Tous les articles par Revue Circe

Terminologie, échelles, usages du cartulaire. L’exemple du manuscrit AA 84 des archives municipales de Douai

Marion Bestel

 


Résumé : À partir du XIIe siècle, Douai figure parmi les villes médiévales les plus dynamiques. La production écrite communale reflète particulièrement cette vitalité, aussi bien par son volume, son contenu, que par sa diversité formelle. Le manuscrit AA 84, qui en est issu, sert ici de support pour interroger la typologie documentaire forgée a posteriori, et en particulier les catégories de « registre » et de « cartulaire ». Leur porosité ainsi que l’aspect hétéroclite du manuscrit dans son ensemble permettent en outre d’éclairer la vitalité à l’œuvre dans chaque temporalité de réalisation du manuscrit, rédigé du XIVe au XVIIe siècle, et l’intérêt d’aborder un tel document en suivant une approche multiscalaire. Justifiées par des différentes logiques pratiques, les différentes strates de composition sont rendues visibles par la mise en œuvre d’une diversité de modèles scripturaires dont l’efficacité pratique est mise au service du gouvernement urbain et de ses besoins.

Mot-clés : pratiques de l’écrit, cartulaire, histoire urbaine, Douai, Moyen âge.


Marion Bestel, née le 3 mars 1997, est étudiante en Master 2 Gestion des Archives et de l’Archivage à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle y a réalisé un mémoire de recherche en histoire culturelle et sociale. Son travail porte sur l’histoire des pratiques de l’écrit urbain dans le Nord de la France à la fin du Moyen Âge.

marion.bestel@ens.uvsq.fr


Introduction

Depuis le dernier tiers du siècle dernier, le courant de l’étude des pratiques de l’écrit n’a cessé se développer au point de constituer l’une des branches les plus dynamiques de l’histoire culturelle et sociale, en particulier médiévale. Convoquant sciences auxiliaires et approche transdisciplinaire, les chercheurs et chercheuses, de Michael Clanchy[1] à Pierre Chastang[2] en passant par Anna Adamska[3] et Paul Bertrand[4], ont renouvelé le regard porté sur les documents écrits en mettant en lumière l’intérêt qu’ils représentent bien au-delà de leur contenu textuel. Matérialité, mise en page, organisation interne, sont autant d’aspects qui ont été et sont encore étudiés avec succès.

L’histoire – et celle des pratiques de l’écrit n’échappe pas à la règle – s’appuie sur des concepts et notions nécessaires aussi bien à la description de phénomènes ou d’objets qu’à leur communication et à l’établissement d’un langage commun[5] entre chercheurs d’un même champ. Ainsi, l’étude des pratiques de l’écrit repose sur l’usage d’une terminologie parfois ancienne, reprise par les archivistes dans le cadre de la redéfinition de leur mission au XIXe siècle, revue et corrigée enfin par les historiens actuels. Ces derniers, toutefois, ont franchi un cap supplémentaire en réinterrogeant la pertinence des typologies documentaires apparemment induites par l’usage de ces appellations, et en mettant en lumière non seulement une grande diversité, mais aussi une grande porosité documentaire dont les cadres usuels peinent à rendre compte fidèlement.

Nous avons fait ce constat au cours de notre propre recherche monographique sur le manuscrit coté AA 84 des archives municipales douaisiennes[6]. Présenté comme le « cartulaire AA 84 », mentionné par le seul instrument de recherche[7] portant sur cette série[8] dans la catégorie des « Cartulaires et registres aux privilèges ; registres aux bans ; registres aux ordonnances des échevins et des souverains, modifiant la coutume »[9], brouillant la frontière entre cartulaires et registres – typologies distinctes et bien définies par ailleurs –, il nous a d’autant plus conduite à réfléchir sur sa nature documentaire que son organisation a d’abord semblé chaotique et dépourvue de toute logique apparente. Le présent article a pour dessein de rendre compte de cette interrogation globale pour, dans un deuxième temps, mettre en évidence l’apport d’une approche multiscalaire de l’écrit urbain médiéval, surtout lorsque, réalisé sur un temps long, du XIVe au XVIIe siècle, il présente une très grande hétérogénéité formelle. Enfin, il s’agira de démontrer comment cette pluralité de strates de composition formelle constituent autant de réponses à une recherche d’efficacité pratique dans le cadre d’un véritable gouvernement urbain par l’écrit.

Cartulaire et registre : deux typologies documentaires en question

Éléments de définition

L’ambiguïté du cartulaire en tant que typologie documentaire tient à un certain nombre de ses caractéristiques, et en premier lieu au flou qui entoure le mot lui-même. Son utilisation a, qui plus est, évolué au fil du temps : plus souple et poreuse au XIXe siècle, le terme étant alors presque interchangeable avec ceux de « registre » ou de « volume »[10], elle se précise grâce à un dynamisme toujours à l’œuvre depuis une cinquantaine d’années autour des études des pratiques de l’écrit.

Étymologiquement, il vient du mot latin cartularium ou chartularium « de chartula, papier, diminutif de carta »[11]. Ces deux derniers termes, fort génériques, se faisant synonymes de « papier »[12], le « cartulaire » renvoie sommairement à un recueil contenant des copies d’actes. Ajoutons à cette base le fait qu’il résulte d’une démarche de compilation, en tant que « volonté de rassemblement consciente et structurante des textes » d’acteurs « chargés de rassembler, coordonner […] des textes ou des fragments de textes autour d’une thématique, afin d’en former un recueil relativement structuré »[13], qui se rapproche donc d’un principe de collection. Le Vocabulaire international de la diplomatique, quant à lui, ajoute plus récemment une nuance supplémentaire en ceci que le cartulaire se distingue du recueil de chartes par son producteur : alors que le premier est établi « par l’intéressé lui-même à l’aide de ses propres documents », le second est forgé « par des érudits, anciens ou modernes »[14].

Par élimination, le cartulaire ne relève donc pas d’une réalisation au fil de l’eau, ni d’un souci d’exhaustivité, mais d’un projet cohérent et anticipé mis en place dans un but prédéfini. C’est là que le bât blesse : au contraire de certains exemplaires d’écrits d’ordre littéraire, il n’existe pas, dans la plupart des cas, de correspondance entre un commanditaire et un réalisateur, ni de préambule dédicatoire ou non qui servirait de contextualisation pour le cartulaire. La thématique, qui structure le manuscrit, est donc rarement évidente, en l’absence d’une formulation explicite. C’est donc à l’historien qu’il incombe de la faire émerger, parfois avec peine, afin de saisir la logique qui sous-tend l’ensemble, tout en prenant garde à ne pas plaquer ses propres schémas de pensée, bien souvent aussi anachroniques que préconçus, en tous cas inadaptés à son objet.

Le registre répond à des impératifs différents, et constitue un objet tout aussi complexe. En effet, il correspond davantage à une démarche d’enregistrement des actes reçus (ou émis) par son producteur ou commanditaire, et se doit donc, par conséquent, d’être alimenté régulièrement, sans procéder à un ordonnancement particulier : les actes sont censés être copiés les uns après les autres, dans l’ordre chronologique d’émission ou de réception, bien que dans la pratique les copies puissent se faire par blocs. Les registres médiévaux du Parlement de Paris[15] en constituent un exemple représentatif : chaque audience y est résumée dans l’ordre chronologique, quitte à ce que la même affaire soit évoquée à plusieurs pages d’intervalle, l’avancée dans le codex illustrant le laps de temps qui en sépare deux épisodes. De plus, le registre comporte une fonction de validation : l’enregistrement, c’est-à-dire la mise en registre, correspond à une reconnaissance, par son récepteur en particulier, et donc, pour les actes, à une entrée en action. Toutefois, des zones d’ombre subsistent. En effet, si le caractère illusoire de sa « qualité de source exhaustive et transparente »[16] n’est plus sujet à débat, ses modalités de complétion sont, elles aussi, moins claires et harmonisées qu’on ne pourrait l’imaginer : textes tantôt transcrits, tantôt résumés, parfois même traduits ; tantôt d’après une minute, tantôt d’après l’original[17] ; etc.

Cartulaires et registres apparaissent donc comme deux typologies distinctes, qui sont parfois associées et confondues quand elles désignent l’objet plutôt que son contenu. La catégorisation archivistique de l’Inventaire analytique que nous mentionnons plus haut en constitue une illustration : mis sur un pied d’égalité, cartulaire et registre s’opposent aux chartes et renvoient à la forme matérielle du livre. Toutefois, cette assimilation des deux genres excède leur aspect. En effet, leur proximité a même pu ponctuellement conduire à une forme de fusion, comme c’est le cas des cartulaires-registres de Philippe Auguste, ou du cartulaire des Trencavel de Béziers, et, plus au nord, de Picquigny et de Pamele[18], plus proches de l’aire géographique de notre étude. Y ont été observées des pratiques qualifiées de « cartulaire à rebours » et de « rétro-enregistrement, groupé dans le temps »[19], qui semblent converger l’une vers l’autre et permettent de saisir la porosité de la limite qui les sépare, et du même coup la nécessité de s’affranchir d’une vision trop figée et cloisonnée du paysage documentaire médiéval.

Le manuscrit AA 84 : hybride ou hapax ?

Une fois ce décor planté, quid du manuscrit AA 84 ? La compréhension de ce dernier relève, à première vue, du défi. Il se caractérise, en effet, par une grande hétérogénéité formelle, avec pas moins de treize ensembles différents, plus ou moins soignés et ornés, mais aussi par une absence de classement uniforme, qu’il soit chronologique, topographique, ou personnel – nous y reviendrons. Ces treize ensembles ont été circonscrits en fonction de leurs caractéristiques en termes de graphie, de mise en page, et de présence ou non de décoration. Nous nous attarderons simplement ici sur le décalage entre les folios 1 à 32 et 33 à 35. Dans le premier cas, les copies ont fait l’objet d’un soin tout particulier : tracées en textura régulière, elles prennent place dans un cadre préparé en amont encore perceptible grâce aux traces de réglure marginale et interlinéaire, et bénéficient chacune d’une superbe initiale filigranée bichrome rouge et bleu. Dans le second, et de façon plus frappante encore à partir du verso du folio 33, la textura fait place à une minuscule diplomatique puis à une cursive, toutes deux gothiques, plus resserrées, avec des marges rétrécies, peu d’espace entre les lignes et même les copies, et sans initiale ornée. L’effet contrasté qui s’en dégage est celui, d’une part, d’un projet construit, anticipé, peut-être de longue date, voire commandé ; d’autre part, d’une forme de précipitation, pour ne pas dire d’urgence – l’écriture des folios 34 et 35 est si difficilement lisible que les actes concernés n’ont pu donner lieu à une notice dans l’Inventaire analytique –, d’instantanéité, en tous cas, qui se rapprocherait donc de la démarche présidant à la tenue d’un registre.

Pour autant, est-ce à dire que le manuscrit AA 84 serait désigné sous le terme de cartulaire de façon abusive ? Rien n’est moins sûr. En effet, à bien y regarder, les actes copiés sur les folios 32 v° à 35 constituent un ensemble faisant sens, du moins pour les folios 32 v° et 33 : à une exception près, ils émanent tous d’institutions religieuses, et même de papes, pour les trois premiers. Ils forment donc un petit dossier défini par la nature de l’émetteur des chartes, sans autre critère, pas même chronologique. D’autre part, bien qu’elles tranchent avec celles des folios précédents et suivants, les copies qui y figurent forment un ensemble relativement harmonieux, exception faite de la scission au verso du folio 33, notamment en termes de graphie et d’encre. Il semblerait donc plutôt qu’il s’agisse d’une phase de copie à part entière, et non d’une succession de copies ponctuelles pièce à pièce, qui se rapproche d’un moment de complétion d’un cartulaire plus que du mode d’enrichissement d’un registre. Par ailleurs, contrairement à certains registres, ce manuscrit n’est apparemment doté d’aucune valeur juridique ou probatoire en soi : seules quelques copies ont été collationnées, c’est-à-dire vérifiées conformes à l’original et donc authentifiées. D’autres parades ont été mises en œuvre pour compenser ce manque de portée légale, comme la reprise d’éléments extratextuels des actes originaux, des mentions portées sur le repli de l’acte à la reproduction de la présentation visuelle de l’eschatocole, destinés à souligner le souci de fidélité qui unit la copie à son original.

Le manuscrit AA 84 n’est donc pas un objet hybride, à la fois cartulaire et registre. Il est au contraire bien identifié – comme un cartulaire, donc – et aurait changé non pas de statut, mais de logique et donc de critères d’organisation : un projet redéfini et adapté aux différents moments d’une réalisation échelonnée dans le temps. Ainsi, à une prime accordée à la « volonté de prestige »[20] succède ce que l’on peut supposer être un besoin de pérennisation des actes reçus – a fortiori compte tenu du fait qu’aucun autre exemplaire des trois bulles papales concernées ne semble avoir subsisté dans les fonds des archives municipales douaisiennes, si l’on se réfère au travail de Chrétien Dehaisnes et de Jules Lepreux[21]. Il s’agit bien, toutefois, d’une pérennisation raisonnée, certains actes originaux conservés par la ville n’ayant pas fait l’objet d’une copie, que ce soit en raison de leur caducité, souvent liée à leur ancienneté[22], ou de leur non-conformité à l’image que la ville semblait vouloir forger d’elle-même et de ses relations avec le pouvoir royal ou comtal[23].

La diversité de ces volontés et besoins, nous venons de le voir, est notamment rendue palpable grâce aux différents modèles scripturaires déployés au fil du cartulaire. Cette pluralité apparaît, pour l’historien, comme une invitation à revoir son approche du codex, et à abandonner une vision à la fois trop monumentale et trop monolithique souvent liée à l’objet-livre

Hétérogénéité et réalisation de longue haleine. Pour une approche multiscalaire de l’écrit pratique médiéval

Afin non seulement de rendre compte de la diversité formelle et temporelle du cartulaire, mais aussi de lui donner un sens, il convient de renoncer à une approche exclusivement globale du manuscrit, et de la concilier avec des changements d’échelle, ces derniers permettant de considérer chaque ensemble identifié comme un objet à part entière, qui pourra ensuite être rapproché et comparé aux autres. Toutefois, il n’existe pas une manière unique de circonscrire les ensembles en question : plusieurs critères peuvent être choisis, qui se recoupent parfois, mais pas toujours[24].

Prenons l’exemple du collationnement, qui vise à repérer le nombre de cahiers qui composent un manuscrit et le nombre de feuillets qui les composent[25]. L’ensemble de référence est alors le cahier dont les caractéristiques, comme le nombre de feuillets ou la qualité de parchemin, peuvent éclairer la finalité, voire la datation. Il s’agit ici d’unités matérielles, tangibles et distinguables visuellement. Ainsi, si les folios portant les numéros 1 à 32 ont été taillés dans des peaux remarquables par leur blancheur et leur finesse – au point d’avoir été qualifiées de « vélin », d’après une annotation portée sur le tout premier folio –, les suivants offrent à voir un contraste parfois saisissant, certains feuillets présentant des taches, une inégalité dans leur couleur, et une épaisseur qui, aujourd’hui du moins, confine à la rigidité. Ces changements parfois subtils confirment, sans même analyser les modèles de graphie et de mise en page, la réalisation sur le temps long et probablement discontinue du manuscrit, par ajouts successifs. À l’aune de ces observations, le cartulaire regagne son caractère vivant d’écrit de la pratique, produit en fonction de besoins donnés à un moment donné et accompagnant les aléas rencontrés par la communauté.

Le collationnement ne constitue toutefois qu’une première étape, une porte d’entrée concrète dans le manuscrit. Si vingt-deux cahiers ont été dénombrés, avec de grandes variations dans leurs composition (de deux à dix feuillets), seulement treize ensembles ont été comptabilisés d’après des critères formels et scripturaux. En déplaçant le curseur vers cet autre type de critère, d’ordre plus formel, ce sont d’autres informations qui émergent. Alternent en effet au sein du cartulaire des ensembles particulièrement élaborés, décorés avec soin, dont on ne peut que supputer le coût et la lenteur d’exécution, et d’autres moins raffinés, qui semblent avant tout focalisés vers une copie rapide et immédiatement disponible et maniable des textes. Les premiers, au nombre de trois (folios 1 à 32, 36 à 42, 66 à 92), sont caractérisés par la présence d’initiales ornées, filigranées puis cadelées, et par le recours à une graphie globalement plus lisible du fait de sa taille, de la couleur de l’encre employée, et de la technique utilisée : une textura puis une bâtarde, dont le tracé lettre à lettre exige une patience et une minutie accrue par rapport à un ductus continu typique du bref retour à la cursive dans les deux derniers folios. C’est donc une alternance entre apparat et sobriété, entre priorité faite au prestige et besoin d’efficacité : entre objet de luxe et objet de la pratique, en somme.

Ces différentes phases sont à mettre en regard avec les événements qui leur sont contemporains : le début du cartulaire, dont la datation est estimée vers 1318 par Thomas Brunner[26], prend place dans une période mouvementée de l’histoire des relations entre le comté de Flandre et son royal suzerain. Initié sous le règne de Philippe V, le projet originel du cartulaire, qui fait la part belle aux copies d’actes royaux occupant les huit premiers folios, peut être interprété comme un gage du lien indéfectible et de la bonne entente qui unissent la ville et le roi de France. De la même manière, l’ensemble des folios 36 à 42 constitue essentiellement un dossier autour du mariage de Marguerite de Male et de Philippe II de Bourgogne, qui prépare le basculement du comté de Flandre et donc de Douai dans l’escarcelle bourguignonne. Or, dans cet ensemble, s’observe un retour au modèle formel déployé dans les premiers folios, c’est-à-dire à un modèle caractéristique d’une relation présentée comme forte vis-à-vis d’un dirigeant légitime par une ville désireuse d’apparaître sous son meilleur jour : fidèle et prospère. Enfin, le troisième ensemble remarquable que nous avons mentionné, échelonné sur les folios 66 à 92, marque une rupture avec ses deux prédécesseurs, bien qu’il traduise une entreprise ostentatoire similaire. En effet, l’usage des initiales cadelées, dont la cour de Bourgogne s’est faite centre de diffusion, au point de leur faire atteindre des « sommets de raffinement » au XVe siècle[27], associé à la prégnance des actes bourguignons et de leurs confirmations, dont les copies semblent dater, pour les premières (jusqu’au folio 85) de 1517, ne sauraient être une coïncidence. Ils interviennent en effet entre l’accession de Charles de Gand, duc de Bourgogne et de facto comte de Flandre, aux titres de roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem et de roi des Espagnes en 1516 et sa nomination comme roi des Romains puis son couronnement comme empereur en 1519. Au cours de cette période de transition, il est crucial pour le futur Charles Quint de réaffirmer sa légitimité et de consolider l’ensemble de ses possessions, appelées à former un empire. Le choix, pour ces copies, d’un modèle formel passé de mode mais fortement rattaché au duché de Bourgogne, qui symbolise tout à la fois ses origines, le jeu des transmissions territoriales afférentes et consolide l’emprise aussi bien territoriale que personnelle du candidat au titre impérial apparaît comme un moyen pour la ville de Douai de renouveler l’expression de son soutien et de son allégeance. Il est également possible que les copies des actes n’aient fait que reproduire la forme des originaux : la ville, dès lors, se ferait le relais d’une politique de légitimation de grande ampleur – nous n’avons pas encore pu le vérifier, mais une étude des modalités de copie des actes originaux encore conservés dans les archives de Douai dans les cartulaires municipaux, n’est pas à exclure.

Une telle amplitude, aussi bien sur le plan formel que temporel, ne manque pas d’interroger l’autonomie ou, au contraire, la continuité des parties internes les unes par rapport aux autres. Le document, tel qu’il nous est parvenu, forme bel et bien un tout, mais un tout non uniforme, les disparités dans la qualité du parchemin comme dans celle de la réalisation mettant à mal l’idée d’un projet d’écrit continué. Il apparaît effectivement évident que ce manuscrit a été composé par à-coups, par différentes mains et en différents moments. Pour autant, il ne semble pas constituer, à l’instar du registre FF385, un « recueil factice de cahiers différents »[28], puisque l’écriture d’une strate débute fréquemment en bas du folio ou au sein du même cahier que celle qui la précède. Sans vouloir nous reporter sur une explication de facilité, nous opterions pour une interprétation pragmatique de la chose : dans un souci d’optimiser l’utilisation du parchemin, chaque moment de composition nous semble s’être fait à la suite du précédent, les cahiers étant ajoutés au fur et à mesure des besoins de continuation. Ce manuscrit, dès lors, aurait non pas été pensé comme un écrit continué et structuré par un plan prédéfini, mais comme un écrit continuable.

Aborder un manuscrit tel que le cartulaire AA 84 par le biais d’unités formelles, thématiques ou matérielles, qui parfois se complètent et s’éclairent les unes les autres – la présence des réclames au sein des ensembles formels permettant, par exemple, de repérer le passage d’un cahier à un autre et d’affiner la connaissance codicologique, donc matérielle, du document –, conduit non seulement à en percevoir la richesse de nuances, mais aussi de rétablir les connexions qui relient certaines parties entre elles. Cette approche multiscalaire et multicritère peut même, dans l’absolu, se décliner à l’infini, y compris en descendant à l’échelle de la copie au sein d’un ensemble ou dossier thématique. Dans le cas du cartulaire AA 84, elle s’impose comme essentielle dans la mise en lumière de la grande cohérence qui sous-tend l’ensemble en dépit de son apparence désordonnée.

Le cartulaire AA 84, manifeste du gouvernement urbain par l’écrit

Abordons enfin la manière dont le cartulaire traduit une pratique de gouvernement urbain par l’écrit caractérisée par la mise en place d’une véritable rationalité dans cet écrit pratique. Nous nous référerons ici en partie à la définition wébérienne de la rationalité, comprise comme le fait de « trouver un moyen systématique et efficace [de] parvenir […] à ses fins, quelles qu’elles soient »[29], en l’occurrence, le gouvernement de la ville de Douai. Ce dernier peut s’analyser à plusieurs échelles, une fois encore, et selon des modalités différentes quoiqu’étroitement liées dans un jeu de contrepoids.

Le gouvernement de la ville par le roi de France ou le comte de Flandre

Le comte de Flandre et, a fortiori, le roi de France, principaux émetteurs des actes copiés dans le cartulaire, sont respectivement un grand seigneur et un suzerain à la tête de territoires étendus, sur lesquels il s’agit de faire respecter leur autorité et leurs décisions : de gouverner, en un mot. Ils disposent de plusieurs parades au problème de la distance et d’une impossible ubiquité, parmi lesquels l’écrit, dont la place est loin d’être moindre.

D’une part, il leur est possible de déléguer une partie de leur pouvoir à un homme chargé de parler et d’exercer leur autorité en leur nom : c’est le principe même de la féodalité, qui peut être complété par l’envoi d’agents sur place. Les folios 3 recto et verso du cartulaire donnent d’ailleurs un témoignage de cette pratique en donnant à voir la copie d’un acte de 1296 par lequel Philippe IV le Bel « establi Jehan Tasse de Mondidier gardien de Douay », c’est-à-dire protecteur de la ville au nom de son suzerain en réponse à la « députation […] demandant sa protection » au roi de France envoyée pour lui demander d’intervenir contre le comte Guy de Dampierre et ses violences contre les villes et leurs élites dans le cadre de la levée du cinquantième[30]. Cette députation, qui intervient dans un conflit préexistant entre la ville et le comte et pour lequel le roi avait déjà envoyé « deux délégués destinés à faire une enquête »[31] nécessite d’autant plus d’être officialisée, actée, en bref d’être fixée sur un support, que le « gardien de Douai », nommé dans un contexte de confiscation de la commune, remplace alors l’échevinage, notamment dans la tâche de garantir, au nom du roi, aux habitants « eux et leurs biens de toute tentative mauvaise quelconque de Gui »[32]. L’écriture intervient donc déjà dans cette démarche, en tant que « moyen permettant la délégation »[33], voire l’outrepassement d’une coutume pourtant déjà mise par écrit.

