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Recherche de provenance et restitutions de biens culturels. Enjeux politiques et scientifiques d’une matérialité de la mémoire

Margaux Dumas

 


Résumé : De plus en plus médiatisée, la recherche de provenance est le processus permettant de retracer l’histoire et le parcours d’objets et de restes humains. Elle est souvent utilisée dans le cadre de contestations de propriété de biens culturels et est un outil mobilisable pour acter ou non d’une restitution. À travers des études de cas concernant les restitutions de biens et restes humains pris pendant la colonisation ou issus de spoliations antisémites, cet article, qui ne cherche pas à comparer les expériences vécues pendant l’histoire, vise à analyser les usages politiques des restitutions ainsi que l’intérêt de la recherche de provenance en tant que démarche scientifique.

Mot-clés : biens culturels, restitution, recherche de provenance, restes humains, colonisation, spoliation, Seconde Guerre mondiale, mémoire.


Après l’obtention du diplôme de Sciences Politique et du master « Sociologie politique des représentations et expertise culturelle » à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse en 2015, Margaux Dumas a rejoint l’Institut Courtauld à Londres pour y réaliser un master en Histoire de l’art. Depuis 2018, elle travaille sur les spoliations de biens mobiliers pendant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution dans le cadre de son doctorat qu’elle prépare au sein du laboratoire Identités, Cultures et Territoires de l’Université de Paris et à l’Institut für Kunstwissenschaft und Historische Urbanistik à la Technische Universität Berlin. Margaux Dumas a également travaillé en tant que chercheuse de provenance.

dumas.margaux@hotmail.fr


Introduction

En 2013, les petits-enfants de René Gimpel, marchand d’art juif mort en camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, ont entamé des démarches en revendication pour trois huiles sur toile du peintre André Derain ayant appartenu à leur grand-père. Dans le cadre de l’affaire les opposant à l’État français et à la Ville de Marseille, le tribunal de grande instance de Paris a débouté les ayants droit de René Gimpel en août 2019[1]. Ces derniers ont fait appel de cette décision et dans son arrêt rendu le 30 septembre 2020 qui ordonne la restitution des trois œuvres, la Cour d’appel de Paris a souligné l’importance de la recherche de provenance dans la résolution des demandes de restitution :

« Considérant que les consorts Gimpel, qui ont, de leur côté, effectué leur revendication de nombreuses années après la guerre, ce qui complique les recherches, ont confié, après le jugement du tribunal de grande instance, à des chercheuses de provenance[2], un travail de recherche considérable sur ces œuvres de Derain ; que cet ouvrage, qui intègre les éléments recueillis dans les archives publiques, lorsqu’ils étaient disponibles, a pu en définitive être soumis au débat contradictoire ; qu’aucune nouvelle demande de mesure d’instruction n’est formulée ;
Considérant que ce travail très important, dont les premiers juges n’ont pas disposé, a permis de rectifier des erreurs antérieures et de préciser différents éléments permettant une meilleure connaissance du sort des œuvres en cause »[3].

Le ministère de la Culture, prenant acte de la décision de la Cour a, dans un communiqué du 1er octobre suivant, rappelé « l’importance de la recherche de provenance des biens culturels présents dans les collections publiques susceptibles d’avoir été l’objet de spoliations pendant la période nazie »[4].

La recherche de provenance peut être définie comme le processus permettant de retracer l’histoire et le parcours d’objets, artistiques ou non, ou de restes humains. Bien que la pratique d’inventaires de collections soit ancienne, ce terme, associé à l’histoire de l’art, est apparu récemment[5]. Aujourd’hui, cette démarche est fortement associée à sa finalité espérée ou, au contraire, redoutée, à savoir la restitution de biens aux victimes de dépossession qui en feraient la demande. En effet, pour se prononcer sur la légitimité et la légalité d’une restitution, il est indispensable de documenter les déplacements et changements de propriété des objets, de faire la lumière sur leur provenance. À ce titre, l’année 2020 a été riche en restitutions : trois objets aux héritiers de René Gimpel, retour en Algérie de vingt-quatre crânes de résistants à la colonisation française tués au XIXe siècle, vote de la loi de restitution de vingt-six objets conservés au musée du quai Branly-Jacques Chirac au Bénin et au Sénégal. S’il ne s’agit pas de comparer les expériences vécues par des communautés ou des peuples dans l’histoire, mettre en regard les restitutions réalisées par la France à ses anciennes colonies ou à des victimes juives du nazisme permet de saisir en quoi les restitutions de biens culturels ou de restes humains répondent à des impératifs moraux, tout en servant des intérêts politiques[6]. La « demande sociale » autour de ces questions de possession/dépossession s’explique en partie si l’on considère l’acte de restitution comme l’étape ultime de la réparation[7]. En tant que champ de l’histoire de l’art, la recherche de provenance, démarche scientifique pluridisciplinaire à la croisée de l’anthropologie, du droit, de la sociologie et des relations internationales, permet d’éclairer les débats autour de mémoires fracturées dont les objets sont parfois les seuls « témoins » restants. C’est un vecteur de compréhension du passé et de la mémoire.

À partir de trois études de cas, le retour des crânes en Algérie, la loi qui autorise la restitution d’objets au Bénin et au Sénégal ainsi que la restitution de biens culturels aux victimes du national-socialisme, cet article vise à porter un regard politique sur la recherche de provenance et les restitutions. Il ne sera pas ici question des enjeux juridiques qui constituent souvent le cadre d’analyse de ces actes et qui entrent parfois en contradiction avec les intérêts politiques et scientifiques de la mise en place de ces procédures. La nécessaire recherche de provenance lie alors ces trois exemples ; elle entraîne le retour des objets et fait la lumière sur leur histoire. Elle peut finalement, malgré des exigences scientifiques, être considérée comme un élément de politique mémorielle.

La restitution, enjeu des relations entre la France et l’Algérie

Selon Magali Bessone, la réparation des crimes de la colonisation passe par trois étapes. En premier lieu, les excuses officielles et les politiques commémoratives qui « sont une manière d’exprimer en commun notre volonté réelle de modifier les relations que nous entretenons avec notre passé »[8]. Ensuite, le travail de recherche et de transmission des états historiques des processus de violence et des crimes commis, auquel peut s’apparenter la recherche de provenance, et, enfin, la restitution des biens culturels pillés, auxquels il est possible d’ajouter celle des restes humains conservés dans des institutions publiques. Ce principe de restitution participe à « bâtir des ponts vers des relations futures plus équitables »[9].

Le chercheur Ali-Farid Belkadi a découvert en 2011 des crânes au sein des réserves du Musée de l’Homme[10]. Un travail de recherche, rendu notamment possible par la création de commissions techniques et mixtes, a été mené au sein du musée et des archives de la colonisation et en a permis l’identification. Étaient conservés au sein des collections publiques françaises les restes de combattants algériens fusillés en 1849, dont les têtes avaient été exposées sur une pique sur la place du marché de Biskra avant d’être amenées en France[11]. Cette controverse liée aux « tristes trophées »[12] pris lors des conquêtes coloniales n’est pas nouvelle. La présence de restes humains dans certains musées français, due à des dons d’officiers[13] ou à leur attrait auprès des collectionneurs et des musées européens à la fin du XIXe siècle[14] a d’abord été appréhendée avec la restitution à l’Afrique du Sud de la dépouille de Saartjie Baartman, aussi connue sous le nom de Vénus Hottentote en 2002[15], et celle des têtes maories à la Nouvelle-Zélande en 2010[16]. Dix ans plus tard, le 3 juillet 2020, les crânes conservés au Musée de l’Homme ont été restitués par la France. Il s’agit en réalité d’un dépôt d’objets appartenant au domaine public en attendant qu’une loi soit votée afin d’acter le transfert de propriété[17]. Selon les commentateurs de la vie politique, ce geste intervient dans une période de tensions entre la France et l’Algérie[18]. Le ministère des Affaires étrangères algérien a en effet rappelé son ambassadeur à Paris en mai 2020 à la suite à la diffusion sur France 5 et sur La Chaîne Parlementaire de documentaires sur les mouvements de contestations en Algérie[19]. La restitution apparaît alors comme un outil mobilisable pour mener une politique d’apaisement entre les deux pays. Les crânes ont été accueillis lors d’une cérémonie officielle organisée par les autorités algériennes. « Recouverts du drapeau national, les cercueils des 24 « chouhada » (martyrs) ont été lentement portés par des soldats au son de 21 coups de canons »[20]. Les restes de ces hommes ont ensuite été enterrés dans le Carré des Martyrs du cimetière d’El Alia d’Alger, le 5 juillet, jour de la célébration de l’indépendance algérienne, après avoir été présentés au Palais de la Culture. La force symbolique du retour des dépouilles de résistants algériens est vive dans le pays, notamment pour la reconnaissance des crimes de la colonisation, du « visage hideux du colonialisme » comme l’a souligné Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire, lors de cette cérémonie[21]. L’Algérie, à défaut de recevoir les excuses officielles qu’elle demande à la France, a dès lors imaginé une cérémonie digne de ses combattants, dans le but de réparer les crimes du passé.

Si Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle, avait dénoncé, dans une interview à la chaîne algérienne Echorouk News diffusée le 14 février 2017, les crimes de la colonisation en Algérie en les caractérisant de crimes contre l’humanité pour lesquels la France devait s’excuser, il semble avoir fait évoluer sa position sur le sujet en tant que Président de la République. Lors de la remise du rapport qu’il a commandé à l’historien Benjamin Stora sur les mémoires de la guerre de l’Algérie le 20 janvier 2021, le chef de l’État a affirmé sa volonté de ne pas présenter d’excuses officielles à l’Algérie[22]. Dans son rapport, Benjamin Stora affirme : « [j]e ne sais pas si un nouveau discours d’excuses officielles suffira à apaiser les mémoires blessées, de combler le fossé mémoriel qui existe entre les deux pays »[23]. Il propose d’étudier la restitution de fonds d’archives – dont la conservation en France repose sur le fait qu’ils sont considérés comme étant des archives de souveraineté[24], du canon « Baba Merzoug » situé à Brest ou des dépouilles des membres de la famille de l’Émir Abdelkader[25]. La question de la repentance – le regret d’une faute et la demande de pardon – et de ses conséquences est devenue une constante dans le discours politique en France, quel que soit le parti de ceux faisant usage de ce passé. Une illustration récente de cette utilisation politique se trouve être une interview du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dans laquelle il affirme son refus de la repentance et commente les enjeux mémoriels autour des relations entre la France et l’Algérie : « Notre travail est de regarder vers l’avenir et c’est valable pour le gouvernement algérien aussi »[26]. Cependant, comment « regarder vers l’avenir » quand les conséquences du système colonial, oppressif et inégalitaire, ne sont pas vécues par l’ancienne colonie comme étant confrontées. Comme le rappelle Sylvie Thénaut dans sa tribune au journal Le Monde, les affrontements autour des questions mémorielles liées à la guerre d’Algérie ont lieu sur la scène politique en France, où se mélangent les enjeux de mémoires historiques, au racisme vécu par des pans de la population française et à la montée de l’extrême-droite et des populismes, alors que les thèmes liés au terrorisme, au communautarisme et à la laïcité sont sur le devant de la scène médiatique[27]. L’importance de la réparation, dont la restitution constitue le niveau le plus élevé dans le sens où elle permet un retour à la situation initiale,

« repose sur la reconnaissance – l’attestation – que l’esclavage et le colonialisme ont durablement contribué à sédimenter une vision hiérarchique des différences raciales ainsi qu’à produire et maintenir dans la durée des pratiques inégalitaires et oppressives. Quoique construites par l’histoire, ces pratiques structurent toujours notre présent. Dès lors, il nous appartient de les modifier, dans une perspective de justice sociale et d’égalité »[28].

C’est alors qu’interviennent les processus de restitution qui sont utilisés comme leviers politiques et législatifs de réparation des crimes de la colonisation. La question qui se pose alors est de savoir si la restitution permet de confronter la persistance de l’injustice liée aux violences coloniales et leurs conséquences actuelles, notamment dans la société française alors même que réparer reviendrait à mettre en place un nouvel élan relationnel et viser « la reconstitution d’une République plus inclusive »[29].

La loi du 24 décembre 2020 : provenance, restitution et relations diplomatiques

Cette interrogation autour de la mise en place de nouvelles relations d’échange et de confiance via la restitution de biens culturels et de restes humains pourrait être élargie à l’ensemble des relations de la France et ses anciennes colonies. Le Président de la République Emmanuel Macron a commandé un rapport à l’historienne Bénédicte Savoy et à l’économiste Felwine Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain, remis en novembre 2018[30]. Les auteurs ont travaillé à l’identification et à l’étude de la provenance des inventaires du musée du quai Branly-Jacques Chirac[31]. Ce rapport a entraîné de nombreuses réactions des professionnels du patrimoine et du marché de l’art dans l’arène médiatique. Vingt-six objets vont être restitués par la loi du 24 décembre 2020[32], vingt-cinq objets à la République du Bénin, donnés à la France par Alfred Dodds qui les avait saisis en 1892 lors du sac du Palais d’Abomey[33] et le sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Ce dernier permet d’illustrer un des aspects complexe des restitutions qui est celui de savoir à qui restituer les biens contestés[34]. Ce sabre, qui aurait appartenu à El Hadj Oumar Tall, un des principaux fondateurs de l’empire de Toucouleur, éphémère empire à cheval sur des territoires comprenant le Sénégal, le Mali et la Guinée actuels[35], est pris lors du siège de Ségou (actuel Mali) en 1890 et donné par Louis Archinard au musée de l’Armée[36]. En 2018, le sabre a été prêté au Musée des civilisations noires de Dakar pour une durée d’un an, la convention de dépôt ayant été renouvelée de cinq ans en vue de sa restitution[37]. Compte tenu de l’étendue de l’empire de Toucouleur, pourquoi restituer au Sénégal plutôt qu’au Mali qui revendique par ailleurs seize objets[38] ? Il semble que cette décision se justifie par l’importance d’El Hadj Oumar Tall dans l’implantation d’une forme religieuse spécifique au Sénégal quand le retour de cet objet est pour la France « l’occasion de resserrer les liens avec le Sénégal »[39]. Les revendications de biens culturels répondent ainsi à des impératifs de constructions d’identités nationales, notamment pour les anciennes colonies[40], de même que la restitution sert au pouvoir public à « ouvrir une nouvelle page dans les [nos] relations »[41]  entre la France et la République du Bénin et la République du Sénégal. Cet état de fait est assumé dans l’exposé des motifs de la loi :

« Ce projet de loi fait suite au discours prononcé le 28 novembre 2017 à Ouagadougou par le Président de la République, qui avait cité à cette occasion, parmi les enjeux permettant la construction d’une nouvelle relation d’amitié entre la France et l’Afrique, la question des patrimoines africains et avait affirmé la possibilité de restitutions d’œuvres des collections publiques françaises, afin de permettre à la jeunesse africaine d’avoir accès au patrimoine du continent en Afrique et non plus seulement en Europe »[42].

La « nouvelle relation d’amitié entre la France et l’Afrique » passe par la mise en place d’une politique de coopération culturelle et patrimoniale à plus large échelle dont le tremplin est la restitution, ce qui est expliqué de façon claire dans l’étude de l’impact de cette loi. L’ancienne puissance coloniale, consciente que la restitution contribue « à une conciliation apaisée des conflits de mémoire »[43], considère néanmoins que ce n’est pas « l’unique réponse aux besoins patrimoniaux des pays africains »[44]. Afin d’apporter une expertise et un accompagnement aux pays africains dont traite cette loi, l’Assemblée nationale « inscrit la question des restitutions dans un ensemble plus complet et fructueux, celui d’un partenariat global avec nos partenaires africains en matière patrimoniale et culturelle »[45]. Par exemple, dans le cas de la République du Bénin, est prévu un accompagnement financier via l’Agence française de Développement pour la construction du musée d’Abomey où devraient être exposés les objets restitués, de même que la mise en place d’un Fonds de solidarité pour les projets innovants du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour accompagner « la montée en capacité patrimoniale et muséale du Bénin »[46]. Un projet de même type a été retenu dans le cadre de la coopération culturelle entre la France et le Sénégal[47]. La politique de restitution mise en place à destination du Bénin et du Sénégal répond à des enjeux diplomatiques majeurs concernant l’influence de la France dans ses anciennes colonies. Les coopérations économiques, professionnelles et patrimoniales sont centrales dans la politique étrangère française, notamment sur le continent africain[48]. La recherche de provenance sert alors à déterminer à quel État éventuellement restituer, en plus de mettre en lumière l’histoire de l’objet et de réinstaurer un discours sur son rôle et sa valeur.  À travers le travail de recherche sur les objets, la France confronte en partie les mémoires de la colonisation dans sa relation aux anciens pays colonisés mais aussi au sein de son territoire national.

