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Portrait d’Anne Lehoërff, historienne et archéologue spécialiste d’archéométallurgie

Anne Lehoërff est historienne et archéologue, spécialisée en archéométallurgie. Professeur des universités à CY Cergy Paris Université, elle occupe la chaire Inex « Archéologie et Patrimoine » depuis le 1er septembre 2021. Elle s’intéresse plus particulièrement à la Protohistoire européenne, à l’artisanat, aux échanges, à l’histoire de l’archéologie. Elle préside également le Conseil national de la recherche archéologique.

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Éditorial n°16

 

Pour ce seizième numéro et le premier de l’année 2022, Circé a eu le plaisir de s’entretenir avec une archéologue, Anne Lehoërff – une première pour notre revue très attachée à l’histoire écrite malgré sa volonté constante de s’ouvrir à l’ensemble des sciences sociales. Cette spécialiste en archéométallurgie se présente d’ailleurs avant tout comme une historienne, fidèle à la définition généreuse et englobante de l’histoire qu’elle développe dans nos pages. À son image, de nombreux auteurs de ce présent numéro ne craignent pas de franchir les barrières disciplinaires. C’est le cas Maxime Bray dont l’article allie presque naturellement histoire de l’art, histoire et droit, ou encore de Marie Davidoux qui voit dans la littérature un moyen d’aborder des problématiques historiographiques. Un signe encourageant à l’heure où l’interdisciplinarité est sur toutes les lèvres !

Anne Lehoërff nous dit encore que, pour mettre en œuvre l’ambitieuse science de l’homme qu’elle appelle de ses vœux, « [t]out doit être mobilisé, toutes les sources, tous les possibles. ». Ces mots définissent à merveille les différentes varia que ce numéro rassemble. Trois articles explorent ainsi des corpus pas ou peu connus afin de reprendre, à nouveaux frais, des questionnements plus traditionnels. Christine Petrazoller aborde le sujet très classique de la stasis grecque, en s’appuyant sur le corpus épigraphique de l’époque hellénistique, largement délaissée au profit de l’époque suivante, et en offre une synthèse utile. Si la notion d’authenticité en art fait déjà l’objet d’une dense historiographie pour l’époque moderne, Maxime Bray étend la chronologie établie en mettant en lumière un unicum : un rapport d’expertise daté de la fin du XVIIe siècle. Enfin, Marie Davidoux revient sur le si structurant développement de l’historiographie française au XIXe siècle en étudiant plusieurs romans, plus ou moins célèbres, qui mettent en scène la révolution de 1848.

Mais les jeunes chercheurs qui publient dans ce numéro ne renoncent pas pour autant à s’attaquer à des corpus bien plus établis. Nous pensons à Fantine Beauvieu qui se penche sur les films d’animation de Walt Disney, sans doute l’un des produits culturels à destination des enfants les plus populaires au monde, par le prisme inattendu du travail et de la crise de 2008. De son côté, Marie-Elisabeth Jacquet renouvelle l’étude des archives de la Bastille, exploitées par nuls autres qu’Arlette Fage et Michel Foucault, à la lumière du « tournant archivistique ».

(Re)découvertes documentaires, audaces de questionnements et des méthodes caractérisent bien ce numéro et, plus largement, une jeune recherche qui travaille avec énergie à enrichir le champ des savoirs du passé, et dont Circé se veut l’écho. Nous adressons donc tous nos remerciements aux contributeurs de ce beau programme, en particulier les auteurs et autrices de cette livraison, ainsi que les chercheurs qui ont pris le temps de relire leur travail. Enfin, afin de poursuivre sur cette ambitieuse lancée, nous publions un appel régulier à communication à destination de toutes celles et ceux qui souhaiteraient partager leurs résultats de mémoire de Master et de thèse et étoffer, peut-être bientôt, nos pages !

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

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Expertises judiciaires en authenticité et en attribution de tableaux à la fin du XVIIe siècle. Réflexions autour de l’affaire Duplessis c. Houze

Maxime Bray

 


Résumé : Au Grand Siècle, le marché de l’art parisien est en plein essor et des experts interviennent afin de régler les litiges survenant en matière d’acquisition de tableaux. L’un des motifs de dispute puis d’intervention des experts concerne la qualité d’original ou de copie des œuvres échangées. Ces différends, encore largement méconnus, se développent principalement dans un cadre amiable, en marge des sources écrites. Cependant, un document inédit nous permet aujourd’hui d’intégrer précocement ces expertises en authenticité et en attribution à la sphère judiciaire française. Il s’agit d’un rapport rédigé le 29 mai 1700 par le peintre Charles-François Poerson à la suite de sa nomination par un juge afin d’authentifier et d’attribuer un petit tableau de genre représentant une scène villageoise. À partir de ce rapport, l’article souhaite entamer une réflexion plus vaste sur les sollicitations en justice de ce type d’expertise et leur réalisation dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

Mots-clés : authenticité, expertise, histoire sociale de l’art, marché de l’art, Téniers.


Maxime Bray est doctorant contractuel au Centre André Chastel (Sorbonne Université), sous la direction de Christine Gouzi, professeur en histoire de l’art moderne, et la codirection de Laurent Pfister, professeur en histoire du droit. Après un Master d’histoire de l’art portant sur les marchés de peinture et de sculpture à Paris entre 1600 et 1750, sa thèse vise à mieux comprendre le cadre, les acteurs et les mutations de l’expertise « artistique » sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715). Il est aussi diplômé du Master 2 de droit du marché de l’art et du patrimoine artistiques de l’université Panthéon-Assas (Paris II).

maximebray18@gmail.com


Introduction

Le 18 mai 1700, la prévôté de l’Hôtel examine une requête présentée par Michel Duplessis à l’encontre d’Antoine Houze (Housse), négociant de tableaux[1]. La nature exacte des prétentions de cet aumônier de Louis XIV devant la juridiction de la Maison du Roi n’est pas connue mais, suivant le contexte, il fait peu de doute qu’il s’estime lésé des suites de l’acquisition d’une toile. Il obtient d’ailleurs « ordre que le tableau en question sera visitté incessament[2] ». Une dizaine de jours plus tard, le peintre expert Charles-François Poerson, nommé par le lieutenant général de la prévôté, se rend Saint-Martin-des-Champs, chez le chanoine, pour effectuer ladite visite. En la présence du maître des lieux, l’artiste académicien examine la toile litigieuse. La plume de son greffier en retient une minutieuse description :

Le tableau en question peint sur toille ayant trois pieds et demy de long sur deux pieds et demy de hault où est représenté un paysage où l’on découvre dans le demy loing une partye d’un vilage, plus loing un moulin en une hauteur et sur le devant une hostelerie à la fenestre de laquelle pend pour enseigne un Saint Anthoine et en bas près de ladite maison se voit une trouppe de paysans et paysanes à table, une servante sur la porte de l’hostelerie et plusieurs joueurs de boulle et fumeurs qui sont sur le devant du tableau avveq des pots, des bans, et instrumens de cuisine, à costé d’une cabane est un grand arbre auprès duquel sont représentez un paysan et une paysane.[3]

Il faut donc s’imaginer une scène de genre de 106 sur 76 cm représentant une fête au village ; l’une de ces plaisantes kermesses en plein air, thème cher à la peinture flamande du XVIIe siècle. Une description aussi soignée doit nécessairement désigner un tableau de premier ordre et non le tout-venant qui circulait en nombre sur la place parisienne. De fait, la conclusion du rapport d’expertise rattache la toile à la production d’une illustre famille de peintres : « après avoir soigneusement examiné ledit tableau, nous avons reconnu […] que ledit tableau est original non pas de David Téniers mais bien d’Abraham Téniers ». Elle en dévoile, au passage, la raison d’être : à la demande du juge, Charles-François Poerson déclare l’originalité du tableau avant de l’attribuer, dans un second temps, au frère de David II Téniers, le peintre anversois Abraham Téniers.

Ce document de nature processuelle est conservé aux Archives Nationales dans un fonds dédié aux procès-verbaux d’expertise des bâtiments couvrant les XVIIe et XVIIIe siècles (Z 1j). Au sein de cette sous-série et, à notre connaissance, au sein des archives judiciaires parisiennes, c’est un unicum. Le caractère exceptionnel de cette archive invite à se pencher plus largement sur la considération de l’authenticité et de l’attribution des peintures par la justice de la période moderne. En effet, pourquoi conservons-nous si peu de procès ou d’expertises judiciaires en ce domaine alors même que, nous le verrons, l’attribution des tableaux et leur statut d’authentique fait l’objet de tensions croissantes entre les acquéreurs et les marchands tout au long du Grand Siècle ? Pour répondre à cette question, l’historiographie déjà immense consacrée à la notion d’authenticité est d’une grande aide. Mais les historiens de l’art moderne se sont principalement penchés sur le sujet par le prisme des discours sur l’art provenant tour à tour de théoriciens, d’artistes ou d’amateurs[4]. En marge, certains travaux d’histoire sociale et économique de l’art se sont interrogés sur les attributions, en particulier par les priseurs et les experts, au sein des inventaires après décès[5]. Reste cependant cet autre domaine qui interroge la nature autographique ou authentique des tableaux : le domaine du droit et son application par les tribunaux. La datation précise de l’apparition d’un régime juridique propre aux œuvres d’art est délicate mais un jalon a récemment été posé par Laurent Pfister concernant la prise en main, par la justice, des questions d’authenticité : « il semble qu’il faille attendre le XIXe siècle pour que la justice prenne au sérieux l’expertise d’authenticité en matière d’œuvres et d’objets d’art[6] ». Il faut y voir le prolongement logique d’un phénomène qui parcourt l’ensemble du XVIIIe siècle : le « durcissement du régime autographique de la peinture[7] ».

Désormais, la mise à jour de ce procès-verbal de 1700 révèle qu’un problème d’authenticité et d’attribution pouvait déjà être porté devant un magistrat français au XVIIe siècle finissant. Pour comprendre la lente « judiciarisation » de ces différends, il faudra tout d’abord en envisager les moyens et lieux de résolution à Paris. Quelques exemples tirés des marchés de l’art italiens et flamands élargiront la réflexion et permettront, en outre, de souligner les spécificités de l’affaire portée devant la prévôté. Enfin, grâce à ce précieux rapport, on appréhendera très concrètement la façon dont les experts peintres pouvaient conduire une opération d’expertise en authenticité et en attribution au Grand Siècle.

Originaux et copies : la prévalence de résolutions extrajudiciaires

Si une expertise est commandée par le prévôt de l’Hôtel en 1700, c’est que le caractère original du tableau et son attribution à Abraham Téniers ou à David II Téniers constituait une qualité essentielle de l’œuvre aux yeux du plaignant, Michel Duplessis. Ces exigences, et l’appel à un expert pour les vérifier, n’ont rien de nouveau à l’époque[8]. Seulement, il apparaît que celles-ci s’exprimaient et se résolvaient plus régulièrement dans un cadre extrajudiciaire.

Se prémunir a priori

Charles-François Poerson utilise le terme d’original et non d’authentique[9]. La notion d’authenticité n’est employée que tardivement par les experts afin de désigner l’œuvre qui « est véritablement ce qu’on prétend qu’elle est[10] ». Les artistes et les théoriciens du XVIIe siècle définissent le tableau original par opposition à la copie. Ils usent de ce qualificatif pour flatter la qualité d’invention de l’artiste[11]. Dans le langage courant d’alors, l’original vaut toujours mieux que la copie et les amateurs sont sommés d’affuter leurs yeux à discriminer les œuvres selon cette distinction. Dans le même temps, plusieurs auteurs reconnaissent de multiples qualités aux copies[12] et la tradition encore vivace du « faux magistral[13] » fait de la capacité à produire des copies parfaites la marque des grands artistes. Seuls ces derniers parviendraient à faire mentir l’adage précité en réalisant des copies valant mieux que les originaux.

Dans ce monde paradoxal, comment devrait réagir l’acquéreur trompé qui achète erronément une copie pour un original ? Schématiquement, il peut se retrouver dans deux situations. Dans la première, il acquiert une excellente copie pour un original. Alors, divers topoï historiques narrent le ridicule qu’il y aurait à en réclamer le remboursement ; le collectionneur ne s’attachant alors bêtement qu’à un nom, élément extrinsèque de l’ouvrage[14]. Ainsi, lorsqu’un grand curieux comme Loménie de Brienne commet une erreur, il affirme qu’elle est intentionnelle. Dans ses Mémoires rédigés dans les années 1690, il admet avoir acheté une Vierge du Dominiquin qui s’avère être une copie mais se justifie immédiatement : « je la trouvois si belle et le prix si médiocre que je voulus bien, comme j’ay dit, estre trompé[15] ». Les apparences sont sauvées. Et quand le duc de Liancourt découvre que sa Vierge de Carrache est en réalité de Sébastien Bourdon : « il en fut ry, et Mr Lebrun en rit à son tour avec les autres[16] ». L’éventuelle déception du propriétaire abusé n’est pas prise au sérieux. Dans une seconde situation, le propriétaire se rend compte que la copie acquise est simple et servile, en un mot : médiocre. En ce cas, mieux vaut couvrir l’erreur d’un voile pudique. Une demande en remboursement pourrait causer tapage et nuire à sa réputation de connaisseur. Aussi, aucun contexte n’encourage un comportement procédurier de l’acquéreur lésé. Parallèlement, plusieurs ouvrages « responsabilisent » l’amateur en l’invitant à enrichir sa culture et son expérience artistiques afin d’éviter les « tres-mauvaises choses » et les « Coppies[17] ».

Du reste, la question du discernement entre copies et originaux est si subtile que les amateurs fortunés ne s’en remettent pas uniquement à leur œil. Les princes et cardinaux bénéficient d’un réseau d’agents et de savants conseillers (ambassadeurs, artistes, marchands, amateurs, etc.) qui, en plus de jouer un rôle structurant dans la constitution de leurs collections, peuvent être chargés de les prémunir contre l’acquisition de copies[18]. La correspondance de Mazarin témoigne de telles sollicitations d’agents diplomatiques (Antoine de Bordeaux) ou d’experts peintres (Antonio della Cornia) pour l’acquisition de ses toiles ; le prélat mettant spécifiquement l’accent sur la distinction entre les originaux et les copies[19]. Pour répondre aux inquiétudes et gagner la confiance de leur clientèle, les marchands élaborent des certificats d’authenticité[20]. Se mettent ainsi en place divers moyens propres au marché pour répondre à l’incertitude sur le statut des tableaux tandis que la justice ne paraît pas particulièrement plébiscitée.

« Avoir son argent d’un tableau copié ou vendu pour original » : les expertises a posteriori

La croissance prodigieuse du marché de l’art dans la seconde moitié du XVIIe siècle et son européanisation s’accompagne inévitablement d’une augmentation des conflits. Les tensions sont exacerbées par l’apparition de nouveaux acteurs : d’un côté, une clientèle bourgeoise, dotée d’un capital social moins élevé et non entourée d’agents[21], et de l’autre, une foule hétérogène de vendeurs d’images (maîtres peintres, marchands merciers, entrepreneurs étrangers, brocanteurs, etc.)[22]. Les tableaux circulent sur un marché secondaire et l’importante asymétrie d’information rend les acheteurs dépendants de la bonne foi des marchands et intermédiaires[23]. Cette nouvelle économie de l’art favorise les malversations marchandes et les ventes litigieuses de copies. La demande en expertise de tableaux pour obtenir réparation apparaît comme l’un des symptômes de ces profondes modifications. C’est en tout cas un phénomène très remarqué par Daniel Cronström, célèbre commentateur de la vie artistique parisienne, et dont il fait état dans l’une de ses lettres à Nicodème Tessin en 1696 :

Il faut vous dire d’ailleurs qu’il y a icy [à Paris] des experts qui jugent les différens qui surviennent en matières d’originaux ou coppies, entre acheteurs et vendeurs, et qu’on n’a pas plus de peine à avoir son argent d’un tableau coppié ou vendu pour original que d’un cheval batteur vendu pour droit ; ce sont des choses réglées.[24] [nous soulignons]

L’analogie forgée par l’agent culturel suédois est particulièrement significative et ne semble jamais avoir été remarquée. D’abord, le vocabulaire qu’il emploie est résolument juridique : les experts « jugent les différens » entre deux parties, « acheteurs et vendeurs ». Il dresse ensuite un parallèle entre le marché des tableaux et le marché des chevaux où la vente d’une copie correspond à la vente d’une bête boiteuse[25]. Il se réfère ici au maquignonnage, pratique courante sur le marché du cheval où les vendeurs déguisaient les défauts de « chevaux ruinés[26] » pour les vendre à meilleur prix. Cette association pourrait rester anecdotique si on ne la retrouvait pas sous de nombreuses autres plumes. On voit Loménie de Brienne, encore lui, accuser les « Jabach et les Perruchot, par les Forest et les Podestats, grands maquignons de tableaux, et qui ont bien vendu en les temps des copies pour des originaux[27] ». Ou encore Pierre Daret qui s’insurge dans son Abrégé de la vie de Raphaël contre « les droguistes ou maquignons de Tableaux & de Stampes qui en apportent des bales en France, pour tromper nos curieux […][28] ». Ces rapprochements confirment, s’il en était besoin, l’entrée du tableau dans un régime marchand où les copies sont de facto inférieures en qualité et en valeur économique. Ils signalent surtout un glissement progressif du marché de l’art : l’opprobre change de camp. Il est moins question de stigmatiser la méconnaissance des acheteurs que de démasquer les escroqueries marchandes.

À en suivre Daniel Cronström, ces expertises a posteriori s’exercent à la demande des parties et, on l’imagine, sous seing privé. Quelques exemples étrangers indiquent que la forme notariée pouvait également être pratiquée[29]. À Paris, les particuliers les plus introduits pouvaient sinon solliciter un expert « institutionnel » prestigieux : l’Académie royale de peinture et de sculpture[30]. Dans un cas comme dans les autres, la justice demeure soigneusement évitée[31]. Les expertises et arrangements amiables sont préférés pour des raisons évidentes de rapidité et de moindre coût. Pour autant, il faut bien que des ressorts juridiques existent afin de faire de ces litiges sur l’originalité des tableaux des « choses réglées ».

Ventes de tableaux et vices du consentement

D’après l’ouvrage collectif Œuvres d’art et objets de collection en droit français, « trois types de recours sont envisageables pour la victime d’une erreur sur l’authenticité d’une œuvre[32] » : l’erreur, le dol et la garantie des vices cachés. Ici, le droit moderne n’est pas fondamentalement différent du droit contemporain. L’analogie que Daniel Cronström propose avec le maquignonnage nous met sur la voie de l’erreur et du dol, à savoir des vices du consentement. Effectivement, l’acheteur commettant une erreur sur la qualité du tableau (en prenant une copie pour un original) se fait une idée fausse de la chose objet du contrat. Encore faut-il, selon les exigences du XVIIe siècle, que cette erreur porte sur la « substance de la chose vendûe[33] » pour vicier le contrat. Quant au dol, il s’agit d’une erreur provoquée volontairement par le vendeur qui, en usant de manœuvres déloyales, dissimule la réalité de la chose vendue. Ce vice ouvre plus largement la possibilité d’une annulation de la vente sous réserve de la « prudence du juge ». Jean Domat souligne néanmoins que la nature même de l’activité du vendeur est de vanter les mérites de sa marchandise. Aussi, le juriste précise les limites de la qualification du dol : le vendeur doit s’être explicitement engagé sur la qualité en cause et il ne doit pas s’agir d’une « finesse dont l’acheteur puisse se défendre & dont la vente ne dépende pas[34]. » Une plainte concernant la vente d’une copie pour un original serait donc recevable à condition, quelle que soit l’option retenue, de considérer l’originalité comme une qualité déterminante, voire substantielle, pour l’acheteur. Or, l’existence d’expertises a posteriori montre bien que sur le marché parisien, le caractère original ne constituait pas une simple « finesse » des tableaux. Un certain consensus devait exister sur ce point entre les acheteurs et les vendeurs. Autrement, nous aurions probablement des traces de contestation de ces expertises par ces derniers.