D’autre part, c’est dans l’usage de l’écrit que seigneurs et suzerains trouvent de plus en plus systématiquement une solution à l’éloignement entre eux et leurs territoires et sujets. Comme Laurence Buchholzer l’a rappelé lors de son intervention du 13 janvier 2020, dans le cadre du séminaire « Administrer par l’écrit »[34], chartes et lettres municipales sont très proches jusqu’au XIIIe siècle – comme en témoigne l’usage d’un unique terme latin, literae, pour désigner les unes et des autres –, les secondes n’en étant alors qu’à leurs balbutiements. Bien que le cartulaire AA 84 concerne à la fois une période, une aire géographique et des objets différents, un rapprochement nous a semblé pertinent. En effet, le folio 1 annonce bien que « che sont les chartres et li previlege de le vile de Douay » qu’il donne à voir, et les actes en question sont présentés, dès ce même folio, comme des « litteras » ou « lettres ». Il n’est évidemment pas question ici de lettres qui s’inscriraient dans correspondance sur le mode d’un échange épistolaire régulier, ne nous y trompons pas. La charte, que l’on peut assimiler à une lettre ouverte, permet non seulement de remédier au problème de la distance, aussi bien spatiale que temporelle, mais aussi de recréer un lien entre l’émetteur et son destinataire, ici la communauté douaisienne, et de l’affirmer aux yeux de tous, « universis tam presentibus quam futuris ».

Toutefois, cette proximité est relativisée par le déplacement symbolique de la distance entre émetteur et bénéficiaires des actes. Cette distance verticale, hiérarchique, est essentiellement rappelée par l’usage du latin. Ce dernier est la langue des clercs, mais aussi encore la langue royale, bien qu’au cours de la période concernée de nombreuses hésitations se fassent jour dans la « politique linguistique du roi […] faite de mouvements contradictoires entre le latin et le français »[35] après une longue fidélité, jusqu’au règne de Philippe V. Le latin se fait le symbole de la domination exercée sur une communauté de toutes façons dépendante de ses seigneur et suzerain pour la pérennisation de ses privilèges, dont elle demande la confirmation a minima à chaque nouvel avènement. En effet, la maîtrise avancée du latin reste caractéristique d’un petit nombre de lettrés et de certains professionnels de l’écrit, tandis qu’elle échappe au moins partiellement à l’immense majorité de la communauté, qui présente un large panel de degrés de literacy. Cependant, la reconnaissance visuelle de certains mots et de la disposition formelle du texte permet d’assurer une liaison minimale avec l’ensemble d’une population dont l’illettrisme total relève avant tout du mythe d’un Moyen Âge obscur forgé dès le XVIe siècle.

Le gouvernement de la ville par elle-même

D’un point de vue pratique et matériel, l’existence même d’un cartulaire, d’une collection de copies d’actes divers et malgré tout triés sur le volet, comme nous l’avons évoqué plus haut, traduit une volonté de gouvernement et de gestion matérielle rationalisés de la ville et par la ville – en l’occurrence, par son échevinage[36]. Au-delà des actes dont il contient la copie, le cartulaire AA 84 matérialise une réelle pratique de ce gouvernement urbain, qui s’appuie en grande partie sur un écrit rationalisé.

Toutefois, l’existence et la force de cette pratique ne sont perceptibles qu’en prenant en compte le paysage documentaire produit par l’échevinage. Afin de resituer le cartulaire AA 84 dans ce cadre élargi, nous prendrons appui sur le corpus des registres judiciaires et des cartulaires aux privilèges et aux bans, sur lequel un certain nombre d’observations a déjà pu être formulées. Ainsi, si les registres de la pratique judiciaire « ont tous été commencés entre 1387 et 1450[37] », les cartulaires leur sont donc antérieurs, puisque le premier, coté AA 84, a bien été commencé dès le premier quart du XIVe siècle. Ces derniers ont toutefois été précédés par les registres aux bans « commencés au XIIIe siècle : ils portent les cotes AA 88 à 94 »[38].

De plus, les registres de la pratique « sont tous composés de cahiers en papier cousus ensemble[39] », quand les premiers cartulaires et registres aux bans comme aux privilèges (AA 84 à AA 96, les cotes s’échelonnant jusqu’au AA 110) sont constitués de cahiers de parchemin. Enfin, s’il est précisé que les « registres [de la pratique] sont faits pour être lus et relus[40] » et que « les nombreux points qui peuvent y être soulignés ont souvent trait à la procédure[41] », il est possible de déduire, en négatif, que les cartulaires n’ont pas vocation à être autant manipulés. Ce faisceau de considérations permet d’outrepasser la simple comparaison et de rétablir l’articulation entre registres de la pratique et cartulaires. Alors que les seconds ont été confectionnés dans le but de « définir le cadre d’exercice des prérogatives échevinales[42] », les premiers répondent bien davantage à une volonté de « regrouper les aspects les plus intéressants des affaires » et de « donner un compte-rendu le plus complet possible de tout ce qui s’est passé »[43]. Nous ne reviendrons pas sur la nature paradoxale de la coexistence de ces deux dernières démarches. Ce qui nous intéresse, c’est de constater que les cartulaires semblent constituer le socle théorique, juridique, qui préexiste à la pratique et a fortiori aux registres de la pratique, au contenu tout concret – pour ne pas dire jurisprudentiel.

Cela explique, dans le cas du manuscrit AA 84, le fait que l’écrit, en dépit de son aspect composite, obéisse à une succession de règles formelles et de critères structurants qui, s’ils évoluent, tendent vers un objectif de cartographie précise des droits de la ville, aussi bien immobiliers, parfois à la rue près, que fiscaux, pour aboutir à une vision à long terme des recettes mais aussi, voire surtout, prévenir tout litige, en termes d’exercice d’un droit, celui de justice au premier chef, comme de perception de revenus.

Le nombre conséquent des actes ayant trait à la fiscalité en constitue un bon exemple[44]. Non seulement les actes portant sur les exemptions d’impôts, mais aussi sur les droits de perception de redevances liées à la possession de terres, qu’elles aient été vendues ou données, sont nombreux dans le cartulaire, mais ils sont de surcroît remarquablement détaillés. Celui dont la copie s’étend du folio 16 au folio 22 en apporte une illustration convaincante puisqu’elle établit la liste des

« denrées et marchandises qui doivent un vinage, et les sommes ou les taxes en nature qui seront payées sur la Scarpe et l’Escaut depuis Douai jusqu’à Rupelmonde et depuis Rupelmonde jusqu’à Valenciennes, au châtelain de Douai, aux échevins de Douai, au pont de Raches, au seigneur de Lallaing, au sire de Warlaing, à l’abbé d’Hasnon, à l’abbé de Saint-Amand, seigneur de Saint-Amand, au seigneur de Mortagne, au sire d’Antoing, aux chanoines de Tournai, à 1’écluse d’Audenarde, à l’abbé d’Eenham, au sire de Rodes, à l’abbé de Saint-Pierre de Gand, au châtelain de Gand, au vinage de Tenremonde, à la comtesse de Flandre, à Rupelmonde et à Valenciennes. »[45]

D’autres actes (folios 22 v°, 29 v°, 53 v°) précisent cette question des vinages, portant attention à la fois aux sommes dues et perçues, ainsi qu’aux compensations qu’une exemption ou qu’un droit de prélèvement peut occasionner. Chaque bien – somme, lieu et destinataire – est donc minutieusement précisé afin que chacun soit au clair sur ses droits, voire puisse établir des décomptes prévisionnels. Ce souci du détail sur le sujet concorde avec la chronologie exposée par Georges Espinas et le basculement, à la fin du XIIIe siècle, vers une prédominance des actes d’ordre fiscal, d’un contenu essentiellement relatif à l’organisation judiciaire et administrative[46]. Ce dernier se voit malgré tout réserver une place importante, qui témoigne d’une volonté administratrice rigoureuse de la part de la commune. En effet, pas moins de neuf actes sont consacrés à l’organisation de la justice[47] et surtout de l’échevinage[48], des modalités d’élection aux règles d’éligibilité, tout en rendant visibles les différentes réformes qui se sont succédé dans le temps, une constitution remplaçant la précédente quitte, parfois, à opérer une révolution. Ces mises à jour régulières et claires peuvent être interprétées dans le sens d’une préoccupation d’éviter tout doute quant à la marche à suivre tout en justifiant des décisions antérieures, afin que le gouvernement de la ville, en tant qu’assemblée, soit formé dans les règles en vigueur, et qu’il soit assuré en toute légalité en tant qu’action et processus.

D’autre part, et sur un plan plus symbolique, bien que l’écrit expédié par les rois et comtes constitue, dans un premier temps, un outil de domination sur la ville, cette dernière recourt à des stratégies qui lui permettent, partiellement du moins, une forme de reprise de contrôle. Cela passe notamment par le phénomène de traduction des actes à l’œuvre au sein du cartulaire. Il est visible au sein des 32 premiers folios, qui présentent en effet d’abord les actes en latin en possession de la ville au moment de la réalisation du cartulaire, puis leur traduction en « romans », c’est-à-dire en français. Il convient ici de rappeler la place de Douai dans le mouvement de vernacularisation des documents pratiques en Occident, puisque la ville s’est faite le cadre de production du premier document connu en langue d’oïl – document de nature au demeurant privée, et non urbaine[49]. Dans les faits, bien qu’il s’agisse plus exactement d’une reconnaissance de dette entre deux particuliers[50] ne portant aucun signe de validation[51], il semble avoir pour partie « inaugur[é] une nouvelle tradition discursive vernaculaire[52]. Partageant l’idée de Florian Mazel selon laquelle, en histoire, les seuils sont davantage signifiants, du fait de leur caractère irréversible[53], qu’un événement considéré comme fondateur mais qui, dans les faits, ne constitue pas un basculement, nous nous garderons, bien sûr, d’accorder une importance excessive à un document isolé. Toutefois, comme le rappelle Thomas Brunner, « le rôle des communes […] a […] déjà été souligné par S. Lusignan pour ce qui est de la vernacularisation en français »[54], particulièrement celles du Nord[55] de la France. Ce passage du latin au français n’a rien d’anodin, et encore moins lorsqu’il se manifeste dans le premier cartulaire urbain de la ville, qui renferme les documents jugés alors comme les plus importants et représentatifs de son identité. Il relève, en effet, d’une « certaine prise de distance face au latin des clercs »[56], mais aussi du roi, et revêt dès lors une valeur d’affirmation identitaire[57]. Cette dernière est encore renforcée vis-à-vis des clercs par le très petit nombre d’actes provenant d’institutions ecclésiastiques (une dizaine sur l’ensemble du cartulaire, bulles papales comprises), surtout compte tenu de l’intensité de la vie religieuse douaisienne au Moyen Âge[58].

La traduction en français picard des actes initialement en latin, ainsi que le choix de cette langue pour la table liminaire ou les rubrications des 33 premiers folios replacent, par ailleurs, le cartulaire AA 84 en fin d’un processus de longue durée. Daté du début du XIVe siècle, il s’inscrit dans une démarche de « radicalité de l’adoption du français décidée vers 1224[59] » et qui, après une période d’inversion de la tendance en faveur du latin puis de point d’équilibre, bascule définitivement après 1270, de façon si soudaine qu’elle ne peut « que résulter d’un choix délibéré [60]». Ainsi, au début du XIVe siècle, le français picard constitue bien la langue communale ou, du moins, échevinale.

Cet aspect identitaire, important s’il en est dans la consolidation de la communauté, voire dans la construction du sentiment communautaire, est complété par ce que nous avons interprété comme une réappropriation des textes qui permet à la fois leur connaissance et leur application. Cette réappropriation connaît deux étapes. La première est celle de la copie : en dupliquant l’acte sur un support choisi, propre à la communauté, en choisissant sa mise en forme et en page, survient un premier détachement vis-à-vis de l’émetteur de la charte, une dépersonnalisation du texte au profit d’une focalisation sur son contenu.

La seconde, qui est celle de la traduction du latin au vernaculaire, comporte quant à elle une forte dimension rituelle, symbolique. En effet, le symbole est « l’équivalent universel porteur de [l’]efficacité rituelle »[61] du gage. Or, la langue peut être assimilée à un symbole en ce sens qu’elle « circule universellement – ou du moins dans la communauté qui le partage et en comprend le sens, communauté linguistique, politique, culturelle »[62].

Cette relation, induite par la traduction, « entre latin et vulgaire, en complémentarité puis en concurrence »[63], semble témoigner d’une situation de « diglossie avancée »[64] telle que décrite par Benoît Grévin à partir des réflexions de Charles Albert Ferguson. Si nous avons surtout insisté sur la concurrence que traduit la vernacularisation dans le cartulaire AA 84, la dimension complémentaire est, elle aussi, bien présente. En effet, le choix de présenter à la fois le texte en latin et sa copie en vernaculaire, au lieu de cette dernière seule, permet de confronter les textes et de se rapporter à l’original, dont la copie a surtout pour but d’éclairer la substance. L’ambivalence du rapport de force entre les deux langues s’observe également quelques feuillets plus loin, comme au folio 59 recto. L’acte qui y est copié est une confirmation par Jean II le Bon d’une charte de son père Philippe VI. Or, si la partie confirmée est bien en français, le texte de confirmation dû au roi Jean est en latin. Cet exemple corrobore le constat de Serge Lusignan d’un retour au latin sous le règne du deuxième Valois[65], mais confirme le fait qu’ « il s’agit […] de substituer dans notre esprit, au confort d’une évolution toute tracée, les incertitudes d’une communication complexe pleine d’ambiguïté »[66].

Par ailleurs, la notion de diglossie avancée « présuppose une relation génétique forte entre deux langues »[67] – qui, entre le latin et le « romans » du cartulaire AA 84, ne fait aucun doute – et un recours différencié aux deux langues en présence. En l’occurrence, cette distinction porte sur les utilisateurs de l’écrit – d’un côté, les utilisateurs les plus « nobles », de l’autre une communauté qui, à défaut de leur être soumise, en est dépendante – plus que sur l’usage qui en est fait, ou sur une dichotomie entre écrit et oral. Cette communauté, dans le cas présent, existe, bien que souvent idéalisée dans des archives désireuses d’en occulter les dissensions : c’est la municipalité de Douai, soudée dans son usage du « romans » et autour de sa charte communale quasi mythique, octroyée par Philippe d’Alsace[68]. La vernacularisation est donc l’opération nécessaire à cette efficacité rituelle du texte, puisqu’elle est la condition de son entière et libre circulation au sein de la communauté. À ce symbole s’ajoute un gage, matérialisé par l’objet-cartulaire lui-même, et peut-être plus encore ses prestigieuses décorations, mais aussi une ritualité fondée sur le geste. Le choix de graphies soignées implique une minutie, et donc une lenteur, qui accroissent la valeur symbolique des textes. Le ductus posé, lettre à lettre, est le geste par lequel la communauté voit le support de ses droits pérennisés, puis transposé pour être mis à portée de tous. Il y va de même avec les collations[69] effectuées et signées pour certaines copies[70], puisque « l’efficacité de la signature est plus rituelle que symbolique : c’est une « technique sociale » qui agit plus qu’elle ne signifie »[71], c’est-à-dire que, si la mention « collation faite aux originaux » signifie qu’une vérification de conformité a bien été menée, c’est la signature en tant qu’action, que geste, et non en tant que résultat qui lui donne son efficience, sa puissance, aux yeux de la société.

Conclusion

Le cartulaire AA 84, malgré l’effet de profonde désorientation qu’il produit au premier contact avec le lecteur, s’impose donc, au-delà de son caractère prestigieux, comme une source précieuse sur le plan des pratiques de l’écrit, malgré le fait qu’il s’agisse d’un seul document. Constitué sur un temps long, le manuscrit AA 84 peut être abordé comme un objet en tant que tel, l’objet-livre, aussi bien qu’en tant qu’une agglomération de plus petits objets, qu’il s’agisse de cahiers ou d’ensembles constitués selon des critères autres que codicologiques, régis par des logiques propres et focalisés sur une pluralité de sujets. Ils permettent d’appréhender les formes successivement mises au service d’un gouvernement urbain par l’écrit indissociable d’un souci de rationalité pratique en constante évolution, ce qui explique la diversité des moyens convoqués. Produit de son contexte régional à la fois politique et culturel, le cartulaire AA 84 se fait aussi porteur de l’histoire communale douaisienne dont il éclaire des aspects aussi bien culturels et sociaux qu’économiques et institutionnels. Bien que ces deux derniers points n’aient pas fait l’objet d’une étude approfondie de notre part, ils sont l’occasion de rappeler que, malgré l’existence d’un travail monographique, tout document comporte des dimensions diverses et potentiel que seules des approches diverses peuvent peu à peu révéler pleinement.

 

Annexe : ensembles constitutifs et strates de composition du cartulaire AA 84

Ensemble Cahiers Folios Corresp. cahiers / ensemble Caractéristiques Contenu spécifique
1 1 (n°0) 00c – 00h Oui  Cursive gothique française sauf pour le dernier folio (cursive plus moderne). Encre brune et rouge (remplissages). Table liminaire rajoutée après les premiers feuillets et complétée au fur et à mesure.
2 7 (n°1 à 6, + recto du premier folio du cahier 7) 1 à 32 Oui Textura. Encre noire. Initiales filigranées bleu et rouge. Rubrications et remplissages en rouge. Traces de réglure. Confirmations et octrois de privilèges divers  à la ville, essentiellement par les rois de France, le roi d’Angleterre, les comtes et comtesses de Flandre, les institutions ecclésiastiques et enfin les seigneurs locaux
3 1 (n°7) 32 verso -33 recto Non Minuscule diplomatique gothique. Encre brune.  Initiales plus sobres. Pas de trace de réglure visible. Bulles papales
4 1 (n°7) 33 verso – 35 Non Gothique cursive française. Encre brune.  Pas d’initiale. Pas de trace de réglure visible.
5 2 (n°8-9) 36 à 42 Non Textura.Encre noire à brune. Initiales filigranées bleu (tirant sur le violet) et rouge. Rubrications et remplissages en rouge. Traces de réglure. « Dossier » sur le passage de Douai sous domination bourguignonne préparé par le mariage de Marguerite de Flandre et de Philippe de Bourgogne
6 3 (n°9 à 11) 42 verso (bas) – 49 Non Gothique cursive française. Encre brune. Initiales sobres. Traces de réglure.
7 1 (n°11) 49 verso (bas) – 54 Non Identiques à l’ensemble 6, avec mise en exergue de mots-charnières dans le texte
8 2 (n°11-12) 55-56 recto Non Idem que précédemment. Remplissages rouges.
9 1 (n°12) 56 verso – 62 Non Idem que précédemment. Abandon des remplissages colorés.
10 2 (n°12-13) 63 – 65 Non Idem que précédemment. Cursive gothique française plus fine.
11 7 (n°13 à 19) 66 – 90 Non Bâtarde. Réglure marginale en rouge, traces de réglure interlinéaire visibles. Initiales cadelées. « Dossier » autour de la charte de Marie de Bourgogne de 1477 (copie de l’originale et de ses confirmations successives par Charles VIII, Louis XII, Charles Quint), entre autres
12 1 (n°19) 91 – 92 recto Non Cursive gothique française. Réglure marginale en rouge, traces de réglure interlinéaire visibles. Initiales ornées.
13 3 (n°19 à 21)  92 verso – 101 Non Cursive postérieure (toute fin XVIe ou début XVIIe siècle). Réglure marginale en rouge, traces de réglure interlinéaire visibles. 0

 

Bibliographie

Paul BERTRAND, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.

Marion BESTEL, « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84 », sous la direction de Pierre Chastang, Catherine Kikuchi et Maaike van der Lugt, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03117707).

Thomas BRUNNER, « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 29 à 72.

Thomas BRUNNER, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle, thèse : histoire, sous la direction de Benoît-Michel Tock, université de Strasbourg, école doctorale de Sciences Humaines et sociales. 2014.

Thomas BRUNNER, « Zwischen pikardischem Französisch und Latein : zum Sprachgebrauch in der diplomatischen Schriftlichkeit der Stadt Douai im 13. Jahrhundert », dans Mittelalterliche Stadtsprachen, Maria SELIG et Susanne EHRICH, éd., Ratisbonne (Forum Mittelalter – Studien, 11), 2016, p. 183-202. (version du texte en français : https://univoak.eu/islandora/object/islandora%3A59439?solr_nav%5Bid%5D=828d80ab76726ee78135&solr_nav%5Bpage%5D=0&solr_nav%5Boffset%5D=5)

Pierre CHASTANG, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe – XIIIe siècle), Paris, CTHS (CTHS Histoire, 2), 2001.

Pierre CHASTANG, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

Michael CLANCHY, From Memory to Written Records: England 1066-1307, Oxford, 1979 ; 2e éd. 1993 ; 3e éd. 2013.

Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, éditions rue d’Ulm, 2006.

Elizabeth DANBURY, « Décoration et enluminure des chartes royales anglaises au Moyen Âge », Les chartes ornées dans l’Europe romane et gothique, 2011, tome 169.

Hélène DÉBAX, « Le cartulaire des Trencavel (Liber instrumentorum vicecomitalium). », Les cartulaires : Actes de la table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991), Olivier GUYOTJEANNIN, Laurent MORELLE, Michel PARISSE, Mémoires et documents de l’École des chartes, Paris, BEC, n°39, 1991.

Chrétien DEHAISNES et Jules LEPREUX, Inventaire analytique des archives communales antérieures à 1790 de la ville de Douai, série AA, 1876. URL : http://www.ville-douai.fr/download/culture/archives/fonds%20anciens/SerieAA.pdf [consulté le 15/12/2020] ou https://archive.org/details/InventaireSommaireDesArchivesCommunalesDouaiAA/page/n11/mode/2up [consulté le 15/12/2020].

Claude GAUVARD, Alain DE LIBERA, Michel ZINK (dir.), « Charte », Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002.

Georges ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge, Paris, Auguste Picard, 1913, tome premier.

Benoît GRÉVIN, « L’historien face au problème des contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) : espace ouvert à la recherche. L’exemple de l’application de la notion de diglossie », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, tome 117, n°2, 2005, p. 447-469.

Olivier GUYOTJEANNIN (dir), L’art médiéval du registre. Chancelleries royales et princières, Paris, BEC, Etudes et rencontres de l’Ecole des chartes, 2018.

Émile LITTRÉ, « Cartulaire », Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1872. URL : https://www.littre.org/definition/cartulaire.

Serge LUSIGNAN, La langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, 2004 (Le nœud gordien).

Maria MILAGROS CARCEL ORTI,  Vocabulaire international de la diplomatique, Valence, 1997 (2e édition), URL: Charters Encoding Initiative – Ludwig-Maximilians-Universität München (lmu.de) [consulté le 12/12/2020]

Marie NIKICHINE, La justice échevinale, la violence et la paix à Douai (fin XIIe-fin XVe siècle), Thèse de doctorat inédite, Universités de Paris I / Louvain-la-Neuve, 2011.

Bernard RIBÉMONT, « Serge Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2004, mis en ligne le 26 juin 2008. URL : http://journals.openedition.org/crm/2799.

Michel ROUCHE (dir.), Histoire de Douai, Dunkerque : Westhoek Edition-Editions des Beffrois, 1985. Collection Histoire des villes du Nord – Pas-de-Calais.