La restitution des biens spoliés pendant l’Occupation : la provenance qui confronte les mémoires de la Seconde Guerre mondiale

Le phénomène de restitutions des biens spoliés aux victimes du national-socialisme permet aussi d’illustrer comment la recherche de provenance n’échappe pas à ces considérations politiques et sociales. Cependant, l’histoire de ces restitutions, dont le processus s’enclenche dès la Libération de Paris en 1944, apporte un regard différent sur ces questions et permet de les appréhender sur le temps long. Dès le mois d’octobre 1944, une politique de restitution des biens spoliés aux victimes du nazisme est mise en place au ministère des Finances, avec la Direction du Blocus, puis la création du Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures des spoliations, et au ministère des Affaires étrangères avec la Commission de Récupération Artistique (CRA) qui se focalisait uniquement sur les restitutions de biens culturels. Si les efforts de restitution des biens pillés par les nazis semblent avoir été efficaces avec, en 1949, 45 000 œuvres rendues selon la CRA soit 74 % des œuvres artistiques récupérées[49], les conditions de leur mise en place ont été en partie critiquées par les victimes de persécutions[50]. La majorité des objets restitués sont ceux récupérés en Allemagne ou dans les dépôts abandonnés par les autorités d’Occupation, ce qui affirme la responsabilité de la nation vaincue dans les pillages, et les biens issus de trafics par des marchands ou antiquaires qui auraient collaboré avec les autorités occupantes. Le rôle de Vichy, et des lois sur le statut des Juifs des 3 octobre 1940 et 14 juin 1941, est ainsi occulté dans les premiers efforts de restitution de biens culturels. L’ambition de retour à l’universalité républicaine et de re-cohésion de la communauté nationale semble avoir laissé peu de place à une singularisation des expériences des victimes juives du nazisme[51] même si l’important appareil logistique et législatif qui est mis en place pour identifier les biens récupérés et organiser leur restitution – notamment la loi du 21 avril 1945 – est plutôt bien accueilli[52]. Aussi le caractère antisémite des spoliations commises n’a pas été reconnu dans l’immédiateté de l’après-guerre[53]. La politique de restitution menée a parfois renforcé ce sentiment d’injustice d’autant que, au lendemain de la guerre, des associations antisémites s’étaient mises en place et manifestaient pour conserver les fruits de la spoliation[54]. De leur côté, les administrations du ministère des Finances catégorisaient les biens issus des pillages nazis entre biens identifiables ouverts à des processus de restitution et une large majorité de biens communs, non-identifiables distribués à tous les sinistrés de guerre via des organisations caritatives notamment l’Entraide française[55]. Des efforts de restitutions, menés dans une volonté de recréer et protéger une cohésion nationale qui avait explosé sous le régime de Vichy, ne sont pas apparues comme étant suffisantes à la réparation nécessaire pour combler les cicatrices des cinq années de guerre. L’ampleur des pillages et la difficulté d’en organiser le retour, dans un contexte de relations entre vainqueurs complexes, ont sans doute créé des frustrations[56]. Ce n’est que cinquante ans après la signature de l’armistice, dans son discours du 16 juillet 1995, que le Président de la République Jacques Chirac reconnaît la responsabilité du gouvernement de Vichy dans la Rafle du Vel d’Hiv en 1942. À la suite de ce discours, sont créées la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite Mission Mattéoli du nom de son Président, par arrêté du Premier ministre le 25 mars 1997 ainsi que la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) en 1999[57]. Ainsi plus de cinquante ans après la fin de la guerre, un nouvel effort de restitution est mené. Il est notamment question des objets « Musées Nationaux Récupération » qui sont issus de la récupération artistique en Allemagne et laissés à la garde des musées français dont la provenance reste à clarifier et les propriétaires à identifier[58]. Le 22 juillet 2018, le Premier ministre Édouard Philippe, en écho au discours de 1995, rappelle cet état de fait et lie à la responsabilité morale de la France la question des restitutions des biens culturels.

« Des paroles, la République est ensuite passée aux actes. […] Vous le savez : dans les collections nationales, se trouvent de nombreuses œuvres dont les Juifs ont été spoliés durant l’Occupation. Des biens que l’État n’est pas encore parvenu à identifier dans leur totalité, encore moins à restituer. Je ne mésestime pas les difficultés concrètes que posent ces opérations. Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette situation. C’est une question d’honneur. Une question de dignité. De respect des victimes de ces spoliations, de leur mémoire et de leurs descendants »[59].

Ce sont 151 objets « Musées Nationaux Récupération » et 13 objets qui ne font pas partie de cette catégorie qui ont été restitués en date du 13 février 2020[60]. Malgré ces efforts, il est à souligner que les demandes de restitutions qui concernent des biens faisant aujourd’hui partie des collections publiques – et qui sont donc inaliénables – restent plus difficiles à appréhender pour les services de l’État. Les spoliations qui sont le fait de mesures du gouvernement de Vichy interrogent directement notre perception de nous-mêmes et notre responsabilité dans l’histoire contemporaine. À la suite des lois portant sur le statut des juifs, l’ordonnance allemande du 18 octobre 1940 oblige le recensement des entreprises juives, mené par les préfectures et sous-préfectures[61]. Des administrateurs provisoires sont chargés de « supprimer définitivement l’influence juive dans l’économie française »[62]. Le Service du contrôle des administrateurs provisoires est créé en décembre 1940 et le Commissariat général aux questions juives en mars 1941 pour mener à bien cette entreprise spoliatrice[63]. Les entreprises, dont les galeries d’art et les magasins d’antiquaires, sont « aryanisées » et liquidées ; les propriétaires juifs ne touchant quasiment aucun subside économique à la suite de ces opérations[64]. Par ailleurs, compte tenu des persécutions contre les juifs, d’autres modes de dépossessions peuvent être considérés comme spoliateurs. Dans le cas de la demande de restitution des ayants droit de René Gimpel, dont il a été question en introduction, la définition d’une vente forcée comme méthode de spoliation et dépossession violente d’un bien a nécessité une décision de justice. Les difficultés liées à la succession d’Armand Dorville, avocat et collectionneur juif mort en 1942 dont la collection a été vendue à Nice sous la tutelle d’un administrateur provisoire, renvoient à la faculté de la France à reconnaître la responsabilité des lois de Vichy dans le processus de spoliation initialement mis en place par les nazis, dans une perspective de déshumanisation des populations juives d’Europe en préalable de leur destruction. Avec la nomination d’Emmanuelle Polack[65] au musée du Louvre le 6 janvier 2020, dont la mission consiste à vérifier les provenances des acquisitions du musée entre 1933 et 1945, des avancées sont attendues. Un premier bilan a été présenté en mars 2021[66].

Faire œuvre de recherche de provenance, une méthode répondant à des nécessités mémorielles

« Dans le cas d’injustices historiques toutefois, le problème est celui de la détermination de la « déviation » : nous manquons d’informations historiques sur les biens, leurs circonstances d’acquisition et de transferts, le gain net issu de l’acquisition injuste pour son acquéreur, la perte nette pour le débiteur, enfin trop de possibles s’ouvrent à chaque génération »[67]. C’est la raison pour laquelle la recherche de provenance, en permettant d’acquérir ces « informations historiques » ou du moins d’en éclairer les traces, est nécessaire pour atteindre un idéal de restitution. Elle constitue alors un élément de preuve juridique mais aussi une reconnaissance mémorielle. Travailler sur des objets, parfois les derniers témoins des crimes et bouleversements de l’histoire, en reconstruisant leur parcours depuis leur création jusqu’à aujourd’hui, permet de se télescoper deux histoires et deux mémoires, celle de l’objet et celle de la personne ou de la communauté victime de dépossession. L’objet peut alors être considéré comme un « objet-transitionnel »[68] entre passé et présent dont l’analyse permet une réparation qui pose les bases d’un avenir commun au sein de la société, avec une nouvelle égalité, une reconnaissance des crimes du passé et leur amendement, car la restitution, si elle a lieu, permet de revenir à l’état de fait d’avant la dépossession[69]. En permettant de s’interroger sur des contextes de dépossession violente, la recherche de provenance participe à mettre en perspective les évènements historiques dont les objets ont été les témoins.

La recherche de provenance ne doit cependant pas être considérée uniquement comme un outil mobilisable dans la résolution de conflits liés à la possession de biens culturels, même si elle est indispensable en ce sens[70]. Faire la « biographie des objets »[71], c’est travailler sur les « contextes politiques, sociaux, idéologiques, littéraires ou artistiques »[72] de leur création. Elle permet d’apporter de nouveaux éclairages sur l’histoire des collections, l’histoire du goût, l’étude des œuvres d’art étant essentielle à une histoire sociale de l’art car

« leur rapport avec la société ne s’arrête pas au moment où leur genèse s’achève. A partir de ce moment, elles vivent dans le temps, oubliées ou transmises, respectées ou détruites, elles sont l’objet d’un filtrage social répété, et lorsqu’elles parviennent à survivre, elles sont réinterprétées, revues, revisitées »[73].

Ce type de recherche interroge alors l’aspect matériel du passé. En faisant acte de recherche de provenance, à différents moments de la vie d’une œuvre et notamment dans les moments de translocations, sont soulevés des moments de transition clés pour comprendre comment la valeur ou l’usage d’un bien peut changer et la façon dont il est perçu par ses contemporains. Ce changement d’état est particulièrement flagrant si l’on prend l’exemple de la Joconde de Léonard de Vinci. Le Portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo (dite Monna Lisa, la Gioconda ou la Joconde) entre dans les collections royales en 1518. Il n’est pas sélectionné en 1793 pour faire partie des premiers accrochages au musée du Louvre, alors appelé Museum central des arts de la République. Ce n’est que quatre ans plus tard que la Joconde est choisie pour en rejoindre les collections et elle est finalement accrochée pour la première fois dans la Grande Galerie en 1798[74]. Avant son vol en août 1911, elle n’est donc pas considérée comme le chef d’œuvre du Louvre que l’on connaît actuellement. Comme le souligne Arnaud Bertinet, c’est la Belle Jardinière de Raphaël qui est la première peinture à être placée dans la première caisse des œuvres évacuées du Louvre vers Brest lors du conflit de 1870, quand la Joconde ne prend place que dans la onzième caisse[75]. Pendant la Première Guerre mondiale, son histoire « fascine »[76] après ses retrouvailles avec le musée du Louvre en 1914, et elle est considérée comme « le chef d’œuvre le plus insigne de nos collections, celui que nous avons entre tous le devoir de sauvegarder avec la plus extrême prudence, après les aventures qu’il a subies et qui ne nous l’ont rendu que par un miraculeux hasard »[77]. Elle est ainsi la première œuvre à quitter le Louvre lors de son évacuation en 1939[78]. Cet exemple illustre particulièrement bien comment, en mettant en lumière la provenance de l’objet et donc en en analysant ses translocations successives, l’historien de l’art peut apporter de nouveaux éléments sur des questions d’histoire du goût.

Compte tenu du caractère mondialisé de la circulation des biens culturels, et ce dès une période très ancienne[79], la recherche de provenance est une discipline qui nécessite d’être transnationale. Un travail transnational et pluridisciplinaire est aussi utile pour s’affranchir des enjeux politiques, souvent nationaux, qui entourent les questions de provenance de biens culturels, notamment quand les débats autour de la nationalité de l’art persistent encore aujourd’hui[80]. En questionnant l’histoire du goût, notamment la construction politique, sociale et idéologique du goût esthétique à travers l’histoire, et par conséquent l’histoire des collections, qu’elles soient publiques ou privées, la recherche de provenance met en regard les contextes d’appropriation et de réception des biens culturels et des restes humains, tout particulièrement dans les sociétés occidentales.

Par-delà l’intérêt scientifique de ce processus d’analyse, le travail sur l’historique d’une œuvre a aussi une utilité concernant les débats autour des attributions, et par conséquent sur l’aspect économique de l’art[81]. Le cas de la redécouverte d’une toile représentant Judith décapitant Holopherne attribuée au Caravage dans un grenier toulousain le 23 avril 2014 est, à cet égard, intéressant. Dans un catalogue publié par le cabinet Turquin et l’étude Labarbe pour sa vente aux enchères le 27 juin 2019 à Toulouse et disponible en ligne, des experts reviennent sur les études et analyses qui ont conduit à reconnaître la main du maître italien, plutôt que de l’attribuer à un artiste moins connu[82]. Bien que des débats importants aient eu lieu au sein de la communauté scientifique entre conservateurs et spécialistes de l’œuvre du Caravage afin de déterminer si cette attribution est exacte, le doute subsiste encore[83]. La lecture du catalogue est particulièrement intéressante pour comprendre l’analyse matérielle de l’œuvre et les indices qu’elle donne afin d’en déduire une attribution de la main du Caravage mais il est à regretter le peu d’informations concernant l’historique de Judith et Holopherne et les trous, parfois de presque 200 ans, qui persistent[84]. Un travail plus fourni sur la provenance aurait peut-être pu apporter davantage d’éléments utiles dans cette controverse qui a secoué le monde de l’art, d’autant qu’une vente de gré à gré, dont le montant n’a pas été rendu public, a finalement été conclue. De manière générale, la recherche de provenance est essentielle pour faciliter la transparence des institutions muséales, mais aussi, et surtout, du marché de l’art, qui reste un des marchés économiques les moins bien régulés aujourd’hui[85].

Conclusion

Le développement de la recherche de provenance est aujourd’hui une question à laquelle s’attache le législateur, affirmant même « faire de la recherche de provenance dans les musées français une véritable priorité » pour l’avenir[86]. Cela répond à trois objectifs mis en exergue par la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, celui de « faire jouer aux biens culturels leur rôle de témoins » au sein du musée, montrer la transparence des institutions muséales et aider les pouvoirs publics à faire face aux revendications et à la compréhension des biens contestés [87]. Les demandes de restitution, qu’elles concernent les anciennes colonies, les peuples autochtones ou encore les victimes juives du national-socialisme interrogent nos « mémoires collectives »[88] et notre rapport à l’histoire, dans une démarche pluridisciplinaire et transnationale. La recherche de provenance interroge le statut des objets, et donc le statut du lieu de leur conservation pour les pouvoirs publics, le musée. Elle permet de réfléchir à de nouvelles façons de vivre le musée et ses collections d’autant qu’il existe des débats sur les modalités de la restitution et que cette dernière n’est pas un but en soi.

Restituer deviendrait-il alors dans le contexte actuel une forme de politique mémorielle ? Si déposséder les victimes de crimes de l’histoire est un « mémocide »[89] alors le retour des objets serait un retour de la mémoire. Dans les cas étudiés dans cet article, l’État ou le juge sont décisionnaires dans le choix, ou non, de restituer. Johann Michel identifie « une politique mémorielle dès lors qu’une institution (État, famille, chefferie…) exerce un pouvoir de régulation et d’imposition de souvenirs communs à ses membres »[90]. Il souligne par ailleurs, en citant Krystof Pomian, que la collecte d’objets et leur conservation permet de « perpétuer les souvenirs fondateurs du groupe »[91]. Cependant, les difficultés liées aux processus de restitution – savoir à qui restituer, inaliénabilité du patrimoine national, etc. – mettent en avant le rôle de la recherche de provenance dans ce sens. « Les politiques de la mémoire sont d’abord des politiques de la connaissance »[92]. Si une politique de recherche de provenance telle que mise en avant dans le Rapport d’information fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication par la mission d’information sur les restitutions des biens culturels appartenant aux collections publiques est mise en œuvre[93], il s’agirait d’une véritable « politique de la connaissance ». Une politique proactive de recherche de provenance systématique permettrait aux institutions de l’État de faire la lumière sur ce qui constitue notre patrimoine à toutes et à tous et serait un moyen de transmettre les mémoires des violences vécues à travers les objets. Pour reprendre l’expression maintes fois utilisée du « passé qui ne passe pas »[94], les demandes de restitutions de biens et de restes humains nous forcent collectivement à interroger notre rapport au passé, à notre histoire et à ses conséquences sociales, politiques et économiques. Répondre matériellement à la perte en restituant permet de nourrir le débat autour de la repentance en postulant « que c’est à travers les objets que l’on va réguler les relations entre les personnes »[95]. Il s’agit de prendre en compte l’aspect matériel de la mémoire et du passé, de renvoyer l’objet à une dimension symbolique et de situer le crime dans une relation aux biens et aux patrimoines, et non dans une logique liée à la morale et à la faute[96]. C’est ainsi que la recherche de provenance, à défaut d’exprimer une forme de repentance, permet, à travers le travail sur l’objet ou la dépouille, d’insérer une matérialité dans un contexte plus large, celui des processus de dépossession, par exemple dans le cadre de la colonisation ou de la persécution des Juifs pendant la période du nazisme. Cette démarche permet de faire la lumière sur une histoire, de transmettre un récit par l’objet et éventuellement d’en organiser la restitution. En documentant les objets, en faisant acte de « resocialiser les objets du patrimoine »[97], émerge une modalité matérielle de « restitution du passé »[98].

Bibliographie sélective indicative

Lancelot Arzel et Daniel Foliard (dir.), Tristes trophées. Objets et restes humains dans les conquêtes coloniales au XIXème siècle. Monde(s), no. 17, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020.

Floriane Azoulay et Annette Wieviorka, Le pillage des appartements et son indemnisation ; Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000.

Corinne Bouchoux, « Si les tableaux pouvaient parler… » Le traitement politique et médiatique des retours d’œuvres d’art pillés et spoliées par les nazis (France 1945-2008), Thèse d’histoire réalisée sous la direction d’Yves Denéchere, Université d’Angers.

Shannon L.Fogg, Stealing Home. Looting, restitution, and Reconstructing Jewish Lives in France, 1942-1947, Oxford University Press, Oxford, 2017.

Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, A quoi servent les politiques de mémoire?, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.

Martin Jungius, Un vol organisé. L’État français et la spoliation des biens juifs. 1940-1944, Paris, Tallandier, 2012.

Isabelle Le Masne de Chermont et Didier Schulmann, Le Pillage de l’art en France pendant l’Occupation et la situation des 2000 œuvres confiées aux musées nationaux. Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France présidée par Jean Mattéoli, Paris, La Documentation Française, 2000.

Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, Rapport remis au président de la République le 23 novembre 2018

Benjamin Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, Rapport remis au Président de la République le 20 janvier 2021.

