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Éditorial n°13

L’équipe de Circé est cette fois encore très heureuse de vous présenter ce treizième volume, résolument interdisciplinaire. Dans la continuité d’une évolution amorcée il y a quelques numéros déjà, Circé passe progressivement, grâce à ses contributeurs, du statut de revue d’histoire à celui de revue de sciences sociales par le prisme de l’histoire.

Ce corpus, bien que non thématique, aurait finalement pu être réuni sous les auspices de l’altérité. De l’âge du Fer à la Grande Guerre, nos contributeurs ont choisi de faire une histoire de l’autre, une histoire du groupe, une histoire de l’un par rapport au groupe.  Mais cette altérité est également documentaire : ils sentent et prennent en compte que le pendant de l’archive est la non-archive, le document perdu ou détruit qui, autant que celui qui reste, fait partie des sources fondamentales de l’historien.

Le second axe central est celui de la méthode d’analyse de ces sources textuelles et nous sommes heureux de présenter parmi ces sept papiers un solide exemple d’humanités numériques appliquées à l’histoire. Ces questions de méthode sont également au cœur du portrait que nous consacrons à Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Saclay. Spécialiste de l’histoire de la presse et de la culture de masse, elle revient sur la nécessité d’ouvrir sa pensée et d’aller chercher dans les disciplines parfois les plus éloignées des nôtres de nouvelles approches et de nouvelles sensibilités.

Notre relecture du tout que forme ce treizième numéro ne peut que vous inviter à « braconner », à la manière de Michel de Certeau, et à piocher ça et là ce qui pourrait inspirer votre réflexion, votre créativité et votre volonté de débattre quand nous pourrions être tentés d’accompagner notre confinement physique par un confinement intellectuel.

Ce numéro, enfin, est un témoin du renouveau des études et de la vivacité de la recherche malgré les difficultés rencontrées par un monde universitaire en mutation. L’occasion est alors toute trouvée pour vous annoncer la création prochaine d’une nouvelle rubrique, que nous avons voulue très libre, destinée à la mise en lumière des profils – tous très divers – de nos contributeurs. Matériau pour le sociologue ou simple coup d’œil sur ce qu’est aujourd’hui la recherche en sciences humaines, en France et ailleurs, à chacun d’y trouver son compte.

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

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Portrait d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, historienne de la presse et de la culture de masse

Anne-Claude Ambroise-Rendu est professeure d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Saclay (UVSQ) et directrice du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC). Spécialiste de la presse et de la culture de masse, elle travaille actuellement sur les discours (médicaux, juridiques et médiatiques) sur les abus sexuels sur enfants entre le XIXe et le XXe siècle.

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Culture du secret et Chiffres dans la Grande Guerre

Agathe Couderc

 


Résumé : Le secret est une nécessité évidente pour les services de renseignement dont la vocation est d’œuvrer dans l’ombre : la culture du secret, elle, se traduit par des pratiques et un état d’esprit adaptés. On se propose ici d’étudier l’apparition et l’évolution de cette culture dans les services de renseignement technique nés au cours de la Grande Guerre, à savoir les Chiffres français et britanniques, chargés de protéger les communications alliées et de percer les messages ennemis. De septembre 1914 où certains soldats en parlent ouvertement dans leurs lettres, à l’après-guerre où il est admis que les exploits du Chiffre doivent être tenus secrets pour en garantir l’efficacité future, la culture du secret s’est profondément ancrée dans ces services et plus largement encore dans les Armées et les Marines concernées.

Mot-clés : renseignement, cryptographie, confidentialité, Première Guerre mondiale, communications.


Agathe Couderc est née le 30 mai 1991. Diplômée d’un Master recherche en histoire militaire à Paris-Sorbonne (2014), puis agrégée d’histoire (2017), elle est actuellement doctorante contractuelle à Sorbonne Université au sein du laboratoire SIRICE, et chargée de TD de Licence 1 et Licence 2 en histoire contemporaine. Ses recherches portent sur l’histoire du renseignement, les relations internationales et l’histoire des techniques. Elle effectue une thèse sous la direction d’Olivier Forcade (Sorbonne Université) intitulée : « Sous le sceau du secret : les coopérations internationales des Chiffres britannique et français, militaires et navals pendant la Première Guerre mondiale ».

agathecouderc@icloud.com


Introduction

Si le renseignement seul ne permet pas de remporter une guerre ni de vaincre un adversaire, il peut néanmoins faire pencher la balance dans un sens et hâter la victoire. Conscients de cela, les chefs de guerre y ont souvent recours, soit par le biais d’espions, soit par celui d’interceptions. Pour garantir leur réussite, les activités des services de renseignement doivent toutefois rester inconnues de l’adversaire, au risque de le voir se prémunir contre leurs indiscrétions et anéantir leurs efforts.

À la fin du XIXe siècle, les réseaux de communication s’affranchissent des câbles et passent par les ondes : la Télégraphie Sans Fil (TSF) voit ainsi le jour. Armées et flottes en saisissent l’utilité presqu’immédiatement et la placent sous leur coupe en temps de guerre. C’est que si cette invention permet de communiquer par tous les temps et ce, sans voir le destinataire, elle nécessite tout de même d’être contrôlée et les communications par ce biais doivent être sécurisées. En effet, les messages transmis par les ondes peuvent être captés de toute part : par conséquent, un adversaire indiscret pourrait les lire et découvrir les plans de l’émetteur sans que ce dernier n’en ait conscience. Dès lors, il faut faire en sorte que le contenu des messages soit incompréhensible pour toute personne étrangère aux échanges : la cryptographie, science des écritures secrètes remise au goût du jour dès la fin du XIXe siècle[1], attire logiquement l’attention des militaires et des marins, qui créent des services dont la mission évidente est de protéger leurs communications, mais dont le but moins avoué est de connaître les échanges des autres nations. Le Chiffre[2] voit ainsi le jour au sein des unités militaires et navales.

Les puissances européennes sont les plus avancées dans cette marche vers la sécurisation des communications non-civiles. Parmi elles, la France fait figure de pionnière car elle met sur pied un service du Chiffre dès 1912[3]. Ces services sont chargés du service courant de la correspondance ministérielle et militaire, mais relèvent également d’une branche émergente du renseignement, le renseignement technique, en coopération avec la radiogoniométrie[4] et les écoutes. Si la constitution de pareils services au début de la Grande Guerre est un secret de polichinelle, leurs travaux et leurs réussites dans l’attaque des systèmes de chiffrement ennemis sont des sujets hautement sensibles, placés dès lors sous le sceau du secret.

Ce qu’on qualifie de secret ici renvoie à quelque chose qui est volontairement caché à l’autre, et plus particulièrement à celui qu’on identifie comme un adversaire. On peut partager ce secret entre unités d’un même pays, et avec ses alliés, moyennant quelques précautions, mais le secret est indispensable pour ne point voir tarir la source de renseignements, à laquelle on peut puiser tant que l’ennemi reste inconscient qu’il est lu. Il s’impose dans différents champs : des aspects linguistiques doivent le protéger, des pratiques permettent de le maintenir, et une forme de représentation (ou plutôt un effacement du Chiffre de la scène publique) contribue à garantir le secret des activités de ces services spéciaux, pendant et après la Première Guerre mondiale. Tous ces éléments font système et imprègnent les mentalités des hommes et des femmes du Chiffre[5], à tel point qu’on peut parler de culture du secret au sein de ces services, en considérant que le terme « culture » renvoie ici à un ensemble de connaissances et de comportements partagés par les membres du Chiffre.

Nous nous proposons d’étudier cette culture du secret indissociable du renseignement technique, ou Signals Intelligence en anglais, dans ses prémices, dans sa mise en place en pleine guerre, ainsi que dans ses conséquences au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les services étudiés sont français et britanniques : nous nous intéresserons à la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre et à celle du Grand Quartier Général français (GQG), au Chiffre de l’Etat-Major Général de la Marine (EMG) française, à celui de l’Amirauté britannique, plus connu sous le nom de Room 40[6], ainsi qu’au Chiffre du Département de la Guerre britannique (ou War Office), dit M.I.1(b) (pour Military Intelligence, renseignement militaire) et à son extension au sein du Grand Quartier Général de la Force Expéditionnaire Britannique (GHQ). Les premiers voient le jour, à l’exception de celui du GQG, avant la Grande Guerre, tandis que les Chiffres britanniques apparaissent dans les premières semaines du conflit.

Les sources permettant l’étude proposée sont issues des archives du Service Historique de la Défense à Vincennes, ainsi que des archives conservées à l’Espace Ferrié – Musée des Transmissions de Cesson-Sévigné, en banlieue de Rennes, pour ce qui est des documents français[7] ; le reste des documents est conservé aux Archives Nationales britanniques de Kew, en banlieue de Londres[8], à l’exception de quelques documents reproduits dans l’ouvrage de John Ferris, The British Army and Signals Intelligence during the First World War[9]. La plupart de ces documents est d’ailleurs marquée d’un tampon « secret » qui n’est plus vraiment d’actualité ; pour autant, cette marque évidente du secret nous permet d’interroger d’une part l’ampleur prise par ce principe de discrétion dans des services tout juste constitués et d’autre part son respect et sa progression dans d’autres unités des armées et flottes alliées.

S’intéresser à la culture du secret dans les services du Chiffre nous amènera d’abord à étudier les contournements linguistiques visant à dissimuler les résultats des déchiffreurs. Il faudra ensuite se pencher sur les pratiques propres à assurer le secret des communications alliées, ainsi que le silence sur les activités de renseignement des Chiffres. Enfin, nous pourrons interroger la pérennité de cette culture du secret après guerre, à travers les représentations et la mémoire de ces services et de leurs membres.

Le secret par le langage

La culture du secret par les termes techniques

La cryptographie, dite aussi « science du secret[10] » est un domaine qui existe depuis l’Antiquité et qui connaît un regain d’intérêt en Europe au cours du XIXe siècle, en lien avec l’évolution des télécommunications désormais vulnérables à l’interception. Cette discipline comporte un vocabulaire technique qui n’a de cesse de souligner le caractère secret de sa spécialité[11]. En effet, rien que le terme « cryptographie » (de kryptos « caché » et graphein « écrire » en grec ancien) renvoie au fait de dissimuler le contenu d’un message, en transformant le texte lisible et compréhensible, dit « en clair » en un enchaînement de caractères littéraux ou numériques, dit aussi « cryptogramme », n’ayant aucun sens pour qui n’en détient pas la clef (key en anglais)[12]. Selon qu’on le transforme mot à mot ou lettre à lettre, on dit qu’on le « code » à l’aide d’un dictionnaire ou qu’on le « chiffre » (cipher). Celui qui réalise ces opérations est un chiffreur (cipherer), tandis que celui qui fait l’inverse, du chiffré vers le clair, est un déchiffreur (decipherer). Ce dernier terme a deux acceptions au début du XXe siècle : un déchiffreur peut avoir déjà la clé et la connaissance du système employé en tant que destinataire authentique du message, mais le terme peut aussi désigner celui qui veut attaquer les communications adverses et doit chercher ces éléments[13].

Tous ces termes, familiers pour les spécialistes, sont plutôt étranges pour le grand public : à ce titre, ils sont presque systématiquement définis. Les milieux militaires et navals doivent se familiariser avec ces nouveaux mots, alors que le Chiffre y devient tout juste une entité propre, à la différence des cabinets noirs diplomatiques qui sont chose courante depuis le XVIIe siècle. Les membres du Chiffre sont ainsi initiés aux arcanes de la cryptographie et à ses expressions particulières dès lors qu’ils sont formés au chiffrement et au déchiffrement des messages, soit au sein d’un comité éphémère, soit au sein d’un service plus pérenne. En cela, la culture du secret du Chiffre réside d’abord dans le vocabulaire qui lui est propre.

Rendre évident le caractère secret des documents du Chiffre

Les activités du Chiffre ont trait à la correspondance secrète, qu’elle soit propre au pays tutélaire du service ou interceptée. Ce faisant, les documents qui organisent les services entérinent par le verbe le caractère secret de tout ce qui émane du Chiffre. La note secrète du 11 mars 1914, relative à l’organisation du service de la correspondance chiffrée dans l’Armée, souligne par exemple les principes de discrétion qui doivent être suivis vis-à-vis des systèmes de chiffrement conçus pour l’Armée française[14]. Ainsi, les dictionnaires chiffrés comme le système cryptographique S.D. (pour « sans dictionnaire »), prévus pour la communication en temps de guerre, « doivent être conservés en temps de paix sous pli cacheté[15] » soit au centre de mobilisation des autorités, soit dans les archives secrètes. De même, les clefs utilisées pour chiffrer les messages doivent être faciles à retenir car elles ne doivent être écrites nulle part. On rappelle plus loin que « [l]a sécurité de la correspondance chiffrée avec un dictionnaire reposant sur le secret de ce document, le détenteur doit prendre les plus grandes précautions pour éviter de laisser […] surprendre par l’ennemi, soit un dictionnaire chiffré, soit un texte chiffré accompagné de sa traduction en clair[16]. » La nécessité du secret du Chiffre est ainsi martelée avant et pendant la guerre dans de nombreux documents[17]. En temps de paix comme en temps de guerre, il est indispensable de faire preuve de discrétion vis-à-vis des documents du Chiffre, mais graver l’injonction dans les mémoires et les pratiques nécessite un peu de pédagogie. Comme à d’autres occasions, une note secrète de février 1917, émanant du 2e Bureau de l’Etat-Major du Grand Quartier Général des Armées du Nord et du Nord-Est, rappelle l’importance du secret des déchiffrements, mais ne s’étend pas sur les raisons d’un tel ordre[18] :

Une armée a récemment reproduit dans son bulletin de renseignements le texte d’un radio chiffré allemand intercepté et traduit.

Il est nécessaire de ne jamais faire une allusion indiscrète aux documents de ce genre, surtout dans des textes répandus à de nombreux exemplaires, jusqu’au front, sous peine de tarir une source précieuse de renseignements.

Il convient, en conséquence, de se conformer strictement aux prescriptions de la note secrète du 21 octobre 1914 de la Section du Chiffre.

Le fond du problème est assez clair, à savoir le risque de ne plus pouvoir lire les messages transmis par les Allemands. Néanmoins, il faut une note de juin 1917 pour expliciter le risque qu’il y a à parler sans prudence des exploits du Chiffre[19] :

L’ennemi sait parfaitement que nous captons ses messages et, s’il n’a eu recours jusqu’ici à des précautions sommaires et peu nombreuses, c’est qu’il ignore tout le parti qu’il a été possible de tirer de l’étude de ces documents. La moindre indiscrétion peut l’amener à adopter certaines mesures […] qui rendraient nos investigations très difficiles, voire impossibles.

Tous les belligérants sont conscients d’être interceptés par leurs ennemis. Néanmoins, ce que précise cette note, c’est que l’Allemagne n’a pas conscience d’être lue avec régularité par les services de renseignements français : une indiscrétion côté français pourrait provoquer une prise de conscience allemande et un changement de chiffres et de codes par l’armée du Kaiser, réduisant alors à néant les efforts du Chiffre français.

D’une façon moins pédagogique et plus péremptoire, le caractère secret des documents du chiffre est également martelé par la mention « secret » voire « très secret » qui est tamponnée généralement en haut des notes, ou précède le texte d’un télégramme traduit. Ainsi, il est d’usage de marquer de façon évidente les documents à caractère secret[20]. Ces papiers sont autant de notes, rapports, circulaires organisant les services du Chiffre que de déchiffrements de messages interceptés, relevés d’écoute ou bulletins de renseignement. Le tampon aisément repérable a deux buts primordiaux : d’abord, séparer les documents secrets, c’est-à-dire à diffusion restreinte, de la masse de notes que s’échangent les services militaires et navals ; ensuite, en cas d’avancée de l’ennemi et de risque de saisie de ces documents par un intrus, identifier rapidement ce qui doit être détruit en urgence.

Le secret par la dénomination détournée

Au cours de la guerre, les services du Chiffre compilent et transmettent des informations issues de déchiffrements de messages ennemis interceptés aux services de renseignement. Ce faisant, le secret de leurs découvertes permet de conserver ces sources. La culture du secret du Chiffre tient donc également au fait de ne pas mentionner l’origine de ses renseignements, conformément à la note citée ci-dessus, où il est exigé que soit bannie toute allusion au travail de déchiffrement des messages interceptés[21]. Cette exigence s’applique à la fois à des documents administratifs militaires, à la correspondance des soldats[22] et aux articles de presse[23]. L’interdiction de mentionner de façon claire la source du renseignement rejoint les principes du renseignement humain (ou espionnage) où l’identité d’une source est dissimulée par un nom de code. Pour ce qui est des sources du renseignement technique, on préfère des périphrases telles que « renseignements spéciaux » ou « secrets » au terme « interceptions ». Suivant la même logique, l’Attaché Naval britannique à Copenhague s’entend avec l’Amirauté pour systématiser la mention d’un certain Carl dans ses radiotélégrammes lorsqu’il faut confirmer discrètement la réception de comptes rendus de mouvements de navires envoyés par l’Amirauté, informations elles-mêmes obtenues par renseignement technique[24]. À l’inverse, en termes de provenances d’informations assumées, nous pouvons compter les interrogatoires de prisonniers, l’étude de la presse étrangère et celle des bulletins radios officiels transmis par les hauts-commandements : ces sources en partie ouvertes risquent moins de tarir, donc on s’inquiète peu de les compromettre.

De même, les noms courants des services du Chiffre britannique, Room 40 et M.I.1(b), sont obscurs pour qui n’est pas conscient de ce qu’ils abritent : rien n’indique dans ces appellations que ces bureaux s’occupent de déchiffrement. D’ailleurs, si Room 40 garde ce nom d’usage au long de la guerre, le Chiffre du War Office en porte trois différents avant d’obtenir le nom qui passe à la postérité : il s’appelle ainsi M.O.5(e) (pour Military Operations) puis M.O.5(b) entre septembre 1914 et mars 1915, puis M.O.6(b) courant 1915, avant de devenir M.I.1(b) en 1916[25]. De tels changements de noms ont pu également participer à la confusion des services de contre-espionnage ennemis.

Les pratiques de la culture du secret

Un petit monde compartimenté d’initiés

Le monde du Chiffre est une petite communauté. Ces hommes sont d’abord dans les bureaux des ministères, avant que des services annexes soient créés dans des unités plus proches du front. La section du Chiffre du GQG voit le jour le 5 août 1914, avant d’essaimer dans les Armées françaises en septembre 1914, tandis que le GHQ accueille une section du Chiffre dès que la Force Expéditionnaire Britannique touche le sol français. Ces sections débutent souvent à 4 ou 5 hommes et comptent au maximum quelques dizaines de membres à la fin de la guerre, répartis en sous-sections spécialisées dans l’étude des cryptogrammes d’une nation particulière, ou d’interceptions d’une région spécifique. Certes, les officiers français de cavalerie et brevetés d’État-Major sont censés être familiarisés au système de chiffrement S.D. dès le début des hostilités, mais peu sont conscients des capacités réelles des Chiffres français et britanniques. Deux mondes coexistent alors : d’une part, celui du chiffrement, connu des officiers pour assurer le bon fonctionnement des communications des forces armées et navales ; d’autre part, celui du déchiffrement des communications ennemies, maintenu dans l’ombre, loin des oreilles de l’ennemi. Une chape de plomb sépare ainsi les hommes de ce second monde du reste des officiers, en France comme au Royaume-Uni. Les membres du Chiffre jurent également de garder secrets leurs travaux, soit par un serment écrit pour les commissaires auxiliaires du Chiffre de la Marine française[26], soit par la signature de l’Official Secrets Act britannique de 1911. Leur commandement est intransigeant tout au long du conflit, n’hésitant pas à renvoyer ceux coupables d’errements ou d’indiscrétions[27].

À l’époque, Room 40 est le secret le mieux gardé de l’Amirauté : les résultats de ce service ne sont connus que d’une poignée de gradés britanniques, et Reginald « Blinker » Hall, le directeur du renseignement naval de 1914 à 1919, défend fermement ce secret[28]. Cela crée parfois des accrocs dans le bon fonctionnement de l’alliance franco-britannique en termes de renseignement technique, comme lorsqu’en 1916 les Français cherchent à savoir si les Anglais décryptent les télégrammes allemands échangés entre Berlin et Madrid. Ces télégrammes sont cruciaux pour suivre les intrigues que les Allemands mènent au Maroc français et en Algérie, où ils veulent provoquer un soulèvement des tribus locales pour ouvrir un nouveau front[29]. Le général MacDonough, directeur du renseignement militaire au War Office, leur répond que ce n’est pas le cas, alors que l’Amirauté intercepte et traduit déjà aisément les messages allemands de ce type[30]. Cet exemple illustre le secret jalousement gardé de Hall, mais également le caractère hermétique des services du Chiffre d’un même pays, puisque Room 40, dépendant de la direction du renseignement naval de l’Amirauté, ne communique ses résultats ni à M.I.1(b), son homologue terrestre, ni à la direction du renseignement militaire[31].

La compartimentation de ces services vis-à-vis du renseignement militaire ou naval se ressent également dans la séparation physique des locaux du Chiffre, question qui se pose à chaque déménagement, à cause de l’avancée de la ligne de front ou d’une augmentation des effectifs des services. Henry Olivari, bras droit du chef de la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre de 1914 à 1916, doit participer à la « foire d’empoigne » qui se produit lors du déménagement des ministères de Paris vers Bordeaux début septembre 1914, face à l’avancée allemande : il réussit à obtenir tout le deuxième étage de l’Hôtel des postes de Bordeaux pour le Chiffre[32]. La séparation physique des locaux du Chiffre semble être acquise dès le début de la guerre, eût égard au caractère secret de ses travaux. Room 40 tient par exemple son nom du bureau n°40 des vieux bâtiments de l’Amirauté, où la section du Chiffre naval est installée à ses débuts, et le conserve même après s’être étendu dans d’autres locaux. Les locaux de M.I.1(b) sont installés, eux, à quelques pas de Whitehall (cœur du War Office à Londres), sur Cork Street à Londres[33]. Enfin, les services du Chiffre de l’État-Major Général de la Marine sont divisés : deux bureaux sont consacrés aux déchiffreurs de la 1re section de l’EMG, chargée du renseignement naval, et deux autres bureaux accueillent les chiffreurs de la 3e section de l’EMG, chargée du chiffrement des messages français[34].

Des principes de chiffrement garants du secret

Cette culture du secret passe aussi par des pratiques de chiffrement conformes aux principes énoncés dès 1883 par Kerckhoffs[35]. Pour les appliquer et fluidifier le chiffrement des dépêches, des officiers spécialistes du chiffre sont détachés dans les armées et missions françaises dès septembre 1914. Une difficulté persiste néanmoins dans le fait que ces principes soient intégrés par le commandement, ou qu’au moins les commandants d’unité, sur le front comme à l’arrière, y soient sensibilisés.

Le premier principe est le suivant : on doit tout chiffrer dans un message, et pas seulement une partie qui pourrait paraître sensible. Chiffrer intégralement renforce la sécurité du chiffre en empêchant que l’ennemi ne procède par tâtonnements dès l’identification du type de mot dissimulé. Ce principe de base peine à être respecté totalement, puisque nous en trouvons un rappel dans une note britannique d’octobre 1918[36]. Pour réduire le temps de chiffrement de façon raisonnable (entre vingt minutes et deux heures, selon la longueur et la complexité du système), il faut également rédiger les messages les plus succincts possibles et éviter les formes stéréotypées qui permettraient à l’ennemi de reconstituer les clefs utilisées[37].

