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Mettre fin à la violence dans les cités : les décrets post-staseis du IVe et IIIe siècle av. J.-C.

Christine Petrazoller

 


Résumé : Dans le monde grec, la violence est présente sous toutes ses formes, individuelles et collectives. Elle est un mode d’expression privilégié pour tout groupe politique qui cherche à imposer ses idées et son pouvoir à l’ensemble de la communauté. La stasis est l’expression ultime de la violence, car elle touche l’essence même de la cité. C’est la haine du familier, c’est la guerre (polémos) qui s’invite dans la cité. En cas de conflit, cette dernière se doit de rechercher la paix ou tout du moins l’apaisement nécessaire à sa stabilité, sa prospérité et sa sécurité. Ce sont ces aspects de la vie politique interne des cités que nous proposons d’analyser à travers des décrets post-staseis datés du IVe et IIIe siècle provenant essentiellement de Grèce propre, de cités insulaires et côtières d’Asie Mineure. Dans cette étude, une attention toute particulière est portée aux résolutions votées par le peuple en matière de politique de réconciliation, de défense de l’État, de renforcement de la législation en cours et de l’établissement de serments, en vue de rompre avec la violence, de rétablir et/ou réaffirmer l’unité du corps civique.

Mots-clés : cités grecques, stasis, violences, décrets, réconciliation, amnistie, serments.


Docteur en histoire et chercheuse associée à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité de Besançon (ISTA EA 4011), Christine Petrazoller est l’auteur de la thèse inédite « La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle av. J.-C. », soutenue à l’Université de Franche-Comté à Besançon en novembre 2020 qui porte sur la guerre civile dans les cités grecques ou hellénisées. L’aire géographique étudiée couvre la Grèce proprement dite, les îles et la partie du monde colonial qui s’étend en 359 av. J.-C. de l’embouchure du Boug en Ukraine (Olbia), aux cités continentales et insulaires d’Asie Mineure et jusqu’en Afrique du Nord (Cyrénaïque). L’article proposé entre dans ce cadre de recherche.

christine.petrazoller@orange.fr


Introduction

Considérée comme l’un des pires maux, la violence n’est pas l’apanage des sociétés modernes. Elle a de tout temps été, comme le souligne J. Freund[1], l’une des formes des rapports de force entre les hommes, au même titre que la collaboration et le compromis. La violence est naturellement présente, sous toutes ses formes dans le monde grec. Cependant, c’est la guerre civile (stasis) qui représente, aux yeux des Grecs, la forme ultime de la violence car elle touche l’essence même de la cité. Elle est, pour reprendre les termes de N. Grangé, la guerre que la cité se livre à elle-même, une guerre sans règles qui met sens dessus dessous, un monde à l’envers[2].

Largement reconnue par les auteurs modernes, il n’y a guère de manuel ou synthèse sur le monde grec qui ne mentionne la stasis de manière plus ou moins sommaire. Pourtant, peu de travaux ont été consacrés à l’étude du phénomène depuis la publication de l’ouvrage de référence de H.-J. Gehrke en 1985 consacré au Ve et IVe siècle[3], en dépit d’un regain d’intérêt pour le sujet ces dernières années, notamment en philosophie politique[4]. Il faudra attendre les années 2010, pour voir paraître les premières études prenant réellement en compte l’époque hellénistique, jusque-là largement délaissée au profit de l’époque classique. Ces travaux, nous les devons, d’une part, à B. Gray qui s’intéresse à la cité et aux idées politiques à travers le prisme de l’exil et des exilés en Méditerranée entre 404 et 146 et, d’autre part, à H. Börm qui illustre la propagation du phénomène d’Alexandre à Auguste, en s’appuyant uniquement sur les sources littéraires pour établir sa chronologie[5]. Malgré ces apports récents, une lecture d’ensemble du phénomène, pour l’époque hellénistique, continuait encore à faire défaut. Notre étude, conduite dans la continuité de celle menée par H.-J. Gehrke, fondée sur une chronologie nouvelle, riche en séismes politiques (359 à 63 av. J.-C.) et reposant aussi bien sur les sources littéraires qu’épigraphiques, tient à combler cette absence[6].

Comme le montre la plupart des études, c’est le rapport de force entre les groupes politiques qui provoque une escalade de violence qui peut conduire, dans les cas les plus extrêmes, à une guerre civile, à l’issue incertaine. Après avoir plongé dans un abîme de violence destructrice, épurative, la cité doit se reconstruire. Mais comment procéder ?

Pour répondre à cette question, peu abordée dans les études[7], nous devons interroger l’histoire politique interne des cités. Celle-ci nous est souvent méconnue dès lors que l’on s’éloigne des cités comme Athènes, en raison d’un manque d’intérêt des auteurs anciens. Nous sommes dès lors largement tributaires de l’épigraphie pour nous renseigner. Alliée de choix, celle-ci a cependant ses limites. Inégalement répandue dans le temps et dans l’espace, les textes qui nous sont conservés ne sont pas toujours datables avec précision, à défaut d’éléments dans le contenu ou de sources littéraires permettant de les relier à un contexte historique précis. D’autre part, certains textes s’avèrent peu exploitables, en raison de leur mauvais état de conservation.

En dehors de ces aspects matériels, il faut surtout garder à l’esprit que ces textes sont le fait des vainqueurs. C’est à eux seuls, que revient le privilège de laisser leurs propres traces de l’histoire et de présenter l’usage de la violence sous un jour négatif pour les opposants et légitime pour la cité qui se défend.

Ce sont ces lois, règlements, serments mais aussi des extraits d’archives publiques, c’est-à-dire des textes votés et reproduits sur une stèle au cours du IVe et IIIe siècle, rassemblés, questionnés et insérés dans la trame historique qui vont nous permettre, à l’aide d’exemple précis, d’examiner la politique mise en œuvre par les cités pour dépasser le conflit ou, tout du moins, trouver un certain apaisement et maintenir l’ordre établi en limitant l’usage de la violence.

Sortir de la crise et retrouver la paix

Pour que la vie politique et sociale puisse reprendre son cours normal, il faut mettre fin à la stasis. Pour ce faire, il faut parvenir à sortir du rapport de force imposé par la violence du conflit, c’est-à-dire revenir à une relation fondée sur l’équilibre et l’échange entre les partis. En réalité, transformer le conflit en réconciliation est souvent difficile, notamment en raison de l’état émotionnel des protagonistes. Elle requiert l’oubli volontaire et collectif, l’amnistie. Plus d’une fois, la situation s’enlise et l’état de stasis préexistant s’installe dans le temps. Bien qu’elle puisse être vécue comme une ingérence dans les affaires de la cité, l’intervention d’un tiers en position de force permet alors parfois d’imposer une paix durable.

La réconciliation : réintégration des bannis politiques et restitutions de biens

La réconciliation repose sur le rétablissement du dialogue entre les partis. Consentie et négociée par la cité, elle est souvent le fruit d’une médiation externe et entre dans le cadre d’une politique de stabilisation, comme celle menée par Alexandre le Grand après la conquête de l’Asie Mineure (334-332) puis en 324 avec la promulgation de l’édit de Suse[8]. Imposée, elle peut être vécue par la cité, comme une atteinte à son autonomie judiciaire[9]. Dans un tel cas de figure, les cités appliquent localement les directives royales. La réconciliation est un processus long, douloureux impliquant, bien qu’elle ne soit pas nommée directement, l’amnistie des faits ayant trait au conflit, y compris les condamnations in absentia et la réintégration des bannis politiques. Ce retour implique une restitution au moins partielle des biens confisqués, véritable pierre d’achoppement entre les partis. Elle symbolise, pour les bannis, la réparation du préjudice moral et matériel subi mais, pour ceux qui ont acquis légalement ces biens, cela revient à porter atteinte à leur droit de propriété. Guère mentionnée dans les sources littéraires, la restitution des biens nous est connue, pour l’essentiel, à travers des règlements post-staseis, plus ou moins bien conservés.

Les plus exploitables sont ceux de Mytilène[10] sur l’île de Lesbos (ca 332[11]) et celui de Tégée en Arcadie (324)[12] , qui reste le plus complexe[13]. La réconciliation requiert souvent la mise en place d’une commission, composée ordinairement entre dix et vingt membres[14], chargée d’arbitrer les contentieux et veiller au bon déroulement des conciliations. L’arbitrage peut aussi être assuré par un tribunal étranger, comme ce fut le cas à Tégée qui renvoie certaines affaires devant le tribunal de Mantinée, siégeant soixante jours, alors que la cité de Télos sur l’île du même nom (ca 306 – 301), en face de Rhodes, confie, elle aussi probablement sur demande royale, l’arbitrage des différends à des juges étrangers venus de l’île voisine de Kos[15]. Cette pratique va devenir une véritable institution permettant à partir de la fin du IVe siècle de régler de manière pacifique des litiges publics ou privés.

L’atmosphère tendue, qui règne à Chios en 332 malgré la fin des hostilités, illustre parfaitement la difficulté à faire taire les ressentiments tant politiques que privés qui se sont cristallisés au fil du temps entre les partis. Afin de recadrer la situation et ramener les habitants à de meilleurs sentiments, Alexandre intervient au moins à deux reprises. Dans sa lettre adressée aux Chiotes en 332, il s’exprime en tant qu’hégémon de la ligue des Hellènes s’adressant à l’un de ses membres. Les directives sont claires : des nomographes choisis par la cité doivent rédiger et corriger les lois de telle manière que rien ne soit contraire à la démocratie et ne s’oppose au retour des bannis, chassés probablement en 333[16]. Ces lois doivent ensuite lui être présentées. Le roi aborde également le devenir de ceux qui ont trahi la cité au profit des Perses, désignés comme Barbares (τῶν δὲ προδόντων τοῖς βαρβάροις τὴν πόλιν) [17]. Leur sort rejoint celui réservé aux Thébains en 335. Sous le coup d’une procédure de saisie, bien connue du monde grec, les cités membres de la Ligue des Hellènes ont interdiction de les accueillir et, s’ils s’y trouvent, ils doivent être saisis pour être présentés devant le synédrion (conseil) en charge de les juger[18]. Le roi se réserve le jugement des litiges survenant entre les bannis rentrés et ceux de la cité. L’installation d’une garnison royale, chargée d’assurer le maintien de l’ordre jusqu’à la fin du processus de réconciliation, peut être le signe de la méfiance du roi à l’égard du parti des anciens tyrans, probablement encore influent. Cela se traduit aussi dans le sort particulier qui leur est réservé : ils sont les seuls à ne pas avoir été renvoyés dans leur cité pour y être jugés, mais déportés en Égypte, à Éléphantine sur la première cataracte du Nil[19].

Probablement interpellé en raison d’irrégularités, le roi est contraint d’intervenir une nouvelle fois (ca 332/1). Il est fort probable que cette seconde correspondance ait été remise aux ambassadeurs de Chios venus demander le retrait de la garnison, alors qu’Alexandre se trouve en Samarie en 331[20]. Le ton se veut cette fois plus autoritaire, mais l’état lacunaire du début du texte ne se prête guère à l’interprétation. Il s’agit toutefois pour le roi d’interdire toute nouvelle poursuite au chef d’accusation d’être favorable aux Perses (ἐπὶ βαρβαρισμός), pour la simple raison qu’à cette date, la reconquête étant parachevée, un tel motif n’a plus lieu d’être. Le ton change, lorsque le roi s’adresse au peuple à titre privé, pour prendre la défense et témoigner en faveur d’un ami (Alkimachos ?) resté en exil malgré les autorisations de retour[21].

Ce qui fait défaut dans le cas de Chios, c’est le texte concernant la réconciliation. L’édition plutôt récente d’une inscription très fragmentaire retient notre attention[22]. Malgré l’état de la pierre, le vocabulaire utilisé permet de déduire qu’il y a eu conciliations et mise en place d’une commission. Ces informations permettent de faire un rapprochement avec Mytilène, et mettre ce décret en lien avec les directives d’Alexandre. Cependant, la prudence reste de mise.

Le cas de Chios n’est pas une exception. S’engager dans un processus de réconciliation implique de se faire violence, car il s’agit au nom de l’unité de faire abstraction de tout sentiment de colère, de haine, d’injustice, etc. Le serment juré au terme des accords par l’ensemble du peuple engage les partis au pardon mutuel, à l’oubli des maux du passé (μὴ μνησικακεῖν) et à l’abandon de toute colère, de désir de revanche (μνησιχολεῑν)[23].

Plutôt que d’accorder l’amnistie au parti adverse, processus difficile et douloureux, comme nous l’avons vu, certaines cités portent l’affaire en justice, c’est notamment le cas d’Érésos sur l’île de Lesbos.

Les procès

En évoquant cette procédure judiciaire, nous avons avant tout à l’esprit les grands procès qui ont rythmés la vie politique athénienne à la fin du IVe siècle. Dans le cas présent, il s’agit de juger une partie des protagonistes d’une stasis qui se sont rendus coupables de trahison et d’actes de violence collectifs.

En s’engageant une telle procédure, la cité d’Érésos sur l’île de Lesbos ne fait que répondre à des directives laissées par Alexandre[24]. Contrairement au procès de Dikaia en Thrace (ca 365 – 360)[25], le verdict prononcé à Érésos est connu et bien documenté, grâce à des archives publiques gravées sur la pierre entre 306 et 301. Communément connue sous le nom de « dossier d’Érésos », il s’agit d’une stèle monumentale, brisée en deux et sur laquelle est gravé un ensemble de textes (quatre décrets et deux lettres royales) qui rappellent les mesures adoptées à l’encontre de deux groupes de tyrans qui ont exercé le pouvoir dans la cité sous le règne de Philippe II et le début du règne d’Alexandre. Cependant, il reste difficile de se prononcer sur la chronologie et la succession des tyrannies dans la cité entre le milieu du IVe siècle et 334. Les historiens s’accordent néanmoins sur un point : la cité a été dirigée par deux groupes avec d’un côté, trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros et, de l’autre, Agonippos et Eurysilaos[26].

Ces décrets marquent les moments-clés du processus de stabilisation, à commencer par le procès capital d’Agonippos et Eurysilaos, et les décisions concernant leurs descendants et partisans (ca 332/1). Ils retiennent notre attention en raison de leur singularité : il s’agit, à notre connaissance, des seules inscriptions rappelant des actes de violence collectifs commis lors d’un conflit interne[27], comme le montre cet extrait de la mise en accusation d’Agonippos (l. 1 à 13) :

[— — — — — — — — τοὶς πολ]ιορκήθε[ντας]

[εἰς τὰν] ἀ̣[κρ]όπολιν̣ [ἀ]νοινο̣[μ]ό[λη]σε καὶ τοὶ[ς πο]-

[λίτα]ις δισμυρίοις στάτηρας εἰσέπραξε [καὶ]

[τοὶ]ς Ἔλλανας ἐλαΐζετ̣[ο] καὶ τοὶς βώμοις ἀ[νέ]-

5 [σ]καψε τῶ Δίος τῶ [Φ]ιλιππί[ω], καὶ πόλεμον ἐξε[νι]-

[κ]άμενος πρὸς Ἀλέξανδρον καὶ τοὶς Ἔλλανας

τοὶς μὲν πολίταις παρελόμενος τὰ ὄπλα ἐξε-

κλάϊσε ἐκ τᾶς πόλιος [πα]νδ̣άμι, ταὶς δὲ γύνα[ι]-

κας καὶ ταὶς θυγάτερας συλλάβων καὶ ἔρξα[ις]

10 ἐν τᾶ ἀκροπόλι τρισχιλίοις καὶ διακοσίο[ις]

στάτηρας εἰσέπραξε, ταν δὲ πόλιν καὶ τὰ ἶρ[α]

διαρπάσαις μετὰ τῶν [λα]ΐσταν ἐνέπρησε κα[ὶ]

σ[υ]γκατέκαυσε σώματα [τῶν] πολίταν, […]

[—] ceux qui étaient assiégés sur l’acropole et il (Agonippos) a extorqué vingt mille statères aux citoyens, pillé les Grecs, mis à bas les autels de Zeus Philippios, mené la guerre contre Alexandre et les Grecs, retiré les armes aux citoyens et les a tous expulsés de la cité tandis qu’il s’est saisi de leurs épouses et leurs filles, les a retenues sur l’acropole et leur a extorqué trois mille deux cents statères. À l’aide de pirates, il a pillé la cité et ses temples, y a mis le feu et a brûlé les corps de citoyens […][28].

Bien que l’entière véracité des charges retenues puisse interroger[29], celles-ci semblent parfaitement cadrer avec le modus operandi d’une stasis et le climat qui règne dans les cités d’Asie Mineure entre 334 et 332, où des actes similaires d’une extrême violence sont signalés dans les sources littéraires, notamment à Éphèse sur la côte égéenne en 334[30]. Les faits présents sont probablement à replacer dans le contexte de 333, lorsque la flotte dirigée par Memnon de Rhodes, au service du Grand Roi, fait voile vers Lesbos pour y soumettre les cités. C’est l’alliance conclue avec Alexandre et la ligue des Hellènes qui sert de catalyseur à l’opposition entre, d’un côté, Agonippos et Eurysilaos, favorables aux Perses, et, de l’autre, les démocrates soutenus par le peuple. L’intervention de la flotte macédonienne provoque la chute des tyrans des cités insulaires en 332. Les tyrans sont déférés devant Alexandre au moment où celui-ci séjourne en Égypte. Après les avoir entendus, il les renvoie devant le peuple de leurs cités respectives pour y être jugés. C’est certainement à cette occasion que le roi fait parvenir à la cité d’Érésos, la lettre (diagraphé) mentionnée dans le décret concernant Eurysilaos (lignes 17-18 : τὰν διαγράφαν τ[ῶ] │ [β]ασίλεος Ἀλεξάνδ[ρω])[31]. Au terme du procès, les deux tyrans sont condamnés à mort. Le décret d’Agonippos nous révèle le scrutin : sur 883 voix, 7 se sont prononcés pour l’acquittement. Les descendants des deux tyrans sont condamnés au nom de la solidarité familiale. Ils sont bannis de la cité et leurs biens sont confisqués. Ces peines sont conformes aux lois contre la tyrannie, connues par ailleurs à cette époque et sur lesquels nous reviendrons plus loin. L’ancienne loi érésienne, mentionnée à plusieurs reprises dans les autres documents de la stèle ne nous est, par contre, pas parvenue. Cependant, d’après les éléments contenus dans les autres textes de la stèle et au regard d’autres lois de ce type, il est fort probable que les bannis étaient également sous le coup d’une interdiction de fouler le sol érésien et que, s’ils étaient pris, ils pouvaient être exécutés. Les sanctions prévues à l’encontre de tout citoyen qui s’aviserait de les soutenir ou de parler en leur faveur entrent également dans le cadre d’une telle loi.

Pourtant, les mesures adoptées et l’exécution d’Agonippos et d’Eurysilaos ne règlent pas définitivement la situation. La cité doit répondre dans les décennies qui suivent aux prétentions des descendants des tyrans successifs, bien décidés à réintégrer leur patrie. C’est probablement à la faveur de la promulgation de l’édit de Suse de 324 qui porte sur l’amnistie générale de tous les bannis politiques qu’a lieu la première tentative des descendants des anciens tyrans (τῶν πρότερον τυράννων ἀπογόνων) de faire valoir devant Alexandre leurs droits de retour. Cette requête apparaît légitime puisque l’édit annule toutes les condamnations antérieures, ce que la cité conteste. L’ambassade envoyée auprès du roi a très certainement pour mission de négocier les dispositions de l’édit. Afin de répondre aux sollicitations des deux partis, le roi remet une nouvelle diagraphé aux ambassadeurs dans laquelle il laisse ses instructions en vue d’un procès durant lequel les partis vont pouvoir exprimer leur position. L’état fragmentaire du décret ne permet pas d’en savoir davantage concernant le procès, si ce n’est que le tribunal confirme leur condamnation et leur maintien en exil conformément à l’ancienne loi contre la tyrannie. La courte lettre du roi Philippe Arrhidée datée probablement de 319/8, au lendemain de la promulgation de l’édit de Polyperchon, montre la fermeté des Érésiens qui réitèrent une nouvelle fois leur décision de ne pas réintégrer les bannis, avec pour seul concession la levée de la saisie de corps applicable jusque-là.