Arthur Tompkins (dir.), Provenance Research Today. Principles, practice, problems, Londres, Lund Humphries, 2020.

Philippe Verheyde, Les Mauvais Comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Paris, Perrin, 1999.


[1] Tribunal de grande instance de Paris, Arrêt du 29 août 2019, RG n19/53387.

[2] Dont a fait partie l’auteure de ce texte

[3] Cour d’appel de Paris, Arrêt du 30 septembre 2020, RG n° 19/53387.

[4] Communiqué de presse du ministère de la Culture, Décision de restituer trois tableaux d’André Derain à la famille de René Gimpel, 1er octobre 2020.

[5] Arthur Tompkins, « The History and Purposes of Provenance Research », Arthur Tompkins (dir.), Provenance Research Today. Principles, practice, problems, Londres, Lund Humphries, 2020, p. 16-17.

[6] Sophie Coeuré, « Les “fonds de Moscou”, bilans et perspectives vingt ans après les premiers retours », Bertrand Fonck, Hélène Servant et Sophie Coeuré (dir.), Les « fonds de Moscou ». Regards sur les archives rapatriées de Russie et les saisies de la Seconde Guerre mondiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019, p. 217.

[7] Intervention de Magali Bessone dans le séminaire De la race – Histoire comparée et matérielle des sciences sociales organisé par Christelle Rabier à l’EHESS, séance du 8 janvier 2021, « Justice. Réparations, restitutions ».

[8] Magali Bessone, « Reconnaître, réparer, restituer », Omar Slaouti (dir.) Racisme de France, Paris, La Découverte, 2020, p. 363.

[9] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, Rapport remis au président de la République le 23 novembre 2018, p. 2.

[10] Madjid Zerrouky, « La France remet à l’Algérie vingt-quatre crânes de résistants décapités au XIXème siècle et entreposés à Paris », Le Monde, 3 juillet 2020.

[11] Ferdinand Quesnoy, L’armée d’Afrique depuis la conquête d’Alger, Paris, Jouvet, 1888, p. 279-291 avec une représentation des têtes planche 19.

[12] Lancelot Arzel et Daniel Foliard (dir.), Tristes trophées. Objets et restes humains dans les conquêtes coloniales au XIXème siècle. Monde(s), no. 17, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020.

[13] Ibidem. p. 11.

[14] Philippe Peltier et Magali Mélandri, « Chronologie concernant les têtes tatouées et momifiées māori ou toi moko (aussi connues sous le terme de moko mokai) », Journal de la Société des Océanistes, vol. 134, 1er semestre 2012, mis en ligne le 12 juillet 2012, consulté le 03 mars 2021.

[15] Loi n° 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud.

[16] Loi n° 2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections.

[17] Catherine Morin-Desailly, Rapport n° 91 (2020-2021), fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, Paris, Sénat, déposé le 28 octobre 2020, p. 7.

[18] Madjid Zerrouky, op. cit.

[19] Algérie Q&R – Extrait du point de presse (28.05.2020) https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/algerie/evenements/article/algerie-q-r-extrait-du-point-de-presse-28-05-20

[20] Pierre Desorgues (AFP), « La France restitue à l’Algérie les restes de 24 combattants algériens », TV5 Monde, 4 juillet 2020.

[21] Id.

[22] Pauline le Troquier, « Rapport Stora. Le gouvernement algérien déplore la non-reconnaissance des ²crimes coloniaux² de l’Etat français », Courrier International, 10 février 2021.

[23] Benjamin Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, Rapport remis au Président de la République le 20 janvier 2021, p. 81.

[24] Ibidem. p. 62-63.

[25] Ibidem. p. 91.

[26] « Darmanin au défi de l’Islam », Valeurs Actuelles, 11 février 2021.

[27] Sylvie Thénaut, « Sylvie Thénaut : sur la guerre d’Algérie, “parler de « réconciliation » n’a pas de sens” », Le Monde, 5 février 2021.

[28] Magali Bessone, op. cit. p. 355.

[29] Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Paris, Vrin, 2019, p. 208.

[30] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, op.cit.

[31] Ibidem. p. 185.

[32] Loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal publiée au Journal Officiel le 26 décembre 2020.

[33] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, op.cit. p. 45.

[34] Bertrand Tillier et Maureen Murphy, « Éthique et politique de la restitution des biens culturels à l’Afrique : les enjeux d’une polémique », Sociétés & Représentations, vol. 48, no. 2, 2019, p. 261.

[35] Yannick Kerlogot, Rapport fait au nom de la Commission des Affaires Culturelles et de l’Éducation sur le projet de loi, relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal (N°3221), Paris, Assemblée Nationale, déposé le 30 septembre 2020, p. 21.

[36] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, op. cit. p. 153.

[37] Yannick Kerlogot, op.cit. p.22

[38] Bertrand Tillier et Maureen Murphy, op.cit. p. 261 et Catherine Morin-Desailly, op. cit. p. 44.

[39] Yannick Kerlogot, op. cit. p. 23.

[40] Viola König, Benoît de L’Estoile, Paula López Caballero, Vincent Négri, Ariane Perrin, Laurella Rinçon et Claire Bosc-Tiessé, « Les collections muséales d’art « non-occidental » : constitution et restitution aujourd’hui », Perspective, no. 2018-1, 2018, p. 42-48.

[41] Yannick Kerlogot, op. cit. p. 5.

[42] Exposé des motifs, Loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal publiée au Journal Officiel le 26 décembre 2020.

[43] Étude d’impact. Projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal, p. 4.

[44] Id.

[45] Id.

[46] Ibidem. p. 8-9.

[47] Ibidem. p. 9.

[48] Exposé des motifs, Projet de loi nº 3699 de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, p. 3-4.

[49] Corinne Bouchoux, « Si les tableaux pouvaient parler… » Le traitement politique et médiatique des retours d’œuvres d’art pillés et spoliées par les nazis (France 1945-2008), Thèse d’histoire réalisée sous la direction d’Yves Denéchere, Université d’Angers, p. 41-42 et Corinne Bouchoux, Œuvres culturelles spoliées ou au passé flou et musées publics : bilan et perspectives, note d’information pour la Mission d’information sur les œuvres d’art spoliées par les nazis rendue en janvier 2013, p. 2.

[50] Margaux Dumas, « La spoliation au premier regard. Question matérielle, enjeu mémoriel. » Workshop NS-Raubkunst : Neue interdisziplinäre Perspektiven in der Provenienzforshung und der Restitutionpraxis im deutschfranzösischen Kontext, Institut Français, Bonn, 30 septembre 2020

[51] Shannon L. Fogg, Stealing Home. Looting, restitution, and Reconstructing Jewish Lives in France, 1942-1947, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 79-81.

[52] Jean-Marc Dreyfus, « L’“aryanisation” économique et la spoliation pendant la Shoah. Une vision européenne », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 186, no. 1, 2007, p. 19.

[53] Jean-Pierre Bady, « La réparation des spoliations des biens juifs », Commentaire, vol. 134, no. 2, 2011, p. 418.

[54] Leora Auslander, “Coming Home? Jews in Postwar Paris.” Journal of Contemporary History, vol. 40, no. 2, Sage, 2005, p. 245 et 253.

[55] Ordonnance 45-624 du 11 avril 1945 relative à la dévolution de certains biens meubles récupérés par l’État à la suite d’actes de pillage commis par l’occupant et publiée au Journal Officiel le 12 avril 1945. A ce sujet voir Margaux Dumas, « La spoliation au premier regard. Question matérielle, enjeu mémoriel », Workshop NS-Raubkunst : Neue interdisziplinäre Perspektiven in der Provenienzforshung und der Restitutionpraxis im deutsch-französischen Kontext, Institut Français, Bonn, 30 septembre 2020 (à paraître)

[56] Bianca Gaudenzi, « Crimes against Culture: From Plunder to Postwar Restitution politics », Simone Gigliotti and Hilary Earl (dir.), The Wiley Companion to the Holocaust, Londres, John Wiley & Sons, 2020, en ligne, consulté le 3 mars 2020.

[57] Décret n°99-778 du 10 septembre 1999 instituant une commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation.

[58] Isabelle Le Masne de Chermont et Didier Schulmann, Le Pillage de l’art en France pendant l’Occupation et la situation des 2000 œuvres confiées aux musées nationaux. Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France présidée par Jean Mattéoli, Paris, La Documentation Française, 2000.

[59] Édouard Philippe, Discours à l’occasion de la commémoration du Vel d’Hiv, 22 juillet 2018.

[60] Site du Ministère de la Culture https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-depresse/Restitution-de-17-objets-d-art-spolies-faisant-partie-des-aeuvres-dites-Musees-nationauxRecuperation-MNR-aux-ayants-droit-de-Lucy-Jonquet

[61] Philippe Verheyde, Les Mauvais Comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Paris, Perrin, 1999, p. 28.

[62] Ibidem. p. 29.

[63] Martin Jungius, Un vol organisé. L’Etat français et la spoliation des biens juifs. 1940-1944, Paris, Tallandier, 2012, p. 14.

[64] Ibidem. p. 83.

[65] Emmanuelle Polack est docteure en histoire de l’art, spécialiste du marché de l’art pendant l’Occupation allemande, et chercheuse de provenance.

[66] Les acquisitions du Musée du Louvre entre 1933 et 1945. Premier bilan. https://presse.louvre.fr/les-acquisitions-du-musee-du-louvre-entre-1933-et-1945/

[67] Magali Bessone (2019), op.cit. p. 190.

[68] « Prothétique, le monument funéraire est aussi et d’abord un objet transitionnel – au sens que Winnicott donne à ce terme. C’est un objet instaurateur de frontière qui, articulant le dehors et le dedans, l’intérieur et l’extérieur, l’ici et l’ailleurs, l’actuel et l’autrefois, produit un espace intermédiaire grâce auquel s’effectue la transformation graduelle du chagrin en mémoire – autre stade du deuil, celui intériorisé de la conscience du passé », Jean-Didier Urbain,

« Deuil, trace et mémoire », Les cahiers de médiologie, vol. 7, no. 1, 1999. p. 201.

[69] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, op.cit. p. 25.

[70] A ce sujet voir Leila Amineddoleh, « The Role of Provenance in Resolving Art-World Disputes », Arthur Tompkins (dir.), op. cit. p. 25-38.

[71] Igor Kopytoff, « The cultural biography of things: commoditization as process », Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pp. 64-92.

[72] Bérénice Gaillemin et Élise Lehoux, « Pourquoi et comment tracer les trajectoires des images », Images Re-vues, no. 15, 2018, p. 3.

[73] Enrico Castelnuovo, « L’histoire sociale de l’art », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, no. 6, décembre 1976, p. 75.

[74] Vincent Delieuvin, Les accrochages de la Joconde de 1797 à nos jours, Média dossiers du Louvre « Exposer une œuvre au musée » https://focus.louvre.fr/sites/default/files/louvre-les-accrochages-joconde.pdf

[75] Arnaud Bertinet, « Évacuer le musée, entre sauvegarde du patrimoine et histoire du goût, 1870-1940 », Cahiers du Labex CAP, no. 2, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2015, p. 12.

[76] Arnaud Bertinet, « Résister aux translocations : les évacuations des musées français de 1870 à 1940 », Communication dans le cadre de l’atelier Translocations, organisé par Bénédicte Savoy, Collège de France, 15 mars 2019.

[77] AMN Z2 Administration 1792-1964, tous départements, 1914-1918, Protection des œuvres d’art, dossier VI, 7 février 1916, lettre de Leprieur à Marcel citée dans Arnaud Bertinet, op.cit., p. 20.

[78] Ibidem. p. 12.

[79] Xavier Perrot, La restitution internationale des biens culturels aux XIXe et XXe siècles, Thèse de droit réalisée sous la direction de Pascal Texier, Université de Limoges, p. 2 et cours de Bénédicte Savoy au Collège de France, « Introduction », A qui appartient la beauté ? Arts et cultures du monde dans nos musées, 19 avril 2017.

[80] Comme par exemple la position nationaliste exprimée par Eugénie Bastié dans sa tribune « Contre les fakenews de l’art contemporain », Le Figaro, 12 février 2021. Voir à ce sujet l’ouvrage de Michela Passini, L’œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017.

[81] Leila Amineddoleh, op.cit. p. 33.

[82] Caravaggio. Judith et Holopherne, Paris, La Table Ronde, 2019 https://thetoulousecaravaggio.com/fr/catalogue-de-vente

[83] Noah Charney, « Lost art: the great Caravaggio whodunnit », The Artnewspaper, 21 mai 2019.

[84] Caravaggio. Judith et Holopherne, Paris, La Table Ronde, 2019, p. 30.

[85] Gareth Fletcher, « The Ethics of Provenance Research and the Art Market », Arthur Tompkins (dir.), op.cit. pp. 124-134.

[86] Max Brisson et Pierre Ouzoulias, Rapport d’information fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication par la mission d’information sur les restitutions des biens culturels appartenant aux collections publiques, Paris, Sénat, déposé le 16 décembre 2020, p. 22.

[87] Ibidem. p. 21.

[88] Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997.

[89] Floriane Azoulay et Annette Wieviorka, Le pillage des appartements et son indemnisation ; Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000, p. 7.

[90] Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 3.

[91] Ibidem. p. 2.

[92] Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, A quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p. 19.

[93] Marc Laménie, op.cit.

[94] Éric Conan et Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.

[95] Antoine Garapon, op.cit. p. 80.

[96] Id.

[97] Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, op.cit. p. 27.

[98] Johann Michel, op.cit. p. 14.

 

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Portrait de Christian Grataloup, géohistorien

Christian Grataloup, ancien professeur à l’Université Paris VII et à Sciences Po Paris, est géohistorien. Il travaille notamment sur l’histoire de la mondialisation et de la représentation du monde, sur l’épistémologie et la didactique de la géographie, et sur la modélisation et l’influence des représentations géographiques.

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Éditorial n°14

 

La revue Circé ne semble jamais avoir mieux porté son nom que pour ce quatorzième et premier numéro de l’année 2021 et c’est le mythe homérique qui tout entier le porte et lui donne sens. C’est pourquoi nous aurons le plaisir de filer la métaphore pour présenter les articles qui le composent. Quelle belle opportunité, en effet, après avoir vécu des périodes de confinement que de se tourner vers l’Odyssée et de laisser courir sa pensée vers les rivages de la mer Méditerranée.

Ce numéro s’ouvre sur un portrait du géohistorien Christian Grataloup avec lequel nous avons abordé les spécificités et les méthodologies de sa discipline, ainsi que son engagement en faveur de la didactique de l’histoire-géographie et son investissement dans la pédagogie. Nous en avons profité pour l’interroger sur les processus de vulgarisation et leur importance pour la démocratie. On pourrait reconnaitre dans ce portrait quelques similitudes avec Homère « l’éducateur de la Grèce », faisant voguer Ulysse et dessinant par-là même les bornes d’un monde.

Mais Ulysse n’est pas la propriété exclusive d’Homère et si on connait sa postérité, plutôt négative dans les œuvres de Sophocle et d’Euripide, on découvre avec Aurélien Dollard la construction de cette figure dans l’œuvre tragique d’Eschyle. Le dramaturge lui consacre en effet une tétralogie, à laquelle notre magicienne tutélaire n’a pas manqué de prendre part, et dont le jeune chercheur exploite les quelques fragments qui nous sont parvenus.

Si notre magicienne est capable d’aliéner les compagnons d’Ulysse en les métamorphosant en animaux, elle est aussi celle qui les fait revenir à l’humanité, celle qui est capable d’en faire à nouveau des sujets sociaux et raisonnables. On pourrait lire dans ce passage du récit homérique une dimension proprement politique qui rend à l’homme sa nature sociale. Ce sont les articles de Marion Bestel et d’Erick Miceli qui nous permettent de réfléchir plus complètement aux institutions politiques et à leur rapport avec les individus. Avec le premier article, nous nous rendons dans la ville de Douai et nous penchons sur l’étude du cartulaire AA84, véritable manifeste du gouvernement urbain et témoin de l’évolution des pratiques discursives au Moyen Âge. Le second article nous mène sur l’île de Beauté, où l’auteur étudie la construction d’un « droit à la révolution » contre la tutelle génoise et la constitution d’un sujet révolutionnaire à l’ère moderne, puisque la Corse fait office de précurseur sur ce sujet. On y voit comment la figure de Pascal Paoli se diffuse jusqu’en Amérique et marque profondément la pensée et l’imagerie révolutionnaires.

Circé est aussi une botaniste utilisant les plantes à sa disposition pour fabriquer poisons et remèdes. Ce travail de connaissance et de mise en collection du monde végétal nous est livré par Louise Couëffé qui s’intéresse à la fabrication d’herbiers particuliers au XIXe siècle les exsiccatas et nous montre, d’une part, comment ceux-ci témoignent d’une démocratisation de l’intérêt porté à la flore, mais d’autre part nous invite à réfléchir aux divers réseaux et enjeux qui président à leur création et leur commercialisation.

Enfin, Circé a le soin de rendre à chacun ce qui lui est dû ou ce qui lui a été enlevé, aux morts les sacrifices et les honneurs ; à Ulysse son Ithaque et son palais. C’est ce à quoi nous invite la réflexion de Margaux Dumas sur la restitution des œuvres spoliées. Elle montre comment la recherche de la provenance des œuvres s’accompagne d’enjeux légaux et judiciaires mais à partie liée avec nos pratiques historiques et mémorielles.