Tous mes remerciements pour l’aide reçue à l’élaboration du présent article vont à Pierre Chastang, Catherine Rideau-Kikuchi, Quentin Vrignaud, Clémence Moreau et Anne-Cécile Desbordes pour leur relecture patiente, attentive, toujours pertinente. Tous mes remerciements également aux éditeurs de la revue Circé pour leur réactivité, leur bienveillance et leur adaptabilité.

[1] Michael CLANCHY, From Memory to Written Records: England 1066-1307, Oxford, 1979 ; 2e éd. 1993 ; 3e éd. 2013.

[2] Pierre CHASTANG, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe – XIIIe siècle), Paris, CTHS (CTHS Histoire, 2), 2001.

La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

[3] Anna ADAMSKA et Marco MOSTERT (éd.), Writing and the Administration of Medieval Towns. Medieval Urban Literacy I et Uses of the Written Words in Medieval Towns. Medieval Urban Literacy II, Utrecht Studies in Medieval Literacy, vol. 27 et 28, 2014.

Anna ADAMSKA et Marco MOSTERT (éd.), Oral and written communication in the Medieval Countryside. Peasants-Clergy-Noblemen, Utrecht Studies in Medieval Literacy, vol. 45, 2020.

[4] Paul BERTRAND, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.

[5] Voir le projet Vocabulaire pour l’Étude des Scripturalités (VOCES), https://num-arche.unistra.fr/voces/accueil [consulté le 26/02/2021].

[6] Marion BESTEL, « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84 », sous la direction de Pierre Chastang, Catherine Kikuchi et Maaike van der Lugt, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03117707).

[7] Le manuscrit, référencé n°1222 dans le répertoire de Stein, est également répertorié dans la base CartulR sur Thelma, http://www.cn-telma.fr/cartulR/codico7272/?para=4399t19 [consulté le 26/02/2021]

[8] Chrétien DEHAISNES et Jules LEPREUX, Inventaire analytique des archives communales antérieures à 1790 de la ville de Douai, série AA, 1876.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Marie NIKICHINE, La justice échevinale, la violence et la paix à Douai (fin XIIe-fin XVe siècle), thèse de doctorat, Universités de Paris I / Louvain-la-Neuve, 2011, p. 158.

[11] Émile LITTRÉ, « Cartulaire », Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1872. [https://www.littre.org/definition/cartulaire], consulté le 01/11/2020

[12] Claude GAUVARD, Alain DE LIBERA, Michel ZINK (dir.), « Charte », Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 267.

[13] Paul BERTRAND, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 104.

[14] Commission internationale de diplomatique-comité international des sciences historiques, Vocabulaire international de diplomatique, 2e éd., Universita de Valencia, 1997, p. 35-36.

[15] Archives nationales, série X/1a.

[16] Olivier GUYOTJEANNIN (dir), L’art médiéval du registre. Chancelleries royales et princières, Paris, BEC, Etudes et rencontres de l’Ecole des chartes, 2018, p. 8.

[17] Ibidem, p. 6.

[18] Jean-François NIEUS, « Les quatre travaux de maître Quentin (…1250-1276…) : cartulaires de Picquigny et d’Audenarde, Veil Rentier d’Audenarde et Terrier l’Évêque de Cambrai. Des écrits d’exception pour un clerc seigneurial hors normes ? », Journal des savants, 2012, p. 69-119.

[19] Olivier GUYOTJEANNIN (dir), L’art médiéval du registre. Chancelleries royales et princières, Paris, BEC, Etudes et rencontres de l’Ecole des chartes, 2018, p.12.

[20] Hélène DEBAX, « Le cartulaire des Trencavel (Liber instrumentorum vicecomitalium). », Les cartulaires : Actes de la table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991), Olivier GUYOTJEANNIN, Laurent MORELLE, Michel PARISSE, Mémoires et documents de l’École des chartes, Paris, BEC, n°39, p. 298.

[21] Chrétien DEHAISNES et Jules LEPREUX, Inventaire analytique des archives communales antérieures à 1790 de la ville de Douai, série AA, 1876.

[22] Thomas BRUNNER, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle, thèse : histoire, sous la direction de Benoît-Michel Tock, université de Strasbourg, école doctorale de Sciences Humaines et sociales. 2014, p. 218-19.

[23] Marion BESTEL, « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84 », sous la direction de Pierre Chastang, Catherine Kikuchi et Maaike van der Lugt, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03117707), p. 32 à 38.

[24] Voir annexe n°1

[25] Dans le cas du cartulaire AA 84 : 03 ; 18 ; 27 ; 36 ; 42 ; 53 ; 65 ; 74 ; 82 ; 95 ; 103 ; 1110 ; 1210 ; 136 ; 144 ; 153 ; 161 ; 171 ; 184 ; 1911 ; 204 ; 212. Voir Marion BESTEL, « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84 », sous la direction de Pierre Chastang, Catherine Kikuchi et Maaike van der Lugt, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03117707), p. 12.

[26] Thomas BRUNNER, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle, thèse : histoire, sous la direction de Benoît-Michel Tock, université de Strasbourg, école doctorale de Sciences Humaines et sociales. 2014, p. 178.

[27] Elizabeth DANBURY, « Décoration et enluminure des chartes royales anglaises au Moyen Âge », Les chartes ornées dans l’Europe romane et gothique, Bibliothèque de l’école des chartes, 2011 tome 169, p. 102.

[28] Marie NIKICHINE, La justice échevinale, la violence et la paix à Douai (fin XIIe-fin XVe siècle), Thèse de doctorat inédite, Universités de Paris I / Louvain-la-Neuve, 2011, p. 150.

[29] Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, éditions rue d’Ulm, 2006, p. 18.

[30] Georges ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge, Paris, Auguste Picard, 1913, tome premier, p. 69.

[31] Ibidem, p.68.

[32] Ibidem, p. 71.

[33] Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, éditions rue d’Ulm, 2006, p. 26.

[34] https://www.irht.cnrs.fr/?q=fr/agenda/administrer-par-l-ecrit-au-moyen-age-et-l-epoque-moderne [consulté le 10/12/2020 à 16h27]

[35] Bernard RIBEMONT, « Serge Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre », Cahiers de recherches médiévales et humanistes. 2004, mis en ligne le 26 juin 2008, p. 3 [consulté le 06 juin 2020]. URL : http://journals.openedition.org/crm/2799.

[36] Corps municipal élu selon des modalités qui ont varié au cours de la période en termes de nombre d’élus, de durée de mandat et de critères d’éligibilité, disposant notamment du droit d’exercice de la haute, moyenne et basse justice. Voir Georges ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge, Paris, Auguste Picard, 1913, tome premier, p. 104 : « le « gouvernement » de la ville, l’organe directeur, l’échevinage, doit à priori venir du prince, être « donné » ou « octroie » ou du moins ratifié par lui, mais c’est son pouvoir et son devoir de faire veiller d’une façon quelconque à la stricte application des règlements existant ».

[37] Marie NIKICHINE, La justice échevinale, la violence et la paix à Douai (fin XIIe-fin XVe siècle), Thèse de doctorat inédite, Universités de Paris I / Louvain-la-Neuve, 2011, p. 137.

[38] Thomas BRUNNER, « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 845-850.

[39] Ibidem.

[40] Ibidem, p. 195.

[41] Ibidem.

[42] Ibidem, p. 157.

[43] Ibidem, p. 148.

[44] Pour un total d’une centaine d’actes, plus d’un dixième traite des impôts et taxes.

[45] Chrétien DEHAISNES et Jules LEPREUX, Inventaire analytique des archives communales antérieures à 1790 de la ville de Douai, série AA, 1876, p. 11-12.

[46] Georges ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge, Paris, Auguste Picard, 1913, tome premier, p. 1.

[47] Folios 16r-16v.

[48] Folios 6v-7r, 12r-13r, 39r-40v, 47r-48v, 62v-64r, 64r-65r, 86r-87v.

[49] Thomas BRUNNER, « Zwischen pikardischem Französisch und Latein : zum Sprachgebrauch in der diplomatischen Schriftlichkeit der Stadt Douai im 13. Jahrhundert », dans Mittelalterliche Stadtsprachen, Maria SELIG et Susanne EHRICH, éd., Ratisbonne (Forum Mittelalter – Studien, 11), 2016, version française, p. 7-8.

[50] Thomas BRUNNER, « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 529 à 534.

[51] Thomas BRUNNER, « Zwischen pikardischem Französisch und Latein : zum Sprachgebrauch in der diplomatischen Schriftlichkeit der Stadt Douai im 13. Jahrhundert », dans Mittelalterliche Stadtsprachen, Maria SELIG et Susanne EHRICH, éd., Ratisbonne (Forum Mittelalter – Studien, 11), 2016, version française, p. 7-8.

[52] Ibidem, p. 441.

[53] Florian MAZEL, « Un, deux, trois Moyen Âge… Enjeux et critères des périodisations internes de l’époque médiévale », Revue Atala, Lycée Chateaubriand.

[54] Thomas BRUNNER, « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 70.

[55] Ibidem, p. 53.

[56] Thomas BRUNNER, « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 70.

[57] Ibidem, p. 53.

[58] Michel ROUCHE (dir.), Histoire de Douai, Dunkerque : Westhoek Edition-Editions des Beffrois, 1985. Collection Histoire des villes du Nord – Pas-de-Calais, p.70.

[59] Thomas BRUNNER, « Zwischen pikardischem Französisch und Latein : zum Sprachgebrauch in der diplomatischen Schriftlichkeit der Stadt Douai im 13. Jahrhundert », dans Mittelalterliche Stadtsprachen, Maria SELIG et Susanne EHRICH, éd., Ratisbonne (Forum Mittelalter – Studien, 11), 2016, version française, p. 9.

[60] Ibidem, p. 10.

[61] Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, éditions rue d’Ulm, 2006, p. 28.

[62] Ibidem.

[63] Benoît GRÉVIN, « L’historien face au problème des contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) : espace ouvert à la recherche. L’exemple de l’application de la notion de diglossie », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, tome 117, n°2, 2005, p. 458.

[64] Ibidem.

[65] Serge LUSIGNAN, La langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, 2004 (Le nœud gordien).

[66] Benoît GRÉVIN, « L’historien face au problème des contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) : espace ouvert à la recherche. L’exemple de l’application de la notion de diglossie », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, tome 117, n°2, 2005, p. 468.

[67] Ibidem, p. 453.

[68] Thomas BRUNNER, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle, thèse : histoire, sous la direction de Benoît-Michel Tock, université de Strasbourg, école doctorale de Sciences Humaines et sociales. 2014, p. 839-40.

[69] Maria MILAGROS CARCEL ORTI, « Copie collationnée », Vocabulaire international de la diplomatique, 1997 (2e édition), URL: Charters Encoding Initiative – Ludwig-Maximilians-Universität München (lmu.de) [consulté le 12/12/2020]

[70] F°40v ; f°41v ; f°54r ; f°60r ; f°64r ; f°65r.

[71] Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, éditions rue d’Ulm, 2006, p. 28.

 

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Collecter des plantes par dizaines. La réalisation des exsiccatas dans l’Ouest de la France dans la deuxième moitié du XIXe siècle

Louise Couëffé

 


Résumé : La botanique est un loisir scientifique largement pratiqué au XIXe siècle par des collectionneurs, amateurs ou professionnels, qui partagent des méthodes, des savoirs et des plantes préparées en parts d’herbiers échangées ou vendues, parfois sous la forme d’exsiccatas. Préparées par des botanistes réputés, ces collections ont des qualités scientifiques autant qu’esthétiques et sont utilisées par les acquéreurs comme référence pour déterminer les espèces ou compléter leurs herbiers (BANGE, 2012). Le processus de constitution des exsiccatas reflète un fonctionnement hiérarchisé des réseaux botaniques et impose une réflexion en amont sur le choix des espèces et des localités. La prise de conscience des conséquences destructrices des collectes massives entraîne une certaine régulation des comportements de collecte. La correspondance de botanistes, quelques herbiers et publications scientifiques de l’époque permettent d’analyser les tensions entre les aspects commerciaux, scientifiques et environnementaux liés à la constitution des exsiccatas. En mêlant l’histoire de la culture matérielle, des savoirs et de l’environnement, cet article souhaite montrer la complexité du rapport au végétal et à la nature par l’analyse de ce type d’herbier particulier.

Mot-clés : botanique, collecte, herbier, réseaux, environnement.


Doctorante en histoire au laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés) à l’Université d’Angers sous la direction d’Yves Denéchère et Cristiana Oghinӑ-Pavie, Louise Couëffé étudie l’herborisation au XIXe siècle dans l’Ouest de la France, notamment la circulation de savoirs et de pratiques sur le végétal dans les réseaux naturalistes locaux et le rapport à l’environnement.


Introduction

Les pratiques de collecte et de mise en collection du végétal, caractéristiques de la botanique depuis la Renaissance, s’inscrivent dans des cultures savante et amateur dont l’extension sociale amorcée au XVIIIe siècle s’affirme au XIXe siècle[1]. L’intérêt pour les espèces indigènes et allogènes, collectées lors d’herborisations ou obtenues par voie d’échange ou d’achat, s’observe dans la multiplication des herbiers et la circulation de parts d’herbiers au sein de réseaux marchands, de dons et de contre-dons. Elle facilite l’accès aux spécimens, supplée le déplacement des botanistes et permet un enrichissement matériel, économique et symbolique des collections[2]. L’accumulation de spécimens et leur comparaison favorise une étude plus précise des espèces végétales[3].

Pour pallier les limites des descriptions écrites et des illustrations botaniques « d’après-nature » publiées dans les ouvrages scientifiques (flores, monographies), qui n’offrent qu’une représentation idéale et lacunaire des espèces, apparaissent les exsiccatas dès la fin du XVIIIe siècle. Ce sont des herbiers répliqués en séries d’une à plusieurs dizaines d’exemplaires identiques[4], destinés à être vendus et diffusés largement dans la communauté botanique. Contrairement à la circulation isolée des spécimens d’herbiers, ils permettent la diffusion d’un nombre important de parts dont la composition est standardisée. Leur production s’apparente à de véritables entreprises de publication car ils ont un auteur identifié et sont utilisés pour faciliter l’étude de la flore[5].  Ils ont sur les ouvrages de botanique l’avantage de présenter d’authentiques spécimens de plantes séchées et permettent de faire circuler les échantillons types[6] des espèces afin d’observer finement tous les caractères des plantes, avec des variations individuelles. L’observation de spécimens réels permet ainsi des comparaisons précises[7], à condition qu’ils soient de bonne qualité scientifique. Ils doivent pour cela être complets et présenter les organes nécessaires à la détermination de l’espèce stabilisés à certains stades végétatifs (par exemple la floraison ou la fructification), non altérés par leur conditionnement (excepté la décoloration due à la dessiccation). Outre leurs qualités individuelles, les échantillons doivent être relativement homogènes à l’échelle des fascicules publiés afin que chaque acquéreur possède le même matériel biologique de référence. L’utilisation de spécimens d’exsiccata comme publication de référence révèle en creux les tensions liées à l’illustration « d’après-nature[8] », alors même que la recherche d’homogénéité des spécimens souligne l’importance de disposer d’échantillons-types représentatifs d’un référentiel commun.

Un exsiccata se compose généralement de fascicules, reproduits en plusieurs exemplaires identiques, qui contiennent des parts d’herbiers en nombre variable. Certains sont reliés ou comportent des sachets conservés dans des boîtes[9]. Chaque part d’herbier comprend une ou plusieurs plantes desséchées et une étiquette, imprimée et numérotée, qui permet de situer l’exemplaire dans la publication, d’identifier le spécimen et l’auteur de l’exsiccata, et parfois le nom du botaniste qui a collecté la plante, les lieux et la date de récolte. Il s’agit de mettre à disposition un véritable outil scientifique : la détermination de chaque spécimen est validée par des botanistes disposant d’un crédit et d’une autorité scientifiques reconnus[10], et garantie par l’auteur qui définit, organise et contrôle la réalisation de l’ensemble. Ces projets répondent à des attentes différentes de la part des acquéreurs, allant de l’enrichissement de leurs collections avec des plantes rares ou inaccessibles (car réparties sur des espaces éloignés de leurs lieux d’herborisation ordinaires) à la recherche de spécimens appartenant à un groupe ou un genre botanique qui suscite des difficultés d’identification et de classification. La réunion d’un grand nombre de spécimens récoltés dans différentes localités est un moyen de comparer les morphologies et de participer aux débats sur la notion d’espèce, l’influence du milieu et la distribution des plantes.

Principalement destinés à la commercialisation, soit par souscription avant la réalisation des fascicules, soit par la publication d’annonces dans les bulletins de sociétés savantes une fois que la collection est publiée, les exsiccatas s’inscrivent dans une monétarisation et une marchandisation accrues des circuits d’échanges de spécimens en sciences naturelles[11]. Leur production augmente fortement dans les années 1830, en écho aux évolutions de la botanique au cours du siècle. Le public amateur s’élargit progressivement, jusqu’à une véritable « démocratisation[12] » dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La participation de la petite et moyenne bourgeoisie, des femmes voire de certaines franges des classes populaires est favorisée par un désir de partager la rationalisation de la connaissance du monde et par le développement de la littérature de vulgarisation et d’institutions facilitant l’accès et la participation au savoir scientifique[13] ; ce qui se traduit par une augmentation des collections botaniques. Outre l’enrichissement des collections, les exsiccatas sont des supports d’apprentissage privilégiés pour l’étude des cryptogames[14] (algues, mousses, lichens, fougères[15]) et des collections essentielles dans l’analyse de problématiques nouvelles, comme la géographie botanique[16], en fournissant des spécimens nombreux provenant de différentes régions et de divers milieux. Ils sont concurrencés dans les années 1860 par les sociétés d’échanges, qui ont pour but d’étudier la flore grâce à des exsiccatas non commercialisés, composés au nom de la société grâce à la participation des collecteurs, qui obtiennent la collection en échange. Le modèle des exsiccatas publiés et commercialisés se maintient cependant jusqu’au début du XXe siècle[17], en adoptant parfois des fonctionnements hybrides : des exsiccatas publiés sous le nom d’un ou deux auteurs responsables de la publication (et non d’une société d’échanges ayant la paternité collective[18]) peuvent être proposés à la vente, mais aussi distribués à un prix réduit aux botanistes qui participent à la réalisation d’un fascicule par la collecte[19]. Cela souligne la porosité entre l’échange marchand et les autres formes de sociabilité, de participation et de collaboration dans les milieux de botanistes.

Dès le début du XIXe siècle, la constitution des exsiccatas requiert la mobilisation de réseaux de collecteurs afin de rassembler de nombreux échantillons correspondant aux exigences du projet de publication et provenant de lieux différents. Les exsiccatas étudiés dans cet article mobilisent des botanistes amateurs de l’Ouest de la France ayant une bonne connaissance de la flore de leur territoire. Ces vingt-trois auteurs et contributeurs d’exsiccatas sont professeurs d’histoire naturelle, de sciences physiques, médecins, vétérinaires ou rentiers. Ils herborisent régulièrement lors de leurs loisirs et participent à la publication de flores ou à des sociétés naturalistes locales. Ils joignent à leur maîtrise du savoir botanique théorique, nécessaire à la détermination des plantes, une connaissance empirique fine des espèces locales, de leur population, de leur distribution et de leur phénologie. Le corpus constitué de leurs archives (correspondance, carnets d’herborisation) est hétérogène, suivant les acteurs, et suppose une approche principalement qualitative s’inspirant de la micro-histoire, utilisant la correspondance et les carnets d’herborisation. L’étude des exsiccatas, en revanche, permet quelques analyses quantitatives. Ces sources permettent une « histoire par en bas » des exsiccatas qui s’inscrit dans l’histoire des pratiques naturalistes (à l’échelle locale), l’histoire visuelle des sciences et fait appel aux apports de l’histoire environnementale. La diversité floristique de l’Ouest de la France, ici restreint à quelques départements[20], en fait un espace de collecte particulièrement riche dont les limites sont fréquemment redéfinies par les apports de la géographie botanique et les horizons d’herborisation des acteurs. La multiplication de flores locales à partir des années 1830 et le développement de sociétés naturalistes au milieu du XIXe siècle soulignent le dynamisme de la pratique de la botanique et contribuent à en faire connaître la flore.

La collecte de dizaines de plantes de chaque espèce implique un changement d’échelle dans les pratiques de collecte et de mise en circulation des spécimens dont les objectifs, les modalités et les conséquences posent problèmes. La réalisation d’exsiccata questionne l’articulation entre la quantité d’échantillons et leur qualité scientifique, qui doivent être égales pour les fascicules d’une même collection. La nécessité de disposer de spécimens similaires en grande quantité et le recours à de nombreux collecteurs interrogent les modalités de construction des réseaux et de disciplinarisation des pratiques de collecte, bien avant l’apparition des sociétés d’échanges[21]. L’exsiccata repose sur l’articulation entre des espaces matériels de collecte (où la population végétale est limitée et variable) et des espaces abstraits (unités géobotaniques ou administratives) dont les échantillons doivent être représentatifs. L’arbitrage sur le choix du lieu de collecte et son adéquation avec un savoir géobotanique abstrait est central et détermine la validité des collections[22]. Comment négocier et organiser la collecte en fonction des populations de chaque espèce tout en garantissant la valeur intrinsèque du spécimen reposant sur le lien entre l’échantillon matériel, l’information associée et la présence de la plante sur le terrain ? Comment concilier cette démarche avec la disponibilité d’un matériau biologique, dans un contexte où apparaît une préoccupation croissante pour la diminution voire la disparition d’espèces rares dans les localités de collecte ? Il s’agit de saisir l’articulation entre des pratiques et savoirs botaniques locaux, dépendant des évolutions des milieux de collecte et de la flore, et la constitution de collections vouées à construire et diffuser un savoir botanique de portée globale. Cette étude propose de saisir la tension entre les objectifs commerciaux et scientifiques des exsiccatas en fonction des contraintes posées par le caractère vivant du végétal. Cela implique l’analyse des exsiccatas en tant que projets collectifs, autour desquels se constituent et s’articulent des réseaux de collecteurs, ainsi que l’identification de signaux révélateurs d’une prise de conscience par rapport aux conséquences de cette pression de collecte sur l’existence même des espèces rares.

La production d’exsiccatas, les exigences d’un travail collectif

La réalisation d’un exsiccata est une entreprise collective, menée par un personnage central, l’auteur, qui définit un projet et réunit un réseau de collecteurs en adéquation avec celui-ci. La constitution et le fonctionnement de ce réseau de collecteurs met en évidence un partage hiérarchisé des tâches.

L’auteur et le projet d’exsiccata

En amont de la production de l’exsiccata, l’auteur définit un projet qui fixe les objectifs de la publication ainsi que les modalités pratiques de constitution des fascicules. Il le fait connaître par la correspondance ou, plus largement, en l’exposant de manière formelle dans des annonces publiées dans les bulletins des sociétés de botanique. De plus, des circulaires sont distribuées aux botanistes susceptibles d’être intéressés par l’exsiccata au titre de souscripteur ou de collaborateur. Ce projet guide le choix des espèces qui seront collectées puis publiées et permet d’assurer la cohérence géographique ou botanique de la collection.

L’exsiccata peut être dédié à l’exposition de la flore de divers territoires, permettant d’étudier la géographie botanique, de comparer les spécimens d’une même espèce et d’enrichir les collections en facilitant l’accès à des plantes rares, très localisées ou litigieuses. Ils augmentent ainsi la valeur économique et scientifique d’une collection[23]. D’autres publications sont dédiées à l’étude de groupes ou de genres botaniques difficiles, tels que les mousses, les hépatiques ou les ronces, comme le montre le tableau ci-dessous. Ces exsiccatas s’adressent davantage à un public de botanistes spécialisés dans l’étude de ces plantes, pour lesquels ils constituent des supports d’apprentissage privilégiés et des publications de référence. Leur objectif est de faire circuler les types des espèces et d’en faciliter l’étude par la mise à disposition de spécimens d’herbiers.