Le deuxième principe proscrit de réexpédier en clair un message d’abord transmis chiffré, même si c’est pour obtenir une réponse pressante. Nombreuses sont les notes françaises qui déplorent cette pratique calamiteuse dès 1914. Le chef du cabinet du ministre de la guerre rappelle ainsi que confirmer en clair des télégrammes envoyés chiffrés « a pour conséquence de livrer le secret de plusieurs de nos chiffres confidentiels[38] », puisqu’il suffit à l’ennemi de comparer un message chiffré intercepté avec le message en clair comportant le même en-tête indicatif et le même nombre de caractères pour percer le secret d’un système de chiffrement français.

Un troisième principe veut que la clef utilisée soit aisée à retenir sans avoir besoin de l’écrire, pour éviter qu’elle tombe entre de mauvaises mains si l’on vient à être fait prisonnier par l’ennemi. En suivant la même logique, il est indispensable de détruire les brouillons de chiffrement et de déchiffrement, pour ne pas trahir le secret des systèmes employés[39]. Pour ce qui est de la destruction des dictionnaires chiffrés et des carnets de chiffrement sans dictionnaire, il faut de plus consigner leur incinération dans un procès-verbal[40]. Progressivement, et à force de répétitions nombreuses, les gestes énumérés plus haut deviennent des réflexes du personnel du Chiffre comme du personnel des transmissions, français comme anglais.

La culture du secret du Chiffre relative au chiffrement des communications part également du postulat suivant : un système de chiffrement ne peut être infaillible ad vitam æternam. La conscience de la non-pérennité des codes et chiffres se développe à force de briser les systèmes ennemis et de lire des messages interceptés contenant des renseignements ne pouvant provenir que des communications de l’Entente[41]. Une dynamique de remplacement des chiffres et des codes alliés se met en place dès le début des hostilités et s’accentue au cours du conflit. Avec le temps, les chiffreurs deviennent plus critiques à l’égard de la pérennité des systèmes instaurés. En lien avec le remplacement des systèmes de chiffrement, émerge ainsi un service particulier côté britannique : l’Intelligence E(c) du GHQ, chargé de vérifier la résistance des systèmes avant leur validation pour l’emploi par les forces armées[42].

La paraphrase au service du secret

Pour communiquer secrètement les messages interceptés qu’on a déchiffrés, il faut les chiffrer avant de les transmettre, car la transmission par l’Entente de messages ennemis en clair serait suspecte. On reformule alors le message en réduisant sa taille ou en changeant l’ordre des phrases avant de le chiffrer par un système allié avant l’envoi[43]. Cette pratique de la paraphrase est obligatoire autant pour la transmission entre les services d’une même nation, qu’entre alliés[44]. Elle empêche l’ennemi d’identifier immédiatement la source de l’information et le pousse à mettre la fuite sur le compte d’un interrogatoire ou d’espionnage humain, plutôt que de soupçonner directement qu’on puisse le lire. Cela dit, certains messages interceptés trahissent une suspicion ponctuelle de la part de l’Allemagne en 1916 par exemple[45]. Le cas du télégramme Zimmermann est une exception à cette règle : en janvier 1917, Room 40 déchiffre un message allemand qui peut faire l’effet d’une bombe diplomatique. Pour éviter d’éventer la source, à savoir un câble sous-marin neutre que l’Allemagne utilise sans se douter d’y être surveillée par l’Angleterre, la paraphrase semble la plus adéquate, or elle desservirait l’objectif du directeur du renseignement naval, Hall, qui veut que le texte soit exactement celui qui a été envoyé par Zimmermann. Hall fait donc en sorte d’obtenir un autre chiffrement de ce même télégramme, pour faire croire à un acte d’espionnage plutôt qu’à une interception[46].

Les silences du Chiffre après la guerre

Silence, secret et mépris extérieur

Lorsque la Première Guerre mondiale s’achève, on pourrait s’attendre à ce que le secret du Chiffre soit levé. Néanmoins, le spectre d’une revanche amène à retarder les révélations des actions des services du Chiffre. Cela n’empêche pas les Allemands d’apprendre des erreurs commises puisque, comme le signale R.E. Priestley dans un ouvrage de l’immédiate après-guerre, Hindenburg affirme que la victoire de Tannenberg d’août 1914 est due en partie au renseignement technique allemand et au manque de précautions des transmissions russes[47]. L’expérience acquise au cours de la Grande Guerre et la prise de conscience de l’importance de la cryptographie poussent probablement les Allemands à se tourner vers le chiffre mécanisé par la suite.

Le secret est toutefois maintenu côté allié dès l’armistice, pendant la Conférence de la Paix de Versailles et encore après : même en temps de paix, on s’observe et on intercepte les communications des anciens adversaires comme celles des alliés. Ce secret maintenu empêche les chiffreurs de briller dans leur cercle privé comme dans la vie publique, eux dont l’image est ternie par le mépris qu’on témoigne aux « embusqués », terme péjoratif désignant ceux qui ont agi à l’abri des bureaux des ministères. Certes, ils reçoivent des lettres de félicitations de leur hiérarchie, mais ont pour consigne de rester discrets[48]. Certains créent de nouveaux espaces, comme les chiffreurs français qui se réunissent dès la fin des années 1920 dans des amicales de réservistes[49] : cette communauté participe en quelque sorte à faire perdurer la culture du secret du Chiffre dans un entre-soi où les réservistes se retrouvent pour des exercices de chiffrement et de déchiffrement et se remémorent des événements de la guerre[50].

Mémoires, histoires et conférences sur le Chiffre pendant l’Entre-Deux-Guerres

De nombreux historiques, souvenirs, histoires non-officielles, ou chapitres solitaires occupent les différents fonds d’archives. Si ces documents sont désormais accessibles sans dérogation, nous pouvons nous intéresser à leur statut à la sortie de la guerre, au prisme de la culture du secret du Chiffre. La plupart de ces souvenirs n’atteint pas le stade de la publication, soit par réserve de leur auteur, conscient de risque pour le Chiffre si l’ouvrage devenait accessible au grand public, soit par intervention des autorités militaires ou navales qui en interdisent la parution. Le premier cas de figure semble être assez courant en France : ainsi, ni l’Historique du Chiffre, de l’Origine au 28 mai 1921 signé par Manusia, pseudonyme pris par Marcel Givierge, chef de la section du Chiffre du GQG français de 1914 à 1917[51], ni ses souvenirs[52], ni ceux d’Olivari, envoyé en mission en Russie puis en Italie entre 1916 et 1918[53], ne sont publiés. Pour ceux qui paraissent, soit la censure est passée par là, soit le devoir de réserve a muselé l’auteur qui reste laconique sur les activités du Chiffre pendant la guerre. C’est le cas du Traité de cryptographie de Lange et Soudart[54], tous deux anciens du Chiffre du GQG, se bornent à un exposé très théorique sur les principes de la cryptographie et passent brièvement sur la période de la Grande Guerre. De même, les conférences de Givierge, quoique données dans un cadre militaire, ne mentionnent pas les exploits du Chiffre français[55]. Les souvenirs de François Cartier, chef du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre tout au long de la Grande Guerre, sont publiés dans la revue Radio-électricité en 1923 et 1924, mais contiennent également fort peu d’informations sur les travaux du Chiffre français à cette période[56]. Certes, un article paru dans la Revue des Deux Mondes en 1935, intitulé « La guerre des Chiffres »[57], laisse présager des révélations tonitruantes sur les activités du Chiffre mais, bien peu renseigné sur les cas français et anglais, il ne reprend que des informations contenues dans l’ouvrage de Herbert O. Yardley, Le Cabinet noir américain[58].

Côté britannique, on trouve également de nombreux manuscrits historiques à Kew, mais les documents les plus courants sont des souvenirs rédigés après la Seconde Guerre mondiale, une fois que la pression du secret et de l’Official Secrets Act est moins prégnante. En effet, pendant l’Entre-Deux-Guerres, les autorités navales et militaires, ainsi que des chiffreurs œuvrant au sein de la Government Code & Cypher School (GC&CS), émanation née de la fusion entre Room 40 et M.I.1(b) en 1919, veillent au grain en guettant les conférences et publications au sujet du Chiffre. Le premier volume du récit de la guerre menée par la Marine allemande, écrit par Frank Birch et William Clarke[59], deux anciens de Room 40, aurait pu être publié dans les années 1920, mais l’Amirauté intervient pour empêcher cette parution, sous prétexte que cela causerait un embarras considérable à la Marine britannique. Un autre article de Birch, rédigé en 1919, reste à l’état de manuscrit[60]. On trouve également un tapuscrit intitulé History of M.I.1(b), dont l’auteur anonyme est peut-être le Major Brooke-Hunt, chef de la section militaire de GC&CS de 1919 à 1922, et qui reste à l’état d’étude historique non publiée[61]. En 1927, à la suite d’une conférence donnée par Sir Alfred Ewing, premier chef de Room 40, une lettre est envoyée à l’ensemble des anciens déchiffreurs de ce service par le secrétaire permanent de l’Amirauté, Sir Oswyn Murray. Murray affirme, au sujet des projecteurs soudainement tournés sur Room 40 par la conférence d’Ewing, donnée à Edinburgh et diffusée par la presse : « Il va sans dire que les responsables de l’Amirauté s’inquiètent sérieusement de la révélation d’informations qu’ils ont toujours considérées comme extrêmement secrètes.[62] » Il rappelle également les principes des Official Secrets Act de 1911 et 1920 et encourage les anciens de Room 40 à maintenir la même discrétion qu’ils ont observée jusque là : la conférence d’Ewing est une erreur à ne pas reproduire.

Cette nécessité du secret quant aux réussites de Room 40 et de son homologue militaire se retrouve dans la plupart des documents du carton TNA, HW 3/13, avec parfois plus d’explications que les critiques lapidaires citées ci-dessus. La censure agit bel et bien puisqu’en réponse à une lettre de 1930 de Clarke, chef de la section navale de GC&CS depuis 1924, qui émet des réserves quant à la publication d’articles sur le Chiffre dans le Weekly Dispatch par un homme n’y ayant jamais pris part, alors même que ceux qui ont travaillé dans ce service en gardent encore fidèlement les secrets (c’est Clarke qui insiste sur ce point), Oswyn Murray signale que la direction du renseignement naval elle-même a censuré les passages gênants et a finalement validé la publication de ces articles, qu’il dit sans risque et absolument sans saveur[63]. Pendant l’Entre-Deux-Guerres, on peut donc considérer qu’un verrou est resserré sur les secrets du Chiffre, en France comme en Angleterre.

Une redécouverte tardive

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les langues se délient au sujet du renseignement technique de la Grande Guerre. L’injonction du secret porte désormais sur d’autres exploits, bien plus proches chronologiquement parlant : ceux réalisés par Bletchley Park contre les machines chiffrantes des puissances de l’Axe.

Ainsi, on parle plus aisément de la période antérieure : une note historique sur le télégramme Zimmermann est écrite par Nigel de Grey en octobre 1945[64] et, dès 1950, Clarke réunit ses souvenirs sur le Chiffre de 1914-1918 pour les compiler dans une History of Room 40 O.B.[65]. Côté français, les années 1950 sont marquées par la publication des souvenirs de Cartier, d’abord dans le Bulletin de l’ARC (Amicale des Réservistes du Chiffre)[66], puis dans la Revue des transmissions[67], où il précise le rôle du Chiffre entre 1914 et 1918. Dans les années 1960, Marcel Guitard et Georges-Jean Painvin, un des meilleurs déchiffreurs de la Grande Guerre, font de même[68]. À l’occasion d’un dîner de l’ARC, Painvin est même confronté à son homologue allemand, Fritz Nebel, et lui apprend ce que ce dernier ignorait encore : les déchiffreurs français sont venus à bout d’un système de chiffrement allemand très complexe de la fin de la guerre, le GeDeFu 18 (ou ADFGVX en version française), allant jusqu’à qualifier un radiotélégramme intercepté chiffré de cette façon de « radiogramme de la victoire »[69] !

Conclusion

La culture du secret au sein du Chiffre est une évidence partagée par tous ses membres pendant la guerre : le langage technique et la périphrase deviennent familiers, les gestes et pratiques se diffusent, quoique nécessitant parfois la répétition régulière d’ordres et de circulaires, et l’injonction du secret est comprise par tous. Pareille culture est similaire pour les officiers de renseignement qui coopèrent avec les déchiffreurs, mais reste moins naturelle pour les transmetteurs qui envoient et reçoivent des messages chiffrés à longueur de journée, à l’exception des postes spéciaux d’écoutes dont l’activité est tout aussi sensible. Le secret du Chiffre est néanmoins respecté à la longue par ceux qui y sont sensibilisés. Pendant la durée de la guerre, les commandants d’unité ont certes besoin d’un temps d’adaptation pour intégrer ce besoin de secret qui doit parfois avoir la priorité en situation d’urgence, pour ne pas compromettre le système ou la clé en usage, mais, à partir de 1916, ils deviennent nombreux à demander des carnets pour sécuriser leurs échanges par des moyens de communication que le Chiffre ne croyait pas pouvoir protéger sur le long terme, tels le téléphone.

Secret jalousement gardé pendant la Grande Guerre, les activités des Chiffres britanniques et français restent inconnues du grand public pendant l’Entre-Deux-Guerres, au nom du secret d’État et de la sécurité de la nation[70], tandis que les contemporains redoutent que la « der des ders » ne soit pas le dernier des conflits armés sur le sol européen. Les services cryptographiques protègent ainsi leurs mystères et veillent à ce que les échos de leurs exploits ne parviennent pas aux oreilles des anciens adversaires. Ce n’est qu’après le choc de la Seconde Guerre mondiale, qui marque l’avènement des machines chiffrantes telles la célèbre Enigma, que les récits de la période du chiffre manuel foisonnent, d’abord dans les archives, puis bientôt dans les revues à faible tirage, avant de faire l’objet d’études historiques de plus en plus nombreuses, parmi lesquelles les ouvrages pionniers de Barbara W. Tuchman[71] et de David Kahn[72]. Les Chiffres de la Première Guerre mondiale ont désormais plus de cent ans : l’heure n’est plus à la culture du secret, mais à l’histoire de cette culture.


[1] Parmi lesquels : Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », Journal des Sciences militaires, Janvier 1883, p. 5-38, Février 1883, p. 161-191.

[2] En termes de graphie du mot « chiffre », une majuscule en initiale désigne le service tandis qu’une minuscule renvoie à un principe de transformation d’un texte compréhensible en un message illisible.

[3] La France fonde la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre le 27 juillet 1912.

[4] Spécialité visant à identifier et localiser des postes émetteurs de TSF.

[5] Même si le terme « homme » est utilisé dans cet article, quelques femmes ont été identifiées dans les listes de personnel du Chiffre britannique de la Première Guerre mondiale. Ce sont essentiellement des secrétaires qui ne prennent part ni au chiffrement des communications alliées ni au déchiffrement des messages interceptés, mais elles ont le secret du Chiffre à cœur et partagent cette culture.

[6] En français : le bureau 40.

[7] Les archives du Service Historique de la Défense (par la suite SHD) qui nous intéressent sont les séries GR 5 N (Cabinet du Ministre), GR 7 N (Etat-Major de l’Armée et Attachés Militaires), GR 16 N (Grand Quartier Général) et MV SS (Marine française pendant la Grande Guerre). Celles de l’Espace Ferrié (par la suite EF) viennent surtout de la série G (Fonds de l’ARCSI, Association des Réservistes du Chiffre et de la Sécurité de l’Information).

[8] Nous utilisons les séries ADM 137 (Amirauté, section historique), ADM 223 (Amirauté, Division du renseignement naval), HW 3 (Government Code and Cypher School et prédécesseurs, histoires non-officielles, documents personnels), HW 7 (Room 40 et successeurs, histoires officielles de la Première Guerre mondiale) et WO 106 (War Office, correspondance du renseignement militaire).

[9] John Ferris (ed.), The British Army and Signals Intelligence during the First World War, (Publications of the Army Records Society, Vol. 8), Wolfeboro Falls, N.H., Alan Sutton Publishing Inc., 1992.

[10] Olivier Brun, « Cryptologie », in Hugues Montouh, Jérôme Poirot (dir.), Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, 2018, p. 231-233.

[11] Le vocabulaire technique de ce domaine est ici établi d’après les documents suivants : Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », op. cit. ; J. Anizan, « La Télégraphie et la Cryptographie », Journal télégraphique, volume XVII, n°10, Octobre 1893, p. 221-223 et n°11, Novembre 1893, p. 245-249 ; Etienne Bazeries, Les Chiffres secrets dévoilés, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1901 ; J. Anizan, « La cryptographie et la télégraphie sans fil », Journal télégraphique, volume XXXIII, n°2, Février 1909, p. 25-29 ; F. Edward Hulme, Cryptography. The History, Principles, and Practice of Cipher-Writing, Londres, Ward, Lock and Co. Limited, 1898 ; E.-C. Clifton et Adrian Grimaux, A new dictionary of the French and English languages, Paris/Londres, Garnier Brothers/Hachette and Co, 1905.

[12] La cryptographie assume ouvertement le caractère brouillé de son contenu : à l’inverse, la stéganographie dissimule un texte sous un autre à l’apparence innocente, notamment par encre sympathique.

[13] De nos jours, on dit qu’on « déchiffre » lorsqu’on dispose à l’origine de la clef, mais qu’on « décrypte » un message intercepté.

[14] SHD, GR 5 N 7, Note secrète du 11 mars 1914 relative à l’organisation et au fonctionnement du service de la correspondance chiffrée dans l’Armée ; SHD, GR 7 N 10, Note secrète du 27 juillet 1912.

[15] SHD, GR 5 N 7, Note secrète du 11 mars 1914, p. 2-3.

[16] Ibidem, p. 9-10.

[17] SHD, GR 5 N 7, Note secrète de 1913 qui rappelle que « le système cryptographique S.D. doit rester secret en temps de paix » ; SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22 632 où est écrit : « Il est rappelé que tout ce qui a trait à la TSF allemande et aux déductions que l’on peut tirer de l’étude de ses transmissions a un caractère rigoureusement secret. » Les passages soulignés le sont dans les documents d’origine.

[18] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°8156 du 09/02/1917, pour les 2e Bureaux (Renseignement) des Etats-Majors des différentes armées françaises. Elle est reproduite ici intégralement.

[19] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22632 du 25/06/1917 (extraits).

[20] Cette pratique se calque sur celle des services de renseignement et n’est pas l’apanage du Chiffre.

[21] SHD, GR 16 NN 215, Note secrète n°22632 du 25/06/1917.

[22] L’article intitulé « Les combats autour de Reims – Lettre d’un mobilisé parisien à son Patron » (in Le Petit Parisien, n°13870, 21/10/1914, p. 2), reproduit une lettre qui a échappé à la Censure malgré ce passage portant atteinte au secret du Chiffre : « On nous avait dit dans la journée qu’on avait intercepté un radiotélégramme du Kaiser, qui ordonnait à toutes ses armées de reprendre l’offensive. » Le même jour, une note rappelle l’importance du secret des découvertes du Chiffre (SHD, GR 19 N 1417, note du 21/10/1914, relative à la diffusion de la clef allemande).

[23] SHD, GR 7 N 1257, Télégramme du 17/12/1914 de Delcassé.

[24] The National Archives (par la suite TNA), ADM 223/759, télégramme du 08/10/1918 envoyé de Copenhague pour la Direction du Renseignement Naval de l’Amirauté ; TNA, ADM 223/759, télégramme du 09/10/1918 de Copenhague pour Amirauté : « Carl reports nothing passed during night. » [Trad : Carl rapporte qu’il ne s’est rien passé pendant la nuit.]

[25] TNA, HW 3/184, le premier onglet du carton porte les quatre noms successifs du service.

[26] SHD, MV SS Ea 209bis, Reconnaissance du secret du Chiffre datée du 10/09/1916 par Jules Aubry, Reconnaissance du secret du Chiffre datée du 25/02/1918 par Marius Auzière.

[27] SHD, MV SS Ea 204, Note n°845 du 26/01/1918 pour l’EMG, au sujet de Forest, renvoyé pour bavardage imprudents, Note du 31/05/1918, rapport au Ministre au sujet de Terrenoir, licencié pour mœurs incompatibles avec sa charge.

[28] James Wyllie et Michael McKinley, The Codebreakers. The True Story of the Secret Intelligence Team That Changed the First World War, Londres, Ebury Press, 2015. L’Amiral Hall y est décrit comme un gardien du secret féroce tout au long du premier chapitre.

[29] Harry Richards, « Room 40 and German intrigues in Morocco : re-assessing the operational impact of diplomatic cryptanalysis during World War I », Intelligence and National Security, Volume 32, n°6, p. 833-848.

[30] SHD, GR 7 N 1267, Télégramme n°809CH. du 03/04/1916 de Cartier, chef de la section du Chiffre du cabinet du ministre de la guerre, pour l’Attaché militaire français à Londres ; SHD, GR 7 N 1267, Réponse du 04/04/1916 de l’Attaché militaire pour Cartier. Les déchiffrements de l’Amirauté des télégrammes allemands sont dans les cartons TNA, ADM 223/736 à TNA, ADM 223/741.

[31] Cette compartimentation semble s’amenuiser au cours de la guerre puisqu’entre 1917 et 1918, des officiers du renseignement militaire sont détachés auprès de Room 40, d’après Frank Birch, A History of British Sigint, 1914-1945. Vol. I – British Sigint, 1914-1942, p. 7. (TNA, HW 43/1)

[32] Henry Olivari, Souvenirs (I) du Colonel Olivari. Service de renseignements – Cryptographie militaire, écrits en décembre 1953, p. 13. (EF, 4A23)

[33] David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, New York, Scribner, 1996, p. 310.

[34] SHD, MV SS F 1, Note du 16/07/1917, répartition des locaux attribués à l’Etat-Major Général de la Marine, p. 2, et Note du 22/11/1917, officiers de l’EMG, avec indication du numéro des pièces occupées, p. 1-2.

[35] Auguste Kerckhoffs, « La Cryptographie militaire », op. cit.

[36] TNA, ADM 137/4701, Note Int.E(c) 3030/1 du 05/10/1918 rappelant les précautions à suivre lorsque l’on chiffre.

[37] TNA, ADM 137/4701, Note Int.E(c) 3030/4 du 12/10/1918 : « Be as concise as possible. The shorter the message, the less material the enemy will have to work upon. » [Trad. : Soyez aussi concis que possible. Plus le message sera court, moins l’ennemi aura de prise pour le percer.]

[38] SHD, GR 6 N 10, Notification n°3300 D du 04/10/1914 sur les télégrammes chiffrés confirmés en clair.

[39] SHD, GR 16 N 25, Système Cryptographique simplifié n°1 Modèle 1912, p. 4 ; TNA, ADM 137/4701, Note du 11/05/1918 au sujet de la perte et de la destruction de documents relatifs au chiffre.

[40] SHD, GR 19 N 1736, Note n°8093/M du 22/08/1916 du Chiffre du GQG et Procès-verbal n°728/2 du 11/04/1917, rendant compte de l’incinération de 524 carnets de chiffre pour le téléphone.

[41] John Ferris, op. cit., p.117 : extrait d’une note secrète n°O.B/2032 du 30/04/1917 envoyée par la Troisième Armée britannique au GHQ britannique. : « Information has been received that wireless messages sent in Playfair Cipher have been deciphered by the enemy. » [Trad : On nous a informé que les messages radio chiffrés en Playfair ont été déchiffrés par l’ennemi.] La note propose de changer de chiffre pour les communications par TSF.

[42] TNA, ADM 137/4701, Ensemble de lettres secrètes rangées dans l’onglet « 3010 – Criticisms », au sujet de la pertinence ou non de différents systèmes proposés.