La magie de Circé ne pourrait opérer sans l’aide constante de ses éditrices et éditeurs ainsi que des chercheuses et chercheurs qui se prêtent gentiment à la relecture et à la correction des articles, nous les en remercions très vivement.

Nous vous souhaitons une très bonne lecture de ce numéro, sous la belle invitation du poète grec Cavafy :

« Quand tu partiras pour Ithaque,
Souhaite que le chemin soit long,
Riche en péripéties et en expériences »

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

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Le droit du peuple à la révolution : la contribution du cas corse. Enjeux politiques et dynamiques intellectuelles (1729-1769)

Erick Miceli

 


Résumé : Entre 1729 et 1769, le Royaume de Corse s’embrase contre la République de Gênes qui domine l’île depuis plusieurs siècles. En quelques mois, le soulèvement populaire se mue en révolte, puis en Révolution. Les Corses explorent les archives et bibliothèques afin de justifier leur prise d’armes contre la République qui serait devenue tyrannique : ainsi, ce serait une « guerre juste ». Les Génois, eux, ne voient parmi les insulaires que des rebelles enclins par nature à la sédition contre leur « prince naturel ». Durant ces quatre décennies, la crise politique provoque une large émulation de l’espace public animé tant par les révolutionnaires que par les Loyalistes qui réfléchissent, écrivent et publient sur les droits et devoirs des sujets et souverains, les passions et vertus humaines, la quête du bonheur qui rythme l’existence. Face à un prince qui désire le rester en toutes circonstances, les lettrés corses inventent un droit du peuple à la Révolution.

Mot-clés : Corse, Lumières, Révolution, contractualisme, guerre juste.


Erick Miceli est doctorant en histoire moderne en codirection à l’Université de Corse et à l’Université de Gênes, et chercheur associé au Laboratorio di Storia Marittima e Navale (NavLab).

miceli-erick@live.fr


Introduction

On peut être tenté de regarder la Corse comme une « périphérie » ou une « marge » de l’Europe afin d’y rechercher la centralité qui caractérise l’émulation intellectuelle et politique européenne. À ce titre, Fernand Ettori remarquait que la Révolution corse était la première, mais également la plus méconnue des révolutions des Lumières[1]. Partant de ce fait, il paraît légitime de questionner l’influence des insurrections corses contre la Sérénissime République de Gênes sur les théories européennes. Dans l’œuvre de l’éminent historien italien Franco Venturi, les Révolutions corses tiennent une place considérable et plusieurs centaines de pages y sont ainsi consacrées dans son Settecento riformatore[2]. Pour être précis, ce n’est pas réellement l’ensemble de la période révolutionnaire qui s’étend sur quatre décennies (de 1729 à 1769) mais plus spécifiquement ce qu’il convient de désigner comme le « moment paolien » (1755-1769), lorsque Pascal Paoli[3] (1725-1807), fils de Giacinto l’un des principaux généraux insurgés ayant trouvé exil à Naples, retourne sur l’île pour prendre la direction de la rébellion afin d’y établir un gouvernement indépendant. Le 14 juillet 1755, il est élu général de la nation et président du Conseil d’État nouvellement formé.

À cette période, la contestation prend une tournure nouvelle. En effet, le jeune Paoli, formé auprès du napolitain Antonio Genovesi, est sensible à la littérature et aux idées du temps, aux idées de tolérance religieuse et porte un intérêt spécifique aux Quakers. Pour Paoli, mieux vaut trouver son bonheur dans la bienfaisance que dans le massacre de milliers d’hommes ; en somme, il affirmé préférer le modèle d’un William Penn[4] législateur que celui d’un Alexandre le grand conquérant. De plus, le jeune homme est un républicain et sa prise de pouvoir entraîne sur l’île un renouvèlement générationnel des révolutionnaires. Sa république[5] naissante entre en opposition avec les familles de notables qui structurent l’espace politique. Suite à son élection, on assiste, entre 1758 et 1761, à un renouvèlement de la pensée politique. En portant plus spécifiquement un intérêt à ce phénomène, émerge sur l’île un nouveau droit du peuple à la Révolution. Dans cet article, je propose d’examiner à l’aune de plusieurs documents inédits la construction de la théorie révolutionnaire locale ainsi que de mettre en relief le lexique et les théories politiques avec les littératures contestataires de l’Italie Moderne. À l’image d’autres révolutionnaires contre l’Ancien Régime, les Corses vont eux-aussi questionner l’inégal rapport entre les « sujets » et le « prince ». Pour eux, la réponse à cette interrogation fondamentale se dessine dans une reconstruction historique adossée à l’idée de l’Histoire chargée de justifier l’indépendance de la nation.

Les influences du contractualisme contestataire

Les passerelles entre les Révolutions corses et les contestations italiennes jaillissent à différentes échelles. L’Italie étant, comme Patrick Boucheron la désignait, une « terre de contrats »[6], il s’y trouve durant l’époque moderne des mouvements contestataires développés sur le motif de la transgression des termes d’une convention originelle. Les cas les plus courants concernent les conflits du « sel » comme en 1540 à Pérouse[7] où l’élite bourgeoise justifie un privilège par un traité ancien et confirmé de par l’intégration de jure de la cité dans les États pontificaux en 1370. Cette prérogative est d’abord acceptée par Paul III lors de son accession à la chaire pontificale puis reniée quelques années plus tard, entraînant un conflit qui se solde par la défaite militaire de la ville. Autre exemple à la fin du XVIIe siècle : Modovi s’oppose à la Savoie pour une affaire semblable. Même pendant la période révolutionnaire corse, l’argument de l’arbitraire hausse du prix du sel[8] est présent dans la littérature contestataire. Il s’agit là, ni plus ni moins, que d’un lieu commun dans le lexique contestataire[9].

L’actualité politique du Genovesato ou Domaine génois et plus particulièrement la contestation qui se développe à Sanremo influencent les écrits politiques corses ; en fait, il faut parler d’une véritable inspiration. En juin 1729, la riche bourgade de Sanremo sur la Rivière du Ponant se révolte contre la République car elle souhaite uniformiser son système fiscal sur l’ensemble du Domaine et supprimer les privilèges que la cité possède depuis plusieurs siècles sur le commerce de l’eau-de-vie, du savon, du tabac et de la poudre. Ces avantages sont revendiqués par des conventions liées à la présence de l’Empire dans le nord de l’Italie aux temps médiévaux. De plus, selon les Sanremesi, les Génois ne peuvent pas revenir sur ces privilèges sans avoir consulté le parlement local[10]. L’assemblée représentative locale joue ici un rôle de protecteur des privilèges communautaires. L’ancienne convention justifie une protection contre l’actualité politique.

Un schéma quelque peu semblable est visible en Corse. En 1715, les due seini, une taxe supplémentaire d’environ 15% de la somme fiscale totale payée est instaurée pour une durée de dix années. En 1729 toutefois, celle-ci est toujours perçue et en décembre de cette même année, une pieve[11] de l’intérieur des terres se soulève contre les autorités génoises qui continuent de prélever cette taxe maintenue quatre années après le terme prévu. Antoine-Marie Graziani observait que la République rend une multitude de contributions contextuelles ponctuelles, pérennes ; c’est là une tradition « toute génoise »[12]. Les révoltés arguent ainsi que la République n’a guère consulté au sujet du prolongement de cette taxe les représentants élus des populations de l’intérieur de l’île, les Nobles XII et VI[13]. Ce serait l’absence de concertation – pourtant exigée par le système de conventions qui intègre la Corse dans le Domaine – qui consacre comme illégitime et arbitraire la pratique génoise. L’incident mineur de décembre provoque une émotion populaire qui, rapidement, se diffuse et se métamorphose en une véritable révolte[14], puis en une Révolution. « Les lignes ordinaires de clivage entre le privé et le public […] se brouillent. L’espace public dans lequel circulent informations et opinions, où les hommes se parlent sans se connaître, se développe de manière extraordinaire. On voit au cours de cette période des hommes que nulle compétence particulière ne semble préparer à intervenir dans le débat politique, écrire des déclarations, des pétitions et des requêtes dont l’objet n’est rien de moins que la nature du pouvoir et du droit ou de la souveraineté du peuple, ou bien les causes de la corruption dans laquelle finissent par s’abîmer tous les États. L’île est bien en révolution »[15].

En l’espace de quelques mois, les revendications des populations, d’abord concentrées contre les notables[16], s’agrègent et se structurent autour d’eux. Dès 1730, ces mêmes notables prennent la tête du mouvement des révoltés. L’on assiste à une « guerre des communiqués »[17] et une émulation de l’espace public[18]. En mars 1731, une assemblée de théologiens corses se réunit pour déclarer la guerre juste contre la République. Le chamboulement de l’ordre social et politique donne l’occasion à l’élite rurale de gravir des échelons qui étaient verrouillés par la République. En effet, l’absence de consentement des populations laisse rapidement place au sentiment de non-considération de l’élite insulaire. Ces familles de notables se sont accaparé les titres de représentants des populations, fonctions desquelles elles retirent un privilège social. La Sérénissime République refusant d’offrir la reconnaissance de noblesse aux Corses, la fonction élective de « Nobles » (pour une durée de dix-huit mois) est le stade statutaire maximal de reconnaissance accessible aux grandes familles. Entre les décennies 1670 et 1730, au moins trois projets de Livres d’or de la noblesse corse sont mis sur la table puis abandonnés et, même durant la Révolution, ce point est le seul sur lequel la République ne transigera jamais. Cette thématique est, dans les premiers feux de la révolte, un leitmotiv et l’on n’hésite pas à écrire que la République a confondu nobile e ignobile[19].

Les Nobles XII, de faux nobles mais de véritables prétentions politiques ?

Dans cette affaire, apparaît la prégnance de l’institution représentative des « Nobles » XII et VI. Cette structure atypique n’est pas un parlement ni même une véritable structure consultative constituée puisque les élus se relaient chaque mois auprès du gouverneur à Bastia, on les désigne comme le « noble du mois » (nobile del mese). Leur rôle se dessine plutôt dans leurs communautés d’origine dans lesquelles ils sont chargés de quelques missions de justice mais plus essentiellement de l’entretien des routes et ponts. En bref, cette investiture confère davantage un rôle social provisoire plutôt que durablement politique. L’institution ne fait d’ailleurs pas consensus puisque. Tous les membres de la société ne conçoivent pas son rôle de la même manière. Pour les habitants de l’intérieur de l’île, ce sont bien des représentants tandis que pour les notables, c’est une structure qui leur revient de droit. Elle est presque compensatoire au regard de l’absence de noblesse. L’érudit Pietro Morati les décrit ainsi comme le « gouvernement des peuples »[20] et ces « Nobles » agissent à l’image d’une véritable noblesse. Lors des premiers temps de la révolte, ils n’hésitent pas prétexter leur rôle régulateur face à la « nécessité »[21] publique afin de s’accaparer le rôle de la justice[22]. On trouve ainsi les principaux éléments rhétoriques de la noblesse et de l’aristocratie européenne : la noblesse a pour charge le Royaume[23]. D’ailleurs, lorsqu’en 1728, le gouverneur Felice Pinelli suggère une réforme du système électoral[24] et propose aux « Nobles » de désigner ceux qui participeront à l’élections des XII et VI, les notables ne s’en offusquent pas et, bien au contraire, puisque parmi les premiers à répondre se trouvent ceux qui seront les principaux révolutionnaires (Andrea Ceccaldi, Don Luigi Giafferi et Giacinto Paoli). L’élite insulaire désire donc une structuration pérenne et hiérarchisée de la société tandis que les communautés demandent un organe « réellement représentatif pour contrebalancer le pouvoir génois »[25]. En effet, les populations considèrent les « Nobles » comme une institution chargée de porter leur voix. Cette vision apparaît notamment par le biais de critiques dans les suppliques de communautés qui contestent des élections comme en 1712[26] lorsque le riche bastiais Giovan Camillo Cardi est élu dans le collège des caporaux d’Aleria alors que selon les dénonciations, il ne détient aucune attache familiale ni affaires dans cette région. Ils remarquent alors qu’il n’a aucune raison de se rendre dans la communauté où les procurateurs réunis à Bastia l’ont élu ; il ne pourra donc ni les représenter ni jouer son rôle de régulateur dans les conflits locaux. Son cas est toutefois loin d’être isolé et l’on trouve une multitude de bourgeois dans ce cas. La période révolutionnaire est structurée par l’émergence progressive de structures représentatives qui mettent en avant le « bien commun » aux opposition groupes familiaux.

De la nature du prince, de la nature des sujets

Dès les premiers feux de la révolte, deux perceptions du prince animent l’espace public insulaire. Certains, habitant plutôt les espaces urbains ou les Loyalistes de l’intérieur de l’île, considèrent la Sérénissime comme le « prince naturel » (Il principe/prencipe naturale) qui impose ses volontés sur les sujets que sont les Corses (per ordine del Principe[27]). D’autres arguent le fait que les insulaires ne sont pas des « sujets naturels », mais des « sujets conventionnés » (Popoli convenzionati[28]). Les quatre décennies de la période révolutionnaire sont jalonnées par la tentative de la part des insurgés de convaincre leurs compatriotes insulaires mais aussi ceux de « Terre-ferme » de la véracité et de l’historicité d’un contrat liant le Royaume de Corse à la République. Ce débat se diffuse même à Gênes, au cœur du Domaine. Le 15 décembre 1759, un pamphlet rédigé par un génois certifiant que « Les peuples de Corse étaient des sujets conventionnés de la Sérénissime République de Gênes »[29] et qu’ils ont « soufferts plusieurs siècles durant du manquement du respect des conventions »[30] est brûlé sur la place Banchi à Gênes, lieu où se trouvent de nombreux libraires.

L’affirmation du conventionnement du Regno di Corsica avec la République est une revendication politique qui s’oppose à l’idée du droit de conquête prétendue par les Génois ; c’est là une querelle ancienne. Depuis la période médiévale, les chroniqueurs italiens discutent de la véracité du comte Adhémar de Gênes qui, en 806, aurait chassé les Sarrasins de l’île sur demande de Charlemagne. Bien que sa mission soit un succès, le comte meurt à la fin de la bataille et une question reste en suspens : Adhémar touche-t-il terre en Corse ou la flotte reste-t-elle en mer ? Eginhard ne le précise guère, les autres chroniqueurs du temps non plus. Aussi anecdotique que la question puisse paraître, elle détient en réalité une place fondamentale dans la réflexion sur la souveraineté génoise sur l’île. Gênes peut-elle prétendre à revendiquer la Corse par droit de conquête ? Et donc à faire des Corses des « sujets naturels » ? Pour les révolutionnaires, cela n’importe finalement que peu dans la mesure où même l’humaniste génois Agostino Giustiniani affirme que Gênes est par la suite gouvernée pendant au moins un siècle par des comtes impériaux. Pour les insurgés, même si les Génois avaient fait la conquête de l’île, celle-ci n’aurait pas été pour son compte mais pour celui de l’Empire. Toutefois, pour les Génois, cette question fonde leur légitimité sur l’île et, à plus forte raison, métamorphose les Corses en rebelles séditieux contre leur prince naturel. Par-là, les Génois souhaitent surtout à empêcher le développement d’une éventuelle légitimité de la part des rebelles qui multiplient leurs empressements notamment auprès du roi de France[31]. Dès 1732, l’évêque pro-génois Pier Maria Giustiniani met en place la ligne directrice de la défense de la République[32] : les évènements ne sont qu’une simple rébellion contre un prince légitime.

Conscients de la faiblesse de cette assise historique, la République et les Génois présents dans les Cours européennes et actifs dans les cercles lettrés martèlent leurs revendications sur la Corse, et ce même avant le début de la Révolution. En 1723, le poète arcade Giambattista Merea (Tendasco Doliano) fait publier l’Ademaro ovvero la Corsica liberata[33] un poème héroïque mettant en scène la bataille qui mène à la conquête de l’île du mythique Adhémar. La Corse apparaît comme une récompense divine suite à la guerre contre l’ennemi de la chrétienté. Pensons également à Agostino Lomellini et de Gian Francesco Pallavicini à Paris et Versailles à la fin de la décennie 1740 qui n’hésitent à multiplier les lettres auprès d’auteurs qui auraient glissé dans leurs œuvres des remarques négatives sur le gouvernement génois de la Corse ; Montesquieu fait l’objet de critiques pour une référence indirecte à l’île et au malgoverno génois[34]. Pour la République, malgré le potentiel de développement économique de la Corse[35] c’est la couronne immatérielle du Royaume qui détient le plus d’importance. Celle-ci s’inscrit dans le cadre de la politique d’émancipation de la République de Gênes vis-à-vis de la couronne espagnole et la valeur immatérielle[36] de la Corse élève en 1637 la cité ligure au rang royal[37]. De même, sur un autre support, les nombreuses cartes chorographiques manuscrites génoise qui circulent à destination des officiers de l’Empire ou de la France chargés de pacifier l’île mettent toutes en exergue la libération contre la tyrannie sarrasine[38] comme pierre angulaire de la légitimité génoise. Ce phénomène est d’ailleurs observé par Guillaume Calafat au sujet de l’imperium des mers[39].