En élargissant notre point de vue, quelques litiges étrangers nous permettent d’affirmer avec certitude la recevabilité en justice d’une action en nullité (ou en dommages-intérêts) d’une vente de prétendus originaux dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Dans une affaire anversoise des années 1660, un avocat fit valoir une disposition du droit romain visant expressément le dol pour annuler la vente frauduleuse d’une série de portraits d’apôtres de Van Dyck dont son client doutait de l’originalité[35]. Un procès bruxellois sur le terrain contractuel fut intenté à David II Téniers par des marchands l’accusant de les avoir trompés sur l’authenticité de toiles[36]. Enfin, mentionnons une affaire portée devant le Sénat génois où le plaignant, un riche bourgeois, était victime d’un peintre expert qui avait confirmé l’attribution de tableaux douteux dont il s’avérait être également le vendeur. La perte financière liée à la valeur commerciale des tableaux fut prise en considération et le litigé réglé, sur le terrain civil, en dommages-et-intérêts[37]. Tout en tenant compte de la diversité des contextes européens, cette rapide énumération de cas connus nous conduit à formuler deux remarques. Premièrement, on ne peut que souligner le faible nombre d’affaires légué par les archives judiciaires sur ces questions d’authenticité et d’attribution. Comme l’expliquent Alfonso Assini et Maurizia Migliorini, « la seule nouveauté de ce procès [génois] est qu’il s’agit, précisément, d’un procès : elle réside dans la revendication de la sanction juridique[38]. » Deuxièmement, l’analyse qualitative (attribution ou authentification) de tableaux litigieux par expertise apparaît comme un préalable nécessaire pour statuer sur l’éventuel vice de la vente et évaluer le préjudice subi.

Un rapport d’expertise en authenticité et en attribution au service de la justice : l’affaire parisienne

À Anvers comme à Gênes, les juges appliquent des catégories de droit privé au négoce de tableaux en marquant la distinction entre original et copie. Malheureusement, les pratiques judiciaires parisiennes sont moins connues. L’expertise judiciaire en authenticité et en attribution réalisée par Charles-François Poerson permet néanmoins d’en saisir quelques aspects.

Une procédure française singulière

Malheureusement, nous ne connaissons pas le motif de l’action de Michel Duplessis à l’encontre d’Antoine Houze. Peu de renseignements sont disponibles puisque contrairement aux procès susmentionnés où les magistrats s’appuient sur d’innombrables dépositions de peintres, de marchands et d’autres témoins, le prévôt de l’Hôtel parisien ne se fie qu’à un seul rapport d’expertise. Comment expliquer la spécificité de l’instruction du juge français ? D’abord, le statut très particulier du chanoine implique la compétence d’une juridiction d’exception. Ensuite, la nomination de l’expert spécialisé Charles-François Poerson correspond à une procédure nouvellement instituée par la couronne en 1690.

Le demandeur, Michel Duplessis, est aumônier de la chapelle curiale de Sainte-Barbe. Il exerce pleinement ses fonctions[39] à Paris depuis 1673 mais il était déjà coutumier de la ville. Nous savons par une lettre de l’évêque de Soissons datée de 1674 qu’il y résidait depuis trois ans[40]. Il ne démissionnera de sa prestigieuse position qu’en 1705[41]. La charge d’aumônier du roi octroie à Michel Duplessis un privilège de juridiction. Effectivement, les marchands suivant la cour et les membres de la chapellenie Sainte-Barbe qui leur était associée relèvent de la prévôté de l’Hôtel de Paris[42].

Du défendeur en revanche, on ne sait presque rien. Antoine Houze se fond parmi la quantité de négociants nordiques qui écoulent leurs marchandises à Paris autour de 1700. Erik Duverger a récemment fait sortir de l’oubli deux grandes figures du commerce de tableaux : Gilles van der Vennen et Bartholomeus Gourbeau, marchands demeurant à Bruxelles entre 1692 et 1694[43]. Ces marchands se fournissaient dans la région à Gand, Malines, Louvain ou Bruxelles et s’approvisionnaient notamment en Téniers et autres peintres de scènes de genre, en connaissant l’appétence des Parisiens pour ces sujets. Antoine Houze était-il coutumier de ce commerce international ? En 1698, les archives de la chambre des Comptes de Lille nous informent qu’un Antoine Houzé s’était chargé de la vente d’instruments de musique pour le service de Marie de Neubourg, femme de Charles II d’Espagne[44]. Un « sieur Housse, Marchand à Paris » faisait également affaire à Rouen en 1715[45].

Quoi qu’il en soit, la qualité de Duplessis est la raison pour laquelle ce marchand étranger est traduit devant le prévôt de l’Hôtel. Ce juge reconnaît son incompétence concernant l’établissement de l’authenticité et de l’attribution de la toile et fait appel, pour l’éclairer, à un unique expert. La procédure diffère donc du cadre traditionnel de la « reconnaissance » où le juge sollicite des témoignages de proches[46] ; une méthode au demeurant pratiquée pour l’authentification de toiles peintes dans les litiges abordés supra. Elle est ici remplacée par l’expertise technique d’un seul spécialiste. En nommant Poerson, le juge se conforme à l’édit de mai 1690 qui met en place un office de cinquante experts jurés pour la prise en charge de tous les procès-verbaux concernant les « toisez, prisées, estimations de tous ouvrages & receptions d’iceux, & generalement de tout ce qui concerne & dépend » du domaine des bâtiments, peintures et sculptures comprises[47]. Charles-François Poerson étant l’unique peintre titulaire de cet office autrement partagé entre architectes et entrepreneurs, il fut tout naturellement sélectionné pour cette mission d’expertise.

Il faut souligner une dernière caractéristique de l’affaire parisienne. Les cas précédemment mentionnés portent sur des échanges de grande valeur (à chaque fois, une dizaine de tableaux attribués à des grands maîtres). Or, la vente d’un tableau de Téniers – maître important certes, mais à la production massive et encore peu considérée par les élites parisiennes de la fin du XVIIe siècle – constituait une opération banale et certainement pas d’envergure pour Antoine Houze. Si les sommes en jeu du litige ne sont pas précisées par les documents, l’estimation du préjudice devait être relativement modeste. En effet, la sentence du juge évoque une exécution provisoire avec dépôt d’une caution judiciaire, procédure qui n’est ouverte au civil que dans la limite d’un dommage de 300 livres[48]. Un tel seuil maximum correspond tout à fait à la valeur des œuvres de David II Téniers vendues à Paris autour de 1700. Isabelle Knafou avance une moyenne entre 20 et 80 livres pour le XVIIe siècle sans remarquer une véritable différence de prix entre les tableaux considérés de Téniers et les copies[49]. Les toiles « téniesques » atteignent des prix sensiblement supérieurs aux tableautins de genre d’affiliation moins fameuse qui dépassent rarement les 10 livres[50]. La faiblesse de l’enjeu pécuniaire a probablement joué en faveur de la nomination d’un seul expert.

« Nous avons reconnu par… » : les critères d’authenticité et d’attribution d’une production « téniesque »

Au cours de sa longue carrière, Charles-François Poerson est appelé à plusieurs reprises, en France comme en Italie, pour des estimations, des rédactions d’inventaires après décès ou en tant qu’intermédiaire dans l’acquisition de prestigieuses collections[51]. Dans l’exercice de ces fonctions, il se révèle grand connaisseur. En l’espèce, la conclusion de son rapport d’expertise est dûment motivée :

Nous avons reconnu par la facilité des touches la force de l’expression et la fermeté du pinceau tant dans les figures que dans le paysage […].

Trois critères matériels et esthétiques sont mis en avant et ils renvoient tous à la dextérité d’exécution de l’artiste. Le savoir développé par Poerson rappelle les instructions développées par les théoriciens français comme Abraham Bosse, ici reprises par le père Léon de Saint-Jean :

les Sçavans remarquent, que les Originaus […] paroissent d’une maniere raisonnablemant, libremant & franchemant executée; […] les Coppies quoyques lechées & frottees marquent touijours un pinceau peu ferme & une main tramblante[52].

L’absence d’hésitation de la touche est le critère décisif de l’expert pour distinguer l’original. D’après les critères de l’époque, une exécution libre et assurée ne peut renvoyer qu’à un ouvrage d’invention ou d’après nature. Cette attention toute particulière de l’expert pourrait aussi provenir d’un lieu commun d’alors qui associe les Téniers à « une touche facile[53] ». Roger de Piles, qui faisait de la figure de Téniers un habile contrefacteur, avance qu’il « dessinait bien et la manière est ferme et d’un pinceau léger […][54] ». Pour autant, selon le théoricien, « le Caractère du Pinceau[55] » n’est que l’une des trois indications qui doivent guider l’expert dans son examen. Celui-ci doit également être attentif au « Goût du Dessins, [et à] celui du Coloris », deux aspects éludés par Charles-François Poerson. De plus, le peintre académicien se contente de reconnaître certains critères (facilité, expressivité, fermeté) sans les démontrer : il se contente d’expliciter la « grille d’analyse[56] » employée.

Si Poerson confirme qu’il est face à un original, c’est qu’il ne pouvait pas ignorer que les tableaux dans le goût de Téniers inondaient la capitale. Le maître signait très peu ses toiles et ses élèves (Van Hellemont, van Apshoven ou Abraham Willmens) abreuvaient le marché. De célèbres marchands parisiens, comme Jean-Michel Picart, se plaignaient de ne plus pouvoir vendre des originaux de Téniers tant les copies étaient partout colportées à prix minimes[57]. On retrouve d’ailleurs « d’innombrables Téniers[58] » dans les inventaires après décès de la première moitié du XVIIIe siècle. Dans le processus d’expertise de Poerson, il ne faut pas non plus négliger l’ample description de la toile présentée en introduction. Elle est un second moyen de relier le tableau à une authentique production « téniesque ». Chaque élément mis en avant par l’expert correspond à un détail des compositions des David père et fils ou d’Abraham : l’hôtelière sur le pas de la porte ; les joueurs de boule et les fumeurs ; le grand arbre qui marque verticalement la composition ; l’étendard à l’effigie d’un saint [Illustrations n°1 à 4]. Les historiens de l’art ont parfois pensé que les œuvres nordiques étaient trop récentes sur le marché parisien à la fin du XVIIe siècle pour qu’on puisse distinguer les Téniers des petits maîtres des Pays-Bas[59]. Poerson les fait mentir et l’on voit au contraire avec quel soin extrême il relève, un à un, tous les éléments symptomatiques des scènes de genre du maître anversois. Mais ces éléments sont si similaires entre David et Abraham, que l’on peut s’interroger sur la façon dont l’expert a tranché entre les deux frères.

La facilité de la touche distingue l’original certes mais il est complexe de l’ériger en facteur probant d’attribution. D’autant qu’à en croire Jean-Baptiste Descamps, spécialiste de la peinture flamande dans le milieu du XVIIIe siècle, ce caractère leste du pinceau ferait plutôt pencher pour David et non Abraham :

Il ne faut pas le confondre avec son frere Abraham Téniers, qui peignit dans le même goût, mais dont la touche étoit plus pesante, la couleur plus grise & qui avoit moins de génie que notre Artiste.[60]

Pour un lecteur contemporain, le rapport semble se focaliser sur la détermination de l’originalité de la toile à travers le caractère résolu du pinceau et son invention proprement « téniesque ». Pourtant, l’emploi du « non pas […] mais bien de » montre que l’attribution était un élément crucial du processus d’expertise. On peut même en déduire qu’elle devait faire partie des conditions écrites ou orales stipulées par Duplessis ou Houze. Quoiqu’il en soit, si le raisonnement attributionniste de Poerson nous échappe complètement, l’expertise parut suffisante au juge qui rendit son jugement peu de temps après.

La résolution de l’affaire

Michel Duplessis fit entériner ce « rapport de visite du tableau de Thesnier » sur la base duquel le lieutenant de la prévôté de Paris condamna Antoine Houze. Le négociant flamand tenta d’interjeter appel mais la sentence fut rendue exécutoire et l’appel débouté le 16 juin[61]. Deux tableaux vraisemblablement utilisés comme gages judiciaires[62] sont remis à Michel Duplessis et Antoine Houze doit payer les dépens. Un certain Charles du Boullan, maître peintre, se rend également « caution dudit sieur abbé » sans que l’on comprenne tout à fait son rôle.

Il est remarquable qu’à aucun moment le tableau ne reçoive de jugements négatifs. Comme l’impose le cadre judiciaire, l’expertise reste, tout du long, relativement neutre. Poerson fait montre d’une grande rigueur en ne « déclassant » pas le tableau. Il n’en fait pas une copie de David Téniers mais un original devant revenir à Abraham Téniers.

Conclusion

L’affaire Duplessis illustre parfaitement le besoin pour les amateurs du Grand Siècle de renouer avec la certitude du droit dans des échanges marchands dominés par l’incertitude sur le statut des tableaux. La replacer dans un contexte plus large permet de rappeler que l’évolution des pratiques du marché de l’art et de la perception des productions artistiques tient aussi à des considérations juridiques[63]. Seulement, il est remarquable que le terrain judiciaire soit si peu emprunté par les acheteurs lésés de la seconde moitié du XVIIe siècle. On a même pu remarquer une certaine constance de ce phénomène dans d’autres foyers européens. Il y a évidemment un comportement coutumier, propre aux mondes commerçants, de contournement des tribunaux. Ainsi de la plus grande controverse d’attribution du XVIIe siècle[64], l’affaire Uylenburgh, où l’autorité de la justice fut déniée par l’un des peintres intermédiaires considérant qu’il n’avait « rien à faire avec les magistrats[65] ».

À l’inverse, dans le cadre des commandes artistiques, hors du marché donc, la clientèle parisienne fait régulièrement appel à la justice et à ses experts estimateurs. Mais les opérations d’authentification et d’attribution ne ressemblent en rien aux opérations d’estimation d’un travail réalisé. Elles sont opaques et encore peu théorisées ce qui pourrait expliquer leur développement plus naturel dans le domaine extrajudiciaire. En ouvrant un espace de compromis et d’échange où tout est possible, l’expertise à l’amiable ou sous seing privé s’adapterait mieux à ces examens de tableaux difficilement formalisables[66]. Doit-on considérer que le régime de vérité, de confiance et de fiabilité propre à la justice s’accommodait mal des expertises judiciaires en authenticité et en attribution ? On peut toutefois affirmer que cela n’est plus entièrement le cas, en 1700, à Paris. Pour les magistrats parisiens, l’authenticité et l’attribution d’une toile devient un aspect technique, constatable à travers l’établissement d’un rapport d’expertise. Des éléments de réponses supplémentaires seraient à chercher du côté de la perception sociale et de la légitimité (acquise ou non) de ces procédés d’authentification et d’attribution à la fin du XVIIe et dans les premières années du XVIIIe siècle. Mais le manque de sources nous condamne, pour le moment, aux suppositions à partir de cas d’espèces.

Annexes

Rapport d’expertise de Charles-François Poerson (AN, Z 1j 450, 29 mai 1700) – Transcription de l’auteur

Payé 3# à l’expert

Payé 3# à la bourse

À Monsieur le lieutenant général civil et criminel de la prevosté de l’hostel et grande prevosté de France.

Aujourd’huy samedy vingt neuf du mois de may mil sept cent declaré nous Charles François Poerson peintre du Roy et professeur en son académie royalle de peinture et sculpture juré expert en titre d’office et bourgeois de Paris pour l’exécution de la sentence de vous Monsieur rendüe le vingt cinq du présent mois entre maître Michel Duplessis aumosnier du Roy chapelain de la chapelle curialle de Sainte Barbe de la suitte de la cour demandeur aux fins de la requeste precitté le 22e dudit présent mois à ce qu’attendu le départ fait par Parozel peintre de l’académie nommé par vostre sentence du 18e dudit présent mois pour la visitte du tableau dont est question en conséquence des ecdit et déclaration du Roy portant convocation de juréz experts pour les ouvrages de peinture qu’il soit ordonné que le tableau en question sera visitté incessamment par l’un desdits experts sans préjudice de ses dommages et interests et despens d’une part et le sieur Anthoine Housse flamand deffendeur d’autre. Par laquelle partye ouyes vous avez Monsieur attendu le départ fait par le sieur Parrousel pour n’estre pas expert juré, ordonné qu’il sera proceddé à la visitation par moy expert susdit et suivant l’assignation avez ordonné en conséquence le jourd’hier à la requeste dudit sieur Duplessis par exploit de François Pezé huissier audiancier en ladite prevosté de l’hostel sommes transporté aveq Monsieur Jacques Charles Le Brun l’un des greffiers créez pour recevoir le rapport des experts en et au dedans de la maison où demeure ledit sieur Duplessis situé dans Saint Martin des Champs ou estant en la presence dudit sieur Duplessis il nous a esté dit que ledit sieur Housse ne seroit comparu quoy que sommé à cet effet au domicile de son procureur ainsy qu’il m’est paru par acte ce jourd’huy [r°] par ledit Pezé huissier audiancier en ladite prevosté a moy representé, mais bien que le sieur Mois son associé seroit comparu et s’en seroit retrouvé en l’absence duquel sieur Housse nousdit expert avons veu et visitté le tableau en question au désir de ladite sentence de l’exécution de laquelle il s’agit et déclaré fait et dressé mon rapport receu par ledit Lebrun ainsi qu’il en suit.

Nous avons trouvé que le tableau en question peint sur toille ayant trois pieds et demy de long sur deux pieds et demy de hault où est représenté un paysage où l’on découvre dans le demy loing une partye d’un vilage plus loing un moulin en une hauteur et sur le devant une hostelerie a la fenestre de laquelle pend pour enseigne un Saint Anthoine et en bas près de ladite maison se voit une trouppe de paysans et paysans à table une servante sur la porte de l’hostelerie et plusieurs joueurs de boulle et fumeurs qui sont sur le devant du tableau avveq des pots, des bans, et instrumens de cuisine à costé d’une cabane est un grand arbre auprès duquel sont représentez un paysan et une paysane.

Après avoir soigneusement examiné ledit tableau, nous avons reconnu que ledit tableau non point de Daniel Téniers mais original d’Abraham Téniers [Apostille : par la facilité des touches la force de l’expression et la fermeté du pinceau tant dans les figures que dans le paysage] que ledit tableau est original non pas de David Téniers mais bien d’Abraham Téniers.

Ce que nous certiffions estre en foy de quoi nous avons signé ledit jour mois et an.

Poerson. Le Brun.

Recue trois livres pour mon preciput. Poerson.

Recu trois livres pour les experts le 26 aoust 1700. Musaniez.[v°]

[f° volant]

En fait des registres de ladite prevosté de l’hôtel du Roy et grande prevosté de France entre Messire Michel Duplessis aumônier du Roy Chapelain de la chapelle curialle de Sainte Barbe a la suitte de la cour demandeur aux fins de la requeste à nous présentée le vingt deux du présent mois à ce qu’attendu le départ fait par Parrozel peintre de l’accademie nommé par nostre sentence du dix huit dudit présent mois de may pour la visitte du tableau dont est question et en conséquence desdites déclaration du Roy portant convocation de jurés experts pour ledit ouvrages de peinture qu’il soit ordonné que le tableau en question sera visitté incessament par l’un desdits experts sans préjudice desdits dommages interests et dépens ledit sieur Duplessis comparant par maistre Michel Laurent son procureur d’une part et le sieur Housse flamand deffendeur comparant par maistre Guillaume Du Val son procureur dautre par [?] avis. Nous attendu le dépar fait par le sieur Parousel pour n’estre pas expert juré disons qu’il sera proceddé à la visitation par Person academitien expert juré et à cet effet assignation donnée à demain deux heures de rellevés en la maison de la partie de Laurent pour estre présent à la visite du tableau en question donné par nous Philippe Barbier conseiller du Roy lieutenant général civil et criminel de la prévosté de l’hôtel du Roy et grande prévosté de France a Paris le Roy […] le vingt cinq may mil sept cent.

L’an mil sept cent le vingt huitieme jour de may a la requeste de messire Michel Duplessis aumônier du Roy [r°] chappelain de la chapelle curialle de Sainte Barbe à la suitte de la cour pour lequel doimicille est eslu en la maison de maistre Michel Laurens procureur en la prévosté de l’hôtel du Roy seize rue du Four paroisse Saint Eustache j’ay François Pezé huissier audiancier de ladite prevosté de Saint Honoré soussigné requis sommé et interpellé le sieur Person peintre de l’académie et juré expert en son domicille rüe de Richelieu […] de se trouver demain vingt neuf du présent mois [Apostille : deux heures de rellevée] en la maison dudit sieur Duplessis seize dans le Saint Martin des champs pour et aux fins de la sentence rendüe en laditte prevosté de l’hôtel le vingt cinq dudit présent mois par laquelle ledit sieur Person est nommé d’office expert faire la visitte et son rapport du tableau mentionné en laditte sentence luy declarant qu’il les a payé de ces droits et sallaire et dont a été a luy ay laissé la presente coppie.

Pezé.