[43] TNA, ADM 137/4699, Lettres secrètes du 16/07/1917 et du 22/12/1917, où l’Amirauté rappelle au poste de Malte qu’il faut transmettre les interceptions en les chiffrant.

[44] TNA, HW 7/24, Lettre secrète de French à Hall du 12/12/1915 où l’on peut lire « I propose telling […] that you have agreed to give me paraphrases of all intercepted Zeppelin messages. » [Trad. : je propose de signaler que vous avez accepté de me donner les paraphrases des messages [TSF] des Zeppelins interceptés.]

[45] SHD, GR 5 N 82, Télégrammes allemands interceptés datés du 3, 14 et 16/05/1916, entre l’Ambassadeur allemand à Madrid et les Affaires Étrangères de Berlin. On peut y lire : « Il est maintenant absolument hors de doute que le chiffre et la clef sont connus à Paris. » (03/05/1916).

[46] Voir Barbara W. Tuchman, The Zimmermann Telegram, New York, Viking Press, 1958, pour plus d’informations.

[47] Raymond Edward Priestley, The Signal Service in the European War of 1914 to 1918 (France), Londres, W. & J. Mackay & Co., 1921, p. 151.

[48] EF, 39G, Lettre de félicitations du 05/07/1921 adressée au capitaine Painvin.

[49] Créées en 1928, ce sont l’A.O.R.S.C. (pour Amicale des officiers de réserve des sections du Chiffre de l’Armée de Terre) et l’A.O.R.I.C. (pour Amicale des officiers de réserve interprètes et du chiffre de la Marine).

[50] Assemblée Générale Constitutive, « Statuts de l’Amicale des Réservistes du Chiffre », Bulletin de l’ARC, décembre 1954.

[51] Marcel Givierge, Historique du Chiffre, de l’Origine au 28 mai 1921, 5 tomes. (SHD, GR 1 K 842/1)

[52] Marcel Givierge, Au service du chiffre. 18 ans de Souvenirs, 1907-1925, 1930. (Paris, BnF, fonds NAF 17573-17575)

[53] Henry Olivari, Souvenirs (I) du Colonel Olivari. Service de renseignements – Cryptographie militaire, décembre 1953. (EF, 4A23) Une autre partie des souvenirs d’Olivari, Souvenirs (II) du Colonel Olivari. Une mission cryptographique française en Russie (avril-novembre 1916), décembre 1953 (EF, 39G) a été éditée et publiée par Gilbert Eudes sous le titre Mission d’un cryptologue français en Russie, Paris, L’Harmattan, 2009 (Histoire de la défense).

[54] André Lange et É.-A. Soudart, Traité de cryptographie, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925.

[55] Conférences données par Marcel Givierge en 1921 et 1927.

[56] François Cartier, « Le service d’écoute pendant la guerre », Radio-électricité, 1er et 15 novembre 1923 ; François Cartier, « Généralité sur la cryptographie », Radio-électricité, avril 1924.

[57] Albert Pingaud, « La guerre des Chiffres », Revue des Deux Mondes, Vol. XXVII, 1er mai 1935, p. 897-909.

[58] Herbert O. Yardley, The American Black Chamber, Bobbs-Merrill, 1931. La traduction française paraît en 1935 aux Editions de la Nouvelle Revue Critique.

[59] Frank Birch et William Francis Clarke, Contribution to the History of German Naval Warfare, 1914-1918, trois volumes, circa 1919. (TNA, HW 7/1, HW 7/2, HW 7/3 et HW 7/4)

[60] Frank Birch, « Intelligence », 1919 (TNA, HW 3/8)

[61] Anonyme (Godfrey Leveson Brooke-Hunt ?), History of M.I.1(b), 1919-1923. (TNA, HW 7/35)

[62] TNA, HW 3/13, Lettre de O. Murray du 16/12/1927 au sujet de la conférence de Sir Alfred Ewing de la veille. [Texte original: Needless to say, the Lords of the Admiralty view with grave concern this disclosure of information which has at all times been regarded by them as of the utmost secrecy.]

[63] TNA, HW 3/13, Lettre de W.F. Clarke du 01/02/1930 ; Réponse de Sir Oswyn A.R. Murray du 19/02/1930.

[64] TNA, HW 3/177, brouillon d’une note du 31/10/1945 de Nigel de Grey.

[65] William Francis Clarke, History of Room 40 O.B., 1951-1959. (TNA, HW 3/3) ; Id., « Intelligence and its use », 1951. (TNA, HW 3/8)

[66] François Cartier, « Souvenirs du Général Cartier », Bulletin de l’A.R.C, n°1-2, Mai-Juillet 1958, p. 13-22 ; n°3-4, Décembre 1958, p. 25-61.

[67] François Cartier, « Souvenirs du Général Cartier », Revue des Transmissions, n°85, juillet-août 1959, p. 23-39 ; n°87, novembre-décembre 1959, p. 13-51.

[68] Georges-Jean Painvin, « Conférence de M. Georges-Jean Painvin », Bulletin de l’A.R.C., n°7, Mai 1961 : p. 5-47 ; Marcel Guitard, « Conférence de Marcel Guitard », Bulletin de l’ARC, n°7, Mai 1961 : p. 47-52.

[69] Collectif, « Le Face à face du Cinquantenaire », Bulletin de l’ARC., décembre 1968, p. 2-39.

[70] Olivier Forcade, Sébastien Laurent, Secrets d’État. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2005.

[71] Barbara W. Tuchman, The Zimmermann Telegram, New York, Viking Press, 1958.

[72] David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, New York, Scribner, 1967.

 

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Le mercenaire grec et ses rapports au monde dans l’Anabase de Xénophon

Ophélie Lécuyer

 


Résumé : Véritable professionnel de la guerre, le mercenaire grec parcourait le monde selon les opportunités d’embauche, au rythme des conflits et des affrontements. En effet, ce métier était caractérisé par la mobilité constante de ses acteurs, pour qui le franchissement des frontières et la traversée des espaces étaient à la fois un moteur économique et une réalité sociale. Dans l’étude du mercenariat, l’Anabase de Xénophon est une source incontournable car elle relate l’expédition des troupes mercenaires grecques en Perse, entre 401 et 399 av. J.-C. Livrés à eux-mêmes dans une contrée qui n’était pas la leur, privés de leurs repères culturels et géographiques, les mercenaires grecs ont dû s’adapter à ce nouvel environnement pour survivre et fuir un territoire particulièrement hostile. Alors, dans un tel contexte, quels rapports ces hommes ont-ils entretenu avec l’inconnu ? Comment ont-ils construit leur vision de l’inconnu ? Loin de leur patrie, ces étrangers en armes ont, en réalité, redéfini jusqu’à leur propre identité le temps d’un éprouvant retour vers leur foyer.

Mot-clés : Anabase, Xénophon, mercenaire, mercenariat, Antiquité.


Après l’obtention d’une licence d’histoire à l’Université de Strasbourg en 2014, Ophélie Lécuyer a poursuivi son cursus en Master « Mondes Anciens », sous la direction de Dominique Lenfant. Son mémoire de recherche, soutenu en juin 2016, s’intitule « Aveugles et aveuglements en Grèce classique » ; il s’agit d’une étude inédite de la figure de l’aveugle et de la représentation du handicap visuel dans la société grecque antique. Depuis 2017, Ophélie Lécuyer travaille sur une thèse de doctorat : « Les métiers dans le monde de Xénophon », également sous la direction de Dominique Lenfant. Elle effectue ses recherches au sein du laboratoire Archimède (UMR 7044) de l’Université de Strasbourg.

o.lecuyer@hotmail.fr


Introduction

Dans l’Antiquité, le mercenaire est un véritable professionnel de la guerre, engagé pour se battre et rémunéré pour ses talents martiaux ; une définition demeurée inchangée jusqu’à nos jours[1]. En Grèce ancienne, le terme mistophoros désigne au sens large celui qui vend ses compétences pour percevoir un salaire. En contexte militaire, ce mot qualifie traditionnellement le mercenaire[2], guerrier louant ses services à une autre cité que la sienne. Cette figure du soldat grec contractuel a fait l’objet de maintes publications scientifiques, à commencer par celles de Herbert Parke, parue en 1933[3], et de Guy Griffith, publiée en 1935[4]. Ces recherches ont été abondamment exploitées et approfondies par Ludmila Marinovic dans son ouvrage de 1988, Le mercenariat grec au IVe siècle avant notre ère et la crise de la « polis », qui constitue, pour les spécialistes actuels, le point de départ de l’historiographie moderne sur le mercenariat. En effet, Marinovic s’est démarquée par son analyse pointue des conditions de vie des mercenaires étudiées au prisme de la transformation des cités-États, et notamment d’Athènes[5], à l’époque classique. Grâce à ce travail de référence, la bibliographie sur le sujet a progressivement pris de l’ampleur depuis les années 2000[6].

Les historiens s’accordent sur l’existence ancestrale du mercenariat, même si cette activité demeurait relativement restreinte. Ils constatent cependant une recrudescence au cours du Ve siècle avant notre ère. La raison de ce développement sans précédent réside dans les événements militaires de l’époque : à partir de 431 et jusqu’en 404 av. J.-C., soit pendant près de vingt-sept ans, les cités d’Athènes et de Sparte se livrèrent une guerre sans merci. Dans ce cadre, des mercenaires furent engagés par les cités les plus riches[7] pour renforcer leurs contingents et pallier le manque d’hommes. Ce conflit est pour Marinovic le « prologue » du développement massif du mercenariat car c’est surtout à la fin de la guerre du Péloponnèse que cette profession se répand. C’est là une thèse sur laquelle tous les spécialistes s’accordent[8]. La fin de la guerre signait aussi la fin des embauches pour les mercenaires et la fin du service hoplitique pour les citoyens-soldats. Une partie de la population était donc constituée de combattants désœuvrés.

Bien entendu, l’aptitude au combat n’était pas l’unique motivation des individus pour s’enrôler comme mercenaires, comme l’a montré Yvon Garlan[9]. En effet, les motivations réelles des mercenaires étaient tout à fait variables selon les individus. À la racine, l’exercice d’une profession, quelle qu’elle soit, est justifié par le besoin économique, la nécessité de pourvoir à sa survie et, si possible, à son plaisir. Marinovic souligne dans son étude l’extrême pauvreté des citoyens après la guerre du Péloponnèse, dont la location des services militaires incarnait un ultime recours à leur détresse[10] ; mais, ainsi que le rappelle Roy, « tous les mercenaires ne s’enrôlaient pas comme tels par pauvreté[11]. » Beaucoup de facteurs environnementaux, socio-économiques et personnels influençaient et expliquaient l’enrôlement des uns et des autres dans cette activité. Cependant, une grande partie de ces données nous échappe, et pour cause, le silence des sources sur le sujet.

Indéniablement, le mercenariat constitue l’une des facettes du monde économique de l’Antiquité[12] mais très peu de témoignages évoquent concrètement cette profession. La très mauvaise réputation de cette activité et l’ignorance des auteurs envers le monde mercenaire pourraient expliquer le mutisme des textes. Aux yeux de la population, le mercenaire constituait l’antagoniste du citoyen-soldat : il combattait pour le plus offrant, assumant ainsi une motivation purement financière, tandis que le second combattait au nom de sa cité, non pour le salaire mais pour l’honneur[13]. Il s’avère donc impossible, pour les citoyens de l’époque, de considérer le mercenaire comme un individu moralement bon. Il s’agissait là de théories véhiculées en particulier par les aristocrates, qui aspiraient à une vie vertueuse, et qui condamnaient ce qu’ils jugeaient contraire à leurs principes, or, les auteurs antiques étaient, pour la plupart, issus de l’aristocratie, raison pour laquelle le mercenaire était un sujet tout simplement absent de leurs œuvres.

Toutefois, il nous est parvenu une source extrêmement précieuse sur la question du mercenariat : l’Anabase[14] de Xénophon. L’œuvre constitue une référence incontournable dans cette étude car elle relate la périlleuse expédition des troupes mercenaires grecques en Perse, entre 401 et 399 av. J.-C. La particularité du récit, outre qu’il se concentre sur un contingent mercenaire, repose sur son caractère autobiographique : en effet, l’auteur, Xénophon d’Athènes, a participé à cette campagne militaire. Historien, philosophe, économiste et militaire, Xénophon d’Athènes était issu de l’aristocratie athénienne. En 401 av. J.-C., alors âgé d’une trentaine d’années, il rejoignit le commandement de l’expédition des Dix-Mille, celle-là même qui est au centre de l’Anabase. D’après les spécialistes, cette œuvre a sans doute été rédigée à Scillonte, bien des décennies après l’expédition, entre 390 et 380 av. J.-C., dans le domaine où Xénophon s’établit pendant près de vingt ans[15]. Il se consacra d’ailleurs durant cette période prospère à l’écriture de la quasi-totalité de ses textes. L’expédition de l’Anabase était à l’origine une tentative d’usurpation du trône perse par le cadet de la famille royale, Cyrus le Jeune. Celui-ci, pour mener à bien son entreprise militaire, embaucha beaucoup de mercenaires, qu’il entraîna dans une véritable « anabase », terme qui qualifie la remontée des terres depuis la mer. Grâce aux chiffres que nous livre Xénophon, on dénombre 12 900 mercenaires[16] au moment de la confrontation décisive entre les troupes de Cyrus et celles du roi. L’auteur prend même le soin de présenter quelques profils de ces mercenaires[17].

Ces informations, d’une grande rareté, sont révélatrices du large panel de profils participant à cette expédition. Xénophon lui-même, en tant que mercenaire, se présente. Il explique s’être enrôlé auprès de Cyrus afin d’honorer son lien d’amitié et d’hospitalité avec Proxène de Béotie, lequel participait déjà à l’expédition. Pour Vincent Azoulay, Xénophon était « pris au piège des liens de philia et de xénia[18] ». Un dilemme moral que les aristocrates et lecteurs de Xénophon ne pouvaient que comprendre et approuver.

En fin de compte, l’expédition fut un échec, Cyrus perdit la vie et les mercenaires grecs furent contraints de fuir le territoire perse pour échapper aux troupes royales qui les poursuivaient. C’est alors que commence « la catabase », ou littéralement « la descente des terres » vers la mer. Livrés à eux-mêmes dans un pays qu’ils ne connaissaient pas, privés de leurs repères culturels et géographiques, les mercenaires grecs ont dû organiser leur survie, s’unir pour faire face aux dangers et s’adapter à ce nouvel environnement.

Ce récit constitue l’une des sources fondamentales dans l’étude du mercenariat antique et, de fait, les travaux de Marinovic et de ses successeurs s’appuient en partie sur cette œuvre. Pourtant, Xénophon a longtemps souffert de négligence, notamment parce qu’il fut considéré pendant les derniers siècles comme un médiocre disciple de Socrate, dont la retranscription des dialogues n’avait que peu de pertinence et de profondeur face à l’excellence de l’œuvre platonicienne. De surcroît, l’hétérogénéité de ses textes et la pluridisciplinarité surprenante de ces derniers firent l’objet de critiques acerbes, essentiellement motivées par l’incompréhension des commentateurs face à la diversité de l’œuvre de cet auteur[19]. Cependant, au cours des dernières décennies, l’historiographie s’est renouvelée, réhabilitant Xénophon et ses textes en proposant de nouvelles approches[20]. Cet auteur et son œuvre font donc l’objet de multiples recherches, commentaires et publications depuis plusieurs années[21], l’Anabase devenant une source de référence sur la communauté mercenaire grecque[22].

Dans les études sur cette dernière, le questionnement des spécialistes est généralement centré sur le fonctionnement interne du contingent et la matérialisation de l’unité[23]. Le fait d’étudier le cœur même de cette communauté improvisée implique la considération des rapports fondamentaux entre l’armée grecque et le monde « barbare » dans lequel elle évolue[24], principaux vecteurs de cette communauté. Toutefois, le regard des mercenaires sur cet ailleurs exotique, leurs diverses réactions face à l’inconnu et le comportement des autochtones à leur égard constituent des aspects bien souvent marginalisés. Cet article a donc pour objectif d’éclairer les quelques zones d’ombres du sujet en proposant une approche ambivalente : d’une part, examiner la relation ambigüe qui se tisse entre le mercenaire et le territoire qu’il investit, notamment la vision de cet autre monde, le rôle des frontières dans ses pérégrinations et ce que sa présence inspire aux autochtones. D’autre part, analyser la conception de l’identité du mercenaire, à la fois en tant qu’individu mais aussi en tant qu’élément d’un ensemble. Cela permet ainsi de reconsidérer la notion de solidarité, sur laquelle l’historiographie insiste beaucoup mais qui s’avère bien plus relative et bien moins évidente dans le texte. Comment ces mercenaires ont-ils construit leurs rapports à l’inconnu ? Comment ont-ils appréhendé les autres peuples et comment ont-ils eux-mêmes été perçus ? En tenant compte des circonstances exceptionnelles de cette situation, le mercenaire était-il un homme déraciné, loin de tout, ou au contraire, un homme ancré dans une, voire plusieurs identités clairement définies ? Toutes ces questions mènent, en premier lieu, à l’étude des rapports entre les mercenaires et les autochtones car les peuples rencontrés n’adoptèrent pas les mêmes comportements face à ces étrangers armés. Et si l’attitude des autochtones n’était finalement qu’une réponse face à l’inconnu ? Chacun, dans cette optique, incarnant un étranger, un « barbare » pour l’autre. En second lieu, il s’agit de dépasser la précédente analyse en étudiant les rapports du mercenaire, non pas avec l’environnement extérieur, mais avec sa propre communauté. N’oublions pas que le contingent grec compte près de dix-mille hommes au départ de l’anabase, soit autant d’individus et de personnalités différentes, réunies autour d’un même objectif : survivre. Comment les mercenaires interagissent-ils entre eux ? Quelles sont leurs relations ? Ces hommes apprennent-ils à s’unir dans l’adversité ? L’étude des rapports internes à la communauté de mercenaires est déterminante pour appréhender l’organisation du corps militaire et comprendre comment ce dernier est parvenu à survivre dans un contexte hostile.

D’éternels étrangers ? Les mercenaires et les autochtones

Après la déroute de l’armée de Cyrus à la bataille de Counaxa en 401 av. J.-C., les troupes grecques sont contraintes de fuir les lieux au plus vite. Le monde dans lequel elles évoluent est totalement nouveau et les mercenaires découvrent, pas après pas, jour après jour, les dangers et les richesses dont regorge le pays qui s’ouvre à eux. Très rapidement confrontés à des peuplades inconnues, leur avancée s’avère finalement tributaire de la coopération ou de l’hostilité des communautés qu’ils rencontrent. Or, précisément, ces dernières ne réagissent pas de la même manière à la vue de ces étrangers en armes.

Le mercenaire : un effrayant indésirable

Au cours de leur expédition, les mercenaires rencontrent plusieurs peuples autochtones, certains encore insoumis à la royauté perse. Bien entendu, l’arrivée de près de dix-mille étrangers, d’un corps entièrement composé de militaires lourdement équipés, est une raison suffisante pour susciter la méfiance des communautés. Nul doute qu’une armée aussi ample devait être perçue comme une réelle menace pour les populations locales. De leur côté, les mercenaires ne pouvaient se fier à des peuples dont ils ignoraient la langue, la culture et les liens réels avec le pouvoir royal perse. De surcroît, dès qu’ils atteignent les limites d’une région, toutes les frontières sont solidement gardées par les indigènes. Xénophon en témoigne, par exemple, à l’arrivée des troupes en Arménie occidentale : « Cependant, le jour venu, ils [les Grecs] aperçoivent de l’autre côté du fleuve des cavaliers armés de pied en cap, qui semblaient vouloir leur barrer le passage. Il y avait aussi de l’infanterie rangée sur les talus, au-dessus des cavaliers, pour les empêcher d’entrer en Arménie[25]. » La frontière, marquée par le fleuve, est donc solidement gardée par les locaux, qui protègent fermement leurs terres. Pour s’introduire sur ce territoire, l’armée tente la seule route envisageable, qui s’avère malheureusement impraticable :

La seule route qu’on apercevait était une route montante, qui semblait faite de main d’homme. Les Grecs essayèrent de passer en cet endroit. Mais, en l’essayant, comme ils reconnurent qu’ils avaient de l’eau au-dessus de la poitrine, que le lit du cours d’eau, plein de grosses pierres glissantes était inégal, qu’on ne pouvait tenir son bouclier dans l’eau, sinon il était emporté par le courant, qu’en le mettant sur la tête on était sans protection contre les flèches et les autres projectiles, ils rebroussèrent chemin et campèrent en ce lieu, sur le bord du fleuve[26].

Malgré tous leurs efforts pour franchir cette frontière, les mercenaires sont contraints d’abandonner. Non seulement l’unique chemin envisageable est très difficile d’accès pour des soldats lourdement équipés, mais, de surcroît, il les expose complètement à l’ennemi. Les Grecs sont littéralement pris en étau : « En cette occasion donc un grand découragement se produisit parmi les Grecs : ils voyaient que le fleuve était difficile à traverser ; ils voyaient ceux qui allaient les empêcher de passer ; ils voyaient que s’ils essayaient de passer, les Cardouques allaient leur tomber dans le dos[27]. » Les mercenaires représentent bel et bien une menace à éliminer : chassés par le peuple dont ils ont traversé le pays et repoussés par ceux dont ils doivent parcourir le territoire, ils se retrouvent dans une situation très délicate et extrêmement risquée. Ainsi que l’écrit John Ma, au cours de ce périple « la géographie est marquée par un obstacle, physique et humain[28] ». Effectivement, les frontières, souvent matérialisées par un cours d’eau, font l’objet d’une surveillance scrupuleuse et leur franchissement constitue systématiquement une étape compliquée pour l’armée mercenaire. Il en est de même, lorsque les Grecs arrivent en terre Macron : « Les Macrons avec des boucliers d’osier, des piques, des sayons en poil de chèvre se tenaient alignés sur la berge opposée où il fallait passer ; ils s’encourageaient mutuellement, lançant des pierres : elles n’arrivaient pas, ne faisaient aucun mal, tombaient dans l’eau[29]. » Incontestablement, l’arrivée des mercenaires provoque une vague de méfiance à travers les populations. Cette armée incarne une menace véritable et sème sur sa route un vent d’insécurité.

Ainsi, il semble difficile d’imaginer un dénouement pacifique dans de telles circonstances. Et, effectivement, plusieurs des peuples rencontrés affichèrent une vive hostilité à l’encontre des mercenaires. Xénophon, à la fin du périple, résume l’accueil qui leur était réservé : « Les Cardouques, les Taoques, les Chaldéens n’obéissent pas au Roi ; malgré cela, et quoiqu’ils soient très redoutables, nous nous sommes faits d’eux des ennemis, parce que nous étions bien forcés de prendre chez eux notre nourriture, puisqu’ils ne nous ouvraient pas de marché[30]. » Outre la méfiance et l’insécurité évoquées plus haut, Xénophon dévoile ici la principale raison de cet insuccès auprès des indigènes : les contingents grecs s’adonnaient au pillage afin de pourvoir à leurs besoins vitaux et se procurer les denrées nécessaires à leur survie. Mais l’auteur justifie le pillage comme une conséquence directe du refus de la part des autochtones d’établir des liens commerciaux avec les mercenaires. Il explique ainsi que « partout au contraire où sur notre passage on ne nous ouvre pas de marché, que ce soit en territoire barbare ou grec, nous prenons, non par insolence mais par nécessité, ce dont nous avons besoin[31]. » En réalité, le pillage était une pratique courante du mercenariat, mais, plus généralement, de l’armée car il ne permettait pas seulement d’obtenir facilement des provisions, il était surtout source de butin[32]. C’est pour cette raison qu’il était ponctuellement autorisé par les chefs militaires[33]. Au début de leur périple, les mercenaires se fournissent dans les marchés[34], toutefois, sans monnaie, il demeure impossible d’acheter quelque denrée que ce soit et le salaire vient souvent à manquer. Xénophon rapporte même quelques scènes de réclamations et d’impatience de la part des troupes, déjà sous le commandement de Cyrus[35]. Mais au cours de leur expédition, rares sont les villes et villages qui ouvrirent des marchés aux Grecs. À défaut d’argent et de commerces, les soldats sont aussi amenés à chasser[36] ; cependant dans une telle situation de précarité, le pillage demeure une solution facile pour remédier au manque de vivres et de salaire. Nécessairement, si les mercenaires pillent et volent des espaces qu’ils ne font que parcourir, le rapport aux autochtones s’en trouve directement affecté. Difficile de voir d’un bon œil ces étrangers qui mettent à sac le premier village qu’ils croisent dès qu’ils en ont besoin.