La dernière tentative mentionnée est celle des fils d’Agonippos. Ces derniers ont cherché le soutien d’Antigone le Borgne qui porte déjà le titre de basileus, ce qui permet de placer son intervention entre 306 et 301, soit près de trente ans après la condamnation de leur père. La lettre envoyée par ce dernier est fragmentaire. Elle mentionne un décret donné en lecture devant lui, témoignant de l’inflexibilité de la cité : les décisions prises par le passé sous le règne d’Alexandre restent en vigueur. Le dernier texte parvenu entérine toutes les décisions prises au cours des trente années écoulées, scellant le sort des bannis. Il rejoint probablement le contenu du décret donné en lecture devant Antigone.

Le choix de ne pas accorder de pardon aux bannis peut avoir plusieurs explications, l’une des plus plausibles est économique : les biens confisqués ont très bien pu servir à indemniser des victimes ou contribuer à réparer des dommages causés. La crainte d’une revanche peut aussi entrer en ligne de compte. En dressant cette stèle monumentale dans les lieux publics, la cité tient à célébrer ses valeurs démocratiques, mais elle permet surtout aux vainqueurs d’exercer à leur avantage, sous prétexte de protéger la communauté civique, le pouvoir dans la cité.

La paix retrouvée est souvent placée sous les auspices des divinités, sous la forme d’une fête civique, répétée chaque année.

La célébration comme moyen d’affirmation et de réactivation de l’union de la cité

Évènement officiel, la célébration a, en dehors de son aspect religieux, une signification politique forte. Elle permet de perpétuer le souvenir, de réaffirmer annuellement l’unité du corps civique et donne lieu à un sacrifice collectif offert aux dieux. Mentionné par décret, le déroulement des fêtes varie peu d’une cité à l’autre, comme le montrent les cas de Mytilène et de Priène.

Dans le premier cas, nous revenons à Mytilène (ca 332), sur l’île de Lesbos, avec deux décrets dont la contemporanéité ne laisse guère de doute. Le décret sur le retour des bannis politiques prévoit d’organiser une fête à l’occasion de la réconciliation entre la cité et les bannis réintégrés. Il est prescrit qu’au vingtième jour du mois, après le sacrifice, le peuple offrira des prières aux dieux pour le salut et le bien-être de tous les citoyens. Tous les prêtres et prêtresses ouvriront les temples afin que le peuple s’y assemble pour prier. Le sacrifice aux dieux est reconduit annuellement en présence des acteurs de la réconciliation, à savoir les vingt arbitres qui ont contribué à résoudre les litiges et les messagers chargés d’en rendre compte auprès d’Alexandre. Le second décret, sur le retour de la concorde, découvert dans les années 1970 confirme l’instauration d’un régime démocratique qui se veut perpétuel (ἐν δαμοκρατίαι τὸμ πάντα χρόνον) [32] et d’un sacrifice en cas d’acceptation des résolutions par le peuple. La particularité de ce texte est qu’il nous apporte l’un des premiers témoignages de vœux adressés à la puissance divine, Homonoia (la Concorde), alors que ce culte n’en était probablement, selon G. Thériault, qu’à ses premiers balbutiements[33].

Le second cas nous amène à Priène située en Ionie (Asie Mineure) au moment où cette dernière s’apprête à tourner une page sombre de son histoire (ca 297), à savoir la stasis qui a opposé une partie de la population à un certain Hiéron, qualifié de tyran. Le contexte qui a conduit à ce conflit nous échappe : cet épisode de son histoire ne nous est connu qu’à travers un arbitrage rendu au IIe siècle dans une affaire de querelle territoriale entre Priène et Samos[34]. Dans ce décret très mutilé, aux restitutions peu satisfaisantes, outre l’éloge fait aux hommes qui ont fait preuve de bravoure au combat et qui ont chassé le tyran et ses partisans au bout de trois années de guerre (300 – 297), la cité décrète l’instauration de sôtéria pour commémorer, chaque année, la liberté retrouvée et témoigner de sa piété envers les dieux qui l’ont sauvée[35]. Seules les grandes lignes du déroulement des fêtes peuvent être restituées. Tous les citoyens sont appelés à sacrifier individuellement et en assemblée du peuple, le jour même de la libération, à Zeus Sôter, Athéna et Nikè. Les fêtes seront célébrées, selon les tribus, sur deux jours consécutifs au mois de Métageitnion. Les prêtres et les prêtresses des dieux de la cité et de sa chôra sont aussi appelés à accomplir des sacrifices. Des sanctions semblent être prévues à l’égard de ceux qui n’accompliraient pas les sacrifices prescrits, sans qu’il ne soit possible d’en dire davantage, en raison de la lacune laissée par le texte. Une telle mesure pourrait être le signe d’un différend persistant au sein du corps civique fraîchement réunifié.

Protéger la cité et éloigner le spectre de la violence collective

Malgré toutes les démonstrations de concorde civique, la cité se sait vulnérable, face à un danger venu de l’intérieur. La crainte d’un complot fomenté en vue de contester et renverser le pouvoir est toujours présent à l’esprit. Afin de contrecarrer tout potentielle action pouvant conduire à une stasis, la cité active ou réactive de sévères mesures dissuasives et répressives[36].

Les lois contre la tyrannie et l’oligarchie (Érétrie et Ilion)

Fréquentes dans le monde grec, celles-ci nous sont connues à travers des inscriptions datées du milieu du IVe siècle à la fin du premier tiers du IIIe siècle, une période durant laquelle le débat classique entre partisans de la démocratie et de l’oligarchie est toujours d’actualité. Dans l’hypothèse d’un renversement ou d’une tentative de subversion de la démocratie, l’oligarchie et la tyrannie sont placées sur un même plan et combattues de la même manière. Néanmoins, peu de textes traitant de cette question ont été conservés et rares sont ceux qui nous sont parvenus dans leur intégralité. Nous pensons notamment à la loi d’Érésos citée plus haut dont nous ne pouvons distinguer que les contours. Toutefois, quelle que soit l’époque ou l’endroit où une telle loi a été votée, nous retrouvons des bases communes. Chaque texte reconnaît à sa manière, l’effort fourni pour rétablir la constitution comme un acte de défense de l’État. Ces lois prévoient en effet toutes de récompenser, selon les règles définies localement, les individus qui ont su agir pour le bien commun. Il est d’usage que le meurtrier d’un rebelle (aspirant à la tyrannie ou à l’oligarchie) ne soit pas souillé par son crime de sang, mais qu’au contraire les plus grands honneurs lui soient décernés pour son geste salvateur : statue de bronze, place privilégiée lors des fêtes, nourriture à vie au Prytanée. Héroïsé, le tyrannicide devient un symbole de la démocratie restaurée et entre dans la postérité avec tous les égards qui lui sont dus, comme le montre le décret concernant la restauration de statue de Philitès d’Érythrées, cité grecque d’Ionie en Asie Mineure, daté probablement de ca 280[37]. La cité peut également concéder, selon ses modalités propres, des avantages financiers à la hauteur du geste (somme fixe versée immédiatement puis suivie d’une rente à vie) ou accorder des avantages à des non-citoyens (étrangers, esclaves) ou des compagnons d’arme d’un chef rebelle prêts à accomplir un tel acte. En fonction de leur statut, ces derniers peuvent se voir attribuer la citoyenneté, la liberté avec un statut de métèque ou l’immunité pour les actes commis.

Ces lois ont d’autres traits communs. En cas de changement politique violent, elles appellent les citoyens à ne pas soutenir ou participer de quelque manière que ce soit à un régime non démocratique. Au contraire, ces lois poussent à prendre parti pour la démocratie. À titre préventif, elles interdisent la présentation de projets de loi contraires à la constitution et prévoient de punir sévèrement les auteurs de tels agissements. Ceux-ci sont ordinairement frappés d’atimie, bannissement avec confiscation des biens et possibilité d’être impunément mis à mort. La loi peut même leur interdire l’inhumation en terre natale, comme à Érétrie.

Généralement inspirées des évènements récents, ces lois peuvent nous éclairer sur les circonstances qui ont conduit à leur élaboration. Le plus ancien de ces décrets et le seul, à côté de celui d’Athènes (337)[38] , à nous être parvenu de Grèce propre est celui de la cité d’Érétrie en Eubée (340). Malgré l’état fragmentaire du texte, celui-ci reste unique[39]. Son originalité repose sur le modus operandi à respecter en cas de situation critique, lorsqu’un changement politique est imposé par la violence, malgré les sanctions encourues. Il est prescrit (l. 20 à 30) :

[—] ἂν δέ τις κ[αθ] –

[ιστεῖ ἢ τυραννίδα] ἢ ὀλιγαρχίην καὶ ἐγβιάρηται, παραχρῆμα βοη-

[θεῖν πολίτας ἁπάντ]ας τοῖ δήμοι καὶ μάχην ἅπτειν τοῖς διακωλύ-

[ρουρι τὴν ἐκκληρίη]ν καὶ πρυτανείην, ἕκαστον ήγείμενον αὐτόν

[ἱκανὸν μάχεσθαι ( ?) ἄν] ε̣υ̣ [π]αρανγέλματος. Ἄν δέ τι συμβαίνει ἀδυνα-

25 [τέον κατασχεῖν ( ?) τὸ Ἀγ]ο̣ρ̣αῖον παραχρῆμα ὥστ’ ὲ̣[ξ]ε[ῖν]αι τεῖ βουλεῖ-

[καθῖσαι κατὰ νόμον ἢ ἂν] ἀποκλεισθεῖ ό δῆμος τῶν τειχέων , καταλ-

[αμβάνειν χωρίον τι τῆ]ς Έρετριάδος ὅ τι ἂν δοκεῖ σύνφορον εἶνα-

[ι πρὸς τὸ ἐκεῖ συνελθεῖ]ν τοὺς β[οη]θέοντας πάντας · καταλαβόντα-

[ς δὲ ὑποδέχεσθαι τὸν ἐλθ]όντα καὶ βολόμενον τῶν Ἑλλήνων βοηθε-

30 [ῖν το͂ι δήμοι το͂ι Έρετριῶν].[—]

[—] si quelqu’un établit (une tyrannie) ou une oligarchie par la force, que, sur le champ (tous les citoyens) viennent en aide au peuple et engagent le combat contre ceux qui empêchent (le fonctionnement de l’Assemblée ?) et de la Prytanie, chacun devant s’estimer (suffisamment apte à combattre ?) sans attendre un ordre. S’il survient un évènement rendant impossible (d’occuper ?) sur le champ l’Agoraion en sorte qu’il soit permis au Conseil (de siéger dans la légalité ?) ou si le peuple est retenu à l’extérieur des murailles, que l’on s’empare (d’une place) située dans l’Érétriade, que l’on estimera avantageuse (pour réunir en ce lieu) tous ceux qui viennent au secours (du peuple) ; une fois qu’on l’aura prise, (que l’on y accueille) ceux des Hellènes qui seront venus avec la volonté de porter secours (au peuple des Érétriens). [—][40]

Bien qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée, il est indéniable que l’histoire interne de la cité entre 356 et 341 n’est pas étrangère à l’adoption de cette loi[41]. Durant plus d’une décennie, la vie de la cité et de l’île dans son ensemble a été rythmée par des affrontements entre groupes d’opposition sur fond de rejet du modèle politique athénien par de riches propriétaires terriens. La loi légitime l’action individuelle même violente, chaque individu devant être prêt à défendre la démocratie, l’arme à la main, sans attendre d’ordre ou d’appel à la mobilisation. Elle prend en compte des obstacles majeurs qui peuvent survenir lors d’un affrontement avec des séditieux, à savoir garder et/ou reprendre le contrôle sur des places stratégiques de la cité dont le siège du Conseil (bouleutérion). Dans le cas d’Érétrie, celui-ci se confond, selon D. Knoepfler, avec l’Agoraion mentionné dans la loi[42].

Même l’éventualité de se voir rejeter hors les murs n’est pas écartée. Énée le Tacticien mettait déjà en garde les cités, face à un tel danger, que l’auteur estime d’autant plus important lors d’une sortie en foule à l’occasion d’un concours ou une célébration religieuse lors desquelles ont lieu des processions en armes qui offrent la possibilité à un groupe séditieux de sortir des rangs, de frapper et occuper la cité[43]. Dans un tel cas de figure, l’occupation d’une place forte (phrourion) n’a rien de surprenant. Il s’agit là d’une pratique bien éprouvée à l’époque hellénistique et, par ailleurs, un sujet de préoccupation majeur en cas de stasis. Cet espace, parfois implanté sur le territoire ou à ses frontières, peut à tout moment devenir un lieu de rassemblement de l’opposition. Dans le cas d’Érétrie, elle doit se situer dans l’Érétriade, qui s’étend, selon D. Knoepfer, en longueur sur près de 50 kilomètres et doit pouvoir accueillir des troupes alliées envoyées par des États voisins peu distants tels Chalcis, Carystos ou Athènes sur le continent, la principale alliée des démocrates. Plusieurs places, plus ou moins éloignées de la cité, peuvent entrer en ligne de compte, dont certaines situées dans la région de Tamynes, théâtre d’opérations durant les luttes civiles de 348[44].

Cependant, la position centrale en face du continent et au cœur du territoire, fait de Porthmos, le lieu idéal pour un tel rassemblement. À l’état de ruine au moment de la publication de la loi en 340, cette dernière doit pourtant être de facto exclue[45].

En comparaison à d’autres lois, celle d’Ilion en Troade[46] est la plus longue connue et s’articule autour d’une série de récompenses et sanctions destinées à détourner les citoyens d’un régime non démocratique, en punissant notamment ceux qui y ont exercé une magistrature. Le contexte historique précis qui a pu conduire à l’élaboration de cette loi, reste incertain. Il est communément admis en raison d’un faible faisceau d’indices de la placer ca 281/0 à la fin du règne de Lysimaque[47].

Nous ne revenons pas ici sur tous les aspects de cette loi qui a fait l’objet de plusieurs commentaires récents, dont ceux de A. Maffi et D. Teegarden[48]. Dans le cadre de notre sujet, ce sont les paragraphes 8, 9 et 10 qui attirent plus particulièrement notre attention. En effet, malgré les difficultés d’interprétation du texte, ces paragraphes font référence à des sanctions infligées en réponse à des comportements radicaux commis à l’encontre de citoyens. Bien que la nature des actes ne puisse être clairement établie, certains sont à imputer à des citoyens (simples particuliers ou magistrats) qui semblent avoir profités de la situation troublée pour se rendre coupables d’homicide, dans le seul but d’assouvir leur cupidité ou des haines privées. Il est également fait mention d’abus (emprisonnements et extorsions de fonds), auxquels certains citoyens ont réussi à se soustraire en prenant la fuite. Les victimes de telles violences peuvent prétendre à des dommages et intérêts.

En effaçant de la mémoire collective, les hommes qui se rendent coupables d’un attentat contre la démocratie, la cité d’Ilion va très loin dans sa détermination à punir un tel acte. Maudit à jamais, leur nom est martelé partout où il apparaît, que ce soit parmi les noms de prêtres, sur un monument votif individuel ou collectif et même sur un tombeau. Le peuple peut aussi décréter la destruction d’un monument individuel de telle manière à ce qu’il ne reste rien du souvenir de ces hommes. En faisant disparaître toute trace de leur existence, la cité les voue à l’éternel oubli. Il s’agit, par un tel châtiment, de marquer les esprits et s’assurer que le peuple tourne définitivement cette page douloureuse de son histoire, tout en rappelant aux potentiels contradicteurs ce qu’il en coûte de s’attaquer à la démocratie.

Qu’elles soient inspirées ou non de l’histoire récente ou de la tradition des lois anti-tyrans, ces lois doivent contribuer à limiter l’usage de la violence. D’autres lois, destinées à protéger la cité, viennent également renforcer la législation déjà en place.

Protéger la constitution : les cas de Kymè et Sagalassos

Deux décrets récemment découverts viennent alimenter le dossier encore très partiellement connu des décrets visant à protéger le régime démocratique. Ils semblent, sans certitude, avoir été adoptés dans des contextes politiques et géopolitiques troublés, probablement dans le premier quart du IIIe siècle sur fond de luttes hégémoniques et d’invasions galates en Asie Mineure. Le but est d’assurer la sécurité et la souveraineté de la cité et de son territoire dans un contexte de menées séditieuses.

Ainsi, le texte adopté par le peuple de Kymè, cité d’Éolide sur la côte occidentale de l’Asie Mineure, sur proposition d’un notable local, un certain Euippos fils de Laonikos, pointe du doigt le collège des stratèges[49]. Comme le souligne P. Hamon, le texte rappelle les obligations fondamentales liées à leur charge : loyauté, maintien de l’intégrité politique et territoriale de la cité et interdiction de sacrifier la liberté de celle-ci au nom d’une quelconque alliance interne ou externe avec un groupe séditieux, un roi ou un dynaste. La crainte d’une trahison ou d’un renversement de la constitution est présente à l’esprit des Kyméens. Le terme κατάλυσις (employé dans le sens de dissolution du gouvernement) apparaît au moins à trois reprises dans le texte. Aucun écart de conduite n’est tolérable et tout contrevenant au texte doit être déféré devant le peuple dans le cadre d’une poursuite pour trahison (eisangélia) et/ou tentative de renversement de la démocratie (προδοσίᾳ καὶ τᾷ καταλύσει τῶ δάμω).

Les accords de Sagalassos en Pisidie portent, quant à eux, sur la défection et l’occupation illégale d’une place forte (akra) par un groupe de séditieux[50]. L’akra identifiée par M. Waelkens avec la forteresse de Tekne Tepe surplombant la cité (1885 mètres) est localisée juste au-dessus de l’agora supérieure. La première partie du texte peut être rapprochée des lois contre la tyrannie et l’oligarchie étudiées supra et des serments civiques que nous abordons plus loin. La seconde partie du texte porte sur le règlement d’un hypothétique conflit interne à l’origine de l’occupation illégale de l’akra par un groupe de quinze séditieux qui doit s’en remettre à la justice, selon les accords et les arrangements (αἱ ὁμολογίαι καὶ αἱ συνθῆκαι) pris par les archontes. L’une des clauses qui implique la mise à mort de trois séditieux, considérés comme les meneurs du groupe, pose toutefois des problèmes d’interprétation. En raison de l’état de conservation du texte, il n’est pas possible de déterminer qui des séditieux ou des Sagalassiens sont chargés de leur exécution[51]. L’indemnisation de bannis sur les fonds propres des séditieux témoigne d’actes de violence.

La dernière partie du texte est consacrée à la révision d’une loi sur le vol. La sanction prévue de trois mines, en usage jusque-là, est commuée en peine de mort pour celui qui est reconnu coupable. Ce changement radical laisse suggérer une situation de troubles et d’insécurité conséquents. La question de savoir si nous sommes en présence d’un conflit en cours au moment de la publication du décret ou devant des mesures préventives inspirées d’un passé douloureux récent reste ouverte[52].

Établir des serments

Selon J. Plescia, les serments sont comparables à des contrats. Ils sont jurés dans un contexte particulier, à la suite d’une crise politique interne d’ampleur (stasis), lors d’un acte d’union ou tout simplement dans le but de réaffirmer l’unité de la cité[53]. Lors d’une telle déclaration solennelle, tous les citoyens assemblés jurent, chacun en son propre nom, allégeance à la constitution en place. Ils promettent de respecter, parfois jusqu’à la fin des temps (ἅπαντα τὀν χρὁνον), les conditions stipulées dans le serment (engagements politiques et militaires) et de dénoncer quiconque s’apprêterait à lui nuire de quelque façon que ce soit. Les serments civiques qui ont été conservés, datent du IIIe siècle et proviennent de la région du Pont (Chersonèse[54]) et de Crète (Itanos et Dréros), à l’exception de celui de Mylasa en Carie, estimé du IIe siècle et dont le contexte nous est inconnu[55]. La prestation de serment est un devoir, auquel personne ne peut déroger sous peine de sanction. Ainsi, à Itanos, ceux qui refusent de prêter serment ne peuvent plus prendre part aux affaires religieuses et humaines (καὶ θίνων καὶ ἀνθρωπίνων), ce qui revient à les mettre au banc de la société[56].