Auteur, titre de l’exsiccata, dates Type d’exsiccata
Généraliste Flore régionale Groupe ou genre botanique Plantes rares ou formes particulières
Billot et Schultz, Flora Galliae et Germaniae exsiccata (1836-1878) X
Lloyd, Algues de l’Ouest de la France (1847-1892) X X
Puel et Maille, Herbier des Flores locales de France (1848-1858) X
Magnier, Flora selecta exsiccata (1882-1895) X
Husnot, Musci galliae (1875-1907) (mousses françaises) X
Husnot, Hepaticae Galliae (1875-1901) (hépatiques françaises) X
Sudre, Batotheca Europaea (1903-1917) (ronces d’Europe) X

Tableau 1 : Projets d’exsiccatas et flore étudiée

Ces projets déterminent le nombre d’exemplaires prévus suivant le public ciblé et permettent d’évaluer la quantité d’échantillons nécessaires à la publication. La plupart des exsiccatas étudiés sont diffusés à grande échelle. Charles Magnier a par exemple publié 80 exemplaires du Flora selecta exsiccata, qu’il a offert à ses collaborateurs en échange de cinq plantes. Les exemplaires restants ont été mis en vente. Le prix varie généralement d’une dizaine de francs par centurie (paquet de cent plantes) à plus de 40 francs, en fonction de la rareté des espèces proposées, du nombre d’espèces contenues dans le fascicule, de la qualité scientifique et esthétique de la collection[24]. Les fascicules publiés par Charles Magnier pour le Flora selecta exsiccata varient entre 27 et 62 francs le fascicule, suivant le nombre de plantes vendues[25]. Il s’adresse ainsi à un public de botanistes averti et disposant de moyens financiers conséquents.

Suivant le projet d’exsiccata et la répartition des espèces sur le territoire, la production en série des fascicules nécessite des collectes réalisées à la fois par l’auteur de l’exsiccata[26] et par des réseaux de collecteurs plus ou moins étendus qui permettent d’élargir le périmètre de collecte et d’augmenter le nombre de produits distribués[27]. L’exsiccata Flora Galliae et Germaniae exsiccata de Constant Billot[28] et Wilhelm Schultz[29], publié de 1836 à 1878, est un des premiers en France à mobiliser un ample réseau de collaborateurs (au nombre de cent-quinze[30]), l’objectif étant de publier une collection de toutes les plantes de France et d’Allemagne en une quarantaine d’exemplaires[31].

Ce mode de fonctionnement est utilisé par d’autres auteurs d’exsiccatas, à différentes échelles. Pour certains, l’apport des collaborateurs n’est que ponctuel et la majorité des récoltes sont réalisées par l’auteur[32]. C’est le cas des Algues de l’Ouest de la France publiées par James Lloyd de 1847 à 1892, qui rassemble 14 collaborateurs autour de 24 fascicules publiés, mais dont 83 % des récoltes sont réalisées par l’auteur. Rentier et auteur de flores locales, James Lloyd effectue de nombreuses herborisations sur les côtes atlantiques dont certaines sont dédiées aux collectes d’algues pour l’exsiccata. D’autres exsiccatas mobilisent largement les collecteurs, comme l’Herbier des flores locales, publié par Timothée Puel et Benjamin Maille, qui compte 52 collaborateurs pour les premiers fascicules[33]. Le projet de ces botanistes parisiens est de rendre accessibles les espèces propres à chaque région afin de faciliter les comparaisons ainsi que les types des espèces nouvelles ou litigieuses. Il dépend de ce fait essentiellement des apports de botanistes locaux[34]. Les auteurs souhaitent obtenir la collaboration d’auteurs de flores et de catalogues pour l’Herbier des Flores locales[35], spécialistes de la flore de leur région, qui disposent par leurs herborisations d’une connaissance fine des espèces endémiques ou litigieuses, de leur phénologie et des localités de collecte. Leur familiarité avec ces espaces fonde leur compétence et leur légitimité en tant que collaborateur[36]. Le réseau de collecteurs permet ainsi d’élargir l’échelle géographique de la collecte et de prendre en compte les particularités des flores locales grâce aux connaissances des collaborateurs. Ces réseaux plus ou moins étendus sont constitués de manière à correspondre au projet de publication formulé par les auteurs : ils permettent d’articuler ensemble différents espaces de pratique et de collecte au sein de l’espace abstrait dans lequel s’inscrit le projet d’exsiccata qui a vocation à diffuser un savoir universel intégrant les flores locales.

La constitution des réseaux de collecteurs

Seules de rares annonces publiées dans les pages des bulletins des sociétés savantes font appel à des collaborateurs volontaires[37]. La plupart des réseaux de collecteurs sont constitués à partir de réseaux déjà existants, basés sur des relations épistolaires ou d’interconnaissance, sur demande de collaboration par l’auteur ou candidature du collecteur. Ils sont composés de manière à s’assurer de la compétence de tous les contributeurs et à combler l’ « écart cognitif » existant entre l’auteur et le terrain[38]. Ils rassemblent des profils hétéroclites et comprennent autant de spécialistes que d’amateurs passionnés, insérés dans les milieux botaniques locaux et dont certains collaborent à plusieurs exsiccatas[39]. L’apport de botanistes renommés pour leurs travaux, considérés comme spécialistes de certains groupes[40] ou auteurs d’espèces[41], est particulièrement apprécié par les auteurs d’exsiccatas qui cherchent à les inclure dans leurs réseaux selon les besoins de leurs projets. Présents dans tous les exsiccatas collectifs, ils participent autant à la collecte qu’à la vérification des spécimens. Cela leur donne l’occasion de publier le nom d’une nouvelle espèce avec sa description. L’exsiccata équivaut ainsi à une publication de référence (ouvrage ou article), à laquelle la communauté botanique se rapportera par la suite pour reconnaître la nouvelle espèce. Il s’agit là d’un enjeu majeur de prestige pour les botanistes car le nom de l’auteur d’une espèce passe à la postérité[42]. Parmi les collecteurs mobilisés par James Lloyd pour les Algues de l’Ouest de la France se trouve Gustave Thuret[43], spécialiste des algues. Il est l’auteur de certaines de ces espèces, telle que le Chantransia corymbifera Thuret, publiée en 1863. Il collecte en outre au Croisic, en 1891, le Blastophysa rhizopus Reinke, découvert en 1889, et participe à la vérification des espèces envoyées par d’autres collecteurs[44].

La correspondance scientifique concernant les espèces problématiques est mise à profit par les auteurs d’exsiccatas pour recruter des collecteurs dont ils connaissent le niveau d’instruction botanique, les compétences et les lieux d’herborisations. Cela fonctionne particulièrement pour les études de groupes ou de genres qualifiés de « litigieux », pour lesquels la correspondance entre botanistes tisse des réseaux denses permettant de discuter et d’approfondir l’étude et la détermination de ces plantes[45]. Les auteurs des exsiccatas, spécialistes des groupes étudiés, mobilisent ainsi ponctuellement leurs correspondants pour réaliser quelques collectes. Pierre-Tranquille Husnot[46], auteur de l’exsiccata Musci Galliae (mousses de France) publié de 1875 à 1907, correspond avec Ernest Préaubert[47] et détermine les mousses qu’il lui envoie. Il lui demande de récolter deux espèces à l’étang Saint-Nicolas (Angers, Maine-et-Loire) si celles-ci sont suffisamment abondantes et à l’état de capsules (avant libération des spores)[48]. La connaissance de ces localités par Pierre-Tranquille Husnot lui permet de projeter et de déléguer une collecte à distance à un botaniste dont il connaît les compétences et la maîtrise du terrain.

La présence d’intermédiaires est essentielle dans la constitution des réseaux de collecteurs. Timothée Puel envoie une circulaire présentant le projet de l’Herbier des Flores locales à l’abbé Delalande, auteur de quelques espèces et proche de James Lloyd, et mentionne dans ses lettres plusieurs botanistes connus de Delalande sur lesquels il compte pour le convaincre de participer au projet. En effet, l’abbé Delalande craint que les botanistes de province ne soient « floués » par les collectionneurs parisiens, en étant de simples fournisseurs d’échantillons qui augmenteraient les collections des « botanistes de cabinet[49] ». Cela révèle la tension sous-jacente entre les botanistes parisiens, bénéficiant des apports de nombreux collecteurs par les réseaux auxquels ils ont accès[50], et les botanistes de province, qui revendiquent au nom de leurs pratiques de terrain leur légitimité en tant que botanistes, craignant d’être assimilés à de simples collecteurs. Il ne donne finalement son accord qu’après discussion avec d’autres botanistes connaissant le projet[51]. Enfin, Timothée Puel lui demande de lui adresser d’autres botanistes qui pourraient participer à ce projet[52]. Leur correspondance témoigne du recours systématique aux intermédiaires pour recruter de nouveaux collecteurs dans l’Ouest[53]. Les intermédiaires, connaissant les deux parties, permettent de confirmer la fiabilité du projet et des auteurs ainsi que les compétences des collecteurs. Ils sont des nœuds indispensables dans l’extension du réseau et l’intégration de nouveaux collaborateurs, permettant à l’auteur d’accéder indirectement à de nouveaux espaces de collecte et à de nouvelles espèces.

Enfin, les réseaux d’herborisation des collecteurs sont parfois utilisés pour demander à des amateurs peu insérés dans les réseaux savants de compléter la collecte de certaines espèces, notamment si le lieu de collecte est éloigné des terrains d’herborisation habituels du collaborateur. Ces réseaux sont secondaires, car ils sont mobilisés par l’intermédiaire d’un collaborateur, très ponctuellement, pour une collecte précise, et non pour une collaboration directe à l’exsiccata. Par exemple, en 1851, l’abbé Delalande participe à l’exsiccata Herbier des flores locales de Timothée Puel et Benjamin Maille et envoie des échantillons d’Asterolinum linum-stellatum, en fruits, collectés à l’île d’Houat. Suivant le projet de l’exsiccata, l’utilisation de ces spécimens nécessite une seconde collecte de cette plante en fleurs, que l’abbé Delalande ne peut réaliser. Timothée Puel propose de compléter ces échantillons en demandant au curé d’Houat de récolter ces spécimens.  L’espèce concernée n’étant pas trop litigieuse[54], le risque de confusion et d’erreur est limité, ce qui justifie le recours à un collecteur qui se trouve opportunément sur le lieu de collecte et qui connait les gestes de récolte car il a herborisé plusieurs fois avec l’abbé Delalande[55]. Les herborisations collectives sont de ce fait un argument clé car elles garantissent la connaissance des caractères distinctifs de l’espèce et de ses localités de collecte, permettant de faire confiance à des collecteurs dont les compétences botaniques ne sont pas attestées par des publications, des échanges épistolaires ou leur insertion dans les réseaux savants[56].

L’organisation du travail : des réseaux hiérarchisés

Le réseau de collecteurs est coordonné par l’auteur de manière à rassembler les spécimens nécessaires pour constituer les exsiccatas et à livrer les fascicules en temps voulu, lorsqu’une livraison régulière est prévue dans le projet de publication. Des circulaires sont envoyées pour quelques exsiccatas mobilisant de grands réseaux, tels que l’Herbier des Flores locales de Puel et Maille ou le Flora selecta exsiccata de Charles Magnier. Elles rappellent le projet de l’exsiccata et précisent les espèces attendues, le nombre d’espèces demandé à chaque collecteur, la quantité d’échantillons à recueillir et à dessécher ainsi que la date limite d’envoi des spécimens. Elles sont mises à jour en fonction de l’évolution du projet et des rappels nécessaires en cas de dysfonctionnement du réseau de collecteurs concernant la collecte ou la préparation des spécimens.

Régulièrement, lors de l’intégration d’un nouveau collecteur ou de la collecte d’espèces particulières, ces instructions sont rappelées dans la correspondance. Elles sont ponctuellement assouplies sur décision de l’auteur, au cas par cas, suivant les espèces collectées et les éventuelles difficultés rencontrées par le collecteur[57]. La préparation de fascicules standardisés, produits en série, repose ainsi sur un fonctionnement hiérarchisé qui nécessite discipline et rigueur de la part des collaborateurs. Les plantes récoltées en plusieurs dizaines d’exemplaires sont envoyées par le collecteur à l’auteur de l’exsiccata, qui centralise les spécimens et les informations.  Celles-ci sont exposées sur une étiquette manuscrite indiquant le nom de l’espèce, le lieu et la date de collecte, parfois le milieu et le nom du collecteur[58]. L’auteur vérifie ensuite les déterminations[59] et la qualité de préparation des échantillons. Il recourt pour cela à l’expertise de botanistes spécialistes de certains groupes ou aux « découvreurs[60] » d’espèces dans de nouvelles localités, qui authentifient les spécimens en y apposant leur visa[61]. Ces spécimens authentifiés servent de références dans la détermination des espèces et sont rendus plus largement accessibles par la diffusion des exsiccatas. L’auteur fait ensuite imprimer l’étiquette finale portant le titre de l’exsiccata, le numéro de série et les informations transmises par le collecteur.

Figure 1 : Étiquette des Algues de l’Ouest de la France de James Lloyd. Muséum de sciences naturelles d’Angers – Fonds Lloyd. CC L. Couëffé

L’auteur se charge ensuite de réaliser les parts d’herbiers constituant les fascicules[62], sauf cas exceptionnel. Les échantillons séchés sont envoyés par paquets par le collecteur et l’auteur se charge de les répartir et de les fixer sur les différentes parts. S’il peut réaliser une répartition esthétique des échantillons sur la part, il ne peut que difficilement modifier la disposition de l’échantillon, fixée lors du processus de dessiccation. La publication des fascicules d’exsiccata est parfois associée à un catalogue qui propose un inventaire des espèces collectées, accompagnées d’observations et de descriptions[63], technologie de papier qui facilite autant la recherche d’une espèce qu’un aperçu général de la collection. L’exsiccata est enfin distribué aux acheteurs ou souscripteurs par voie postale ou par des intermédiaires. Malgré le travail réalisé par l’auteur, la qualité des spécimens présentés dépend en grande partie du travail des collecteurs.

Le choix et la collecte des spécimens, entre collaboration et discipline

Le recours à de nombreux collecteurs permet de bénéficier de leurs connaissances du terrain et des flores locales mais nécessite d’élaborer des normes de collecte et de préparation des échantillons, de manière à standardiser les spécimens et obtenir des fascicules similaires. Cela est d’autant plus important que la collecte, la préparation et l’information des échantillons sont des éléments déterminant la qualité scientifique et esthétique des exsiccatas dont l’auteur est garant.

Collecter en masse : exigences techniques, scientifiques et esthétiques

Si certains exsiccatas sont publiés en un nombre restreint d’exemplaires, la plupart paraissent en plusieurs dizaines d’exemplaires. L’exsiccata Herbier des Flores locales de Puel et Maille, destiné à une large diffusion, est constitué en 230 exemplaires[64]. Le nombre d’échantillons collectés est souvent supérieur au nombre d’exemplaires d’exsiccatas prévus, pour permettre de sélectionner les échantillons, de compléter les planches des fascicules ou de constituer quelques volumes supplémentaires.  Les auteurs conservent des boîtes de doubles afin de répondre aux demandes des nouveaux acquéreurs[65]. Chaque espèce doit être collectée en quantité car chaque part de l’exsiccata doit présenter, dans l’idéal, de « nombreux échantillons[66] ». Cette exigence de multiplication des spécimens, commune aux exsiccatas, s’applique principalement aux espèces de petite taille[67]. Elle vise des objectifs à la fois esthétiques et scientifiques.

Figure 2 : Lloyd, Algues de l’Ouest de la France. n° 376 Laurencia obtusa, Golfe du Morbihan, s.d. Musée de sciences naturelles d’Angers – Fonds Lloyd. CC L. Couëffé

 

Figure 3 : Puel et Maille, Herbier des flores locales, n°195 Erica ciliaris L., landes de Malaguet, H de la Perraudière. Muséum d’histoire naturelle de Nantes – Fonds Dufour. CC L. Couëffé

L’accumulation d’échantillons sur une même part d’herbier, caractéristique des herbiers du XIXe siècle[68], fait partie d’une exigence esthétique de la collection. Elle permet une disposition harmonieuse des échantillons sur la part d’exsiccata. Leur multiplication sur une même part a également une justification scientifique. En mettant à disposition plusieurs spécimens de différentes tailles ou en divers états, qui peuvent présenter des variations, les exsiccatas permettent aux botanistes de faire des comparaisons fines et précises des caractères morphologiques des spécimens avec d’autres récoltes, à des fins d’étude[69]. Cette précision d’analyse constitue une différence notable avec la représentation idéale qu’est le dessin d’une espèce dans un ouvrage, qui présente une « image raisonnée[70] ». Le glissement épistémique vers une forme d’objectivité indépendante de l’intervention humaine au milieu du XIXe siècle octroie une valeur supérieure au « naturalisme » des spécimens et à leurs particularismes, reposant sur la multiplication des observations[71]. Cela suppose la collecte d’une grande quantité d’échantillons, la répétition de la sélection des échantillons adéquats et des gestes de collecte homogènes ; ce qui requiert rigueur et discipline de la part de chaque collecteur.

Discipliner les collecteurs : orthopraxie des gestes de collecte et préparation des échantillons

Les instructions détaillées données dans les circulaires diffusées par les auteurs d’exsiccatas tentent de limiter la double difficulté d’une collecte d’échantillons en grand nombre et par différents collecteurs par des consignes de collecte dont l’objectif est d’harmoniser leurs pratiques. L’établissement de ces normes suppose, de la part de chaque collecteur, l’intériorisation d’une orthopraxie de la collecte, au sens d’une discipline des gestes de collecte[72] : rigueur dans la sélection des échantillons prélevés et le relevé des informations associées à l’échantillon. Elles tendent à façonner le « bricolage matériel, social et cognitif » dont relève la collecte [73]. La particularité de cette discipline dans le cadre des exsiccatas est son extension à l’ensemble des membres du réseau de collecteurs et la répétition en série des mêmes gestes pour les échantillons de chaque espèce collectée. L’objectif est de garantir l’homogénéité des spécimens d’une même espèce et la reconnaissance d’une valeur équivalente de chaque exemplaire de la collection. Le contrôle final est réalisé par les auteurs des exsiccatas qui se réservent le droit de refuser les échantillons non conformes et de faire vérifier les déterminations auprès de spécialistes. Puel et Maille précisent ainsi : « Nous ne pourrons agréer pour les fascicules que les plantes qui réunissent les conditions préalablement exposées, et qui en outre sont en bon état de préparation[74]. » Le rappel régulier des consignes dans la correspondance ou dans des circulaires ultérieures[75] souligne la difficulté à établir une discipline collective des pratiques de collecte[76].

La standardisation des spécimens garantit la présence des caractères essentiels à la comparaison[77] et fonde leur qualité scientifique. Les spécimens d’exsiccatas complètent ou remplacent les spécimens d’herbiers des collectionneurs : ils suivent de ce fait les normes de constitution des herbiers et de prélèvement des spécimens au XIXe siècle. Cela permet de construire des systèmes matériels d’observation et de comparaison homogènes, qui fondent leur valeur épistémique. Les plantes doivent être prélevées entièrement, avec les racines, le bulbe ou les rhizomes dans la mesure du possible, de préférence en fleurs et en fruits, afin de permettre l’observation des caractères spécifiques[78]. Elles doivent ainsi être collectées au moment opportun pour présenter clairement les caractères distinctifs permettant d’étudier l’espèce, notamment les fleurs et les fruits[79]. Les échantillons en « état intermédiaire » ne permettant pas l’exposition claire de tous les caractères sont refusés par les auteurs[80]. Cela nécessite une double récolte qui doit avoir lieu dans la même localité, autant que faire se peut, pour mettre à disposition des spécimens relevant d’une unité géobotanique cohérente et éviter les écueils de la variabilité des espèces[81]. Des normes de collecte particulières sont établies pour les espèces litigieuses (comme les ronces) et les groupes botaniques difficiles (les algues et les mousses notamment). La collecte d’échantillons doit être associée au relevé d’informations sur le terrain concernant le nom de l’espèce, le milieu dans lequel elle est prélevée, le lieu et la date de collecte[82], qui deviennent essentielles avec le développement des études de géographie botanique[83].

La qualité de la préparation des spécimens et la validité de leur détermination sont des critères fondamentaux dans l’évaluation des exsiccatas ainsi que des arguments commerciaux utilisés dans les annonces de mise en vente des fascicules[84]. L’étape de la dessiccation est de fait aussi fondamentale que délicate car les spécimens doivent conserver les organes nécessaires à l’étude de l’espèce (étamines, pistil). L’agencement harmonieux de l’échantillon sur la feuille de papier ne peut être modifié après dessiccation. Il faut donc veiller à une disposition à la fois informative et décorative de tous les organes de la plante. Cela nécessite un savoir-faire du collecteur issu de l’expérience et l’observation répétée des réactions des tissus végétaux à la dessiccation. L’aspect esthétique, héritage de la culture de la curiosité mêlant le plaisir sensible et intellectuel, perdure jusqu’au milieu du XIXe siècle[85]. Bien qu’il soit moins évoqué dans les sources[86], il demeure important pour les exsiccatas, notamment ceux adressés aux collectionneurs recherchant des plantes rares ou représentatives de la flore française, que cela soit dans la préparation des échantillons ou leur disposition sur la part d’herbier.

Concilier projet d’exsiccata et réalités du terrain. Les aléas de la collecte

Les échanges de plantes reposent depuis l’époque moderne sur l’envoi de desiderata (plantes souhaitées) ou d’oblata (plantes offertes) entre botanistes[87].  Pour les exsiccatas, le choix des espèces collectées en plusieurs dizaines voire centaines d’exemplaires est également conditionné par les populations de plantes sur le terrain. Les listes de desiderata envoyées par les auteurs assurent la cohérence du projet de publication de l’exsiccata, notamment lorsqu’ils sont spécialisés dans l’étude de groupes litigieux, tels que les ronces ou les menthes, pour lesquels la discrimination des espèces repose sur des caractères subtiles, nécessitant l’observation de spécimens types[88]. La diffusion des types ayant servi à décrire les espèces locales étant fondamentale, ils sont particulièrement demandés par les auteurs d’exsiccata[89]. Le procédé de choix parmi les oblata du collecteur semble cependant être le plus courant, notamment pour les exsiccatas généralistes ou s’intéressant aux flores locales, non spécialisés dans l’étude d’un groupe ou d’un genre. Ce procédé permet de concilier à la fois les exigences propres au projet d’exsiccata, les compétences des collecteurs et les contraintes liées aux populations locales des différentes espèces, car les espèces proposées doivent correspondre à l’aire d’herborisation habituelle des collecteurs[90]. L’auteur de l’exsiccata conserve néanmoins un rôle central en choisissant in fine les plantes à collecter, comme le fait Charles Magnier dans la liste d’oblata envoyée par Ernest Préaubert pour l’exsiccata Flora selecta[91]. Le procédé de choix des plantes met à profit les connaissances acquises lors d’herborisations antérieures sur la flore locale concernant les localités, les saisons de collecte, les populations disponibles de chaque espèce. Les plantes proposées par Ernest Préaubert à Charles Magnier ont toutes fait l’objet de collectes précédentes car elles sont présentées dans son herbier[92]. Cela ne garantit pas pour autant la collecte de l’espèce, qui dépend de la disponibilité des ressources sur le terrain.