 

Illustration n°1 : David II Téniers, Fête au village avec un couple aristocratique, 1652, huile sur toile, Paris, musée du Louvre, © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux.

Illustration n°2 : David II Téniers, Kermesse flamande, 1652, huile sur toile, Bruxelles, musées royaux des Beaux-arts de Belgique, © Royal Museums of Fine Arts of Belgium, Brussels / photo : Guy Cussac, Bruxelles.

Illustration n°3 : David II Téniers, Les joueurs de boules et fumeurs ; Fête de village, XVIIe siècle, huile sur toile, Paris, musée du Louvre, © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Pierre Lagiewski.

Illustration n°4 : Abraham Téniers, Fête campagnarde, huile sur bois, 1641, H. : 27 cm ; L. : 36 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schine Kunsten, ©KMSKA.

 

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[1] AN, V3, 32, B, 18 mai 1700.

[2] Ibid., 25 mai 1700.

[3] AN, Z 1j 450, 29 mai 1700. Cf. Annexe n°1.

[4] Pour rappeler dans cette note quelques colloques et ouvrages sur le sujet : « Copies, répliques, faux », Revue de lArt, n°21, Paris, 1973 ; « Retaining the Original, Multiple Originals, Copies, and Reproductions », Studies in the History of Art, Washington, vol. 20, 1989 ; De main de maître : lartiste et le faux, Paris, Hazan et Musée du Louvre éditions, 2009 ; Anna Tummers et Koenraad Jonckheere (éd.), Art Market and Connoisseurship : A Closer Look at Painting by Rembrandt, Rubens and their Contemporaries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008. D’autres références importantes seront mentionnées infra.

[5] Il faut citer ici John-Michael Montias qui évoque, entre autres, l’attention croissante aux questions d’authenticité et d’originalité des œuvres au sein des inventaires après décès dans les années 1630-1640. Cf. John-Michael Montias, « Les marchands de tableaux aux Pays-Bas au XVIIe siècle », in Laurence Bertrand-Dorléac (dir.), Le Commerce de l’art de la Renaissance à nos jours, Besançon, Éditions la Manufacture, 1992, p. 70. Dans le contexte parisien, voir Emmanuel Coquery, Recherches sur les collections d’images des peintres parisiens dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, mémoire de D.E.A. inédit, sous la direction d’Antoine Schnapper, université Paris IV-Sorbonne, 1994.

[6] Laurent Pfister, « Quand la justice s’est saisie de l’expertise d’authenticité des œuvres d’art », in Gérard Sousi (dir.), Marché de l’art et droit. Originalité et diversité. Liber amicorum en l’honneur de François Duret-Robert, Lyon, Éditions du Cosmogone, 2021, p. 250-262.

[7] Charlotte Guichard, « Qu’est qu’une œuvre d’art originale ? », in Charlotte Guichard (dir.), De l’authenticité. Une histoire des valeurs de l’art (XVIe-XXe siècle), Paris, Publication de la Sorbonne, 2014, p. 125-144 et Charlotte Guichard, La griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820), Paris, Éditions du Seuil, 2018.

[8] « The demand for authenticity in works of art is obvious from at least the early sixteenth century. ». Cf. Jeffrey Müller, « Measures of Authenticity : The Detection of Copies in the Early Literature on Connoisseurship », Studies in the History of Art, vol. 20, 1989, p. 141. Voir également : Thierry Lenain, Art forgery. The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion book, 2011.

[9] Ernst van de Wetering, « The question of authenticity : an anachronism ? (A summary) », in Görel Cavalli-Björkman (éd.), Rembrandt and his pupils. Papers given at a symposium in the Nationalmuseum Stockholm, Stockholm, Nationalmusei skriftserie, 1993, p. 9-13.

[10] François Duret-Robert, « L’authenticité des œuvres d’art dans la pratique du marché de l’art », in Pierre Gabus, Marc-André Renold et Jacques de Werra, L’expertise et l’authentification des œuvres d’art, Genêve, Centre du droit de l’art, 2007. Par ailleurs, chez Furetière ou dans le Dictionnaire de l’Académie française, le terme « authentique » renvoie très généralement à tout ce à quoi l’on peut ajouter foi ; ce qui fait autorité.

[11] « […] ce tableau est un original voilà une belle statuë, l’original est à rome, tirer sur l’original, tous les tableaux qu’il a sont des originaux, de bons originaux […] ». Cf. Le Dictionnaire de lAcadémie françoise dedié au Roy, Paris, 1694. Nous devons à Sophie Raux la remarque selon laquelle le terme « originalité » n’apparaît que dans l’édition de 1725 du Dictionnaire de Furetière. Et au rédacteur de préciser : « Ce mot ne se trouve point dans les Dictionnaires : c’est de Piles qui l’employe dans un Ouvrage qui regarde les Peintres & la Peinture […] ».

[12] Anna Tummers, The Fingerprint of an Old Master. On Connoisseurship of Dutch and Flemish Seventeenth-Century Paintings : Recent Debates and Seventeenth-Century Insights, Ph.D thesis, under the supervision of Eric Jan Sluijter, University of Amsterdam, 2009, p. 77-79. Dans le contexte napolitain, voir Gérard Labrot, « L’éloge de la copie », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 59e année, n°1, janvier-février 2004, p. 7-35.

[13] Thierry Lenain, « Le faux magistral. Un topos de l’ancienne littérature artistique », Revue d’esthétique, n° 41, 2002, p.15-26.

[14] Citons deux très fameux exemples de ces réactions : le cardinal de Saint-Georges en fit les frais au sujet d’un faux antique de Michel-Ange et il en alla de même pour le prieur de la chartreuse de Parme, en 1653, lorsqu’il porta plainte contre Luca Giordano pour un faux Dürer. Le tribunal trancha en faveur du peintre « tant est grand son mérite » d’avoir copié le maître allemand. Cf. Ibid., p. 23-24 et Charlotte Guichard, « Qu’est ce qu’une œuvre originale », op. cit., p. 11-17.

[15] Louis Hourticq, « Un amateur de curiosités sous Louis XIV. Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, d’après un manuscrit inédit », Gazette des Beaux-Arts, I, 1905, p. 332.

[16] Ibid.

[17] Abraham Bosse, Sentimens sur la distinction des diverses manieres de peinture, dessein & graveure, & des originaux d’avec leurs copies…, Paris, chez l’auteur, 1649, p. 2.

[18] Jonathan Brown, King and connoisseurs. Collecting art in Seventeenth Century Europe, New Haven et Londres, Yale University Press, 1995.

[19] Gabriel-Jules Cosnac (Comte de), Les richesses du Palais Mazarin, Paris, H. Loones, 1884, p. 217-218 et Patrick Michel, Mazarin, prince des collectionneurs. Les collections et lameublement du cardinal Mazarin (1602-1661). Histoire et analyse, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1999, p. 35-51.

[20] Jean Adhémar, « Les critiques d’art français du XVIIe siècle et le public », Storiografia della critica francese nel Seicento, Bari et Paris, Adriatica e Nizet, 1986, p. 247. L’auteur note une augmentation du nombre de certificats d’authenticité dans les années 1660.

[21] Les agents « culturels » sont essentiellement au service d’une clientèle aristocratique. Cf. Koenraad Jonckheere, « The “solliciteur-culturel” : some notes on Dutch Agents and the international trade in art and applied arts », De Zeventiende Eeuw, n°24(2), 2008, p. 162-180.

[22] Mickaël Szanto a pu insister sur la difficulté de saisir cette population de marchands de tableaux. Cf. Mickaël Szanto, Les tableaux et la place de Paris. Structures et dynamiques d’un marché (1598-1683), thèse de doctorat d’Histoire et Civilisation inédite, sous la direction de Laurence Fontaine, Fiesole, Institut Universitaire Européen, 2008, p. 54-73. Pour le marché nordique, Jaap van der Veen souligne l’émergene de « newfangled dealers ». Cf. Jaap van der Veen, « By his own hand. The valuation of autograph paintings in the 17th century », in Ernst van de Wetering (dir.), A Corpus of Rembrandt Paintings, Dordrecht, Springer, 2005, t. IV, p. 7.

[23] Patrizia Cavazzini relève une modification similaire des rapports entre l’offre et la demande dans le négoce romain. Cf. Patrizia Cavazzini, « Oltre la committenza : commerci d’arte a Roma nel Seicento », Paragone, anno LIX, Terza serie, n°82 (705), novembre 2008, p. 81.

[24] Carl Hernmarck et Roger-Armand Weigert, Les Relations artistiques entre la France et la Suède, 1693-1718. Nicodème Tessin le jeune et Daniel Cronström. Correspondance (extraits), Stockholm, Egnellska boktryck, 1964, p. 120.

[25] Louis Liger, La Connoissance parfaite des chevaux…, Paris, La Compagnie des Libraires, 1761, p. 70.

[26] Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, chez la veuve Estienne, 1741, t. II., « maquignonage ».

[27] Louis Hourticq, « Un amateur de curiosité », op. cit., p. 327-328.

[28] Préface. Jean de Bombourg, Recherche curieuse de la vie de Raphael Sansio dUrbin…, Lyon, chez Antoine Besson, 1709. La première édition est publiée en 1675. On retrouve la phrase telle quelle chez Pierre Daret, Abrégé de la vie de Raphaël, 1651 republié en 1678 à Lyon.

[29] Par exemple, en 1675, le peintre marchand Matthijs Musson et un marchand rotterdamois expertisent un Déluge prétendument attribué à Brueghel et l’acte est déposé par devant notaire. Cf. Erik Duverger, Antwerpse kunstinventarissen uit de zeventiende eeuw, Brussel, Koninklijke Academie voor Wetenschappen, vol. 10, 1999, p. 84.

[30] Anatole de Montaiglon, Mémoire pour servir à l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture depuis 1648 jusqu’en 1664, Paris, P. Jannet, 1853, t. I, p. 364 ; t. II, p. 29 et p. 148 ; t. III, p. 291-292 et p. 314-315.

[31] Le cas des ventes aux enchères publiques dans les Provinces-Unies est un peu particulier puisque l’on pouvait se plaindre auprès du bourgmestre. Cf. Jaap van der Veen, A corpus of Rembrandt Paintings, op. cit., p. 7, n. 22.

[32] Françoise Chatelain et Pierre Tagourdeau, Œuvres d’art et objets de collection en droit français, Paris, LexisNexis, 2011, p. 164.

[33] Jean Domat, Les loix civiles dans le droit naturel, Paris, chez Pierre Auboüin, Pierre Emery et Charles Clouzier, 1697, 2nde éd., t. II, p. 152.

[34] « Les manieres de tromper étant infinies, il n’est pas possible de reduire en regle quel doit être le dol qui suffise pour annuler une convention […]. Ainsi dans un contract de vente, ce que dit vaguement un vendeur pour faire estimer la chose qu’il vend, quoyque souvent contre la vérité, & par consequent contre la justice, n’est pas considéré comme un dol qui puissent annuler la vente, si ce ne sont que des finesses dont lacheteur puisse se défendre, & dont la vente ne dépende pas. Mais si le vendeur declare une qualité de la chose qu’il vent, & qu’il engage par là l’acheteur […], ce sera un dol qui pourra suffire pour annuler la vente. Ainsi, dans tous les cas où il s’agit de sçavoir s’il y a du dol, il dépend de la prudence du Juge de le reconnoître, & de le reprimer, selon la qualité du fait, & les circonstances. » Cf. Ibid., t. I, p. 509.

[35] Louis Galesloot, « Un procès pour une vente de tableaux attribués à Antoine Van Dyck (1660-1662) », Annales de l’Académie d’archéologie de Belgique, Anvers, XXIV, 2e série, vol. IV, 1868, p. 561-606. L’avocat évoque la disposition suivante : « si l’acheteur a été amené à contracter par dol (dolo), alors le dol (dolus) à l’origine du contrat le rend nul et non avenu par lui-même, celui qui a été trompé le souhaitant » (« si emptor dolo ad contrahendum inductus sit, tunc dolus dans causam contractui reddit contractum ipso jure nullum, volente eo qui deceptus est »). On pourrait également traduire « dolus » par fraude.

[36] Louis Galesloot, « Quelques renseignements concernant la famille de Pierre-Paul Rubens et le décès de David Téniers », Annales de l’Acdémie d’Archéologie de Belgique, Anvers, Buschmann, 2e série, t. III, 1867, p. 360-363.

[37] Maurizia Migliorini et Alfonso Assini, Pittori in Tribunale. Un processo per copie e falsi alla fine del Seicento, Nuoro, Ilisso, 2000.

[38] « l’unica novità di questo processo è di essere, appunto, un processo : è nella pretesa della sanzione giuridica ». Cf. Ibid., p. 106.

[39] « […] célébrer la sainte Messe tous les Dimanches & Fêtes solmnelles de l’année, l’Eau-bénîte, Pain beni & autres fonctions ». Cf. Code des commensaux…, Paris, chez Prault père, 1720, p. 431-432.

[40] L’évêque se plaint de Duplessis, « absent depuis trois années » de Soissons, alors qu’il en est chanoine et doyen du chapitre collégial. Cf. Œuvres posthumes de maitre Louis d’Hericourt, avocat au parlement, Paris, chez Desain&Saillant, Durant et Cellot, 1759, t. IV, p. 86

[41] Je remercie ici Eléonore Alquier pour m’avoir confirmé par écrit certains des éléments ci-dessus mentionnés.

[42] Cf. Emma Delpeuch, « Les marchands et artisans suivant la cour », Revue historique de droit français et étranger, Quatrième série, vol. 52, n°3, juillet-septembre 1974, p. 379-413.

[43] Erik Duverger, Documents concernant le commerce dart de Francisco-Jacomo van der Berghe et Gillis van der Vennen de Gand avec la Hollande et la France pendant les premières décades du XVIIIe siècle, Wetteren, Universa, 2004.

[44] Y est affiché un compte de 627 livres 12 sols dus à Gérard Sonné et Antoine Houzé, « pour les violons, basses, haubois et leurs appartenances, pour les haubois qui passent en Espagne pour le service de la Reyne ». Cf. Archives du Nord, B 3227, 310 v° ; cité par Collection des inventaires sommaires des archives départementales antérieures à 1790, Imprimerie de L. Danel, 1888, t. VI, p. 331. Cf. également Annales du comité flamand de France, V. Didron, Paris, t. XIX, 1891, p. 224-225.

[45] Il est défendu au « sieur Housse, Marchand à Paris, & autres Marchands Forains » d’acheter dans les « Auberges desdites Courtières aucunes Marchandises dépendantes dudit Etat de Mercier & aux Courtieres d’en exposer en vente dans lesdites Auberges à peine de punition exemplaire » à Rouen en 1715. Cf. Statuts, ordonnances et reglemens de la Communautés des marchands merciers de place unis de la ville de Rouen, 18 juillet 1715.

[46] Procédure notamment pratiquée dans le cadre de l’expertise en authenticité des écritures. Cf. Anne Béroujon, « Comment la science vient aux experts. L’expertise d’écriture au XVIIe siècle à Lyon », Genèses, n°70, 2008, p. 16.

[47] Edit du roy de May 1690.

[48] Ordonnance civile de 1667. Titre XVII, article XIII : « Les Iugemens diffinitifs donnez és matieres sommaires seront executoires par provision en donnant caution, nonobstant oppositions ou appellations, & sans y prejudicier les condamnations ne seront, sçavoir […] aux Requestes de nostre Hostel : & du Palais, de trois cens livres, & au dessous […] ».

[49] Isabelle Knafou, Le goût pour les genres flamands et hollandais dans la France du XVIIe siècle, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art inédit sous la direction d’Antoine Schnapper, université Paris IV-Sorbonne, 1996, p. 88. La moyenne dégagée par Isabelle Knafou augmentera considérablement au siècle suivant et les œuvres de David II Téniers atteigneront des sommets autour de 1750 comme la Noce de Village vendue à 6 000 livres à la vente Angran de Fonspertuis. Cf. Hans J. van Miegroet, « Recycling Netherlandish Paintings on the Paris Market in the Early Eighteenth-Century, in Sophie Raux, Collectionner dans les Flandres et la France du Nord au XVIIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Édition du Conseil scientifique de l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2005.

[50] Diana Widmaier, Jean-Michel Picart (1600-1682). Figure d’un marchand de tableau au Grand Siècle, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art inédit sous la direction d’Antoine Schnapper, université Paris IV-Sorbonne, 2000, p. 82.

[51] On pense à la célèbre vente de la collection Odescalchi au Régent. Cf. René Ancel, « Les tableaux de la reine Christine de Suède. La vente au Régent d’Orléans », Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 25, 1905, p. 223-242.

[52] Père Léon de Saint-Jean, Le Portrait de la sagesse universelle…, Paris, chez Guillaume Bernard et Antoine Pas-De-Loup, 1655. Cité par Jacques Thuillier, « Textes du XVIIe siècle oubliés ou peu connus », XVIIe siècle, t. XXXV, 1, 1983, p. 136.

[53] Jean-Baptiste Pierre Le Brun, Catalogue de tableaux des trois écoles… formant le cabinet de M. le baron d’Holback…, Paris, Prault, 1789, p. 12. On retrouve de nombreuses références à la fermeté du pinceau de Téniers dans la littérature du XIXe siècle : « la netteté, la fermeté du pinceau de Téniers conviendrait mal à l’expression d’une joue tendre et d’une carnation transparante ». Cf. Jacques Nicolas Paillot de Montabert, Traité complet de la peinture, 1829, Paris, chez Bossange père, t. VIII, p. 191. Ou encore : « Tous cependant [les élèves de Téniers] se distinguent du maître par un coloris moins transparent et par une touche moins franche et moins spirituelle […]. Comme imitateurs sérieux de Teniers, je citerai les suivants qui furent ses élèves : Abraham Teniers, son frère (1619-1691), Michel Abshofen, De Hondt et Arnoul Van Maas. [nous soulignons] » Cf. Alphonse Wauters, « David Téniers et son fils, le troisième du nom », Annales de la société d’archéologie de Bruxelles, Bruxelles, E. Lyon-Claesen, t. XI, 1897.

[54] Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres…, Paris, chez Jacques Estienne, 1715, 2nde éd., p. 103.

[55] Ibid., p. 104.

[56] Nous reprenons un terme appliqué par Anne Béroujon aux expertises en écriture. Cf. Béroujon, « Comment la science vient aux experts… », op. cit., p. 8.

[57] Diana Widmaier, Jean-Michel Picart, op. cit., Annexes (lettre du 2 juin 1663 de Picart à Musson).

[58] Le comte de Flamarens avait, en 1710, cinquante tableaux de Téniers ou des copies. Cf. Mireille Rambaud, Documents du minutier central concernant l’histoire de l’art (1700- 1750), Paris, S.E.V.P.E.N., 1964, t. I, p. XLII.

[59] « il y a trop peu de temps qu’on regarde les œuvres étrangères non italiennes et la critique est trop rudimentaire encore pour qu’on puisse distinguer d’un Téniers, les petits maîtres des Pays-Bas qui lui ressemblent seulement par le goût des scènes de genre. » Cf. Pierre Marcel, La peinture française au début du XVIIIe siècle (1690-1721), Paris, Ancienne Maison Quantin, 1906, p. 70-71.

[60] Jean-Baptiste Descamps, La Vie des peintres flamands, allemands et hollandois, Paris, chez Charles-Antoine Jombert, 1754, t. II, p. 153.

[61] Sur la résolution de l’affaire : AN, V, 3, 32, B, 3, 8 et 16 juin 1700.

[62] Une pratique récurrente à la période moderne sur laquelle Nga Bellis-Phan a pu nous renseigner. Qu’elle en soit ici remerciée.

[63] Charlotte Guichard, La griffe du peintre…, op. cit., p. 17.

[64] Tummers et Jonckheere (éd.), Art Market and Connoisseurship…, op. cit., p. 54.

[65] « Fromantiou’s curt reply was that he had “no business with the magistrates” ». Cf. Friso Lammertse et Jaap van der Veen, Uylenburgh&Son. Art and commerce from Rembrandt to De Lairesse. 1625-1675, Zwolle, Waanders Publishers, 2006, p. 84.

[66] Guillaume Calafat, « Expertise et compétences. Procédures, contextes et situations de légitimation », Hypothèses, Editions de la Sorbonne, 2011/1, n°14, p. 104.