Des serments civiques ne ciblant qu’une partie de la population sont rares. Seul un exemple nous est connu, celui de Dréros (ca 220-219), où seuls cent quatre-vingt jeunes sortis de l’enfance (ἀγελάοι) y sont soumis[57]. Ce dernier est très certainement à mettre en relation avec le contexte politique instable qui règne en Crète à cette époque : une guerre est en cours entre les alliances de Cnossos et Lyttos et des conflits locaux comme à Gortyne où une stasis, opposant les jeunes aux anciens, ensanglante la cité et son territoire[58].

Un serment est toujours accompagné d’une imprécation, sanction religieuse, indépendante de la justice des hommes, que le rituel du sacrifice sur l’autel des dieux est censé rendre plus opérant et redoutable. Que la malédiction soit formulée de manière très simple, comme par exemple « καί [μοι ε]ὐορκοῦ[ντι] ǀ [μὲν ε]ὖ εἴη, ἐπιορκοῦντι δὲ κακ[ῶ]ς· »,[59] ou de manière plus détaillée, le citoyen qui se parjure se condamne à une vie misérable et engage ce qu’il laisse pour la postérité : richesse (terres et troupeaux), extinction du genos.

Conclusion

Cette étude permet d’apporter une vue d’ensemble des moyens politiques mis en œuvre par les cités pour, d’une part, sortir du rapport de force imposé par la violence de la guerre civile (stasis) et, d’autre part, prévenir toute forme de contestation de l’ordre établi et de facto limiter l’usage de la violence à des fins séditieuses. Malgré des similitudes de formulation de certaines lois et serments, chaque situation est unique et les textes sont adaptés à un contexte local précis. Leur efficacité à moyen et long terme reste difficilement appréciable.

Il convient également de garder à l’esprit que la violence répressive et contraignante exercée dans le cadre législatif sert les intérêts du pouvoir en place. Elle répond à la crainte du complot, de la trahison ou d’une contestation légitime du pouvoir par un groupe d’opposition. En encourageant les dénonciations d’actions ou délits en préparation, elle favorise aussi des règlements de comptes privés.

 

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[1] Julien FREUND, « La violence dans la société actuelle », Revue européenne des sciences sociales, Tome 30, n°94, 1992, p. 43.

[2] Ninon GRANGÉ, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, EHESS, 2015, p. 225.

[3] Hans-Joachim GEHRKE, Stasis : Untersuchungen zu den inneren Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Munich, C.H Beck, 1985.

[4] Le concept de stasis a retenu en premier l’attention de Nicole Loraux, parmi ses nombreuses contributions, retenons : Nicole LORAUX, La cité divisée, Paris, Payot, 1997. Plus récemment, nous pouvons renvoyer aux travaux des philosophes Ninon GRANGÉ id. ; Esther ROGAN, La stasis dans la politique d’Aristote. La cité sous tension, Paris, Garnier, 2018.

[5] Benjamin GRAY, Stasis and Stability : Exile, the Polis, and Political Thought, c. 404-146 BC, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; Henning BÖRM, Mordende Mitbürger. Stasis und Bürgerkrieg in griechischen Poleis des Hellenismus, Stuttgart, Steiner Verlag, 2019.

[6] Christine PETRAZOLLER, La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle avant, J.-C., Besançon (thèse inédite), 2020. Pour l’approche historiographique détaillée du sujet, voir « Présentation de recherche. La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle av. J.-C. », DHA 47/2, 2021.

[7] Notons la dissertation d’Astrid DÖSSEL, Die Beilegung innerstaatlicher Konflikte in den griechischen Poleis vom 5-3 Jahrhundert v. Chr., Francfort, Europäische Hochschulschriften, 2003, axée sur l’analyse et le commentaire de quelques textes épigraphiques, concernant le règlement de conflits, d’intensité variable et provenant des deux côtés de la Méditerranée.

[8] Elle peut être plus locale avec des garants externes comme Perdiccas III à Dikaia en Thrace (ca 360) où Cléonyme à Alipheira en Arcadie (270).

[9] C’est notamment le cas en 324, où l’édit de Suse qui promulgue le retour de tous les bannis politiques en Grèce, soulève l’indignation, notamment du côté d’Athènes et des Étoliens.

[10] IG XII,2 6. Cf. notamment Andrew J. HEISSERER, Alexander and the Greek ; the epigraphic evidence, Norman, Oklahoma University Press, 1980 ; Guy LABARRE, Les cités de Lesbos aux époques hellénistique et impériale, Paris, de Boccard, 1996, p. 251-255.

[11] Bien que traditionnellement admise, la datation du décret de Mytilène reste sujet à controverse. Notamment Andrew J. HEISSERER, id. ; Guy LABARRE, id., optent pour 332. Contra notamment Astrid Dössel, Die Beilegun… ; p. 178 ; Dmitriev SVIATOSLAV, « Alexander’s Exiles Decree », Klio 86, 2004, p. 359-360, qui préfèrent l’insérer dans le cadre de l’édit de Suse en 324. Pour la discussion cf. Christine PETRAZOLLER, La stasis…, p. 93 – 94.

[12] IPArk 5. André PLASSART, « Le règlement tégéate concernant le retour des bannis à Tégée en 324 av. JC », 1914, BCH 38.

[13] IED 30. À Élis (ca 350 – 324), il semble que les biens soient restés sous la garde de proches restés dans la cité.

[14] Vingt membres choisis de façon paritaire entre les bannis rentrés et ceux présents dans la cité à Mytilène en 332, dix membres à Chios ca 332 et quinze membres à Sicyone en 250 selon Cicéron, Les devoirs, XXIII et Plutarque, Aratos, XIV, 1.

[15] Gerhard THÜR, Amnestie in Telos (IG XII 4/1, 132), ZRG 128, 2013, p. 351-379.

[16] Arrien, II,1,1 ; III, 2,1 ; Quinte-Curce, IV,5. En 333 au moment de la contre-offensive, la cité tombe par trahison aux mains des Perses et les démocrates pro-macédoniens sont chassés.

[17] Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 80.

[18] Diodore, XVII, 14, 4.

[19] Arrien, III, 2,1.

[20] Quinte-Curce, IV,8.

[21] HEISSERER, ibidem, p. 96-111. L’état de l’inscription ne permet pas de se prononcer sur l’identité de cet ami : voir également Francis PIEJKO, « The second letter of Alexander the Great to Chios », Phoenix 39, 1985 p. 242-243.

[22] Georgia MALOUCHOU, « Χῖοι κατελθόντες », Horos, 14-16, 2000-2003.

[23] IPArk 24. Le terme mnesicholein apparaît à notre connaissance, uniquement dans le décret d’Alipheira.

[24] Arrien, I,3.

[25] La colonie d’Érétrie se prononce en faveur d’un accord mixte, associant amnistie des faits passés et procès de certains meneurs de partis impliqués dans une stasis. Ce n’est qu’en cas d’acquittement qu’ils se voient autorisés à participer aux serments et engagements collectifs. Cf. Emmanuel VOUTARIS « La réconciliation des Dikaiopolites : une nouvelle inscription de Dikaia en Thrace, colonie d’Érétrie », CR Belles-Lettres, 2008, p. 781-792 ; Benjamin GRAY « Justice or Harmony ? Reconciliation after stasis in Dikaia and the fourth-century BC polis », REA 115, 2013, p. 369-404.

[26] Les arguments émis en 1913 par Hans PISTORIUS, Beiträge zur Geschichte von Lesbos im vierten Jahrhundert v. Chr., Jena, sont traditionnellement admis : Agonippos et Eurysilaos occupaient le pouvoir à deux reprises, alors que les trois frères auraient été chassés du pouvoir avec l’aide de Philippe en 343. Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 60-65, propose une nouvelle chronologie avec pour point de départ la campagne de Parménion (336) et une double tyrannie des trois frères. Cette interprétation connaît également ses détracteurs. Pour la discussion voire Christine PETRAZOLLER, La stasis..., p. 76 – 77.

[27] IG XII, 2, 526.

[28] Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 27 – 28.

[29] Henning BÖRM, Mordende…, p. 265.

[30] Arrien, I, 17, 10.

[31] Il n’est pas entièrement exclu que les enfants d’Apollodoros, probablement mort en exil, et ses frères Hermon et Héraios, anciens tyrans de la cité, aient profité du moment pour exprimer auprès du roi leur souhait de réintégrer la cité.

[32] Éditions et commentaires voir notamment Andrew J. HEISSERER & Robert HODOT, « The Mytilenean Decree and Concord », ZPE 1986, p. 109-128 ; Guy LABARRE, Les cités…, p. 251-252.

[33] Gaëtan THERIAULT, Le culte d’Homonoia dans les cités grecques, Lyon, MOM, p. 1-7 et p.68.

[34] I. Priene, 37 ; 38.

[35] I. Priene 11.

[36] La loi prévoit déjà de réduire certaines magistratures dont la stratégie à un an, six mois voire quatre à l’époque hellénistique, afin de limiter l’apparition de pouvoirs personnels forts.

[37] I. Erythrai & Klazomenai, n° 503. David TEEGARDEN, Death…, p. 115-141.

[38] Agora XVI, 73.

[39] Denis KNOEPFLER, « Loi d’Érétrie contre la tyrannie et l’oligarchie, 1ère partie », BCH 125, 2001, p. 195-238 ; « Loi d’Érétrie contre la tyrannie et l’oligarchie, 2ème partie », BCH 126, 2002, p 149-204. Fragment A découvert à Aliveri aujourd’hui perdu. Le fragment B découvert en 1958, non loin de là, peut-être, selon D. Knoepfler, un genre d’amendement des dispositions précédentes.

[40] Denis KNOEPFLER, id. Traduction personnelle.

[41] Astrid DÖSSEL, « Einige Bemerkungen zum “Gesetz gegen Tyrannis und Oligarchie” aus Eretria, 4 Jahr. v. Ch. », ZPE 161, 2007, p. 115-124. L’auteur défend l’hypothèse de plusieurs lois différentes, attribuant la paternité des dispositions politiques et militaires du fragment B à un groupe démocrate en lutte contre l’oligarchie pro-macédonienne, installé pour reprendre l’auteur en « Sonderpolis » à Porthmos avec une publication vers 343. Contra Denis KNOEPFLER, Revue des études grecques. Bulletin épigraphique, 2008, n°265 qui réfute ces arguments.

[42] Denis KNOEPFLER ibidem, p. 172-174.

[43] Énée le Tacticien, XII, 1.

[44] Les évènements nous sont connus essentiellement à travers des discours : Démosthène, Contre Aristocratès, XXIII, 124 ; Contre Midias, 110 ; Eschine, 86.

[45] Démosthène, Troisième philippique, IX, 57 – 58. Selon l’orateur, Porthmos a été rasée par les troupes de Philippe ca 343-341, alors qu’elle était occupée par des exilés érétriens, favorables à Athènes.

[46] IMT Skam/Neb Täler, 182.

[47] Sur le contexte politique, cf. Christine PETRAZOLLER, La stasis …, p. 194 – 197.

[48] Alberto MAFFI, « De la loi de Solon à la loi d’Ilion ou comment défendre la démocratie », dans Jean-Marie BERTRAND (éd), La violence dans les mondes grec et romain, Paris, Sorbonne, 2005, p. 137-161 ; David TEEGARDEN, Death…, 173-214.

[49] Découvert à Kymè près du théâtre (ou du bouleutérion) lors d’une campagne de fouilles (Mission italienne en 2002) et conservée au Musée d’Izmir. Le texte très fragmentaire a fait l’objet de reconstitutions : Giacomo MANGANARO, « Doveri dello stratego nella Kyme eolica, a regime democratico, nel III sec. A.C », EA 37, 2004, p. 63-68 ; Patrice HAMON, « Kymè d’Éolide, cité libre et démocratique et le pouvoir des stratèges », Chiron 38, 2008, p. 63-106.

[50] Les deux fragments de Sagalassos ont été découverts à six ans d’intervalle (1996 et 2002). Katelijn VANDORPE, « Negociators, Law from rebellious Sagalassos in an early hellenistic inscription », dans Marc WAELKENS & Lieven LOOTS (éds), Sagalassos V, Report on the survey and excavation campaigns of 1996 et 1997, Leuven, University Press, 2000, p. 489-507; Katelijn VANDORPE & Marc WAELKENS, « Protecting Sagalassos, fortress of the Akra. Two large fragments of an early Hellenistic inscription with an appendix by M. Waelkens », AncSoc 37, 2007, p. 121-141.

[51] Katelijn VANDORPE ibidem, p. 493. Le chiffre de quinze séditieux peut paraître insignifiant au regard d’une stasis qui implique souvent plusieurs dizaines, voire centaines d’individus. Rien n’empêche d’imaginer qu’ils puissent bénéficier d’un soutien dans la cité ou à l’extérieur. La situation fait penser au décret d’union de Téos/Kyrbissos qui prévoit des sanctions en cas de rébellion d’un phrourarque (Louis & Jeanne ROBERT, « Une inscription grecque de Téos en Ionie. L’union de Téos et de Kyrbissos », JS 3-4, 1976, p. 153-235).

[52] Katelijn VANDORPE ibidem, p. 492 ; Henning BÖRM, Mordende…, p. 217 sont en faveur d’un conflit en cours.

[53] Joseph PLESCIA, The Oath and Perjury in Ancient Greece, Tallahassee, Florida State University Press, 1970, p. 101.

[54] IosPE I2, 401.

[55] I. Labraunda, 51.

[56] IC III, iv, 8.

[57] IC I, ix, 1.

[58] Polybe, IV, 53, 7. Henri van EFFENTERRE, « À propos du serment de Dréros », BCH 62, 137, p. 330. L’auteur émet, avec une certaine réserve, l’hypothèse d’un serment post-stasis.

[59] « … si je m’en tiens au serment que tout aille bien, si je me parjure que tout aille mal ». Traduction personnelle. Cf. également Louis & Jeanne ROBERT, Une inscription…, p. 153-235.

 

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La crise économique et son impact sur la représentation du travail dans les productions à destination des enfants : étude des longs-métrages Walt Disney Animation Studios (2008-2018)

Fantine Beauvieux

 


Résumé : À travers l’analyse d’un corpus constitué de plusieurs longs-métrages Walt Disney Animation Studios produits entre 2008 et 2018 à destination du jeune public (The Princess and the Frog, Wreck It Ralph, Zootopia…), nous étudierons la manière dont l’ensemble du travail est représenté dans le contexte d’une importante crise financière : la Grande Récession de 2008. Cette dernière bouleverse l’économie mondiale et le taux de chômage américain explose pour redescendre ensuite au fil des années. À l’époque, Disney connait déjà une période difficile marquée par de nombreux échecs commerciaux et une restructuration de ses studios. L’angoisse liée à la crise économique et à la tentative de sauver l’animation Disney se ressent-elle dans les fictions produites ? Si tel est le cas, les représentations du travail encouragent-elles les enfants à ne pas faire de leur désir professionnel un but ultime mais à privilégier leur vie privée pour s’épanouir ? Ou au contraire, le travail est-il présenté comme une situation enviable ? Alors les enfants l’associeraient à un bonheur garanti et redonneraient espoir en une prospérité économique. Nous analyserons les fictions produites à la lumière des conditions de travail au sein de l’entreprise-même.

Mots-clés : Disney, travail, crise économique, jeunesse.


Fantine Beauvieux est née le 28 novembre 1995. Doctorante au sein du laboratoire Littératures, Imaginaire, Sociétés (LIS) de l’Université de Lorraine, elle se consacre à l’étude des différentes représentations du travail et du divertissement qui sont présentes dans les productions de la Walt Disney Company et qui peuvent influencer les attentes des générations futures de leur travail. Elle est également chargée de cours au sein de la Licence Études Culturelles de l’Université de Lorraine pour laquelle elle enseigne l’histoire de la presse jeunesse, la méthodologie rédactionnelle et la méthodologie argumentative.

fantine.beauvieux@univ-lorraine.fr


Introduction

Dans un paysage culturel où l’audiovisuel est très présent, les films d’animation des studios Disney ont une place de choix. Cela se vérifie autant par le succès que ces productions connaissent au box-office (en 2013, 2016 et 2019 les studios ont dépassé le milliard de dollars de recettes au box-office mondial avec Frozen [La Reine des Neiges], Zootopia [Zootopie]et Frozen II [La Reine des Neiges II][1]) que par leur présence dans le paysage culturel mainstream. Christian Chelebourg, spécialiste des fictions de jeunesse, explique que la Walt Disney Company possède une influence si grande dans le paysage culturel que la grande majorité des enfants sont familiers de ses œuvres d’animation[2]. Les films Disney sont devenus des incontournables à montrer aux enfants : « Au cours des entretiens qu’ils ont menés, des auteurs ont relevé l’injonction intérieure – voire le sentiment de culpabilité ressenti par les parents – à l’idée de priver leur progéniture de Disney[3] », écrit Alexandre Bohas lorsqu’il étudie la domination mondiale de l’entreprise. Les longs-métrages Walt Disney Animation Studios sont donc vus de tous, et comme toute fiction, ils possèdent un impact sur leurs spectateurs. Si ces films sont régulièrement étudiés au prisme des représentations de genres et de races, les représentations du monde du travail sont également à interroger puisqu’elles peuvent avoir une influence sur les jeunes générations et leurs aspirations professionnelles.

La Walt Disney Company doit s’adapter au mieux aux attentes de son public car elle est dépendante de la réussite commerciale de ses films pour poursuivre son activité dans les meilleures conditions. « On accuse souvent Disney de formater la conscience de ses consommateurs en oubliant un peu vite que la Walt Disney Company est aussi financièrement tributaire de leurs évolutions[4] », rappelle Christian Chelebourg. Les œuvres culturelles influencent la société, mais la société elle-même a un impact sur ces dernières. Il est donc intéressant de se pencher sur les crises majeures qu’elle a pu connaître pour se demander si les bouleversements sociaux ont pu affecter les représentations présentes dans les films Disney.

S’il est une période qui semble difficile à la fois pour la société et les studios Disney, c’est bien la Grande Récession qui débute en 2008, après que la crise des subprimes américaine a entraîné une crise financière mondiale. Alors que le monde connaît de grands bouleversements économiques et idéologiques (faillites bancaires, montée du chômage, instabilité politique etc.), la Walt Disney Company a multiplié les mauvais films d’animation qui n’ont pas réussi à produire des personnages « populaires ou mémorables[5] ». À la suite du rachat de Pixar, elle place alors John Lasseter et Ed Catmull à la tête du studio Walt Disney Feature Animation. Ce dernier est alors renommé Walt Disney Animation Studios et donne lieu à l’expérimentation de nouvelles formes managériales. Il conviendra donc de faire débuter cette étude en 2008, date marquant le démarrage de la crise financière qui accompagne la restructuration du studio d’animation Disney. Cette crise a eu des conséquences sur la société pendant de nombreuses années, c’est pourquoi nous étudierons les longs-métrages qui ont été produits pendant la décennie qui a suivi son déclanchement. Nous la clôturerons en 2018, au moment du changement de direction des studios, qui voient une nouvelle ère débuter pour l’animation disneyienne, sans exclure les suites des films étudiés qui ont été produites plus tard et qui peuvent éclairer les premiers opus[6].

Il est intéressant d’analyser les représentations du travail présentes dans les long-métrages d’animation produits par une entreprise aussi influente que la Walt Disney Company pendant une telle période de récession, marquée par un taux de chômage important. Les long-métrages produits par les Walt Disney Animation Studios s’adressant en premier lieu aux enfants, il s’agira ici de déceler l’impact produit par l’angoisse économique globale sur la représentation du travail qu’ils proposent aux spectateurs. Est-ce que la peur du chômage et de l’instabilité économique pousse les studios à décourager les enfants du travail, les incitant à privilégier leur vie privée pour trouver leur épanouissement personnel, plutôt que leur vie professionnelle ? Ou, au contraire, est-ce qu’ils essayent de leur présenter le travail comme quelque chose d’enviable afin de maintenir un optimisme autour de l’avenir économique du pays ? Les studios peuvent-ils proposer un discours modéré et novateur en présentant un autre rapport entre travail et loisirs ?