Il arrive que le développement et l’épanouissement des organes des plantes ne soient pas satisfaisants pour réaliser la collecte prévue ou que le nombre de spécimens trouvés sur le terrain ne soit pas suffisant. Cela se produit en 1851 lorsque l’abbé Delalande envisage de collecter le Myosotis sicula qui « n’a pas été abondant cette année, ni beau, sur deux cent échantillons il n’y en a pas cinquante de présentables », tandis que les fruits du Lepidium Smithii sont tombés à cause de la sécheresse[93]. La double récolte nécessaire à l’obtention des plantes en fleurs et en fruits peut être empêchée lorsque les lieux de collecte de certaines espèces sont soumis à d’autres usages, notamment pour les plantes des prairies. L’abbé Delalande écrit à Timothée Puel qu’il ne peut collecter le Trifolium michelanium en fruits, « la faulx [sic] ayant tout détruit[94] ». Pour le Flora selecta de Charles Magnier, cette espèce n’est récoltée qu’en fleurs[95]. La plupart des espèces prélevées dans l’Ouest sont choisies parmi celles qui vivent dans des espaces non agricoles, ce qui donne une garantie supplémentaire de pouvoir rassembler un nombre de spécimens suffisants, de bonne qualité, et d’effectuer plusieurs récoltes[96]. Ces limites posées à la collecte par l’usage des milieux et l’état des plantes sont cependant très peu évoquées dans les écrits et la correspondance.

La collecte de nombreux échantillons suppose de prendre en compte l’accessibilité et la disponibilité des ressources. Ces facteurs déterminants dans la réalisation des exsiccatas sont d’autant plus problématiques lorsque le projet de publication comporte des espèces rares.

Le cas des plantes rares : une prise de conscience des conséquences de la collecte ?

À partir du milieu du XIXe siècle, alors que se développe une approche patrimoniale et esthétique de la nature et des paysages[97], émerge une forme de « nostalgie environnementale[98] » relative à la modification des milieux par l’agriculture et l’industrie. Elle s’accompagne chez les botanistes d’une prise de conscience sur la disparition des plantes rares, recherchées pour les collections privées et les exsiccatas[99]. Le prélèvement de ces espèces pose ainsi de nombreuses questions et mène à des stratégies de collecte spécifiques[100].

Disparition des plantes rares : responsabilités et dilemmes des auteurs d’exsiccatas

Dans le dernier tiers du siècle, la dénonciation des pratiques de collecte excessives, qualifiées de déviantes car participant à la destruction et à la disparition de certaines espèces, s’inscrit dans un contexte de démocratisation de la botanique. La multiplication des collections et des collecteurs[101] engagés dans des sociétés d’échanges ou la production d’exsiccatas commercialisés[102] favorise l’accroissement de la demande et de la mise en circulation de spécimens de plantes rares, particulièrement recherchées, qui augmentent la valeur scientifique et marchande des exsiccatas[103]. Cependant, les collectes massives peuvent fragiliser les populations et les collecteurs d’exsiccatas sont considérés comme les principaux responsables de la diminution voire de la disparition de ces espèces[104]. Le bulletin de la Société botanique de France souligne en 1890 que « les botanistes [sont accusés] de détruire les localités d’espèces rares en les récoltant sans mesure pour les exsiccatas », tout en rappelant la responsabilité d’autres types de collecte (vente de plantes coupées, prélèvements horticoles[105]).

Certains exsiccatas, tel que le Flora selecta publié par Charles Magnier, ont justement pour objectif de publier « les plantes rares ou intéressantes ». L’auteur précise que les plantes rares « très localisées » peuvent être récoltées en un plus petit nombre de spécimens[106]. L’exsiccata est cependant publié à hauteur de 80 exemplaires en 1882, puis 85 exemplaires en 1895[107]. De fait, parmi les collectes réalisées pour cet exsiccata[108] se trouvent en majorité des espèces considérées peu communes (PC), assez rares (AR), rares (R) voire très rares (RR) dans l’Ouest, bien que des espèces communes (C) et assez communes (AC) soient aussi collectées[109], comme le montre le graphique ci-dessous.

Figure 4 : Proportion de plantes peu communes, assez rares ou rares collectées pour l’exsiccata Flora selecta dans l’Ouest (1884-1895)

Ce type de collection conforte ainsi l’idée selon laquelle les pratiques de collecte pour les exsiccatas constituent une menace pour les populations d’espèces rares. Certains auteurs en sont conscients, à l’instar de Timothée Puel qui « redoute avant tout […] la destruction des localités[110] », d’autant plus qu’ils demandent des collectes permettant la préparation de 230 parts d’exsiccata[111]. Si le projet d’étude naturaliste des espèces végétales, par accumulation et comparaison d’échantillons, est par essence incompatible avec leur protection[112], les discours de ces botanistes insistent sur la nécessité de préserver quelques échantillons vivants sur le terrain. Ils sont soucieux de conserver leur crédit et leur légitimité dans les réseaux botaniques, qui fondent la valeur des exsiccatas et la validité des collections qu’ils vendent en tant que références, vectrices de savoir. En outre, cette validité repose sur le lien établi entre les échantillons, les informations données sur l’étiquette et la présence des plantes sur le terrain. La destruction de localités de plantes rares remet ainsi en cause le terme de la comparaison avec des plantes vivantes, dont la présence localisée est matérialisée et prouvée par l’échantillon d’exsiccata. Elle remet en question, in fine, la validité des collections. Les auteurs doivent de ce fait s’assurer de la pérennité de ces espèces dans les lieux de collecte et dépendent pour cela des pratiques des collecteurs. Pour résoudre cette contradiction entre la valeur scientifique et marchande des plantes rares et la valeur représentative d’une réalité, preuve de leur présence sur le terrain, des stratégies de collecte particulières sont adoptées au cas par cas par les auteurs et les collecteurs.

Les stratégies de collecte des plantes rares : pratiques, questionnements théoriques et validité scientifique

Les auteurs d’exsiccata préconisent des adaptations des pratiques de collecte selon l’évaluation quantitative des populations sur le terrain. Timothée Puel écrit qu’il faut « choisir […] les localités où la plante qu’on a en vue est en grande abondance[113] », ce que les botanistes prennent soin de souligner lors de collectes massives[114]. Ernest Préaubert ne récolte le Tulipa celsiana qu’à Beaulieu, seule localité connue en Maine-et-Loire pour cette espèce très rare dans la flore de l’Ouest[115], que parce qu’elle y est « en assez grande abondance de fleurs, en bon état[116] ». Cela lui permet de la récolter avec les bulbes, afin de préparer des spécimens complets sans que la présence de cette tulipe ne soit menacée[117]. D’autres stratégies portant sur les techniques de collecte recommandent de ne prélever que la partie aérienne de la plante. Par exemple, Timothée Puel et Benjamin Maille proposent pour les plantes à bulbes « rarement abondantes » de ne recueillir que « les échantillons en fruit sans arracher les bulbes », afin de « ne pas s’exposer à détruire une localité intéressante et peut être unique », ce qui peut être étendu à « quelques cas exceptionnels » de plantes à fleurs[118]. Ces recommandations sont cependant marginales parmi les auteurs d’exsiccata car un échantillon d’herbier correspondant aux normes botaniques doit présenter la plante entière pour être valide[119].

La multiplication des lieux de collecte est une autre stratégie envisagée afin de répartir la pression de la collecte sur plusieurs sites et d’avoir un nombre suffisant de spécimens pour préparer les fascicules. James Lloyd mentionne par exemple dans ses notes qu’une algue rare (Nytophyllim punctatum var. ocellatum) a été collectée pour l’exsiccata au Croisic et à Belle-Île. Après préparation des échantillons, il juge le nombre de ceux collectés au Croisic « suffisant sans ceux de Belle-Île[120] ». Cette stratégie est cependant envisagée avec précaution, voire quelques réticences, car il est préférable pour la valeur de l’exsiccata de présenter une espèce avec des échantillons provenant d’une même localité. Cela permet de répondre à des préoccupations scientifiques sur la répartition géographique et sur la variabilité des espèces selon les conditions de milieu, questions particulièrement étudiées dans les herbiers au XIXe siècle[121]. Puel et Maille tentent ainsi de limiter ces inconvénients : « Pour ne pas nuire à la propagation naturelle de certaines espèces rares et en même temps peu abondantes, on pourra récolter la plante en fleur dans une localité, et la plante en fruit dans une autre localité, pourvu que celle-ci soit contiguë à la première et soumise aux mêmes influences[122]. » L’objectif est d’assurer la cohérence de l’unité géobotanique dans laquelle est collectée chaque forme de l’espèce. La solution parallèle à la multiplication des lieux de collecte est la répartition des récoltes sur plusieurs années, c’est-à-dire « récolter les fleurs une année et les fruits l’année suivante[123] », ce qui suppose que la publication de ces espèces ne puisse pas s’inscrire dans un rythme régulier.

Dans d’autres cas, si l’espèce n’est pas assez abondante, les auteurs d’exsiccatas prônent une relative modération de la collecte de ces plantes en diminuant le nombre d’échantillons demandés[124], comme le fait Henri de la Perraudière pour l’orpin d’Angers (Sedum andegavense (DC) Desv) pour l’exsiccata Puel et Maille[125].

Figure 5 : Herbier des Flores locales de France. Sedum andegavense Desv. collecté par H. de la Perraudière, Sainte-Gemmes, 1851. Muséum d’histoire naturelle de Nantes – Fonds Dufour. CC L. Couëffé

La volonté de modération de la collecte qui apparaît ponctuellement dans les discours de la communauté botanique et les solutions envisagées pour collecter les plantes rares tout en atténuant l’impact des récoltes sur les populations s’expriment davantage dans des pratiques individuelles que collectives.

Modération individuelle et régulation collective

Les pratiques individuelles de collecte font autant l’objet de recommandations des auteurs d’exsiccatas que d’une surveillance de la part de la communauté botanique quant au risque de destruction des localités. Dénoncées dans des articles ou dans la correspondance sous le terme de « vandalisme », évoquant la valeur patrimoniale du végétal et de la nature[126], ces destructions peuvent être préjudiciables à l’activité du botaniste au sein de la communauté botanique par sa mise à l’écart des réseaux d’échanges[127]. Les collecteurs des exsiccatas se montrent ainsi relativement vigilants, d’autant plus que la publication de l’exsiccata rend publiques leurs pratiques de collecte dans des localités connues par la communauté botanique.

Cependant, l’attraction pour les espèces rares crée une multiplication des collectes dans certaines localités. Par exemple, le coléanthe délicat (Coleanthus subtilis Seid.), graminée nordique, est découverte en France par Georges de Lisle en Loire-Inférieure en 1863 puis en Maine-et-Loire en 1865 à l’étang de la Corbinière (Noyant-la-Gravoyère) par l’abbé Ravain[128]. Ce dernier le distribue dès sa découverte dans l’exsiccata Herbarium normale publié par Schultz[129]. Il est de nouveau collecté en 1881 à Noyant-la-Gravoyère pour la Société Rochelaise, puis en de nombreux échantillons par Ernest Préaubert en 1884 et de nouveau en 1913 pour la Société cénomane d’exsiccata par A. Henry[130]. Il n’est plus observé après 1913 malgré des recherches réitérées dans les années 1950. Sa disparition semble imputable aux changements du milieu dans lequel il se trouve[131] mais on ne peut pas exclure l’effet des collectes répétées dans cette localité. De même, le Scirpus pungens Vahl, collecté par Louis Chevallier dans la Sarthe en 1891 pour le Flora selecta[132] n’est plus observé dans ce département après 1892[133]. Sans aller systématiquement jusqu’à la disparition, les collectes massives répétées dans une station par divers collecteurs[134] créent une pression de collecte importante et fragilisent les populations végétales. Bien que chaque collecteur soit invité à se montrer vigilant, ces recommandations portent sur les pratiques individuelles de collecte et non sur une espèce ou un espace particulier à protéger[135]. De plus, l’adoption du projet d’étude naturaliste à grande échelle, reposant sur l’accumulation et la comparaison de spécimens ainsi que l’extension de la pratique de la botanique (tant par des collecteurs occasionnels que réguliers) limitent les possibilités de coordination et de régulation collective de la collecte[136].

Conclusion

La production d’exsiccatas est un travail collaboratif particulier en botanique. Au-delà du partage d’informations botaniques, comme les flores ou les catalogues, ils exigent le rassemblement d’un matériel biologique standardisé, collecté et préparé de manière à constituer des fascicules identiques. La composition des réseaux de collecteurs et le déroulement des collectes massives sont donc des points cruciaux. En effet, les exsiccatas doivent présenter une certaine homogénéité : chaque fascicule constitue en soi une collection de référence, répliquée en de multiples exemplaires et accessible dans différents lieux de conservation. La standardisation des spécimens est une des raisons d’être de ces exsiccatas car elle fonde leur valeur scientifique et constitue un prérequis indispensable à la circulation de spécimens de référence. Leur fonction épistémologique est de ce fait étroitement liée aux spécimens collectés et à l’instauration de normes définissant une orthopraxie de la collecte reposant sur la répétition d’opérations intellectuelles et manuelles dans la sélection des échantillons à prélever. Cela suppose aussi que la collecte se déroule au sein d’unités géobotaniques afin de garantir l’homogénéité des conditions écologiques et des plantes collectées. Cette homogénéité constitue un prérequis permettant l’intégration d’espaces locaux de collecte, définis par les savoirs et les pratiques des collecteurs, à l’espace abstrait couvert par l’exsiccata.

Or, la disponibilité variable des ressources entraîne des distorsions de ces normes de collecte pour faciliter la circulation de plantes rares. Ces écarts aux normes permettent cependant de préserver une autre fonction épistémologique fondamentale de ces collections de référence : la représentation de la flore réelle. En effet, les catalogues et flores n’offrent que des descriptions lacunaires, ainsi que peu d’illustrations. Cependant, la validité de cette fonction repose sur le lien établi entre le spécimen d’herbier, l’information géographique associée et la présence de la plante sur le terrain, ce qui suppose la conservation des espèces dans les localités connues. Si cette préoccupation est intégrée dans les discours de la communauté botanique et, la plupart du temps, dans les pratiques de collecte individuelles des botanistes, la multiplication des collectes pour les exsiccatas ou les sociétés d’échanges fragilise les populations et mène au début du XXe siècle aux premières tentatives de protection des espèces végétales.

Le développement des exsiccatas commercialisés et des sociétés d’échanges, à mi-chemin entre l’herbier et le livre, témoigne de la volonté de faire circuler un savoir botanique relatif à la taxinomie ou à la géographie botanique étroitement lié à la valeur épistémologique des spécimens d’herbiers, à la matérialité des collections et à leur présence réelle sur le terrain.

Bibliographie indicative

ANDRÉ Gilles, ANDRÉ Max, « ‘‘Flora Galliae et Germaniae Exsiccata’’ de P.-C. Billot », Les Nouvelles archives de la Flore jurassienne, Société botanique de Franche-Comté, n° 4, 2006, p. 41-42.

BANGE Christian, « Travail collectif en botanique et validation scientifique : les sociétés d’échange de plantes », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la Vie, tome 19, n° 2, 2012, pp. 175-189.

BANGE Christian, « Les collections botaniques privées en France au XIXe siècle », Mécènes et collectionneurs : les variantes d’une passion, Paris, CTHS, 1999, pp. 179-198.

CURRY Helen A., JARDINE Nicholas, SECORD James A., SPARY Emma C., Worlds of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 655 p.

DASTON Lorraine, GALISON Peter, Objectivité, Paris, Les Presses du réel, 2012 (2007), p. 55.

DASTON Lorraine, LUNBECK Elizabeth, Histories on Scientific Observation, Chicago, Chicago University Press, 2011, 473 p.

DELORD Julien, L’extinction d’espèces. Histoire d’un concept & enjeux éthiques, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2010, 691 p.

DELUZARCHE Françoise, « Collecteurs des Centuries de ‘‘Florae Galliae et Germaniae Exsiccata’’ de C. Billot. » Site de l’Herbier de l’Université de Strasbourg [URL : www.unistra.fr], consulté le 9 juillet 2020.

DRECHSLER Carine, KLEIN Jean-Paul, SEZNEC Guy, « Les centuries : des collections de plantes séchées », Les herbiers : un outil d’avenir. Tradition et modernité, actes du colloque de Lyon (20-22 novembre 2002), Villers-lès-Nancy, Association Française pour la Conservation des Espèces Végétales, 2004, p. 301-302.

EASTERBY-SMITH Sarah, Cultivating commerce : cultures of Botany in Britain and France, 1760-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 237 p.

FAGES Volny, GUIGNARD Laurence, « Introduction. Libido sciendi », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 57, 2018, p. 9-20.

FORD Caroline, Naissance de l’écologie. Polémiques françaises sur l’environnement 1800-1930, Paris, Alma éditeur, 2018, 354 p.

GARRAUD Luc, « L’herbier outil de la connaissance ou de la destruction des espèces ? », Les herbiers : un outil d’avenir. Tradition et modernité, actes du colloque de Lyon (20-22 novembre 2002), Villers-lès-Nancy, Association Française pour la Conservation des Espèces Végétales, p. 285-288.

GESLIN Julien, LACROIX Pascal, LE BAIL Jean, GUYADER Dominique, Atlas de la flore de Maine-et-Loire, Turriers, Naturalia publications, 2015, 603 p.

HOFF Michel, DREGER Françoise et MIESCH Roger, « L’Herbier ‘‘Stirpes Cryptogamae Vogeso-Rhenanae’’ de J.B. Mougeot, C.G. Nestler et W.P. Schimper », Bulletin de l’Association Philomathique d’Alsace et de Lorraine, vol. 31, 1995, p. 77-91.

JARDINE Nicholas, SECORD James A., SPARY Emma. C., Cultures of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 501 p.

JUHÉ-BEAULATON Dominique, LEBLAN Vincent (coord.), Le spécimen et le collecteur : savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités (XVIIIeXXe siècles), Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, 2018, 509 p.

LAMY Denis, « Le savoir botanique par les herbiers », Actes du colloque « Voyages en botanique », 16 et 17 juin 2005, à Besançon, Besançon, ACCOLAD, p. 1-13 [URL : http://www.livre-franchecomte.com], consulté le 27 novembre 2018.

LAMY Denis, « Le rôle des amateurs dans l’étude des bryophytes en France au XIXe siècle », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 27, 1989, p. 163-174.

LAMY Denis, « Vers une histoire de la bryologie en France », Bulletin de mycologie et de botanique Dauphiné-Savoie, Saint Genis-Laval, imprimerie Brailly, n° 182, 2006, p. 5-10.

LAMY Denis, « Les herbiers de plantes cryptogames : méthodes, emplois, perspectives », Les herbiers : un outil d’avenir. Tradition et modernité, actes du colloque de Lyon (20-22 novembre 2002), Villers-lès-Nancy, Association Française pour la Conservation des Espèces Végétales, 2004, p. 30-39.

LIVINGSTONE David N., Putting Science in its Place. Geographies of Scientific Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, 247 p.

MATAGNE Patrick, « Les naturalistes amateurs et leurs réseaux (1880-1914), ou comment occuper le ‘‘terrain’’, construire une identité collective, et produire un savoir universel », Des sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2007, p. 111-119.

MATHIS Charles-François, MOUHOT Jean-François, Une protection de l’environnement à la française ? (XIXeXXe siècles), Seyssel, Champs Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », 2013, 340 p.

RUSQUE Dorothée, Le dialogue des objets. Fabrique et circulation des savoirs naturalistes : le cas des collections Jean Hermann (1738-1800), thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Isabelle Laboulais, Université de Strasbourg, 29 juin 2018, 638 p.

SECORD Anne, « Science in the pub : artisan botanists in early nineteenth century Lancashire », History of Science, vol. 32 (3), 1994, pp. 269-315. [URL : https://doi.org/10.1177/007327539403200302].

STRASSER Bruno J., « Collecting Nature : Practices, Styles, and Narratives », Osiris, vol. 27, n° 1, 2012, p. 303-340.


[1] Helen A. Curry, Nicholas Jardine, James A. Secord, Emma C. Spary, Worlds of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 616 p. ; Nicholas Jardine, James A. Secord, Emma C. Spary, Cultures of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 127-144, 408-425. Je remercie Thomas Rouillard pour les données sur l’exsiccata James Lloyd ainsi que Cristiana Pavie pour les échanges autour de ce sujet.

[2] Dorothée Rusque, Le dialogue des objets. Fabrique et circulation des savoirs naturalistes : le cas des collections Jean Hermann (1738-1800), thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Isabelle Laboulais, Université de Strasbourg, 29 juin 2018, p. 131-158 ; Sarah Easterby-Smith, Cultivating commerce : cultures of Botany in Britain and France, 1760-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 6.

[3] Christian Bange, « Les collections botaniques privées en France au XIXe siècle » dans Jean-Yves Ribault (dir.), Mécènes et collectionneurs : les variantes d’une passion, Paris, CTHS, 1999, p. 184.

[4] Denis Lamy, « Les herbiers de plantes cryptogames : méthodes, emplois, perspectives » in Pierrel et Reduron, (éd.), Les herbiers : un outil d’avenir. Tradition et modernité, actes du colloque de Lyon (20-22 novembre 2002), Villers-lès-Nancy, Association Française pour la Conservation des Espèces Végétales, 2004, p. 32.

[5] Denis Lamy, « Le savoir botanique par les herbiers » in Actes du colloque « Voyages en botanique », 16 et 17 juin 2005 à Besançon, Besançon, ACCOLAD, p. 4 [URL : http://www.livre-franchecomte.com], consulté le 27 novembre 2018.

[6] Le type d’une espèce est le spécimen ayant servi à décrire une nouvelle espèce.

[7] Lorraine Daston, Elizabeth Lunbeck, Histories on Scientific Observation, Chicago, The Chicago University Press, 2011, p. 104-106 ; Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Paris, Les Presses du réel, 2012 (2007), p. 55.

[8] Idem.

[9] Denis Lamy « Le savoir botanique… », art. cit., p. 1-13.

[10] Christian Bange, « Travail collectif en botanique et validation scientifique : les sociétés d’échange de plantes » in Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la Vie, tome 19, n° 2, 2012, p. 176.

[11] Dorothée Rusque, Le dialogue des objets…, op. cit., p. 131-153.

[12] Benoît Dayrat, Les botanistes et la Flore de France : trois siècles de découvertes, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, 2003, p. 132.

[13] Volny Fages, Laurence Guignard, « Introduction. Libido sciendi », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 57, 2018, p. 11-16. Pour le contexte anglo-saxon voir Anne Secord, « Science in the pub : artisan botanists in early nineteenth century Lancashire, History of Science », vol. 32 (3), 1994, pp. 269-315 [URL : https://doi.org/10.1177/007327539403200302].

[14] Les cryptogames sont des plantes sans fleurs dont l’étude est réputée difficile aux XVIIIe et XIXe s.

[15] Denis Lamy, « Le rôle des amateurs dans l’étude des bryophytes en France au XIXe siècle » in Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 27, 1989, p. 167.

[16] Carine Drechsler, Jean-Paul Klein, Guy Seznec, « Les centuries : des collections de plantes séchées » in Pierrel et Reduron, (éd.), Les herbiers : un outil d’avenir…, op. cit., p. 301.

[17] Christian Bange, « Travail collectif… », op. cit., p. 176.

[18] Ibidem, p. 177 et p. 187.

[19] Voir les exsiccatas publiés par Charles Magnier (Flora gallica exsiccata, par exemple), Timothée Puel et Benjamin Maille (Herbier des flores locales).

[20] Les départements de Maine-et-Loire, Loire-Inférieure, Sarthe, Vendée et, ponctuellement, Morbihan et Charente-Inférieure.