 

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Vie et mort d’un dépôt d’archives. Les archives « de la Bastille » dans les années 1780

Marie-Elisabeth Jacquet

 


Résumé : Les archives constituées par la police d’Ancien Régime dans la prison de la Bastille connaissent de profondes transformations dans les années 1780. Au cœur des préoccupations d’une Lieutenance soucieuse d’une administration « éclairée » de la ville, ce corpus documentaire y fait en effet dans le même temps l’objet d’une attention nouvelle de la part du secrétariat d’Etat à la Maison du roi. Dans une forme de concurrence mémorielle, cet ensemble de papiers accumulés depuis 1716 entre les murs de la prison bénéficie alors d’une nouvelle politique de conservation, passant par la construction d’une salle d’archives. De ce changement matériel découle la mise en évidence d’un point de bascule dans l’usage d’un corpus retraçant autant l’activité policière dans la capitale parisienne qu’un pan de la justice royale alors fortement contestée.

Mots-clés : archives, mémoire, police, Paris, Bastille.


Marie-Elisabeth Jacquet est chargée de recherches documentaires à la Bibliothèque de l’Arsenal (2020-2024). Elle travaille sous la direction de Vincent Milliot (IDHE.S Paris 8) à la préparation d’une thèse consacrée aux papiers de la police d’Ancien Régime, essentiellement à partir du fonds Bastille de la Bibliothèque de l’Arsenal. De part et d’autre de la coupure révolutionnaire, il s’agit d’étudier un corpus qui fut successivement mémoire vive d’une institution de régulation de la vie urbaine puis matériau premier d’une légende noire de la police. Les usages professionnels et politiques des archives au XVIIIe siècle se trouvent ainsi au cœur de ce travail en cours.


Introduction

J’ai l’honneur de vous prévenir Monsieur que M. Le comte de Oelz se propose d’aller demain mardy à la Bastille vers onze heures du matin. Je ferai mon possible pour m’y trouver avant son arrivée. Mais dans le cas où je ne pourrais m’y rendre avant ce prince, je vous prie de le conduire dans la chambre du conseil, la salle des archives, une ou deux chambres de prisonniers et dans les autres endroits qu’il pourra voir sans inconvénient, en observant d’éviter qu’il puisse apercevoir aucun des prisonniers.[1]

Ainsi s’ouvrent les directives adressées le 27 septembre 1782 par le Lieutenant général de police Jean-Charles-Pierre Lenoir à Bernard-René Jourdan de Launay, gouverneur de la Bastille[2]. Sur ce même courrier, une apostille précise ultérieurement qu’il a été « rendu compte le 28 7bre au ministre de la visite de M. le comte de Oels, qui est le prince henry, frère du roy de Prusse ». A la lecture de cette courte missive administrative, la Bastille apparait comme bien plus qu’un lieu d’enfermement dont l’ombre massive et menaçante couvre le faubourg Saint-Antoine et effraie les Parisiens[3]. La prison s’y fait au contraire relativement ouverte et accessible, lieu d’exposition de la monarchie et de ses dispositifs de pouvoir pour un émissaire étranger[4]. Elle semble enserrée dans un système de gouvernement dépassant la seule échelle du pénitentiaire et du carcéral, la visite de ce prince étranger impliquant certes le gouverneur de la forteresse, mais aussi le Lieutenant général de police et surtout le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Amelot, qui dès le lendemain se fait raconter cette visite au parfum politique et diplomatique.

Dans le parcours proposé par Lenoir pour la venue de celui qui n’est donc rien moins que le frère de Frédéric le Grand, la mention d’une « salle d’archives » a de quoi surprendre. La Bastille, un lieu d’archives ? Si les historiens connaissent bien le fonds identifié aujourd’hui sous son nom à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, s’ils et elles l’ont exploité de façon pionnière pour faire une histoire « par en bas » du peuple de Paris au XVIIIe siècle[5], peu se sont intéressés aux conditions historiques de naissance de ces traces du passé, entre les murs d’une prison. On propose donc ici de revenir sur les circonstances concrètes de leur conservation, sur leur classement, et plus encore sur leur fonction mémorielle préexistante à leur utilisation par la recherche historique contemporaine, avec l’idée que les archives dites « de la Bastille » ont une histoire, tant matérielle que sociale et politique[6]. En prenant, en somme, le tournant archivistique proposé par les sciences humaines depuis une dizaine d’années, cette contribution tente de « problématiser les archives »[7] déposées la Bastille, en évitant d’en faire un donné immuablement fixé par leur institution productrice, ou d’y voir l’expression d’une bureaucratisation policière achevée. Au contraire, l’attention portée à leur trajectoire dans les années 1780 souligne, par une étude de cas, la complexité de leur inscription dans un ensemble institutionnel plus ample que la seule Lieutenance.

De ce point de vue, l’histoire du dépôt durant cette décennie révèle toute l’instabilité de cette supposée « forteresse de papier »[8], même après plus d’un demi-siècle d’existence. Créées en 1716 par ordonnance royale d’un Régent intéressé aux savoir-faire administratifs, mises en service début 1717, les archives conservées à la Bastille connaissent au cours de cette décennie de profondes transformations[9]. Transformations au sens propre, puisqu’une campagne de travaux et de réorganisation du fonds se déploie entre 1782 et 1788 ; elle aboutit à la création de « nouvelles archives », stockées dans une galerie dédiée. Transformations au sens large, puisque ce dépôt fait dans le même temps l’objet d’un réinvestissement et d’un regain d’intérêt de la part du secrétariat à la Maison du roi ; ce dernier en avait jusqu’ici laissé l’administration pleine et entière à la Lieutenance générale de police de Paris, théoriquement placée sous sa tutelle. Depuis la lieutenance du marquis d’Argenson[10], la police parisienne d’Ancien Régime accumulait, à la Bastille, ses « technologies de papiers »[11] -registres, répertoires, carnets-, outils d’une mémoire écrite de l’action policière et de ceux et celles qu’elle vise. Entre les murs de la prison viennent donc s’archiver, pendant des décennies, correspondance, notes et instruments de travail des hommes travaillant à la Lieutenance, aux côtés des dossiers de prisonniers et documents nécessaires à l’administration de la prison. A cet égard, parler d’archives « de la Bastille » s’avère partiellement trompeur. Comprenant également les archives de la police de Paris, rouage primordial de la machine du gouvernement (quel roi peut se passer de l’ordre dans sa capitale ?), ce fonds revêt en effet une portée plus vaste et s’élève alors « en pratique au rang des archives centrales de la monarchie »[12]. D’où cet emplacement de choix, et la visite du comte d’Oels à cette « salle d’archives », un jour de septembre 1782.

Partant donc du constat que ces archives qui ne sont pas tant de que dans la Bastille, c’est l’histoire d’un lieu de mémoire -au sens propre- sédimenté tout au long du XVIIIe siècle qu’il faut en premier lieu interroger, au long de dix années de changements constants[13]. Dans le détail, quelle est la part du fonctionnement policier, carcéral, mémoriel, dans ce lieu-collection ? Et en quoi cette hybridité, caractéristique des lieux de dépôt au XVIIIe siècle[14] intervient-elle dans l’offensive institutionnelle menée à la Bastille par la Maison du roi dans ces années 1780 ?

En parcourant la trajectoire de ce fonds pendant la cruciale décennie 1780, on en vient à penser que la spectaculaire dispersion des archives conservées à la Bastille par les révolutionnaires le 14 juillet 1789 a finalement fait écran à la mort programmée et en somme déjà advenue du fonds de la Lieutenance générale de police.

Les archives dans la Bastille, préoccupation personnelle d’un Lieutenant général sous pression

Discret débouché de l’activité policière dans la capitale depuis leur création sous la Régence, les archives policières conservées à la Bastille n’en constituent pas moins une mémoire disponible pour l’administration de la ville et la connaissance de ses habitants[15]. Reposant par définition sur l’accumulation de documents au long des années, ces dernières confrontent la Lieutenance au défi logistique de leur inscription dans le temps après plusieurs décennies d’existence : comment poursuivre une mise en archives durable de la police dans un lieu de stockage quasi-improvisé ? Attaché à l’écrit comme gage de formalisation des procédures et de professionnalisme de ses agents, le Lieutenant général Lenoir se fait bientôt homme de la situation.

L’archivage comme régulateur de la crise de croissance de la bureaucratie policière

Au tournant de la décennie 1780, il devient évident pour les acteurs de la police parisienne d’Ancien Régime que se produit en son sein une forme d’emballement bureaucratique, une crue de papiers nuisible à sa propre efficacité. Si policer Paris au siècle des Lumières consiste en des actions de terrain (règlements de conflits, enquêtes, mais aussi administration urbaine au sens large), le travail de bureau qui l’accompagne pour formaliser ces procédures et en garder mémoire forme également une part importante de la mission de la Lieutenance. Mais au fil des années, cette production écrite policière prend une ampleur et des proportions hors de portée pour cette administration dotée de peu de moyens humains[16].

Le Lieutenant général Lenoir souligne l’ampleur du défi dans ses mémoires écrits en exil après la Révolution :

Plus la quantité de papier devenait considérable, plus il convenait qu’ils fussent tenus en ordre. Tous les papiers n’étaient pas de nature à être enregistrés ; il importait que l’indication de ceux qui devaient être conservés en rendît la recherche facile. J’ai chargé spécialement un commis du bureau de dresser à l’aide des chefs de département des répertoires au moyen desquels on a inventorié les pièces à conserver.[17]

Prenant le problème à bras le corps, le chef de la police parisienne (1774-1775, puis 1776-1785) a donc cherché dans l’exercice de ses fonctions à canaliser un « considérable » flux documentaire. Dépêchant un commis de son propre bureau, il conçoit et organise un travail d’inventaire, de sélection, et d’indexation préalable à la conservation des documents produits dans les départements spécialisés de la police mis en place au mitan du siècle par ses prédécesseurs Berryer (1747-1757) et Sartine (1757-1774). Les « répertoires » qui en résultent auraient constitué, s’ils n’avaient été perdus, de précieux indicateurs de ce qu’il importait à la police de thésauriser. Quoiqu’il en soit, on peut relever que la logique n’est pas à la conservation systématique, mais à l’économie. Lenoir s’inscrit ainsi dans la continuité de la politique d’Antoine de Sartine qui envoyait en 1765 une directive aux commissaires sur la tenue de leurs actes administratifs. Le principe était le même : adopter des usages plus parcimonieux et réfléchis de la production de papier, avec en l’occurrence l’adoption d’un formulaire pour rendre compte des déclarations de vol, au lieu d’une déclaration rédigée à l’appui d’un procès-verbal. Sartine en proposait lui-même la structure[18], tout comme Lenoir conçoit de son propre chef le travail préparatoire à l’archivage.

Les initiatives et orientations de ces deux magistrats à l’égard des pratiques de l’écrit policier convergent ainsi dans leur souci d’un usage raisonné et contenu de cette production documentaire professionnelle et administrative. Pour l’un comme pour l’autre, tout l’enjeu réside dans le circuit de remontée des informations vers le bureau central de la Lieutenance, équivalent d’un « cabinet » du « ministre de Paris », comme on désigne parfois le Lieutenant. Ce dernier doit n’en recevoir, semble-t-il, ni trop…ni trop peu ; les restrictions requises en cette fin de siècle ne doivent pas supprimer les efforts entrepris depuis la magistrature Berryer pour mettre en forme et codifier l’agir policier. Ainsi, tout comme Sartine requérait une gestion en amont des informations envoyées par les commissaires vers son bureau, Lenoir, sur le même schéma, calque la collecte des archives policières à ce circuit de remontée des informations, organisant le processus de versement depuis les bureaux. Au sommet de la pyramide informationnelle architecturée par la hiérarchie policière[19], le Lieutenant général Lenoir voit ainsi converger vers lui depuis ses services l’information « chaude », problèmes et affaires en cours traités par ses agents, et l’information « froide », passée, conclue, d’anciens dossiers.

Les archives au secours d’une police éclairée

Si cette centralisation de l’information semble efficace et pertinente pour administrer quotidiennement les affaires parisiennes, comment comprendre a contrario l’intérêt personnel d’un personnage de premier plan de la monarchie pour cette question si peu directement opérationnelle que celle des archives ? Pourquoi, en ce XVIIIe siècle finissant, penser l’archivage policier ? Figure type du « policier des Lumières »[20], féru de sciences et d’expériences à mettre au service de la cité, Lenoir possède probablement une certaine appétence pour la « logistique des savoirs »[21], soit l’action organisatrice, catégorisante et enregistreuse, permettant d’embrasser des connaissances en nombre croissant. Mais il ne serait pas tout à fait exact de considérer l’intérêt de Lenoir pour l’art classificatoire de l’archivistique comme une pure et simple importation dans sa pratique professionnelle d’une marotte scientifique personnelle. Ses écrits en témoignent : le souci de conservation des papiers de la police n’est pas tant pour lui l’expression d’un « goût de l’archive »[22] qu’un réel besoin institutionnel pour une Lieutenance en crise.

Les années d’exercice de la charge de Lieutenant général de police de Lenoir correspondent en effet à une période de profonde remise en cause de cette administration à peine centenaire. Les réformes de Turgot, ouvrant le marché des grains à la concurrence (1774-1776) et prévoyant la suppression des corporations de métier (1776), malmènent la police parisienne dans sa dimension régulatrice de l’ordre urbain et dans sa mission de garante des cadres sociaux de la monarchie[23]. Ses domaines d’intervention se contractent. Sur la question des grains par exemple, plus question de réguler en amont l’approvisionnement des marchés parisiens pour éviter mouvement de foule et mécontentement au moment de la vente. Face à la libéralisation des transactions, ne lui reste que le rétablissement de l’ordre en aval si les ventes dégénèrent, en bref, le seul recours à la force. Lenoir fait personnellement les frais de ces nouvelles orientations : en porte-à-faux avec cette politique qu’il désavoue mais doit mettre en œuvre[24], il est rapidement démis de ses fonctions en février 1775, remplacé pendant quelques mois par Albert avant son rappel en 1776, année de fermeture de cette parenthèse libérale. Or, si pour Lenoir les archives de police ont quelque importance, c’est qu’elles ont un rôle à jouer dans la restauration du lien alors durablement abîmé entre les habitants de la capitale et la Lieutenance parisienne[25]. Ces dossiers « froids » versés à la Bastille sont autant de preuves du paternalisme, de la prévention, du professionnalisme avec lequel les agents de la police agissent au « service du public » parisien. Le recours à l’écrit, conservé aux archives, est conçu à lui seul comme une garantie contre l’arbitraire et les formes autoritaires de police, que les années Turgot avaient encouragés[26]. Sous la plume de Lenoir dans ses Mémoires, les compétences écrites des agents de la police sont en somme un rempart contre les abus que rendent possible la fréquence des procédures administratives. Leur caractère potentiellement arbitraire se voit -en théorie- désamorcé par une codification des procédures qu’il importe dès lors de protéger au dépôt.

Améliorer un dépôt gagné par l’improvisation

Les marques d’intérêt pour ce chaînon discret de la grande machine policière peuvent être trouvées, sur un plan plus concret, dans diverses commandes réalisées au tournant de la décennie 1780. Plusieurs reçus comptables permettent de relever l’achat de matériel de bureau au papetier Postiens, marchand de la rue Saint-Antoine. Le premier, du 30 mars 1779, témoigne de l’achat pour 24 sols de papier réglé (quadrillé)[27] ; le second, du 20 août 1780, de l’achat de « boettes [boîtes] de grandeur extraordinaire » et d’étiquettes, pour un total de 55 livres 10 sols[28]. Ces investissements matériels soulignent bien, du reste, la spécificité des tâches du « bureau des archives ». Il s’agit d’enregistrer, mettre en tableau, consigner les pièces déposées, ce que permet le papier réglé, dont la police est friande depuis les débuts de son histoire bureaucratique sous Berryer[29]. Il faut aussi, au moyen de boites semble-t-il fabriquées sur mesure et d’étiquettes, conserver et identifier les papiers versés. L’emploi de ce matériel accompagne la transformation du papier, qui de document administratif, vestige de l’activité d’un bureau de police ou pièce de dossier d’un prisonnier, se fait monument de l’activité de la Lieutenance[30].

Dans le détail, ces deux achats coup sur coup donnent à voir un processus d’archivage où l’enregistrement prime la conservation, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Faute de conditions matérielles de conservation satisfaisantes, l’important est donc d’abord d’écrire la possession de la pièce, plus que de la préserver à tout prix d’une éventuelle dégradation. S’il est excessif de tirer des conclusions définitives sur l’esprit du travail des archivistes à partir de deux simples reçus, d’autres éléments viennent confirmer le caractère paradoxalement secondaire de la conservation des documents policiers au dépôt de la Bastille. Commençons par une lettre de Duval, premier secrétaire du Lieutenant général, mais se présentant ici sous l’étiquette de « garde des archives », fonction qu’il est le premier à assumer lors la création du dépôt en 1717[31]. Datée du 9 août 1772, elle décrit l’éparpillement des papiers de la prison et de la police dans la forteresse, mentionnant un « dépôt », mais aussi « une salle par bas du château attenant la salle du conseil », « un endroit au pied de la tour de la chapelle », et enfin « la salle qui est au-dessus des cuisines » comme lieux multiples de stockage des papiers, dans des conditions de conservation donc relativement improvisées[32]. Dans un mémoire adressé le 26 mai 1782 au roi Louis XVI, Amelot, secrétaire d’Etat à la Maison du roi, reprend ce constat et explicite les difficultés ainsi posées pour demander la construction d’une salle dédiée aux archives dans la forteresse royale de la Bastille.

Le lieu qui renferme ce dépôt important est sombre, humide, et dans une forme tellement incommode que l’on a peine à trouver des papiers quoiqu’indiqués par des registres et répertoires tenues aves la plus grande exactitude.[33]

De fait, l’architecture carcérale de la Bastille, fragmentée par huit tours, ne permet pas la centralisation nécessaire pour constituer une série de magasins véritablement continus, et encore moins une salle d’archives. A lire les archives de ces archivistes, pas moins de sept lieux de dépôt des documents sont dénombrables dans le bâtiment au début des années 1780. Comme le souligne Amelot, le travail d’enregistrement des pièces est alors vidé de sa substance par cette « course à l’espace »[34] qui ne permet pas de bonnes conditions de conservation. Le commissaire Chenon en fait le constat peu ragoûtant en 1783 : des documents stockés « dans le magazin » et « dans le cabinet derrière la chambre du conseil », « dans un autre cabinet qui est attenant la chambre qui est au dessus de la cuisine », ainsi que « dans un réduit sous l’escalier du trésor », « la majeure partie est ou rongée de vers ou pourrie d’humidité »…[35]

Cette conservation interstitielle et au fil de l’eau dans un bâtiment qui reste avant tout une forteresse devient donc un véritable problème en cette fin de siècle, alors que s’accumulent une masse toujours plus importante de documents issus de plusieurs décennies d’activités de la police et de la prison. Pour éviter le stockage à même le sol, des étagères sont commandées au menuisier Wattines en 1780[36]. Ce dernier est de nouveau sollicité en 1781 par Boucher, garde des archives, pour remplacer une commode (meuble domestique) par « deux corps de tablettes pareilles aux deux qu’il a déjà placés dans l’embrasure des deux croisées » du dépôt[37].

Ces quelques mouvements à la marge sous une Lieutenance sensible à la codification des procédures et au recours à l’écrit souligne l’actualité (voire le renforcement) de l’intégration d’un dispositif d’archives aux rouages de l’« admirable police » parisienne[38].

1782-1783 : les transformations d’un lieu d’archives

Au dépôt des archives à la Bastille en 1779-1780, l’heure est donc à l’amélioration d’un dispositif de plus en plus sollicité par l’atrophie bureaucratique de la Lieutenance, au moment-même où les exigences de mise à l’écrit de l’action policière se font plus pressantes. Quelques années plus tard, une impulsion nouvelle est donnée au développement de ce lieu de mémoire professionnelle. En réponse à cette crise de croissance des archives, où l’inflation documentaire constante rend d’autant plus criant le manque de place structurel, les cordons de la bourse royale viennent à se desserrer, et donnent naissance à un édifice d’un genre nouveau : une galerie d’archives.

Un volontarisme inédit : le projet Amelot

On a déjà évoqué plus haut le mémoire adressé par Amelot à Louis XVI, le 26 mai 1782[39]. Par ce court texte, le secrétaire d’Etat à la Maison du roi requiert du souverain les fonds nécessaires à l’élévation d’un « bâtiment en forme de galerie », soit 12 000 livres. Justifiant la dépense, l’importance du dépôt de la Bastille est opportunément mise en avant, sur la base de deux arguments majeurs. D’abord, l’histoire :

Depuis 1660, même avant la création d’un Lieutenant de Police, on a renfermé avec grand soin les pièces et papiers relatifs à toutes les personnes conduites et détenues à la Bastille en vertu des ordres du roy.