Bouleversements dans la société américaine

Crise économique et idéologique

En 2007 se produit une crise des subprimes aux États-Unis qui entraine une crise financière mondiale. L’économie du pays est bouleversée, et surtout, le taux de chômage explose[7]. Selon les économistes Anton Brender et Florence Pisani, les États-Unis entrent dans une période de récession importante et mettent dix ans pour se remettre de cette crise : fragilité financière, chômage massif mais aussi remises en question importantes quant à l’efficacité du système économique en place[8]. Le taux de chômage dépasse la barre des 5 % en 2008 pour culminer à 10 % en 2009 et ne redescend en-dessous des 5 % qu’à partir de 2016[9]. La crise des subprimes entraine également une crise des saisies immobilières, que certains chercheurs relient à une hausse des suicides dans le pays, ces derniers ayant augmenté de 13 % entre 2005 et 2010[10].

La population mondiale est en plein désarroi face au système économique dans lequel elle évolue et connaît une crise de la confiance, comme le relèvent les psychosociologues Andreea Ernst-Vintila, Sylvain Delouvée et Michel-Louis Rouquette[11]. Les individus ont perdu leurs repères : ils n’ont plus foi en l’économie et la finance pour tout résoudre, et cela s’accompagne plus globalement d’une dégradation générale de leurs conditions de vie, touchant jusqu’à leur santé mentale. L’économiste Lucie Davoine explique que « la crise économique qui a commencé en 2008 s’est immédiatement traduite par une chute de bien-être[12] ». Cela entraine une hausse du recours à des services de développement personnel et à la recherche de pistes pour vivre cette période au mieux, comme l’expliquent le psychologue Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz[13] :

On le sait, la crise de 2008 a entraîné une détérioration spectaculaire de la situation économique mondiale, ouvrant une période caractérisée par un fort rétrécissement des perspectives, par l’aggravation de la pauvreté et des inégalités, la dégradation du marché de l’emploi, l’instabilité institutionnelle et la méfiance envers les politiques. Dix ans se sont écoulés depuis, les conséquences de cette crise persistent, et il semble que nombre d’entre elles ne disparaîtront pas. […] Les sentiments d’incertitude, d’insécurité, d’absence de perspective, d’impuissance et d’anxiété se sont en conséquence enracinés dans les esprits, les discours appelant à se retirer dans la sphère de l’intimité et à se replier sur son moi trouvant ainsi le terreau idéal pour proliférer[14].

Si la date de 2008 marque le début de la crise financière qui a entrainé la grande récession, elle n’a pas de date de fin. Ainsi, dix ans après, « les sentiments d’incertitude, d’insécurité, d’absence de perspective, d’impuissance et d’anxiété[15] » sont toujours extrêmement présents dans la population, et cela a certainement un impact sur les représentations culturelles qui sont produites autour du monde de l’emploi. Lorsqu’une crise économique a un impact aussi fort sur la population, notamment sur le taux de chômage, le travail possède une place majeure dans les réflexions. De ce fait, il parait important d’étudier les représentations du monde professionnel que propose la culture de masse, dont la Walt Disney Company est une entreprise phare. De quelle manière retrouve-t-on ces sentiments d’insécurité dans les représentations du travail proposées par les films Disney ? Les jeunes spectateurs ne comprennent, certes, pas forcément tous les enjeux de cette crise, cependant, en vivant activement ses conséquences à travers le chômage de leurs parents ou la perte de leur maison, ou bien en partageant l’inquiétude générale de la population, ils sont très certainement perméables à la traduction de ces notions dans les films qu’ils regardent.

Crise de l’animation disneyienne ?

Avant la crise de 2008, le début du deuxième millénaire est synonyme de difficultés pour l’animation Disney : les films produits ne séduisent pas le public et la plupart ne sont pas rentables comme ils pouvaient l’être auparavant. Entre 2000 et 2008, les studios Walt Disney Feature Animation produisent neuf longs-métrages[16], dont un seul dépasse les 300 % de rentabilité (Lilo & Stitch en 2002[17]), tandis qu’ils avaient connu des succès à plus de 900 % de rentabilité dans les années 1990 avec Beauty and the Beast (La Belle et la Bête) en 1991, Aladdin en 1992 et The Lion King (Le Roi Lion) en 1994[18].

Les difficultés connues par la Walt Disney Company au deuxième millénaire ont débuté lors de la deuxième moitié des années 1990. L’année du grand succès de The Lion King est également l’année du décès de Frank Wells[19], président-directeur exécutif et bras droit de Michael Eisner[20]. Jeffrey Katzenberg[21], alors à la tête de l’animation, espère le remplacer mais Michael Eisner refuse et lui préfère son ami Michael Ovitz[22] – un partenariat qui ne fonctionnera pas et qui prendra fin après seulement deux ans. Jeffrey Katzenberg quitte alors la Walt Disney Company pour fonder DreamWorks Pictures aux côtés de Steven Spielberg et David Geffen. Une insécurité se fait sentir dans les studios, notamment au niveau financier : les films d’animation produits souffrent de la concurrence de DreamWorks Pictures et d’autres grands studios d’animation. Mais, surtout, cela oblige la Walt Disney Company à augmenter les salaires de ses employés afin de ne pas les perdre au profit de leurs adversaires qui pouvaient proposer de les payer davantage.

Face aux succès de l’animation 3D des productions DreamWorks Pictures (Shrek de Andrew Adamson et Vicky Jenson en 2001), Blue Sky Studios (Ice Age [L’Âge de glace] de Chris Wedge en 2002) et Pixar (Monsters, Inc. [Monstres et cie] de Pete Docter en 2001), Michael Eisner ferme le studio d’animation 2D de Burbank en 2002, puis celui de Floride en 2004. Sur la fin de sa présidence, il songe sérieusement à fermer la branche d’animation Disney pour se concentrer sur les films en prise de vue réelle, moins chers à produire et plus rapidement profitables. L’animation Disney aurait donc pu prendre fin au début des années 2000, mais Bob Iger, qui arrive à la tête de l’entreprise en 2005, décide de la conserver malgré tout[23] : l’animation est la marque de l’entreprise et sa présidence allait être jugée notamment sur sa capacité à relever le studio d’animation[24]. Il se rend compte que ce secteur a du mal à être rentable, contrairement aux films Pixar produits en collaboration avec Disney. Il négocie donc le rachat de Pixar avec Steve Jobs en 2006.

La Walt Disney Company possède désormais deux studios d’animation : Pixar et Walt Disney Feature Animation. John Lasseter[25] et Ed Catmull[26], forts de leurs succès chez Pixar, sont nommés à la tête des deux studios et donnent un nouveau souffle à l’animation disneyienne grâce à des méthodes de travail qui laissent davantage de place à la créativité. Walt Disney Feature Animation est renommé Walt Disney Animation Studios en 2008. Alors que la crise économique frappe de plein fouet les États-Unis, Disney accepte la supériorité des films d’animation Pixar et laisse carte blanche aux deux figures clés du studio racheté pour restructurer le studio d’animation Disney afin d’en redorer les lettres et retrouver le succès qu’il connaissait auparavant.

Un désir de s’émanciper du travail ?

Travailler, un rejet

Afin de comprendre la façon dont une crise économique d’une telle ampleur a pu impacter l’industrie audiovisuelle de son époque, il faut remonter à la Grande Dépression qui débute également aux États-Unis. Tracey Mollet étudie les conséquences de cette crise sur le monde du cinéma[27] et explique que les Américains ne se sont pas détournés du cinéma durant cette période :

Pendant les jours les plus sombres de la Grande Dépression, le cinéma engrangeait encore 60 à 75 millions de spectateurs par semaine, ce qui prouve le pouvoir et la popularité du cinéma. […] Les historiens du cinéma ont reconnu l’importance des films appartenant aux genres de l’imaginaire dans les années 1930. Les gens cherchaient à s’échapper de leurs vies en noir et blanc, es pérant une échappatoire dans des utopies colorées. Ceci est démontré par The Wizard of Oz (1939) de la MGM, Dorothy rêvant de son « somewhere over the rainbow », son pays libre de tout problème et de tout désespoir. Cependant, une échappatoire pareille peut se retrouver plus spécifiquement à travers le pouvoir merveilleux de Disney. […] Utilisant le pouvoir de l’animation, Disney peut tirer parti des tendances de ces années et reconnecter avec l’idéalisme du rêve américain de succès et de prospérité, tristement perdu tout au long de la Grande Dépression[28].

Tracey Mollet démontre que durant une période économiquement fragile et émotionnellement difficile pour les individus, le cinéma a permis une évasion de la vie quotidienne. Il n’est donc pas surprenant de constater que les productions Disney des années suivant la crise de 2008 mettent un point d’honneur à célébrer les possibilités, à maintenir l’espoir en un monde meilleur. Le film le plus emblématique de cette tendance est Tangled (Raiponce) réalisé par Byron Howard et Nathan Greno en 2010. Relecture du conte de fées Rapunzel des frères Grimm, ce long-métrage plonge les spectateurs dans le merveilleux à travers un parcours initiatique qui leur donne l’occasion de s’échapper du monde réel le temps d’une séance de cinéma : l’enfant d’un couple royal est enlevé alors qu’il n’est qu’un bébé et emprisonné en haut d’une tour puis s’en échappe et découvre le monde extérieur avant de retrouver son royaume. Selon le psychanalyste Bruno Bettelheim, « le conte de fées est optimiste[29] » et permet d’imaginer des résolutions aux difficultés que chacun peut connaître[30]. Tangled peut ainsi aider les individus enfermés dans la crise à oublier leurs inquiétudes professionnelles pour redécouvrir les beautés du monde et avoir à nouveau espoir en ce dernier. Le succès que le film a connu au box-office[31] peut s’expliquer par le fait d’avoir repris un conte connu, de proposer une héroïne plus moderne que ce à quoi les studios avaient habitué les spectateurs, mais le public avait aussi peut-être besoin d’une échappatoire merveilleuse.

Si les contes permettent de s’évader du quotidien, le travail reste central dans la vie des citoyens, surtout en temps de crise. Cependant, il n’est pas systématiquement une source de bonheur et peut s’avérer néfaste. Selon le sociologue Philippe Bernoux, ce ne sont pas tant les tâches effectuées dans le travail que la manière dont elles sont organisées et encadrées qui constituent une véritable souffrance pour le salarié[32]. Bolt (Volt), réalisé par Byron Howard et Chris William en 2008, au moment de l’éclatement de la crise financière, dénonce justement les mauvaises conditions de travail qui entrainent les salariés à trouver leur bonheur dans leur vie privée. Le film raconte l’histoire de Bolt, un chien héros d’une série télévisée et de Penny, une jeune actrice jouant son acolyte. Lorsque Bolt se perd et disparait du plateau de tournage, la production ne montre que très peu de compassion pour Penny et ne se préoccupe pas de son chagrin, remplaçant le chien acteur par un robot. Le film montre un happy ending des plus significatifs : les deux personnages se retrouvent et sont pleinement heureux en ayant quitté la production. Bolt, premier film sorti après le rachat de Pixar et largement remanié par John Lasseter, semble dénoncer les conditions de travail de l’industrie du cinéma et défend la posture selon laquelle le bonheur se trouverait dans les moments partagés en famille, dans la vie privée et certainement pas dans le monde professionnel du divertissement, qui ne ferait qu’exploiter les salariés pour engranger davantage d’argent.

Travailler, un devoir

Le travail a une place centrale dans la vie des individus, la notion de concurrence, notamment, prend toute son importance dans une société néolibérale qui met en avant la performance dans le travail. Claire Siegel, qui étudie le phénomène de gamification du monde, déclare que « le domaine du management voit dans le jeu un nouvel atout, notamment par le biais de la compétition. […] À partir des années 1930, et encore aujourd’hui, la compétition est considérée majoritairement comme une force permettant de pousser l’individu au plus loin de son engagement physique et mental […][33]. » Le dépassement de soi se retrouve également après la crise de 2008 lorsque les individus ont accordé davantage d’importance au développement personnel : se concentrer sur soi afin de devenir la personne la plus efficace possible dans tous les domaines de la vie. On retrouve la représentation de la performance permise grâce à la concurrence dans Winnie the Pooh (Winnie l’Ourson) réalisé par Stephen J. Anderson et Don Hall en 2011. Le récit du film s’ancre dans un monde imaginaire et enfantin. Cependant, il maintient une notion de compétition propre à la culture d’entreprise en montrant les animaux de la forêt des rêves bleus tenter de gagner la rémunération d’un concours au lieu d’apporter une aide désintéressée à un ami dans le besoin, sans jamais remettre en question cette façon de procéder. Dans un monde enchanté, peuplé de peluches qui vivent des aventures imaginées par un petit garçon, le fonctionnement entrepreneurial y trouve déjà sa place. À travers les fictions, les enfants sont familiarisés à la compétition qui les attend dans le monde du travail.

Les fictions à destination des plus jeunes leur permettent de se familiariser davantage avec le monde adulte. La sociologue Martine Court s’appuie sur différentes expériences auprès des enfants pour démontrer les connaissances du monde du travail et des classes sociales qu’ils assimilent dès le plus jeune âge. Elle déclare que les « produits culturels destinés à la jeunesse […] sont […] une des voies par lesquelles les enfants acquièrent des savoirs – fussent-ils stéréotypés – sur les univers sociaux différents du leur[34]. » Les fictions de jeunesse apparaissent comme l’une des premières portes d’entrée de l’enfant dans le monde adulte, donc dans le monde du travail. Certains longs-métrages d’animation Disney proposent en effet des représentations manifestes du monde professionnel. Wreck-It Ralph (Les Mondes de Ralph), réalisé par Rich Moore en 2012, en est un parfait exemple puisqu’il semble clairement assumer son désir de questionner le rapport à l’emploi en transposant le monde du travail à celui du jeu vidéo : Ralph, le personnage principal, travaille comme méchant dans un jeu où il doit détruire un immeuble pour qu’il soit reconstruit par le héros par la suite, et Vanellope, une jeune fille qui se rapproche de Ralph, travaille dans un jeu de course de voitures. À travers ses deux personnages principaux, le film met en avant la question de la valorisation du travail qui permet aux salariés d’être plus performants : Ralph est plus efficace lorsqu’il se sent apprécié, après avoir acquis la reconnaissance qui lui manquait en tant que méchant, tandis que Vanellope se trouve mieux considérée lorsqu’elle devient réellement compétitive, après avoir démontré son talent de pilote. Cette notion de performance est justement étudiée en 2007 par les chercheurs et chercheuses en management Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Commeiras, Dominique Peyrat-Guillard et Patrice Roussel :

Parmi les déterminants psychologiques, la motivation, la satisfaction et l’implication s’avèrent essentielles pour expliquer le processus de la performance au travail. Longtemps étudiés indépendamment, ces concepts sont aujourd’hui développés dans des modèles intégrateurs (Meyer et al., 2004) qui visent à comprendre comment ils sont interreliés avec les comportements attendus par l’organisation, et comment ils contribuent à la performance de l’individu. Par ailleurs, leur intérêt réside dans le fait qu’ils redonnent une place centrale à la variable de personnalité[35].

Représenter deux façons différentes de vivre la performance au travail permet de mettre en avant cette notion de « variable de personnalité ». Les deux personnages de Wreck-It Ralph ne suivent pas le même chemin pour atteindre le degré de performance dont ils sont capables ainsi que la reconnaissance professionnelle qu’ils méritent. Si leur chemin pour y accéder est différent, ils recherchent tous les deux le même bonheur au travail. Cette notion d’épanouissement permise par l’emploi semble être recherchée par nombre de salariés, et est intimement liée à celle de sens du travail, étudiée par la philosophe Fanny Lederlin. Selon elle, il est important que les employés se sentent engagés dans leur entreprise mais aussi utiles à la société en général. Elle accorde également de l’importance à la notion d’épanouissement personnel, qui doit être permis notamment à travers la sensation de reconnaissance et la possibilité d’évolution individuelle[36]. Ralph et Vanellope vivent donc un réel parcours initiatique de quête de sens dans le travail : ils trouvent leur épanouissement grâce à leur évolution personnelle – en devenant davantage performants dans leur travail et dans leur vie privée, prenant chacun une part active dans la vie de leur jeu respectif – et à la reconnaissance qu’ils obtiennent – notamment l’un de l’autre, – mais ils réussissent également à s’intégrer à leur monde professionnel et à se sentir utiles à leur entourage. Cette notion d’utilité est poussée jusqu’à devenir un « devoir[37] » pour le personnage de Ralph, qui refuse la possibilité de ne plus travailler et de vivre chez Vanellope pour retourner au travail. Wreck-It Ralph rappelle l’importance de prendre ses responsabilités professionnelles, de travailler pour rendre service à son entreprise et son pays : il est possible d’y voir un appel à participer à l’effort collectif pour aider l’économie américaine à se redresser après les conséquences de la crise de 2008. C’est également ce qu’explique le personnage de Tadashi à son frère Hiro, dans Big Hero 6 (Les Nouveaux héros), réalisé par Don Hall et Chris Williams en 2014, comme le décrit Christian Chelebourg :

Deux paradigmes s’opposent : celui de la puissance et de la finance d’un côté, de l’autre celui de la recherche scientifique et de l’amélioration des conditions de vie. Ils sont dialectisés d’emblée, lorsque Tadashi, à l’ouverture du film, convainc Hiro qu’il utilisera mieux son talent en rejoignant son équipe de jeunes chercheurs qu’en gagnant son argent de poche dans les paris clandestins, grâce à un robot de combat[38].

Tout comme Ralph doit retourner travailler pour que son jeu fonctionne, Hiro doit trouver un moyen de mettre son talent au service de la société. Ces films montrent qu’il faut faire passer la collectivité avant l’individu et travailler pour aider à son amélioration. Pourtant, les États-Unis sont également reconnus pour mettre en avant des figures de réussite individuelle.

Le travail comme unique moyen de s’épanouir ?

Travailler, un accomplissement

En 2013, le studio connaît un succès pharaonique avec la sortie de Frozen (La Reine des Neiges)[39]. Les thématiques soulevées par le film ont trouvé un large public, qui a pu découvrir l’histoire des sœurs Elsa et Anna. La première, reine du royaume d’Arendelle, fuit ce dernier après l’avoir paralysé à cause de ses pouvoirs qu’elle ne maitrise pas. La seconde part à sa recherche et se retrouve prisonnière d’un sortilège lancé par mégarde par Elsa. On retrouve le mythe du self-made man, ici de la self-made woman, qui se fraye son propre chemin pour atteindre son but et qui s’accomplit par elle-même, notamment à travers le climax de fin montrant Anna se sauvant elle-même : elle n’a besoin de personne pour lever le sortilège dont elle est victime et c’est elle qui produit l’acte qui la sauve et qui permet à sa sœur de libérer le royaume. En cela, Frozen met en avant le modèle américain de la réussite individuelle que décrit Isabelle Rochet en étudiant l’optimisme américain : « La croyance optimiste dans la réussite individuelle, qui a survécu aux bouleversements et aux crises des deux siècles passés, apparaît à la fois comme une cause et une conséquence de la création de la nation américaine[40]. » Le personnage d’Anna est montré comme extrêmement optimiste et prend en main le développement du film en partant à la recherche de sa sœur, malgré les risques qu’elle encourt. Il faut remonter à la création des États-Unis pour comprendre le mythe du self-made man, comme l’explique Jean-Charles Troadec :

Lorsque Thomas Jefferson rédige la Déclaration d’indépendance des treize États-Unis en 1776, il énonce trois droits inaliénables : « parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Il faut souligner que parmi eux, inspirés de la philosophie des Lumières, le droit à la recherche du bonheur est typiquement américain. […] Ce troisième et nouveau droit américain va engendrer un sujet encore inconnu en Europe : le self made man […][41].