[21] Par exemple : Michel Hoff, Françoise Dreger et Roger Miesch, « L’Herbier ‘‘Stirpes Cryptogamae Vogeso-Rhenanae’’ de J. B. Mougeot, C. G. Nestler et W. P. Schimper », Bulletin de l’Association Philomathique d’Alsace et de Lorraine, vol. 31, 1995, pp. 77-91

[22] David N. Livingstone, Putting Science in its Place. Geographies of Scientific Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, p. 6

[23] Dorothée Rusque, Le dialogue des objets…, op.cit., p. 154-158.

[24] Bulletins de la Société botanique de France, rubrique « Plantes à vendre », Paris, Bureau de la Société, années 1860 à 1880.

[25] Bornet (éd.), « Plantes à vendre », Bulletin de la Société botanique de France, tome 32, Paris, Bureau de la Société, 1885, p. 48. Les fascicules 2 et 3 comprennent respectivement 298 plantes (45 francs), 327 planches (52 francs).

[26] Denis Lamy, « Le savoir botanique… », op. cit., p. 5 ; Michel Hoff, Françoise Dreger et Roger Miesch, « L’Herbier… », op. cit., pp. 77-91.

[27] Christian Bange, « Travail collectif… », op. cit., p. 176.

[28] Constant Billot (1796-1863), botaniste français, professeur de sciences physiques et d’histoire naturelle, publie avec Wilhelm Schultz l’exsiccata Flora Galliae et Germaniae.

[29] Wilhelm Schultz (1804-1876) est un botaniste allemand, docteur en philosophie.

[30] Christian Bange « Travail collectif… », op. cit., p. 176. ; Françoise Deluzarche, « Collecteurs des Centuries de ‘‘Florae Galliae et Germaniae Exsiccata’’ de C. Billot. », p. 1. Site de l’Herbier de l’Université de Strasbourg [URL : www.unistra.fr], consulté le 9 juillet 2020.

[31] Gilles André, Max André, « Flora Galliae et Germaniae Exsiccata de P.-C. Billot », Les Nouvelles archives de la Flore jurassienne, Société botanique de Franche-Comté, n° 4, 2006, p. 41.

[32] Le Stirpes vogeso-rhenanae publié par Mougeot, Schimper et Nestler n’inclut les récoltes de quelques collecteurs qu’à partir du neuvième fascicule en 1826. Seul le quinzième fascicule publié en 1860 recourt à un nombre significatif de collecteurs (16). Voir Michel Hoff, Françoise Dreger, Robert Miesch, « L’herbier… », op. cit., p. 78.

[33] Muséum d’histoire naturelle de Nantes (MHNN). Fonds Dufour – Puel et Maille, Herbier des flores locales, liste des collaborateurs pour les fascicules 1 à 4, sd.

[34] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Circulaire de Puel à l’abbé Delalande, 15 février 1848.

[35] Ils contactent James Lloyd, auteur de la Flore de la Loire-Inférieure en 1844.

[36] David N. Livingstone, Putting Science in its Place…op.cit., p. 48.

[37] Par exemple, Charles Magnier pour le Plantae Galliae septentrionalis et Belgii, pour lequel il a besoin de collaborateurs étrangers. Eugène Fournier, « Nouvelles », Bulletin de la Société botanique de France, tome 27, 1880, p. 236.

[38] David N. Livingstone, Putting Science in its Place…op.cit., p. 147.

[39] Parmi les botanistes de l’Ouest qui collectent pour le Flora Galliae et Germaniae se trouvent Pierre-Nicolas Ayraud (?- 1890), médecin vétérinaire à Fontenay-le-Comte ; Henri Auvynet (1822-1868), abbé à la Pierre-Levée, Tacite Letourneux (1804-1880), juge au Tribunal civil de Fontenay-le-Comte. Tacite Letourneux et Henri de la Perraudière, propriétaire et rentier, participent à l’exsiccata Flora Galliae et Germaniae et à l’Herbier des Flores locales. Voir MHNN. Fonds Dufour – Herbier des Flores locales, Puel et Maille. Liste des collecteurs des fascicules 1 à 4, v. 1852 ; Françoise Deluzarche, « Collecteurs des Centuries … », op. cit., p. 1.

[40] Patrick Matagne « Les naturalistes amateurs et leurs réseaux (1880-1914), ou comment occuper le ‘‘terrain’’, construire une identité collective et produire un savoir universel », Des sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2007, p. 113.

[41] L’auteur d’une espèce est le botaniste qui décrit une espèce nouvelle. Son nom est ensuite associé au nom de l’espèce. Par exemple, James Lloyd est l’auteur d’Angelica heterocarpa Lloyd.

[42] Benoît Dayrat, Les botanistes…, op. cit., p. 15.

[43] Gustave Thuret (1817-1875), diplomate et botaniste français spécialiste des algues. Il observe la fécondation des Fucus.

[44] MSNA. Herbier Algues de l’Ouest de la France – boîte. Doubles, numéros 441 à 450, n° 445 Aphanizomenon Flos aquae. Notes manuscrites de Lloyd : cite plusieurs lettres de M. Bornet du 31 octobre 1893 et du 1er janvier 1894 sur la détermination de cette espèce, de même que des échantillons portant la mention « returned by M. Bornet ». Ce type de notes se retrouve à plusieurs reprises dans les doubles des fascicules conservés par Lloyd.

[45] Denis Lamy, « Le rôle des amateurs… », op. cit., p. 167.

[46] Pierre-Tranquille Husnot (1840-1929), ingénieur agronome et agriculteur, est spécialiste des mousses.

[47] Ernest Préaubert (1852-1933) est un botaniste angevin, professeur de sciences, de sciences physiques en lycée puis à l’École normale supérieure des Sciences et des Lettres, puis conservateur de l’Herbier Lloyd en 1929.

[48] MSNA. Fonds Préaubert – Correspondance. Lettre de Husnot à Préaubert, 18 octobre 1882.

[49] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance Lettre de Delalande à Puel, 28 septembre 1849 ; Lettre de Puel à Delalande, 29 septembre 1849.

[50] Dorothée Rusque, Le dialogue des objetsop.cit., p. 131-139.

[51] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance Lettre de Delalande à Puel, 28 septembre 1849.

[52] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance Lettre de Timothée Puel à Delalande, 9 juin 1848.

[53] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance Lettre de Puel à Delalande, 29 septembre 1849.

[54] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Lettre de Puel à Delalande, 15 mai 1851.

[55] MHNN. Fonds Delalande – Timothée Puel connaît ces herborisations communes par le récit publié en 1850 par l’abbé Delalande (Delalande, Hoedic et Houat, histoire, mœurs, productions naturelles, Nantes, Guéraud, 1850, p. 5).

[56] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Lettre de Delalande à Puel, 28 décembre 1850.

[57] MHNN Fonds Delalande – Correspondance entre Timothée Puel et l’abbé Delalande (1848-1851).

[58] Patrick Matagne, « Les collections botaniques… », op. cit., p. 182. Les mêmes informations sont conseillées pour les herbiers des particuliers.

[59] Muséum de sciences naturelles d’Angers (MSNA) – Département botanique. Herbier Algues de l’Ouest de la France de James Lloyd. La vérification se fait par comparaison avec d’autres échantillons et en utilisant les descriptions publiées par les auteurs des espèces.

[60] Patrick Matagne, « Les naturalistes amateurs… », op. cit., p. 117.

[61] Le visa, sous la forme d’un point d’exclamation (!), signale la découverte d’une plante par un botaniste dans une région où elle n’avait pas été observée.

[62] La préparation des parts d’herbiers est parfois demandée aux collecteurs, ce qui est le cas pour le Flora selecta de Charles Magnier.

[63] Henri Sudre, Batotheca Europaea, Albi, imprimerie Nouguiès, 1903, 16 p. [URL : www.archives.org]. Cela reprend le principe du bulletin publié par les sociétés d’échanges (voir Christian Bange, « Travail collectif… », op. cit.,  p. 185).

[64] MHNN Fonds Delalande. Circulaire de l’exsiccata Puel et Maille, 15 août 1850.

[65] MSNA, Fonds Lloyd. Exsiccata Algues de l’Ouest de la France – doubles du fascicule 21.

[66] MSNA, 4 ARCH 13. Correspondance de Préaubert avec Magnier. Circulaire concernant Flora gallica exsiccata, sd. La même exigence est mentionnée dans les instructions aux collecteurs : MHNN Fonds Delalande. Circulaire de l’exsiccata Puel et Maille, 15 août 1850.

[67] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Circulaire de Puel à l’abbé Delalande, 15 août 1850.

[68] Christian Bange, « Les collections botaniques… », art. cit., p. 184.

[69] Bruno J. Strasser, « Collecting Nature : Practices, Styles, and Narratives », Osiris, vol. 27, n° 1, 2012, p. 310.

[70] Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité…op. cit., p. 55.

[71] Id.

[72] Anne Larsen, « Equipment for the field », Cultures of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 361.

[73] Dominique Juhé-Beaulaton, Vincent Leblan (coord.), Le spécimen et le collecteur : savoirs naturalistes, pouvoirs et altérités (XVIIIeXXe siècles), Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2018, p. 10-12.

[74] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Circulaire de Puel à l’abbé Delalande, 15 août 1850.

[75] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance entre Puel et l’abbé Delalande, 1848-1851.

[76] Jean-Marc Drouin, Bernadette Bensaude-Vincent, « Nature for people », Cultures of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 419.

[77] Bruno J. Strasser « Collecting Nature… », art. cit., p. 321.

[78] Id.

[79] MSNA, 4 ARCH 13. Correspondance de Préaubert avec Magnier. Circulaire du Flora gallica exsiccata, sd. MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Circulaire de Puel à l’abbé Delalande, 15 février 1848.

[80] MHNN Fonds Delalande – Correspondance. Lettre de Puel à l’abbé Delalande, 29 septembre 1849.

[81] La variabilité des espèces désigne les variations qui peuvent affecter les caractères des espèces, suivant le milieu.

[82] Christian Bange, « Les collections botaniques… », op. cit., p. 181.

[83] Ibidem, p. 184.

[84] Par exemple : exsiccata Menthae exsiccatae praesertim gallicae publié par Ernest Malinvaud. Eugène Fournier, « Nouvelles », Bulletin de la Société botanique de France, tome 25, Paris, Bureau de la Société, 1878, p. 48.

[85] Marie Lemonnier, « Sensibilité et esthétisme dans la pratique de l’histoire naturelle en France (XVIIIe-XIXe siècle) : un héritage de la culture de la curiosité » in Amnis, 13/2014, p. 6 [URL : www.openedition].

[86] Germain de Saint-Pierre, Guide du botaniste, ou conseils pratiques sur l’étude de la botanique, Paris, Victor Masson, 1852, p. 84. L’auteur souligne la beauté des échantillons contenus dans l’exsiccata des Algues de l’Ouest de la France de James Lloyd.

[87] Patrick Matagne, « Les naturalistes amateurs… », op. cit., p. 115-116.

[88] MSNA. Fonds Bouvet – Correspondance. Lettre d’E. Malinvaud à G. Bouvet, 1880-1910 ; MSNA. Fonds Préaubert – correspondance. Lettre de H. Sudre à E. Préaubert, 29 mai 1907.

[89] MNSA Fonds Bouvet. Correspondance – lettre d’H. Sudre à G. Bouvet, 10 mars 1903 et 9 juillet 1907.

[90] MHNN. Fonds Delalande – Correspondance. Lettres de Puel à Delalande, 9 juin 1848 et 14 janvier 1851. Ernest Malinvaud et Henri Sudre évoquent de même principalement les environs d’Angers dans leur correspondance avec Ernest Préaubert et Georges Bouvet.

[91] MSNA. Fonds Préaubert – Correspondance, lettre de Magnier à Préaubert, 28 mai [v. 1881].

[92] MSNA. Fonds Préaubert – Correspondance, lettre de Magnier à Préaubert, 28 mai [v. 1881]. E ReColNat – Herbier Préaubert. Dentaria bulbifera, collecté en 1874 à Beauvais, proposé à Charles Magnier puis collecté en 1882 pour le Flora selecta exsiccata (n° 469), même lieu. Le Senecio paludosus, le Gentiana germanica Wild (n° 347 de l’exsiccata), l’Atropa belladonna Lin., Carex strigosa Good ont de même déjà été collectés.

[93] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Lettre de Delalande à Puel, 4 août 1851.

[94] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Lettre de Delalande à Puel, 7 mai 1851. Il s’agit des Trifolium molinieri, michelanium, maritimum, Serapias cordigera.

[95] E ReColNat, Flora selecta exsiccata. n° 1132, Trifolium Michelanium Savi, La Possonnière. E. Préaubert.

[96] Sur 63 espèces collectées dans l’Ouest, une dizaine se trouve habituellement dans les prés, pâtures ou champs cultivés.

[97] Charles-François Mathis, Jean-François Mouhot, Une protection de l’environnement à la française ? (XIXeXXe siècles), Seyssel, Champs Vallon, 2013, p. 98.

[98] Caroline Ford, Naissance de l’écologie. Polémiques françaises sur l’environnement 1800-1930, Paris, Alma éditeur, 2018, p. 18.

[99] Luc Garraud, « L’herbier outil de la connaissance ou de la destruction des espèces ? », Les herbiers : un outil d’avenir., op. cit., p. 284.

[100] Ibid., p. 286-288.

[101] Benoît Dayrat, Les botanistes et la Flore de France…, op. cit., p. 421.

[102] Christian Bange « Travail collectif… », op. cit., p. 184.

[103] Christian Bange, « Les collections botaniques… », op. cit., p. 192.

[104] Patrick Matagne, Aux origines de l’écologie : les naturalistes en France de 1800 à 1914, Paris, éditions du CTHS, 1999 p. 162.

[105] E. Fournier, « Nouvelles », Bulletin de la Société Botanique de France, Paris, Bureau de la Société, 1890, deuxième série, tome 12, p. 47.

[106] MSNA. Fonds Préaubert – correspondance. Circulaire de Charles Magnier, sd.

[107] Charles Magnier, « Règlement » in Scrinia Florae Selectae, Saint-Quentin, n° XIV, 1895, p. 1.

[108] Les collecteurs sont Ernest Préaubert, l’abbé Hy, Louis Chevallier, Irénée Thériot et Emile Gadeceau.

[109] Ces typologies sont utilisées par les botanistes dans les flores pour donner une indication de la présence des espèces et de leur fréquence sur le terrain à diverses échelles. Au XIXe siècle, elles reposent essentiellement sur une appréciation visuelle, et non sur des méthodes de comptage.

[110] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Lettre de Puel à Delalande, 29 septembre 1849.

[111] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Circulaire de Puel à l’abbé Delalande, 15 août 1850.

[112] Julien Delord, L’extinction d’espèces. Histoire d’un concept & enjeux éthiques, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2010, p. 222.

[113] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Lettre de Puel à Delalande, 29 septembre 1849.

[114] Christian Bange, « Travail collectif en botanique … », op. cit., p. 184.

[115] Félix Hy, Flore d’Angers, Angers, imprimerie Lachèse et Dolbeau, 1884, p. 149 ; Alexandre Boreau, Catalogue des plantes phanérogames du département de Maine-et-Loire, Angers, Cosnier et Lachèse, 1859, p. 157.

[116] MSNA. Fonds Préaubert – Journal de botanique 1882-1886. Excursion du 10 avril 1884 aux Forges, Behuard, Rochefort, Beaulieu.

[117] Julien Geslin, Pascal Lacroix, Jean Le Bail, Dominique Guyader, Atlas de la flore de Maine-et-Loire, Turriers, Naturalia publications, 2015, p. 411.

[118] MHNN Fonds Delalande. Circulaire de l’exsiccata Puel et Maille, 15 août 1850.

[119] Christian Bange, « Les collections botaniques… », op. cit., p. 181.

[120] MSNA. Collection Lloyd – Algues de l’Ouest de la France, n° 444 Nytophyllum punctatum var. ocellatum, boîte des fascicules 23-24.

[121] Christian Bange, « Les collections botaniques… », op. cit., p. 184.

[122] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Circulaire de Puel à Delalande, 15 février 1848.

[123] MHNN. Fonds Delalande – correspondance. Circulaire Puel à Delalande, 15 août 1850.

[124] Id. ; MSNA, Fonds Préaubert. Correspondance – circulaire de Charles Magnier, [v. 1881-1882].

[125] MHNN. Exsiccata Puel et Maille, Sedum andegavense (DC) Desv., collecté par H. de la Perraudière.

[126] Charles-François Mathis, Jean-François Mouhot, Une protection de l’environnement…, op. cit., p. 101-102.

[127] Christian Bange « Travail collectif en botanique … », op. cit., p. 184.

[128] A. de Soland « Compte-rendu des herborisations de la Société linnéenne de Maine-et-Loire » in Annales de la Société linnéenne du département de Maine-et-Loire, Angers, Cosnier et Lachèse, 1866, p. 187-188.

[129] E reColNat. Schultz, Herbarium normale, cent. 10, n° 968 bis, Schmidtia utriculata Presl. (syn. Coleanthus subtilis), Noyant-la-Gravoyère, abbé Ravain, 15 novembre 1865.

[130] E reColNat, Société cénomane d’exsiccata, 1913-1914, n° 1060, Coleanthus subtilis Seid., Maine-et-Loire, Noyant-la-Gravoyère, 5 septembre 1913, A ; Henry ; Société rochelaise n° 82, Coleanthus subtilis Seid., étang de la Gravoyère, leg. Hy, comm. J. Réchin, octobre 1881.

[131] Julien Geslin, Pascal Lacroix et alii, Atlas de la flore…, op. cit., p. 177.

[132] E ReColNat, Flora selecta exsiccata, n° 2860. Scirpus pungens Vahl, Sarthe, Parigne l’Evêque, L. Chevallier, juillet 1891.

[133] Site du conservatoire botanique national de Brest – base de données Calluna [URL : http://www.cbnbrest.fr/ecalluna/], consulté le 14 août 2020.

[134] E reColNat, Société dauphinoise, n° 1640 bis, Eryngium viviparum J Gay, Coët-à-Touse, près de Carnac (Morbihan), 12 octobre 1885, collecté par E. Gadeceau et Frère Elphège. ; Société dauphinoise, n° 1640, Eryngium viviparum J. Gay, 27 août 1875, Carnac, E. Gaudefroy. ; Société française pour l’échange des plantes vasculaires, n° 2538, Eryngium viviparum Gay, 27 juin 1953, Saint-Laurent-en-Ploemel Louis-Arsène.

[135] Charles-François Mathis, Jean-François Mouhot, Une protection de l’environnement…, op. cit.,  p. 102. Ce système de protection centré sur des objets naturels des sites au début du XXe siècle se base sur une patrimonialisation de la nature plus que sur une approche scientifique.

[136] Julien Delord, L’extinction d’espèces…op. cit., p. 217-222.

 

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Éditorial n°13

L’équipe de Circé est cette fois encore très heureuse de vous présenter ce treizième volume, résolument interdisciplinaire. Dans la continuité d’une évolution amorcée il y a quelques numéros déjà, Circé passe progressivement, grâce à ses contributeurs, du statut de revue d’histoire à celui de revue de sciences sociales par le prisme de l’histoire.

Ce corpus, bien que non thématique, aurait finalement pu être réuni sous les auspices de l’altérité. De l’âge du Fer à la Grande Guerre, nos contributeurs ont choisi de faire une histoire de l’autre, une histoire du groupe, une histoire de l’un par rapport au groupe.  Mais cette altérité est également documentaire : ils sentent et prennent en compte que le pendant de l’archive est la non-archive, le document perdu ou détruit qui, autant que celui qui reste, fait partie des sources fondamentales de l’historien.

Le second axe central est celui de la méthode d’analyse de ces sources textuelles et nous sommes heureux de présenter parmi ces sept papiers un solide exemple d’humanités numériques appliquées à l’histoire. Ces questions de méthode sont également au cœur du portrait que nous consacrons à Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Saclay. Spécialiste de l’histoire de la presse et de la culture de masse, elle revient sur la nécessité d’ouvrir sa pensée et d’aller chercher dans les disciplines parfois les plus éloignées des nôtres de nouvelles approches et de nouvelles sensibilités.

Notre relecture du tout que forme ce treizième numéro ne peut que vous inviter à « braconner », à la manière de Michel de Certeau, et à piocher ça et là ce qui pourrait inspirer votre réflexion, votre créativité et votre volonté de débattre quand nous pourrions être tentés d’accompagner notre confinement physique par un confinement intellectuel.

Ce numéro, enfin, est un témoin du renouveau des études et de la vivacité de la recherche malgré les difficultés rencontrées par un monde universitaire en mutation. L’occasion est alors toute trouvée pour vous annoncer la création prochaine d’une nouvelle rubrique, que nous avons voulue très libre, destinée à la mise en lumière des profils – tous très divers – de nos contributeurs. Matériau pour le sociologue ou simple coup d’œil sur ce qu’est aujourd’hui la recherche en sciences humaines, en France et ailleurs, à chacun d’y trouver son compte.

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Portrait d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, historienne de la presse et de la culture de masse

Anne-Claude Ambroise-Rendu est professeure d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Saclay (UVSQ) et directrice du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC). Spécialiste de la presse et de la culture de masse, elle travaille actuellement sur les discours (médicaux, juridiques et médiatiques) sur les abus sexuels sur enfants entre le XIXe et le XXe siècle.

Continuer la lecture de Portrait d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, historienne de la presse et de la culture de masse

Culture du secret et Chiffres dans la Grande Guerre

Agathe Couderc

 


Résumé : Le secret est une nécessité évidente pour les services de renseignement dont la vocation est d’œuvrer dans l’ombre : la culture du secret, elle, se traduit par des pratiques et un état d’esprit adaptés. On se propose ici d’étudier l’apparition et l’évolution de cette culture dans les services de renseignement technique nés au cours de la Grande Guerre, à savoir les Chiffres français et britanniques, chargés de protéger les communications alliées et de percer les messages ennemis. De septembre 1914 où certains soldats en parlent ouvertement dans leurs lettres, à l’après-guerre où il est admis que les exploits du Chiffre doivent être tenus secrets pour en garantir l’efficacité future, la culture du secret s’est profondément ancrée dans ces services et plus largement encore dans les Armées et les Marines concernées.

Mot-clés : renseignement, cryptographie, confidentialité, Première Guerre mondiale, communications.


Agathe Couderc est née le 30 mai 1991. Diplômée d’un Master recherche en histoire militaire à Paris-Sorbonne (2014), puis agrégée d’histoire (2017), elle est actuellement doctorante contractuelle à Sorbonne Université au sein du laboratoire SIRICE, et chargée de TD de Licence 1 et Licence 2 en histoire contemporaine. Ses recherches portent sur l’histoire du renseignement, les relations internationales et l’histoire des techniques. Elle effectue une thèse sous la direction d’Olivier Forcade (Sorbonne Université) intitulée : « Sous le sceau du secret : les coopérations internationales des Chiffres britannique et français, militaires et navals pendant la Première Guerre mondiale ».

agathecouderc@icloud.com


Introduction

Si le renseignement seul ne permet pas de remporter une guerre ni de vaincre un adversaire, il peut néanmoins faire pencher la balance dans un sens et hâter la victoire. Conscients de cela, les chefs de guerre y ont souvent recours, soit par le biais d’espions, soit par celui d’interceptions. Pour garantir leur réussite, les activités des services de renseignement doivent toutefois rester inconnues de l’adversaire, au risque de le voir se prémunir contre leurs indiscrétions et anéantir leurs efforts.