Dans l’Anabase, plusieurs des peuples rencontrés sont présentés comme belliqueux[37], donc hostiles envers les mercenaires. C’est le cas des Cardouques, mentionnés plus haut[38], un peuple habitant les montagnes bordant l’Arménie, dont la rencontre sera des plus éprouvantes pour l’armée grecque. Xénophon relate l’arrivée des mercenaires dans leurs villages :

Il y avait des vivres à prendre en abondance ; les demeures étaient aussi garnies de toutes sortes d’ustensiles d’airain ; les Grecs n’en emportèrent aucun et ne poursuivaient pas les habitants. Ils les ménageaient quelque peu pour voir si les Cardouques consentiraient à laisser passer l’armée chez eux comme en pays ami, puisqu’ils étaient eux-mêmes ennemis du Roi[39].

Dans un premier temps, Xénophon décrit la prudence des Grecs à l’égard des Cardouques : les mercenaires s’abstiennent de piller leurs demeures et laissent les habitants tranquilles. Pourtant, la suite du récit contredit les propos précédents : « Pour les vivres cependant, chacun en prit ce qu’il trouva : on y était bien forcé. Les Cardouques, malgré les appels, faisaient la sourde oreille et s’abstenaient de tout signe amical[40]. » Les Grecs volent toutes les provisions qu’ils trouvent. Il n’est donc pas surprenant que les indigènes n’aient pas été conciliants avec les mercenaires[41] et ce pillage amorce sept jours quasi consécutifs de violence entre Grecs et autochtones.

Cet épisode est à la fois révélateur de la vision que les locaux ont des mercenaires et du regard que ces derniers portent sur eux-mêmes. En effet, le comportement hostile des Cardouques est directement lié à celui des soldats grecs : leur agressivité est en réalité une réponse au pillage auquel s’adonnent les mercenaires. Pourtant, les Grecs considèrent avoir agi par nécessité et, tel que Xénophon l’écrit, estiment faire preuve de retenue, voire de respect envers les indigènes. Aux yeux des locaux, les mercenaires sont de dangereux pillards. Avec une telle réputation, il est compréhensible que les peuples aient été hostiles envers l’armée grecque. De fait, dès que les vivres manquent, cette dernière n’hésite pas à lancer l’assaut au nom de la nécessité, sans même tenter de négocier. C’est ce qui se produit dans le pays des Taoques[42]. Après la prise de l’une de leurs forteresses, Xénophon décrit une scène d’une rare violence : « On vit alors un affreux spectacle : les femmes jetaient leurs petits enfants du haut du rocher et se jetaient ensuite elles-mêmes après eux ; les hommes en faisaient autant à leur tour[43]. » Par peur d’être réduits en esclavage, soumis à ces envahisseurs, les Taoques préfèrent se donner la mort. Cette scène de suicide collectif témoigne de l’effroi et du désespoir que suscite le passage de l’armée. C’est là une image plutôt sombre que ces extraits reflètent du mercenaire. Toutefois, d’autres scènes contrastent avec cette vision, notamment des scènes de négociations.

La parole pacificatrice

Communiquer avec les locaux était, sans aucun doute, un défi de taille pour les Grecs et l’établissement d’un dialogue constitue une étape fondamentale dans la construction d’une relation de confiance. Au cours de leur expédition, les contingents grecs font ponctuellement appel à des interprètes en langue perse pour négocier avec leur ennemi principal ; néanmoins, même si le perse était la langue officielle du territoire, les communautés locales conservaient leur dialecte. Mais, dans l’œuvre, lorsque les Grecs ont besoin de parlementer avec une autre population, il y a systématiquement un volontaire pour s’improviser interprète. En vérité, les mercenaires sont souvent amenés à négocier avec les communautés qu’ils rencontrent. Par exemple, des suites d’une sanglante confrontation avec les Cardouques, ils obtiennent une entrevue exceptionnelle : « Ce massacre accompli, les barbares vinrent sur une crête en face du mamelon. Xénophon traita avec eux par l’intermédiaire d’un interprète pour obtenir une trêve ; il réclamait aussi les morts. Les barbares déclarèrent qu’ils les rendraient à condition qu’on ne brûlât pas leurs demeures[44]. » Même s’il ne s’agit que d’une interruption temporaire dans le cycle de violence, cette accalmie octroie aux deux camps des garanties. On ignore dans quelle langue se déroule la négociation, il est possible que les Cardouques aient parlé le perse, tout comme l’interprète, à moins que ce dernier n’ait maitrisé leur dialecte. Cette scène prouve aussi que, même en terre hostile, même entre deux adversaires, il était possible de trouver des compromis. Le mercenaire, malgré son comportement invasif à l’encontre des locaux, ne se caractérisait pas non plus par son acharnement militaire[45].

Les Cardouques traitèrent avec les mercenaires afin d’assurer la survie de leur village et sans doute pour limiter les pertes humaines, déjà considérables. Mais d’autres peuples négocient pour des raisons différentes. Dans le cas des Macrons, la négociation intervient dès l’arrivée des mercenaires à leur frontière. En effet, des guerriers sont postés le long du fleuve et tentent de dissuader les Grecs de passer. Les Macrons ont tout à fait conscience de ne pas faire le poids face à cette armée car ils sont trop peu nombreux et trop légèrement armés. La situation, alors très tendue, est finalement désamorcée par un personnage en mesure d’établir le dialogue :

À ce moment s’approche de Xénophon un peltaste qui prétendait avoir été esclave à Athènes : il disait qu’il connaissait la langue de ces gens-là. « Et je crois bien, ajoutait-il, que ce pays est ma patrie ; si rien ne s’y oppose, je veux causer avec eux. – Mais rien ne s’y oppose, répondit Xénophon, cause et apprends d’abord quels sont ces gens. » Ils répondirent à sa question qu’ils étaient des Macrons[46].

Ce personnage a sans doute été capturé enfant et vendu à Athènes et, devenu adulte, après avoir regagné sa liberté, il a été recruté comme mercenaire pour l’expédition[47]. En tout cas, cette intervention inespérée permet aux Grecs de parlementer avec ce peuple inconnu :

Demande-leur donc, dit Xénophon, pourquoi ils nous barrent la route, et quel besoin ils ont d’être nos ennemis. – C’est qu’aussi vous envahissez notre pays, répondirent-ils. – Nous n’avons aucune intention de vous causer du tort ; nous avons fait la guerre au Roi, nous rentrons en Grèce, nous voulons gagner la mer. » Ceux-ci demandèrent s’ils donneraient des gages de ce qu’il disait. Les Grecs répondirent qu’ils étaient prêts à en donner comme à en recevoir. Alors les Macrons donnent une pique barbare aux Grecs, et ceux-ci une pique grecque aux Macrons. Ils prétendaient que chez eux c’étaient des gages. On prit aussi les dieux comme témoins des deux côtés[48].

Ainsi que leur répondent les Macrons, les mercenaires sont perçus comme des envahisseurs, et incarnent la menace d’un conflit. Mais cette fois-ci, les Grecs ont la possibilité d’expliquer leur situation et de négocier leur passage en toute sécurité, tout en garantissant celle des Macrons. Cette scène de tractation s’achève sur un serment, acte sacré par lequel deux partis se jurent loyauté sous l’œil des dieux. Cette collaboration est l’une des plus remarquables de l’œuvre car ce peuple porte une réelle assistance aux mercenaires : « Aussitôt après ces échanges, les Macrons aidèrent les Grecs à couper les arbres et ils leur ouvraient la route pour qu’ils puissent passer, mélangés au milieu d’eux. Ils leur fournirent des provisions comme ils purent, et pendant trois jours ils les guidèrent jusqu’à ce qu’ils les missent en face des hauteurs qu’habitaient les Colques[49]. » Il est dans l’intérêt des Macrons que l’armée quitte leur territoire rapidement, mais ce peuple semble tout de même s’être particulièrement investi dans le soutien des Grecs. Toutefois, ce dénouement favorable est dû à la présence d’un interprète car la situation initiale aurait très bien pu dégénérer sans son intervention.

Au cours du périple, les mercenaires restent constamment sur leurs gardes, mais ils n’adoptent pas toujours une attitude hostile ; il demeure que la présence d’un interprète est essentielle dans le bon déroulement des échanges, même avec les civils :

Pendant qu’ils s’acheminaient ainsi, Chirisophe arrive sur la brune à un village, et devant le retranchement, au bord de la fontaine, il trouve, venues du village, avec des cruches sur la tête, des femmes, des jeunes filles. Elles demandèrent aux Grecs qui ils étaient. L’interprète dit en langue perse que de la part du Roi ils allaient chez le satrape[50].

Pendant leur expédition, les mercenaires étaient régulièrement en contact avec les populations locales. Toutes les rencontres qu’ils firent ne furent pas hostiles ou funestes. Tous les villages ne souffraient pas de pillages et l’attitude des Grecs à l’égard des autochtones n’était pas systématiquement agressive ou reprochable. Mais il demeure souvent une certaine ambiguïté, un malaise parfois palpable :

Xénophon fit partager son repas au chef de ce village ; il l’invitait à ne pas avoir peur, lui assurant qu’aucun de ses enfants ne serait pris et qu’on ne partirait qu’après avoir rempli de provisions sa demeure, s’il se montrait pour l’armée un bon guide, jusqu’à ce qu’on arrivât chez un autre peuple. Cet homme le promit et, pour marquer ses bonnes intentions, il indiqua où l’on tenait enfoui le vin. […] Ils tenaient sous bonne garde le comarque, sans perdre de vue pour cela ses enfants[51].

Sous leurs airs rassurants, Xénophon et les mercenaires prennent en otage la famille du comarque, afin de s’assurer sa loyauté en tant que guide. Certes, les mercenaires souhaitent le traiter avec respect    du moins c’est ce que rapporte Xénophon – toutefois, la prise d’otage témoigne du climat de méfiance qui règne entre locaux et étrangers. Ainsi, le mercenaire inspirait la crainte : celle de l’étranger d’une part et celle du militaire de l’autre.

Incontestablement, les mercenaires étaient perçus comme des indésirables dont la présence temporaire au sein d’un territoire était source de préoccupations et de nuisances. Dans ce monde inconnu, ils entretenaient des rapports très tendus avec leur environnement. Paradoxalement, les mercenaires se sentaient tout aussi menacés que les natifs du territoire et, finalement, le comportement des uns n’était que le reflet de l’attitude des autres, chacun n’étant ni plus ni moins que l’étranger ou le barbare de l’autre.

Unis dans l’adversité ? La communauté des mercenaires

Dans l’Anabase, Xénophon désigne les mercenaires sous une seule et même dénomination : « les Grecs ». Par-delà leur diversité et leurs différences, les quelques dix-mille soldats qui composent l’armée ont pour point commun leur patrie. C’est cette grécité, leur identité fondamentale, qui les caractérise tous par rapport aux barbares. Face à l’inconnu, c’est précisément ce rappel des origines, très vif dans l’œuvre, la nostalgie et l’espoir qui motivent les troupes dans leur avancée. Rentrer chez soi, retrouver les siens ou fonder un nouveau lieu de vie pour les apatrides devient un objectif collectif que seule une véritable solidarité entre mercenaires permet d’atteindre.

Le souvenir de la patrie

Dans l’Anabase, les mercenaires proviennent d’innombrables cités et régions de Grèce. L’auteur, Xénophon, est lui-même originaire d’Athènes. Certains généraux viennent de Sparte, d’autres de Syracuse, de Stymphale ou de Mégare. Au total, c’est environ 12 900 individus venus de part et d’autre de la Grèce qui rejoignent l’expédition. Beaucoup d’entre eux proviendraient d’Arcadie. James Roy estime leur nombre entre 6000 et 9000, soit à minima près de la moitié du contingent[52]. De fait, même si tous ces hommes sont grecs par leur naissance et leur sang, leur cité d’appartenance, la culture locale à laquelle chacun s’identifie diverge d’un individu à l’autre. Si, face aux barbares, il n’y a que des Grecs, au sein même du contingent il existe une forte diversité d’origines. Ponctuellement, Xénophon relève les particularités des différents mercenaires, par exemple en ce qui concerne la formation militaire :

Or, j’entends dire qu’il y a dans l’armée des Rhodiens, dont la plupart, assure-t-on, savent se servir de la fronde et que leurs projectiles, ont une portée, par rapport à ceux des Perses, qui va jusqu’au double. Ces derniers, en effet, qui ne lancent que des pierres grosses comme le poing n’atteignent pas loin, tandis que les Rhodiens savent employer les balles de plomb[53].

Tandis que les Rhodiens sont réputés pour leur formation de frondeurs, les Crétois sont connus pour leur aptitude en archerie[54]. Dans un contexte militaire, les identités trouvent une valorisation en fonction des spécificités guerrières qui leur correspondent. Mais Xénophon témoigne aussi d’une scène de moquerie entre Athéniens et Spartiates, d’abord amorcée par une critique acerbe des pratiques de ces derniers :

Vous autres, Lacédémoniens[55], vous, les pairs[56], j’entends dire, Chirisophe, que dès l’enfance vous vous exercez à prendre, à voler, et que ce n’est pas pour vous une honte, mais un honneur de voler tout ce que la loi n’interdit pas. Pour que vous voliez avec un art supérieur, et que vous tâchiez de ne pas être vus, la loi prescrit chez vous que si vous êtes attrapés en train de voler, vous êtes fouettés. Voilà donc pour toi une occasion décisive de montrer les fruits de ton éducation : prends garde que nous ne soyons attrapés en train de voler un coin de la montagne : sinon, gare les coups[57].

Il est vrai, l’éducation spartiate encourageait le vol pour inculquer aux enfants la discrétion et la stratégie[58]. Par cette référence à la formation de Chirisophe, Xénophon, qui est ici le locuteur du discours, le provoque délibérément tout en le menaçant d’une punition en cas d’échec. À son tour, Chirisophe renchérit :

Mais, n’entends-je pas dire, moi aussi, répondit Chirisophe, que vous autres Athéniens, vous êtes forts pour voler l’argent public, si fort que soit le danger pour le voleur, et que même ce sont les meilleurs qui y excellent, si toutefois aux meilleurs on consent chez vous à donner le pouvoir. Par conséquent, c’est aussi pour toi le moment de montrer les fruits de ton éducation[59].

Dans sa réplique, le Spartiate s’attaque au régime politique d’Athènes : la démocratie. Chirisophe fait référence aux politiciens démagogues, qui profitaient de leur titre pour s’enrichir personnellement. Ces deux moqueries, relatives à l’origine de l’autre, sont toutes deux axées sur la notion de vol car l’armée s’apprête à piller les Chalybes. Les railleries sont totalement gratuites, il s’agit de pures provocations entre deux chefs dont la concurrence au sein de l’œuvre est palpable, toutefois la nécessité d’unir leurs forces face à l’adversité dépasse cet esprit de compétition[60]. Cet extrait peut ainsi être interprété comme un défi mutuel, une proposition d’alliance implicite, que se lancent ces deux commandants avant l’assaut.

Cette scène témoigne du fait que les mercenaires ont conscience de la diversité qui constitue leur contingent et qu’ils s’identifient les uns par rapport aux autres selon leurs origines, bien avant de se considérer comme une communauté de Grecs. La patrie est donc bien présente dans leur esprit. Par moment, la nostalgie semble même gagner l’armée entière : « Ils [les Grecs] se couchèrent, chacun où il se trouvait, et ils ne pouvaient dormir par chagrin, par regret de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes, de leurs enfants qu’ils ne croyaient jamais plus revoir[61]. » Indubitablement, ce périple met à rude épreuve les mercenaires, tant physiquement que psychologiquement. Les aléas de leur voyage s’accompagnant d’une motivation et de sentiments fluctuants, ces hommes sont tantôt emplis d’espoir lorsque les circonstances se révèlent favorables, tantôt désespérés par l’ampleur de la tâche. C’est d’ailleurs là le rôle de leurs chefs : assurer le moral des troupes pour optimiser leur avancée : « Soldats, disait-il [Xénophon] songez que cette fois ce combat va décider de votre retour en Grèce ; que cette fois il s’agit de vos enfants et de vos femmes[62]. » Le désir de revoir leur famille est un argument que les généraux exploitent régulièrement pour exhorter les mercenaires au combat. Certes, ces derniers souhaitent rentrer chez eux mais leur objectif réel est de revenir plus riches qu’à leur départ : « Soldats, en ce moment nous vous voyons embarrassés pour avoir des vivres durant la traversée et pour apporter, de retour chez vous, quelques soulagements aux membres de votre foyer[63]. » Tous ces hommes partagent donc un but commun : survivre pour retrouver leur patrie. Même pour les apatrides, il s’agit de s’en sortir pour espérer construire une nouvelle vie en lieu sûr. D’une certaine manière, l’inconnu rappelle à ces hommes qui ils sont et les met face à leurs responsabilités. Ainsi, même au cœur de l’inconnu, le mercenaire n’est pas un homme déraciné, bien au contraire, car sa mission est clairement définie. Chacun porteur d’une histoire qui lui est propre, les individus voyagent avec leurs souvenirs, leurs sentiments et leurs aspirations, mais ils s’affirment aussi et surtout en tant que mercenaire. Alors dans quelle mesure le métier est-il vecteur d’une identité collective ?

Solidarité et esprit de corps en contexte de survie ?

Après la défaite de Counaxa, les mercenaires grecs se retrouvent désemparés, forcés de fuir le champ de bataille. Leur chance de survie repose entièrement entre les mains de leurs commandants et la capacité de ces derniers à coopérer. Comme l’écrit Michael Whitby, l’armée mercenaire était composée de différentes troupes, chacune obéissant à un capitaine distinct car cela permettait d’assurer une meilleure gestion des soldats : « Les Dix-Mille ont commencé en tant que groupe disparate, créé à partir des divers contingents […]. Bien que la plupart des troupes étaient en définitive financées par Cyrus, les soldats étaient principalement attachés à un capitaine précis et il n’y avait pas de chef unique pour le contingent grec avant Cunaxa[64]. » Il est vrai, les Grecs n’étaient pas sous les ordres directs de Cyrus le Jeune, ils obéissaient à toute une hiérarchie militaire rigoureusement définie. Pour reprendre la phrase de John Ma, « les mercenaires n’existaient pas en tant que groupe mais en tant que plusieurs contingents avec leurs propres chefs et leurs propres solidarités[65]. » Pourtant, cette solidarité devient très vite nécessaire à la survie de l’ensemble du groupe, elle doit donc rapidement dépasser les limites de chaque bataillon. Mais la solidarité dépend complètement de la manière dont le mercenaire conçoit sa position au sein de la collectivité. Nécessairement, le fait de côtoyer les mêmes compagnons d’armes pendant des mois solidifie les liens entre les soldats. Cléarque, l’un des commandants grecs, déclame d’ailleurs son absolue dévotion envers ses compagnons : « Vous êtes pour moi ma patrie, mes amis, mes compagnons d’armes ; avec vous, j’en suis sûr, partout où j’irai, je serai honoré ; sans vous, je ne serais capable, je le sens, ni d’aider un ami, ni de repousser un ennemi. Ainsi donc mettez-vous bien ceci dans l’esprit : partout où vous irez, j’irai[66]. » Cléarque, qui a été banni de Sparte, semble trouver en ces mercenaires une famille de substitution, une nouvelle patrie. Même si son discours est en réalité à demi sincère[67], sa représentation du corps de mercenaires n’en reste pour le moins idyllique. Ces dix-mille hommes ont-ils réellement pu former une communauté aussi unie ? La question est légitime puisque même Xénophon, en tant que commandant des troupes, s’interroge quant à la potentielle fondation d’une cité sur la côte de la mer Noire par et pour l’armée de mercenaires :

Xénophon voyant cette multitude d’hoplites, de peltastes, d’archers, de frondeurs et de cavaliers, tous exercés longtemps au métier des armes, et devenus d’excellentes troupes, les voyant, dis-je, sur les bords du Pont-Euxin, où l’on ne pourrait qu’avec des frais énormes rassembler de telles forces, songea qu’il serait glorieux d’y fonder une ville et d’y augmenter et la puissance et les possessions des Grecs. Le nombre des troupes et celui des peuples qui habitent le long des rivages de cette mer lui faisaient conjecturer que cette colonie deviendrait considérable.[68]

Aux yeux de Xénophon, le nombre et l’excellence des mercenaires sont des critères déterminants dans l’établissement d’une colonie, il considère que cette armée constitue une aubaine pour la Grèce de s’exporter par-delà la mer Noire et d’y asseoir une puissance militaire redoutable. Le fait est que toute cette communauté de mercenaires adopte par moment le comportement d’une foule citoyenne : cela s’observe en particulier dans les scènes de vote et de sondage, qui rappellent fortement les assemblées athéniennes démocratiques où chacun est libre d’exprimer son opinion[69]. Néanmoins, le projet, si ce n’est le rêve de Xénophon, ébruité par le devin Silanos, ne tarde pas à se répandre en rumeur parmi les troupes, qui souhaitent pour beaucoup retourner dans leur patrie, puis dans les cités alentour, l’idée crée alors une véritable polémique, au point que les villes voisines proposent que leurs propres flottes renvoient les Grecs chez eux et soudoient des dignitaires pour qu’ils exhortent le contingent à partir. De toute évidence, les cités refusent l’installation pérenne de ces mercenaires dans leurs environs. En réalité, au lieu d’entériner les tensions sous-jacentes, cette histoire ne fait que les accentuer, raison pour laquelle Xénophon est contraint d’abandonner ce projet.

Dans les faits, l’Anabase témoigne d’une solidarité très variable selon les circonstances. Généralement, les individus doivent compter sur eux-mêmes pour s’en sortir. Lorsque les forces d’un mercenaire l’abandonnent, il n’est pas toujours soutenu par ses compagnons. C’est ainsi que certains perdent la vie en Arménie : « Chirisophe donc et tous ceux de l’armée qui en eurent la force campèrent dans le village ; les autres soldats qui ne purent achever la route passèrent la nuit sans nourriture et sans feu ; là encore il périt quelques hommes[70]. » Ceux qui n’ont plus la force d’avancer sont donc laissés en arrière tandis que le contingent progresse tant bien que mal. Pour ne pas ralentir leurs troupes et maintenir la cadence de leur avancée, les chefs ne peuvent se concentrer sur les soldats à la traîne. Il arrive donc que les blessés ou les plus affaiblis soient tout simplement abandonnés, c’est ce qui se produit dans les montagnes d’Arménie, où l’armée, poursuivie par l’ennemi, souffre particulièrement du froid et de la neige : « On abandonna ceux des soldats que la neige avait rendus aveugles et ceux à qui le froid avait gangréné les doigts des pieds[71]. » Le fait de s’occuper des malades retarde le groupe entier, raison pour laquelle l’individu se voit sacrifier pour la survie du plus grand nombre. Mais les soldats ne sont pas toujours tendres entre eux et ce passage si difficile en Arménie en atteste :

On passa la nuit en faisant du feu. Le bois était abondant à l’étape mais les derniers venus n’en trouvaient plus. Ceux donc qui étaient arrivés depuis longtemps et qui faisaient du feu n’en laissaient pas approcher les retardataires, à moins que ceux-ci ne leur donnassent du blé ou toute autre chose qu’ils avaient, qui pût se manger. Alors donc ils partageaient entre eux ce que chacun possédait[72].