La poursuite du bonheur prend évidemment place, en partie, dans le milieu professionnel : atteindre ses buts afin de se donner toutes les chances de vivre la vie qu’on désire, de manière individuelle. Moana (Vaiana : la légende du bout du monde) réalisé par Ron Clements et John Musker en 2016 met en avant son héroïne éponyme qui part seule en mer accomplir son destin en sauvant son île d’une malédiction qui empêche les habitants de se nourrir. C’est donc en poursuivant seule ses objectifs que Moana réussit à atteindre son but, tout comme Anna a pu sauver son royaume. Elles sont toutes les deux aidées dans leur aventure, mais c’est Moana qui part à la recherche du demi-dieu Maui dont elle a besoin dans sa quête, et c’est Anna qui négocie avec Kristoff pour qu’il la guide dans les montagnes. Par ailleurs, c’est par ces actes qu’elles assurent toutes deux la survie de leur peuple et accomplissent ainsi leurs devoirs professionnels : de cheffe pour l’une et de princesse pour l’autre.

Dans le prolongement du premier opus, Frozen II (La Reine des Neiges II), réalisé par Chris Buck et Jennifer Lee en 2019, démontre qu’Anna est la sœur la plus apte à diriger le royaume puisqu’elle prend la place de sa sœur aînée à la tête d’Arendelle. Moana, quant à elle, grâce à sa ténacité, a pu découvrir et réinstaurer le métier pour lequel elle est réellement faite : cheffe exploratrice. À la manière de la promesse de l’American Dream, mise en avant par John Truslow Adams en 1931 dans son œuvre The American Epic, tout est possible à condition de s’en donner les moyens : tout le monde peut trouver le métier qui l’épanouira vraiment, et même si quelques années sont difficiles, il faut persévérer afin d’y arriver et de trouver le bonheur. En cela les productions Disney semblent louer l’exceptionnalisme américain. Rémi Clignet explique que « l’Amérique offre une chance à chacun[42] » et que « ces idéaux reposent […] sur une conception activiste de la personne, […] l’exceptionnalisme américain est ainsi largement fondé sur le besoin de s’accomplir […][43]. » Le rêve américain offrirait donc à toutes et tous une chance de réussir, d’accomplir ses objectifs, à condition que ces individus mettent tout en œuvre pour les atteindre car, comme le rappellent Anton Brender et Florence Pisani, « si la prospérité de tous dépend du travail de chacun, rien ne doit venir le décourager, au contraire : ce qui va à chacun doit dépendre de son seul travail[44] ! » Selon cette idéologie, il semble indispensable de s’accomplir pleinement pour atteindre l’épanouissement et cela demande de la détermination et du travail.

C’est notamment ce que cristallise Zootopia (Zootopie), réalisé en 2016 par Byron Howard et Rich Moore représentant la lutte des classes par une société divisée entre prédateurs et proies. La lapine Judy désire devenir policière alors que c’est un métier que la société ne réserve traditionnellement pas aux animaux appartenant à la catégorie des proies mais à celle des prédateurs, elle redouble donc d’efforts afin de prouver qu’elle y a tout de même sa place et accomplit ainsi son rêve. À travers cet aspect de sa personnalité, elle ressemble beaucoup à Tiana, héroïne du long-métrage The Princess and the Frog (La Princesse et la Grenouille) réalisé par Ron Clements et John Musker en 2009. Un an seulement après le début de la crise économique, ce film semble louer l’acharnement au travail afin d’avoir une vie accomplie. La jeune femme travaille sans relâche et sacrifie sa vie sociale dans le but de réunir assez d’argent pour pouvoir ouvrir son propre restaurant. Pourtant, elle trouvera finalement son bonheur à travers l’équilibre trouvé entre vie professionnelle et vie personnelle.

Travailler, un équilibre

Si le travail est nécessaire afin de se réaliser, Lucie Davoine explique que ce n’est pourtant pas grâce à lui que les salariés se sentent pleinement heureux. Le temps de travail serait le temps le moins apprécié de la journée. Les individus ne devraient donc pas placer le travail au centre de leur vie afin de s’épanouir pleinement, mais plutôt rechercher un équilibre entre vie professionnelle et vie privée[45]. La Walt Disney Company, héritière d’un self-made man accompli, pourrait-elle louer le fait de donner une importance moindre au travail ? The Princess and the Frog lui donne une très grande place dans la vie de son héroïne. Les studios se servent du personnage du prince Naveen pour l’accentuer : Tiana ne jure que par l’acharnement et le travail tandis qu’il n’a jamais eu d’emploi et ne pense qu’à s’amuser. À la fin du film, si elle se marie avec le jeune homme, c’est avec son argent personnel qu’elle réussit à ouvrir son restaurant. Cependant, on remarque que les personnes qui acceptent de lui vendre l’établissement sont les mêmes qui le lui ont refusé auparavant. Leur changement de comportement est dû à la présence de Naveen et à la menace de Louis, un alligator rencontré par le couple au cours de leur aventure. Le film semble montrer qu’il s’avère finalement utile d’entretenir sa vie sociale car il est possible d’en tirer parti dans sa vie professionnelle : l’aide de ses amis permet à la jeune femme d’accéder à son rêve professionnel qui ne semble pas pouvoir être offert à une femme de classe ouvrière si elle n’est pas soutenue par un prince, synonyme de richesse, et un alligator, synonyme de force. Si cet événement prend place pendant le happy ending de Tiana, il met également en avant les difficultés que peuvent rencontrer les classes ouvrières pour accéder à la propriété. Naveen apprend à Tiana à s’amuser et à prendre du temps pour se socialiser, et Tiana apprend à Naveen à apprécier le travail puisqu’il l’aide dans son restaurant. Ils apprennent l’un de l’autre et grandissent de cet enrichissement. Ils trouvent un équilibre de vie et, à travers cela, leur utilité dans la société grâce au travail, corroborant les dires de la chercheuse en sciences de gestion Sophia Belghiti-Mahut qui explique qu’un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée doit permettre aux salariés de se sentir plus impliqués dans leur travail et donc d’être plus productifs[46]. Un an après le début de la crise économique de 2008, The Princess and the Frog propose au spectateur un conte représenté de telle manière qu’on ne nie pas l’importance du travail, mais qu’on insiste sur le fait de ne pas le laisser tout gouverner au détriment de sa vie personnelle car cette dernière détient une part importante dans sa productivité professionnelle.

Près de dix ans plus tard, le deuxième opus de Wreck-It Ralph, Ralph Breaks the Internet (Ralph 2.0), réalisé en 2018 par Phil Johnston et Rich Moore, complexifie encore davantage sa position sur le travail puisqu’il propose deux styles de vie différents mêlant vie professionnelle et vie privée à la convenance de chacun. On y retrouve Ralph et Vanellope, travaillant tous les deux dans leur jeu d’arcade respectif, qui découvrent internet et les multiples possibilités qui en découlent. Au début du film, Ralph est pleinement heureux dans sa vie en passant son temps libre à se divertir la nuit pour ensuite travailler la journée, « la seule chose qu[’il changerait] peut-être dans ce scénario… serait de ne pas avoir à aller au travail[47]. » Il émet l’hypothèse d’une vie où son temps libre serait illimité. Cependant, Lucie Davoine rend compte d’un taux de malheur plus élevé chez les chômeurs que chez les travailleurs et explique que « le désespoir des chômeurs révèle, en creux, à quel point il est important d’avoir un travail pour être heureux, et que ce travail n’est pas seulement un gagne-pain. Il est nécessaire pour s’épanouir et s’intégrer dans la société[48]. » Si Bolt montre que ses personnages trouvent le bonheur en quittant leur travail, c’est parce que nous avons affaire à un chien et à une petite fille, qui n’ont donc pas pour vocation première de travailler. Ralph Breaks the Internet ne pouvait pas se permettre de montrer son personnage principal rejeter le travail et s’épanouir sans celui-ci : le film montre qu’il n’est pas question d’être inutile pour la société, le travail reste primordial afin de contribuer à cette dernière.

Au contraire de Ralph, Vanellope ne se pense pas en-dehors de son travail : « Si je ne suis pas une pilote Ralph… Je suis quoi[49] ? » Pour elle, son métier définit son identité entière, et elle n’est pas la seule. Cette façon de penser le travail est confirmée en 2019 par Alain Supiot qui étudie la place que prend la profession d’un individu dans son identité : « Cette identification de la personne aux savoirs qu’elle a incorporés n’a pas disparu de nos jours. Elle demeure au principe de l’identité professionnelle et des statuts auxquels cette identité donne ou ne donne pas accès, sur le marché du travail comme dans la fonction publique. La profession demeure l’un des éléments de l’état civil […][50]. » L’emploi reste donc l’une des caractéristiques principales de l’identité juridique de l’individu. Vanellope a besoin de travailler pour se sentir exister, son unique problème réside dans le fait qu’elle s’ennuie car elle ne découvre plus rien de nouveau dans son jeu d’arcade, frôlant le bore-out ou « syndrome d’épuisement professionnel par ennui[51] ». Finalement, elle découvre un jeu plus élaboré sur internet et s’y épanouit pleinement. Elle avait besoin de changer d’environnement professionnel et d’évoluer dans sa carrière pour trouver le bonheur. Les deux personnages trouvent ce qui leur correspond dans des orientations de vie différentes : Ralph continue de travailler dans son jeu d’arcade et de se divertir pendant son temps libre tandis que Vanellope vit à temps plein son travail, se divertit à l’intérieur de celui-ci et ne revient voir son ami que pendant ses congés. Le film explique que le travail est nécessaire et que tout le monde peut s’épanouir grâce à lui en adoptant la configuration qui lui convient le mieux. « De fiction en fiction, la Walt Disney Company tâche d’indiquer, dans son dialogue avec une opinion publique en constante mutation, la voie étroite qui mène aux fins heureuses[52] », écrit Christian Chelebourg. Après Ralph Breaks The Internet, il semble que cette voie puisse prendre des chemins divers et variés, afin que tout le monde puisse avoir accès à son propre bonheur, mais toujours à travers le travail d’une manière ou d’une autre, car comme le résume André Gorz, le travail « est considéré tout à la fois comme un devoir moral, comme une obligation sociale et comme la voie vers la réussite personnelle[53]. » Les histoires et les personnages représentés par Disney dans les films que nous étudions proposent différentes manières de s’épanouir dans le travail. Elsa et Moana héritent de leurs positions de reine et de cheffe et remettent toutes les deux en question cette place dont elles ne veulent pas réellement : Elsa[54] laisse le trône d’Arendelle à sa sœur et trouve comment elle peut laisser vivre sa magie en protégeant la Forêt Enchantée tandis que Moana[55] reprend le rôle de son père tout en étant exploratrice. Lorsque les personnages obtiennent leur place professionnelle par leur propre travail, les films montrent la difficulté d’atteindre celle-ci. Tiana[56] redouble d’efforts pour pouvoir passer de cuisinière à propriétaire de son restaurant, Judy[57] fait de même pour entrer dans la police et prouver qu’elle y a sa place. À côté de cela, Hiro[58] nourrit le projet d’entrer à l’université pour mettre ses capacités en robotique au service du progrès technique, abandonne ce dernier après avoir perdu son frère, et intègre finalement cette université. Si les personnages de Winni the Pooh et de Tangled ne travaillent pas et que ceux de Bolt n’ont pas vocation à travailler, tous les autres trouvent leur « voie vers la réussite personnelle[59] » tout en étant utiles et productifs pour la société.

Conclusion

La crise de 2008 a eu des conséquences importantes sur les populations pendant de nombreuses années : bouleversements économiques, financiers mais aussi idéologiques. Au milieu de tout cela, les individus peuvent trouver une échappatoire à la réalité à travers le cinéma. De fait, les productions audiovisuelles ne sont pas à négliger pendant les périodes de crise. Les films d’animation des Walt Disney Animation Studios trouvent toujours un public important et se destinent en premier lieu aux enfants. Ces derniers retrouvent les valeurs présentes dans la société dans leurs dessins-animés.

Si certaines productions merveilleuses peuvent participer à faire oublier au spectateur les déboires du quotidien rendu plus difficile après le bouleversement de l’économie mondiale, d’autres, au contraire, placent le monde professionnel au centre de leur récit. On retrouve ainsi des manières de fonctionner typiques du monde entrepreneurial au sein de récits de l’imaginaire qui ne semblent pas s’y prêter de prime abord, quand d’autres productions assument plus clairement leur désir de questionner le rapport au travail en rappelant aux individus leur devoir de se rendre utiles à la société. Le monde professionnel pourrait également permettre la recherche du bonheur et l’accomplissement de soi, de nombreux films mettant en avant les mythes de l’American Dream ou du self-made man, notamment à travers leurs héroïnes. Enfin, certaines productions nuancent leurs représentations en proposant deux conceptions du travail radicalement différentes : le travail serait une condition sine qua non pour trouver son bonheur, ou bien au contraire il ne serait qu’un moyen de permettre de gagner sa vie afin de profiter de son temps libre pour se divertir. Les studios Disney rappellent tout de même qu’il est nécessaire de travailler pour se rendre utile à la société, même si l’on trouve son bonheur à côté, car les personnages qui remettent en cause le fait de travailler trouvent toujours un moyen d’apprécier leur emploi et d’y être performants. Il ne semble donc pas imaginable de profiter d’une vie pleinement épanouissante sans être actif. Le bonheur peut se trouver au sein du monde professionnel, dans l’équilibre entre celui-ci et la vie personnelle ou bien uniquement au sein de cette dernière, mais une vie accomplie ne peut pas se passer d’un temps de travail au service du collectif. Au vu de ces représentations, il serait intéressant d’accorder une étude sur la réception de ces représentations auprès des jeunes spectateurs.

Aujourd’hui le monde connaît une nouvelle crise, celle de la Covid-19, qui remet notamment en question les habitudes professionnelles. La philosophe Fanny Lederlin rapproche la multiplication des questionnements autour du sens du travail à la pandémie : les individus interrogent cette notion avant même de se préoccuper de l’éventuelle perte de leur emploi ou bien des conditions dans lesquelles ils l’exercent[60]. Cela montre que cette crise est bien différente de la crise de 2008. Il semble cependant que les individus s’attachent encore beaucoup au recentrement sur soi. Aujourd’hui, la question ne tourne plus seulement autour de l’utilité au travail, mais de sa correspondance avec les valeurs profondes des individus. Il sera donc intéressant de surveiller les longs-métrages d’animation des Walt Disney Animation Studios qui se développeront à la suite de cette crise et les chemins qu’ils prendront quant à la représentation du travail à la lumière de ces questionnements.

 

Filmographie

Buck Chris, Lee Jennifer, Frozen © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2013

Buck Chris, Lee Jennifer, Frozen II © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2019

Clements Ron, Musker John, The Princess and the Frog © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2009

Clements Ron, Musker John, Moana © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2016

Hall Don, Williams Chris, Big Hero 6 © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2014

Howard Byron, Greno Nathan, Tangled © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2010

Howard Byron, Moore Rich, Zootopia © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2016

Howard Byron, Williams Chris, Bolt © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2008

Anderson Stephen J., Hall Don, Winnie the Pooh © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2011

Johnston Phil, Moore Rich, Ralph Breaks the Internet © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2018

Moore Rich, Wreck-It Ralph © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2012

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[1] Frozen (La Reine des Neiges, Chris Buck et Jennifer Lee) : $1,281,508,100 ; Zootopia (Zootopie, Byron Howard et Rich Moore) : $1,024,121,104 ; Frozen II (La Reine des Neiges II, Chris Buck et Jennifer Lee) : $1,450,026,933. Voir « Frozen », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2294629/ [consulté le 21/03/2022] ; « Zootopia », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2948356/ [consulté le 21/03/2022] ; « Frozen II », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt4520988/ [consulté le 21/03/2022].

[2] « La Walt Disney Company est à ce jour le premier groupe mondial de l’industrie du divertissement. Sa domination sur le marché est sans partage […]. Il n’y a guère d’enfants dans le monde, et encore moins dans les pays riches, qui ne connaissent pas les dessins animés de la firme », Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir en couleurs, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2018, p. 8.

[3] Alexandre Bohas, Disney : un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Harmattan, 2010 (Chaos international), p. 113.

[4] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 11.

[5] « The movies weren’t good, which meant the characters weren’t popular or memorable, and that had significant ramifications for our business and our brand. », Robert Iger, The Ride of a Lifetime. Lessons in Creative Leadership from the CEO Of The Walt Disney Company, London (UK), Bantam Press, 2019, p. 131.

[6] Bolt (Volt) de Byron Howard et Chris Williams (2008), The Princess and The Frog (La Princesse et la grenouille) de Ron Clements et John Musker (2009), Tangled (Raiponce) de Byrono Howard et Nathan Greno (2010), Winnie the Pooh (Winnie l’Ourson) de Stephen J. Anderson et Don Hall (2011), Wreck-It Ralph (Les Mondes de Ralph) de Rich Moore (2012), Frozen (La Reine des neiges) de Chris Buck et Jennifer Lee (2013), Big Hero 6 (Les Nouveaux héros) de Don Hall et Chris Williams (2014), Zootopia (Zootopie) de Byron Howard et Rich Moore (2016), Moana (Vaiana : la Légende du bout du monde) de Ron Clements et John Musker (2016), Ralph Breaks the Internet (Ralph 2.0) de Phil Johnston et Rich Moore (2018), Frozen II (La Reine des neiges II) de Chris Buck et Jennifer Lee (2019).

[7] Laure Gaillard, « Subprimes : le chômage US au plus haut depuis 2 ans », EasyBourse, 7 janvier 2018, en ligne sur : https://www.easybourse.com/financieres/article/5000/subprimes-chomage-us-plus-haut-depuis-2-ans.html [consulté le 07/06/2021].

[8] « La récession qui a commencé fin 2008 a été la plus profonde de l’après-guerre : en 2010, le taux de chômage a atteint 10 % et il faudra attendre 2017 pour qu’il retrouve son niveau de 2007. La reprise qui a suivi la crise financière a en effet aussi été la plus lente de ces dernières décennies, et la faible croissance des années 2010 contraste fortement avec celle, plus soutenue, des trois décennies précédentes. Cette faiblesse est vite devenue source d’interrogations sur l’évolution du potentiel de l’économie américaine : cette économie serait-elle désormais condamnée à une croissance atone simplement parce qu’elle aurait déjà tiré pleinement parti des principales sources de progrès techniques ? […] D’où finalement une interrogation centrale : comment ranimer durablement l’activité d’une économie où les leviers habituellement utilisés pour y parvenir – la politique monétaire et la politique budgétaire – ont montré leurs limites ? », Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine, Paris, La Découverte, 2018 (Repères), p. 100.

[9] « Unemployment Rate », FRED, en ligne sur : https://fred.stlouisfed.org/series/UNRATE [consulté le 21/03/2022].

[10] Houle Jason N., Light Michael T., « The home foreclosure crisis and rising suicide rates, 2005 to 2010 », American journal of public health, vol. 104 (6), 2014, en ligne sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4062039/ [consulté le 21/03/2022].

[11] « En évoquant la crise financière, les conversations privées comme les médias ont souvent souligné qu’au-delà d’une crise financière, il s’agissait d’une crise sociétale, d’une crise de la confiance […] », Andreea Ernst-Vintila, Sylvain Delouvée, Michel-Louis Rouquette, « La crise financière de 2008 : menace collective ou défi individuel ? Une analyse de la pensée sociale mobilisée en situation de crise », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, Presses universitaires de Liège, vol. 3, n° 87, 2010, p. 515-542, p. 5.

[12] Lucie Davoine, Économie du bonheur, Paris, La Découverte, 2020 (Repères), p. 35-36.

[13] « Au lendemain de la crise financière de 2008, il devint tout à fait banal de solliciter les services de coachs et d’autres professionnels du développement personnel. Médias, sites internet et blogs se mirent à proposer d’aider leurs lecteurs à ‘‘gérer’’ leurs affects en ces temps difficiles, tout en les mettant en garde : se négliger pouvait avoir des conséquences », Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, p. 88-89.