À la fin du XIXe siècle, les réseaux de communication s’affranchissent des câbles et passent par les ondes : la Télégraphie Sans Fil (TSF) voit ainsi le jour. Armées et flottes en saisissent l’utilité presqu’immédiatement et la placent sous leur coupe en temps de guerre. C’est que si cette invention permet de communiquer par tous les temps et ce, sans voir le destinataire, elle nécessite tout de même d’être contrôlée et les communications par ce biais doivent être sécurisées. En effet, les messages transmis par les ondes peuvent être captés de toute part : par conséquent, un adversaire indiscret pourrait les lire et découvrir les plans de l’émetteur sans que ce dernier n’en ait conscience. Dès lors, il faut faire en sorte que le contenu des messages soit incompréhensible pour toute personne étrangère aux échanges : la cryptographie, science des écritures secrètes remise au goût du jour dès la fin du XIXe siècle[1], attire logiquement l’attention des militaires et des marins, qui créent des services dont la mission évidente est de protéger leurs communications, mais dont le but moins avoué est de connaître les échanges des autres nations. Le Chiffre[2] voit ainsi le jour au sein des unités militaires et navales.

Les puissances européennes sont les plus avancées dans cette marche vers la sécurisation des communications non-civiles. Parmi elles, la France fait figure de pionnière car elle met sur pied un service du Chiffre dès 1912[3]. Ces services sont chargés du service courant de la correspondance ministérielle et militaire, mais relèvent également d’une branche émergente du renseignement, le renseignement technique, en coopération avec la radiogoniométrie[4] et les écoutes. Si la constitution de pareils services au début de la Grande Guerre est un secret de polichinelle, leurs travaux et leurs réussites dans l’attaque des systèmes de chiffrement ennemis sont des sujets hautement sensibles, placés dès lors sous le sceau du secret.

Ce qu’on qualifie de secret ici renvoie à quelque chose qui est volontairement caché à l’autre, et plus particulièrement à celui qu’on identifie comme un adversaire. On peut partager ce secret entre unités d’un même pays, et avec ses alliés, moyennant quelques précautions, mais le secret est indispensable pour ne point voir tarir la source de renseignements, à laquelle on peut puiser tant que l’ennemi reste inconscient qu’il est lu. Il s’impose dans différents champs : des aspects linguistiques doivent le protéger, des pratiques permettent de le maintenir, et une forme de représentation (ou plutôt un effacement du Chiffre de la scène publique) contribue à garantir le secret des activités de ces services spéciaux, pendant et après la Première Guerre mondiale. Tous ces éléments font système et imprègnent les mentalités des hommes et des femmes du Chiffre[5], à tel point qu’on peut parler de culture du secret au sein de ces services, en considérant que le terme « culture » renvoie ici à un ensemble de connaissances et de comportements partagés par les membres du Chiffre.

Nous nous proposons d’étudier cette culture du secret indissociable du renseignement technique, ou Signals Intelligence en anglais, dans ses prémices, dans sa mise en place en pleine guerre, ainsi que dans ses conséquences au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les services étudiés sont français et britanniques : nous nous intéresserons à la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre et à celle du Grand Quartier Général français (GQG), au Chiffre de l’Etat-Major Général de la Marine (EMG) française, à celui de l’Amirauté britannique, plus connu sous le nom de Room 40[6], ainsi qu’au Chiffre du Département de la Guerre britannique (ou War Office), dit M.I.1(b) (pour Military Intelligence, renseignement militaire) et à son extension au sein du Grand Quartier Général de la Force Expéditionnaire Britannique (GHQ). Les premiers voient le jour, à l’exception de celui du GQG, avant la Grande Guerre, tandis que les Chiffres britanniques apparaissent dans les premières semaines du conflit.

Les sources permettant l’étude proposée sont issues des archives du Service Historique de la Défense à Vincennes, ainsi que des archives conservées à l’Espace Ferrié – Musée des Transmissions de Cesson-Sévigné, en banlieue de Rennes, pour ce qui est des documents français[7] ; le reste des documents est conservé aux Archives Nationales britanniques de Kew, en banlieue de Londres[8], à l’exception de quelques documents reproduits dans l’ouvrage de John Ferris, The British Army and Signals Intelligence during the First World War[9]. La plupart de ces documents est d’ailleurs marquée d’un tampon « secret » qui n’est plus vraiment d’actualité ; pour autant, cette marque évidente du secret nous permet d’interroger d’une part l’ampleur prise par ce principe de discrétion dans des services tout juste constitués et d’autre part son respect et sa progression dans d’autres unités des armées et flottes alliées.

S’intéresser à la culture du secret dans les services du Chiffre nous amènera d’abord à étudier les contournements linguistiques visant à dissimuler les résultats des déchiffreurs. Il faudra ensuite se pencher sur les pratiques propres à assurer le secret des communications alliées, ainsi que le silence sur les activités de renseignement des Chiffres. Enfin, nous pourrons interroger la pérennité de cette culture du secret après guerre, à travers les représentations et la mémoire de ces services et de leurs membres.

Le secret par le langage

La culture du secret par les termes techniques

La cryptographie, dite aussi « science du secret[10] » est un domaine qui existe depuis l’Antiquité et qui connaît un regain d’intérêt en Europe au cours du XIXe siècle, en lien avec l’évolution des télécommunications désormais vulnérables à l’interception. Cette discipline comporte un vocabulaire technique qui n’a de cesse de souligner le caractère secret de sa spécialité[11]. En effet, rien que le terme « cryptographie » (de kryptos « caché » et graphein « écrire » en grec ancien) renvoie au fait de dissimuler le contenu d’un message, en transformant le texte lisible et compréhensible, dit « en clair » en un enchaînement de caractères littéraux ou numériques, dit aussi « cryptogramme », n’ayant aucun sens pour qui n’en détient pas la clef (key en anglais)[12]. Selon qu’on le transforme mot à mot ou lettre à lettre, on dit qu’on le « code » à l’aide d’un dictionnaire ou qu’on le « chiffre » (cipher). Celui qui réalise ces opérations est un chiffreur (cipherer), tandis que celui qui fait l’inverse, du chiffré vers le clair, est un déchiffreur (decipherer). Ce dernier terme a deux acceptions au début du XXe siècle : un déchiffreur peut avoir déjà la clé et la connaissance du système employé en tant que destinataire authentique du message, mais le terme peut aussi désigner celui qui veut attaquer les communications adverses et doit chercher ces éléments[13].

Tous ces termes, familiers pour les spécialistes, sont plutôt étranges pour le grand public : à ce titre, ils sont presque systématiquement définis. Les milieux militaires et navals doivent se familiariser avec ces nouveaux mots, alors que le Chiffre y devient tout juste une entité propre, à la différence des cabinets noirs diplomatiques qui sont chose courante depuis le XVIIe siècle. Les membres du Chiffre sont ainsi initiés aux arcanes de la cryptographie et à ses expressions particulières dès lors qu’ils sont formés au chiffrement et au déchiffrement des messages, soit au sein d’un comité éphémère, soit au sein d’un service plus pérenne. En cela, la culture du secret du Chiffre réside d’abord dans le vocabulaire qui lui est propre.

Rendre évident le caractère secret des documents du Chiffre

Les activités du Chiffre ont trait à la correspondance secrète, qu’elle soit propre au pays tutélaire du service ou interceptée. Ce faisant, les documents qui organisent les services entérinent par le verbe le caractère secret de tout ce qui émane du Chiffre. La note secrète du 11 mars 1914, relative à l’organisation du service de la correspondance chiffrée dans l’Armée, souligne par exemple les principes de discrétion qui doivent être suivis vis-à-vis des systèmes de chiffrement conçus pour l’Armée française[14]. Ainsi, les dictionnaires chiffrés comme le système cryptographique S.D. (pour « sans dictionnaire »), prévus pour la communication en temps de guerre, « doivent être conservés en temps de paix sous pli cacheté[15] » soit au centre de mobilisation des autorités, soit dans les archives secrètes. De même, les clefs utilisées pour chiffrer les messages doivent être faciles à retenir car elles ne doivent être écrites nulle part. On rappelle plus loin que « [l]a sécurité de la correspondance chiffrée avec un dictionnaire reposant sur le secret de ce document, le détenteur doit prendre les plus grandes précautions pour éviter de laisser […] surprendre par l’ennemi, soit un dictionnaire chiffré, soit un texte chiffré accompagné de sa traduction en clair[16]. » La nécessité du secret du Chiffre est ainsi martelée avant et pendant la guerre dans de nombreux documents[17]. En temps de paix comme en temps de guerre, il est indispensable de faire preuve de discrétion vis-à-vis des documents du Chiffre, mais graver l’injonction dans les mémoires et les pratiques nécessite un peu de pédagogie. Comme à d’autres occasions, une note secrète de février 1917, émanant du 2e Bureau de l’Etat-Major du Grand Quartier Général des Armées du Nord et du Nord-Est, rappelle l’importance du secret des déchiffrements, mais ne s’étend pas sur les raisons d’un tel ordre[18] :

Une armée a récemment reproduit dans son bulletin de renseignements le texte d’un radio chiffré allemand intercepté et traduit.

Il est nécessaire de ne jamais faire une allusion indiscrète aux documents de ce genre, surtout dans des textes répandus à de nombreux exemplaires, jusqu’au front, sous peine de tarir une source précieuse de renseignements.

Il convient, en conséquence, de se conformer strictement aux prescriptions de la note secrète du 21 octobre 1914 de la Section du Chiffre.

Le fond du problème est assez clair, à savoir le risque de ne plus pouvoir lire les messages transmis par les Allemands. Néanmoins, il faut une note de juin 1917 pour expliciter le risque qu’il y a à parler sans prudence des exploits du Chiffre[19] :

L’ennemi sait parfaitement que nous captons ses messages et, s’il n’a eu recours jusqu’ici à des précautions sommaires et peu nombreuses, c’est qu’il ignore tout le parti qu’il a été possible de tirer de l’étude de ces documents. La moindre indiscrétion peut l’amener à adopter certaines mesures […] qui rendraient nos investigations très difficiles, voire impossibles.

Tous les belligérants sont conscients d’être interceptés par leurs ennemis. Néanmoins, ce que précise cette note, c’est que l’Allemagne n’a pas conscience d’être lue avec régularité par les services de renseignements français : une indiscrétion côté français pourrait provoquer une prise de conscience allemande et un changement de chiffres et de codes par l’armée du Kaiser, réduisant alors à néant les efforts du Chiffre français.

D’une façon moins pédagogique et plus péremptoire, le caractère secret des documents du chiffre est également martelé par la mention « secret » voire « très secret » qui est tamponnée généralement en haut des notes, ou précède le texte d’un télégramme traduit. Ainsi, il est d’usage de marquer de façon évidente les documents à caractère secret[20]. Ces papiers sont autant de notes, rapports, circulaires organisant les services du Chiffre que de déchiffrements de messages interceptés, relevés d’écoute ou bulletins de renseignement. Le tampon aisément repérable a deux buts primordiaux : d’abord, séparer les documents secrets, c’est-à-dire à diffusion restreinte, de la masse de notes que s’échangent les services militaires et navals ; ensuite, en cas d’avancée de l’ennemi et de risque de saisie de ces documents par un intrus, identifier rapidement ce qui doit être détruit en urgence.

Le secret par la dénomination détournée

Au cours de la guerre, les services du Chiffre compilent et transmettent des informations issues de déchiffrements de messages ennemis interceptés aux services de renseignement. Ce faisant, le secret de leurs découvertes permet de conserver ces sources. La culture du secret du Chiffre tient donc également au fait de ne pas mentionner l’origine de ses renseignements, conformément à la note citée ci-dessus, où il est exigé que soit bannie toute allusion au travail de déchiffrement des messages interceptés[21]. Cette exigence s’applique à la fois à des documents administratifs militaires, à la correspondance des soldats[22] et aux articles de presse[23]. L’interdiction de mentionner de façon claire la source du renseignement rejoint les principes du renseignement humain (ou espionnage) où l’identité d’une source est dissimulée par un nom de code. Pour ce qui est des sources du renseignement technique, on préfère des périphrases telles que « renseignements spéciaux » ou « secrets » au terme « interceptions ». Suivant la même logique, l’Attaché Naval britannique à Copenhague s’entend avec l’Amirauté pour systématiser la mention d’un certain Carl dans ses radiotélégrammes lorsqu’il faut confirmer discrètement la réception de comptes rendus de mouvements de navires envoyés par l’Amirauté, informations elles-mêmes obtenues par renseignement technique[24]. À l’inverse, en termes de provenances d’informations assumées, nous pouvons compter les interrogatoires de prisonniers, l’étude de la presse étrangère et celle des bulletins radios officiels transmis par les hauts-commandements : ces sources en partie ouvertes risquent moins de tarir, donc on s’inquiète peu de les compromettre.

De même, les noms courants des services du Chiffre britannique, Room 40 et M.I.1(b), sont obscurs pour qui n’est pas conscient de ce qu’ils abritent : rien n’indique dans ces appellations que ces bureaux s’occupent de déchiffrement. D’ailleurs, si Room 40 garde ce nom d’usage au long de la guerre, le Chiffre du War Office en porte trois différents avant d’obtenir le nom qui passe à la postérité : il s’appelle ainsi M.O.5(e) (pour Military Operations) puis M.O.5(b) entre septembre 1914 et mars 1915, puis M.O.6(b) courant 1915, avant de devenir M.I.1(b) en 1916[25]. De tels changements de noms ont pu également participer à la confusion des services de contre-espionnage ennemis.

Les pratiques de la culture du secret

Un petit monde compartimenté d’initiés

Le monde du Chiffre est une petite communauté. Ces hommes sont d’abord dans les bureaux des ministères, avant que des services annexes soient créés dans des unités plus proches du front. La section du Chiffre du GQG voit le jour le 5 août 1914, avant d’essaimer dans les Armées françaises en septembre 1914, tandis que le GHQ accueille une section du Chiffre dès que la Force Expéditionnaire Britannique touche le sol français. Ces sections débutent souvent à 4 ou 5 hommes et comptent au maximum quelques dizaines de membres à la fin de la guerre, répartis en sous-sections spécialisées dans l’étude des cryptogrammes d’une nation particulière, ou d’interceptions d’une région spécifique. Certes, les officiers français de cavalerie et brevetés d’État-Major sont censés être familiarisés au système de chiffrement S.D. dès le début des hostilités, mais peu sont conscients des capacités réelles des Chiffres français et britanniques. Deux mondes coexistent alors : d’une part, celui du chiffrement, connu des officiers pour assurer le bon fonctionnement des communications des forces armées et navales ; d’autre part, celui du déchiffrement des communications ennemies, maintenu dans l’ombre, loin des oreilles de l’ennemi. Une chape de plomb sépare ainsi les hommes de ce second monde du reste des officiers, en France comme au Royaume-Uni. Les membres du Chiffre jurent également de garder secrets leurs travaux, soit par un serment écrit pour les commissaires auxiliaires du Chiffre de la Marine française[26], soit par la signature de l’Official Secrets Act britannique de 1911. Leur commandement est intransigeant tout au long du conflit, n’hésitant pas à renvoyer ceux coupables d’errements ou d’indiscrétions[27].

À l’époque, Room 40 est le secret le mieux gardé de l’Amirauté : les résultats de ce service ne sont connus que d’une poignée de gradés britanniques, et Reginald « Blinker » Hall, le directeur du renseignement naval de 1914 à 1919, défend fermement ce secret[28]. Cela crée parfois des accrocs dans le bon fonctionnement de l’alliance franco-britannique en termes de renseignement technique, comme lorsqu’en 1916 les Français cherchent à savoir si les Anglais décryptent les télégrammes allemands échangés entre Berlin et Madrid. Ces télégrammes sont cruciaux pour suivre les intrigues que les Allemands mènent au Maroc français et en Algérie, où ils veulent provoquer un soulèvement des tribus locales pour ouvrir un nouveau front[29]. Le général MacDonough, directeur du renseignement militaire au War Office, leur répond que ce n’est pas le cas, alors que l’Amirauté intercepte et traduit déjà aisément les messages allemands de ce type[30]. Cet exemple illustre le secret jalousement gardé de Hall, mais également le caractère hermétique des services du Chiffre d’un même pays, puisque Room 40, dépendant de la direction du renseignement naval de l’Amirauté, ne communique ses résultats ni à M.I.1(b), son homologue terrestre, ni à la direction du renseignement militaire[31].

La compartimentation de ces services vis-à-vis du renseignement militaire ou naval se ressent également dans la séparation physique des locaux du Chiffre, question qui se pose à chaque déménagement, à cause de l’avancée de la ligne de front ou d’une augmentation des effectifs des services. Henry Olivari, bras droit du chef de la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre de 1914 à 1916, doit participer à la « foire d’empoigne » qui se produit lors du déménagement des ministères de Paris vers Bordeaux début septembre 1914, face à l’avancée allemande : il réussit à obtenir tout le deuxième étage de l’Hôtel des postes de Bordeaux pour le Chiffre[32]. La séparation physique des locaux du Chiffre semble être acquise dès le début de la guerre, eût égard au caractère secret de ses travaux. Room 40 tient par exemple son nom du bureau n°40 des vieux bâtiments de l’Amirauté, où la section du Chiffre naval est installée à ses débuts, et le conserve même après s’être étendu dans d’autres locaux. Les locaux de M.I.1(b) sont installés, eux, à quelques pas de Whitehall (cœur du War Office à Londres), sur Cork Street à Londres[33]. Enfin, les services du Chiffre de l’État-Major Général de la Marine sont divisés : deux bureaux sont consacrés aux déchiffreurs de la 1re section de l’EMG, chargée du renseignement naval, et deux autres bureaux accueillent les chiffreurs de la 3e section de l’EMG, chargée du chiffrement des messages français[34].

Des principes de chiffrement garants du secret

Cette culture du secret passe aussi par des pratiques de chiffrement conformes aux principes énoncés dès 1883 par Kerckhoffs[35]. Pour les appliquer et fluidifier le chiffrement des dépêches, des officiers spécialistes du chiffre sont détachés dans les armées et missions françaises dès septembre 1914. Une difficulté persiste néanmoins dans le fait que ces principes soient intégrés par le commandement, ou qu’au moins les commandants d’unité, sur le front comme à l’arrière, y soient sensibilisés.

Le premier principe est le suivant : on doit tout chiffrer dans un message, et pas seulement une partie qui pourrait paraître sensible. Chiffrer intégralement renforce la sécurité du chiffre en empêchant que l’ennemi ne procède par tâtonnements dès l’identification du type de mot dissimulé. Ce principe de base peine à être respecté totalement, puisque nous en trouvons un rappel dans une note britannique d’octobre 1918[36]. Pour réduire le temps de chiffrement de façon raisonnable (entre vingt minutes et deux heures, selon la longueur et la complexité du système), il faut également rédiger les messages les plus succincts possibles et éviter les formes stéréotypées qui permettraient à l’ennemi de reconstituer les clefs utilisées[37].

Le deuxième principe proscrit de réexpédier en clair un message d’abord transmis chiffré, même si c’est pour obtenir une réponse pressante. Nombreuses sont les notes françaises qui déplorent cette pratique calamiteuse dès 1914. Le chef du cabinet du ministre de la guerre rappelle ainsi que confirmer en clair des télégrammes envoyés chiffrés « a pour conséquence de livrer le secret de plusieurs de nos chiffres confidentiels[38] », puisqu’il suffit à l’ennemi de comparer un message chiffré intercepté avec le message en clair comportant le même en-tête indicatif et le même nombre de caractères pour percer le secret d’un système de chiffrement français.

Un troisième principe veut que la clef utilisée soit aisée à retenir sans avoir besoin de l’écrire, pour éviter qu’elle tombe entre de mauvaises mains si l’on vient à être fait prisonnier par l’ennemi. En suivant la même logique, il est indispensable de détruire les brouillons de chiffrement et de déchiffrement, pour ne pas trahir le secret des systèmes employés[39]. Pour ce qui est de la destruction des dictionnaires chiffrés et des carnets de chiffrement sans dictionnaire, il faut de plus consigner leur incinération dans un procès-verbal[40]. Progressivement, et à force de répétitions nombreuses, les gestes énumérés plus haut deviennent des réflexes du personnel du Chiffre comme du personnel des transmissions, français comme anglais.

La culture du secret du Chiffre relative au chiffrement des communications part également du postulat suivant : un système de chiffrement ne peut être infaillible ad vitam æternam. La conscience de la non-pérennité des codes et chiffres se développe à force de briser les systèmes ennemis et de lire des messages interceptés contenant des renseignements ne pouvant provenir que des communications de l’Entente[41]. Une dynamique de remplacement des chiffres et des codes alliés se met en place dès le début des hostilités et s’accentue au cours du conflit. Avec le temps, les chiffreurs deviennent plus critiques à l’égard de la pérennité des systèmes instaurés. En lien avec le remplacement des systèmes de chiffrement, émerge ainsi un service particulier côté britannique : l’Intelligence E(c) du GHQ, chargé de vérifier la résistance des systèmes avant leur validation pour l’emploi par les forces armées[42].

La paraphrase au service du secret

Pour communiquer secrètement les messages interceptés qu’on a déchiffrés, il faut les chiffrer avant de les transmettre, car la transmission par l’Entente de messages ennemis en clair serait suspecte. On reformule alors le message en réduisant sa taille ou en changeant l’ordre des phrases avant de le chiffrer par un système allié avant l’envoi[43]. Cette pratique de la paraphrase est obligatoire autant pour la transmission entre les services d’une même nation, qu’entre alliés[44]. Elle empêche l’ennemi d’identifier immédiatement la source de l’information et le pousse à mettre la fuite sur le compte d’un interrogatoire ou d’espionnage humain, plutôt que de soupçonner directement qu’on puisse le lire. Cela dit, certains messages interceptés trahissent une suspicion ponctuelle de la part de l’Allemagne en 1916 par exemple[45]. Le cas du télégramme Zimmermann est une exception à cette règle : en janvier 1917, Room 40 déchiffre un message allemand qui peut faire l’effet d’une bombe diplomatique. Pour éviter d’éventer la source, à savoir un câble sous-marin neutre que l’Allemagne utilise sans se douter d’y être surveillée par l’Angleterre, la paraphrase semble la plus adéquate, or elle desservirait l’objectif du directeur du renseignement naval, Hall, qui veut que le texte soit exactement celui qui a été envoyé par Zimmermann. Hall fait donc en sorte d’obtenir un autre chiffrement de ce même télégramme, pour faire croire à un acte d’espionnage plutôt qu’à une interception[46].

Les silences du Chiffre après la guerre

Silence, secret et mépris extérieur

Lorsque la Première Guerre mondiale s’achève, on pourrait s’attendre à ce que le secret du Chiffre soit levé. Néanmoins, le spectre d’une revanche amène à retarder les révélations des actions des services du Chiffre. Cela n’empêche pas les Allemands d’apprendre des erreurs commises puisque, comme le signale R.E. Priestley dans un ouvrage de l’immédiate après-guerre, Hindenburg affirme que la victoire de Tannenberg d’août 1914 est due en partie au renseignement technique allemand et au manque de précautions des transmissions russes[47]. L’expérience acquise au cours de la Grande Guerre et la prise de conscience de l’importance de la cryptographie poussent probablement les Allemands à se tourner vers le chiffre mécanisé par la suite.

Le secret est toutefois maintenu côté allié dès l’armistice, pendant la Conférence de la Paix de Versailles et encore après : même en temps de paix, on s’observe et on intercepte les communications des anciens adversaires comme celles des alliés. Ce secret maintenu empêche les chiffreurs de briller dans leur cercle privé comme dans la vie publique, eux dont l’image est ternie par le mépris qu’on témoigne aux « embusqués », terme péjoratif désignant ceux qui ont agi à l’abri des bureaux des ministères. Certes, ils reçoivent des lettres de félicitations de leur hiérarchie, mais ont pour consigne de rester discrets[48]. Certains créent de nouveaux espaces, comme les chiffreurs français qui se réunissent dès la fin des années 1920 dans des amicales de réservistes[49] : cette communauté participe en quelque sorte à faire perdurer la culture du secret du Chiffre dans un entre-soi où les réservistes se retrouvent pour des exercices de chiffrement et de déchiffrement et se remémorent des événements de la guerre[50].