La situation n’est pas évidente pour les mercenaires : chacun doit assurer sa propre survie, c’est pourquoi les retardataires, sans doute aussi les plus affaiblis, sont si mal accueillis par leurs compagnons. Il n’y a pas de générosité ou de solidarité spontanée ici, l’entraide suppose un échange de bienfaits : les vivres contre la chaleur. De fait, les mercenaires n’ont pas toujours la notion du collectif, mais leurs chefs tentent de sauver le plus d’effectifs possible[73]. La solidarité existe surtout à l’échelle des petits bataillons, et surtout envers leur commandant respectif. Cette loyauté est d’ailleurs à l’origine d’un incident, dès le premier livre de l’œuvre :

En ce lieu deux soldats, l’un à Ménon, l’autre à Cléarque, s’étant pris de querelle, Cléarque jugeant que l’homme de Ménon avait tort, lui fit donner des coups. Ce soldat alla raconter la chose à ceux de son armée. À ce récit, ses camarades s’indignèrent et se mirent dans une violente colère contre Cléarque. […] Un soldat de Ménon qui fendait du bois, voit passer Cléarque, lui lance sa cognée, le manque ; mais un autre lui jeta une pierre, puis un autre, puis ce fut une pluie de projectiles […][74].

Cet incident manque de dégénérer en émeute, chacun des deux chefs ayant rassemblé ses hommes, prêts à en découdre. Finalement, aucun affrontement n’a lieu et il s’agit du seul épisode où deux factions du corps mercenaire manquent de s’entretuer. Néanmoins, cela prouve les tensions intestines au sein d’une même armée et la difficulté d’unifier autant d’individus. La satisfaction de l’ensemble de l’armée repose sur un très fragile équilibre, lequel, ébranlé par les maintes péripéties et divers retournements de situation, ne tarde pas à être rompu. L’exaspération et la fatigue des troupes sont à l’origine d’une première véritable scission au sein du corps mercenaire. Ainsi, se sentant lésés par l’élection de deux généraux suprêmes après d’éreintants affrontements, Arcadiens et Achéens décident de quitter l’armée :

Ils disaient entre eux que c’était une honte qu’un Athénien [Xénophon] commandât à des Péloponnésiens et à des gens de Lacédémone, quand il n’avait pas amené de troupes à l’armée, que la peine était pour eux, le profit pour d’autres, et cela bien que ce fût eux qui eussent assuré le salut […] Effectivement, les Arcadiens et les Achéens formaient plus de la moitié de l’armée. […] Tout ce qu’il pouvait y avoir d’Arcadiens et d’Achéens auprès de Chirisophe l’abandonna ; il en fut de même pour Xénophon[75].

L’armée, déjà fortement réduite depuis son rassemblement initial au premier livre, se voit diminuée de moitié avec le départ de ces deux factions. Dans ce cas, le choix de quitter le contingent apparaît distinctement comme une réponse à un désaccord profond, une manifestation radicale d’un ressentiment intériorisé depuis trop longtemps et d’une rancœur impossible à contenir davantage. La patrie, l’origine du mercenaire, se révèle essentielle dans de telles circonstances car c’est bien au nom de leur ethnie, faute d’être représenté par l’un des leurs, que les factions concernées se détournent de la communauté.

Une deuxième brisure s’opère. Cette fois-ci, l’ébranlement vient de la hiérarchie. Les oppositions marquées entre les différents commandants s’avèrent finalement irréconciliables et provoquent la déroute naturelle de l’armée. En effet, lorsque les mercenaires parviennent en Thrace, le roi Seuthès insiste pour les enrôler dans la reconquête de son royaume, or les dissensions entre généraux entraînent la dispersion des soldats, qui abandonnent le corps mercenaire, le collectif, pour suivre leur propre route, individuelle :

Les généraux n’étaient pas d’accord entre eux ; Cléanor et Phrynisque voulaient conduire l’armée au service de Seuthès ; car ce Thrace les avait gagnés, et avait fait présent à l’un d’eux d’un cheval, à l’autre d’une femme. Néon souhaitait qu’on se portât vers la Chersonèse. Il pensait que si l’armée était en pays dépendant des Lacédémoniens, le commandement suprême lui serait probablement déféré. Timasion brûlait de repasser en Asie. Il espérait être admis peut-être ainsi à rentrer dans sa patrie ; c’était le vœu des soldats. Le temps s’écoulait cependant ; beaucoup de soldats vendirent leurs armes dans le pays, et s’embarquèrent comme ils purent pour retourner dans leur patrie ; d’autres les donnèrent aux habitants de la campagne, et se mêlèrent à ceux des villes voisines[76].

Xénophon témoigne ici de la lassitude d’une majorité de soldats : la longue route parcourue au cours de l’expédition ainsi que les multiples dangers surmontés ont intensifié pour beaucoup le souhait de rentrer auprès des leurs. Un sentiment mu en volonté qui se matérialise par le renoncement pur et simple au corps mercenaire, lequel se trouve progressivement démantelé. Le groupe est mis à mal et cet épisode confirme le lent déclin de la communauté au profit de chacun de ses membres, comme si le retour à la normale signifiait aussi un retour à l’individualité.

En fait, la situation de crise qui suit Counaxa est la clé de l’unité du corps d’armée. Même si la solidarité demeure mesurée, même si l’individu ne peut s’effacer totalement par rapport au collectif, l’unité est essentielle à l’avancée et au bien-être du groupe entier.  Et c’est parce qu’ils parviennent à s’identifier en tant que communauté à part entière que les mercenaires réinventent et reconstruisent leurs repères. Par exemple, lorsqu’ils improvisent des jeux : « Ils célébrèrent aussi des jeux gymniques dans la montagne où ils campaient […]. Ce fut un beau spectacle : nombreux furent ceux qui descendirent dans l’arène, et comme c’étaient leurs camarades qui les regardaient, l’émulation était générale […]. Alors de toutes parts c’étaient des cris, des rires, des encouragements[77]. » Cette scène d’amusement et de partage constitue une pause récréative dans cette longue et laborieuse expédition. Elle renouvelle aussi la vision des mercenaires : ce ne sont pas seulement des militaires, ce sont avant tout des hommes liés les uns aux autres par un même but et, de ce fait, appartenant à une même communauté. À l’image d’une cité organisant des festivités, l’armée mercenaire offre à ses membres l’occasion de célébrer les liens qui les unissent. Or, contrairement à une cité, cette communauté n’est qu’éphémère, vouée à se disloquer naturellement à la fin du périple. Mais Xénophon prouve, par quelques rares scènes de communion, qu’il est possible pour autant d’individus, à un moment donné, de former une collectivité unie.

Conclusion

Au total, dans l’Anabase, les mercenaires parcoururent à pied plus de 6 400 kilomètres[78]. À son départ l’armée de Cyrus dénombrait 12 900 mercenaires grecs, mais seuls 5 000 d’entre eux survécurent à ce périple. Cette expédition, inédite dans l’Histoire, demeura dans les mémoires telle une profonde source d’inspiration : elle prouvait qu’il était possible de mener une armée dans le territoire perse et de l’en ramener. C’est sur les traces de l’Anabase qu’Alexandre le Grand conquît l’Empire achéménide en 330 av. J.-C. soit près de soixante-dix ans après l’expédition des Dix-Mille.

Dans un contexte militaire particulièrement oppressant où l’ennemi les poursuivait sans relâche, les mercenaires de l’Anabase ont dû puiser dans leurs moindres ressources pour survivre à ce voyage. Aux yeux des populations locales, une armée de milliers d’étrangers représentait une sérieuse menace, d’autant plus que ces soldats s’adonnaient au pillage des vivres et des richesses. Face à eux, les locaux se sont donc souvent montrés hostiles, voire agressifs. En réalité, les uns comme les autres n’agissaient réellement que pour leur survie mais le manque de dialogue et la méfiance réciproque dégénéraient en conflits ouverts. Pourtant, ces peuples ne souhaitaient que maintenir l’intégrité de leurs biens et préserver les membres de leur communauté, une motivation parfaitement analogue à celle des mercenaires. En fin de compte, lorsqu’il leur était possible de communiquer, les différents partis parvenaient parfois à négocier et à éviter une effusion de sang supplémentaire.

Indéniablement, le mercenaire entretenait des rapports ambigus à l’inconnu car ce dernier constituait une zone d’insécurité constante, un espace dans lequel l’incertitude régnait. Toutefois, l’inconnu était aussi vecteur d’identité. Malgré ses pérégrinations, le mercenaire n’oubliait pas ses origines, au contraire, il revendiquait son identité familiale et culturelle. La diversité qui composait les troupes mercenaires réunissait aussi tous ces hommes sous un même objectif : survivre. Toutefois les relations internes au contingent n’étaient pas évidentes car la solidarité n’était ni systématique ni naturelle. En effet, puisque chacun souhaitait survivre, l’individu prévalait instinctivement sur le collectif.

Mais il demeure que le corps d’armée devint la seule source de réconfort, l’unique repère amical dans un monde hostile et méconnu. Le mercenaire construit alors son identité en tant que membre à part entière de cette communauté improvisée.  John Ma écrit à ce sujet que « l’identité commune est centrée sur un projet commun : continuer à avancer, s’en sortir ; l’identité n’est pas fondée sur ‘‘le fait d’être là’’, mais précisément sur un ‘‘ailleurs’’ : venir d’ailleurs, aller ailleurs. La contradiction repose dans le projet partagé en lui-même : il crée, mais détruit aussi, la communauté[79]. » Et, effectivement, cette identité est éphémère car elle ne dure que le temps du voyage. D’une certaine manière, le métier permet alors la construction d’un espace immatériel, mobile, où se jouent des liens de solidarité, parfois d’amitié, voire même de citoyenneté.


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[1] Le dictionnaire Le Robert, par exemple, définit le terme français ainsi : « « Soldat à la solde d’un gouvernement étranger » (Paris, éd. Le Robert, 1995, p. 451).

[2] « μισθος » dans Pierre Chantraîne, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, édition Klincksieck, 1980, p. 705-706.

[3] Herbert Parke, Greek mercenary soldiers from the Earliest Times to the Battle of Ipsus, Oxford, Clarendon Press, 1933.

[4] Guy Thompson Griffith, The Mercenaries of the Hellenistic World, Cambridge, Cambridge University Press, 1935.

[5] Elle écrit notamment, dès la première page de son introduction : « Étant l’un des phénomènes caractéristiques de la réalité historique grecque du ive siècle, le mercenariat donne amplement matière à qui veut comprendre ses profondes transformations structurelles. » cf. Ludmila P. Marinovic, Le mercenariat grec au IVe siècle avant notre ère et la crise de la « polis », Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1988, p. 1.

[6] Pour n’en citer que quelques-uns : Matthew Trundle, Greek mercenaries : from the late archaic period to Alexander, New York, Routledge, 2004 ; Stephen English, Mercenaries in the classical world : to the death of Alexander, Barnsley, Pen and sword, 2012 ; Marco Bettalli, Mercenari : il mestiere delle armi nel mondo greco antico : età arcaica e classica, Roma, Carocci editore, 2013 ; Pierre Ducrey, Polemica : études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2019.

[7] Surtout Athènes, Sparte et Corinthe. Cf. Ludmila P. Marinovic, op. cit., p. 22 : l’entretien de troupes mercenaires s’ajoute aux charges financières de la cité. Marinovic commente la nouveauté de ce phénomène en ces termes : « Pour la première fois dans son histoire, la polis a besoin d’utiliser des contingents mercenaires n’ayant aucun lien organique avec la collectivité citoyenne afin de compléter sa milice civile. »

[8] Ibid., voir le chapitre 1 « Entre deux siècles », p. 24-56. Les explications peuvent être multiples mais Marinovic estime que le rassemblement du corps mercenaire de Cyrus le jeune en 401, jusqu’alors inégalé en nombre, influa sur la généralisation du mercenariat. Voir également James Roy, « The ambitions of mercenary » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, édité par Robin Lane Fox, New Haven, Yale University Press, 2004, p. 267-268. Celui-ci considère aussi qu’une fois la paix établie, beaucoup d’hommes accoutumés à la vie de soldat et n’ayant connu que la guerre ont poursuivi dans cette voie. C’est également l’avis de Stephen English, op. cit., p. 52 : « The end of the Peloponnesian War saw large number of men released onto the streets of the various city-states with no other way to make a living than through force of arms. » : « La fin de la guerre du Péloponnèse a vu un grand nombre d’hommes libérés dans les rues des diverses cité-États sans aucun autre moyen de faire vivre qu’à travers la force des armes. »

[9] Yvon Garlan, « L’homme et la guerre » dans La guerre en Grèce à l’époque classique, textes réunis par Pierre Brulé et Jacques Oulhen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 38. Selon lui, « les causes du mercenariat sont multiples et complexes. Les principales devaient être celles qui aboutissaient à détacher l’individu de sa patrie, soit que celle-ci se trouvât disloquée (principalement par la guerre), soit qu’il en fût banni, soit surtout qu’il y fût réduit à l’indigence par le surpeuplement, des catastrophes naturelles ou un changement de régime socio-politique. Mais il pouvait aussi se laisser entraîner sur les chemins de l’aventure par la perspective de tirer à l’étranger un bon parti de sa qualification militaire (hoplites péloponnésiens, archers crétois, peltastes thraces) et de bénéficier des largesses d’un employeur victorieux et fortuné. »

[10] Ludmila P. Marinovic, op.cit., p. 34-35.

[11] James Roy, op. cit. p. 270 : « Not all mercenaries were driven to mercenary service by poverty. » Dans son article, l’auteur tente avec beaucoup de prudence d’identifier les profils des mercenaires.

[12] Voir sur le sujet, le très récent ouvrage de Pierre Ducrey, Polemica : études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, et notamment le chapitre 13 « Aspects économiques de l’usage des mercenaires dans la guerre en Grèce ancienne », op. cit., p. 283-300.

[13] Vincent Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2004, p. 191 : « Le misthos du citoyen-soldat n’est destiné qu’à assurer son entretien pendant qu’il combat loyalement pour sa propre cité : il ne symbolise nullement une volonté pernicieuse d’enrichissement et semble légitime même aux plus acharnés des aristocrates. À l’inverse, combattant pour de l’argent et répondant à la logique de l’offre et de la demande, le mercenaire entretient une relation contractuelle avec son employeur, tout comme le prostitué vend son corps à un client. »

[14] La traduction exploitée pour cet article est celle de Paul Masqueray, 9e tirage (2009), 1ère édition de 1930 pour le volume 1 (livres I à III) et 8e tirage (2009), 1ère édition de 1931 pour le volume 2 (Livres IV à VII), Paris, CUF.

[15] Paul Masqueray, traducteur et commentateur de Xénophon (cf. édition référencée en note n°16), dresse un tableau des différentes théories concernant la date de rédaction de l’Anabase et justifie la période sur laquelle s’accorde les spécialistes. Il différencie bien la date de rédaction de la date de publication car si cette œuvre a bien été écrite pendant l’exil de Xénophon, à Scillonte, elle a connu quelques ajouts par après, lorsque Xénophon s’installe à Corinthe, après 371. Cf. notice de l’Anabase, traduite et commentée par Paul Masqueray, p. 7-10. Cf. George Cawkwell : « When, How and Why did Xenophon write the Anabasis ? » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, édité par Lane Fox Robin, Yale University Press, 2004, p. 47-67.

[16] Marcel Gabrielli, « Transport et logistique militaire dans l’Anabase » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, édité par Pierre Briant, actes de la table ronde internationale (1995), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Pallas », 1998, p. 111.

[17] Certains d’entre eux ont été bannis de leur cité et, devenus apatrides, tentent de survivre grâce au mercenariat. Par exemple, le commandant Cléarque, banni de Sparte, Dracontios exilé après avoir été jugé pour meurtre ou encore le cas de la population de Milet en Asie Mineure : « Il appela aussi ceux qui assiégeaient Milet, et il (Cyrus le Jeune) invita les bannis à l’accompagner dans son expédition, leur promettant s’il atteignait le but qu’il poursuivait, de ne pas déposer les armes avant de les avoir ramenés dans leurs foyers » dans Xénophon, Anabase, I, 2, 1. D’autres comme Coeratadas sont enrôlés pour le simple plaisir de se battre : « Cet homme (Coeratadas) n’était pas banni de la Grèce : ce qui le faisait voyager de côté et d’autre, c’est qu’il cherchait un commandement et qu’il s’offrait spontanément si quelque cité, quelque nation avait besoin d’un stratège. », dans Xénophon, Anabase, VIII, 1, 33. Enfin, Xénophon témoigne d’enrôlements effectués sous la contrainte. Lorsque Cyrus mentionne deux mercenaires réticents à s’engager, il souligne qu’il détient leur famille en otage : « Pourtant je tiens sous ma garde leurs enfants et leurs femmes à Tralles, mais je ne les leur prendrai point ; au contraire, je les leur remettrai, en récompense du courage qu’ils ont précédemment montré à mon service. », Xénophon, Anabase., I, 4, 8.

[18] Vincent Azoulay, op. cit., p. 198. La philia est la relation sacrée d’amitié qui lie deux individus, elle implique des obligations, notamment celle de venir en aide à l’ami dans le besoin. La xénia, quant à elle, correspond à la règle d’hospitalité, selon laquelle notamment l’étranger doit être bien accueilli, mais dans ce cas, il est aussi redevable envers son hôte pour avoir été reçu dans les règles de l’art.

[19] Une réputation changeante au fil des siècles sur laquelle revient Michael A. Flower en introduction de son ouvrage collectif : « Introduction » dans The Cambridge companion to Xenophon, édité par A. Michael Flower, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 1-12.

[20] Le « Socrate » de Xénophon a notamment fait l’objet d’une réelle réhabilitation, son portrait est à présent perçu comme, certes différent de celui de Platon, mais tout aussi réfléchi et construit. À ce sujet, voir Louis-André Dorion, L’autre Socrate, études sur les récits socratiques de Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, « L’Âne d’or », 2013 ; Gabriel Danzig, Apologizing for Socrates : How Plato and Xenophon created our Socrates, Lanham, Lexington Books, 2010 ; Vivienne Gray, The framing of Socrates : the literary interpretation of Xenophon’s Memorabilia, Stuttgart, Steiner, 1998.

[21] Parmi les multiples publications, citons, par ordre chronologique, quelques titres de référence : William E. Higgins, Xenophon the Athenian : the problem of the Individual and the Society of the Polis, New York, State University of New York Press, 1977 ; Stevens Hirsch, The Friendship of the Barbarians : Xenophon and the Persian Empire, Londres, Presses universitaires de Nouvelle Angleterre, 1985 ; Bodil Due, The Cyropaedia : Xenophon’s aims and methods, Aarhus, Aarhus University Press, 1989 ; John Dillery, Xenophon and the history of his time, Londres, Routledge, 1995 ; Angela Andrisano, « Les performances du Symposion de Xénophon » dans Pallas, n°61 : Symposion : Banquet et représentations en Grèce et à Rome, 2003, p. 287-302 ; Vincent Azoulay, op. cit. ; Louis L’Allier, « La parole et le geste : danse et communication chez Xénophon » dans Phoenix, vol. 58, n°3/4, 2004, p. 229‑240 ; ainsi que les articles très hétérogènes de l’ouvrage collectif The Cambridge Companion to Xenophon, paru sous la direction de Michael A. Flower, op. cit. ; enfin, Xénophon a fait l’objet d’un colloque organisé en 1999 par Christopher Tuplin et dont les actes ont fait l’objet d’une importante publication en 2004 : Xenophon and his world : papers from a conference held in Liverpool in July 1999, Stuttgart, Steiner, 2004.

[22] Sur cette œuvre, voir notamment : Michael A. Flower, Xenophon’s Anabasis or the expedition of Cyrus, New-York, Oxford University Press USA, 2012 ; Robin Waterfield, Xenophon’s retreat, Cambridge, Belknap Press, 2006 ; et tous les articles réunis dans l’ouvrage collectif :  The long march : Xenophon and the Ten Thousand, édité par Robin Lane Fox, London, Yale University Press, 2004 ; ainsi que les articles de l’ouvrage Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, op. cit.

[23] Marcel Gabrielli, « Transport et logistique militaire dans l’Anabase » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, op. cit., p. 109-122 ; John Ma, « You can’t go home again : Displacement and identity in Xenophon’s Anabasis » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit., p. 330-345 et Michael Whitby, « Xenophon’s Ten Thousand as a fighting force » dans le même ouvrage, p. 215-242.

[24] À ce sujet : Pierre Brulé, « Un nouveau monde, ou le même monde ? » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, ibid., p. 3-20 ; Jeannine Boëldieu-Trevet, « Dire l’autre et l’ailleurs ? Récit, guerre et pouvoir dans l’Anabase de Xénophon » dans Dialogues d’histoire ancienne. Supplément n°4-2, Jeux et enjeux de la mise en forme de l’histoire. Recherches sur le genre historique en Grèce et à Rome, 2010, p. 351-369.

[25] Xénophon, Anabase, IV, 3, 4.

[26] Xénophon, Anabase., IV, 3, 5-6.

[27] Ibid., IV, 3, 7.

[28] John Ma, « You can’t go home again : Displacement and identity in Xenophon’s Anabasis » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit., p.331.

[29] Xénophon, Anabase, IV, 8, 3.

[30] Xénophon, Anabase, V, 5, 15-19.

[31] Ibid., V, 5, 16.

[32] James Roy explique que les mercenaires pillent dès qu’ils n’ont plus d’employeurs, mais même sous contrat, le butin constitue un bonus parfois non négligeable en addition de leur paye, op. cit. p. 278.

[33] Xénophon, Anabase, I, 4, 9.

[34] Ibid., I, 5, 10.

[35] Ibid., I, 2, 11. Voir également : VII, 3, 1 et VII, 5, 3 à la fin du périple.

[36] Xénophon relate d’ailleurs quelques anecdotes sur la chasse à l’onagre, à l’autruche et à l’outarde : I, 5, 2-3.

[37] Pierre Brulé, « Un nouveau monde, ou le même monde ? », op. cit. p. 15. Mais sur cette question, voir plus en détail le chapitre complet : 4.3 « Xénophon ethnographe ». Ainsi que l’observe Pierre Brulé, Xénophon classe les populations selon les trois critères suivants : si elles obéissent ou non au roi, s’il s’agit de barbares ou de Grecs, si elles sont hostiles ou pacifiques, ce dernier critère reposant sur l’observation de la cruauté.

[38] Xénophon, Anabase, III, 5, 16.

[39] Xénophon, Anabase, IV, 1, 8.

[40] Ibid., IV, 1, 9.

[41] Ibid., livres IV-VII, vol. II, p.8, note 1.

[42] Ibid., IV, 7, 2.

[43] Ibid., IV, 7, 13.

[44] Xénophon, Anabase, IV, 2, 18-19. Voir en complément le paragraphe 23.

[45] Michael Whitby, op. cit., p. 215-242.

[46] Xénophon, Anabase, IV, 8, 4-5.

[47] John Ma, op. cit. p. 331.

[48] Xénophon, Anabase, IV, 8, 5-7.

[49] Ibid., IV, 8, 8.

[50] Xénophon, Anabase, IV, 5, 9-10.