Face à une telle vision, les révolutionnaires corses développent rapidement un contre-argumentaire. Dès les premiers pamphlets anonymes de juin 1730, la part la plus essentielle se trouve mise en place et reste fixe pour les quatre décennies qui suivent. Les Corses plongent dans ce que Bernard Plongeron désignait comme le « guêpier »[40] de la théorie tyrannique d’inspiration thomiste. Les lettrés s’enlisent dans la production de longues démonstrations dans lesquelles ils cherchent à convaincre l’opinion publique que les Corses désirent largement comme le « Public »[41] que la République serait coupable de tyrannie. Le plus célèbre pamphlet révolutionnaire, la Giustificazione della rivoluzione di Corsica[42] (la Justification de la révolution de Corse, ici désignée comme la Giustificazione ou la Justification) est publié en 1758 (puis republiée en 1764) du temps du généralat de Pascal Paoli (1755-1769). C’est un mémoire juridico-historique d’inspiration sanrémoise en ce qui concerne la réflexion du conventionnement. L’auteur Don Gregorio Salvini, un philo-français de notoriété publique, décrit huit « propositions »[43] qui documentent le malgoverno génois ou, plus précisément, sa « tyrannie d’exercice ». En plus de cet exercice tyrannique, Salvini cherche également à prouver l’absence des titres de souveraineté des Génois sur l’île. Cette argumentation provoque une « tyrannie d’usurpation » de la Corse à d’autres puissances, notamment l’Espagne et le Saint-Siège. À Rome, le pape et son secrétaire d’État Torrigiani songent même à s’approprier l’île pour la laisser jouir d’une certaine autonomie ; en effet, plus qu’une volonté charitable, la Corse devient dans la péninsule italique la matérialisation des conflits juridictionnels[44] entre la papauté et les États. La Curie romaine y mande un Visiteur apostolique et cet acte est perçu comme une violation de l’intégrité territoriale génoise. Même les soutiens napolitains des Corses se montrent sceptiques face à cette politique. Les Révolutionnaires jouent toutefois de la portée la portée juridictionnelle de la crise et leurs écrits se remplissent de preuves de la reconnaissance de l’île par diverses puissances. Ils justifient la Corse dans le domaine pontifical par l’attestation d’au moins treize souverains pontifes parmi lesquels saint Grégoire VII, Urbain II, Honorius III, Boniface VII, Benoît XII, Innocent VI, Urbain V, Grégoire VI, Martin V et Eugène IV[45] mais également cinq empereurs qui confirment cet état de fait (Charlemagne, Louis le Pieux, Othon III, Frédéric II, Rodolphe Ier et Charles IV[46]).

Le conventionnement du Royaume : un levier insurrectionnel ?

Le levier tyrannique induit une « guerre juste »[47] pour s’extirper du Domaine. L’originalité et l’innovation de la pensée révolutionnaire corse du temps de Pascal Paoli tient justement dans l’abandon de la primauté de la guerre juste et de l’absence de rupture formelle ou symbolique de la convention. En effet, les révolutionnaires prétextent plutôt que le non-respect des Génois provoque un effondrement placide de la convention. Pour les lettrés du « moment paolien », c’est la République elle-même qui déclenche la crise politique et c’est en ce sens que doit être interprété le terme Rivoluzione présent dans le titre de l’œuvre de Salvini (La Justification de la révolution de Corse). La « révolution » désigne le retour au point de départ[48] et fait écho à la liberté « reconquise » évoquée dans le préambule de la Constitution de novembre 1755[49] fixant le nouvel État (Avendo riacquistata la propria libertà). La phase politique initiée par Pascal Paoli sous-entend ainsi une révolution restauratrice de la condition politique antérieure lorsque le Regno di Corsica était libre et non lié avec la République. La révolution est à la fois une restauration ainsi qu’une refondation de l’ordre politique. Pour les contemporains, cette guerre est d’ailleurs à la fois une guerre et une révolution (Questa guerra o sia rivoluzione de Cirnesi[50]), le sens moderne du mot affleure.

Cette conception doit être mise en lien avec un autre pamphlet paoliste dans lequel les Corses se désignent comme « conprinces » [51] et « conseigneurs »[52] de l’île avec la République. Pascal Paoli opère par-là une lecture inspirée de Montesquieu offrant une nouvelle conception de l’argumentaire révolutionnaire. Cette vision est assurément anachronique, mais il impulse par-là une reconstruction historique et politique où l’on découvre une distribution des pouvoirs[53] entres Corses et Génois. Pour Paoli, l’île était gouvernée par un système de « coprincipat » voire de « cogestion » qui répartissait le pouvoir « exécutif » les mains des Génois par le biais du gouverneur général de l’île tandis que les Corses demeuraient responsables du « législatif » via les Nobles XII et VI. La République ne pouvait en rien innover sans leur accord. Cette vision erronée des choses induit une dégradation, d’un âge d’or vers un temps de décadence[54] , et c’est là la stratégie rhétorique de Paoli.

Les Paolistes cherchent à fabriquer le récit de l’avilissement des Corses, non pas au rang de sujet mais en-deçà. Ironisant sur la capacité des Génois à outrepasser les termes du contrat, Don Gregorio Salvini écrit : « Voilà toute convention abolie, nous voilà esclaves pour l’éternité »[55] ! D’ailleurs, derrière cette dénonciation se cache un autre fait politique de l’actualité du Domaine : en 1753, lorsque la ville de Sanremo s’était une nouvelle fois soulevée contre la République, le sénateur Agostino Pinelli (fils de Felice, ancien gouverneur de l’île) avait été chargé de ramener l’ordre et pour sanctionner la communauté, il avait fait signer au parlement local une lettre adressée au Sérénissime Sénat dans laquelle il substituait l’habituelle formule de « humbles serviteurs » en « humbles sujets ». C’est donc la réduction des « partenaires » de convention en « sujets » qui apparaît comme un thème classique parmi les contestations politiques. Pour les révolutionnaires corses, rabaisser un protagoniste à un rang inférieur est un justificatif de la rupture des liens avec l’autorité de la République, et ce même si les Génois le font d’une manière indirecte[56].

Toutefois, en avril-juin 1761, les Nationaux s’affirment contre la République de Gênes qui admet partiellement sa défaite et désire parvenir à un compromis avec des conditions « extrêmement avantageuses »[57]. Le nouveau doge Agostino Pallavicini mande sur l’île une délégation de six sénateurs (dont Gian Francesco Pallavicini, voir supra) qui font face à un refus catégorique des populations refusant de les rencontrer. En effet, Pascal Paoli pèse de tout son poids sur les notables et ferme la porte à toutes discussions lors de la consulta tenue le 10 mai 1761 en Casinca[58]. L’indépendance de la république corse est consacrée et la République génoise, incapable de prolonger la guerre, est tenue en échec. Un statu quo s’établit. C’est donc ce changement politique qui motive la rédaction de l’histoire institutionnelle de 1761. Les Révolutionnaires n’ont plus besoin de justifier le droit à la révolution (car accomplie) mais plutôt de consolider le corpus juridique de la Nation.

Ce renouvellement de la pensée politique fait l’objet d’un projet éditorial. La république corse émet le besoin d’un nouveau récit historique accompagnant sa nouvelle justification politique. À l’occasion d’une lettre du 13 juillet 1761, Pascal Paoli répond à son ami Salvini et lui fait savoir que l’œuvre qu’il lui a envoyée (le manuscrit de la continuation à l’Histoire de la Corse d’Anton Pietro Filippini imprimée en 1594) ressemble trop à un « compendium de la Giustificazione »[59] alors que ce n’est pas « un morceau pareil qui peut servir de manifeste au gouvernement dans les présentes circonstances »[60]. Dans ce manuscrit, lorsque Salvini évoque la convention et Paoli juge que le « texte de Filippini ne prouve pas suffisamment l’existence d’une convention »[61] (avec la République) et qu’il voudrait mieux utiliser la « constitution »[62] de 1558 avec le roi de France qui explicitait clairement le fait que le Royaume dispose de dix-huit représentants (les Nobles XII et VI). De plus, sans eux, l’on « ne pouvait faire ni des lois, ni imposer des contributions, parce que toutes les lois et les créations de suppléments à la taglia étaient arrêtés, aux dires même de la République, [à] l’assentiment et à la requête de ces députés »[63].

Quelques semaines plus tard, en août 1761, la gazette nationale des Ragguagli dell’Isola di Corsica annonce que va être publiée une continuation à l’histoire d’Anton Pietro Filippini jusqu’aux présentes révolutions[64]. Avec cette annonce, sont imprimées une souscription mais également une Introduzione alla continuazione dell’Isola di Corsica, ed al supplemento alla medesima[65] de 45 pages. À cette période, la littérature révolutionnaire connaît une évolution drastique. L’argument tyrannique passe au second plan tandis qu’en premier apparaît la lecture institutionnelle de la crise politique. Cette mutation est une spécificité de la pensée politique des Paolistes et se nourrit de l’influence de la révolution de Sanremo. L’objet de la controverse est alors de montrer que le Royaume de Corse et la République, comme l’on peut le lire à Sanremo et Gênes, sont « deux États libres étroitement liés par des liens respectables […] L’inégalité de leurs puissances ou forces n’emporte aucune inégalité d’État et de liberté »[66]. Dans la conclusion du rarissime imprimé de la Continuazione dell’Isola di Corsica, on peut découvrir la dimension institutionnelle de la prochaine histoire de la Corse. Don Gregorio Salvini réinvente une institution des XII et VI qui aurait été un parlement à l’image des « États de Provence, de Languedoc, de Béarn, de Bourgogne et de l’Artois sous le plus puissant de tous les rois » [67], c’est-à-dire le roi Très Chrétien. De plus, les « Douze et les Six » auraient été comme des « pères de la patrie veill[ant] au bien commun » par le biais d’une « position intermédiaire, ils […] veillaient à ce que rien ne soit innové contre eux »[68]. Selon Salvini, les « Libri rossi[69] […] font clairement voir que l’altération de ces privilèges ont fait naître les désordres… » [70] C’est donc là l’invention d’un droit de révolte, la crise institutionnelle ouvre la possibilité à la Révolution.

Une tension croissante entre Salvini et Paoli fait que l’on ne connaîtra jamais cette œuvre entièrement imprimée. Finalement, l’État abandonne le projet et fait rééditer la Giustificazione della rivoluzione di Corsica en 1764. L’objectif des rebelles devenus entité politique légitime tient alors dans une autre volonté. L’on cherche à convaincre l’opinion publique de la valeur et du courage des insulaires. Pour ce faire, il faut une plume et un certain talent littéraire, et aucun insulaire ne possède la capacité de rédiger une telle œuvre[71]. Pascal Paoli aurait alors songé à une personnalité en vue dans l’espace public européen qui, suite à de nombreuses pérégrinations, cherche un refuge où paisiblement écrire. C’est ainsi que Paoli pense offrir ce rôle à Jean-Jacques Rousseau. Plutôt que de véritablement rédiger une Constitution pour la Corse, le voyageur écossais James Boswell[72] comprend le projet réel de Paoli. Dans le récit de son voyage en Corse, il écrit que : « ce qu’il avait principalement en vue, c’était d’employer la plume de Rousseau à écrire les actions héroïques de ces braves insulaires, & il est fâcheux que ce projet n’ait pu être exécuté […] Tout cela embelli par l’esprit & le style de Rousseau, eut été un des plus beaux monuments d’histoire moderne. »[73] Toutefois, ce projet non plus ne parvient à la réalisation car, même si Rousseau songe un temps s’établir en Corse[74], il décide plutôt d’aller en Angleterre.

Quelle diffusion pour la littérature insurrectionnelle ?

La diffusion des ouvrages révolutionnaires corse est très modérée. En effet, la publicité des Révolutions corses est essentiellement (et tardivement) assurée par les réseaux républicains radicaux transnationaux animés par des Hollandais, Écossais et Anglais[75]. Les personnalités les plus importantes de ce dispositif sont Jean Rousset de Missy[76], James Oglethorpe puis James Boswell. Parmi les Américains, Paoli devient le modèle des Sons of Liberty et les Corses sont a popular symbol of heroic liberty[77]. Dès avril 1765, George Washington suit les affaires de Corse grâce à Andrew Burnaby, un de ses correspondants à Livourne, qui lui écrit que « les braves corses restent inflexibles dans leur résolution de libérer leur pays de la tyrannie génoise »[78]. De même, Benjamin Franklin reconnaissait l’apport des Corses à la pensée révolutionnaire[79] ; durant la Guerre d’Indépendance, on les vit même discuter des plans de bataille des Corses contre les Français à Borgo en 1768 ! Il y a donc, indéniablement, une publicité des « guerres de Corse ».

La postérité des révolutionnaires corses se fait par la vision idéalisée et déformée des gazettes, mais surtout du succès de librairie de James Boswell (An Account of Corsica). L’Écossais ne retient deux choses de son voyage en Corse : la prégnante figure de Pascal Paoli qui semble surgir des œuvres morales de Plutarque, puis le courage hautement idéalisé des insulaires qui se battent contre la République de Gênes. Dans tous les cas, la lourde et encombrante littérature est expurgée[80] et James Boswell ramène les ouvrages politiques à de simples exercices rhétoriques dont l’on ne retire que l’idéal de la lutte contre la tyrannie génoise : tout au plus quelques bons mots, de bonnes maximes et des tableaux héroïques. Voilà qu’avec Boswell, les quarante années de guerre se trouvent rendues abstraites et idéalisées. La diffusion de la vision boswellienne continue de structurer la culture populaire en ce qui concerne les Révolutions ainsi que le « moment paolien ». De fait, en excluant la littérature politique de son sens et de ses significations sociales et politiques, ce sont les véritables dynamiques de la pensée révolutionnaire corse qui s’en trouvent expurgées.


[1] Cité dans Evelyne Luciani et Dominique Taddei, La pensée politique des révolutionnaires corses, Ajaccio, Albiana, 2016, p. 7.

[2] Franco Venturi, Settecento riformatore, La rivoluzione di Corsica, le grandi carestie degli anni sessanta, la Lombardia delle riforme, vol. V, Turin, Einaudi, 1987.

[3] La littérature sur Pascal Paoli est très dense. Cf. essentiellement à Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, Père de la patrie corse, Tallandier, 2016 ; Fernand Ettori, « La formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725-1755) », dans Annales historiques de la Révolution française, n° 218, La Corse des Lumières à la Révolution (octobre-décembre 1974), pp. 583-507 ; Michel Vergé-Franceschi, Paoli, un corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005. Dans ce travail, nous nous référons à l’édition critique de La correspondance générale de Pascal Paoli éditée par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, Éditions Alain Piazzola/Istituto Storico Italiano per l’Età Moderna e Contemporanea, Ajaccio-Rome, 7 volumes, 2003-2019. La numérotation des lettres renvoie à cette édition critique. Plus globalement, sur les révolutions corses, cf. Antoine Franzini, Un siècle de Révolutions Corses, Paris, Vendémiaire, 2017 ; Jean-Marie Arrighi et Olivier Jehasse, Histoire de la Corse et des Corses, Paris, Tempus, 2013 ; Antoine-Marie Graziani (dir.), Histoire de la Corse, Des Révolutions à nos jours. Permanences et évolutions, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2018 ; Michel Vergé-Franceschi, Histoire de Corse : Le pays de la grandeur, Préface d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Éditions du Félin, 2013 ; Pasquale de’Paoli (1725-1807), La Corse au cœur de l’Europe des Lumières, Catalogue d’exposition du Musée de la Corse, Ajaccio Albiana, 2007. Plus globalement, se cf. au Dictionnaire historique de la Corse, sous la direction de Antoine Laurent Serpentini, Ajaccio, Albiana, 2006.

[4] James Boswell, Etat de la Corse suivi d’un Journal d’un voyage dans l’isle et des Mémoires de Pascal Paoli, traduit de l’italien par Mr. S.D.C, seconde édition, Londres, 1769, p. 250 ; Fernand Ettori, « La formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725-1755) », art. cit.

[5] Je désigne ici par « République » la Sérénissime République de Gênes et par « république » l’État corse fondé par Pascal Paoli.

[6] Patrick Boucheron, « L’Italie, terre de contrats », dans Avant le contrat social : Le contrat politique dans l’Occident médiéval, XIIIe-XVe siècle, sous la direction de François Foronda, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2011, pp. 17-23.

[7] Cf. notamment Alessandro Monti, La guerra del sale (1540) Paolo III e la sottomissione de Perugia, Turin, Morlachi editore U.P., 2017.

[8] Sur l’argument de l’augmentation du sel, cf. Don Gregorio Salvini, Justification de la révolution de Corse combattue par les réflexions d’un génois, l’évêque Pier Maria Giustiniani, et défendue par les observations d’un corse, Buonfigliolo Guelfucci, présentation, traduction et notes par Evelyne Luciani, Albiana, Ajaccio, Albiana, 2013, p. 129. D’une manière plus générale, sur le sel en Corse : Antoine-Marie Graziani et Alain Gauthier, Sel et salines en Corse, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2000.

[9] Voir notamment Yves-Marie Bercé, Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne, Biblis, CNRS éditions, 2013.

[10] Vittorio Tigrino, Sudditi e confederati. Sanremo, Genova e una storia particolare del Settecento europeo, Edizioni dell’Orso, 2009 ; « Localités et historiographie. Le débat sur l’histoire de Sanremo au XVIIIe siècle », Les Dossiers du Grihl, 2008 (en ligne) ; « Castelli di Carte. Giurisdizione e storia locale nel settecento in una disputa fra Sanremo et Genova (1729-1733) » ; Matthias Schnettger, « Le Saint-Empire et ses périphéries : l’exemple de l’Italie », dans « Histoire, Economie & Société », 2004, pp. 7-23 ; Nilo Calvini, La rivoluzione del 1753 a Sanremo, Istituto Internazionale di Studi Liguri, Museo Bicknell / Bordighera, 1953, vol I et II.