[14] Ibidem, p. 89.

[15] Id.

[16] The Emperor’s New Groove (Kuzco, l’Empereur mégalo) de Mark Dindal (2000), Atlantis: The Lost Empire (Atlantide, l’empire perdu) de Gary Trousdale et Kirk Wise (2001), Lilo and Stitch (Lilo et Stitch) de Dean DeBlois et Chris Sanders (2002), Treasure Planet (La Planète au trésor : un nouvel univers) de Ron Clements et John Musker (2002), Brother Bear (Frères des Ours) de Robert Walker et Aaron Blaise (2003), Home on the Range (La Ferme se rebelle) de Will Finn et John Sanford (2004) Chicken Little de Mark Dindal (2005), Meet the Robinsons (Bienvenue chez les Robinson) de Stephen J. Anderson (2007), Bolt (Volt, Star malgré lui) de Chris Williams et Byron Howard (2008).

[17] The Emperor’s New Groove : budget $100 000 000 ; recettes box-office mondial $169 661 687 ; rentabilité : 170 % (résultat obtenu en divisant les recettes au box-office mondial de la sortie officielle du film par le budget puis en multipliant par 100), « The Emperor’s New Groove », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0120917/ ; Atlantis : The Lost Empire : budget $120 000 000 ; recettes box-office mondial : $186 053 725 ; rentabilité : 155 %, « Atlantis : The Lost Empire », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0230011/ ; Lilo & Stitch : budget $80 000 000 ; recettes box-office mondial $273 144 151 ; rentabilité : 341 %, « Lilo & Stich », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0275847/ ; Treasure Planet : budget $140 000 000 ; recettes box-office mondial $109,578,115 ; rentabilité : 78 %, « Treasure Planet », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0133240/ ; Brother Bear : budget $128 000 000 ; box-office mondial $250 397 798 ; rentabilité : 196 %, « Frère des Ours », Imdb, en ligne sur : https://www.imdb.com/title/tt0328880/ ; Home on the Range : budget $110 000 000, recettes box-office mondial $145 358 062, rentabilité : 132 %, « Home on the Range », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0299172/ ; Chicken Little : budget $150 000 000 ; recettes box-office mondial $314 432 837 ; rentabilité : 210 %, « Chicken Little », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0371606/ ; Meet the Robinsons : budget $150 000 000 ; box-office mondial $169 333 034 ; rentabilité : 113 %, « Bienvenue chez les Robinson », Imdb, en ligne : https://www.imdb.com/title/tt0396555/ ; Bolt : budget $150 000 000 ; recettes box-office mondial $309 979 994 ; rentabilité : 207 %, « Bolt », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0397892/ [pages consultées le 22/03/2022].

[18] Beauty and the Beast (La Belle et la Bête, Gary Trousdale et Kirk Wise) : budget $25 000 000 ; box-office mondial $248 802 521 ; rentabilité : 995 %, « Beauty and the Beast », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0101414/ ; Aladdin (John Musker et Ron Clements) : budget $28 000 000 ; box-office mondial $346 476 295 ; rentabilité : 1 237 %, « Aladdin », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0103639/ ; The Lion King (Le Roi Lion, Roger Allers et Rob Minkoff) : budget $45 000 000 ; box-office mondial $858 555 561 ; rentabilité : 1 908 %, « The Lion King », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0110357/ [pages consultées le 24/03/2022].

[19] Frank Wells est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 1984 à 1994, bras droit de Michael Eisner, il a notamment joué un rôle important en faisant le lien entre ce dernier et les employés de l’entreprise.

[20] Michael Eisner est président-directeur général de la Walt Disney Company de 1984 à 2005 et a relancé l’entreprise à travers une restructuration managériale, la création de filiales afin de s’adresser à un public plus large (Touchstone Pictures, Hollywood Pictures), plusieurs rachats (Miramax Films, Capital Cities-ABC), le développement international (ouverture de nouveaux parcs, création de Disney Cruise Line), etc.

[21] Jeffrey Katzenberg est président des Walt Disney Studios de 1984 à 1994. Il a notamment pris une grande place dans le redressement de l’animation Disney, en berne depuis le décès de Walt Disney en 1966, en supervisant les plus grands succès de cette période.

[22] Michael Ovitz est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 1994 à 1996. Michael Eisner le convainc de devenir son bras droit mais les deux amis ne s’entendent pas au travail et après deux années de tensions Miachel Ovitz est licencié.

[23] Bob Iger est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 2000 à 2005 puis président-directeur général de 2005 à 2020. Sous sa présidence l’entreprise prospère en poursuivant les actions entamées par Michael Eisner (développement des pacs, internationalisation, etc.). Les événements notables sont le rachat de Pixar en 2006, de Marvel Entertainment en 2009, de Lucasfilm en 2012 et de 21st Century Fox en 2019, la fermeture de Hollywood Pictures en 2007 et de Miramax Films en 2010, ainsi que l’acquisition du contrôle d’Hulu et le lancement de Disney+ en 2019. En 2020 il annonce son intention de prendre sa retraite mais son mandat est prolongé jusqu’à fin 2021 pour qu’il puisse aider son successeur Bob Chapeck à diriger l’entreprise pendant la crise sanitaire. Il quitte totalement la Walt Disney Company à la fin de l’année 2021.

[24] « In so many respects, Disney Animation was the brand. […] I knew that shareholders and analysts were not going to give me a grace period, and the first thing they would judge me on was my ability to turn Disney Animation around », Robert Iger, The Ride of a Lifetime. Lessons in Creative Leadership from the CEO Of The Walt Disney Company, London (UK), Bantam Press, 2019, p. 133.

[25] John Lasseter est directeur artistique de Pixar et de Walt Disney Feature Animation ainsi que conseiller créatif principal pour Walt Disney Ingineering de 2006 à 2018 et directeur artistique de Disneytoon Studios à partir de 2007. En 2017 il reconnait des allégations d’inconduites sexuelles au travail et prend un congé de six mois à la suite duquel il occupe un rôle de consultant jusqu’à son départ à la fin de l’année 2018. En janvier 2019 il prend la tête de Skydance Animation.

[26] Ed Catmull est président de Pixar et de Walt Disney Feature Animation de 2006 à 2018 et de Disneytoon Studios à partir de 2007. À la fin de l’année 2018 il annonce rester consultant jusqu’à son départ en juillet 2019.

[27] Tracey Mollet s’appuie sur l’historien Robert Sklar et son ouvrage Movie Made America : A Cultural History of American Movies, New York, Vintage Books, 1994.

[28] Citation traduite de l’anglais : « During the darkest days of the Depression, movie attendance still averaged sixty to seventy-five million people per week, proving both the power and the popularity of the cinema. […] Film historians have recognized the importance of the fantasy film in the 1930s. People sought deliverance from their black-and-white lives, hoping for escape into colorful utopias. This is demonstrated by MGM’s The Wizard of Oz (1939), Dorothy dreaming of her « somewhere over the rainbow, » a land free from troubles and despair. However, such escapism can be demonstrated more specifically through the fantastical power of Disney. […] Using the power of animation, Disney was able to tap into the spirit of the times and reconnect with the idealism of the American dream of success and prosperity, sadly lost along the highway of Depression », Tracey Mollet, « “With a Smile and a Song…” Walt Disney and the Birth of the American Fairy Tale » in Brode Douglas et Brode Shea T. (éd.), Debating Disney: pedagogical perspectives on commercial cinema, Lanham (USA), Rowman & Littlefield, 2016, p. 57-58.

[29] Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 2014 (1976), p. 60.

[30] « Le conte de fées […] projette le soulagement de toutes les pressions et, sans se contenter de proposer des façons de résoudre le problème, il promet qu’une solution ‘‘heureuse’’ sera trouvée », ibidem, p. 58.

[31] 592 millions de dollars de recettes mondiale pour un budget de 260 millions, « Tangled », BoxOffice Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0398286/ [consulté le 07/06/2021].

[32] « Le travail est une souffrance […]. Les raisons de cette souffrance viennent d’un malaise, lié pour l’essentiel non pas tant au contenu du travail qu’à la manière dont, dans les entreprises, il est pensé et organisé […] », Philippe Bernoux, Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance, Toulouse, Octarès Éditions, 2015, p. 1.

[33] Claire Siegel, « La gamification du monde : bienvenue dans l’empire du ludique ! » dans Biagini Cédric et Marcolini Patrick (dir.), Divertir pour dominer. 2 : La culture de masse toujours contre les peuples, Paris, L’Echappée, 2019 (Pour en finir avec), p. 119-133.

[34] Martine Court, Sociologie des enfants, Paris, La Découverte, 2017 (Repères), p. 86.

[35] Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Commeiras, Dominique Peyrat-Guillard, Patrice Roussel, « La performance individuelle au travail et ses déterminants psychologiques » dans Saint-Onge Sylvie et Haines Victor (dir.), Gestion des performances au travail. Bilan des connaissances, Louvain-la-Neuve (Belgique), De Boeck Supérieur, 2007, (Méthodes & Recherches), p. 97-150.

[36] « Bien que chacun s’accorde sur le fait que la quête de sens au travail recouvre toujours une dimension intime et subjective qui empêche d’y apporter des réponses toutes faites, elle est en général abordée à travers deux grandes considérations. La première consiste à souligner l’importance de l’engagement des salariés, qui doivent pouvoir ‘‘adhérer au projet de l’entreprise’’ et ‘‘se sentir utiles à la société’’. La seconde consiste à mettre l’accent sur leur épanouissement personnel, lié notamment à la reconnaissance et à l’évolution individuelles », Fanny Lederlin, « Du sens au travail : une quête existentielle », Études, n° 9, 2021, p. 47-57.

[37] Traduit de l’anglais : « It’s my duty », Rich Moore, Wreck It Ralph © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2012, 01:30:22.

[38] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 199.

[39] Plus d’un milliard de dollars de recettes pour 150 millions de dollars de budget, « Frozen », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2294629/ [consulté le 21/03/2022].

[40] Isabelle Rochet, « Optimisme et réussite individuelle » dans Collectif, États-Unis, peuple et culture, Paris, La Découverte, 2004, p. 110.

[41] Jean-Charles Troadec, « Le self made man : ‘‘un étalon de la mesure du réel’’ », La Cause du Désir, vol. 99, n° 2, 2018, p. 2-3.

[42] Rémi Clignet, « L’exceptionnalisme » dans Collectif, États-Unis, peuple et culture, op. cit., p. 81.

[43] Id.

[44] Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine…, op. cit., p. 3.

[45] « Les enquêtes démontrent que nous apprécions bien moins le travail (et le trajet jusqu’au travail) que toutes les autres occupations potentielles de la journée : loisirs, dîner entre amis, en famille, amours, exercice physique. De tels résultats incitent des économistes (Richard Layard, par exemple) à militer pour des politiques qui favorisent l’équilibre entre le travail et la vie familiale, civique et sociale », Lucie Davoine, Économie du bonheur…, op. cit., p. 62.

[46] Sophia Belghiti-Mahut, « Le conflit vie professionnelle/vie privée et la satisfaction », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, vol. 4, n° 18, 2015, p. 8.

[47] Traduit de l’anglais : « The only thing I might do different in that scenario… would be not having to go to work », Rich Moore, Phil Johnston, Ralph Breaks The Internet © Walt Disney Animation Studios, Walt Disney Pictures, 2018, 00:03:49.

[48] Lucie Davoine, Économie du bonheur…, op. cit., p. 46.

[49] Traduit de l’anglais: « If I’m not a racer, Ralph… what am I? » Rich Moore, Phil Johnston, Ralph Breaks The Internet, 00:12:17.

[50] Alain Supiot (dir.), « Introduction : Homo faber : continuité et ruptures », Le travail au XXIe siècle. Livre du centenaire de l’Organisation internationale du Travail, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2019, p. 23.

[51] Charles-Édouard Rengade, « De l’ennui au bore-out, une revue de la littérature », Journal de thérapie comportementale et cognitive, 26 (3), 2016, p. 2.

[52] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 20.

[53] André Gorz, Métamorphose du travail : critique de la raison économique, Paris, Gallimard, 2019 (1988, Folio/Essais), p. 344.

[54] Frozen et Frozen II.

[55] Moana.

[56] The Princess and the Frog.

[57] Zootopia.

[58] Big Hero 6.

[59] André Gorz, Métamorphose du travail…, op. cit., p. 344.

[60] « Déjà envahissante avant la crise sanitaire, la question du sens au travail hante plus que jamais les travailleurs […] déboussolés par les bouleversements provoqués par l’épidémie de Covid-19. Au point que la question ‘‘Comment trouver du sens à mon travail ?’’ est devenue pour certains plus impérieuse que ‘‘Comment garder mon emploi ?’’ (et ce, alors qu’une crise sociale pourrait succéder à la crise sanitaire) et plus fondamentale que la traditionnelle revendication ‘‘Comment obtenir de meilleures conditions de travail ?’’ Comme si des mois d’incertitude et de travail à distance avaient fait l’effet d’un ‘‘miroir grossissant’’, révélant un sentiment croissant de dégradation du sens au travail », Fanny Lederlin, « Du sens au travail… », op. cit., p. 1.

 

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Éditorial n°15

 

L’équipe de la revue Circé est ravie de vous présenter ce quinzième volume, qui assied le rythme de publication biannuelle malgré les multiples difficultés de la crise sanitaire. Nous nous félicitions de l’interdisciplinarité des derniers numéros parus, et continuons de le faire ici tant les objets étudiés et les méthodes mobilisées sont divers dans ce varia de six articles de jeunes chercheur·e·s que nous vous proposons. S’il fallait placer l’ensemble de ces contributions sous un même thème, ce serait celui de la diversité des acteurs de l’histoire. Chaque auteur et autrice a en effet choisi de s’écarter de l’histoire établie et des acteurs les plus directement visibles et influents pour en chercher d’autres, ce qui suppose aussi un renouvellement des sources et/ou de leur lecture ; thème particulièrement cher à l’équipe de Circé qui œuvre, d’une autre manière, à donner la parole aux divers acteurs qui font actuellement les sciences sociales, des jeunes chercheur·e·s à ceux plus expérimentés et institutionnellement installés.

Ce numéro s’ouvre ainsi sur un entretien vidéo avec l’historien Nicolas Offenstadt, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que nous remercions pour sa disponibilité et pour l’intérêt qu’il a porté à la revue. De la paix au Moyen Âge aux mémoires de la R.D.A., il nous parle de son parcours qui l’a amené à s’intéresser à une grande variété de périodes, d’objets d’histoire, d’acteurs, de sources et de méthodes, mais aussi aux médiations entre historiens et grand public. Un « décloisonnement » qui introduit donc bien ce numéro.

Si l’on se lance dans une lecture chronologique, on commencera par l’article de Mickael Bouali qui nous emmène plus de deux millénaires en arrière, autour de la question de la colonisation grecque en Méditerranée. L’auteur s’interroge sur les acteurs des fondations de nouvelles cités entre pouvoirs civiques et initiatives privées, mêlés dans une réalité politique, sociale et spatiale complexe mise en lumière par le croisement des sources textuelles traditionnelles et des fouilles archéologiques récentes. Comment ne pas songer à ces réflexions sur les acteurs de la cité en train de se faire lorsque l’on lit, ensuite, l’étude proposée par Yohann Lossouarn ? Il nous fait pourtant voyager à des milliers d’années et de kilomètres de la Méditerranée grecque, jusque dans le São Paulo du début du XXe siècle. L’auteur nous donne à voir la marge d’action de la population noire issue de l’esclavage dans un processus de métropolisation dont les élites européennes voudraient être les seuls acteurs. Pour ce faire, de nouvelles méthodes et de nouvelles sources sont, là aussi, mobilisées, telles que les paysages urbains, les pratiques sportives, la samba, l’alimentation ou la musique. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, Claire Milon s’intéresse à d’autres acteurs, ou plutôt actrices : les féministes allemandes. Par une relecture de quatre revues, l’autrice met en lumière l’effervescence intellectuelle et politique du féminisme de gauche au début des années 1920, à contre-courant de l’historiographie traditionnelle qui le considère en perte d’importance après l’obtention du droit de vote des femmes en 1918.

Trois autres articles proposent une approche des acteurs de l’histoire à travers diverses trajectoires individuelles. En pleine Renaissance, Tassanee Alleau décortique un herbier du médecin et botaniste bavarois Leonhart Fuchs, et montre comment les connaissances qui y sont formalisées se fondent sur les autorités savantes et religieuses du temps, mais mêlent aussi des savoirs et pratiques populaires qui sont ainsi promus. L’œuvre, écrite en vernaculaire et richement illustrée, contribue par ailleurs à rendre accessible cette littérature savante à un plus large public. Margaux Prugnier s’intéresse quant à elle à la littérature de cour en Lorraine au XVIIIe siècle, à travers la figure de François Antoine Devaux dit « Panpan ». L’autrice montre comment il a su construire un dense tissu de relations et une image ambivalente de lui-même qui lui permettait d’être à la fois un courtisan proche du pouvoir lorrain et un homme de lettres reconnu, posant ainsi « les jalons d’une réussite sociale par les lettres ». Manon Bertaux nous propose enfin une réflexion autour de la musique du XIXe siècle, à travers l’influence de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 chez le compositeur français Camille Saint-Saëns. Si le conflit laisse une empreinte profonde dans son œuvre, cette dernière contribue en retour à cristalliser le souvenir amer de la défaite dans la France de la fin du XIXe siècle.

Nous remercions chaleureusement l’ensemble des auteurs et autrices pour ces articles aussi passionnants qu’inspirants. Au-delà de leur intérêt historiographique, la lumière faite sur ces divers acteurs de l’histoire invite encore une fois à ne pas céder à la simplification et à la passivité (ou à son illusion), en pensant toute société comme le résultat des individus et des groupes sociaux qui la composent et qui y agissent à différents degrés.

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

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Portrait de Nicolas Offenstadt, historien spécialiste de la guerre de Cent Ans et de la Grande Guerre

Nicolas Offenstadt est historien, maître de conférences habilité à l’université Paris 1. Il est spécialiste des pratiques de guerre et de paix pendant la Guerre de Cent ans ainsi que pendant la Première Guerre Mondiale. Il est également spécialiste de la RDA, de l’espace public au Moyen Âge, et d’une pratique historienne de l’urbex.

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Camille Saint-Saëns et la guerre de 1870 : des Mélodies persanes à l’hommage à Henri Regnault (1843-1871)

Manon Bertaux

 


Résumé : En 1916, Saint-Saëns affirme dans un entretien qu’il a composé son cycle des six Mélodies persanes, tirées du recueil Nuits persanes d’Armand Renaud (1836-1895), au début du siège de Paris, pendant la guerre franco-prussienne. Il était alors engagé dans le 4e bataillon de la garde nationale. Elles ont été créées pendant le conflit par le peintre orientaliste Henri Regnault (1843-1871), grand ami du compositeur, mort tragiquement le 19 janvier 1871, pendant la bataille de Buzenval. Cette disparition touche beaucoup les proches de Regnault qui attachent les mélodies « Au cimetière » et « Sabre en main » à sa mémoire. Saint-Saëns dédie d’ailleurs cette dernière, mélodie au caractère le plus belliqueux du cycle, au jeune artiste. Cet article se propose d’analyser ces deux morceaux et de revenir sur leur contexte de création pour comprendre l’influence du conflit de 1870 ainsi que la mort d’Henri Regnault sur ces œuvres.

Mots-clés : guerre franco-allemande (1870-1871), mélodies persanes, Camille Saint-Saëns (1835-1921), Henri Regnault (1843-1871), musique du XIXe siècle.