[51] Ibid., IV, 5, 29.

[52] James Roy, op. cit. p. 273-275. La pauvreté de cette région serait une explication à l’enrôlement de nombreux hommes en tant que mercenaires.

[53] Xénophon, Anabase, III, 3, 17.

[54] Ibid., III, 4, 17.

[55] Lacédémone est le nom de la région où se situe Sparte. Les Lacédémoniens sont les Spartiates.

[56] Référence aux homoioi, littéralement les « égaux », qui désignent les citoyens spartiates.

[57] Xénophon, Anabase, IV, 6, 14-15.

[58] Nicolas Richer, Sparte : cité des arts, des armes et des lois, Paris, Perrin, 2018 ; Geneviève Hoffmann, Naître et devenir Grec dans les cités antiques, VIIIe-IIIe siècles avant notre ère, Paris, Éditions Macenta, 2017 ; The Oxford handbook of childhood and education in the classical world, édité par Judith Evans Grubbs et Tim Parkin, New York, Oxford University Press USA, 2013.

[59] Xénophon, Anabase, IV, 6, 16.

[60] La relation entre Xénophon et Chirisophe paraît effectivement concurrentielle mais il demeure que leur association sauve à plusieurs reprises l’armée.

[61] Xénophon, Anabase., III, 1, 3.

[62] Ibid., III, 4, 46 et voir aussi III, 2, 26.

[63] Ibid., V, 6, 20 et voir aussi V, 6, 30.

[64]  Michael Whitby, op. cit. p. 222 : « The Ten Thousand began as a disparate group, created from the various contingents whose preparation and subsequent arrival at Cyrus’ camp are described by Xenophon. Although most of the troops had ultimately been financed by Cyrus, the soldiers were still primarily attached to their particular captain and there was no single leader for the Greek contingent before Cunaxa. »

[65] John Ma, op. cit. p. 337 : « The Greek mercenaries existed not as a group, but as several contingents with their leaders and their own solidarities. »

[66] Xénophon, Anabase, I, 3, 6.

[67] Au sujet du caractère complexe, parfois hypocrite de Cléarque, voir : Thomas Braun, « Xenophon’s dangerous liaisons » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit. p. 99‑101.

[68] Xénophon, Anabase, V, 6, 15.

[69] Pour John Dillery les Dix-Mille peuvent être considérés comme une « polis mobile », notamment en raison du système décisionnel en place, le fait que les généraux consultent régulièrement les troupes pour choisir la route à suivre ou élire un dignitaire ; op. cit., partie II, chapitre 3 « Xenophon’s Anabasis : Panhellenism and the ideal community », p. 59-98.

[70] Xénophon, Anabase, IV, 5, 11.

[71] Ibid., IV, 5, 12.

[72] Ibid., IV, 5, 5-6.

[73] Ibid., IV, 5, 14-19.

[74] Xénophon, Anabase, I, 5, 11-13.

[75] Ibid., VI, 2, 10.

[76] Xénophon, Anabase, VII, 2, 1.

[77] Ibid., IV, 8, 27-28.

[78] Xénophon écrit à la fin du récit que la distance totale parcourue est de 1 155 parasanges, une unité de mesure perse, et 34 650 stades, unité de mesure grecque. Lorsqu’on effectue le calcul pour l’une et l’autre unité de mesure, en considérant que la parasange correspond environ à 5,5 km et un stade à 185 m, on obtient le même total : 6410 km. Ibid, VII, 8, 26.

[79] John Ma, op. cit. p. 340 : « The common identity is centred on a common project : keep moving, get out of here ; identity is not founded on “being there”, but precisely on an “elsewhere” : coming from elsewhere, going elsewhere. Contradiction lies in the shared project itself : it creates, but also destroys community. »

 

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Les relations diplomatiques en Gaule à la fin de l’âge du Fer

Alexis Bonnefoy

 


Résumé : Loin de l’image d’une Gaule divisée qui a longtemps prévalu, les études récentes tendent à insister sur les facteurs d’unité et les sources à notre disposition témoignent d’intenses relations diplomatiques en Gaule, entre les peuples gaulois eux-mêmes ainsi qu’avec les puissances voisines – Rome au premier plan. Nous sommes plutôt bien documentés pour la fin de l’âge du Fer, en particulier grâce au récit césarien de la guerre des Gaules mais aussi grâce aux sources numismatiques et archéologiques. L’objectif de cette étude est de proposer une première approche de la question et d’en dégager les principaux enjeux. L’un d’eux concerne la nature et le statut des acteurs qui conduisent les négociations. Les moyens employés pour mener les tractations doivent aussi être observés, tout comme les garanties apportées aux accords. Quant aux relations qui émergent du jeu diplomatique, elles sont nombreuses (coalitions, alliances, hospitalité, amitié, etc.) mais sont difficiles à définir précisément.

Mot-clés : Gaule ; âge du Fer ; diplomatie ; ambassades ; alliances.


Alexis Bonnefoy est doctorant à l’université Lumière Lyon 2 (ArAr, UMR 5138). La thèse qu’il prépare en langues, histoire et civilisations des mondes anciens sous la direction de M. Poux (université Lumière Lyon 2) et la codirection d’A. Suspène (université d’Orléans) a pour titre provisoire : Rome et les peuples gaulois du Centre-Est (IIe-Ier s. av. J.-C.) : clientélisme, amitié et traités. Approche numismatique et archéologique. Ses recherches portent sur la numismatique gauloise, en particulier l’iconographie et l’épigraphie monétaires. Depuis 2017, il est professeur certifié d’histoire-géographie et enseigne dans l’académie de Versailles.

alexis.bonnefoy@gmail.com


Introduction

La littérature ancienne ou populaire a longtemps véhiculé l’image d’une Gaule divisée que seule la conquête romaine serait parvenue à rassembler. César lui-même, dans son récit de la guerre des Gaules, appuie sur le caractère belliqueux des Gaulois, en particulier de ceux qu’il nomme les chevaliers : « Ceux-ci, quand il le faut, quand quelque guerre éclate (et avant l’arrivée de César cela arrivait à peu près chaque année, soit qu’ils prissent l’offensive, soit qu’ils eussent à se défendre), prennent tous part à la guerre […][1] ». S’il ne s’agit pas de nier les divisions et les affrontements réguliers entre les peuples gaulois, les études actuelles dressent un tout autre portait et insistent sur les nombreux facteurs d’unité[2]. Dans cette perspective, les relations diplomatiques méritent une attention particulière mais n’ont pourtant pas encore fait l’objet, dans le monde celtique, d’une analyse spécifique ni exhaustive[3].  Aujourd’hui, la diplomatie consiste en l’« action et [la] manière de représenter son pays auprès d’une nation étrangère et dans les négociations internationales » ou, plus largement, renvoie à la « politique extérieure d’un pays »[4]. Cette pratique réfère donc avant tout aux relations entretenues par des États souverains et il n’est pas surprenant que la notion ne soit apparue qu’à partir du XVIIIe siècle, où le sens du terme diploma, qui désignait au Moyen-Âge et à la Renaissance les documents officiels, s’élargit pour qualifier les traités conclus entre les souverains[5]. Dans l’antiquité, aucun terme ne renvoie à cette définition moderne de la diplomatie[6], dans la mesure où les institutions qui régissent aujourd’hui les relations internationales n’ont pas d’équivalent dans les mondes anciens[7]. Mais l’historiographie récente a dépassé cette définition très juridique et rigide de la diplomatie, centrée sur l’étude des traités, au profit d’une approche plus culturelle, portée notamment par les anthropologues et les historiens antiquisants et médiévistes[8]. Ces derniers définissent la diplomatie comme un « moyen pacifique et ponctuel de résoudre des conflits ou des tensions entre des acteurs politiques, et ce quels que soient leurs statuts »[9]. L’attention a dès lors été portée sur les pratiques diplomatiques et les acteurs intervenants dans les négociations qui font de la diplomatie un rouage important du pouvoir[10].

À Rome, en l’absence d’une institution spécialisée, ce sont avant tout les notables qui conduisent les négociations ; c’est pourquoi la diplomatie est une composante essentielle de la formation des hommes politiques dès l’époque républicaine[11]. L’article « diplomatie » de l’Encyclopédie Larousse du XIXe siècle avance que le succès de César en Gaule s’explique « en réalité moins par la supériorité de ses armes que par l’habileté de ses négociations[12] ». Cependant, il n’y a pas qu’à Rome que les élites usent des relations diplomatiques pour asseoir leur pouvoir et renforcer la domination de leur État. À bien des égards, il apparaît que les Gaulois ont recours à cet art dans les mêmes objectifs.

La question des sources, centrale pour toute étude historique, l’est d’autant plus pour la protohistoire celtique. Comment appréhender les relations diplomatiques entretenues par des peuples dont nous n’avons conservé aucun témoignage écrit direct ? Comment rendre compte de négociations qui, par définition, laissent peu de traces ? Nécessairement, il faut recourir à des textes exogènes. Pour la fin de l’âge du Fer, qui nous intéresse ici, le récit de la guerre des Gaules de César fourmille de renseignements qui permettent de mieux saisir les enjeux de la diplomatie chez les peuples gaulois. L’archéologie et la numismatique sont aussi des sources essentielles : les relations diplomatiques peuvent se traduire matériellement, par des objets ou des images.

La guerre des Gaules est non seulement un épisode très bien documenté de l’histoire gauloise, mais est aussi, par nature, un moment propice au développement de relations diplomatiques. Ces dernières s’exercent entre Rome et les Gaulois mais également entre les peuples celtiques eux-mêmes. Face à un sujet aussi vaste, cette étude ne prétend pas livrer une analyse exhaustive mais se veut avant tout une première approche. L’objectif est principalement de poser les enjeux des relations diplomatiques en Gaule à la fin de l’âge du Fer. En particulier, nous tenterons de mettre en lumière les constantes autour desquelles elles s’organisent : la prise de contact et les acteurs qui y concourent ; le déroulement des négociations et les garanties apportés aux accords ; enfin, la nature des liens qui peuvent être noués entre les individus et les peuples.

Entrer en relation : ambassades et médiateurs

Pour engager des négociations, il est indispensable d’entrer en relation avec le parti opposé. La prise de contact est menée par différents acteurs et met parfois en tension les intérêts privés et les positions officielles. Des intermédiaires peuvent aussi intervenir pour faciliter ou favoriser les négociations au profit de l’une des parties.

Le mot français ambassade désigne la « mission confiée à un agent diplomatique en vue de représenter, officiellement et en permanence, un État dans un État étranger souverain » et par extension l’« ensemble des personnes attachées à cette mission, l’ambassadeur et sa suite »[13]. Ce terme est attesté au Moyen Âge sous la forme ambasse, où il désigne la « mission officielle auprès d’un haut personnage », adaptée de l’ancien italien ambasciata. Ce dernier est emprunté à l’ancien provençal ambayssada dérivé du latin médiéval ambactia, (message), lui-même issu du gaulois *ambactos latinisé en ambactus[14].  Le mot gaulois *ambactos, littéralement « celui qui est autour » ou « serviteur, envoyé », désigne à l’origine un homme libre qui se place dans la dépendance d’un individu plus important qu’il doit notamment accompagner à la guerre[15]. Ce n’est donc ni un messager et encore moins un représentant officiel au sens où on l’entend aujourd’hui. Le terme employé par César pour désigner les ambassadeurs, qu’ils soient gaulois ou romains est le terme legatus, caractérisé par une grande polysémie[16].  Le sens actuel d’ambassade et d’ambassadeurs ne trouve pas d’équivalent dans le monde antique dans la mesure où il n’existe pas de représentation étrangère permanente dans les États. Il faut donc plutôt entendre par ces termes les missions ponctuelles envoyées auprès d’un pouvoir étranger.

De nombreuses ambassades sont ainsi attestées par les sources. Il est difficile d’évaluer le nombre de personnes qui pouvaient les constituer, les données s’avérant lacunaires. On est en revanche mieux renseigné sur leur composition. Appien décrit ainsi la délégation qui accompagne l’ambassadeur envoyé par Bituitos, chef arverne, à Cn. Domitius Ahenobarbus qui marche contre lui en 122 av. J.-C. :

« […] il était escorté de gardes (δορυφόροι) richement vêtus et de chiens. Les barbares en ces contrées ont aussi une garde de chiens. Un poète  (μουσικός) suivait, qui dans une poésie barbare chantait le roi Bitoïtos, puis les Allobroges[17], puis l’ambassadeur (πρεσβευτὴς) lui-même, leur naissance, leur courage et leurs richesses ; c’est même pour cela surtout que parmi les ambassadeurs (πρεσβευταὶ) ceux qui sont illustres emmènent avec eux des gens de cette sorte[18]. »

Le récit d’Appien met en scène une délégation somptueuse dont le but est d’impressionner l’adversaire. La présence des gardes et des chiens devait, outre assurer la sécurité, montrer la puissance de l’ambassadeur et du roi qu’il représente. Dans un autre registre, le poète (un barde ?) participe lui aussi à cette démonstration de prestige. Selon l’auteur, un tel cortège n’est pas rare et accompagne les ambassadeurs les plus illustres. Entend-il par là l’existence d’ambassadeurs réputés, si ce n’est professionnels, ou bien fait-il référence au statut du personnage, recruté parmi la noblesse ? L’importance des mots et des paroles dans le cadre d’une ambassade est également soulignée par César. Vercingétorix, pour essayer de rallier à ses causes les peuples gaulois, a ainsi recours aux « auxiliaires les plus qualifiés, ceux à qui leur éloquence habile ou leurs relations d’amitié donnaient le plus de moyens de séduction[19] ». Il n’est pas surprenant de fonder le choix des ambassadeurs sur des qualités oratoires, indispensables à la réussite des négociations.

Lorsqu’une ambassade est constituée, le choix se porte aussi plus généralement sur les notables de la cité, personnages dont César donne parfois le nom. Aux prémices de la guerre des Gaules, lorsque les Helvètes se lancent dans leur tentative de traversée du pays, plusieurs délégations sont envoyées à César. Dans un premier temps, pour l’informer de leur intention de traverser la Province, « les Helvètes lui envoient une ambassade composée des plus grands personnages de l’État (nobilissimi civitatis) et qui avait à sa tête Namméios et Verucloétios[20] ». Un peu plus tard, alors que le général franchit la Saône et marche contre eux, « ils lui envoient une ambassade : le chef en était Divico, qui avait commandé aux Helvètes dans la guerre contre Cassius[21] ». L’année suivante, en 57 av. J.-C., les Rèmes députent à César « Iccios et Andocumborios, les plus grands personnages de leur nation (primi civitatis) afin de lui dire qu’ils se plaçaient eux et tous leurs biens, sous la protection de Rome et son autorité […][22] ». Ces précisions montrent que lorsque les Gaulois ont à traiter avec l’adversaire, ils ont recours avant tout aux premiers notables de la cité. Ces derniers agissent en représentants de leurs peuples, comme Iccios et Andocumborios, mais ils sont sans doute les mieux à même de négocier étant données leur formation et leur connaissance de la situation. Iccios, par exemple, commandait la garnison de l’oppidum de Bibrax[23]. En revanche il est difficile de préciser son rôle politique au-delà d’en faire un sénateur influent, tout comme Andocumbrios[24]. Il n’en reste pas moins que cette position privilégiée lui conférait une fine maîtrise des enjeux politiques. En ce qui concerne les ambassades helvètes, Namméios et Verucloétios ne sont connus que par ce passage et il est difficile de déterminer leur statut[25]. Le choix de Divico n’est pas anodin non plus. Comme César le précise, il a été le commandant des forces helvètes (dux Heluetorium) pendant la guerre contre Cassius, au cours de laquelle le général romain est battu en 107 av. J.-C., ce qui amène à estimer l’âge de Divico entre 70 et 80 ans. Cette ancienneté fait assurément de Divico une figure respectable et pleine d’autorité, confortée par son passé de commandant victorieux[26]. Qu’il ait été spécifiquement le vainqueur de Cassius a pu également jouer dans sa désignation comme ambassadeur : le discours qu’il tient à César est en effet bien différent de celui porté par Namméios et Verucloétios. Il menace ouvertement le général romain de lui infliger une nouvelle défaite. Or les duels oratoires sont un moyen privilégié pour les élites gauloises d’accroitre leur prestige et leur honneur ; il est donc essentiel d’opposer à l’adverse un personnage qui possède toutes les qualités pour le remporter[27]. Le choix des ambassadeurs, loin d’être aléatoire, se porte donc généralement sur les notables qui exercent ou ont exercé des responsabilités au sein de la cité et maîtrisent l’art oratoire. En ce sens, le portrait des ambassadeurs gaulois ressemble à celui de leurs homologues grecs dont le profil est bien connu grâce au corpus épigraphique. A Claros, par exemple, deux inscriptions de la fin du IIe siècle av. J.-C. font l’éloge de deux citoyens, Ménippos et Polémaios de Colophon, qui ont mené, en sus de leur activité politique, une véritable carrière diplomatique en conduisant de nombreuses ambassades : elles vantent l’engagement au sein de leur cité et leurs qualités oratoires[28].

Quel que soit l’émissaire choisi, les sources montrent qu’il revêt un caractère sacré et inviolable. Il doit être traité convenablement et ne saurait faire l’objet de menaces ou d’atteintes physiques. Ce statut privilégié des ambassadeurs existe vraisemblablement depuis l’époque royale à Rome, comme le décrit Denys d’Halicarnasse[29], et repose sur le ius legatorum mentionné par César et Cicéron ainsi que sur le ius gentium auquel se réfère notamment Tite-Live[30]. Pendant la guerre des Gaules, ce droit des ambassadeurs est mis en avant par César dans l’épisode du soulèvement des Vénètes et des peuples de l’Océan en 56 av. J.-C. Ces derniers, dans l’espoir de recouvrer leurs otages, retiennent prisonniers des légats envoyés par P. Crassus pour demander du blé. Lorsque César approche pour régler le conflit, les Vénètes et les autres peuples se préparent à la guerre, alors qu’« ils se rendaient compte de la gravité de leur crime (facinus), – n’avaient-ils pas retenu et chargé de fers des ambassadeurs (legati), titre que toutes les nations ont toujours regardé comme sacré (sacer) et inviolable (inuiolatus) ? – […][31] ». C’est bien une terminologie juridique et religieuse qu’utilise ici César pour caractériser le titre d’ambassadeur. Bien qu’il emploie l’adjectif « sacer », il semble que ce soit plutôt le qualificatif sanctus qui s’applique aux ambassadeurs dans les autres sources et fassent d’eux des individus sacrés et inviolables[32]. Il n’est donc pas concevable, pour un Romain, qu’on attente à la sécurité des émissaires[33]. La gravité que constitue un pareil affront est mise en lumière par la sévérité de la sanction. C’est pourquoi, les Vénètes soumis, César « résolut de les châtier sévèrement pour qu’à l’avenir les barbares fussent plus attentifs à respecter le droit des ambassadeurs (ius legatorum). En conséquence, il fit mettre à mort tous les sénateurs et vendit le reste à l’encan[34] ». Cependant, les précisions césariennes rendent compte des mentalités romaines et on peut se demander si pour les peuples étrangers, et notamment les Gaulois, les ambassadeurs possèdent une même nature sacrée et inviolable. Dans le monde grec, il semble qu’ils fassent l’objet d’un droit et d’une protection particuliers, bien que cela ne repose pas sur un système juridique aussi solide qu’à Rome[35]. Dans son récit, César ne fait pas état de plaintes de la part des Gaulois au sujet d’ambassadeurs qui auraient été malmenés, contrairement aux otages, comme ceux remis à Arioviste[36], ce qui tendrait à montrer qu’ils ont toujours été traités avec respect. De plus, le recours à des personnages de haut rang pour négocier, comme nous l’avons illustré précédemment, soulignerait la relative confiance quant au traitement qui leur serait réservé. Cependant, la témérité dont font preuve les Vénètes avec les envoyés de P. Crassus révélerait leur méconnaissance du droit. En l’état, rien ne prouve que les Gaulois confèrent aux ambassadeurs un caractère sacré et inviolable, fondé sur des bases juridiques et religieuses, mais tout comme dans le monde grec, l’usage et un code tacite devaient garantir leur sécurité.

Il est difficile de déterminer qui prend la décision de constituer une ambassade pour délivrer une proposition à la partie adverse. La question est étroitement liée à celle des institutions et de la structuration politiques de la Gaule. Sur ce thème, l’historiographie connaît un fort renouvellement et deux tendances actuelles se dégagent. L’une d’elle, dans la veine du travail fondateur de Ch. Goudineau insiste sur le caractère segmentaire de la société gauloise et de son organisation politique[37]. Au contraire, des travaux plus récents, comme ceux de J.-L. Brunaux ou d’E. Arbabe mettent en relief les facteurs d’unité et l’existence d’un système institutionnel normalisé dont une partie est partagée par tous les peuples gaulois[38]. Dans ce cadre, E. Arbabe fait du sénat le maître de la diplomatie et de l’entrée en guerre, pour les peuples où une telle assemblée est attestée[39]. Par exemple, ce sont bien les sénats helvète et rème qui envoient des ambassades vers César dans les deux exemples évoqués précédemment. Mais dans les cités et les situations où le pouvoir est aux mains d’un individu unique, c’est probablement celui-ci qui missionne les émissaires. C’est le cas par exemple de Vercingétorix lorsqu’il députe pour rallier le plus de peuples à sa cause[40]. Par ailleurs, il apparaît assez clairement que certains notables engagent aussi en leur nom des entreprises diplomatiques pour mener à bien leurs ambitions ou leurs projets personnels. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de Diviciacos, druide éduen mentionné à la fois dans le récit césarien et dans le De Divitatione de Cicéron[41] ainsi que dans un panégyrique de 311[42]. Ce personnage, dont la fonction précise au sein de la cité éduenne a fait l’objet de nombreux débats[43], a joué un rôle dans les événements précédant la guerre des Gaules et les premières années de celle-ci. En 61 ou 60 av. J.-C., il se rend à Rome auprès du Sénat pour demander de l’aide alors que les Éduens subissent la domination des Séquanes et de leurs alliés venus de Germanie[44]. En cela, il n’est nullement député par le Sénat éduen dont les membres ont tous remis des otages et prêté serment de soumission aux Séquanes[45]. Si dans ce cas l’initiative personnelle de Diviciacos vise à assurer la sécurité de son peuple, d’autres notables s’engagent, à l’insu de leur peuple, dans une entreprise diplomatique pour nourrir leurs ambitions personnelles. Orgétorix, que le sénat helvète charge vers 60 av. J.-C. de préparer la migration et à qui il confie le soin d’établir des relations diplomatiques avec les Séquanes et les Éduens, en profite pour renforcer son propre pouvoir[46]. Envoyé personnellement en ambassade auprès de ces peuples, il s’allie deux de leurs plus puissants notables : Casticos chez les Séquanes et Dumnorix chez les Éduens[47]. Tous les trois forment une entente qui doit les conduire à décrocher, au sein de leur cité respective, le pouvoir suprême et in fine l’hégémonie tout entière sur la Gaule. Orgétorix est cependant dénoncé au sénat helvète et, bien qu’il parvienne à éviter un procès, il est vraisemblablement conduit au suicide[48]. Dans cette même entreprise, Dumnorix fomente un accord secret entre les Séquanes et les Helvètes, les premiers autorisant le passage aux seconds, « non seulement sans l’ordre de César ni de ses concitoyens, mais encore à leur insu[49] ». Quelques années plus tard, ce sont les notables trévires qui engagent des relations diplomatiques différenciées avec César. Deux d’entre eux, Cingétorix et Indutiomaros, se disputent le pouvoir ; le premier appartenant au parti pro-romain, le second au parti opposé[50]. Alors que César approche de leur territoire, le premier vient à lui pour lui assurer sa fidélité. Au contraire, Indutiomaros prépare une révolte mais constatant que de plus en plus de notables trévires suivent l’exemple de Cingétorix, il députe lui aussi à César dans le but de le tromper sur ses véritables intentions. Cet épisode et les exemples précédents révèlent les tensions qui se font parfois jour entre les ambitions personnelles des notables gaulois et la position officielle du sénat. Ils mettent aussi en lumière l’existence, par ailleurs bien attestée, des factions rivales au sein de la société celtique, très segmentée. Or dans ce contexte, la capacité de mobilisation d’un individu joue un rôle prépondérant dans l’influence qu’il possède[51]. Les notables cherchent donc à rallier le maximum de soutien à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de leur cité. L’instrumentalisation des relations diplomatiques au profit du pouvoir d’un individu était déjà dénoncée par Polybe au IIe siècle av. J.-C. pour le monde grec[52]. Ainsi décrit-il l’action de Callicratès, chargé en 180 par l’assemblée achéenne de se rendre à Rome. Celui-ci devait annoncer qu’après délibérations, les Achéens refusaient, comme le demandait le Sénat, de rappeler des opposants lacédémoniens exilés. Mais devant les sénateurs, Callicratès annonce ne pas soutenir cette décision et délivre même des conseils pour que Rome parvienne à ses fins. Fort du soutien ainsi obtenu, il s’affirme face aux meneurs du parti anti-romain et se fait élire stratège l’année suivante. En Gaule comme en Grèce, les relations diplomatiques sont donc parfois mises à profit par les notables pour affirmer leur pouvoir, quitte à trahir la position majoritaire dans leur cité.