Mémoires, histoires et conférences sur le Chiffre pendant l’Entre-Deux-Guerres

De nombreux historiques, souvenirs, histoires non-officielles, ou chapitres solitaires occupent les différents fonds d’archives. Si ces documents sont désormais accessibles sans dérogation, nous pouvons nous intéresser à leur statut à la sortie de la guerre, au prisme de la culture du secret du Chiffre. La plupart de ces souvenirs n’atteint pas le stade de la publication, soit par réserve de leur auteur, conscient de risque pour le Chiffre si l’ouvrage devenait accessible au grand public, soit par intervention des autorités militaires ou navales qui en interdisent la parution. Le premier cas de figure semble être assez courant en France : ainsi, ni l’Historique du Chiffre, de l’Origine au 28 mai 1921 signé par Manusia, pseudonyme pris par Marcel Givierge, chef de la section du Chiffre du GQG français de 1914 à 1917[51], ni ses souvenirs[52], ni ceux d’Olivari, envoyé en mission en Russie puis en Italie entre 1916 et 1918[53], ne sont publiés. Pour ceux qui paraissent, soit la censure est passée par là, soit le devoir de réserve a muselé l’auteur qui reste laconique sur les activités du Chiffre pendant la guerre. C’est le cas du Traité de cryptographie de Lange et Soudart[54], tous deux anciens du Chiffre du GQG, se bornent à un exposé très théorique sur les principes de la cryptographie et passent brièvement sur la période de la Grande Guerre. De même, les conférences de Givierge, quoique données dans un cadre militaire, ne mentionnent pas les exploits du Chiffre français[55]. Les souvenirs de François Cartier, chef du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre tout au long de la Grande Guerre, sont publiés dans la revue Radio-électricité en 1923 et 1924, mais contiennent également fort peu d’informations sur les travaux du Chiffre français à cette période[56]. Certes, un article paru dans la Revue des Deux Mondes en 1935, intitulé « La guerre des Chiffres »[57], laisse présager des révélations tonitruantes sur les activités du Chiffre mais, bien peu renseigné sur les cas français et anglais, il ne reprend que des informations contenues dans l’ouvrage de Herbert O. Yardley, Le Cabinet noir américain[58].

Côté britannique, on trouve également de nombreux manuscrits historiques à Kew, mais les documents les plus courants sont des souvenirs rédigés après la Seconde Guerre mondiale, une fois que la pression du secret et de l’Official Secrets Act est moins prégnante. En effet, pendant l’Entre-Deux-Guerres, les autorités navales et militaires, ainsi que des chiffreurs œuvrant au sein de la Government Code & Cypher School (GC&CS), émanation née de la fusion entre Room 40 et M.I.1(b) en 1919, veillent au grain en guettant les conférences et publications au sujet du Chiffre. Le premier volume du récit de la guerre menée par la Marine allemande, écrit par Frank Birch et William Clarke[59], deux anciens de Room 40, aurait pu être publié dans les années 1920, mais l’Amirauté intervient pour empêcher cette parution, sous prétexte que cela causerait un embarras considérable à la Marine britannique. Un autre article de Birch, rédigé en 1919, reste à l’état de manuscrit[60]. On trouve également un tapuscrit intitulé History of M.I.1(b), dont l’auteur anonyme est peut-être le Major Brooke-Hunt, chef de la section militaire de GC&CS de 1919 à 1922, et qui reste à l’état d’étude historique non publiée[61]. En 1927, à la suite d’une conférence donnée par Sir Alfred Ewing, premier chef de Room 40, une lettre est envoyée à l’ensemble des anciens déchiffreurs de ce service par le secrétaire permanent de l’Amirauté, Sir Oswyn Murray. Murray affirme, au sujet des projecteurs soudainement tournés sur Room 40 par la conférence d’Ewing, donnée à Edinburgh et diffusée par la presse : « Il va sans dire que les responsables de l’Amirauté s’inquiètent sérieusement de la révélation d’informations qu’ils ont toujours considérées comme extrêmement secrètes.[62] » Il rappelle également les principes des Official Secrets Act de 1911 et 1920 et encourage les anciens de Room 40 à maintenir la même discrétion qu’ils ont observée jusque là : la conférence d’Ewing est une erreur à ne pas reproduire.

Cette nécessité du secret quant aux réussites de Room 40 et de son homologue militaire se retrouve dans la plupart des documents du carton TNA, HW 3/13, avec parfois plus d’explications que les critiques lapidaires citées ci-dessus. La censure agit bel et bien puisqu’en réponse à une lettre de 1930 de Clarke, chef de la section navale de GC&CS depuis 1924, qui émet des réserves quant à la publication d’articles sur le Chiffre dans le Weekly Dispatch par un homme n’y ayant jamais pris part, alors même que ceux qui ont travaillé dans ce service en gardent encore fidèlement les secrets (c’est Clarke qui insiste sur ce point), Oswyn Murray signale que la direction du renseignement naval elle-même a censuré les passages gênants et a finalement validé la publication de ces articles, qu’il dit sans risque et absolument sans saveur[63]. Pendant l’Entre-Deux-Guerres, on peut donc considérer qu’un verrou est resserré sur les secrets du Chiffre, en France comme en Angleterre.

Une redécouverte tardive

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les langues se délient au sujet du renseignement technique de la Grande Guerre. L’injonction du secret porte désormais sur d’autres exploits, bien plus proches chronologiquement parlant : ceux réalisés par Bletchley Park contre les machines chiffrantes des puissances de l’Axe.

Ainsi, on parle plus aisément de la période antérieure : une note historique sur le télégramme Zimmermann est écrite par Nigel de Grey en octobre 1945[64] et, dès 1950, Clarke réunit ses souvenirs sur le Chiffre de 1914-1918 pour les compiler dans une History of Room 40 O.B.[65]. Côté français, les années 1950 sont marquées par la publication des souvenirs de Cartier, d’abord dans le Bulletin de l’ARC (Amicale des Réservistes du Chiffre)[66], puis dans la Revue des transmissions[67], où il précise le rôle du Chiffre entre 1914 et 1918. Dans les années 1960, Marcel Guitard et Georges-Jean Painvin, un des meilleurs déchiffreurs de la Grande Guerre, font de même[68]. À l’occasion d’un dîner de l’ARC, Painvin est même confronté à son homologue allemand, Fritz Nebel, et lui apprend ce que ce dernier ignorait encore : les déchiffreurs français sont venus à bout d’un système de chiffrement allemand très complexe de la fin de la guerre, le GeDeFu 18 (ou ADFGVX en version française), allant jusqu’à qualifier un radiotélégramme intercepté chiffré de cette façon de « radiogramme de la victoire »[69] !

Conclusion

La culture du secret au sein du Chiffre est une évidence partagée par tous ses membres pendant la guerre : le langage technique et la périphrase deviennent familiers, les gestes et pratiques se diffusent, quoique nécessitant parfois la répétition régulière d’ordres et de circulaires, et l’injonction du secret est comprise par tous. Pareille culture est similaire pour les officiers de renseignement qui coopèrent avec les déchiffreurs, mais reste moins naturelle pour les transmetteurs qui envoient et reçoivent des messages chiffrés à longueur de journée, à l’exception des postes spéciaux d’écoutes dont l’activité est tout aussi sensible. Le secret du Chiffre est néanmoins respecté à la longue par ceux qui y sont sensibilisés. Pendant la durée de la guerre, les commandants d’unité ont certes besoin d’un temps d’adaptation pour intégrer ce besoin de secret qui doit parfois avoir la priorité en situation d’urgence, pour ne pas compromettre le système ou la clé en usage, mais, à partir de 1916, ils deviennent nombreux à demander des carnets pour sécuriser leurs échanges par des moyens de communication que le Chiffre ne croyait pas pouvoir protéger sur le long terme, tels le téléphone.

Secret jalousement gardé pendant la Grande Guerre, les activités des Chiffres britanniques et français restent inconnues du grand public pendant l’Entre-Deux-Guerres, au nom du secret d’État et de la sécurité de la nation[70], tandis que les contemporains redoutent que la « der des ders » ne soit pas le dernier des conflits armés sur le sol européen. Les services cryptographiques protègent ainsi leurs mystères et veillent à ce que les échos de leurs exploits ne parviennent pas aux oreilles des anciens adversaires. Ce n’est qu’après le choc de la Seconde Guerre mondiale, qui marque l’avènement des machines chiffrantes telles la célèbre Enigma, que les récits de la période du chiffre manuel foisonnent, d’abord dans les archives, puis bientôt dans les revues à faible tirage, avant de faire l’objet d’études historiques de plus en plus nombreuses, parmi lesquelles les ouvrages pionniers de Barbara W. Tuchman[71] et de David Kahn[72]. Les Chiffres de la Première Guerre mondiale ont désormais plus de cent ans : l’heure n’est plus à la culture du secret, mais à l’histoire de cette culture.


[1] Parmi lesquels : Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », Journal des Sciences militaires, Janvier 1883, p. 5-38, Février 1883, p. 161-191.

[2] En termes de graphie du mot « chiffre », une majuscule en initiale désigne le service tandis qu’une minuscule renvoie à un principe de transformation d’un texte compréhensible en un message illisible.

[3] La France fonde la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre le 27 juillet 1912.

[4] Spécialité visant à identifier et localiser des postes émetteurs de TSF.

[5] Même si le terme « homme » est utilisé dans cet article, quelques femmes ont été identifiées dans les listes de personnel du Chiffre britannique de la Première Guerre mondiale. Ce sont essentiellement des secrétaires qui ne prennent part ni au chiffrement des communications alliées ni au déchiffrement des messages interceptés, mais elles ont le secret du Chiffre à cœur et partagent cette culture.

[6] En français : le bureau 40.

[7] Les archives du Service Historique de la Défense (par la suite SHD) qui nous intéressent sont les séries GR 5 N (Cabinet du Ministre), GR 7 N (Etat-Major de l’Armée et Attachés Militaires), GR 16 N (Grand Quartier Général) et MV SS (Marine française pendant la Grande Guerre). Celles de l’Espace Ferrié (par la suite EF) viennent surtout de la série G (Fonds de l’ARCSI, Association des Réservistes du Chiffre et de la Sécurité de l’Information).

[8] Nous utilisons les séries ADM 137 (Amirauté, section historique), ADM 223 (Amirauté, Division du renseignement naval), HW 3 (Government Code and Cypher School et prédécesseurs, histoires non-officielles, documents personnels), HW 7 (Room 40 et successeurs, histoires officielles de la Première Guerre mondiale) et WO 106 (War Office, correspondance du renseignement militaire).

[9] John Ferris (ed.), The British Army and Signals Intelligence during the First World War, (Publications of the Army Records Society, Vol. 8), Wolfeboro Falls, N.H., Alan Sutton Publishing Inc., 1992.

[10] Olivier Brun, « Cryptologie », in Hugues Montouh, Jérôme Poirot (dir.), Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, 2018, p. 231-233.

[11] Le vocabulaire technique de ce domaine est ici établi d’après les documents suivants : Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », op. cit. ; J. Anizan, « La Télégraphie et la Cryptographie », Journal télégraphique, volume XVII, n°10, Octobre 1893, p. 221-223 et n°11, Novembre 1893, p. 245-249 ; Etienne Bazeries, Les Chiffres secrets dévoilés, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1901 ; J. Anizan, « La cryptographie et la télégraphie sans fil », Journal télégraphique, volume XXXIII, n°2, Février 1909, p. 25-29 ; F. Edward Hulme, Cryptography. The History, Principles, and Practice of Cipher-Writing, Londres, Ward, Lock and Co. Limited, 1898 ; E.-C. Clifton et Adrian Grimaux, A new dictionary of the French and English languages, Paris/Londres, Garnier Brothers/Hachette and Co, 1905.

[12] La cryptographie assume ouvertement le caractère brouillé de son contenu : à l’inverse, la stéganographie dissimule un texte sous un autre à l’apparence innocente, notamment par encre sympathique.

[13] De nos jours, on dit qu’on « déchiffre » lorsqu’on dispose à l’origine de la clef, mais qu’on « décrypte » un message intercepté.

[14] SHD, GR 5 N 7, Note secrète du 11 mars 1914 relative à l’organisation et au fonctionnement du service de la correspondance chiffrée dans l’Armée ; SHD, GR 7 N 10, Note secrète du 27 juillet 1912.

[15] SHD, GR 5 N 7, Note secrète du 11 mars 1914, p. 2-3.

[16] Ibidem, p. 9-10.

[17] SHD, GR 5 N 7, Note secrète de 1913 qui rappelle que « le système cryptographique S.D. doit rester secret en temps de paix » ; SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22 632 où est écrit : « Il est rappelé que tout ce qui a trait à la TSF allemande et aux déductions que l’on peut tirer de l’étude de ses transmissions a un caractère rigoureusement secret. » Les passages soulignés le sont dans les documents d’origine.

[18] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°8156 du 09/02/1917, pour les 2e Bureaux (Renseignement) des Etats-Majors des différentes armées françaises. Elle est reproduite ici intégralement.

[19] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22632 du 25/06/1917 (extraits).

[20] Cette pratique se calque sur celle des services de renseignement et n’est pas l’apanage du Chiffre.

[21] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22632 du 25/06/1917.

[22] L’article intitulé « Les combats autour de Reims – Lettre d’un mobilisé parisien à son Patron » (in Le Petit Parisien, n°13870, 21/10/1914, p. 2), reproduit une lettre qui a échappé à la Censure malgré ce passage portant atteinte au secret du Chiffre : « On nous avait dit dans la journée qu’on avait intercepté un radiotélégramme du Kaiser, qui ordonnait à toutes ses armées de reprendre l’offensive. » Le même jour, une note rappelle l’importance du secret des découvertes du Chiffre (SHD, GR 19 N 1417, note du 21/10/1914, relative à la diffusion de la clef allemande).

[23] SHD, GR 7 N 1257, Télégramme du 17/12/1914 de Delcassé.

[24] The National Archives (par la suite TNA), ADM 223/759, télégramme du 08/10/1918 envoyé de Copenhague pour la Direction du Renseignement Naval de l’Amirauté ; TNA, ADM 223/759, télégramme du 09/10/1918 de Copenhague pour Amirauté : « Carl reports nothing passed during night. » [Trad : Carl rapporte qu’il ne s’est rien passé pendant la nuit.]

[25] TNA, HW 3/184, le premier onglet du carton porte les quatre noms successifs du service.

[26] SHD, MV SS Ea 209bis, Reconnaissance du secret du Chiffre datée du 10/09/1916 par Jules Aubry, Reconnaissance du secret du Chiffre datée du 25/02/1918 par Marius Auzière.

[27] SHD, MV SS Ea 204, Note n°845 du 26/01/1918 pour l’EMG, au sujet de Forest, renvoyé pour bavardage imprudents, Note du 31/05/1918, rapport au Ministre au sujet de Terrenoir, licencié pour mœurs incompatibles avec sa charge.

[28] James Wyllie et Michael McKinley, The Codebreakers. The True Story of the Secret Intelligence Team That Changed the First World War, Londres, Ebury Press, 2015. L’Amiral Hall y est décrit comme un gardien du secret féroce tout au long du premier chapitre.

[29] Harry Richards, « Room 40 and German intrigues in Morocco : re-assessing the operational impact of diplomatic cryptanalysis during World War I », Intelligence and National Security, Volume 32, n°6, p. 833-848.

[30] SHD, GR 7 N 1267, Télégramme n°809CH. du 03/04/1916 de Cartier, chef de la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre, pour l’Attaché militaire français à Londres ; SHD, GR 7 N 1267, Réponse du 04/04/1916 de l’Attaché militaire pour Cartier. Les déchiffrements de l’Amirauté des télégrammes allemands sont dans les cartons TNA, ADM 223/736 à TNA, ADM 223/741.

[31] Cette compartimentation semble s’amenuiser au cours de la guerre puisqu’entre 1917 et 1918, des officiers du renseignement militaire sont détachés auprès de Room 40, d’après Frank Birch, A History of British Sigint, 1914-1945. Vol. I – British Sigint, 1914-1942, p. 7. (TNA, HW 43/1)

[32] Henry Olivari, Souvenirs (I) du Colonel Olivari. Service de renseignements – Cryptographie militaire, écrits en décembre 1953, p. 13. (EF, 4A23)

[33] David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, New York, Scribner, 1996, p. 310.

[34] SHD, MV SS F 1, Note du 16/07/1917, répartition des locaux attribués à l’Etat-Major Général de la Marine, p. 2, et Note du 22/11/1917, officiers de l’EMG, avec indication du numéro des pièces occupées, p. 1-2.

[35] Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », op. cit.

[36] TNA, ADM 137/4701, Note Int.E(c) 3030/1 du 05/10/1918 rappelant les précautions à suivre lorsque l’on chiffre.

[37] TNA, ADM 137/4701, Note Int.E(c) 3030/4 du 12/10/1918 : « Be as concise as possible. The shorter the message, the less material the enemy will have to work upon. » [Trad. : Soyez aussi concis que possible. Plus le message sera court, moins l’ennemi aura de prise pour le percer.]

[38] SHD, GR 6 N 10, Notification n°3300 D du 04/10/1914 sur les télégrammes chiffrés confirmés en clair.

[39] SHD, GR 16 N 25, Système Cryptographique simplifié n°1 Modèle 1912, p. 4 ; TNA, ADM 137/4701, Note du 11/05/1918 au sujet de la perte et de la destruction de documents relatifs au chiffre.

[40] SHD, GR 19 N 1736, Note n°8093/M du 22/08/1916 du Chiffre du GQG et Procès-verbal n°728/2 du 11/04/1917, rendant compte de l’incinération de 524 carnets de chiffre pour le téléphone.

[41] John Ferris, op. cit., p.117 : extrait d’une note secrète n°O.B/2032 du 30/04/1917 envoyée par la Troisième Armée britannique au GHQ britannique. : « Information has been received that wireless messages sent in Playfair Cipher have been deciphered by the enemy. » [Trad : On nous a informé que les messages radio chiffrés en Playfair ont été déchiffrés par l’ennemi.] La note propose de changer de chiffre pour les communications par TSF.

[42] TNA, ADM 137/4701, Ensemble de lettres secrètes rangées dans l’onglet « 3010 – Criticisms », au sujet de la pertinence ou non de différents systèmes proposés.

[43] TNA, ADM 137/4699, Lettres secrètes du 16/07/1917 et du 22/12/1917, où l’Amirauté rappelle au poste de Malte qu’il faut transmettre les interceptions en les chiffrant.

[44] TNA, HW 7/24, Lettre secrète de French à Hall du 12/12/1915 où l’on peut lire « I propose telling […] that you have agreed to give me paraphrases of all intercepted Zeppelin messages. » [Trad. : je propose de signaler que vous avez accepté de me donner les paraphrases des messages [TSF] des Zeppelins interceptés.]

[45] SHD, GR 5 N 82, Télégrammes allemands interceptés datés du 3, 14 et 16/05/1916, entre l’Ambassadeur allemand à Madrid et les Affaires Étrangères de Berlin. On peut y lire : « Il est maintenant absolument hors de doute que le chiffre et la clef sont connus à Paris. » (03/05/1916).

[46] Voir Barbara W. Tuchman, The Zimmermann Telegram, New York, Viking Press, 1958, pour plus d’informations.

[47] Raymond Edward Priestley, The Signal Service in the European War of 1914 to 1918 (France), Londres, W. & J. Mackay & Co., 1921, p. 151.

[48] EF, 39G, Lettre de félicitations du 05/07/1921 adressée au capitaine Painvin.

[49] Créées en 1928, ce sont l’A.O.R.S.C. (pour Amicale des officiers de réserve des sections du Chiffre de l’Armée de Terre) et l’A.O.R.I.C. (pour Amicale des officiers de réserve interprètes et du chiffre de la Marine).

[50] Assemblée Générale Constitutive, « Statuts de l’Amicale des Réservistes du Chiffre », Bulletin de l’ARC, décembre 1954.

[51] Marcel Givierge, Historique du Chiffre, de l’Origine au 28 mai 1921, 5 tomes. (SHD, GR 1 K 842/1)

[52] Marcel Givierge, Au service du chiffre. 18 ans de Souvenirs, 1907-1925, 1930. (Paris, BnF, fonds NAF 17573-17575)

[53] Henry Olivari, Souvenirs (I) du Colonel Olivari. Service de renseignements – Cryptographie militaire, décembre 1953. (EF, 4A23) Une autre partie des souvenirs d’Olivari, Souvenirs (II) du Colonel Olivari. Une mission cryptographique française en Russie (avril-novembre 1916), décembre 1953 (EF, 39G) a été éditée et publiée par Gilbert Eudes sous le titre Mission d’un cryptologue français en Russie, Paris, L’Harmattan, 2009 (Histoire de la défense).

[54] André Lange et É.-A. Soudart, Traité de cryptographie, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925.

[55] Conférences données par Marcel Givierge en 1921 et 1927.

[56] François Cartier, « Le service d’écoute pendant la guerre », Radio-électricité, 1er et 15 novembre 1923 ; François Cartier, « Généralité sur la cryptographie », Radio-électricité, avril 1924.

[57] Albert Pingaud, « La guerre des Chiffres », Revue des Deux Mondes, Vol. XXVII, 1er mai 1935, p. 897-909.

[58] Herbert O. Yardley, The American Black Chamber, Bobbs-Merrill, 1931. La traduction française paraît en 1935 aux Editions de la Nouvelle Revue Critique.

[59] Frank Birch et William Francis Clarke, Contribution to the History of German Naval Warfare, 1914-1918, trois volumes, circa 1919. (TNA, HW 7/1, HW 7/2, HW 7/3 et HW 7/4)

[60] Frank Birch, « Intelligence », 1919 (TNA, HW 3/8)

[61] Anonyme (Godfrey Leveson Brooke-Hunt ?), History of M.I.1(b), 1919-1923. (TNA, HW 7/35)

[62] TNA, HW 3/13, Lettre de O. Murray du 16/12/1927 au sujet de la conférence de Sir Alfred Ewing de la veille. [Texte original: Needless to say, the Lords of the Admiralty view with grave concern this disclosure of information which has at all times been regarded by them as of the utmost secrecy.]

[63] TNA, HW 3/13, Lettre de W.F. Clarke du 01/02/1930 ; Réponse de Sir Oswyn A.R. Murray du 19/02/1930.

[64] TNA, HW 3/177, brouillon d’une note du 31/10/1945 de Nigel de Grey.

[65] William Francis Clarke, History of Room 40 O.B., 1951-1959. (TNA, HW 3/3) ; Id., « Intelligence and its use », 1951. (TNA, HW 3/8)

[66] François Cartier, « Souvenirs du Général Cartier », Bulletin de l’A.R.C, n°1-2, Mai-Juillet 1958, p. 13-22 ; n°3-4, Décembre 1958, p. 25-61.

[67] François Cartier, « Souvenirs du Général Cartier », Revue des Transmissions, n°85, juillet-août 1959, p. 23-39 ; n°87, novembre-décembre 1959, p. 13-51.

[68] Georges-Jean Painvin, « Conférence de M. Georges-Jean Painvin », Bulletin de l’A.R.C., n°7, Mai 1961 : p. 5-47 ; Marcel Guitard, « Conférence de Marcel Guitard », Bulletin de l’ARC, n°7, Mai 1961 : p. 47-52.

[69] Collectif, « Le Face à face du Cinquantenaire », Bulletin de l’ARC., décembre 1968, p. 2-39.

[70] Olivier Forcade, Sébastien Laurent, Secrets d’État. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2005.

[71] Barbara W. Tuchman, The Zimmermann Telegram, New York, Viking Press, 1958.

[72] David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, New York, Scribner, 1967.

 

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International