La collection en est immense et précieuse et le soin de veiller à sa conservation a paru de telle conséquence que l’on a préposé deux gardes des archives qui en sont spécialement chargés.[40]

Ensuite, les chiffres. Le mémoire d’Amelot estime à 4000 les dossiers de prisonniers conservés à la Bastille, contenus dans 400 « volumineux » cartons[41]. Cette quantification des fonds, conjuguée à leur ancienneté, renvoie au souverain l’image d’une mémoire de sa justice et de sa protection envers ses sujets – à laquelle répond l’enfermement des estimés déviants. Au dépôt « sombre, humide, et […] incommode » de la Bastille[42], c’est donc tout un pan de la mémoire de monarchie, conséquente et sédimentée à travers les règnes, qui semble en péril. L’imminence du danger de sa destruction rend pour le secrétaire d’Etat « aussi nécessaire qu’essentiel d’employer le moyen capable de mieux tenir en ordre les papiers de la Bastille »[43]. Mais sous la plume d’Amelot, où alors est la police ? La présence de ses papiers archivés n’est pas mentionnée, mais le rappel de « la création d’un Lieutenant de police » (en 1667) et de la présence de « deux gardes des archives » suffit à suggérer le contexte de gestion du dépôt, compétence policière depuis le décret royal autorisant sa création en 1716. Posant l’enjeu historique et mémoriel des travaux demandés, Amelot fait mouche et obtient l’ampliation royale pour la somme requise. L’affaire est entendue, et s’avère financièrement avantageuse pour la Lieutenance. Les travaux d’amélioration de ses archives sont en effet placés, sur proposition d’Amelot, sur les états de dépense de la forteresse, qui en paiera les mensualités pendant six ans.

Les « nouvelles archives » : dépôt et travaux

L’accord donné à la construction d’une galerie pour sauvegarder les papiers stockés, plus que conservés, à la Bastille ne tarde pas à se voir suivi d’effets. Dès le 8 juin 1782, Lenoir écrit à Launay, major de la Bastille afin qu’il presse Lefebvre, conducteur des travaux, de commencer le chantier pour « profiter de la belle saison »[44]. De fait, la construction de la galerie commence le 22 du même mois, dans des délais extrêmement rapides après l’aval de Louis XVI. En réalité, au vu des difficultés relevées dans la gestion du dépôt dès avant la lieutenance de Lenoir et les tentatives d’y remédier en 1779-1780, il est fort probable que le projet était en réflexion de longue date, n’attendant que l’accord du souverain. Amelot fait ainsi allusion dans son mémoire aux « gens de l’art consultés », témoignant du travail préparatoire réalisé, certainement afin de comparer plans et devis[45]. Ces divers projets architecturaux n’ont semble-t-il pas été conservés, pas plus qu’on ne dispose d’une description complète de la galerie d’archives qui voit donc le jour en un an seulement. Un détour post-révolutionnaire par les plans dressés au moment de la démolition de la prison permet toutefois d’apprécier l’ampleur du changement apporté par cet ouvrage d’art. En comparant ces levées aux plans de la forteresse royale dressés avant 1782[46], on identifie aisément un nouvel ensemble rectangulaire, surgi dans la cour intérieure de la prison, collé au mur d’enceinte courant de la tour de la Berthaudière à la tour de la Bazinière[47]. Les discontinuités des traces au sol correspondent d’ailleurs bien à la représentation de différents arcs de galerie (au nombre de trois). En outre, l’identification de ce bâtiment dans la légende des relevés de l’architecte Cathala avec la lettre « M » le fait correspondre à un « dessous des archives ». Il se peut, comme le suggère aussi le plan de l’architecte Mathieu en coupe transversale, que ces « nouvelles archives » comme les désignent désormais les sources, aient été pour partie souterraines, optimisant là aussi les conditions de conservation[48].

S’il est difficile d’aller plus loin dans la description sur la base de représentations iconographiques de la galerie d’archives de la Bastille, un certain nombre de devis et de factures permettent de documenter son aménagement intérieur. Amelot est plus elliptique sur ce point dans son projet, même s’il est relativement précis sur la question du classement des documents accueillis. Se trouveront dans la galerie « des cartons contenant tous ces papiers [qui] seront rangés par ordre de dattes de manière qu’il sera pourvu à la conservation de toutes les pièces tant anciennes que nouvelles, et que la recherche et vérification en deviendront plus faciles ». Dans l’« Etat des mémoires pour les ouvrages de différentes natures, faits pour l’établissement de la salle des archives du château royal de la Bastille », on relève ainsi la commande de 819 cartons (soit le double du nombre présenté par Amelot) « dont 11 plus grands, le tout numéroté ». S’ajoutent une « échelle de bibliothèque pour atteindre les cartons », un « tapis de drap vert » et six chaises paillées. Le commissaire Chenon, spécialisé dans la charge de la Bastille, venant organiser l’installation des documents dans la nouvelle salle en juin 1783, évoque quant à lui des « tablettes », et mentionne la présence d’une « antichambre »[49]. La liste de ces fournitures compose donc enfin un véritable espace de travail dédié à la gestion du papier, dans un esprit de discrétion, à en juger par la forme étroite des fenêtres réalisées[50] (des jalousies) et le montant du devis en serrurerie (pas moins de 800 livres).

N’est-ce donc alors que cela, la salle d’archives idéale à la fin du XVIIIe siècle ? Si les éléments dont nous disposons sur l’intérieur de la galerie font état d’un dispositif plutôt sobre et chiche[51], sans recherche de prestige, l’existence d’un bâtiment dédié au classement et à la conservation de papiers administratifs hors d’usage est en soi assez exceptionnelle[52]. Le vocable de « nouvelles archives » adopté dès la fin des travaux à l’été 1783 dans toute la correspondance de la Lieutenance signifie l’ampleur de ce saut qualitatif sans équivalent dans l’histoire de ce dépôt, centralisant les informations issues des activités de police dans la capitale.

Nouvelles archives, nouveaux archivistes ?

Au-delà des seuls travaux, les transformations matérielles et architecturales engagées à la Bastille en 1782-1783 se prolongent dans une nouvelle organisation du travail au dépôt. Depuis la création des archives en 1716-1717, ce dernier était confié au personnel de police. A cette date, un garde des archives et un commis sont systématiquement désignés pour travailler au fonds. Souvent par ailleurs secrétaire des bureaux centraux du Lieutenant général, le garde des archives est alors la pierre angulaire du dispositif, à la jonction entre la production documentaire des services de la Lieutenance et leur archivage. Il est l’organisateur de cette mémoire administrative, mi-opérationnelle, mi-historique qui se sédimente autour de l’institution policière de la Régence aux années de règne de Louis XVI. Avec le gouverneur de la forteresse (qui entretient une correspondance quotidienne avec la Lieutenance), ainsi qu’avec le commissaire spécialisé en charge de la prison, ils forment une unité informelle de la police, hommes de confiance du Lieutenant, pour le compte duquel ils manipulent des informations qui, bien que passées, restent sensibles. La conservation à la Bastille de dossiers de prisonniers, livres interdits, registres d’anciens inspecteurs, correspondance d’agents de la Lieutenance signifie assez leur inclusion, au-delà des ans, dans la sphère du secret du gouvernement dont ces agents sont les discrets manutentionnaires[53].

C’est d’ailleurs l’un des piliers du dispositif, le commissaire Chenon, qui se voit chargé du grand chantier documentaire consécutif à l’achèvement de la galerie[54]. Ce « travail exceptionnel », réalisé de juillet à août 1783, atteste du fait que la Lieutenance garde les coudées franches dans l’organisation du dépôt immédiatement après les travaux[55]. La mission de Chenon, commissaire chevronné, chargé « département » de la Bastille en 1774, syndic de la compagnie des commissaires pendant neuf années consécutives, consiste, en habitué des lieux et homme de confiance du Lieutenant général, à rassembler les fonds dispersés dans la forteresse, à trier et éliminer les plus dégradés, bref à mettre en place les « nouvelles archives », avec l’aide du commis Vilgruy[56]. L’été 1783 consacre donc la mise en place d’archives policières (affaires et papiers de police tombés en relative désuétude) et carcérales (dossiers de prisonniers et administration de la prison). Dans et par cette galerie, la Bastille devient plus qu’un simple dépôt ; c’est désormais à la fois une collection de documents, un lieu défini, une sous-branche de l’institution policière parisienne, soit des archives au sens moderne du terme[57]. Si une inauguration n’est évidemment pas envisageable, le nouvel espace est présenté à Amelot le 18 février 1783[58], puis au secrétaire de police et garde des archives Martin et à un commis du dépôt du Louvre par Lenoir[59], qui peut se targuer d’avoir à sa main du lieu dédié à l’archivage de son administration.

Mais à compter du 2 juin 1784, les choses se gâtent ; le monopole policier sur les archives conservées à la Bastille se fissure. Par un ordre de Breteuil, nouveau secrétaire d’Etat à la Maison du roi depuis octobre 1783, un commis supplémentaire est dépêché au dépôt. Nommé Bouin, il est reçu à la Bastille par le Lieutenant général en personne[60]. Les tâches qui lui ont été confiées concurrencent pourtant directement le travail des gardes des archives issus des rangs de la police[61]. Que dire en effet à Chenon et Martin lorsque le nouveau venu se voit assigner la tâche de « mettre en ordre les papiers des archives de la Bastille » ? L’arrivée en sus d’un certain Mariage ne fait que renforcer cette présence nouvelle de la Maison du roi dans les archives et la prison[62]. La correspondance quotidienne envoyée par Launay permet du reste de déceler une certaine méfiance à l’égard de Bouin et Mariage, puisque leurs entrées et sorties sont consignées dans le journalier de la Bastille, malgré le laisser-passer qui leur a été donné à leur arrivée. En dépit d’un travail quasi-quotidien aux archives jusqu’en décembre 1788, ils restent comme étrangers à l’administration de la prison, là où jamais, par le passé, les allées et venues de policiers ou commis de la police au dépôt n’avaient été notés si scrupuleusement. Cet enregistrement systématique permet par ailleurs de collecter quelques données sur le rythme de travail de ce tandem parachuté. Se répartissant la journée (Bouin oeuvrant plutôt le matin, Mariage l’après-midi, cumulant à eux deux « jusqu’à 9h » de travail), ils font montre d’une certaine assiduité qui leur vaut parfois d’être qualifiés d’ « employés aux archives »[63]. Leurs tâches, qui demeurent mal définies hors des attributions classiques d’un archiviste (trier, classer, enregistrer, conserver), semblent par ailleurs justifier un salaire relativement élevé, de l’ordre de 250 livres tournois mensuelles pour Bouin et 100 pour Mariage[64]. La hauteur de leur rémunération, comparée celle d’un policier (124 livres tournois pour Chenon, au titre de commissaire chargé de la Bastille), la date de fin de leur mission, qui correspond à celle du départ de Breteuil (à l’hiver 1788), leur positionnement institutionnel enfin, semblent concourir à en faire des hommes de main du secrétaire de la Maison du roi, l’aidant par leur présence et leurs travaux à reprendre l’ascendant sur le dépôt, au détriment d’une Lieutenance de plus en plus effacée. La marginalisation progressive de l’ancienne organisation de la gestion des fonds de la Bastille (gouverneur, commissaire, garde des archives) se traduit ainsi par l’aveu d’échec de Launay, qui, en octobre 1787, écrit au Lieutenant général de Crosne que

n’étant venu personne travailler aux archives aujourd’hui, je n’ai pu vous faire passer le dossier sur le sieur Rivière parce que je ne connais point leur arrangement[65].

Là où la communication de dossiers à la Lieutenance n’avait auparavant jamais été une difficulté, l’incapacité du gouverneur de la Bastille à se repérer dans les archives stockées dans la forteresse en dit long sur les changements à l’œuvre. Les années d’exercice de Breteuil sont donc celles d’une déprise de la police parisienne sur ses propres archives, alors que la construction de la galerie impulsée par Amelot lui fournissait enfin les moyens d’y mener un réel travail d’archivage. Comment dès lors, s’expliquer un tel rendez-vous manqué ?

D’une mémoire policière aux débats judiciaires : le dépôt réorienté (1783-1789)

Paradoxalement, tout dans la transformation radicale et heureuse du dépôt de la Bastille de 1782-1783 ne joue donc pas, à moyen terme, en faveur de la police d’Ancien Régime. Financièrement gagnante de ces travaux qui ne lui ont rien coûté -bien qu’ils intéressent directement ses activités bureaucratiques-, la Lieutenance voit son monopole de gestion des documents à la Bastille remis en cause par un offensif retour aux affaires du secrétariat à la Maison du roi dès 1783. Sur fond de débats sur la justice du souverain, de remise en cause du secret du gouvernement et de tensions avec le Parlement, les archives stockées dans la Bastille se voient petit à petit vidées de leur substance policière.

Le programme de Breteuil

L’arrivée de Bouin et Mariage à la Bastille à partir de l’été 1784 n’est pas un épiphénomène dans l’histoire du dépôt d’archives. Elle s’ajoute à toute une série de mesures prises par le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Breteuil destinée à marquer le retour de son ministère dans les affaires de la prison[66]. Dans la correspondance échangée entre le gouverneur de la Bastille et le Lieutenant général de police, il se fait acteur de ces archives comme jamais aucun de ses prédécesseurs ne semble l’avoir été. Si par exemple Amelot écrivait le 16 mai 1782 au chef de la police parisienne pour obtenir, pour son ami le major Chevalier, un « pied carré » dans le dépôt de la Bastille afin d’y conserver les papiers familiaux du vieil homme[67], son successeur Breteuil renverse complètement le circuit de commandement, décidant de la forme du dépôt et imposant son propre rythme à la police.

Le ministre est ainsi à la manœuvre dans le déménagement d’une partie des papiers présents dans la forteresse à la Bibliothèque royale[68]. C’est lui encore qui provoque en 1785 le versement des dossiers des années 1768-1775 restés à la Lieutenance au moment de la succession de Lenoir, que remplace Louis Thiroux de Crosne[69]. C’est lui toujours qui met fin aux éventuels versements ultérieurs depuis les bureaux de police[70] ; la mémoire policière à la Bastille s’arrêtera donc en 1775. En revanche, la documentation plus strictement carcérale se voit renflouée par le versement des archives de Vincennes au côté des dossiers des embastillés en 1784[71]. Dans la foulée de la réforme hospitalière engagée par Necker, occasionnant la disparition d’un certain nombre de lieux d’enfermements[72] -et par là le versement de leurs papiers -, les archives de la Bastille voient leur dimension carcérale réaffirmée, là où leur composante policière, non réactualisée, se fait proportionnellement plus mince. Dès lors, si les dossiers de prisonniers de la Bastille se comprenaient auparavant en regard d’une activité policière de connaissance administrative des individus, ces mêmes dossiers, additionnés à ceux de Bicêtre forment un vivier pour penser et dire la justice du roi à travers les âges, loin des considérations utilitaires et logistiques des bureaux de police.

Des archives plastiques : répondre à la crise de la justice royale

En somme, on assisterait donc après les travaux entrepris à la Bastille à une réorientation et un changement de portée de ce dépôt d’archives, conçu comme un conservatoire de la justice royale. De ce point de vue, le droit de regard donné par le financement de la galerie par les deniers royaux s’avère à terme funeste pour la Lieutenance, qui n’est plus seule maître à bord. Désormais, c’est son secrétariat de tutelle, la Maison du roi, qui fait usage du lieu. Certes, les sources présentes entre les murs de la galerie n’ont pas changé. Mais là où la police parisienne voyait la somme des savoirs accumulés sur des générations d’affaires et de cibles potentielles, on pouvait aussi (et le mémoire d’Amelot de 1782 le suggérait d’ailleurs déjà) trouver des réponses au débat constant visant la justice du souverain. Les archives déposées à la Bastille forment aussi, du point de vue de la monarchie, un réservoir de preuves et d’exemples de l’administration d’une justice paternelle et non arbitraire, et ce par-delà les règnes. S’y concentre en effet la documentation qui focalise les critiques : les « ordres du roi » (ou lettres de cachet), procédure d’arrestation administrative régulièrement décriée tant par les pamphlétaires que par les grands commis de l’Etat. Engagée dans une décrue de l’octroi de ces ordres, le secrétariat d’Etat à la Maison du roi fait ainsi main basse sur tout un pan d’histoire de la justice royale en travaillant sur ces archives, tandis que les attaques de l’opinion publique se font toujours plus pressantes[73]. Cette collection de procédures intéresse même au plus haut sommet de l’Etat, dans un esprit de réforme : l’ancien directeur de la Librairie Malesherbes emprunte ainsi les registres d’ordres du roi dressés en son temps par le major Chevalier[74]. Quelques années plus tard, il apporte sa pierre au débat sur la réforme judicaire via un mémoire sur cette modalité décriée de la justice royale[75].

Rejoignant cette dimension historique du travail sur les archives de la prison, on trouve parallèlement une collection des notes sur les prisonniers, non datées et non signées ; soit la preuve d’une mise en écriture à partir des dossiers constitués et conservés à la Bastille. Parmi elles, un fascicule de plus de 200 pages livre une « histoire de l’affaire des poisons » écrite entre les murs de la prison, peut-être par Bouin et Mariage[76]. Quels qu’en soient leurs auteurs, ces documents attestent d’une production historique endogène au dépôt, attestant du bien-fondé de l’exercice de la justice du roi. Cette production constitue un véritable vivier (constitué ad hoc ?) pour la défense de la justice royale[77]. Notons par ailleurs que la justice parlementaire semble fourbir de son côté les mêmes armes[78]. Le puissant et turbulent Parlement de Paris est en effet également engagé, dans cette décennie 1780, dans un travail de fonds sur ses archives. La compilation d’un inventaire des procédures criminelles par ses archivistes n’est pas sans rappeler le souci constant de classification et d’enregistrement qui se manifeste à la Bastille. Bien que les prisonniers y soient de moins en moins nombreux, l’enregistrement des ordres du roi (émetteur, date d’émission) se poursuit en outre avec zèle jusqu’en 1789[79].

De toute évidence, le travail sur archives dans un moment de profonds remous politiques tel que la décennie 1780 vient mobiliser le pouvoir de légitimation de la collection constituée, amassée au fil des ans. Posséder des archives, n’est-ce pas déjà être une institution forte, car inscrite dans le temps long du pouvoir ? En travaillant ses archives, une institution s’écrit, se définit et se donne un périmètre d’action[80]. Elle se cherche et se trouve une coutume, point nodal de toute prétention au pouvoir dans la France moderne. Dans le cadre d’une crise institutionnelle profonde de la monarchie et des débats ouverts sur la justice royale, il semble qu’on puisse trouver là les raisons suffisantes au retour offensif de la Maison du roi à la Bastille sous Breteuil.

Quel avenir pour la police à la Bastille ?

Le mémorial de la police constitué à la Bastille est donc, passé 1784, sérieusement concurrencé par la nouvelle mainmise de la Maison du roi. Désormais largement minoritaires en nombre et en portée, les archives de la Lieutenance générale ne se voient en outre plus augmentées de nouveaux versements, et ne sont, au regard de la correspondance conservées, plus guère sollicitées. Replacer cette nouvelle ambition archivistique à la Bastille dans le contexte plus large d’une concurrence institutionnelle entre Maison du roi et Lieutenance ne semble pas contrevenir aux analyses de Jean-Charles-Pierre Lenoir. Ce dernier note dans ses mémoires que Breteuil aurait cherché à « faire revenir à son département des attributions qu’il prétendait avoir été usurpées par la finance et la police »[81]. Les années de Lieutenance de Lenoir ont vu en effet se diversifier les domaines d’action de la police parisienne, qui, après l’épisode critique des réformes, a souhaité se mettre toujours plus « au service du public », avec en ligne de mire l’amélioration de la vie urbaine dans la capitale[82]. Définie en 1786 par l’avocat Nicolas-Toussaint des Essarts comme la « science de gouverner les hommes et de leur faire du bien, l’art de les rendre heureux autant qu’il est possible et autant qu’ils doivent l’être pour l’intérêt général de la société », la police parisienne fait de plus en plus figure d’administration moderne et puissante, observée par les plus grandes monarchies européennes,[83] sous la bénédiction du souverain et dans une relative autonomie vis-à-vis des ministères. C’est cette ligne de partage des eaux dans la gestion de la capitale que vient interroger Breteuil, et une partie de la bataille pour cette démarcation semble alors se jouer à la Bastille[84], où les nouvelles méthodes de travail qu’il initie rendent après quelques années son propre fonds opaque à la police.