[11] La pieve (pluriel pievi) est une division administrative qui trouve ses racines dans l’organisation religieuse de l’île, chaque communauté étant associée à une église piévane (chiesa matrice). Il faut compter une soixantaine de pievi dans le Royaume de Corse.

[12] Antoine-Marie Graziani, « Aux origines des révolutions de Corse (1729-1769), le régime fiscal génois dans l’île », dans Seize études sur la Corse génoise, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2020, pp. 235-239.

[13] Antoine-Marie Graziani, « Représentation symbolique ou cogestion : Nobles XII et Nobles VI dans la Corse à l’époque moderne », dans Consensus et représentation. Le pouvoir symbolique en occident (1300-1640), sous la direction de Jean-Philippe Genet, Dominique Le Page et Olivier Mattéoni, Presses Universitaires de la Sorbonne/École française de Rome, 2017, pp. 213-229 ; « Le Prince demande les élections des XII, la Corse ne veut plus des XII », contrôle du territoire, représentation et liberté politique aux origines des Révolutions de Corse (1729-1769 », dans Per una ricognizione degli « stati d’eccezione ». Emergenze, ordine pubblico e apparati di polizia in Europa : le esperienze nazionali (secc. XVII-XX), Enza Pelleretti (dir.), Seminario internazionale di studi, Messina, 15-17 luglio 2015, Sovera Mannelli, Rubbettino, 2016, pp. 81-93 ; « De la pieve à la communauté : essai sur l’évolution des structures administratives de la Corse au XVIe siècle », dans Agostino Giustiniani, Description de la Corse, Préface, notes et traduction de Antoine-Marie Graziani, Sources de l’histoire de la Corse, Textes et documents, Éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 1993, pp. XL-CXVIII.

[14] Antoine-Marie Graziani, « Aux origines des révolutions de Corse (1729-1769), le régime fiscal génois dans l’île », dans Seize études sur la Corse génoise, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2020, pp. 235-239.

[15] Antoine-Marie Graziani, « La fin de la Corse génoise », dans Lorsque la Corse s’est éveillée, Ajaccio, Albiana, 2011, pp. 9-17.

[16] Francis Pomponi, « Les notables (pincipali) en amont et au cours de la première insurrection anti-génoise », dans Lorsque la Corse s’est éveillée, Actes des premières rencontres historiques d’Île-Rousse, Ajaccio, Albiana, 2011, pp. 62-73.

[17] Pour reprendre une expression d’Antoine-Marie Graziani (dans Le roi Théodore, Paris, Tallandier, 2005, pp. 143-145) utilisée pour de la période suivante.

[18] À l’intérieur des communautés de l’intérieur de l’île, l’information circule essentiellement grâce à l’oral mais également à travers la circulation d’avis manuscrits voire d’écrits imprimés en Italie. Les archives témoignent d’un certain nombre d’affaires dans lesquelles des individus font « placarder » des critiques ou d’accusations sur la porte de l’église villageoise, de la confrérie ou d’autres lieux publics. À partir de 1760, Pascal Paoli instaure une gazette nationale qui restructure considérablement le fonctionnement de l’espace public insulaire. Dès lors, l’information devient verticale, produite par un organe politique qui agrège des avis remontant d’un territoire avant de les redistribuer. Sur la construction des traditions orales des révoltes, cf. Éva Guillorel et David Hopkin, Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe, XVe-XIXe siècles, Presses universitaires de Rennes, 2020.

[19] Ragguagli degl’ultimi tumulti seguiti nell’Isola di Corsica sino al presente compilati dal caporal Orazio Buttafuoco, Lucca, 1731.

[20] Pietro Morati, Prattica Manuale, Abrégé de Droit coutumier corse, Particularités de l’histoire, des institutions, des mœurs et des usages dans la Corse génoise, traduction par Evelyne Luciani, Ajaccio, Albiana, 2016.

[21] Sur le rôle de la nécessité, cf. le passionnant essai de Julien Le Mauff, « Un cas d’appropriation temporelle d’une doctrine canonique : l’argument de la necessitas comme justification de l’exception en matière fiscale », dans Le Moyen Âge, 2021, 1, t. CXXVI, pp. 83-98. Pour le reste, se référer au texte de la Consulta du 31 janvier 1731 dont on ne trouve aucune référence dans Evelyne Luciani et de Dominique Taddei, Les Pères fondateurs de la Nation corse, Albiana, Ajaccio, 2009. L’exemplaire que nous avons analysé lors de cette étude est une copie issue des fogliazzi e scritti dalla comunità d’Evisa, e collazionata per me Saverio Antonio Colonna Ceccaldi notaro d’Evisa.

[22] Cf. le texte de la consulta du 31 janvier 1731.

[23] Cf. Arlette Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989.

[24] Archives de la Collectivité de Corse, Ajaccio, 1 FG 774, avril 1728.

[25] Antoine-Marie Graziani, Le roi Théodore, Paris, Tallandier, 2005, p. 42.

[26] Cf. Archivio di Stato di Genova, Corsica, 120, lettre du 7 mars 1712. Cité dans Antoine-Marie Graziani, La Corse vue de Gênes, Éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 1998, pp. 89-91. Et pour cause, les populations Hanno bisogno della presenza del medesemo [le représentant], massime nelle discordie che giornalemente seguono…

[27] Ibidem, liasse 2, lettre du 26 mai 1735.

[28] [Giulio Matteo Natali], Lettera d’un corso ad un suo amico nazionale abitante in Terraferma, Colonia, 1732, p. 3.

[29] On retrouve une copie manuscrite du texte dans Archivio di Stato di Genova, 1368. I popoli di Corsica erano sudditi convenzionati della Serenissima Repubblica…

[30] Ibidem. Per molti secoli hanno sofferta la mancanza dell’adempimento delle conventioni…

[31] Se cf. notamment à la lettre d’Erasmo Orticoni et Gian Pietro Gaffori au roi de France (10 août 1738 reproduite dans Evelyne Luciani et Dominique Taddei, La pensée politique des révolutionnaires corses, Émergence et permanence (1730-1764), Ajaccio, Albiana, 2016 ; ou encore à la lettre d’une dame anonyme adressée au roi de France vers 1739 qui lui assure d’une multitude de fidèles en Corse ! (Gia de fedeli a Vostra Maestà ne mancano), voir Bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà.

[32] [Pier Maria Giustiniani], Lettera d’incerto autore in cui si espongo, e si confutano le pretese ragioni di Corsica, con le quali si studiano di ricoprire appresso il mondo l’atto detestabile della loro ribellione verso la Sereniss. Repubblica di Genova loro legittima Sovrana, Colonia, 1732, 12 p.

[33] Lucca, chez Salvatore et Giandom. Marescandoli, 333 p.

[34] Cf. notamment la lettre d’Agostino Lomellini reproduite dans Claire Bustarret et Catherine Volphilac-Auger, L’atelier de Montesquieu. Manuscrits inédits de La Brède, Napoli, Liguori Editore, Voltaire Foundation, Oxford, 2001 pp. 158-159.

[35] Cf. Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise, Economie, Société, Culture, période moderne 1453-1768, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 1997 ; du même auteur, Seize études sur la Corse génoise, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2020.

[36] Carlo Bitossi, « Les révolutions de Corse du début des années 1730 : le point de vue génois », dans De l’affirmation de la nation à la première déclaration d’indépendance (1731-1735), Actes des deuxièmes rencontres historiques d’Île-Rousse, Juin 2011, La Corse au siècle des Lumières, Albiana, 2012, pp. 21-36 ; Géraud Poumarède, « Deux têtes pour une couronne : La rivalité entre la Savoie et Venise pour le titre royal de Chypre au temps de Christine de France», dans Dix-septième siècle, 2014, n°262, pp. 53-64.

[37] Antoine-Marie Graziani, Histoire de Gênes, Paris, Fayard, 2009, pp. 414-415.

[38] Sur une carte manuscrite de 1737 inspirée par Francesco Maria Accinelli destinée à des officiers français, on peut lire dans l’encadré que : Fù questo Regno conquistato dà Genovesi l’anno 806 nel tempo di Carlo Magno, sotto Ademaro Capitano della loro armata e fù con la presa di 13 navi nemiche tolto à Saraceni che per los patio di 166 anni sotto 5 Rè l’avevano tirannegiata e fù posto sotto il felicissimo Commando della Repubblica…

[39] Guillaume Calafat, Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle), Seuil, 2019.

[40] Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières 1770-1820, Droz, Genève, 1983, p. 82.

[41] Cf. notamment « l’avant-propos » (All’amatori della verità) de [Don Gregorio Salvini], Giustificazione della rivoluzione di Corsica e della ferma risoluzione presa da’ Corsi di non sottomersi mai più al dominio di Genova, Oletta, 1758 ; ou encore le Mémoire apologétique au sujet de la dernière révolution de l’île de Corse, 1760.

[42] [Don Gregorio Salvini], Giustificazione della rivoluzione di Corsica e della ferma risoluzione presa da’ Corsi di non sottomersi mai più al dominio di Genova, Oletta, 1758. Dans le cadre de cet article, nous utilisons l’édition traduite de Don Gregorio Salvini, Justification de la révolution de Corse combattue par les réflexions d’un génois, l’évêque Pier Maria Giustiniani, et défendue par les observations d’un corse, Buonfigliolo Guelfucci, présentation, traduction et notes par Evelyne Luciani, Albiana, Ajaccio, Albiana, 2013. Toutes les références à la Giustificazione en sont issues.

[43] Les huit axes du malgoverno sont les suivants : 1°. « Les grâces que la République se vante d’avoir dispensées en Corse sont insignifiantes ou constituent des augmentations d’impôts, des violations de privilèges ou des manquements aux serments » ; 2°. « La Sérénissime République s’est efforcée d’anéantir tous les fiefs, de dépouiller les feudataires de leurs droits, privilèges et prérogatives, d’abaisser, d’avilir et de confondre avec le vulgaire, les familles corses de première importance » ; 3°. « La Sérénissime a exclu et mis tous les nationaux de Corse dans l’incapacité de tenir tous les honneurs, tous les offices et emplois de leur propre patrie » ; 4°. « Conduite criminelle des ministres de Gênes imputable à la Sérénissime République » ; 5°. « La République a maintenu la Corse dans la pauvreté » ; 6°. « La République a alourdi les impôts des Corses en dépit de la Convention établie avec eux » ; 7°. « La République a maintenu les Corses dans l’inculture et dans l’ignorance » ; 8°. « La Sérénissime République a fomenté en Corse les discordes civiles. »

[44] Antoine-Marie Graziani, Histoire de la Corse, Des Révolutions à nos jours. Permanences et évolutions, op. cit., p. 83 ; du même auteur, « Pascal Paoli et le Visiteur apostolique », dans Pascal Paoli, Correspondance (1758-1760), vol. III, édition critique établie par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, traduction d’Antoine-Marie Graziani, Éditions Alain Piazzola et Istituto Storico Italiano per l’Età Moderna e contemporanea, Ajaccio-Rome, 2007, pp. XII-XLIX ; Carlo Bordini, Rivoluzione corse e Illuminismo italiano, Rome, 1979.

[45] Don Gregorio Salvini, Justification de la révolution de Corse…, op. cit., p. 368.

[46] Ibidem.

[47] Disinganno intorno alla guerra di Corsica scoperto da Tulliano Corso ad un suo amico dimorante nell’Isola, Seconda edizione, édition, traduction, notes et commentaires par Jean-Marie Arrighi et Philippe Castellin, Ajaccio, La Marge, 1983.

[48] Hannah Arendt, De la Révolution [1963], Paris, Folio, Essai, 2013, p. 17. Dans le lexique politique moderne, la révolution est un bouleversement soudain, avec violence et sans respect des formes légales (CRNTL) ou encore un mutamento radicale di un ordine statuale… in un senso stretto, il processo rapido, e per lo più violento… (Treccani).

[49] Lettre n° 97 en date du 16-18 novembre 1755, Constitution de la Corse.

[50] Bibliothèque patrimoniale de Bastia, Ms. Analisi di fatti storici del Regno di Corsica, Ab origin. Ultimi belli Cyrnen cum Ligur. anno 1729…

[51] Cité dans Antoine-Marie Graziani, « Révolution corse, révolution américaine », dans Paoli, la Révolution Corse et les Lumières : Actes du colloque international organisé à Genève, le 7 décembre 2007, sous la direction de François Quastana et de Victor Monnier, Genève, Droit et histoire, Faculté de droit de Genève, Éditions Alain Piazzola/Schulthess éditions romandes, 2008, pp. 121-132. On retrouve l’idée de cette partition dans la lettre de Pascal Paoli du 13 juillet 1761 à don Gregorio Salvini (n° 1055).

[52] Ibidem.

[53] Michel Troper, « Séparation des pouvoirs », dans Dictionnaire Montesquieu, sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, École normale supérieure de Lyon, 2013.

[54] Antoine-Marie Graziani, « Marc’Antonio Ceccaldi, un historien humaniste corse », dans Seize études sur la Corse génoise, Éditions Alain Piazzola, 2020, pp. 111-123 ; du même auteur, « Ruptures et continuités dans la politique de Saint-Georges en Corse (1453-1562) », dans La Casa di San Giorgio: il potere del credito, Atti del convegno, Genova, 11 e 12 novembre 2004, A cura di Giuseppe Felloni, Atti della società ligure di storia patria, Nuova seria, vol. XLVI (CXX), fasc. II, pp. 75-90.

[55] Don Gregorio Salvini, Justification de la révolution de Corse…, op. cit., p. 380.

[56] Don Gregorio Salvini utilise les expressions « dégradés » et « avilis » pour désigner la condition des Corses après l’action génoise.

[57] Voir note 274, dans Lettre n°1013, à un inconnu

[58] Cf. Lettre n°1021, Manifeste du 24 mai 1761.

[59] Lettre du 13 juillet 1761, de Paoli à Salvini (n° 1055). Don Gregorio Salvini avait déjà répondu à une lettre le 10 juillet précédent (cf. Archives de la Collectivité de Corse, Bastia, Fonds du gouvernement, liasse 3, lettre du 10 juillet 1761) dans laquelle il présentait un mémoire (manquant) et demandait deux semaines supplémentaires pour le terminer. Si Paoli est mécontent, écrit-il, c’est de sa faute puisqu’il demande toujours de réaliser des choses avec des délais trop courts.

[60] Ibidem.

[61] Ibidem.

[62] Ibidem.

[63] Ibidem.

[64] Ragguagli dell’Isola di Corsica / Échos de l’île de Corse, 1760-1768, Première époque, Édition critique établie par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2010, pour le mois d’août 1761.

[65] Ibidem. pp. 42-44.

[66] Essais sur les démêlez de la République de Gênes et de l’Etat impérial de S. Remo, Bâle, 1755, pp. 220-221.

[67] Descrizione geografica, Epilogo dell’antica, e continuazione della moderna Istoria dell’Isola, e Regno di Corsica, Campoloro, 1761, pp. 42-44.

[68] Ibidem.

[69] Les « Livres rouges » sont les ouvrages dans lesquels sont consignés les décrets des autorités génoises ainsi que les demandes des procurateurs corses.

[70] Descrizione geografica, Epilogo dell’antica, e continuazione della moderna Istoria dell’Isola, e Regno di Corsica, Campoloro, 1761, pp. 42-44.

[71] James Boswell, État de la Corse, op. cit., p. 260.

[72] James Boswell se rend en Corse à la fin de l’année 1764 sur recommandation de Rousseau. Sur ce personnage, cf. Francis Beretti, Pascal Paoli et l’image de la Corse du Dix-huitième siècle : Le témoignage des voyageurs britanniques, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, Oxford, 1988.

[73] Ibidem.

[74] Cf. notamment à la correspondance de Jean-Jacques Rousseau et du capitaine Matteo Buttafoco dans Jean-Jacques Rousseau, Affaires de Corse. Textes et commentaires, Paris, Vrin, 2018.

[75] Richard C. Cole, « James Oglethorpe as Revolutionary Propagandist : The Case of Corsica, 1768 », dans The Georgia Historical Quarterly, vol. 74, n° 3 (fall 1990), pp. 463-474.

[76] Jean Rousset de Missy traduit notamment le Disinganno de Giulio Matteo Natali dans Recueil historique d’actes, négociations, mémoires et traités depuis la paix d’Utrecht jusqu’à présent, t. XIX, Amsterdam, 1748, pp. 155-277. On retrouve de nombreuses mentions à la Corse dans sa correspondance éditée par Christiane Berkvens-Stevelinck et Jeroom Vercruysse, Le Métier de journalisme au dix-huitième siècle, Correspondance entre Prosper Marchand, Jean Rousset de Missy et Lambert Ignace Douxfils, Oxford, The Voltaire Foundation, 2003. Plus globalement, sur ce personnage et sur l’essor de la presse politique en Hollande, cf. Marion Brétéché, Les compagnons de Mercure, Journalisme et politique dans l’Europe de Louis XIV, Champ Vallon, 2015, plus particulièrement pp. 67-71.

[77] Dan Robinson, The Idea of Europe and the Origins of the American Revolution, Oxford University Press, 2020, p. 274. Cf. également à George Anderson, « Pascal Paoli: An Inspiration to the Sons of Liberty », dans Publications of the Colonial Society of Massachusetts, vol. 26, 1924, pp. 180-210 ; voir également Rhona Brown, « “Rebellious Highlanders”: The Receptions of Corsican in the Edinburgh Periodical Press, 1730-1800 », dans Studies in Scottish Literature, vol. 41, 2016, pp. 108-128.

[78] Lettre d’Andrew Burnaby à George Washington, de Livourne le 29 avril 1765. Cité dans Dan Robinson, The Idea of Europe and the Origins of the American Revolution, op. cit.