Dans le jeu diplomatique, on note aussi l’intervention récurrente de médiateurs, c’est-à-dire d’individus qui servent d’intermédiaires entre les deux parties dans le but de favoriser les négociations[53]. Nous pouvons inclure dans cette catégorie les interprètes. Deux passages de César y font explicitement référence. Lorsqu’il s’entretient à huit clos avec Diviciacos, « écartant ses interprètes (cotidiani interpretes) ordinaires, il a recours, pour s’entretenir avec lui, à C. Valerius Troucillus, grand personnage de la Gaule romaine, qui était son ami et en qui il avait la plus entière confiance[54] ». Deux éléments sont à remarquer. Tout d’abord, la présence habituelle auprès de César d’interprètes, indispensables en cela que les Gaulois, même les plus nobles, ne parlaient pas – ou pas suffisamment – le latin[55] et que les Romains, à l’instar des Grecs, ont toujours montré peu d’intérêt pour les langues barbares[56]. Ces interprètes disposaient vraisemblablement d’un statut officiel et bénéficiaient, au même titre que les autres fonctionnaires, d’un traitement versé par l’État[57]. Mais ici, César préfère recourir à des notables gaulois romanisés comme C. Valérius Troucillus dont le praenomen et le nomen révèlent qu’il possède la citoyenneté romaine tandis que son cognomen évoque son origine gauloise[58]. Ce choix s’explique sans doute par l’amitié qui le lie à César et la confiance que ce dernier peut lui accorder. Quant à l’origine gauloise de C. Valérius Troucillus, elle en fait aussi un fin connaisseur des problématiques locales et donc un potentiel conseiller pour le général. On retrouve un personnage semblable en la personne de Cn. Pompée, interprète auprès d’un légat de César, Q. Titurius Sabinus. Ce dernier charge Cn. Pompée d’aller prier Ambiorix, chef des Éburons, de l’épargner lui et ses hommes alors que la bataille tourne à leur défaveur[59]. Avec les deux exemples présentés, on constate donc le rôle important des traducteurs dans les relations diplomatiques, lesquels peuvent aussi se faire conseillers. Néanmoins, rien ne nous est dit sur l’existence d’interprètes ou de conseillers dans les ambassades gauloises ; peut-être composaient-ils en partie le cortège qui accompagnait les ambassadeurs. D’autres situations mettent en jeu des intermédiaires au rôle beaucoup plus significatif. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le notable éduen Dumnorix est prié par les Helvètes d’intercéder en leur faveur auprès des Séquanes pour que ces derniers leur autorisent le passage. Le recours à Dumnorix s’explique par le fait qu’il « disposait de la plus forte influence auprès des Séquanes[60] ». Diviciacos, quant à lui, intervient au profit des Bellovaques, amis des Éduens, lorsqu’ils se soumettent à César en 57 av. J.-C., pour leur obtenir les meilleures conditions de paix possibles[61]. Le même phénomène se retrouve en 53, lorsque les Éduens intercèdent en faveur des Sénons et les Rèmes au profit des Carnutes auprès de César, après une tentative de révolte[62]. Enfin, l’un des meilleurs intermédiaires présents dans le récit césarien est sans doute l’Atrébate Commios que César envoie au cours de l’année 55 auprès des peuples bretons pour les exhorter à se placer sous la protection de Rome[63]. C’est le même Commios qui l’année suivante sert d’intermédiaire entre les ambassadeurs du chef breton Cassivellaunos et César lorsque le premier vient offrir sa reddition[64]. En 52, Commios, qui a basculé dans le camp anti-romain, use des liens d’hospitalité qui l’unissent aux Bellovaques pour obtenir d’eux qu’ils remettent des troupes à Vercingétorix[65]. On le comprend, les relations diplomatiques ne s’inscrivent pas toujours dans des rapports uniquement bilatéraux : il est fréquent qu’un ou des tiers interviennent et emploient leur influence à favoriser l’une des parties.

Les rapports diplomatiques reposent donc sur le concours de différents acteurs, en premier lieu les ambassades. Les émissaires, qui possèdent un caractère sacré et des droits reconnus, ne sont pas choisis au hasard car de leurs qualités dépend le succès des négociations. Bien que le sénat apparaisse comme maître de la diplomatie, certains notables mettent à profit les relations diplomatiques qu’ils conduisent pour mener à bien leurs ambitions personnelles. Dans le jeu diplomatique interviennent aussi des intermédiaires, qu’ils aient un rôle technique – comme les interprètes – ou qu’ils s’imposent, grâce à leur influence ou leur position privilégiée, comme la clef de voûte d’une négociation réussie entre les deux parties. Si tous ces moyens concourent à la prise de contact, il s’agit ensuite pour les acteurs de conduire les discussions et aboutir à des accords.

Mener les négociations et garantir les accords

La guerre des Gaules s’est aussi jouée sur le plan diplomatique. Le récit césarien rend compte de nombreuses négociations aux enjeux déterminants, dont les ressorts sont variés. Dans le cadre des discussions, des garanties sont apportées comme les serments et surtout les otages.

Il existe différentes formes d’échanges et de procédés diplomatiques employés par les Gaulois pendant la guerre des Gaules. La première forme est tout bonnement le strict refus de négocier avec Rome. César témoigne d’une pareille attitude de la part des Nerviens, lors de la campagne qu’il mène contre les Belges en 57 av. J-C., alors que tous les peuples voisins font soumission au général. D’après ce qu’on lui rapporte, les Nerviens, reconnus pour leur valeur guerrière et leur rudesse, auraient affirmés qu’« ils n’enverraient pas de députés et n’accepteraient aucune proposition de paix »[66]. De la même façon, pendant longtemps, ce sont les Morins et les Ménapes, peuples de la Gaule septentrionale, qui refusent d’envoyer des ambassades pour demander la paix, malgré une expédition en 56[67]. Ce n’est que plus tard, en 55 pour les Morins et en 53 pour les Ménapes, que des contacts sont établis[68]. Refuser de négocier avec César permet donc à certains peuples d’apparaître aux yeux de leurs voisins comme particulièrement inflexibles et d’affirmer leur position anti-romaine. D’autres relations sont fondées sur les menaces. On a déjà évoqué l’helvète Divico qui prédit à César une défaite s’il ose s’en prendre à son peuple, en faisait explicitement référence à celle infligée plusieurs décennies auparavant à Cassius[69]. Les Vénètes s’en prennent quant à eux à des envoyés de P. Crassus qu’ils mettent aux fers, en espérant récupérer leurs otages[70]. La pression exercée sur des prisonniers ou des otages est également employée par les Éduens, lors de leur ralliement à Vercingétorix en 52. Les otages reçus par César au cours des années précédentes étaient en effet gardés à Bibracte. Les Éduens, qui les ont à leur merci, espèrent forcer l’adhésion d’autres peuples à Vercingétorix en les soumettant au supplice[71]. Tout à l’inverse de ces moyens de pression, le ressort diplomatique le plus mis à profit sont les promesses. Orgétorix s’attire le soutien de Casticos et de Dumnorix en leur promettant que leur entreprise secrète leur conférera le pouvoir sur leur peuple puis sur la Gaule tout entière[72]. Pour rallier à lui le peuple des Allobroges, Vercingétorix emploie la même stratégie en promettant « que toute la Province lui appartiendra[73] ». Quant aux chefs allobroges, il leur promet « des sommes d’argent[74] ». L’argent est aussi promis par les Éduens pour inciter les peuples de la Gaule à rejoindre Vercingétorix[75]. Déjà avant la guerre, ce sont par des promesses que les Séquanes avaient obtenu le soutien d’Arioviste et des Germains pour s’assurer une position hégémonique en Gaule[76]. Les relations diplomatiques sont aussi mises à profit pour acquérir du secours de la part de peuples étrangers. On l’a dit, Diviciacos vient solliciter au sénat de Rome un appui face aux ravages provoqués par les Séquanes et les Germains[77] tandis que ce sont les plaintes et les appels à l’aide de la part des Éduens, à l’encontre des Helvètes, qui décident César à intervenir[78]. De la même façon, les Bituriges envoient une ambassade à César pour obtenir son aide alors que les Carnutes viennent de leur déclarer la guerre[79].  À l’inverse, les Aquitains et les Trévires, dans leur lutte contre les Romains, sollicitent par des ambassades l’appui de cités d’Espagne citérieure pour les premiers et de Germanie pour les seconds[80]. Enfin, quelques relations reposent sur d’autres intentions. En 55, les Morins députent à César pour s’excuser de leur résistance l’année précédente[81]. Par une ambassade, Indutiomaros, qui fomente une rébellion dans la cité des Trévires, feint de se soumettre à César[82]. À l’issue de la guerre contre les Helvètes, « des députés de presque toute la Gaule, qui étaient les premiers dans leur cité, vinrent féliciter César[83] ». Ainsi, les négociations ou plus largement les échanges engagés entre les peuples gaulois ou avec Rome sont de nature extrêmement variée. Ils rendent compte de la grande complexité du jeu diplomatique.

Seuls deux passages du récit de César évoquent l’existence de cadeaux diplomatiques. Le premier concerne Arioviste, le chef germain, auquel le général rappelle « les riches présents qu’on lui avait prodigués (munera amplissime missa)[84] » dans le cadre d’une relation d’amitié. Le second indique que Vercingétorix cherche « à gagner les chefs des cités encore dissidentes par des présents (dona) et des promesses[85] ». Il peut paraître surprenant qu’on ait aussi peu de mention de cadeaux dans le cadre des relations diplomatiques au cours de la guerre des Gaules. Il faut probablement envisager qu’il s’agit de détails que César n’a pas jugé bon de rapporter, si tant est qu’il en ait eu connaissance. En outre, la volonté de César d’obtenir le maximum d’otages de la part des cités gauloises, en signe de leur soumission, a certainement rendu caduque le recours à des présents. Pourtant, on ne peut pas douter de l’usage de cadeaux diplomatiques pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ces derniers, appelés keimelia, occupent une place importante dans les sociétés antiques[86]. Ensuite, la notion de réciprocité, fondée sur le don et le contre-don, est centrale dans les sociétés celtiques, notamment dans le cadre d’alliances[87]. De plus, les dépenses ostentatoires, dans lesquelles il faut probablement inscrire les présents diplomatiques, sont un élément important dans l’accroissement de l’honneur et du prestige que cherchent les grands aristocrates de la société celtique[88]. Enfin, d’autres sources témoignent plus précisément de pareilles donations. Tite-Live rapporte ainsi deux ambassades envoyées à Rome par des rois celtiques des Alpes orientales au cours de la troisième guerre de Macédoine, l’une en 170 et l’autre 169[89]. Dans les deux cas, les émissaires se voient remettre par le sénat de riches présents très semblables dans leur composition : deux torques d’or, de la vaisselle d’or (vases ou patères), un cheval équipé de phalères d’or et enfin de l’armement de cavalerie[90]. En Gaule, l’archéologie et la numismatique rendent compte de biens de prestige qui ont pu revêtir un rôle diplomatique. À Corent, oppidum arverne, une paire de fibules en or reliées par une chaînette est interprétée comme tel[91]. En outre, de nombreuses sépultures de notables gaulois ont livré des mobiliers de prestige dont certains ont pu s’inscrire dans des relations privilégiées avec Rome[92]. L’iconographie monétaire confirme le rôle joué par ce type de biens. Un statère d’or frappé dans les années 30-20 par un notable suession du nom de Criciru affiche au revers une fibule à collerette et à pied cloisonné. Ce motif, particulièrement mis en valeur et d’une grande précision témoigne sans doute d’une relation étroite entre Criciru et Rome et a pu avoir une existence réelle, à l’instar de la double-fibule découverte à Corent[93]. Les monnaies celtiques elles-mêmes, en particulier d’or, ont pu servir de cadeau diplomatique[94]. Ainsi, bien qu’il soit difficile de démontrer le caractère diplomatique d’un mobilier archéologique, les sources littéraires témoignent de l’usage de présents pour favoriser les négociations et matérialiser les accords et les alliances.

Les promesses et les accords sont souvent au cœur des négociations. Pour assurer ces engagements, deux garanties peuvent être apportées : les serments et les otages. Lorsqu’Orgétorix, Casticos et Dumnorix s’entendent pour prendre le pouvoir dans leur cité respective, ils se lient par un serment (inter se fidem et ius iurandum dant)[95]. La même expression est employée par César lorsqu’il rapporte les paroles de Diviciacos qui décrit la situation des Éduens face aux Séquanes et aux Germains : il est le seul parmi ses concitoyens à ne pas s’être engagé par un serment (ius iurandum) à ne pas aller chercher de l’aide à l’étranger[96]. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une simple promesse. La formule ius iurandum désigne un engagement beaucoup plus fort où la parole donnée a une valeur performative et acquiert une dimension sacrée[97]. Le serment lie donc ceux qui s’engagent bien plus solidement qu’une promesse. César livre même au début du livre VII une description de la cérémonie par laquelle les Gaulois, en 52, prêtent serment de soutenir la révolte générale :

« Après ces discussions passionnées, les Carnutes déclarent que pour le salut de la patrie il n’est pas de danger qu’ils n’acceptent, et ils promettent d’être au premier rang des révoltés. « Puisque pour le moment on ne peut garantir le secret par un échange d’otages, que du moins, disent-ils, on s’engage par des serments solennels (ius iurandum), autour des étendards (militaria signa) réunis en faisceau – cérémonie qui noue, chez eux, le plus sacré des liens – à ne pas les abandonner une fois les hostilités commencées »[98]. »

Cette description montre bien le caractère solennel du serment. La présence des « étendards » dans lesquels il faut voir les enseignes dont on sait que chaque peuple, sinon chaque pagus, possédait la sienne, renforce la dimension sacrée du serment, puisque les enseignes en sont également revêtues, en cela qu’elles étaient conservées dans les sanctuaires[99]. Mais le passage cité montre aussi que le serment n’était pas le moyen privilégié pour garantir un accord, en raison sans doute de sa nature trop symbolique et peu contraignante.

L’échange d’otages est le grand ressort utilisé par les Gaulois et par César pour s’assurer le respect d’un engagement. Le phénomène est bien connu[100] et la place des otages dans la politique de César en Gaule a déjà fait l’objet d’une étude[101]. Concernant les Gaulois, tout porte à croire que cette pratique a constitué un rouage fondamental dans les relations diplomatiques qu’ils entretenaient. Plusieurs passages attestent de l’échange ou la remise d’otages entre eux[102]. Leur choix procède d’une logique spécifique[103]. Ainsi, les Séquanes avaient pris comme otages les plus nobles parmi les Éduens afin de mieux leur imposer leur hégémonie[104]. Prendre comme otage les plus proches parents d’un individu permettait aussi d’accentuer la pression exercée à son encontre. Les fils étaient bien entendu privilégiés, mais aussi les neveux car ces derniers entretenaient une relation particulière avec leur oncle[105]. Cependant, si les otages apparaissent comme le moyen le plus utilisé pour garantir les accords, les études ont montré son manque criant d’efficacité, en particulier pendant la guerre des Gaules[106]. Sauf erreur, César ne témoigne pas d’engagements rompus entre des peuples gaulois alors que des otages avaient été échangés ou remis. Bien au contraire, par exemple, les otages détenus par les Séquanes ont empêché les Éduens de solliciter une aide extérieure, si bien que seul Diviciacos, qui n’avait ni prêté serment ni remis en otages ses enfants, avait pu prendre le risque de se rendre à Rome[107]. Il est intéressant de corréler cette observation à celle du traitement réservé aux otages. Pour M. J. Moscovich, ce qui explique le peu d’efficacité des prises d’otages par César est le traitement privilégié dont ils faisaient l’objet, au nom d’une vraisemblable sacro-sainteté à l’image de celle dont bénéficiaient les ambassadeurs[108]. Or les seules mentions de menace ou de torture à l’encontre d’otages présentes dans le récit césarien concernent les otages détenus par des peuples gaulois ou germains : le fils et le neveu d’Ambiorix, remis aux Atuatuques, sont jetés aux fers[109], les Éduens menacent les otages de plusieurs cités détenus à Bibracte[110] et Arioviste se livre à des cruautés sur les enfants remis par les Éduens[111]. On peut y voir une déformation de la réalité qui permettrait à César de dépeindre ces adversaires comme des barbares qui mépriseraient le ius gentium. Mais il est aussi possible de considérer que les Gaulois n’hésitaient effectivement pas à porter atteinte aux otages pour faire pression sur ceux qui les avaient remis. Au-delà de la question de l’efficacité des otages comme garantie d’un accord il faut souligner le rouage essentiel qu’ils constituent dans la politique extérieure de Rome. Il a été ainsi démontré que les otages, souvent recrutés parmi les jeunes de l’aristocratie, étaient envoyés en Italie pour recevoir une éducation romaine auprès des grandes familles de la nobilitas[112]. Une fois adultes et romanisés, ces otages étaient amenés à jouer un rôle important dans leur État d’origine, parfois même à leur tête ; les liens tissés avec Rome devant assurer des relations pacifiées. Les exemples sont nombreux pour le monde grec, avec en particulier celui d’Antiochos IV Epiphanes de Syrie, otage à Rome de 188 à 176/5 jusqu’à ce qu’il monte sur le trône. Des indices laissent penser que des notables celtiques ont pu eux aussi recevoir dans leur jeunesse une éducation romaine avant d’assurer les plus hautes charges dans leur cité d’origine. J. Creighton émet cette hypothèse pour les rois bretons Tincomarus, Epatticus et Verica, descendants de Commios l’Atrébate, en se fondant sur l’analyse de leur monnayage dont l’iconographie reprend les grands thèmes de l’imagerie augustéenne[113]. Pour les mêmes raisons, P.-M. Guihard soupçonne que Pixtilos, notable carnute, fit partie de ces otages romanisés pendant leur jeunesse[114]. Les otages ne sont pas seulement des garanties apportées dans le cadre d’un accord, ils sont aussi au cœur des stratégies de politiques extérieures.

Les négociations conduites dans le cadre des relations diplomatiques sont donc complexes et mettent en jeu un ensemble de stratégies comme les promesses, les menaces ou encore les présents diplomatiques. Le recours à des garanties apparaît comme indispensable face à des engagements qui ne reposent que sur la parole donnée. Les serments et les otages permettent ainsi de conférer davantage de solidité aux liens établis.

Des liens entre les individus et les peuples

 Les relations diplomatiques constituent de véritables réseaux qui structurent les rapports entre les protagonistes de la guerre des Gaules. Il n’est pas toujours aisé d’en saisir tous les enjeux et les variations ; on note toutefois un certain nombre de constantes.

Les coalitions sont probablement les accords diplomatiques les plus évidents. Elles consistent en l’alliance militaire de plusieurs peuples pour faire face à une menace commune. E. Arbabe a recensé toutes celles connues : on en compte près d’une dizaine[115]. Ces coalitions s’établissent à des échelles variables, la plus importante impliquant la Gaule tout entière en 52 sous le commandement de Vercingétorix tandis que d’autres ne mobilisent que des sous-ensembles de régions. Des similitudes structurelles ont été mises en évidence, permettant de dégager un processus en cinq étapes qui conduit à la formation des coalitions[116]. On retrouve dans ce processus le rôle joué par les ambassades (ou à défaut les messagers) qui permettent aux peuples concernés d’entrer en contact et l’importance des garanties apportées, les serments et les otages notamment, indispensables pour le respect des accords. La fréquence de ces coalitions et leur sophistication en font un « élément structurel des relations entre les peuples gaulois[117] » et mettent en évidence les enjeux des relations diplomatiques entre les cités dans une situation de crise comme la guerre des Gaules.

Un autre type d’alliance lie cette fois-ci non pas les peuples, mais les individus. Le récit de César révèle en effet l’existence d’ententes privées qui reposent sur des liens matrimoniaux[118]. Orgétorix donne ainsi sa fille en mariage à Dumnorix qui devient ami des Helvètes[119]. Il est intéressant de noter ici comment se confondent une nouvelle fois les intérêts privés et collectifs. Certes, le mariage de la fille d’Orgétorix à Dumnorix lie les deux notables mais il rapproche aussi les Helvètes et les Éduens, ou en tout cas confère à Dumnorix une place privilégiée auprès de la cité helvète. Le cas de Dumnorix nous donne aussi un bon aperçu des stratégies matrimoniales qui ont pu exister en Gaule :

« […] son influence ne se limitait pas à son pays, mais s’étendait largement sur les nations voisines. Il avait même, pour développer cette influence, marié sa mère chez les Bituriges, à un personnage de haute noblesse et de grand pouvoir ; lui-même avait épousé une Helvète ; sa sœur du côté maternel et des parentes (propinquae suae) avaient été mariées par ses soins dans d’autres cités[120]. »

L’ampleur de cette politique matrimoniale qui s’étend jusqu’à une partie de la famille éloignée – la propinquitas commence selon S. Lewuillon au 3e ou 4e degré[121] – révèle bien l’importance que les mariages ont pu avoir dans la constitution d’alliances entre les individus mais aussi entre les peuples. Car comme on l’avait déjà évoqué à propos des ambassades dont l’initiative est aux mains tantôt des sénats, tantôt des notables, il existe une confusion entre les relations privées et les relations publiques officielles. Dans le cas d’Orgétorix et de Dumnorix, les alliances matrimoniales procèdent aussi bien d’une volonté d’étendre leur influence personnelle que de nouer des liens entre les peuples concernés. S. Martin a proposé de voir dans l’iconographie de certaines monnaies de Gaule Belgique l’expression de ces alliances mais elles restent difficiles à appréhender[122].