La décision de donner son terminus ad quem au fonds de la Lieutenance générale à la Bastille en 1775 a en outre cet avantage de ne pas intégrer à la mémoire de l’institution les initiatives d’un Lenoir, dont la Lieutenance n’existe pour ainsi pas au regard de cette seule documentation conservée[85]. Ce dernier voit même l’inimitié de Breteuil le poursuivre après sa sortie de fonction, puisqu’ il attribue une cabale montée contre lui à la Bibliothèque royale[86], où il oeuvre de 1784 à 1789, à un espion de Breteuil.[87]

Le contexte politique général des années 1780 incite toutefois à ne pas réduire la conduite de Breteuil à sa seule inimitié avec Lenoir, puisque ses prétentions perdurent après le départ du Lieutenant en 1785. Son successeur, Louis Thiroux de Crosne, ne semble agir aux archives que sur ordre de celui qui est bel et bien redevenu son ministre de tutelle. Les tensions qui se sont manifestées autour des archives conservées dans la Bastille témoignent ainsi d’une évolution du rapport des administrations de la monarchie à leur mémoire dans les années 1780. Or, c’est précocement, dès le début du XVIIIe siècle, que la Lieutenance s’est montrée sensible aux questions de mémoire institutionnelle. Ces dernières se sont d’abord imposées à elle pour des raisons pratiques, puis développées ensuite sur le terrain réflexif des « mémoires policiers »[88], écrits formulant une pré-histoire professionnelle de la police. La mémoire de la police parisienne d’Ancien Régime ne se fait véritablement historique qu’après la Révolution, relevant encore jusqu’en 1789 des savoirs administratifs mobilisables pour gouverner Paris. En attendant,, Breteuil a donc saisi l’occasion d’un fonds constitué par ailleurs pour commencer à construire l’histoire de la justice royale et à engager une reconquête des prérogatives jugées perdues de son ministère dans la gestion de la capitale.

Conclusion

Lorsque le 14 juillet 1789, les révolutionnaires prennent la Bastille et découvrent les archives qui y sont entreposées, le dépôt tel qu’intégré dans la grande machine policière parisienne n’existe pour ainsi dire déjà plus. Depuis la crise de croissance bureaucratique de la Lieutenance jusqu’à son utilisation pour l’affirmation institutionnelle pour la Maison du roi, la trajectoire de ce fonds voit triompher les vues d’un Breteuil qui n’y trouve plus tant une ressource pour gouverner Paris qu’une somme de savoirs historiques à thésauriser. Dans cette perspective, il n’est alors pas complètement hasardeux que la transformation matérielle du dépôt d’archives, sur le plan architectural comme archivistique, intervienne dans un moment de tensions aussi bien internes à l’appareil de gouvernement (vues de la Maison du roi sur les compétences de la Lieutenance générale de police de Paris) qu’externes, à son encontre (contestations croissantes de la justice du souverain). Se faisant plus judiciaire que policier après les travaux des années 1782-1783, l’édifice archivistique constitué à la Bastille évolue en tous cas dans le sens d’une réponse à cette mise en accusation constante de l’arbitraire royal que symbolisent les décriés ordres du roi conservés entre ses murs. Dans la foulée des travaux à la Bastille, le retour de la Maison du roi sur le devant de la scène signe ainsi un nouveau moment dans l’histoire du dépôt, consistant en une habile récupération d’archives de police, initialement sédimentées pour des raisons pratiques (mémoire professionnelle, recherche d’individus, voire jurisprudence), puis retravaillées au service de l’urgente question de la réforme judiciaire. Les regards changeants portés sur un même fond d’archives, la redéfinition de ses contours, l’évolution de ses conditions de conservation en elles-mêmes, tout porte alors à faire des archives dans la Bastille, véritable « lieu de tension » documentaire[89], un observatoire des institutions et de leur mémoire au XVIIIe siècle, et un objet d’histoire pour les historiens du XXIe.

 

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Vincent Milliot, Un policier des Lumières, suivi de Mémoires de J. C. P. Lenoir, ancien lieutenant de police de Paris, écrits en pays étrangers dans les années 1790 et suivantes, Seyssel, Champ Vallon, 2011.

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Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702.


[1] Bibliothèque nationale de France (désormais BnF). Bibliothèque de l’Arsenal (désormais BA), ms.12517, fol.18.

[2] L’année de datation est déchirée, mais la lettre est classée dans une pile de correspondance de 1782.

[3] Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt, « La « Bastille » dans l’imaginaire social de la France à la fin du XVIIIe siècle (1744-1799) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 30, n°2, 1983, p.196-234.

[4] Sur la prison comme espace paradoxal de circulations, voir Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Elisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 et Natalia Muchnick, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2019 et

[5] Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles, Paris, Gallimard, 1982.

[6] Une première histoire de ces archives a été réalisée en introduction du catalogue du fonds par son bibliothécaire Frantz Funck-Brentano : Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille, t.9, Paris, Plon, 1892. Récemment, Vincent Denis en a proposé un premier réexamen problématisé (« Quand la police a le goût de l’archive : réflexions sur les archives de la police de Paris au XVIIIe siècle», Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 183 à 203).

[7] Selon la démarche proposée par Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702. Sur la notion de « tournant archivistique », voir les publications d’Olivier Poncet et Etienne Anheim, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de synthèse, n°125, 2004, Olivier Poncet, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2019 et Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 7 à 22.

[8] On reprend ici l’expression forgée par David Feutry, Plumes de fer et robes de papier: logiques institutionnelles et pratiques politiques du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 1715-1790, Bayonne, Institut universitaire Varenne, Collection des Thèses, n˚ 80, p. 21.

[9] Christiane Demeulenaere-Douyère et David .J. Sturdy, L’enquête du Régent 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France pré-industrielle, Turnhout, Brepols, 2008 et Laurent Lemarchand, Paris ou Versailles ? La monarchie absolue entre deux capitales (1715-1723), Paris, CHTS, 2014.

[10] Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, est nommé par le roi en 1697 pour succéder Gabriel Nicolas de la Reynie, premier lieutenant de police de Paris. Il exerce cette charge jusqu’en 1718.

[11] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs. Surabondance d’informations et technologies de papier au XVIIIe siècle », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 102, 2016, p. 107-122.

[12] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 183.

[13] On reprend ici la notion développée par Pierre Nora, dans ses Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.

[14] Françoise Hildesheimer, , « Échec aux Archives : la difficile affirmation d’une administration. », Bibliothèque de l’école des chartes, 156-1, 1998, p. 95.

[15] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire : réflexions sur les compétences et les savoirs policiers à la fin du XVIIIe siècle, d’après les « papiers » du lieutenant général Lenoir », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 19-2, 2008, p. 53-57.

[16] Il reste difficile à ce jour d’établir précisément les effectifs du personnel de bureau de la police parisienne d’Ancien Régime. Une cinquantaine à la veille de la Révolution semble un chiffre raisonnable. Voir Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. Des guerres de religion à nos jours, Paris, Belin, 2020, p.82.

[17] BM Orléans, Ms. 1424, p. 114.

[18] AN, Y 13728. Cité par Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012, p. 205.

[19] Pour un schéma fonctionnel de la police parisienne d’Ancien Régime, se reporter à Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. (…), p. 94-95.

[20] Voir sur cette thématique le catalogue de l’exposition éponyme, La police des Lumières. Ordre et désordres dans les villes au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Archives Nationales, 2020.

[21] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs (…) ».

[22] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989 et Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) ».

[23] Vincent Milliot, Un policier des Lumières, suivi de Mémoires de J. C. P. Lenoir, ancien lieutenant de police de Paris, écrits en pays étrangers dans les années 1790 et suivantes, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 196. Sur la politique de Turgot, voir également Steven L. Kaplan, notamment Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime., Paris, Fayard, 1988.

[24] Il lui est par exemple interdit de poster ses hommes dans les marchés publics pour éviter l’émeute au moment de la vente des grains.

[25] Dans ses mémoires, Lenoir explique comment l’écrit garantit la bonne police. Entre autres passages, on peut considérer le suivant : « (…) C’est en opposant les rapports des commissaires et des insepcteurs les uns aux autres, et en les faisant extraordinairement vérifier, qu’on évitait des méprises et des mesures de police qu’on accusait plus ordinairement de rigueur que de fausseté. », in Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 944-945.

[26] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire (…) », p. 51-73.

[27] BA, ms. 12715, fol. 88. L’usage de ce papier « réglé » (quadrillé) témoigne bien des activités de classement et d’ordonnancement qui se tiennent aux archives conservées à la Bastille.

[28] BA, ms.12715, fol.48.

[29] Le premier registre tenu sur papier réglé est débuté en 1747 par l’inspecteur Jean Poussot (BA, ms.10140).

[30] Cette transition dans la production documentaire de la police d’Ancien Régime se donne notamment à voir dans la production de notes sur des affaires passées, rédigées par les commis des archives (conservées aux Archives de la Préfecture de Police [désormais APP], AA3 à AA5).

[31] Il écrit cette description au soir de sa vie : « lorsque le garde viendra à mourir »… BA, ms.12715, fol.79-80.

[32] Le stockage des papiers à proximité d’une cuisine, et donc de feu et de fumée, est de ce point de vue particulièrement périlleux…

[33] BA, ms.12714, fol.1.

[34] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 190.

[35] BA, ms. 12715, fol.16.

[36] BA, ms. 12 715, fol.87.

[37] BA, ms. 12715, fol.63.

[38] Vincent Milliot (avec la collaboration de Justine Berlière), « L’admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2016.

[39] BA, ms. 12714, fol.1.

[40] BA, ms. 12714, fol.1.

[41] BA, ms. 12714, fol.1.

[42] BA, ms.12714, fol.1.

[43] BA, ms.12714, fol.1.

[44] BA, ms. 12715, fol 93.

[45] BA, ms. 12714, fol.1.

[46] Par exemple, BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Nicolas Chalandat (1733).

[47] BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Cathala (1790).

[48] BnF, département des Estampes, plan de la Bastille levé par Mathieu (1790).

[49] BA, ms.12715, fol.16 à 21.

[50] Peut-être est-ce sinon pour protéger de la lumière ; dans la lignée de La diplomatique pratique de Camille Le Moine (1765), les publications expertes sur une première « science de l’archive » font florès dans les années 1770 : Le nouvel archiviste (1775), L’archiviste francois (1776), L’archiviste-citoyen (seconde édition en 1778) et le Traité des Archives (1779).

[51] La salle d’archives se distingue ici des bibliothèques, dont les décors recherchés en font des lieux et des objets de prestige.

[52] D’après l’inventaire des principaux dépôts d’archives des administrations centrales de la monarchie réalisé par Françoise Hildesheimer, « Echec aux archives (…) », p. 93-94, les dépôts des différentes administrations sont soit contigus aux bureaux dont ils sont issus, soit versés dans les proto-dépôts centraux du Louvre ou du couvent des Petits Pères. A notre connaissance, la construction d’une galerie dédiée telle qu’on la trouve à la Bastille n’a pas d’équivalent pour d’autres administrations.

[53] Une certaine amitié semble même lier Duval, garde des archives, Rochebrune, commissaire de la Bastille et Chevalier, major de la Bastille dans les années 1760, s’invitant mutuellement et volontiers les uns les autres à dîner : voir BA, ms. 12722, fol.44. Sur le secret du gouvernement et son acception de plus en plus réduite dans la seconde partie du XVIIIe siècle, voir Michel Senellart, « Secret et publicité dans l’art gouvernemental des XVIIème et XVIIIème siècles », Quaderni, n°52, 2003, p. 43-54.

[54] Sur le personnage de Chenon, voir Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012.

[55] Trente-et-un jours de travail lui sont payés à 4lt quotidiennes. APP, AA8, fol.175.

[56] Amené « pour travailler aux archives » le 19 mai 1782. Lenoir en personne l’installe dans ses fonctions, pour lesquelles il cesse d’être payé en août 1785, supplanté par Bouin. BA, ms. 15199, p. 28 et p. 73.

[57]Maria-Pia Donato et Anne Saada, Pratiques d’archives à l’époque moderne (…), introduction, p. 11 : « “Archives ” est entendu ici à la fois dans les sens de collection de documents, site de conservation et institution. »

[58] BA, ms. 15199, p. 17v.

[59] BA, ms. 15199, p. 44v.

[60] BA, ms. 15199, p. 45v : « « M. Lenoir est venu à une heure trois quarts il avait donné rendés vous aux sieurs commissaires Chenon, Vilgruy et Bouyn. Il a laissé une lettre pour donner l’entrée au S. Bouyn toutes les fois qu’il se présentera pour travailler aux archives, et pour luy donner communication de tous les renseignements nécessaires ».

[61] Dans une lettre du 17 décembre 1785, Lenoir réprimande ses propres commis pour le mauvais accueil réservé à Bouin (citée par Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), p. XIV).

[62] BA, ms. 12715, fol.90.

[63]APP, AA8, fol.242.

[64] BA, ms. 12715, fol.90. A titre de comparaison, la pension du chirurgien retraité de la Bastille s’élève à 100 lt, celle du confesseur à 124, tout comme celle du commissaire Chénon. Audrey Rosania, étudiant les archivistes de la ville de Marseille dans la même séquence chronologique, observe également des émoluments annuels conséquents pour ce personnel (jusqu’à 4000 lt pour le niveau le plus élevé) : Audrey Rosania, « Le tribunal de police de Marseille au XVIIIe siècle : pratiques de bureau et expériences de terrain », thèse soutenue le 7 décembre 2019 à l’université d’Aix Marseille, p. 49.

[65] APP, AA8, fol.194.

[66] Sur l’action de Breteuil à la Maison du roi, voir René-Marie Rampelberg, Aux origines du ministère de l’Intérieur. Le ministre de la Maison du Roi (1783-1788). Baron de Breteuil., Paris, thèse de droit, 1975.

[67] BA, ms. 12715, fol.17 : « (…) il me semble que les archives sont le dépôt naturel de ces sortes de papiers mais je m’en rapporte entièrement à ce que vous jugerez convenable, mais dont je prie seulement de m’instruire en me renvoyant la lettre du S. Chevalier. ».

[68] BA, ms. 12715, fol.76 : sont mentionnées « deux malles de manuscrits, lettres, etc., concernant M. le duc de Vendosme » . Sur les archives en bibliothèques, voir Emmanuelle Chapron, « Archives en bibliothèque. Constitution et usages des “petits fonds” de la Bibliothèque royale de Paris au XVIIIe siècle », in Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, p. 137-157.

[69] BA, ms. 12517, fol.167 : de Crosne écrit à Launay le 27 décembre 1786 « Monsieur le baron de Breteuil Monsieur m’a écrit pour faire transporter à la Bastille les anciens dossiers relatifs aux prisonniers qui ont été détenus dans ce château depuis 1768 jusques et compris 1775. J’en fais faire la recherche dans mes bureaux et j’aurai l’honneur de vous les renvoyer aussitôt qu’ils seront rassemblés afin de ne retarder en rien le travail qui se fait sur ces objets aux nouvelles archives. » Voir aussi ms. 12715, fol.193 pour la réception de « plusieurs dossiers dont l’état est cy joint et qui doivent être déposés aux archives de la Bastille conformément au désir que m’en a témoigné m le baron de Breteuil ».

[70] Breteuil pousse le détail jusqu’à donner des recommandations pour l’entretien des cheminées des « nouvelles archives (BA, ms.12517, fol.86.).

[71] BA, ms. 12714, fol.5-11. Ce versement – suite et fin de transferts documentaires inaugurés en 1726, et poursuivis en 1755 et 1769-, correspond à la suppression de la prison cette même année.

[72] Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle. Formes et réformes, Seyssel, Champ Vallon, 2019.

[73] A titre d’exemple, Mémoires sur la Bastille, par M. Linguet, chez Le Francq, 1783. Sur cette procédure, voir Claude Quétel, De par le Roy. Essai sur les lettres de cachet, Toulouse, Privat, 1981 et plus récemment, Goulven Kerien, « Police et population à Paris au XVIIIe siècle : un contrôle social partagé », thèse soutenue le 11 décembre 2021 à l’université Paris 8 Vincennes- Saint Denis.

[74] Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), introduction.

[75] Vincent Denis, « Police et justice à travers le mémoires sur les ordres du roi de Malesherbes », in Le Nœud gordien. Police et justice : des Lumières à l’Etat libéral (1750-1850), Chêne-Bourg, Georg, 2017.

[76] APP, AA4, fol 97 à 320. Bouin et Mariage sont les plus susceptibles d’avoir eu le temps et les conditions de mener ce travail de longue haleine

[77] On en pense, en regard, aux mémoires judiciaires rédigés par les avocats pour dénoncer les erreurs et l’arbitraire de la justice royale. Voir Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997.

[78] Aurélien Peter, « Prendre la mesure de paroles insaisissables : Les faux témoins mentionnés dans les archives du Parlement de Paris (XVIIe-XVIIIe siècles) », Histoire & mesure, vol. 31, n° 2, 2016, p. 107‑140 et Julien Duval- Pélissier, « Délits, peines et mesure : les arrêts criminels du Parlement de Paris à l’aube de la Révolution française (1780-1790) », mémoire soutenu en octobre 2020 à l’université du Québec à Montréal.

[79] APP, AA3, fol.402.

[80] Juliette Deloye, « (Ré)écritures d’un ministère. Les Affaires étrangères de la monarchie d’Ancien Régime à la Restauration », thèse soutenue le 4 décembre 2020 à l’université de Strasbourg,

[81] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 870. Les relations entre la LGP et la MDR n’ont cessé de se dégrader après le départ d’Amelot (p. 872) : « il est remarquable que depuis la nomination de Mr de Breteuil, et depuis celle de Mr de Crosne à l’administration la police de cette ville, jusqu’en 1789, ce qui fait l’espace de cinq à six ans de règne de Louis XVI, il y a eu plus d’évènements mémorables et fâcheux qu’il n’y en avait eu pendant le double du temps, à commercer de la date de ce règne malheureux ».

[82] Voir Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…) pour cette dimension primordiale de la magistrature de Lenoir.

[83] En 1780, un Détail sur quelques établissements de la ville de Paris est envoyé à la cour de Vienne par Lenoir à la demande de la reine Marie-Thérèse. Les dispositifs d’administration urbaine dernièrement développés sous sa magistrature y sont exposés à la souveraine.

[84] Breteuil fait également restaurer cuisines et chapelle : la forteresse royale, symbole du pouvoir monarchique dans la capitale, intéresse au-delà des archives.

[85] Dans une lettre adressée au Lieutenant général le 10 novembre 1786, Breteuil indique clairement que l’objectif de mise en ordre des papiers de la Bastille a pour borne terminale « la fin du règne de Louis XV » ; voir A.N, O1497, p. 609. Qu’en est-il alors de l’archivage des papiers que la police continue de produire dans ses bureaux ? La conservation de ces archives « hors Bastille », soit tout un pan de la mémoire policière du règne de Louis XVI et de la magistrature Lenoir, mériterait elle aussi toute notre attention.

[86] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 460 ; sur cet épisode, voir également Alexandre Vidier, « Lenoir, Bibliothécaire du Roi (1784-1790). Ses démêlés avec Carra », Bulletin de la société historique de Paris Ile de France, 1924, p. 49-61.

[87] Celui qui serait l’espion de Breteuil n’est autre que Jean-Louis Carra, s’illustrant plus tard dans la Révolution. Voir les travaux de Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793) : parcours d’un révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 2000.

[88] Vincent Milliot (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850, Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006.

[89] Pour reprendre les mots de Filippo de Vivo, « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 68e année, 2013/3, pp. 699-728.

 

 

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Raison(s) d’agir ? La « découverte » de l’Histoire par les personnages dans les romans sur la révolution de 1848

Marie Davidoux

 


Résumé : Lorsque la révolution de 1848 apparaît comme objet romanesque dans la littérature du XIXe siècle, elle succède souvent à une étape singulière dans l’intrigue : la découverte de l’Histoire par les personnages. Érigée en topos littéraire original, la découverte de l’Histoire constitue un élément perturbateur dans le récit et entraîne bien souvent les personnages à s’engager dans l’événement révolutionnaire d’un côté ou de l’autre des barricades. Le roman devient un espace d’expérimentation générique et d’investigation épistémologique sur l’Histoire, il se présente comme lieu de réflexion sur les liens entre le développement d’une conscience historique et le passage à l’action révolutionnaire

Mots-clés : 1848, révolution, éducation populaire, épistémologie, roman.