[79] Antoine-Marie Graziani, Histoire de la Corse, Des Révolutions à nos jours. Permanences et évolutions, op. cit, p. 88.

[80] James Boswell, Etat de la Corse, op. cit, p. 135. « Les auteurs s’efforcent à prouver jusqu’à la démonstration, que les Corses doivent être libres […] On entasse autorités sur autorités pour établir les propositions les plus évidentes. Les prérogatives naturelles et divines de la liberté, n’ont pas besoin du secours de la logique, qui a été employée par tant de succès par les avocats de l’esclavage ».

 

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Ulysse vu à travers les fragments d’Eschyle : visage et fonctions d’un héros épique dans une œuvre tragique

Aurélien Dollard

 


Résumé : À notre connaissance, peu de héros épiques ont été traités de manière plus contrastée qu’Ulysse, tant dans les récits homériques, que dans ce que l’on a conservé de leurs reprises tragiques. Héros rusé mais respectable dans l’Iliade et personnage bifrons de roi vagabond dans l’Odyssée, il devient un antagoniste récurrent des pièces troyennes d’Euripide. Cette figure ambivalente dès les épopées semble avoir cristallisé une légende noire au cours de ses réécritures tragiques. Pourtant, un jalon important manque, Eschyle. Si aucune des tragédies que l’on a gardées de cet auteur n’a Ulysse pour personnage, celui-ci occupait une place centrale dans plusieurs pièces perdues, dont Le Jugement des armes, Palamède et Philoctète, mais également dans une tétralogie qui lui était consacrée (Les Évocateurs d’âmes, Pénélope, Ceux qui collectent les os et Circé). On tentera donc de dégager l’image qu’Eschyle a pu donner d’Ulysse, ainsi que la raison de ce traitement particulier de l’homme d’Ithaque.

Mot-clés : Ulysse, tragédie grecque, Eschyle, fragments, Homère.


Aurélien Dollard est né le 20 juin 1992. Après un cursus en classes préparatoires littéraires et un master de lettres classiques, à Sorbonne Université, il obtient l’agrégation de lettres classiques et le diplôme de l’École Normale Supérieure de Paris. Depuis septembre 2017, il est doctorant contractuel à l’Université de Franche-Comté, à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, sous la codirection de Michel Fartzoff (UFC, ISTA) et Christine Mauduit (ENS, CNRS). Sa thèse porte sur la matière troyenne dans l’œuvre perdue d’Eschyle (édition traduite et commentée d’un choix de fragments).

dollard.aurelien@orange.fr


Introduction

À notre connaissance, peu de héros épiques ont été traités de manière plus contrastée qu’Ulysse, tant au sein des récits homériques eux-mêmes, que dans leurs reprises dans ce que l’on a conservé de l’œuvre des poètes tragiques. Ainsi, dans l’Iliade, il apparaît déjà comme une figure extrêmement rusée, mais celle-ci participe d’un ethos positif de héros épique. En tant que personnage principal de l’Odyssée, il apparaît comme une figure bien plus ambivalente, puisque, durant la majeure partie du poème, il est un vagabond errant de Charybde et Scylla, forcé de dissimuler son identité et faisant parfois l’objet de traitements dégradants. Bien plus que lors du siège de Troie, il y est présenté sous les traits d’un personnage picaresque avant l’heure. Dans les tragédies grecques classiques conservées, ses apparitions sont dans l’ensemble peu glorieuses et souvent dans un rôle d’antagoniste, que ce soit dans Philoctète de Sophocle, ou dans Les Troyennes ou Iphigénie à Aulis d’Euripide. Cela dit, il ne faut pas oublier le jour bien plus flatteur sous lequel il est mis en scène dans Ajax de Sophocle, qui apparaît, à cet, égard, comme une forme d’exception.

La figure, ambivalente dès les récits épiques, d’Ulysse, semble donc avoir cristallisé une légende noire au cours de ses réécritures tragiques, comme l’a montré Stanford[1]. Cependant, un jalon important manque : Eschyle. Si aucune des tragédies que l’on a gardées de lui ne met Ulysse en scène comme personnage, l’homme d’Ithaque occupait une place prépondérante dans un certain nombre de ses pièces désormais perdues, à commencer par Le Jugement des armes, Palamède et Philoctète, mais également dans une tétralogie qui lui était entièrement consacrée (Les Évocateurs d’âmes, Pénélope, Ceux qui collectent les os et Circé).

Pour Stanford[2], il ne fait aucun doute qu’Ulysse ait eu un rôle d’antagoniste chez Eschyle : la franchise du poète ne pouvait, selon lui, que lui rendre l’homme d’Ithaque antipathique. Ce jugement psychologisant à l’emporte-pièce ne va pas sans poser problème, d’autant qu’il s’appuie sur des arguments faibles, voire suspects. L’objectif de cet article est donc de tenter de faire émerger la figure d’Ulysse telle qu’Eschyle a pu la mettre en scène à travers le corpus fragmentaire que l’on vient d’évoquer.

Pour ce faire, on tâchera tour d’abord de montrer que l’Ulysse d’Eschyle était plus odysséen que tragique. On s’intéressera ensuite à la structure de la tétralogie que le poète a consacrée à ce personnage. Enfin, on essaiera de mettre en évidence que l’homme d’Ithaque constituait pour Eschyle une forme de cheval de Troie littéraire.

Un Ulysse plus odysséen que tragique ?

Dans les fragments conservés, l’Ulysse d’Eschyle apparaît comme un héros rusé en butte à la haine de ses ennemis mais n’apparaissant jamais sous un jour négatif, ni tragique.

Un héros rusé…

            Dans ce que l’on a conservé des œuvres d’Eschyle où Ulysse apparaît, le héros se distingue par son intelligence rusée, sa mètis. Ce caractère de l’homme d’Ithaque est ainsi particulièrement sensible dans le fragment suivant, tiré de Pénélope :

fr. 187 (dans Etymologicum Genuinum AB (IXe siècle p. C.)) :

<ΟΔ.>

ἐγὼ γένος μέν εἰμι Κρὴς ἀρχέστατον

<Ulysse :>

Moi, je suis un Crétois, du lignage le plus noble[3].

Ce bref fragment semble aller dans le sens d’un suivi fidèle de la version homérique de la conversation d’Ulysse déguisé en mendiant et de Pénélope au chant XIX de l’Odyssée[4]. En effet, si, dans les fables qu’il invente, Ulysse se prétend systématiquement crétois[5], la seule fois où il se présente comme étant de noble lignée est lorsqu’il parle avec sa femme.

On peut également noter la dimension hautement ironique de ce vers qui résume parfaitement le personnage d’Ulysse et lui permet de se présenter de manière cryptée. En effet, la réputation de menteurs invétérés des Crétois[6] a de fortes chances de remonter au moins jusqu’à Homère. Par ailleurs, en tant que roi d’Ithaque, Ulysse est, de fait, de la plus haute noblesse. Ainsi, il paraît à la fois comme un personnage rusé et facétieux : il ment encore de manière éhontée sur son identité et son origine géographique, tout en exhibant par ce dernier aspect la possibilité qu’il mente. Cependant, il donne, pour une fois, sa véritable position sociale, sur laquelle il n’a cessé de mentir jusqu’alors.

Cela dit, c’est à cette ruse qu’il doit un certain nombre de violentes inimitiés.

… en butte à la haine de ses ennemis…

Parmi les ennemis de l’homme d’Ithaque, l’un des plus farouches est Ajax dans le Jugement des armes, épisode qui voit s’opposer les deux héros pour savoir à qui les armes d’Achille, récemment mort, doivent revenir. On y entendait ainsi les deux vers suivants :

fr. 175 (dans Σ LFG Sophocle, Ajax, 190d) :

(à Ulysse)

ἀλλ’ Ἀντικλείας ἆσσον ἦλθε Σίσυφος, τῆς σῆς λέγω τοι μητρός, ἥ σ’ ἐγείνατο

(à Ulysse)

Mais d’Anticlée approcha Sisyphe – je parle de ta mère, oui, la tienne, celle qui t’a enfanté

Ces deux vers constituent une allusion fielleuse, émanant probablement d’Ajax, à une version alternative des origines d’Ulysse, rapportée par Hygin[7] : pour se venger des vols de bétail répétés perpétrés par Autolycos, Sisyphe aurait violé la fille de celui-ci, Anticlée, avant qu’elle n’épouse Laërte. De la sorte, Ulysse aurait tout à la fois eu Autolycos comme grand-père maternel et Sisyphe comme père. Cette double ascendance le place symboliquement sous le signe de l’intelligence rusée dans ce qu’elle a de plus négatif.

Ce mépris pour la ruse d’Ulysse est professé par un héros reconnu comme indiscutablement épique : Ajax. Néanmoins, ce dédain d’un personnage, quelle que soit sa noblesse, pour l’homme d’Ithaque ne semble pas déteindre sur l’image qu’en donne Eschyle.

… mais n’apparaissant jamais sous un jour négatif, ni tragique

Eschyle ne semble en effet pas donner une image du personnage d’Ulysse qui serait conforme au canon tragique tel que le définira Aristote dans la Poétique[8], celle d’un héros médian entre le vertueux et le méchant, qui serait pris dans une intrigue susceptible de susciter la terreur et la pitié en le montrant passer du bonheur au malheur.

Ainsi, quand il fait d’Ulysse le protagoniste d’une de ses tragédies, Eschyle ne s’inspire jamais d’un épisode intrinsèquement tragique. En effet, ni l’évocation de l’âme de Tirésias à l’occasion de la nekuia[9], ni les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope[10], ni les suites du meurtre des prétendants[11] ne présentent semblable renversement dans le sort d’Ulysse. C’est au contraire le cas lorsque Sophocle compose Euryalos : dans l’épisode épique initial comme dans son adaptation tragique, Euryalos, fils illégitime d’Ulysse et d’Evippe, est tué par son père qui ne le reconnaît pas suite aux accusations mensongères de Pénélope.

Par ailleurs, quand l’homme d’Ithaque n’est pas protagoniste, il n’est pas nécessairement présenté d’une manière négative, pour autant que l’on sache. C’est du moins ce qu’affirme Dion de Pruse lorsqu’il compare les trois Philoctète, composés respectivement par Eschyle, Sophocle et Euripide[12] :

[5] …ἐπεί τοι καὶ τὸν Ὀδυσσέα εἰσῆγε δριμὺν καὶ δόλιον, ὡς ἐν τοῖς τότε, πολὺ δὲ ἀπέχοντα τῆς νῦν κακοηθείας […] καὶ οὐδέν γε ἀλλαττούσης τῆς Ἀθηνᾶς προσεδεήθη πρὸς τὸ μὴ γνωσθῆναι ὅστις ἐστὶν ὑπὸ τοῦ Φιλοκτήτου, καθάπερ Ὅμηρος κἀκείνῳ δὴ ἑπόμενος Εὐριπίδης ἐποίησεν : [5] …puisqu’il représentait même Ulysse comme pénétrant et rusé, selon la façon du temps, mais bien loin de la méchanceté actuelle […] Et il n’avait assurément aucun besoin qu’Ulysse fût transformé par Athéna pour éviter que Philoctète ne découvrît son identité, comme ce qu’Homère et, à sa suite, Euripide ont représenté ;

Chez Eschyle, Ulysse s’avançait en personne, contrairement à ce qu’a mis en scène Sophocle, et à visage découvert, à l’inverse de ce que montrait Euripide : l’homme d’Ithaque y apparaissait comme rusé mais ni méchant, ni lâche. Dans cette pièce au moins, Eschyle semble donc avoir présenté un Ulysse bien éloigné de la légende noire qui s’est attachée à ses pas au cours de l’Antiquité classique[13].

Bien plus, non seulement Eschyle ne le présentait pas sous jour trop défavorable dans Philoctète, mais il lui a même consacré une tétralogie entière, dont on va maintenant tenter d’analyser la structure.

La tétralogie eschyléenne d’Ulysse : trois pièces pour un drame satyrique ?

On va d’abord présenter les fragments qui ont conduit à cet état de fait paradoxal avant de s’intéresser à leur vocabulaire et de se livrer à un raisonnement par l’absurde partant de l’Orestie.

Les fragments de la discorde

On rattache habituellement à la figure d’Ulysse quatre pièces perdues eschyléennes[14] : Les Évocateurs d’âmes, qui semble avoir traité de la nekuia homérique, Pénélope, qui a pu porter sur les retrouvailles d’Ulysse grimé en mendiant et de sa femme, Ceux qui collectent les os, où il était manifestement question du sort des prétendants après le retour de l’homme d’Ithaque, et Circé, tiré du séjour d’Ulysse chez la magicienne. La composition de cette tétralogie, si elle en était bien une, pose pour principal problème que, sur les quatre pièces qui la constituent, bien que l’une soit communément admise comme étant un drame satyrique, deux autres ont parfois été considérées comme en étant également. Or, une tétralogie classique ne peut être formée que de trois tragédies et un drame satyrique. Ainsi, des témoins des fragments 113a et 115 de Circé en font sans équivoque un drame satyrique :

témoin de 113a (Aelius Herodianus, Sur la prosodie générale, Codex Vindobonensis Historici Graeci, 10, fol. 7r, 35[15]) :

] γὰρ καὶ μάνοι εἰσῆλθε με[σ. . . . . . .]χος εἰς τὴν οἰκίαν ». Καὶ παρ’ Αἰσχύλῳ δὲ ἐν Κίρκῃ σατυρικῇ ἐν τῇ συνθέσει· (113a) : Car rares (sic) il est allé… à la maison. Également chez Eschyle dans le drame satyriqueCircé au moment du pacte : (113a)

témoin de 115 (Hésychios, Lexique, ζ 200) :

ζυγώσω : δαμάσω, κλείσω, καθέξω. Αἰσχύλος Κίρκῃ σατυρικῇ : je subjuguerai : je soumettrai au joug, j’entraverai, je retiendrai. Eschyle, dans le drame satyrique Circé

Pourtant, certains chercheurs[16] ont voulu voir dans le fragment *180 de Ceux qui collectent les os une preuve que cette pièce était en réalité un drame satyrique du fait de l’épisode trivial qui y est décrit :

fr. *180 (dans Athénée, Deipnosophistes, I, 17C-E (IIe – IIIe siècles p. C.)) :

 

1.

 

 

 

5.

<ΟΔ.>

 ˟  ˉ  ὅδ’ ἔστιν, ὅς ποτ’ ἀμφ’ ἐμοὶ βέλος γελωτοποιόν τὴν κάκοσμον οὑράνην ἔρριψεν οὐδ’ ἥμαρτε· περὶ δ’ ἐμῷ κάρᾳ πληγεῖσ’ ἐναυάγησεν ὀστρακουμένη

χωρὶς μυρηγῶν τευχέων πνέουσ’ ἐμοί

<Ulysse :>

et voici celui qui, prenant naguère contre moi un projectile ridicule, le malodorant vase de nuit, l’a lancé et ne m’a pas manqué : c’est contre ma tête que celui-ci est venu frapper et se briser en morceaux,

exhalant une odeur bien éloignée de celle d’un flacon de parfum autour de moi

De même, le fragment 275 des Évocateurs d’âmes a pu être considéré comme preuve que cette pièce était un drame satyrique et que le traitement de la nekuia homérique par Eschyle était parodique, de même que celui de l’épisode de Polyphème dans Le Cyclope d’Euripide[17] :

fr. 275 (dans Σ vulg. Homère Odyssée, XI, 134) :

<ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ (à Ulysse)>

ἐρωδιὸς γὰρ ὑψόθεν ποτώμενος ὄνθῳ σε πλήξει νηδύος χαλώμασιν· ἐκ τοῦδ’ ἄκανθα ποντίου βοσκήματος σήψει παλαιὸν δέρμα καὶ τριχορρύες

<Tirésias (à Ulysse) :>

Car un héron, du haut de son vol, te frappera de sa fiente en soulageant son ventre : à cause de cela, l’arête d’une créature marine gangrènera ton crâne dégarni par l’âge.

Même si cette argumentation s’entend, elle repose sur le caractère jugé trop trivial pour être tragique d’un fragment, ce qui reste très faible comme preuve. En outre, le vocabulaire de ces fragments ne plaide pas si franchement qu’il y paraît en faveur de leur attribution à des drames satyriques.

Questions de vocabulaire

Ainsi, lorsque l’on analyse les emplois des termes problématiques du fragment *180, ceux de l’adjectif κάκοσμος (malodorant) ne sont pas d’une grande aide, tant ce mot est rare : il n’est guère attesté que dans ce fragment d’Eschyle, dans un fragment de Sophocle le reprenant textuellement[18] et dans un passage d’Aristophane[19]. Le substantif ὀσμή (odeur), dont il dérive, est en revanche bien attesté dans le vocabulaire tragique[20]. Quant au substantif οὑράνη (vase de nuit), il est présenté par Pollux[21] comme l’équivalent tragique de ἀμίς (pot de chambre), terme comique : ἡ δὲ τραγῳδία τὴν ἀμίδα οὐράνην ἐκάλεσεν (La tragédie appelait l’amida ouranè).De même, le terme ὄνθος (fiente) que l’on trouve au fragment 275 est présent à plusieurs reprises dans l’épopée[22].