Une grande majorité des ambassades et des relations que nous avons détaillées précédemment s’inscrivent aussi dans le processus de deditio, c’est-à-dire de soumission dans le cadre d’un traité de paix. Les nombreuses redditions que reçoit César permettent de dégager un mode opératoire. En 58, les Helvètes, après avoir été défaits, envoient des députés qui se prosternent devant César, le supplient et implorent la paix tout en pleurant[123]. L’intervention d’ambassadeurs est une constante, que la députation soit destinée à César ou à ses légats. Puis les émissaires retournent à leur cité les conditions de reddition. Dans le cas des Helvètes, César exige la remise d’otages et des armes[124]. En 52, dans le contexte des escarmouches et manœuvres face à Vercingétorix, il ajoute aux conditions la livraison des chevaux lorsqu’il reçoit la deditio des Bituriges puis des Sénons[125]. Les exigences des vainqueurs ne varient pas, si bien qu’elles sont parfois anticipées. En 56, les peuples alpins qui se soumettent à Galba lui envoient spontanément des députés et des otages pour demander la paix[126]. Les Aquitains en font autant face à Crassus la même année[127]. L’évidence avec laquelle s’effectuent toutes ces deditiones laisse penser que les Gaulois opéraient entre eux de la même manière. On a vu que la remise d’otages entre les peuples gaulois étaient monnaie courante, que ce soit dans le cadre d’un rapport d’égalité ou de subordination. Au cours de la guerre des Gaules, César ne mentionne l’imposition d’un tribut (stipendium) à aucun peuple. Les références qui y sont faites concernent toutes des peuples gaulois entre eux. Parmi les ambitieux projets des Helvètes, César relève la volonté d’imposer un tribut à certaines cités[128]. Les Éduens doivent quant à eux un tribut à Arioviste et ses alliés séquanes[129]. Ambiorix, chef des Eburons, est reconnaissant à César de l’avoir délivré du tribut qu’il payait aux Atuatuques[130]. Le tribut est donc un moyen pour les Gaulois d’affirmer leur position hégémonique[131]. Les relations diplomatiques sont donc au cœur des rapports de domination entre Rome et les Gaulois mais aussi entre les cités gauloises.

Deux derniers types de liens unissent les individus et les peuples en Gaule. Ces relations sont caractérisées par César avec les termes d’amicitia (amitié) et d’hospitum (hospitalité). La première notion est très fréquente dans le récit, tandis que la seconde est plus rare. Il faut se demander dans quelle mesure le vocabulaire latin utilisé par César peut traduire des réalités gauloises[132]. Ces deux notions ne sont par ailleurs pas faciles à définir. L’amicitia a souvent été confondue avec une relation de clientèle mais elle repose sur un cadre moins formel et contraignant ; en outre, elle possède une dimension plus personnelle et affective[133]. Rome s’est ainsi beaucoup appuyée sur l’amitié dans le cadre de ses conquêtes. L’un des meilleurs exemples dont on dispose en Gaule, connu bien au-delà de ce qu’en dit César, est celle qui lie le peuple des Éduens à Rome, vraisemblablement dès le milieu du IIe siècle av. J.-C. Cette relation, qui s’inscrit dans un traité officiel à égalité (foedus aequum)[134], est d’autant plus forte que les Éduens sont non seulement amis du peuple romain (amici populi Romani) mais aussi frères de sang de ce dernier (fratres consanguineique)[135]. Cette alliance entre les deux peuples serait en outre commémorée par une frappe monétaire éduenne[136]. L’amitié qui unit les Éduens à Rome est encore d’actualité à l’époque de César qui y fait de nombreuses fois référence[137]. Une relation d’amitié peut aussi lier des peuples gaulois entre eux. Par exemple, les Éduens et les Bellovaques entretiennent des rapports d’amitié et de confiance, c’est pourquoi Diviciacos intervient en leur faveur auprès de César après la révolte belge de 57[138]. Mais ces liens d’amitié unissent aussi des individus entre eux. Cingétorix, chef du parti pro-romain chez les Trévires, assure César que lui et les siens resteront fidèles à l’amitié du peuple romain alors que son opposant Indutiomaros prépare une révolte[139]. Ces rapports d’amitié ne lient pas les notables gaulois qu’à César : certains entretiennent de pareils liens avec ses légats, comme les chefs nerviens amis de Q. Cicéron[140]. L’amitié peut aussi lier un individu et un peuple, ce qui brouille une nouvelle fois la frontière entre les relations privées et publiques, personnelles et officielles. Indutiomaros, par exemple, reçoit des ambassades de plusieurs cités gauloises pour solliciter sa protection et son amitié[141]. Ambiorix, le chef éburon, est quant à lui uni aux Germains par des liens d’amitié grâce à l’entremise des Trévires[142]. Ce notable entretient par ailleurs des liens d’hospitalité avec le légat Q. Titurius Sabinus mais aussi avec le peuple des Ménapes[143]. L’hospitium s’inscrit dans le cadre d’un accord, où les parties se donnent mutuellement le droit et le devoir de protection[144]. C’est pourquoi César craint qu’Ambiorix, après avoir été battu, se réfugie chez les Ménapes où il aurait pu trouver protection[145]. Le devoir d’assistance se retrouve en 52 lorsque Commios qui, en jouant des liens d’hospitalité qu’il entretient avec les Bellovaques, obtient d’eux qu’ils apportent des hommes à Vercingétorix[146]. L’amitié et l’hospitalité structurent donc fondamentalement les relations diplomatiques entre les peuples gaulois et avec Rome.

Les alliances qui unissent les individus et les peuples en Gaule reposent donc sur quatre types de rapports. Tout d’abord, les coalitions, ententes militaires provisoires dont la constitution suit vraisemblablement un processus normé. Viennent ensuite les alliances familiales et matrimoniales dont les quelques exemples connus montrent qu’elles constituent une stratégie efficace pour sceller des liens entre des particuliers ou des cités. La deditio conduit à l’établissement d’un foedus iniquum, caractérisé par la remise d’otages ou l’imposition d’un tribut, par lequel un peuple vaincu se place dans la fides du vainqueur. Enfin, l’amitié et l’hospitalité sont au cœur des relations individuelles et collectives ; les droits et les devoirs qu’elles impliquent sous-tendent les alliances.

Conclusion

Par cette étude, nous avons brossé à grands traits et à titre exploratoire le réseau diplomatique qui lie les individus et les peuples en Gaule à la fin de l’âge du Fer. Les travaux menés actuellement et ceux à venir, en croisant l’ensemble des sources à disposition – littéraires bien sûr mais aussi numismatiques et archéologiques – viendront préciser ce qui a été esquissé, ce dense tissu d’alliances qui a joué un rôle fondamental dans la guerre des Gaules et plus largement les événements du Ier s. av. J.-C. De nombreux contacts et rapports sont entretenus par les Gaulois entre eux et avec les puissances voisines, Rome notamment. Les ambassades et les médiateurs sont autant à l’origine qu’au cœur de ces relations. Les négociations qu’ils conduisent et les accords qu’ils concluent montrent la grande maîtrise qu’avaient les notables gaulois de l’art de la diplomatie. Dans une société où le don et le contre-don tiennent une place centrale, les relations diplomatiques induisent l’échange de présents, de serments et surtout d’otages qui sont la marque tangible et la garantie par excellence des accords. Les traités et les alliances qui émergent de ce jeu complexe sont variés et difficiles à appréhender avec justesse dans la mesure où ils nous sont décrits au travers du prisme romain. Comme dans le monde méditerranéen, les relations diplomatiques en Gaule permettent aux individus et aux cités tout autant de garantir leur sécurité que d’accroître leur influence.


[1] César, Guerre des Gaules, VI, 15 (coll. Budé, Paris, Les Belles-Lettres ; traduction de L.-A. Constans).

[2] Voir en particulier Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois: vie politique et institutions en Gaule chevelue: IIe s. av. n. è.-70, Paris, Éditions de la Sorbonne. 2017.

[3] Une analyse des pratiques diplomatiques entre les populations celtiques et Rome au cours de la conquête de la Gaule cisalpine a été menée par Stéphane BOURDIN, « Pratiques diplomatiques et droit de la guerre durant la conquête de la Cisalpine par Rome (IIIe-IIe s. av. J.-C.) », in Stéphane BOURDIN, Julien DUBOULOZ, Emmanuelle ROSSO, Peupler et habiter l’Italie et le monde romain, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014, p. 19-32.

[4] Encyclopédie Larousse citée par Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, « Introduction. Histoire et théorie de la diplomatie », in Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, Manuel de diplomatie, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, p. 7.

[5] Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, « Introduction… », p. 18. Pour une synthèse sur l’invention de la diplomatie à l’époque moderne, voir Lucien Bély, « Chapitre 4. L’invention de la diplomatie », in Robert FRANCK (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, PUF, 2012, p. 107-137.

[6] Ghislaine STOUDER, « Diplomacy : Republic », in Yann Le Bohec (dir.), The Encyclopedia of the Roman Army, Chichester, Wiley Blackwell, 2015.

[7] Claude EILERS, Diplomats and diplomacy in the Roman world, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 1.

[8] Pour une synthèse de l’historiographie sur la diplomatique, voir Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction. Une histoire globale de la diplomatie ? », Monde(s), 5, 2014, p. 6-26.

[9] Audrey BECKER, Nicolas DROCOURT (dir.), Ambassadeurs et ambassades au cœur des relations diplomatiques. Rome-Occident médiéval-Byzance (VIIIe s. avant J.-C.-XIIe s. après J.-C.), Mers, Université de Lorrain, 2012, p. 244-245, cité par Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction… », p. 15.

[10] Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction… », p. 16.

[11] Claudine AULIARD, La diplomatie romaine, l’autre instrument de la conquête: de la fondation à la fin des guerres samnites (753-290 av. J.-C.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 11-14.

[12] Larousse du XIXe, cité par Claudine AULIARD, La diplomatie romaine…, p. 11-14.

[13] TLFi, « ambassade », https://www.cnrtl.fr/definition/ambassade [consulté le 26/04/2020].

[14] Id. Voir aussi Pierre-Yves LAMBERT, La langue gauloise : description linguistique, commentaire d’inscriptions choisies, Paris, Errance, 1994, p. 186-187.

[15] Xavier DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise : une approche linguistique du vieux-celtique continental, Paris, Errance, 2003², p. 40-41 ; Venceslas KRUTA, Les Celtes : histoire et dictionnaire. Des origines à la romanisation et au christianisme, Paris, Laffront, 2000, p. 408.

[16] Issu du verbe lego (envoyer), le terme peut désigner tout à la fois un député, un délégué ou un lieutenant. Voir Claudine AULIARD, La diplomatie romaine…, p. 11-14.

[17] Dans son récit, Appien commet une erreur en faisant de Bituitos le roi des Allobroges et non des Arvernes.

[18] Appien, Keltikè, XII (trad. Ph. Remacle : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/appien/celtiquegr.htm [Consulté le 13/04/2020]).

[19] César, Guerre des Gaules, VII, 31.

[20] Ibidem, I, 7.

[21] Ibidem, I, 13.

[22] Ibidem, II, 3.

[23] Venceslas KRUTA, Les Celtes…, p. 677.

[24] Emmanuel Arbabe, La politique des Gaulois…, p. 250.

[25] Ibidem, p. 257. L’auteur souligne le fait qu’ils ne sont pas désignés comme magistrats et doivent être probablement considérés comme des privati choisis pour leur talent de négociateurs ; l’un d’eux pourrait aussi être druide.

[26] Dans les sociétés celtiques, l’âge est un facteur de prestige comme le rappelle Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 258. C’est également le cas à Rome comme le montre par exemple Cicéron dans Cato VI, 17 : « Ce n’est pas la force physique, la promptitude, l’agilité du corps qui font de grandes choses, c’est l’expérience des affaires, l’autorité qu’on a su prendre, la justesse des opinions qu’on soutient ; or loin d’être privée de pareils avantages, la vieillesse les possède à un plus haut degré » (trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier, 1933). Il est intéressant aussi de noter que le terme grec « πρεσβευτς » employé pour désigner un ambassadeur (cf. par exemple supra Appien, Keltikè, XII) renvoie directement à l’idée d’ancienneté.

[27] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 66-67.

[28] Jean-Louis FERRARY, « La rhétorique des ambassadeurs grecs devant le Sénat romain », in Rome et le monde grec : choix d’écrits, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 241-254.

[29] Denys d’Halicarnasse, V, 34 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[30] Pour une analyse des ressorts juridiques de l’inviolabilité des ambassadeurs, voir Ghislaine STOUDER, « Le droit des ambassadeurs : particularismes romains et universalité des pratiques », in Bernard LEGRAS (dir.), Transferts culturels et droits dans le monde grec et hellénistique, Paris, Editions de la Sorbonne, 2019, p. 2.

[31] César, Guerre des Gaules, III, 9.

[32] Ghislaine STOUDER, « Le droits des ambassadeurs… », p. 7.

[33] Tite-Live fait preuve de la même indignation lorsqu’il rapporte la prise en otage de légats romains par les Boïens au cours du siège de Modène (voir Stéphane BOURDIN, Pratiques diplomatiques…, p. 30).

[34] César, Guerre des Gaules, III, 16.

[35] Ghislaine STOUDER, « Le droit des ambassadeurs… », p. 11 ss.

[36] Ibidem, I, 31.

[37] Christian GOUDINEAU, César et la Gaule, Paris, Errance, 1990, Pour l’auteur, César aurait inventé la Gaule qui n’avait pas de réalité propre avant la Conquête.

[38] Jean-Louis BRUNAUX, Les druides : des philosophes chez les Barbares, Paris, Seuil, 2006, p. 290 évoque « un espace politique commun » ; Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…

[39] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 212-215.

[40] César, Guerre des Gaules, VII, 4.

[41] Cicéron, De la divination, I, 41 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[42] Panégyriques latins, VIII, 3, 2-3 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[43] Pour une synthèse, voir Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 186-190. D’après l’auteur, on ne peut voir en Diviciacos qu’un druide, bien qu’il ait assurément disposé d’une grande auctoritas dans sa cité.

[44] César, Guerre des Gaules, I, 31.

[45] Id.

[46] Ibidem, I, 3.

[47] Casticos était le fils de Catamantaloedis, roi des Séquanes et ami de Rome. Quant à Dumnorix, il était le frère de Diviciacos. Tous deux semblent avoir obtenu le pouvoir suprême dans leur cité entre 60 et 58.

[48] César, Guerre des Gaules, I, 4.

[49] Ibidem, I, 19.

[50] Ibidem, V, 3.

[51] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 70.

[52] Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme et impérialisme : aspects idéologiques de la conquête romain du monde hellénistique, de la guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome, Ecole française de Rome, 1988, p. 291-306.

[53] Nous n’incluons pas dans cette catégorie les messagers dont le rôle se limite à transmettre des missives. Il ne faut cependant pas oublier qu’une partie des relations diplomatiques a dû reposer sur l’échange de courriers (César, Guerre des Gaules, I, 26 et VII, 64 à titre d’exemples). De même, nous ne développerons pas le cas, complexe, des druides qui semblent avoir eu une fonction de médiateurs religieux ; notamment, ils « tranchent presque tous les conflits entre États ou entre particuliers » (César, Guerre des Gaules, VI, 13). Pour une synthèse sur les attributions des druides, voir Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 192-199.

[54] Ibidem, I, 19.

[55] John C. ROLFE, « Did Liscus speak latin ? », The Classical Journal, 7-3, 1911, p. 126-129.

[56] Bruno ROCHETTE, « Grecs et latins face aux langues étrangères. Contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 73, 1995, p. 6

[57] Id., p. 9 qui renvoie à Theodor MOMMSEN, Römisches Staatsrecht, I, Leipzig, Verlag von S. Hirzel, 1876 (2e éd.), p. 352.

[58] Ramsay MACMULLEN, Romanization in the time of Augustus, New Haven, Yale Université Press, 2000, p. 99 et note 48.

[59] César, Guerre des Gaules, V, 26. Il est possible de voir en Cn. Pompée le père de l’historien Trogue Pompée qui le décrit comme le secrétaire et le responsable diplomatique de César (cf. Justin, XLIII, 5).

[60] César, Guerre des Gaules, I, 9.

[61] Ibidem, II, 14.

[62] Ibidem, VI, 4.

[63] Ibidem, IV, 21.

[64] Ibidem, V, 22.

[65] Ibidem, VII, 75.

[66] Ibidem, II, 15.

[67] Ibidem, III, 28.

[68] Ibidem, IV, 22 et VI, 6.

[69] Ibidem, I, 13.

[70] Ibidem, III, 9.

[71] Ibidem, VII, 63.

[72] Ibidem, I, 3.

[73] Ibidem, VII, 64.

[74] Id.

[75] Ibidem, VII, 63.

[76] Ibidem, VI, 12.

[77] Ibidem, I, 31.

[78] Ibidem, I, 11.

[79] Ibidem, VIII, 4.

[80] Ibidem, III, 23 et V, 55.

[81] Ibidem, IV, 22.

[82] Ibidem, V, 55.

[83] Ibidem, I, 30.

[84] Ibidem, I, 43.

[85] Ibidem, VII, 31.

[86] Pour les relations entre les mondes celtique et méditerranéen, voir notamment Franz FISCHER, « Keimelia : Bemerkungen zur kulturgeschichtlichen Interpretation des sogenannten Südimports in der späten Hallstatt- und fhrühen Latène-Kulture des westliches Miteleuropa », Germania, 51, 1973, p. 436-459.

[87] Voir notamment Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoires en Gaule indépendante : fragments d’anthropologie », Dialogues d’histoire ancienne, 16-1, 1990, p. 316-326 et Serge LEWUILLON, « Contre le don. Remarques sur le sens de la réciprocité et de la compensation sociale en Gaule », Dialogues d’histoire ancienne, 18-1, 1992, p. 130-150.

[88] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 67-68.

[89] Tite-Live, Histoire romaine, XLIII, 5 et XLIV, 14 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[90] Pour une analyse de ces deux ambassades : Valéry RAYDON, « Deux triades trifonctionnelles de cadeaux diplomatiques offerts par Rome à des roitelets gaulois de La Tène C2 », Revue belge de philologie et d’histoire, 92-1, 2014. L’auteur voit dans les présents une donation structurée autour de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne.

[91] Matthieu POUX et al. 2007, « Paire de fibule en or du Ier s. av. J.-C. : autour d’une découverte de l’oppidum de Corent (Puy-de-Dôme) », Gallia, 64, 2007, en particulier p. 214-216.

[92] Recensement et présentation non exhaustifs dans Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 273-291.

[93] Le rapprochement est suggéré par Matthieu POUX et al., « Paire de fibule en or… », p. 215.

[94] Pour les références et une discussion, voir Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce. Monnaie et romanisation dans la Gaule du Nord et de l’Est (IIIe s. a.C. / Ier s. p.C.), Bordeaux, Ausonius Editions, 2015, p. 350 ss.

[95] César, Guerre des Gaules, I, 3.

[96] Ibidem, I, 31.

[97] Pour une fine analyse de l’expression latine et de ses variantes, voir Loriano ZURLI, « Ius iurandum, id est sancire foedus », Rheinisches Museum für Philologie, 123, ¾, 1980.

[98] César, Guerre des Gaules, VII, 2 (trad. L.-A. Constans).

[99] Venceslas KURTA, Les Celtes…, p. 598.

[100] Voir par exemple Saliou NDIAYE, « Le recours aux otages à Rome sous la République », Dialogues d’histoire ancienne, 21, 1995 et plus largement Joel ALLEN, Hostages and hostage-taking in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

[101] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis : hostages in Caesar’s De Bello Gallico », The Classical Journal, 75, 2, 1980.

[102] César, Guerre des Gaules, II, 1 ; V, 27 ; VII, 4 ; VII, 64.

[103] Pour la logique de sélection du point de vue de Rome, voir Saliou NDIAYE, « Le recours aux otages… », p. 151-158.

[104] César, Guerre des Gaules, I, 31.

[105] Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoire… », p. 347-353.

[106] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis… », p. 125 ss.

[107] César, Guerre des Gaules, I, 31. On constate une fois de plus que prendre en otage les plus proches parents, notamment les enfants, permettait un contrôle plus strict et personnel des engagements.

[108] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis…. », p. 127.

[109] César, Guerre des Gaules, V, 27.

[110] Ibidem, VII, 63.

[111] Ibidem, I, 31.

[112] David BRAUND, Rome and the friendly king : the character of the client kingship, Londres, Croom Helm, 1984, p. 14-15 ; Joel ALLEN, Hostages and Hostage-taking…, p. 157-163.

[113] John CREIGHTON, « L’aristocratie britannique à travers l’iconographie monétaire à la fin de l’âge du Fer », in : Vincent GUICHARD, Franck PERRIN (dir.), L’aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (IIe s. av. J.-C. – Ier s. ap. J.-C.). Actes de la table ronde des 10 et 11 juin 1999 (Glux-en-Glenne – F. 58), Glux-en-Glenne, Centre archéologie européens du Mont Beuvray, p. 299-309.

[114] Pierre-Marie GUIHARD, « Pixtilos sous d’augustes augures : honneurs adressés au princeps sur une émission gauloise », in Gaël HILY, Patrice LAJOYE, Joël HASCOËT (éd.), Deuogdonion. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Steckx, Rennes, Tir, 2010, p. 305-319.

[115] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 31-38. Pour le développement de trois d’entre elles (Bituitos, Indutiomaros et Vercingétorix), voir p. 58-69.

[116] Ibidem, p. 34-37.

[117] Ibidem, p. 37.

[118] Pour une analyse de la famille gauloise à l’époque de César et la place des femmes et du mariage, voir Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoire… ».

[119] César, Guerre des Gaules, I, 3 et I, 9.

[120] Ibidem, I, 18.

[121] Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoires… », p. 343.

[122] Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce…, p. 140-143.

[123] César, Guerre des Gaules, I, 27.

[124] Id.

[125] Ibidem, VII, 11-12.

[126] Ibidem, III, 1.

[127] Ibidem, III, 27.

[128] Ibidem, I, 30.

[129] Ibidem, I, 44.

[130] Ibidem, V, 27.

[131] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 55.

[132] Sur cette question, voir Ibidem, p. 12-13 qui conclut que si l’usage de catégories linguistiques latines ou grecques pour décrire des réalités gauloises n’est pas sans poser problème et invite à la prudence, plusieurs exemples montrent que César s’affirme comme un bon « traducteur culturel ».

[133] Le modèle diplomatique fondé sur la clientela avait été développé par Ernst BADIAN, Foreign Clientelae : 264-70 B.C., Oxford, Clarendon Press, 1958. Il a été remis en question par David BRAUND, Rome and the friendly king…  et plus récemment par Paul J. BURTON, Friendship and empire : roman diplomacy and imperialism in the middle republic (353-146 BC), Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Voir aussi les discussions dans Martin JEHNE, Francisco PINA POLO, Foreigne clientelae in the Roman Empire : a reconsideration, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2015. Pour la dimension personnelle et affective de l’amitié, voir Arnaud SUSPÈNE, « De l’amitié républicaine à l’amitié du prince : une approche politique de l’amicitia romaine (fin de la République – Haut) », Parlement[s], 2016, p. 33-56.

[134] Sur la distinction entre foedus aequum et foedus iniquum, voir Ernst BADIAN, Foreigne Clientelae…, p. 25-28.

[135] Pour fine analyse de cette relation, voir Antony HOSTEIN, La cité et l’empereur : les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 302-313. Comme le souligne en outre l’auteur, on retrouve ici l’importance des liens de parentés dans le monde celtique.

[136] Synthèse et discussion dans Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce…, p. 71.

[137] Par exemple : César, Guerre des Gaules, I, 31 et 33.

[138] Ibidem, II, 14.

[139] Ibidem, V, 3.

[140] Ibidem, V, 41.

[141] Ibidem, V, 55.

[142] Ibidem, VI, 5.

[143] Ibidem, V, 27 et VI, 5.

[144] Antony HOSTEIN, La cité et l’empereur…, p. 308-309 avec l’exemple des Éduens.

[145] Ibidem, VI, 5.

[146] Ibidem, VII, 75.

 

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