Titulaire d’un master Arts, parcours édition musicale et musicologie, de l’université de Lorraine, Manon Bertaux mène des recherches sur Camille Saint-Saëns et la guerre franco-prussienne dans le cadre d’une thèse de doctorat qu’elle prépare à l’université Lyon 2, sous la direction de Jean-Christophe Branger et Nicolas Moron. Après avoir effectué plusieurs stages à la Médiathèque musicale Mahler / Fondation Royaumont, elle travaille désormais au département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France.

bertaux.manon@gmail.com


Introduction

Au début du mois de novembre 1870, Camille Saint-Saëns (1835-1921) répond à l’invasion de la France par les Allemands en composant une cantate pour deux solistes, chœur et orchestre. Profondément anti-prussienne, Chant de guerre invite ses concitoyens à s’armer pour défendre la patrie en danger[1]. Il l’envoie au Comité des artistes de l’Opéra dans l’espoir de la voir créée pour les concerts organisés dans la ville de Paris pendant le siège. Mais elle est refusée par ce comité, sans réelle explication. Furieux, le compositeur leur adresse alors une lettre, le 21 novembre 1870, dans laquelle il déclare : « Dans les circonstances de tourmente que nous traversons, j’avais pensé qu’il y avait un devoir impérieux à remplir, partout où le souvenir réunit des artistes en un public ; j’avais pensé […] qu’il fallait à la guerre de 1870 la musique de 1870[2]. » Le compositeur montre ainsi qu’il a conscience de son rôle de transmettre, par son art, des messages à ses contemporains et aux générations futures. Engagé en tant que garde national pendant le siège de Paris, il continue son activité de musicien et de compositeur parallèlement à ses missions à la garde des remparts. En 1916, il confie les souvenirs de cette période à Georges Cain et déclare notamment : « Ce que j’ai fait pendant le siège ? [Les] Mélodies persanes, écrites au début de la guerre – j’habitais alors Faubourg-Saint-Honoré, 168[3]. »

Cette œuvre trouve son origine dans le recueil Nuits persanes d’Armand Renaud[4], poète et proche du compositeur. L’ouvrage est imprégné de l’esthétique parnassienne, nouvelle conception poétique de la fin du XIXe siècle qui se place en contradiction avec l’expansion sentimentale et personnelle des romantiques[5]. Dans la coutume parnassienne, Armand Renaud puise son inspiration dans la culture orientale pour trouver des formes originales comme le ghazal, « forme préférée de la poésie lyrique en Orient[6] », ainsi qu’un imaginaire coloré qu’il assemble dans les Nuits persanes, terminées en janvier 1867 et publiées en avril 1870[7]. Dans ce recueil, le poète narre l’histoire d’un homme qui se livre aux plaisirs par le rêve, l’imagination puis avec une femme. Mais la mort de cette dernière rompt le bonheur qui s’est construit et laisse le protagoniste dévasté par son chagrin. Il part alors faire la guerre avant de sombrer dans l’alcool. C’est en prenant de l’opium qu’il parvient à trouver la sérénité et à atteindre, dans ses hallucinations, la divinité avant de mourir à son tour : « Solitude. Nuit. Rien. Dieu[8] ».

Saint-Saëns met en musique six de ces poèmes pour créer un cycle de mélodies homogène. Certaines d’entre elles dont « La Brise », sont des expérimentations qui modernisent le langage musical par l’utilisation assumée de la modalité. Or, si les Mélodies persanes sont évoquées dans certaines études pour leur intérêt dans l’histoire de la musique[9], leur contexte de composition est rarement abordé. Elles sont pourtant interprétées pendant le siège de Paris par Henri Regnault, peintre orientaliste, lauréat du prix de Rome, connu pour sa représentation du personnage biblique de Salomé[10]. Considérer les paramètres de contextualisation d’une œuvre a son importance pour déceler l’éventuelle influence du conflit franco-prussien sur la composition et sa réception par les contemporains. Ainsi, les Mélodies persanes de Saint-Saëns peuvent-elles être perçues comme des musiques de guerre[11] ? L’objet de cette étude est de mettre en exergue ce qui relie ces Mélodies, et plus particulièrement deux morceaux (« Sabre en main » et « Au cimetière »), à la guerre franco-allemande. Nous étudierons le contexte de leur création complexe ainsi que leur lien avec Henri Regnault, ami du compositeur, mort le 19 janvier 1871 pendant la bataille qui clôt le siège de Paris : Buzenval.

Une création ancrée dans le siège de Paris

La genèse du cycle des Mélodies persanes se révèle complexe du fait de l’existence de sources contradictoires qui rythment la recherche génétique. Les premières sources manuscrites autographes des trois premières mélodies, à savoir « La Brise », « La Splendeur vide » et « La Solitaire » sont datées de juin 1870[12]. Elles ont été composées juste avant le début des hostilités entre la France et l’Allemagne, période où le compositeur cède ses Mélodies persanes à l’éditeur Georges Hartmann pour la somme de 1 200 francs, attestant ainsi la fin de la composition du cycle[13]. Pourtant, l’édition originale de l’œuvre ne voit le jour qu’en 1872[14], soit un an après le traité de Francfort qui marque la fin de la guerre, signé le 10 mai 1871. Il est donc probable que l’édition se soit éternisée et que, incertain de l’avenir de son œuvre, Saint-Saëns l’ait reprise et y ait effectué quelques modifications avant l’édition originale.

Au début du conflit, le compositeur retrouve Henri Regnault, peintre talentueux qui revient du Maroc pour participer à l’effort de guerre. Amis de longue date, les deux hommes partagent une passion commune pour la culture orientale et le compositeur profite de l’« exquise voix de ténor[15] » de l’artiste pour le mettre à contribution pour ses compositions exotiques. Ainsi, en 1868, Regnault avait été le premier à incarner le rôle de Samson dans le deuxième acte du célèbre opéra Samson et Dalila, créé lors d’une soirée privée[16]. Saint-Saëns renouvelle leur collaboration en confiant à l’artiste deux des Mélodies persanes composées pour voix de ténor. Dans une lettre écrite pendant le siège à sa fiancée[17], Geneviève Bréton, le jeune homme parle de « deux morceaux de Camille Saint-Saëns » que le compositeur souhaite lui-même faire copier car « il n’en a pas d’autre manuscrit[18] ». À cela il ajoute : « Il me les rendra quand il n’en aura plus besoin », confirmant qu’il les a en sa possession pour les travailler dans l’optique de les interpréter[19]. Geneviève Bréton note en bas de page d’une copie de cette lettre que ces deux morceaux sont les « manuscrits des Nuits persanes[20] ». Ces deux partitions sont probablement « Sabre en main » et « Au cimetière » car ce sont les seules œuvres de Saint-Saëns connues pour avoir été travaillées par Henri Regnault pendant le conflit. Bien qu’écrite ultérieurement aux événements, cette annotation démontrerait que les deux partitions devaient encore être au stade du manuscrit au moment de l’envoi de cette lettre. Cela tendrait ainsi à démontrer que le compositeur a vendu à Hartmann un cycle incomplet, ayant composé ses dernières mélodies au début du siège de Paris.

Mais une contradiction demeure dans des notes autographes de Geneviève Bréton, probablement contemporaines de cette période[21], puisque la jeune femme révèle avoir participé à quelques soirées durant lesquelles Regnault a chanté ces deux mélodies. Elle écrit alors qu’il « ouvrit les Poésies persanes de St Saëns » mais précise ensuite que l’œuvre n’est qu’une « première épreuve[22] » qui n’est « pas encore édité [sic] ». Cette information suppose que Regnault n’avait pas les manuscrits des Mélodies persanes en sa possession, ce qui contredit l’annotation de Geneviève Bréton sur la copie de la lettre. Mais il est possible que cette note ait été écrite ultérieurement à la lettre autographe de l’artiste. Nous pouvons alors formuler l’hypothèse que Saint-Saëns devait faire copier ses manuscrits de « Sabre en main » et d’« Au cimetière » dans le but de les transmettre à son éditeur qui, en cours d’édition, a donné la « première épreuve » à l’interprète. En tous les cas, les partitions étaient, pendant le siège, à un stade éditorial où elles étaient encore susceptibles d’être modifiées car il existe quelques différences entre les manuscrits autographes et leur édition originale de 1872. Ces remaniements sont toutefois mineurs et concernent principalement des modifications rythmiques et des dynamiques[23]. De plus, le compositeur insiste sur le fait qu’il a composé ses Mélodies au début du conflit de 1870, chaque fois qu’il les mentionne dans ses articles[24]. Même si ce n’est pas le cas du cycle entier, nous venons de voir que la quatrième et la cinquième mélodies sont particulièrement ancrées dans ce contexte par leur création, si ce n’est par leur composition ou leur modification. Pour autant, des musiques datant de cette période belliqueuse n’en font pas nécessairement des œuvres de circonstance. Leur lien avec ce conflit est surtout dû au fait qu’elles sont reliées à leur premier interprète, Henri Regnault, devenu une figure emblématique de la guerre franco-prussienne.

« Sabre en main » ou l’hommage à Henri Regnault

Le 21 janvier 1871, une inquiétude règne dans les journaux à la suite de la bataille de Buzenval : où est passé le peintre Henri Regnault ? Lui, pourtant inséparable de son meilleur ami Georges Clairin, a disparu. Les craintes et les suppositions se multiplient dans la presse. On craint qu’il ne soit mort ou on espère qu’il est emprisonné par les Prussiens. Ce que l’on sait, c’est qu’après la retraite, il s’est permis un demi-tour « désireux, disait-il, de ne point remporter son fusil chargé[25] ». Lorsqu’on lève officiellement le doute sur le destin funeste d’Henri Regnault, le 24 janvier 1871, la presse est abasourdie. Les journalistes s’émeuvent de la mort du peintre, comme le démontre un article du Figaro du 24 janvier 1871 : « C’est un malheur pour ses amis, pour sa famille ; mais croyez-moi, c’est aussi un malheur pour la France, car à partir de cet instant elle compte un grand artiste de moins[26]. » Les érudits prennent la parole dans les tribunes des journaux pour rendre hommage au jeune homme disparu[27]. Ils insistent sur ses aptitudes et rappellent au bon souvenir des lecteurs son grand parcours artistique, couronné de multiples succès au Salon, comme sa Salomé de 1870, représentation de l’érotisme orientale. Sa mort soudaine, à presque vingt-huit ans, et l’arrêt d’une carrière pourtant si prometteuse rendent cette disparition d’autant plus tragique. Les auteurs rappellent également la volonté dont il a fait preuve en prenant les armes tandis qu’il devait être exempté de tout combat grâce à son statut de lauréat du prix de Rome. Le pays le considère comme un martyr, son sacrifice devenant par la même occasion un geste héroïque, et l’érige en icône du patriotisme : celle du soldat courageux et dévoué à sa patrie.

Ainsi, il nourrit un mythe qui permet de diffuser l’idéologie républicaine dans l’esprit collectif[28]. Cela s’effectue notamment par l’éducation des jeunes générations, sa vie et son talent devenant un modèle de morale républicaine[29]. En 1885 paraît Henri Regnault enfant de Victoire Tinayre, une petite histoire tirée du « réel[30] ». Destiné à un jeune public, le récit incite les enfants à suivre l’exemple du jeune peintre en rythmant leur vie par la stimulation intellectuelle grâce à la culture et l’entretien du corps. L’autrice n’oublie pas de terminer cette histoire par l’évocation de la mort héroïque du peintre[31]. Son sacrifice, qui incarne un exemple de dévouement à la nation, est mis en exergue par l’érection de deux monuments à son effigie : l’un à l’École des Beaux-Arts de Paris et l’autre à Buzenval, à l’endroit supposé de sa mort[32]. Il devient alors un symbole pour l’ensemble des artistes tués sur le front et immortalise leur courage. D’un point de vue éditorial, une profusion de biographies et de témoignages sont publiés dans les années 1870-1880 ainsi qu’une partie de sa correspondance, éditée par Arthur Duparc l’année suivant sa mort[33]. La communauté artistique salue à son tour le talent de son confrère en le représentant sur les tableaux historiques représentant le siège de Paris ou lors de la bataille où il a trouvé la mort[34]. Ernest Meissonnier participe à cet hommage avec son célèbre tableau Le Siège de Paris, débuté en 1871 puis terminé en 1884. Les poètes s’inspirent du jeune homme pour leurs écrits qu’ils font paraître dans les journaux, comme Eugène Manuel, qui publie dans le Journal des débats ou Armand Renaud, qui dédie « Justice d’outre-tombe. “À la mémoire d’Henri Regnault” » dans Le Rappel[35].

Camille Saint-Saëns, lui, souhaite se joindre en musique aux multiples hommages adressés à son ami. Ainsi, il poursuit cette mise en lumière de l’héroïsme de Regnault en lui dédicaçant deux de ses œuvres qui ont une grande signification : une « Marche héroïque », tout d’abord, tirée de sa cantate de circonstance Chant de guerre, composée en novembre 1870 et refusée par le Comité des artistes de l’Opéra et « Sabre en main », la mélodie belliqueuse du cycle des Mélodies persanes. Le poème narre la guerre dans laquelle se lance le héros, nourri par le désespoir après la mort de sa compagne. Il la crée « à la façon orientale, fatalement, sans souci de lui ni des autres[36] », comme le précise Armand Renaud. Ce dernier y dépeint une représentation cruelle du guerrier qui abat sa colère sur les champs de bataille. Il en sort victorieux mais, après avoir « broyé le monde en vain[37] », découvre que ces massacres ne l’ont pas aidé davantage à apaiser sa douleur et se noie alors dans l’alcool. L’auteur précise aussi que « si une partie du livre pouvait prétendre à un but autre que l’art même, ce serait cette peinture de l’esprit de destruction[38] ». Il explique ainsi qu’il s’éloigne de la conception purement stylistique des Parnassiens pour laisser place à l’expression de la violence. « Sabre en main » n’en est que le début, le héros y fantasme ses victoires futures, souhaitant être craint par ses ennemis.

Saint-Saëns présente l’héroïsme guerrier qu’incarne Regnault sous son habit musical le plus flamboyant. La « valeur militaire », d’après Camille Bellaigue[39], est mise en exergue dans de multiples références musicales au cours de cette courte pièce. Le critique écrit en 1892 : « De ces lois, il semble que la plus nécessaire à l’expression du sentiment belliqueux, celle qui nous le fait le plus sûrement éprouver ou reconnaître, ce soit le rythme. L’héroïsme en musique est une question de rythme plus que de mélodie[40] ». Et cette loi, Saint-Saëns l’utilise à bon escient en commençant sa mélodie par une diminution de rythmes pointés (exemple 1, mes. 1-2) très significatifs des marches militaires. Ces rythmes sont associés à une nuance forte qui apporte une forte tension dès les premières mesures.

Figure 1 : Camille Saint-Saëns, « Sabre en main », Mélodies persanes, partition chant et piano, Paris, G.Hartmann, 1872, p. 18, mes. 1-2

Le thème martial (ex. 2, mes. 16-19) illustre bien les propos de Camille Bellaigue. On y retrouve le rythme pointé dans une ligne vocale dénuée de toute note étrangère à l’harmonie marquée par un accompagnement au piano qui pose une marche militaire. Le piano alterne les accords de fonction tonique et de dominante dynamisés par un triolet sur le temps faible de la mesure à la main droite représentant les roulements de tambour.

Figure 2 : Camille Saint-Saëns, ibid., p. 19, mes. 16-19

Mais les effets sont aussi nombreux pour représenter l’élan vers l’ennemi, le héros évoquant ses accès de violence avec enthousiasme (ex. 3, mes. 27-38). La voix commence sur une levée accentuée et appuyée par le forte de l’accompagnement. S’enchaîne alors une descente impétueuse en Majeur vers les trémolos de demi-ton à l’extrême grave qui conservent un effet menaçant. Le thème martial de l’exemple 2, quant à lui, se retrouve à la main droite de l’accompagnement. Il est transposé un demi-ton en dessous tandis que le chanteur expose les actes brutaux du personnage : « Où la nuit l’on brûle les villes, tandis que l’habitant dort ». Le thème se retrouve ensuite déformé sur « Où, pour les multitudes viles, on est grand quand on est fort ». L’intervalle de quarte juste qui amorce initialement ce thème devient diminué et les tierces majeures sont minorisées amenant une tension d’autant plus palpable.

Figure 3 : Camille Saint-Saëns, ibid., p. 19-20, mes. 27-38

Nous pouvons retrouver les rythmes pointés de cette mélodie dans des œuvres du même caractère, qu’elles soient composées ou non pendant la guerre, comme La Marseillaise ou le Chant du départ, chantés par la foule dans les rues de Paris le 19 juillet 1870, au début des hostilités. D’autres œuvres, composées pendant le siège reprennent ces mêmes procédés, mais de manière plus sombre, dans Vengeance ! d’Augusta Holmès, également interprétée par Henri Regnault en janvier 1871 ou la Marche héroïque de Saint-Saëns. « Sabre en main » représente donc bien la guerre, que ce soit dans son effroyable cruauté ou dans l’ardeur du combattant. Geneviève Bréton, en l’entendant de la voix de son fiancé pour la première fois, s’exclame : « Et cela il le chantera avec une verve et une furie ces traits binaires où l’on retrouve toute sa fougue de jeunesse et sa verve de coloriste ce chant si étrange de carnage et de guerre. Et le canon toujours nous accompagne en sourdine[41]. » Il était donc tout naturel pour Saint-Saëns de rendre hommage à son ami avec « Sabre en main », mélodie si significative des assauts guerriers mais qui est aussi empreinte d’orientalisme musical. L’exotisme est principalement représenté par les envolées lyriques de la voix en ad. libitum sur un mode de ré sur sol laissant entrevoir les mélismes des chants orientaux[42]. Il représente ainsi dans cette œuvre ce que va incarner Regnault auprès de la communauté républicaine : un peintre orientaliste talentueux, mais surtout un guerrier dévoué au combat, souhaitant livrer bataille au-delà même de la sonnerie de la retraite.

« Au cimetière », œuvre souvenir

Pourtant, c’est la mélodie « Au cimetière » qui garde une place privilégiée dans l’esprit des proches de Regnault. Contrairement à « Sabre en main », elle ne représente pas la valeur héroïque qu’incarne le peintre, mais davantage l’idée de la perte de la jeunesse. Le poème exprime l’amour intemporel, l’oubli de la mort inéluctable et le temps qui passe et reprend la thématique épicurienne du carpe diem. Pour ce faire, Armand Renaud oppose dans son poème les thèmes de la mort et de la passion amoureuse.

« Assis sur cette blanche tombe
Ouvrons notre cœur
Du marbre, sous la nuit qui tombe,
Le charme est vainqueur

Au murmure de nos paroles
Le mort vibrera
Nous effeuillerons des corolles
Sur son Sahara

S’il eut avant sa dernière heure
L’amour de quelqu’un
Il croira du passé qu’il pleure
Sentir le parfum

S’il vécut, sans avoir envie
D’un cœur pour le sien,
Il dira : j’ai perdu ma vie
N’ayant aimé rien

Toi, tu feras sonner, ma belle,
Tes ornements d’or,
Pour que mon désir ouvre l’aile
Quand l’oiseau s’endort.

Et sans nous tourmenter des choses
Pour mourir après,
Nous dirons, aujourd’hui les roses !
Demain les cyprès[43]. »

Les deux thématiques précédemment citées se confrontent l’une et l’autre. La première idée est représentée par un champ lexical du macabre avec « le marbre », la « tombe » ou la « dernière heure » tandis que la seconde est présentée par le « désir », l’« amour », les « corolles », le « charme » ou encore le « cœur ». Cette dernière idée l’emporte sur la mort avec l’avant-dernière strophe qui rompt cette dichotomie, laissant le héros exprimer pleinement son admiration pour sa compagne. Dans la strophe suivante, nous retrouvons cette opposition entre l’amour et la mort, mais les « roses », symbole de « l’amour » et de la « perfection achevée » l’emportent sur « les cyprès », l’arbre des morts. Le poème, ode à la vie, se termine ainsi sur des vers qui appellent à apprécier l’instant. Saint-Saëns ne le perçoit pourtant pas comme tel et crée une ambiance musicale sombre autour de ce poème. Pour lui, la mort domine. « Au cimetière » devient donc une marche funèbre en la majeur qui s’ouvre sur un accompagnement au piano monotone marquant les temps imperturbablement sur des accords de tonique en pianissimo. L’atmosphère sinistre de ces premières mesures est accentuée par les quintes à vide des deux premières mesures, procédé que Franz Schubert a utilisé comme pédale de l’accompagnement piano du lied « Der Leiermann » qui clôt le cycle Der Winterreise[44]. Saint-Saëns fait aussi l’usage de figuralismes pour aller dans le sens du texte. L’harmonie à la troisième mesure, par exemple, assombrit l’accord de sus-dominante en minorisant la sixte de l’accord sur « tombe ». Ce motif est repris sur les rimes en lien avec cette idée que sont « pleure » et « heure » (ex. 4, mes. 1-3).