Dès lors, si les réalités décrites sont triviales, la façon dont elles le sont est bien loin de l’être, et cette apparente incohérence s’explique sans peine pour le fragment *180 : cet épisode burlesque a été subi par Ulysse lorsqu’il était déguisé en mendiant. Or, c’est sous cet avatar que le caractère picaresque avant l’heure du héros atteint son apogée dans l’Odyssée[23]. Cela dit, dans Ceux qui ramassent les os, il semble qu’il ait raconté cette déconvenue en tant que roi d’Ithaque qui vient de massacrer les prétendants et cherche à s’en justifier auprès de leurs familles. Dès lors, faire le récit de ces événements triviaux en recourant à des termes tragiques a pu être un moyen pour Eschyle de rendre à Ulysse la grandeur héroïque dont il s’est longtemps départi au cours de ses errances.

Ainsi, même si les événements évoqués, et non mis en scène, dans ces deux fragments sont triviaux, leur évocation ne semble guère dans la veine de ce que l’on perçoit du drame satyrique. Par ailleurs, la trivialité du vocabulaire employé est loin d’être un critère décisif pour juger du genre d’une pièce antique.

L’Orestie avec des « si »

Imaginons ainsi que la trilogie dite de l’Orestie soit perdue et que, parmi les quatre pièces qui la composent, l’une, Protée, soit présentée par les contextes dans lesquels ses fragments sont cités comme étant un drame satyrique. Imaginons à présent qu’un des rares fragments conservés des Choéphores, pièce dont le statut tragique n’est jamais remis en cause, soit le passage où la nourrice évoque les langes du petit Oreste[24] :

οὐ γάρ τι φωνεῖ παῖς ἔτ’ ὢν ἐν σπαργάνοις, / εἰ λιμός, ἢ δίψη τις, ἢ λιψουρία / ἔχει· νέα δὲ νηδὺς αὐτάρκης τέκνων. / Τούτων πρόμαντις οὖσα, πολλὰ δ’, οἴομαι, / ψευσθεῖσα παιδὸς σπαργάνων φαιδρύντρια, / γναφεὺς τροφεύς τε ταὐτὸν εἰχέτην τέλος : car ça ne dit pas, un enfant encore dans les langes, / si ça a faim, soif ou envie / d’uriner : le jeune ventre des petits a ses propres lois. / Interprète en ces matières, et, comme, à mon avis, je me suis souvent / trompée, nettoyeuse de langes d’enfant, / j’étais à la fois blanchisseuse et nourrice !

Il se serait forcément trouvé des érudits pour vouloir voir dans cette pièce un drame satyrique en raison du caractère terre à terre de ce passage, à tort.

Certes, pareille démonstration par l’absurde n’est pas infaillible, mais elle montre assez en quoi vouloir faire des Évocateurs d’âmes et de Ceux qui ramassent les os des drames satyriques sur la seule foi de deux fragments rapportant, en des termes tout à fait tragiques ou épiques, des épisodes triviaux est risqué. En outre, si le fragment *180 avait été tiré d’un drame satyrique, on est fondé à se demander si Athénée[25] s’en serait offusqué comme il le fait ici :

Αἰσχύλος γοῦν ἀπρεπῶς που παράγει μεθύοντας τοὺς Ἕλληνας, ὡς καὶ τὰς ἀμίδας ἀλλήλοις περικαταγνύναι. Λέγει γοῦν· (*180). καὶ Σοφοκλῆς δὲ ἐν Ἀχαιῶν συνδείπνῳ· […] οὐδ’ ὅτε μνηστῆρας εἰσάγει μεθύοντας, οὐδὲ τότε τοιαύτην ἀκοσμίαν εἰσήγαγεν ὡς Σοφοκλῆς καὶ Αἰσχύλος πεποιήκασιν, ἀλλὰ πόδα βόειον ἐπὶ τὸν Ὀδυσσέα ῥιπτούμενον : Eschyle, par exemple, met en scène, de manière quelque peu inconvenante, les Grecs ivres au point de casser leurs pots de chambre les uns sur les autres. Il dit ainsi : (*180). Et Sophocle[26], dans Le Banquet des Grecs : […] [Homère, cependant,] même lorsqu’il représente les prétendants ivres, n’a jamais rien raconté de si inconvenant que Sophocle et Eschyle, hormis un pied de bœuf[27] lancé contre Ulysse.

Quoi qu’il en soit, et bien que rien ne permette de se prononcer de manière complètement définitive en faveur de l’une ou l’autre hypothèse, ces discussions ont le mérite d’attirer l’attention sur le statut d’Ulysse dans l’œuvre d’Eschyle et sur le genre de rapport qu’entretenait le poète avec la matière homérique

Ulysse, cheval de Troie d’Eschyle ?

De fait, il se peut en effet que l’Ulysse eschyléen, qui n’est donc pas tout à fait conforme à l’image homérique, traduise une réécriture subtilement irrévérencieuse du matériau épique, dont le héros met les principes en évidence à travers l’Iliade alternative qu’il a inventée dans Philoctète.

Un Ulysse tout à fait homérique ?

Lorsqu’il fait d’Ulysse la cible d’un pot de chambre lancé par un prétendant au fragment 180*, Eschyle est fort proche de son modèle homérique. En effet, dans l’Odyssée, l’homme d’Ithaque, lorsqu’il est déguisé en mendiant, est à plusieurs reprises victime de semblables abus de la part des prétendants, qui lui lancent tour à tour deux tabourets[28] puis un pied de bœuf[29]. En reprenant cette mécanique, sur laquelle l’épopée insiste, puisqu’elle revient à trois reprises en l’espace de quatre chants, et en remplaçant tabourets et pied de bœuf par un vase de nuit, Eschyle semble seulement pousser plus loin une logique déjà à l’œuvre chez Homère.

Cependant, quand on considère le fragment 275, les choses sont plus complexes : même si la trivialité de la mention d’une fiente dans le sort fatal d’Ulysse peut pour une part s’expliquer par le caractère ambivalent du héros, quelque chose de dérangeant persiste. En effet, le locuteur, dans ce passage, n’est autre que le célèbre devin Tirésias. Ce point pose problème puisque, même si l’épisode concerne Ulysse dans ses pérégrinations futures, il n’en reste pas moins que Tirésias n’est ni Ulysse, ni une nourrice. Dès lors, pareil langage semble en décalage dans sa bouche, dont on a plus l’habitude d’entendre sortir de graves et terribles prophéties.

On est donc amené à se demander si l’élément trivial n’est pas le moyen pour Eschyle d’atteindre un autre objectif.

Une réécriture subtilement irrévérencieuse des récits homériques

Ainsi, ces éléments triviaux, même quand on tâche de justifier leur présence, ont pu avoir pour vocation d’introduire un élément négatif, sinon burlesque[30] dans le cadre de la réécriture que propose Eschyle du matériau épique. De fait, il s’écarte de la version initiale du mythe de la mort d’Ulysse dans le fragment 275. En effet, il n’est pas ici question de meurtre involontaire du héros par Télégonos, un autre de ses enfants illégitimes, comme c’était manifestement le cas dans Ὀδυσσεὺς ἀκανθοπλήξ (Ulysse frappé par un dard) de Sophocle[31]. Il s’agit d’une mort accidentelle impliquant la pointe d’un animal marin tombant avec la fiente d’un oiseau sur le crâne de l’homme d’Ithaque dans les vieux jours de ce dernier. Une telle variante ne peut être anodine.

Il est intéressant d’envisager cette modification à la lumière du commentaire que fait Pierre Judet de la Combe au sujet d’Agamemnon d’Eschyle[32] : la référence épique apparaîtrait comme un moyen pour le poète de développer « une réflexion critique sur le bien-fondé du récit épique lui-même[33]. » En effet, Eschyle est un des premiers poètes tragiques. Il a donc pu tenter de montrer la valeur de son art face à la forme dominante de l’époque, l’épopée.

En tout état de cause, si la figure d’Ulysse semble attirer l’attention sur ce que fait Eschyle de la matière épique, il met également en évidence ce que celui-ci ne fait pas lorsqu’il la retravaille.

L’Iliade alternative d’Ulysse dans Philoctète

Au cours de sa comparaison des trois Philoctète, Dion de Pruse résume chacune des trois pièces et écrit notamment ceci à propos de la version d’Eschyle[34] :

καὶ τὸ ἀπαγγέλλειν δὲ τὰς τῶν Ἀχαιῶν συμφορὰς καὶ τὸν Ἀγαμέμνονα τεθνηκότα καὶ τὸν Ὀδυσσέα ἐπ’ αἰτίᾳ ὡς οἷόν τε αἰσχίστῃ καὶ καθόλου τὸ στράτευμα διεφθαρμένον οὐ μόνον χρήσιμον, ὥστε εὐφρᾶναι τὸν Φιλοκτήτην καὶ προσδέξασθαι μᾶλλον τὴν τοῦ Ὀδυσσέως ὁμιλίαν, ἀλλ’ οὐδ’ ἀπίθανα τρόπον τινὰ διὰ τὸ μῆκος τῆς στρατείας καὶ διὰ τὰ συμβεβηκότα οὐ πάλαι κατὰ τὴν ὀργὴν τοῦ Ἀχιλλέως, ὅθ’ Ἕκτωρ παρὰ σμικρὸν ἦλθεν ἐμπρῆσαι τὸν ναύσταθμον : Et l’annonce des malheurs des Achéens, de la mort d’Agamemnon, de la mise en accusation, pour le motif le plus honteux qui soit, d’Ulysse, ainsi que de la destruction complète de l’armée est non seulement utile afin d’enjôler Philoctète pour qu’il accepte mieux la visite d’Ulysse, mais pas invraisemblable du fait de la durée de l’expédition et des événements survenus peu avant, durant la colère d’Achille, lorsque Hector est passé à rien d’incendier le mouillage.

Chez Sophocle, Ulysse fait raconter à Néoptolème un ensemble de mensonges fondé sur une base véridique, à savoir l’identité de Néoptolème[35], l’endroit d’où il vient[36], les raisons pour lesquelles Ulysse est allé le chercher[37], la mort d’Ajax[38] et le jugement des armes[39].

Eschyle, pour sa part, a privilégié un jeu avec le récit homérique dans la fable d’Ulysse, si l’on en croit Dion : il raconte que l’armée achéenne a été vaincue, ce qui n’est pas passé loin de se produire lors de l’attaque menée par Hector contre le camp grec[40], qu’Agamemnon a péri, ce qui est faux, mais aurait pu se produire si les Troyens n’avaient pas été repoussés par Patrocle puis Achille, tous deux morts désormais, et qu’Ulysse a été exécuté pour trahison, ce qui est, là encore, faux, mais qui ressemble fort au sort subi par Palamède à l’instigation d’Ulysse, justement. Eschyle met donc en scène Ulysse en train d’inventer une espèce d’Iliade alternative où tout a tourné au pire pour les Achéens, ce qui devait conférer à ce passage une très forte dimension métalittéraire.

Cependant, ce passage rappelle aussi que, si Eschyle retravaille la matière épique en en modifiant les inflexions et en accentuant différemment ses épisodes et ses caractères, il ne s’écarte guère, pour l’intrigue, du fonds épique. Les rares fois où il le fait, comme c’est le cas pour les circonstances de la mort d’Ulysse dans le fragment 275, ces écarts sont marginaux et semblent guidés par une intention précise relevant de l’affirmation du genre tragique face à l’épopée.

Conclusion

Il semble donc qu’Eschyle, dans ses pièces perdues, ait présenté un Ulysse plus odysséen qu’iliadique ou tragique. Ce procédé n’est pas anodin dans la mesure où il a pu lui permettre d’insister sur les pérégrinations que l’on pourrait qualifier de picaresques avant l’heure de l’homme d’Ithaque. Ce faisant, le poète, à travers l’ajout d’éléments triviaux, ou l’aggravation de ceux déjà présents, semble avoir développé une forme de discours critique sur son modèle épique. Cela dit, le caractère affabulateur d’Ulysse attire également l’attention sur le fait que, malgré cette subtile irrévérence dans sa réécriture des récits épiques, Eschyle ne s’écarte jamais beaucoup des trames narratives que ceux-ci lui fournissent, inscrivant ainsi le renouvellement de l’art oral grec dans et contre sa tradition la mieux établie.

Bibliographie

Édition de référence

Stefan Radt, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 3 : Aeschylus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985

Alan H. Sommerstein, Aeschylus, vol. 3 : Fragments, Londres – Cambridge (Massachusetts), Heinemann – Harvard University Press, 2008

Éditions citées

Wilhelm Dindorf, Tragoediae superstites et deperditarum fragmenta. Tomus I. Editio secunda emendatior, Oxford, Presses universitaires, 18512(1832)

Godfried Hermann, Aeschyli editio post mortem eius a Mauricio Hauptio curata : Aeschyli tragoediae, Leipzig, Weidmann, 1852

August Nauck, Tragicorum Graecorum Fragmenta, Editio secunda, Leipzig, Teubner, 18892(1856)

Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4 : Sophocles, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1977

Articles et ouvrages cités

Catherine Cousin, « La Nékyia homérique et les fragments des Évocateurs d’âmes d’Eschyle », GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, volume 9, 2005, pp. 137-152

Pierre Judet de la Combe, « Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Il « dialogo » fra testi nelle letterature classiche, Atti del convegno internazionale Intertestualità, Cagliari, 24-26 novembre 1994, Supplément de Lexis n° 13, 1995, pp. 129-144

Jan Van Leeuwen, « Quaestiones ad Historiam Scenicam pertinentes », in : Mnemosyne, volume 18, n° 1, 1890, pp. 68-75

William Bedell Stanford, The Ulysses theme : a study in the adaptability of a traditional hero, Oxford, B. Blackwell, 1954 (notamment la section « The Stage villain », pp. 102-117).


Cet article est le résultat de la refonte d’une communication donnée le 17 janvier 2020 à Fribourg-en-Brisgau, à l’occasion des 41es Metageitnia.

[1]     William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme : a study in the adaptability of a traditional hero, Oxford, B. Blackwell, 1954, pp. 102-117.

[2]     Ibidem, p. 103.

[3]     L’ensemble des traductions présentées ici est le fait de l’auteur de l’article.

[4]     Homère, Odyssée, XIX, 165-307.

[5]     Voir notamment : Homère, Odyssée, XIV, 258-272 ; XVII, 419-444.

[6]     Voir à cet égard le célèbre début d’hexamètre du poète crétois Epiménide et le paradoxe qui en a été tiré : Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται (les Crétois toujours menteurs). Ce passage est notamment cité par Callimaque, (« Hymne à Zeus », 8) et dans l’Épître à Tite (I, 12).

[7]     Hygin, Fables, CCI.

[8]     Aristote, Poétique, XIII, 1453a7-17.

[9]     Les Évocateurs d’âmes.

[10]   Pénélope.

[11]   Ceux qui ramassent les os.

[12]   Dion de Pruse, Discours, LII, 5.

[13]   Voir l’introduction de cet article.

[14]   Pour les différents regroupements de pièces opérés autour de ce personnage, voir : Radt, 1985, pp. 112-113.

[15]   Herbert Hunger, « Palimpsest-Fragmente aus Herodians Καθολικὴ προσῳδία, Buch 5-7 », Jahrbuch der Österreichischen byzantinischen Gesellschaft, volume 16, 1967, p. 6 [fr. 12]. 26.

[16]   Godfried Hermann, Aeschyli editio post mortem eius a Mauricio Hauptio curata : Aeschyli tragoediae, Leipzig, Weidmann, 1852, I, 359 ; Wilhelm Dindorf, Tragoediae superstites et deperditarum fragmenta. Tomus I. Editio secunda emendatior, Oxford, Presses universitaires, 18512(1832) ; August Nauck, Tragicorum Graecorum Fragmenta, Editio secunda, Leipzig, Teubner, 18892(1856) ; William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme, p. 103 ; passim.

[17]   Jan Van Leeuwen, « Quaestiones ad Historiam Scenicam pertinentes », Mnemosyne, volume 18, n°1, 1890, pp. 68-75 ; William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme, p. 103.

[18]   Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4 : Sophocles, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, fr. 565.

[19]   Aristophane, Paix, 38.

[20]   Eschyle, Euménides, 253 ; Sophocle, Philoctète, 891 ; Euripide, Électre, 498 ; passim.

[21]   Pollux, Onomasticon, II, 224.

[22]   Homère, Iliade, XXIII, 775 ; 777 ; passim.

[23]   Voir notamment à cet égard : Homère, Odyssée, XVII, 462-463 ; XVIII, 394-398 ; XX, 287-302.

[24]   Eschyle, Choéphores, 755-760.

[25]   Athénée, Deipnosophistes, I, 17C-E.

[26]   Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, fr. 565.

[27]   Cf. Homère, Odyssée, XX, 287-302.

[28]   Homère, Odyssée, XVII, 462-463 ; XVIII, 394-398.

[29]   Homère, Odyssée, XX, 287-302.

[30]   Catherine Cousin, « La Nékyia homérique et les fragments des Évocateurs d’âmes d’Eschyle », GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, volume 9, 2005, p. 150.

[31]   Cf. Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, 1977, fr. 453 à 458, 460 et 461.

[32]   Pierre Judet de la Combe, « Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Il « dialogo » fra testi nelle letterature classiche, Atti del convegno internazionale Intertestualità, Cagliari, 24-26 novembre 1994, Supplément de Lexis n° 13, 1995, p. 138-140.

[33]   Ibidem, p. 140.

[34]   Dion de Pruse, Discours, LII, 10.

[35]   Sophocle, Philoctète, 239-241.

[36]   Sophocle, Philoctète, 245.

[37]   Sophocle, Philoctète, 343-349.

[38]   Sophocle, Philoctète, 412-413.

[39]   Sophocle, Philoctète, 364-366.

[40]   Homère, Iliade, XII-XV.

 

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