Marie Davidoux est agrégée de lettres modernes et actuellement doctorante à l’Université de Paris Diderot au sein du laboratoire CERILAC (Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma). Elle prépare une thèse sur la représentation de la révolution de 1848 dans les romans du XIXe siècle sous la direction de Paule Petitier.

marie.davidoux@yahoo.fr


Introduction

Lorsque la révolution de 1848 surgit dans le roman du second dix-neuvième siècle, elle s’inscrit souvent dans une suite d’événements qui préparent la rencontre du ou des personnage(s) avec l’Histoire. Pour que les différents fils narratifs du roman historique puissent se croiser – celui de l’itinéraire singulier du personnage, l’histoire ; et celui de l’événement collectif, l’Histoire[1] –, il faut que l’individu personnage ait déjà, au préalable, appréhendé la grande Histoire d’une manière ou d’une autre, et plus précisément dans notre cas, l’Histoire révolutionnaire[2]. Force est de constater en effet que les relations personnage/Histoire les plus développées dans ces romans concernent des personnages du peuple qui prendront part à la révolution du côté des insurgés.

Les romans sur la révolution de 1848 sont des romans historiques, ils sont des histoires (fictionnelles) qui traitent de l’Histoire (factuelle), c’est-à-dire qui représentent de l’histoire passée, par la médiation de l’historiographie[3]. Au sein de ce corpus, certaines fictions thématisent le moment de la rencontre d’un personnage avec l’Histoire. Cet épisode devient, par sa récurrence et par l’effet de reconnaissance qu’il induit, un lieu commun, un motif narratif topique des romans sur la révolution de 1848. Sa manifestation la plus évidente se déploie dans les fictions engagées et militantes que sont Les Mystères du peuple d’Eugène Sue (1849-1857) et l’Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian (1865). Sue commence l’écriture de son cycle au lendemain des journées de juin 1848, au moment du tournant réactionnaire de la Deuxième République « jouant d’une dialectique où l’histoire a clairement vocation à dépasser une Histoire enlisée dans les impasses qu’ont révélées les lendemains de 1848[4] ». Erckmann et Chatrian tentent de participer au « réveil » républicain caractéristique de la deuxième moitié des années 1860 qui prend acte, entre autres, de la « sous-éducation politique de la majorité des militants » et entreprend d’écrire l’histoire du passé proche[5]. Si dans ces deux romans à thèse, la découverte de l’Histoire constitue un lieu commun central qui se déploie au présent dans le récit, elle peut, ailleurs, apparaître à l’arrière-plan de la diégèse, comme une étape plus ou moins décisive dans l’itinéraire des personnages. C’est le cas dans Maurice. Histoire contemporaine de F. Percot (1856) et dans L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869). Percot semble répondre aux enjeux politiques des lendemains d’insurrection, insistant sur la nécessité d’une régénération par les valeurs d’autorité et de religion[6] et dénonçant les conséquences pernicieuses de la découverte de l’Histoire révolutionnaire au contact des ouvriers parisiens. Chez Flaubert, la présence de ce topos ne semble obéir à aucune nécessité, il traverse l’œuvre à rebours de toute perspective édifiante ou éducative. À partir de la caractérisation des rapports des personnages à l’Histoire, ces variations topiques — de la scène au motif — élaborent dans les romans un certain « régime d’historicité[7] », une manière qu’ont les personnages de partager un certain rapport au temps.

Dans ces quatre œuvres, l’Histoire occupe une place multiscalaire : objet du roman à travers la représentation d’un événement majeur – la révolution de 1848 –, elle est aussi objet d’interrogation dans le roman – en faisant le récit du passé, le roman suggère en même temps une certaine conception de l’Histoire, de son épistémologie et de l’historiographie – et objet discursif et réflexif pour les personnages – d’autant plus lorsque certains personnages s’essayent à l’écriture de l’histoire.

Le moment, singularisé, de la rencontre avec l’Histoire devient une étape dans l’itinéraire d’un personnage dont on suit l’évolution, la formation, l’inscription dans un groupe social et politique donné, puis in fine la participation à la Révolution. Un tel effet de montage nous invite à interroger le lien qui s’établit dans les romans entre la « découverte » de l’Histoire et l’action révolutionnaire : en quoi la découverte de l’Histoire serait-elle, pour le personnage, une raison d’agir ou de ne pas agir dans l’événement révolutionnaire ?

L’entrée du personnage dans l’Histoire prend d’abord la forme d’une aperception intellectuelle, puis, plus spécifiquement, d’une prise de conscience de la plasticité de l’Histoire –plurielle et critique, autant que critiquable. Cette rencontre avec l’Histoire consiste, pour le personnage, à s’inscrire presque physiquement dans l’Histoire, à prendre conscience d’être situé dans un présent contingent, soit un présent qui a actualisé un des possibles du passé et qui peut rendre possible un futur. C’est en cela que la découverte de l’Histoire peut devenir dans les romans une raison d’agir et de participer à l’événement révolutionnaire.

La « découverte » de l’Histoire par les personnages

La découverte de l’Histoire-discours[8] par un personnage devient une scène topique dans les romans sur la révolution de 1848, elle constitue une « configuration narrative récurrente[9] » dans l’ensemble du corpus. La scène varie très peu : un des personnages principaux rencontre l’Histoire de la Révolution française par l’intermédiaire d’un ou plusieurs personnages.

Une configuration narrative récurrente

Cette configuration narrative met chaque fois en scène au moins deux personnages : un maître et un ignorant, définis comme tels non du point de vue du statut social, mais d’après des séquences d’instruction et d’éducation mutuelle[10] qui les mettent en scène. À l’instar du schéma traditionnel du roman de formation, le personnage dont nous suivons l’itinéraire rencontre un mentor, un maître, qui lui fait découvrir l’Histoire par différents moyens. Les personnages ignorants sont le plus souvent des hommes du peuple, ouvriers, qui avouent une ignorance initiale. Jean-Pierre, dans l’Histoire d’un homme du peuple, déclare : « Moi, je ne comprenais rien, je ne savais rien[11] » ; Georges Duchêne, dans Les Mystères du peuple, confesse à son grand-père qu’il était ignorant avant d’entendre les leçons de son maître d’ouvrage M. Lebrenn. Cette dernière figure – celle du mentor, ou, plus précisément, du passeur – s’incarne le plus souvent dans une figure d’homme plus âgé, ouvrier comme Perrignon, le chef d’atelier dans l’Histoire d’un homme du peuple, ou petit bourgeois comme Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Si ce type de binôme est le plus manifeste et le plus efficace, nous aurions tort néanmoins de ne pas considérer l’importante circulation des rôles au sein des romans. La découverte de l’Histoire est une sorte de scène originelle pour chaque personnage, qui se rejoue plus tard, ailleurs, selon des modalités différentes. Une fois qu’un personnage est intronisé dans l’Histoire, il en intronise un autre. Ainsi, les positions s’inversent, l’élève devient maître à son tour et l’Histoire sort de l’atelier : on peut penser à Georges Duchêne qui raconte à son grand-père les épisodes historiques qu’il a appris auprès de M. Lebrenn ou au narrateur-personnage Jean-Pierre Clavel qui entreprend de faire lui-même le récit de la révolution de février 1848 après avoir été intronisé à l’Histoire par le récit de la Révolution française. Cette forme de relation éducative peut encore apparaître de manière très ponctuelle dans le roman, sans être structurelle. C’est le cas lorsque Frédéric Moreau prête des ouvrages d’histoire à Dussardier dans L’Éducation sentimentale :

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître[12].

Les quatre auteurs se caractérisent par leurs opinions libérales, voire favorables à une partie de la Révolution : Thiers est l’auteur d’une longue Histoire de la Révolution en dix volumes parus entre 1824 et 1827 et d’une Histoire du Consulat et de l’Empire en cours de publication au moment de l’intrigue ; Dulaure est un ancien membre de la Convention qui a publié une Histoire civile, physique et morale de Paris en 1821-1822 et une Histoire de la révolution française, depuis 1814 jusqu’à 1830 en 1838 ; Barante est célèbre pour son Histoire des ducs de Bourgogne parue en 1824 ; enfin, l’Histoire des Girondins de Lamartine est l’ouvrage le plus récent puisqu’il paraît entre le 20 mars au 12 juin 1847. Le prêt de livres est une des modalités les plus visibles de la circulation de l’Histoire dans les romans. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon prête à Jean-Pierre Clavel une Histoire de la Révolution[13] tandis qu’il lit lui-même l’Histoire des Girondins de Lamartine. Le prêt d’ouvrages historiques entre les personnages rend aussi compte d’un réel attrait pour l’Histoire au XIXe siècle, l’Histoire des Girondins constituant, par exemple, un des plus grands succès de librairie du siècle[14].

Une des autres formes de diffusion du savoir entre les personnages est la « leçon d’histoire » telle qu’elle est pratiquée par exemple par Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Georges raconte ainsi à son grand-père :

Pendant que j’étais à l’ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais comme vous l’ignoriez. […] Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabotant et en ajustant ; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris le peu que je vous ai dit. Mais… ajouta Georges avec un soupir qu’il put à peine étouffer, mes travaux de menuiserie finis… les leçons d’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père[15].

L’atelier devient souvent le lieu privilégié de la découverte de l’Histoire dans les romans : à la relation de travail qui relie le maître et l’ignorant se superpose un lien éducatif. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon dispense fréquemment son savoir historique à tous ses camarades ouvriers, à l’atelier ou au caboulot, dans lequel ils déjeunent tous ensemble :

En parlant d’Emmanuel et de ceux qui lui ressemblaient, M. Perrignon disait que la place de ces jeunes gens était à la tête du peuple ; que leurs pères avaient fait la Révolution de 89, et que les fils marcheraient sur leurs traces, qu’ils ne se laisseraient pas abrutir par les mauvais exemples, et que le peuple comptait sur eux[16].

Perrignon tire parti du présent pour convoquer l’Histoire, il entremêle au discours historique un discours politique sur le contemporain, construisant des ponts entre les luttes passées et la situation politique présente. Le motif de la découverte de l’Histoire s’épanouit dans un processus plus large de socialisation professionnelle et de politisation des personnages. Dans des romans qui thématisent moins la question, les ateliers ouvriers sont déjà décrits comme des espaces propices à une socialisation historienne et politique au sein desquels les personnages s’imprègnent d’Histoire. C’est le cas par exemple dans Maurice, histoire contemporaine, roman dans lequel le personnage éponyme, après avoir commencé à travailler en tant qu’ouvrier, prend ses distances avec l’Église et déclare à sa sœur que « l’histoire est là pour nous apprendre que l’Église a toujours cherché à s’emparer de l’autorité[17]. » La circulation de l’Histoire dans l’atelier met en évidence la forme d’un enseignement par les pairs. C’est qu’entre les murs de l’atelier, l’Histoire se ravive pour les personnages et sort de la catégorie du passé froid et éteint : sa transmission augmente le « bagage de souvenirs historiques[18] » de chaque personnage, faisant de l’espace professionnel des personnages le lieu propice à la constitution et l’entretien d’une « mémoire collective[19] ».

Le personnage, un sujet devenu historique

La découverte de l’Histoire amène les personnages à développer une conscience historique, une capacité à historiciser, au sens où le définit Ludivine Bantigny, c’est-à-dire comme « capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent[20]. » Pour l’historienne, « la force de cette conscience historique vient de ce qu’elle défatalise la temporalité comme succession de durées et rend par là même le présent moins évident[21]. » Le présent, perçu comme produit possible de l’Histoire, autorise une distance par rapport à l’immédiateté. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon fait découvrir à Jean-Pierre « d’où viennent nos droits, ce que nous étions avant 89, et ce que les anciens ont fait de nous[22]. » Le développement de la conscience historique du personnage s’accompagne alors d’une capacité à retirer au présent son caractère d’évidence :

[…] ces grandes disputes sur les droits du peuple, sur l’honneur de la. France, sur la réforme, sur la Révolution, tout cela me faisait oublier un peu mes chagrins, tout cela me montrait un nouveau monde […][23].

La perspective d’un « nouveau monde » témoigne justement d’une mise en question du « régime de ce qui va sans dire[24] » que constituait jusque-là le présent du personnage. La présence nouvelle de la Révolution chez Jean-Pierre fait exister de nouveaux « horizons possibles[25] » et situe le présent comme un possible parmi d’autres. Dans les discours des personnages, les références aux révolutions de 1789 et 1830 ou, plus généralement, aux luttes passées ne se situent pas dans un hors-sol de l’Histoire, dans une antériorité close qui laisserait le présent sans signification. Au contraire, l’Histoire est sollicitée pour parler du futur et donc de ce que le présent peut offrir. Les harangues de Lebrenn sont, à ce titre, exemplaires :

Et lorsque vous verrez, mes amis, qu’aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique ; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l’ESCLAVAGE pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l’avenir[26]

En une seule phrase, le personnage lie le passé au présent et au futur en analysant la succession des luttes contre l’oppression comme le signe évident du progrès de l’Histoire et son moteur essentiel[27]. Apparaît dans ce discours un certain mode de rapport au temps que le roman permet de réfléchir – en ce double sens qu’il interroge et qu’il diffracte. Lorsque les romans nous permettent d’accéder ainsi à la manière dont les personnages pensent la structure et l’ordonnancement du temps, ils élaborent des « régimes d’historicité [28]» fictionnels, des manières pour les personnages de penser les articulations entre passé, présent et futur.

La transformation du personnage en sujet historique entraîne une présence de l’Histoire et une présence à l’Histoire. L’Histoire s’épaissit dans l’air. Jean-Pierre se promène au Jardin des Plantes et songe :

[…] c’est là que la vie me revenait avec ces grandes histoires de la Révolution, où les gens, au lieu de croupir et de moisir comme ces animaux d’Afrique et d’Asie dans des cages, voulaient être libres et faire de grandes choses[29].

Ou lorsqu’il regarde la Seine :

[…] les terribles histoires de la Révolution me revinrent, et je pensai : ‘Combien la vieille rivière a déjà porté de morts ! des gueux et des braves gens[30] !’

Si la Révolution n’a pas été vécue par le personnage, sa découverte, même intellectuelle, semble faire des motifs ordinaires du paysage parisien des écrins mémoriels déjà-là qui n’attendaient que l’activation d’une conscience historique. Se mêle à l’histoire apprise l’histoire vécue sur laquelle s’appuie la mémoire du personnage, « mémoire empruntée[31] » aux mémoires des autres partagées dans l’atelier[32]. En ce sens, la « découverte » de l’Histoire est toute relative : l’Histoire est un déjà-là que vient activer ou sonder le personnage qui en découvre la plasticité discursive.

Une prise de conscience des enjeux de la fabrique de l’Histoire

La découverte d’une autre histoire

La rencontre avec l’Histoire révolutionnaire est l’occasion pour les personnages d’un état des lieux de leur propre connaissance de l’Histoire-événement et de l’Histoire-discours. Ce qu’ils découvrent se heurte à ce qu’ils connaissent déjà, soit sur le mode de l’affrontement discursif – dans ce cas, deux discours historiques entrent en contradiction –, soit sur celui de la complémentation – le discours ou l’événement découvert met en lumière le vide qui le précédait et déplace, pour le personnage, la compréhension du passé. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, Jean-Pierre, en découvrant l’Histoire de la Révolution, comprend qu’il n’avait jusque-là qu’une version tronquée de l’Histoire, partielle et partiale :

Je ne savais pour ainsi dire rien de notre Révolution, j’avais seulement entendu maudire Robespierre à Saverne, et dire qu’il guillotinait les gens comme des mouches[33].

Il déclare également n’avoir jamais lu que « le catéchisme et l’histoire sainte[34]. » Jean-Pierre cible les deux institutions chargées, en premier lieu, de la transmission du savoir historique, l’école et l’Église :

Non ! de tout cela je ne savais pas un mot, et de temps en temps je m’écriais en moi-même :

« Comment ne nous a-t-on jamais rien appris de notre propre histoire ? Qu’est-ce que me faisait le roi David, ou le prophète Jonas à côté de cette histoire ? »

J’étais indigné de voir qu’on m’avait tenu dans une pareille ignorance. Je médisais : « Il est clair qu’on veut tous nous abrutir, en nous faisant croire que nous sommes responsables de ce qu’Adam a mangé des pommes, au lieu de nous parler de nos droits et de nous apprendre à aimer et à respecter nos anciens, qui ont fait toutes ces grandes choses dont nous jouissons maintenant[35][…] »

En plus de s’étonner de certains enseignements très lacunaires de l’Histoire, Jean-Pierre pense les effets, donc les enjeux, de l’enseignement, ici l’abrutissement programmé de l’individu. Il oppose à la croyance coupable d’un péché originel, la connaissance des actions passées. S’agissant de la Révolution, ses connaissances n’étaient pas nulles mais se limitaient, selon lui, à un discours contre-révolutionnaire primaire – constitué d’imprécations inutiles et d’analogies douteuses – et désigné comme histoire officielle. L’Histoire contemporaine semble ne pouvoir se découvrir qu’en dehors des murs de l’école et de l’Église qui pratiquent l’omission politique et volontaire de sa dimension populaire et révolutionnaire. Au contact de Perrignon et des Histoires de la Révolution, Jean-Pierre découvre cette Histoire populaire, une Histoire des luttes et une mémoire des peuples. Par conséquent, ce que les personnages perçoivent de nouveau, c’est le caractère idéologique qui préside à et/ou procède de l’élaboration de l’Histoire. À ce titre, la multiplicité des ouvrages d’Histoire qui circulent entre les personnages dans L’Éducation sentimentale rend compte de la diversité possible des interprétations – en l’occurrence plutôt favorables – auxquelles a pu donner lieu la Révolution française. Nous ne saurons rien en revanche des éventuels débats entre Dussardier et Frédéric. Cette diversité semble au contraire gommée par l’absence de précision sur le nom de l’auteur de l’Histoire de la Révolution prêtée à Jean-Pierre par Perrignon dans l’Histoire d’un homme du peuple.

Lorsque Jean-Pierre s’étonne de ne pas avoir entendu parler de « nos droits » et de « nos anciens », il réclame la transmission d’une histoire qui lui appartienne, dont il fasse partie et dans laquelle il pourrait trouver « cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble[36]. » Le déterminant possessif – « nos droits » – a une valeur schismatique qui distingue deux Histoires, la nôtre et la leur. Or l’Histoire que raconte Perrignon à Jean-Pierre et aux autres ouvriers de l’atelier est précisément « l’histoire de notre Révolution[37] ». Dans son discours, le déterminant possessif agit comme marque de reconnaissance et d’appartenance à un même groupe social et à une même manière de faire, d’écrire et de concevoir l’Histoire par le bas, par le peuple. C’est cette histoire que transmet Lebrenn dans Les Mystères du peuple :

Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elle s’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage, l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant[38].

Contrairement à l’Histoire officielle, l’Histoire transmise par Lebrenn ou Perrignon apparaît plus proche et plus familière, plus immédiatement actualisable au présent aussi parce qu’à travers elle, le personnage se découvre une filiation : c’est l’« histoire de notre famille plébéienne », comme la désigne Lebrenn. Dans les romans, les personnages qui découvrent l’Histoire populaire et révolutionnaire se découvrent du peuple et trouvent leur place dans une généalogie révolutionnaire. De fait, la thématisation de la découverte de l’Histoire concerne principalement, sinon exclusivement, les personnages du peuple – entendu comme ceux qui ne possèdent pas les moyens de production et qui n’appartiennent pas aux classes dominantes d’un point de vue économique, social et culturel[39] – qui vont prendre part à la révolution de 1848. Si l’Histoire devient ainsi omniprésente pour ces personnages c’est parce qu’elle est le lieu de l’espoir et des possibles, soit un terreau fertile pour ceux qui ont des raisons de s’indigner du présent.

Fictionnaliser les réflexions épistémologiques contemporaines

La question que soulèvent ces personnages est celle du sujet de l’Histoire et témoigne de la « révolution historiographique[40] » qui s’est jouée sous la Restauration. D’une certaine manière, les romans fictionnalisent des débats qui sont déjà inscrits dans les mémoires depuis quelques décennies : avec la Révolution française et l’irruption du peuple sur la scène historique, les chroniques de la cour royale et la mémoire des grands hommes ne permettent plus, seules, d’écrire l’Histoire[41]. Dès 1820, dans la première des Lettres sur l’histoire de France, Augustin Thierry déplore l’absence de « l’histoire des citoyens, l’histoire des sujets, l’histoire du peuple », en appelant à une « véritable histoire de France » dont le « héros serait la nation tout entière[42] ». L’enjeu est alors de déterrer une Histoire populaire ensevelie sous une Histoire des rois. C’est dans cette entreprise que semblent s’engager de manière très explicite certains romanciers. Si ces derniers ont recours à l’historiographie[43], le passage par la fiction leur permet de faire une histoire que l’historiographie ne peut pas encore, ou pas absolument, prendre en charge, une Histoire plus populaire, centrée sur le peuple et écrite par le peuple. Il n’est pas anodin, en cela, de convoquer à nouveau les titres des œuvres : Les Mystères du peuple ou l’Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, ou Histoire d’un homme du peuple, ou L’Éducation sentimentale, Histoire d’un jeune homme, ou bien encore Maurice, histoire contemporaine. Nombreux sont les romans à porter dans le titre le nom d’ « Histoire », à flouter leur appartenance générique et à proposer une mise en scène de la manière de faire ou d’écrire l’Histoire.

C’est exactement ce qu’accomplit la famille Lebrenn dans Les Mystères du peuple. À la majorité de son fils, Sacrovir, M. Lebrenn lui ouvre la chambre secrète dans laquelle se trouvent les « archives plébéiennes[44] » de la famille datant de plus de deux mille ans. En désignant les reliques, Lebrenn déclare :

À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsque notre descendance possèdera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de M. de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai porté au bagne auront leur signification historique. C’est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection[45].

L’ambition du personnage, et de toute sa famille, est de préserver la mémoire des luttes sociales[46] et, partant, de contribuer à écrire et diffuser l’histoire du peuple. Lebrenn fait découvrir à sa famille et à Georges, son ancien ouvrier devenu son gendre, l’histoire de sa famille et, à travers elle, une Histoire du peuple dont l’insurrection serait le principe moteur. Chez les Lebrenn, chaque génération prend en charge l’écriture de l’histoire du peuple et la transmission d’une méthodologie rigoureuse à travers la constitution, la collecte, la conservation et l’exploitation d’archives et d’objets. En cela, le roman propose une mise en abyme dans laquelle le personnage reproduit exactement l’activité du romancier lui-même. Dans sa lettre aux abonnés, Eugène Sue déclare que si « jusqu’ici […] l’on avait toujours écrit l’histoire de nos rois », il a l’ambition, de proposer avec son récit et ses notes une « histoire authentique des misères, des souffrances, des luttes, et souvent grâce à Dieu, des triomphes de nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois[47]. » La générosité de l’appareil de notes est, quant à elle, destinée à prouver « l’irrécusable autorité historique[48] » de sa proposition littéraire et à diffuser une bibliographie historique à ses lecteur·ice·s[49]. Dans une moindre mesure, l’Histoire d’un homme du peuple met en abyme la prise en charge de l’écriture et de la transmission de l’Histoire par un personnage du peuple à travers le narrateur-personnage, Jean-Pierre Clavel. Lui aussi, au sein du récit, ne cesse de réaffirmer la vérité des faits relatés et d’exhiber, par des excursus métalittéraires, la difficulté d’être scripteur de l’Histoire. Les romanciers et leurs personnages se livrent à une épistémologie en acte en s’essayant à l’écriture de l’Histoire et en exposant leur méthode. Ils interrogent en même temps les enjeux de ce renouveau épistémologique, les nécessités de son dévoilement et de sa transmission ; si la compréhension et, d’une certaine manière, l’expérience de l’Histoire apparaissent comme une nécessité, c’est parce qu’elles semblent conditionner la participation à l’action dans l’Histoire :

Plus nous aurons conscience et connaissance de l’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs […] ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nous l’imposer à nouveau[50].

Du sujet historique au sujet dans l’Histoire

Effectivement, dans sa lettre aux abonnés, l’auteur des Mystères du peuple semble exposer avec clarté une vision du rôle de l’Histoire et des origines de l’action historique latente dans l’ensemble du corpus romanesque sur la révolution de 1848. Les romans semblent tisser un lien de causalité entre la découverte intellectuelle de l’Histoire et la praxis, la possibilité d’agir dans et pour l’Histoire. En ce sens, la transformation du personnage en sujet historique devrait s’accompagner d’une subjectivation politique qui lui permettrait de devenir également un sujet dans l’Histoire.

La découverte de l’Histoire : un événement perturbateur

Dans les romans, la découverte de l’Histoire populaire et révolutionnaire apparaît paradoxalement comme un événement perturbateur qui entraîne le personnage dans un autre rapport au temps, non plus linéaire mais fragmenté. Le temps apparaît comme un mobile et se dévoile comme construction, comme agencement dans lequel les éléments peuvent être mis en mouvement. À ce titre, le présent et le passé n’existent pas seulement dans un rapport de succession ou d’antéposition – l’un ne fait pas que succéder à l’autre – mais passé et présent coexistent dialectiquement pour s’éclairer mutuellement. L’omniprésence nouvelle, et latente, du possible révolutionnaire fracture le temps continu pour ouvrir un temps constellé ou un temps mobile. Cette présence d’une complexion révolutionnaire voit le temps se densifier et dévoiler par de brèves saillies les structures d’appréhension du monde fondées sur l’originelle Révolution de 1789. Dans ces ressauts surgit un geste éminemment révolutionnaire qui consiste à donner une épaisseur au calendrier, de subvertir la continuité historique de l’ordre bourgeois pour mettre en lumière l’existence toujours latente, chez les personnages, d’une temporalité révolutionnaire. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le 24 février 1848, après le sac des Tuileries, Jean-Pierre songe :

Je me rappelais le livre de Perrignon, et je m’écriais en moi-même : ‘‘Est-ce que nous voulons une constituante ? est-ce que nous voulons un directoire ? est-ce que nous voulons des consuls ? ou bien est-ce que nous voulons autre chose de nouveau ? Si nous voulons quelque chose de nouveau, il faut pourtant savoir quoi. Jean-Pierre, qu’est-ce que tu veux[51] ?’’

Les surgissements de fragments révolutionnaires passés sont récurrents dans le roman et Jean-Pierre se trouve souvent confronté à un présent constellé d’Histoire : il imagine défiler sous ses yeux les hommes de la Commune de 1789 tandis qu’il se tient devant l’Hôtel de Ville ; il songe à la révolution confisquée de 1830 tandis qu’il veille, avec d’autres, à ce que celle de 1848 appartienne au peuple. C’est la présence presque palpable de l’Histoire qui ouvre les possibles de l’action au présent :

Je me déshabillais assis sur mon lit, quand tout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mes petites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieu de la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livre du vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mes yeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciens avaient faites, et je pensais à celles que nous pourrions faire[52].

Ce passage se situe dans la nuit du 23 au 24 février 1848, lorsque le tocsin sonne dans Paris à la suite de la fusillade du boulevard des Capucines et de la promenade des cadavres. Par ce « livre [qui] s’ouvr[e] » devant Jean-Pierre, c’est l’Histoire qui prend sens et matière, elle s’incarne et s’intériorise chez ce personnage qui devient pleinement sujet historique, porteur du passé et responsable du futur. L’action possible s’ouvre, paradoxalement, depuis le constat d’actions effectuées. L’instabilité nouvelle du temps présent engage effectivement un processus de subjectivation du personnage qui se découvre progressivement comme acteur possible de l’Histoire. Néanmoins, L’Éducation sentimentale invite à la nuance dans la mesure où la découverte de l’Histoire, ou même sa connaissance, n’apparaît pas comme raison suffisante pour une quelconque mise en mouvement. Si chez les personnages du peuple, la découverte intellectuelle est liée à une praxis, la « pratique » bourgeoise de l’Histoire ne semble pouvoir être qu’intellectuelle. C’est peut-être pour cela que l’enseignement de Frédéric à Dussardier se limite à une circulation de livres, étant entendu que le premier n’éprouve pas la filiation que l’homme du peuple reconnaît au contact de l’histoire populaire et qui vaut comme raison d’agir. Frédéric n’aura rien à enseigner à Dussardier sur les barricades puisqu’il n’y sera pas, contrairement à Perrignon et à Lebrenn.

Raison d’agir ou devoir d’agir ?

De fait, une certaine mémoire populaire et révolutionnaire a besoin d’être réactivée par l’Histoire. La mémoire retrouvée du passé révolutionnaire lie le présent au futur, elle « préserv[e] les promesses et les potentialités qui ont été trahies et même interdites chez l’individu mature et civilisé[53] », elle est tournée vers l’avenir et « doit se forger contre la mémoire aliénée de la société de classe[54] ». On peut penser au personnage du grand-père de Georges Duchêne dans Les Mystères du peuple, qui dit à ce dernier :

[…] eh ! eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection… comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être[55]

Le propos du grand-père fait de l’insurrection une nécessité récurrente. On remarque effectivement que chez les personnages les plus républicains, la continuation de la Révolution apparaît comme un devoir :

C’est sur le grand escalier de l’Hôtel de ville, où tant d’actions terribles et grandioses se sont accomplies durant la Révolution, où tant de paroles généreuses ont été prononcées pour la défense de la justice, c’est là que nous reprîmes un peu de calme, en pensant à ce que de pauvres petits êtres tels que nous étaient auprès de ces hommes de la Commune, auxquels nous devons presque tous nos droits. Oui, tous ces vieux souvenirs bourdonnaient sous les hautes voûtes avec les pas des hommes du peuple, qui montaient fièrement et semblaient dire :

« Nous sommes ici chez nous ! Quand la France parle d’ici à l’Europe, tous les rois tremblent ! … »

Un souffle de force et de grandeur me passait sur la figure[56].

On retrouve ici le sens plein du devoir qui s’entend comme dette des générations présentes aux héros révolutionnaires passés : le peuple de 1848 doit poursuivre et achever la Révolution en assurant une vigilance constante face aux possibles révolutionnaires. C’est précisément ce devoir qui motive les ouvriers de l’atelier de Jean-Pierre à participer au banquet interdit du 21 février 1848 :

— Oui, nous irons, parce que c’est notre devoir, s’écria Quentin ; depuis trop longtemps on humilie le pays avec ces députés à deux cents francs de contribution, qui ne nous regardent pas. Nous en voulons d’autres. Nous voulons que les capacités arrivent[57].

Plus tard, lorsque les autres ouvriers apprennent que Jean-Pierre a combattu sur la barricade de la rue de la Lanterne, Perrignon s’écrie :

Mon pauvre Jean-Pierre, criait Perrignon, je savais bien que tu ferais ton devoir[58].

On songe encore à M. Lebrenn dans Les Mystères du peuple qui déclare à Georges Duchêne qu’il est de son « devoir d’aider [ses] frères à conquérir ce qu’ils n’ont pas[59] ». Aussi, le sentiment d’appartenance à une généalogie révolutionnaire semble se traduire chez les personnages par un devoir de mémoire – une « mémoire ignorée[60] » – et un devoir d’agir, comme s’il existait « un rendez-vous tacite entre les générations passées » et celle du présent, comme s’il était accordé à chacune d’elles une « faible force messianique sur laquelle le passé [faisait] valoir une prétention[61]. » Lorsque Perrignon prête une Histoire de la Révolution à Jean-Pierre, il déclare :

Lis-moi cela… c’est le livre du peuple français. Tu verras le commencement de la Révolution ; le commencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ce que nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup de chapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, ces gaillards-là viendront après nous[62].

Ne rechignant pas devant une certaine sacralisation de l’Histoire, Perrignon tisse entre eux le passé, le présent et le futur dans une perspective d’émancipation. La lecture du passé est la découverte de sa puissance d’agir et d’affecter. La Révolution se déploie dans ses dimensions messianiques, transhistorique et généalogique. Ce qui se transmet et habite l’intérieur des personnages avec le legs de l’Histoire, c’est la conscience de l’inachèvement de la Révolution, pour certain·e·s du rapt de la République démocratique et sociale, et surtout de tou·te·s celles et ceux qui sont mort·e·s dans les luttes. Il n’est pas anodin que l’Histoire des Girondins de Lamartine s’achève sur l’alliance de cette mémoire retrouvée et la nécessité de poursuivre la lutte :

On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain […]. Pardonnons-nous donc, fils des combattants ou des victimes. Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! […] L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire, et comme la veille d’un autre combat.

En effet, la réactivation de l’Histoire, de 1789, de 1830, produit de nouveaux affects au sens où le développement d’une conscience historique se présente comme conscience de capacités d’affecter et d’être affecté : conscience d’être affecté par les échecs et les morts du passé, conscience de pouvoir affecter le présent. Si le spectre historique est un opérateur de subjectivation politique, c’est parce que « cette manière d’être communément affecté·e·s n’est pas sans portée politique[63] » dans la mesure où elle contribue à façonner un « nous » hétérogène, protéiforme, mais capable d’« affecter l’existant[64] ». Ce sont les morts auxquels songe Jean-Pierre en regardant la Seine ou bien ces « premiers révolutionnaires [qui] ont fini par se tuer de désespoir, lorsque le peuple les avait abandonnés », des morts devant lesquels surgissent « les idées en foule[65] ». La découverte et l’omniprésence de l’Histoire font émerger ces « éclats du temps messianiques[66]» que Michaël Löwy interprète comme « les moments de révolte, les brefs instants qui sauvent un moment du passé tout en opérant une interruption éphémère de la continuité historique, une cassure au cœur du présent[67]. » En ce sens, la présence de l’Histoire chez le personnage devient raison d’agir, soit un moteur pour faire ou défaire le présent existant.

Conclusion

Ainsi érigée en topos, la rencontre d’un personnage avec l’Histoire devient, pour le roman, un moyen efficace pour archiver et fictionnaliser les enjeux épistémologiques d’une époque. L’œuvre romanesque ne se contente cependant pas d’être un simple miroir, elle devient elle-même l’espace d’une réflexion épistémologique et politique en suggérant que le développement d’une conscience historique entraîne une subjectivation politique du personnage et un passage possible à l’action révolutionnaire.

 

Bibliographie

Romans du corpus

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1] La distinction typographique entre histoire et Histoire n’a évidemment pas vocation à naturaliser et normativiser une opposition éculée entre une petite histoire et une grande Histoire mais à clarifier notre propos en réutilisant ce que les romans de notre corpus nous proposent comme vision et mode de désignation de l’Histoire. Ainsi, nous utiliserons histoire pour désigner l’itinéraire d’un personnage dans la fiction et Histoire pour désigner, avec les romanciers et les personnages, la reconstruction de l’ensemble des faits du passé prise dans sa situation (historique, politique, sociale).

[2] L’Histoire révolutionnaire apparaît dans les romans à travers les nombreuses références aux révolutions de 1789, de 1830, voire aux différentes insurrections du premier XIXe siècle. La Révolution de 1789 y apparaît toutefois comme un moment originel de fracture et de fondation d’une société nouvelle.

[3] Claudie BERNARD, Le Passé recomposé : le roman historique français du XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 10.

[4] Laure LÉVÊQUE, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, une politique fiction de 1848 : de quoi demain sera-t-il fait ? », Babel, n°30, 2014, p. 303-326.

[5] Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire républicaine 1868-1901 », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.1, 1985, p. 87-113.

[6] Emmanuel FUREIX, « Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.15, 1997, pp. 21-30.

[7] François HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, 2012.

[8] Nous reprenons l’expression de Claudie Bernard qui distingue « l’Histoire-événements, ou plus généralement l’Histoire-développement des sociétés, et l’Histoire-discours, ou plus généralement l’Histoire-connaissance, portant sur ces événements », dans Ibid., p. 9.

[9] Nous reprenons l’expression proposée par Michèle WEIL dans « Comment repérer et définir le topos ? », Topiques. Études satoriennes, volume 2, 2016.

[10] Le choix des termes maître et ignorant n’a ici, évidemment, aucune portée axiologique mais bien une dimension politique : je me permets de reprendre et de défiger l’expression de maître ignorant proposée par Rancière dans son ouvrage éponyme Le Maître ignorant.

[11] ERCKMANN-CHATRIAN, Histoire d’un homme du peuple, Paris, J. Hetzel, 1879 [1865], p. 52.

[12] Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2002 [1869], p. 352.

[13] Nous ne savons pas exactement qui en est l’auteur dans la mesure où de nombreuses Histoires de la Révolution paraissent à cette époque.

[14] Pour plus de détails sur la diffusion et la réception de l’Histoire des Girondins de Lamartine, je renvoie à l’article d’Antoine COURT, « Les Girondins de Lamartine. Un incendie. Un feu de paille. », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47. pp. 305-321.

[15] Eugène SUE, Les Mystères du peuple ou histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, Paris, Robert Laffont, 2003 [1849-1857], p. 24.

[16] Ibid., p. 63.

[17] F. PERCOT, Maurice, histoire contemporaine, Rouen, Mégard & Cie, 1856, p. 181.

[18] Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p.98.

[19] On pense effectivement aux développements de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective qui a « pour support un groupe limité dans l’espace et dans le temps » (La Mémoire collective, op. cit., p. 137) et qui serait au fondement de la mémoire individuelle. Les espaces professionnels, ici les ateliers, sont des lieux idéals pour lui permettre de se structurer et de se renforcer. Cette mémoire collective entraîne chez les membres du groupe qu’elle engage un sentiment de familiarité avec tout ce qui a traversé et travaillé le groupe : « Par une partie de ma personnalité, je suis engagé dans le groupe, en sorte que rien de ce qui s’y produit, tant que j’en fais partie, rien même de ce qui l’a préoccupé et transformé avant que je n’y entre, ne m’est complètement étranger. » (La Mémoire collective, op. cit., p. 99).

[20] Ludivine BANTIGNY, « Historicités du 20e siècle. Quelques jalons sur une notion », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2013/1, n°117, p. 15.

[21] Ibid., p. 16.

[22] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[23] Ibid., p. 66.

[24] Alban BENSA et Éric FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n°38, 2002, p. 5.

[25] Julien JEUSETTE, « Littérature et Révolution : traces, formes, enjeux », dans Émilie GOIN et Julien JEUSETTE (dir.), Écrire la Révolution. De Jack London au Comité invisible, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2018, p. 8.

[26] Eugène SUE, op. cit., p. 110.

[27] Que l’on songe également à l’épigraphe du roman : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION. »

[28] François HARTOG, op. cit.

[29] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 70.

[30] Ibid., p. 75.

[31] Maurice HALBWACHS, op. cit., p. 99.

[32] Je reprends ici la distinction halbwachsienne entre le « passé appris » transmis et fixé par l’histoire écrite, et le « passé vécu », tel qu’il a été transmis dans une certaine communauté donnée (La Mémoire collective).

[33] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[34] Ibid., p. 67.

[35] Ibid., p.68.

[36] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre première, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.64.

[37] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[38] Eugène SUE, op. cit., p. 118.

[39] Cette précision me paraît d’autant plus importante que le mot « peuple » en 1848 est un « instrument politique ». Je renvoie à l’article de Maurice TOURNIER, « Le mot “Peuple” en 1848 : désignant social ou instrument politique ? », Romantisme, 1975, n° 9, p. 6-20.

[40] Aude DÉRUELLE, « Introduction », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 14.

[41] Ibid. p. 13 à 53.

[42] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre VIII, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 94.

[43] Considérant que le roman historique propose un récit du passé déjà médiatisé, doublement recomposé : une première fois par l’historiographie et une seconde fois par le roman (cf. Claudie BERNARD, Le Passé recomposé).

[44] Eugène SUE, op. cit., p. 124.

[45] Ibid., p. 112.

[46] Anthony GLINOER, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue : l’insurrection entre histoire, politique et littérature » dans DELUERMOZ Quentin et GLINOER Anthony, L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 93-105.

[47] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[48] Idem.

[49] Anthony GLINOER, loc. cit.

[50] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[51] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p.107.

[52] Ibid., p. 94.

[53] Herbert MARCUSE, Eros and Civilization, Londres, Sphere, 1970, p. 33.

[54] Enzo TRAVERSO, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe – XXIe siècle), Paris, La Découverte, p. 91.

[55] Eugène SUE, op.cit., p. 24.

[56] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[57] Ibid., p. 83.

[58] Ibid, p. 98.

[59] Eugène SUE, op. cit., p. 41.

[60] Ibid., p. 92.

[61] Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 428.

[62] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[63] Déborah COHEN, Peuple, Paris, Anamosa, 2019, p. 52.

[64] Ibid., p. 53.

[65] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[66] J’emprunte l’expression à Walter Benjamin dans sa thèse A Sur le concept d’histoire, traduite et commentée par Michaël LÖWY dans Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Eclat, 2018, p. 189.

[67] Idem.

 

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