Figure 4 : Camille Saint-Saëns, « Au cimetière », Mélodies persanes, p. 24, mes. 1-3

Aussi, la pédale de la à la basse de l’accompagnement appuie le côté macabre. Cette note constante sonne comme un glas qui s’arrête à deux reprises lorsque la passion s’impose dans les vers. Ainsi, elle s’arrête sur la strophe passionnée de « toi tu feras sonner ma belle tes ornements d’or » et se tait lorsque l’accompagnement décompose l’accord de sus-dominante créant une envolée vers les aiguës sur les « roses ». L’accompagnement s’interrompt sur un silence pesant laissant la dernière intervention vocale exprimer dans un murmure désespéré sur une nuance pp le dernier vers du poème comme pour exprimer la passion vaincue par la mort (ex 5, mes. 48-54).

Figure 5 : Camille Saint-Saëns, Ibid., p. 27, mes. 48-54

Cette mélodie a un retentissement durable et résonne dans l’intimité profonde des proches de Regnault qui l’évoquent plus fréquemment que « Sabre en main » dans leurs souvenirs. Elle est, pour eux, la représentation même de sa mort. Saint-Saëns, par exemple, l’évoque dans un article repris et publié de nombreuses fois dans des journaux[45]. Après avoir vanté les prédispositions musicales de l’interprète, il affirme qu’« Au cimetière » est son « triomphe[46] » et que « personne ne [le] chantera […] mieux que lui[47] ». Par cette affirmation, la représentation de Regnault devient unique aux yeux de Saint-Saëns, pour l’affection qu’il lui portait, d’une part, mais aussi pour l’imminence du drame qui a suivi cette soirée.

D’autres auteurs se joignent au constat de Saint-Saëns sur la singularité de la création de la mélodie par Regnault qui a marqué les esprits des quelques privilégiés qui ont pu l’entendre. Villiers de l’Isle-Adam témoigne à ce sujet et fait part dans ses mémoires, en 1890, de l’émotion qu’il a ressentie lors d’une soirée de janvier 1871, organisée chez le père d’Augusta Holmès rue Galilée, à Versailles, et au cours de laquelle le peintre a chanté le cinquième morceau du cycle de mélodies[48]. L’auteur, habitué des lieux, tout comme Armand Renaud, Georges Clairin ou Camille Saint-Saëns, évoque ainsi ce souvenir du siège de Paris dans un chapitre sur la chanteuse irlandaise :

« Un soir, pendant le siège de 1871, je me trouvai chez Augusta Holmès avec Henri Regnault et M. Catulle Mendès : -c’était la veille du combat de Buzenval.- Regnault, qui avait une jolie et chaude voix de ténor, enleva, brillamment, à première vue, un hymne guerrier, sorte d’arioso d’un magnifique sentiment que Mlle Homès, dans un moment de farouche « vellédisme » venait d’écrire au bruit des obus environnants[49]. Tous les trois nous portions une casaque de soldat : Regnault portait la sienne, dans Paris, pour la dernière fois.
Chose qui, depuis, nous est bien souvent revenue vivante dans l’esprit ! Il nous chanta, vers minuit, une impressionnante mélodie de Saint-Saëns, dont voici les premières paroles.
« Auprès de cette blanche tombe
Nous mêlons nos pleurs »
(la poésie est, je crois, de M. Armand Renaud).
Et Regnault la chanta d’une manière qui nous émut profondément, nous ne savions pas pourquoi. Ce fut une sensation étrange, dont les survivants se souviendront, certes jusqu’à leur tour d’appel.
Lorsque nous rentrâmes, après le dernier serrement de main, nous y pensions encore, M. Mendès et moi. Bien souvent, depuis lors, nous nous sommes rappelés ce pressentiment. Regnault trouva chez lui l’ordre de partir le lendemain matin avec son bataillon.
On sait ce qui l’attendait le lendemain soir.
Ainsi fut passée, chez Mlle Holmès, la dernière soirée de ce grand artiste, de ce jeune héros[50]. »

Ainsi, d’après l’auteur, la soirée aurait eu lieu la veille de la bataille de Buzenval, soit le 18 janvier 1871[51]. Mais cette information ne correspond pas à ce que rapportent certaines biographies de Regnault qui affirment qu’il a reçu l’appel au combat le 17 janvier et non le lendemain[52]. Cette indication est confirmée par une lettre de Jules Clairin, écrite peu après la mort du peintre tout comme l’attestent également les Souvenirs de son fils, Georges Clairin, et un témoignage anonyme publié en janvier 1880 dans Le Gaulois[53]. Dans sa lettre, Jules Clairin indique que Regnault et son fils sont partis ensemble le matin du 17 janvier et qu’ils étaient au pied du Mont-Valérien le lendemain. La nuit du 18 janvier, ils étaient déjà au Pont de Sèvres, se préparant à livrer bataille[54]. En assurant que la mélodie a été chantée la veille de la bataille de Buzenval, l’auteur la dramatise davantage. Il rend ainsi le message carpe diem du poème concret, le peintre ayant chanté cette mélodie au crépuscule de sa vie et profitant de l’instant présent au cours d’une dernière soirée entre amis.

Un témoignage similaire survient sept ans plus tard dans un article du Gil Blas signé par Santillane[55]. Il y raconte sa participation à une soirée de représentation des Mélodies persanes chez Augusta Holmès pendant le mois de janvier 1871[56]. L’auteur précise qu’« Au cimetière » fut chantée et cite la dernière strophe de la mélodie contenant ces deux derniers vers : « Aujourd’hui les roses, / Demain les cyprès[57]. » Saint-Saëns les cite également dans ses souvenirs sur Regnault et les entend comme une « prophétie »[58] de son triste sort. Le « cimetière » devient ainsi l’un des derniers chants interprétés par « le plus musicien de tous les peintres[59] » et représente, avec son rattachement au souvenir de Regnault, la mort de la jeunesse passionnée et talentueuse ainsi que la perte brutale de l’espoir du renouvellement du génie national. C’est cet espoir que pleurait la patrie lors de l’ultime hommage, le 27 janvier 1871 en l’église Saint-Augustin. Après avoir joué à l’orgue la Marche héroïque ou un extrait du Lohengrin de Wagner[60], Saint-Saëns joue un « air dolent et triste » que le « pauvre Henri Regnault chantait peu de jours avant sa mort », d’après L’Électeur libre du 29 janvier 1871. Il s’agit là d’« Au cimetière » que le compositeur, en le jouant au moment de l’élévation, rattache définitivement à Regnault, étant « un souvenir sympathique et douloureux pour ceux à qui il était donné d’en comprendre le sens profond[61] ».

Conclusion

Bien que les Mélodies persanes n’aient probablement pas été composées au début du siège de Paris comme pouvait l’affirmer Saint-Saëns à de nombreuses reprises, il les a malgré tout véritablement liées à la guerre franco-prussienne dans ses écrits. La création de « Sabre en main » et d’« Au cimetière », deux œuvres pleinement associées à la mort, en parallèle d’autres œuvres patriotiques, les inscrit dans la mouvance des musiques de la guerre de 1870. Mais elles sont surtout devenues un symbole du conflit par leur attachement au souvenir d’Henri Regnault. « Sabre en main » est un véritable hommage à l’héroïsme et au sacrifice du peintre sur le champ de bataille tandis qu’« Au cimetière » marque les esprits comme étant son dernier chant. Elles sont ainsi toutes deux représentatives de la mort brutale de cette personnalité fougueuse, qui a marqué de son nom le courant orientaliste et l’histoire de l’art du XIXe siècle, de même que les légendes républicaines, oubliées aujourd’hui.

 

Bibliographie sélective

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[1] Camille Saint- Saëns, Chant de guerre, partition d’orchestre, chœur, ténor et contralto, ms aut., novembre 1870, musée Carnavalet, MSS10, E. 8474 D16.

[2] Camille Saint-Saëns, l.a.s au comité des artistes de l’Opéra de Paris, Paris, 21 novembre 1870, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, L.A.S-Saint-Saëns Camille-1.

[3] Camille Saint-Saëns, « Croquis de guerre : un souvenir du siège de Paris » in Marie-Gabrielle Soret (éd.), Écrits sur la musique et les musiciens, 1870-1921, Paris, Vrin, « Musicologies », 2012, p. 945.

[4] Né en 1836 et mort en 1895, Armand Renaud est un poète du courant parnassien qui fréquentait le même cercle d’amis que Saint-Saëns. À la suite des Mélodies persanes, il effectue une nouvelle collaboration avec le compositeur pour orchestrer le cycle de ces Mélodies dans Nuit persane qui voit le jour en 1894. Voir André Beaunier et Georges Clairin, Les Souvenirs d’un peintre, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1906, p. 20.

[5] Les Parnassiens, publiés chez l’éditeur Alphonse Lemerre, ont la même admiration pour l’exotisme oriental et se veulent être des héritiers du courant de l’« art pour l’art » de Théophile Gautier, dans l’optique de respecter une forme stricte et élaborée tout en cherchant la richesse des rimes. Voir Arlette Michel, Colette Becker, Patrick Berthier, Mariane Bury et Dominique Millet, « 3. La poésie », Littérature française du xixe siècle, Paris, PUF, 1993, p. 351-358.

[6] Le poète donne une définition très complète du ghazal. La forme se « compose d’une suite de distiques (5 au moins) dont le premier a ses deux vers rimant ensemble et dont les autres ont leur premier vers sans rime et leur second rimant avec le premier distique. » Voir Armand Renaud, Les Nuits persanes, Paris, Alphonse Lemerre, p. 36.

[7] Ibid. ; Armand Renaud, l.a.s à Stéphane Mallarmé, Versailles, 21 janvier 1867, Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Mallarmé-Valvins, MVL 2863.

[8] Armand Renaud, Les Nuits persanes, ibid., p. 249.

[9] Jean-Pierre Bartoli mentionne les Mélodies persanes pour situer historiquement les prémices de l’orientalisme de Saint-Saëns tout en évoquant succinctement « La Brise » pour ses procédés à connotation exotique. Voir Jean-Pierre Bartoli, L’Harmonie classique et romantique, (1750-1900): éléments et évolution, Paris, Minerve, « Musique ouverte », 2001, p. 85 et p. 179. Henri Gonnard, quant à lui, étudie de manière plus approfondie la modalité « affirmée » de Saint-Saëns en prenant pour exemple les mélodies « La Brise » et « Sabre en main ». Voir Henri Gonnard, La Musique modale en France de Berlioz à Debussy, n˚ 33, Paris, H. Champion, « Musique musicologie », 2000, p. 153.

[10] Voir Henri Regnault, Salomé, 1870, huile sur toile, 160×102,9 cm, conservée au Metropolitan Museum of Art de New York.

[11] Esteban Buch se pose cette question mais sur la musique pendant la Première Guerre mondiale dans « Composer pendant la guerre, composer avec la guerre » in La Grande guerre des musiciens, Lyon, Symétrie, « Collection Perpetuum mobile », 2009, p. 135-159.

[12] Seules les trois premières mélodies sont datées. Les trois dernières ne contiennent aucune date, que ce soient les manuscrits autographes de « Sabre en main » et « Au cimetière » ou leur copie manuscrite, ou la copie de « Tournoiement ». Manuscrits conservés à la BnF, département de la Musique, fonds Saint-Saëns : « La Brise », « juin 1870 », sous les cotes ms 684, ms 797 ; « La Splendeur vide », « juin 1870 », ms 810 ; « La Solitaire », « juin 1870 », ms 802 ; « Sabre en main », s.d., sous les cotes ms 804 (1) et ms 804 (2) ; « Au cimetière », s.d., sous les cotes ms 925 et ms 799 ; « Tournoiement », s.d., ms 804 (3).

[13] Cette information est mentionnée dans les notes manuscrites d’Yves Gérard. Merci infiniment à Fabien Guilloux pour cette précieuse information.

[14] Camille Saint-Saëns, Mélodies persanes, voix et piano, Paris, G. Hartmann, 1872, G.H.645 (4).

[15] Camille Saint-Saëns, « Les peintres musiciens » in Marie-Gabrielle Soret (éd.), Écrits sur la musique et les musiciens, op. cit., p. 713.

[16] Henri Regnault a interprété cet acte en compagnie d’Augusta Holmès et de Romain Bussine. Voir Camille Saint-Saëns, « À travers le répertoire lyrique : Samson et Dalila », ibid., p. 1062.

[17] Malheureusement, il ne reste aucune trace de la correspondance entre Saint-Saëns et Regnault qui aurait pu mettre en lumière leur coopération. C’est pourquoi il faut se tourner vers les fonds des proches des deux artistes pour avoir quelques indices sur cette création. Sur la période de la guerre de 1870, peu de sources externes aux partitions manuscrites existent. Mais le fonds de Geneviève Vaudoyer-Bréton (NAF 28428), conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, contient quelques indices. Fiancée à Regnault au début du conflit, Bréton a entretenu une importante correspondance avec le peintre, du moment de leurs fiançailles jusqu’à la mort de celui-ci. Complétés par le journal intime que la jeune femme tenait très régulièrement pendant toute cette période, ces documents épistolaires retracent la vie du premier interprète des Mélodies persanes pendant la guerre et fournissent ainsi quelques précieuses informations pour constituer la genèse du cycle.

[18] Henri Regnault, lettre à Geneviève Bréton, [Paris], s.d., BnF, ms., NAF 28428 (129), f. 45-46.

[19] Id.

[20] Geneviève Bréton, devenue Vaudoyer, assemble au début des années 1900 des notes, des copies de son journal intime ainsi que des copies de sa correspondance concernant Henri Regnault. Elle les donne ensuite à son fils, Jean-Louis Vaudoyer, dans l’espoir qu’il puisse écrire et publier ses souvenirs. Voir copie manuscrite de la lettre d’Henri Regnault à Geneviève Bréton, BnF, ms., NAF 28428 (132), f. 62.

[21] Ces notes ne sont pas écrites sur un papier similaire à son journal intime et sont fortement raturées et remaniées. Pourtant, elle écrit au présent dans un style analogue à celui de son journal. Il est donc probable que ce soit une note manuscrite sur une feuille volante écrite pendant le siège. Voir Geneviève Bréton, [document personnel], s. d., BnF, ms, NAF 28428 (132), f. 40.

[22] Stade de gravure d’une édition qui demande une correction par le compositeur avant la publication de l’édition originale.

[23] Voir les manuscrits de Camille Saint-Saëns, « Sabre en main », voix et piano, ms aut., [1870], Paris, BnF, département de la Musique, ms 804 (1) et « Au Cimetière », voix et piano, ms aut., [1870], Paris, BnF, département de la Musique, ms 799 ainsi que Camille Saint-Saëns, Mélodies persanes, op. cit., p. 18-23.

[24] Voir Camille Saint-Saëns, « Croquis de guerre : un souvenir du siège de Paris » in Marie-Gabrielle Soret (éd.), Écrits sur la musique et les musiciens, op. cit., p. 945 et, dans le même ouvrage : « À propos du violon d’Ingres », p. 581 et « Les peintres musiciens », p. 713.

[25] Adolphe Viollet-le-Duc, « Nouvelles de la guerre », Journal des débats politiques et littéraires, 24 janvier 1871, p. 2.

[26] Théodore de Grave, « Trois morts, Le peintre Henri Regnault », Le Figaro, no 24, 24 janvier 1871, p. 2.

[27] Voir la longue nécrologie de Théophile Gautier, « Henri Regnault », Journal officiel de la République française, 33, 2 février 1871, p. 1-2.

[28] Sudhir Hazareesingh définit le mythe comme suit : « Représentation imaginaire du passé, ou d’un passé imaginaire, le mythe est un souvenir historique idéalisé qui exerce une fascination durable sur la conscience collective ». Voir son article « Les mythes de la citoyenneté », Humanisme, 1, no 284, 2009, p. 51-57.

[29] Voir Marc J. Gotlieb, The Deaths of Henri Regnault, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 198-199.

[30] Victoire Tinayre, Victor Hugo enfant, Paris, Kéva, 1885, p. 7.

[31] Ibid., p. 136-139.

[32] Le buste de l’École des Beaux-Arts a été réalisé par Charles Degeorge, lauréat du prix de Rome comme le peintre, et celui du monument sur le site de Buzenval par Louis-Ernest Barrias qui a réalisé cette figure une nouvelle fois pour l’installer dans le lycée Henri iv, lieu où le peintre a étudié dans sa jeunesse, mais aussi le mémorial de la Défense de Paris, avec un soldat qui a quelques traits d’Henri Regnault. Voir Marc Gotlieb, The Deaths of Henri Regnault, op. cit., p. 176-178. et p. 187.

[33] Henri Regnault, Correspondance de Henri Regnault annotée et recueillie par Arthur Duparc, suivie du catalogue complet de l’œuvre de H. Regnault, Paris, Charpentier, 1875.

[34] Sur l’huile sur toile d’Ernest Meissonier, Le Siège de Paris (1870-1871) conservée au musée d’Orsay, nous pouvons voir Henri Regnault aux pieds de l’allégorie de la capitale française et s’appuyant contre elle. Voir Marc J. Gotlieb, The Deaths of Henri Regnault, op. cit., p. 190.

[35] Voir Armand Renaud, « Justice d’outre-tombe », Le Rappel, n° 614, 16 février 1871, p. 2 et le poème d’Eugène Manuel dans l’article de Louis Ratisbonne, Journal des débats politiques et littéraires, 5 février 1871, p. 3.

[36] Armand Renaud, Les Nuits persanes, op. cit., p. 10.

[37] Ibid., p. 139.

[38] Ibid., p. 10-11.

[39] Camille Bellaigue est un musicographe très apprécié par Saint-Saëns, qui le considère comme un véritable « critique » en s’exclamant « Puissiez-vous faire école ! » dans l’une des lettres qu’il lui a adressées. Voir Marie-Gabrielle Soret (éd.), Écrits sur la musique, op. cit., p. 35.

[40] Camille Bellaigue, « L’Héroïsme dans la musique », Revue des Deux Mondes, no 114, 1892, p. 426-444.

[41] Geneviève Bréton, [document personnel], BnF, ms, NAF 28428 (132), f. 40.

[42] Voir Myriam Ladjili, « La musique arabe chez les compositeurs français du xixe siècle saisis d’exotisme (1844-1914) », International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, 26-1, 1995, p. 3-33 et Annegret Fauser, « What’s in a song ? Saint-Saëns’s Mélodies » in Jann Pasler (dir.), Saint-Saëns and his World, Princeton, Princeton University press, 2012, p. 223-224.

[43] Armand Renaud, Les Nuits persanes, op. cit., p. 102-103.

[44] Voir Franz Schubert, Neue Ausgabe Sämtliche Werke, Serie IV, Lieder, vol. 4 a, Kassel, Bärenreiter, 1979, p. 189-191.

[45] Cet article a été publié à plusieurs reprises mais partiellement modifié dans des journaux et dans École buissonnière, publié en 1913. Voir note de Marie-Gabrielle Soret (éd.), Écrits sur la musique et les musiciens, op. cit., p. 711.

[46] Camille Saint-Saëns, « Les peintres musiciens » dans Marie-Gabrielle Soret (éd.), ibid., p. 713.

[47] Camille Saint-Saëns, « À propos du violon d’Ingres », ibid., p. 581.

[48] Gérard Gefen, Augusta Holmès, l’outrancière, Paris, P. Belfond, 1988, p. 129.

[49] Il s’agit de la mélodie Vengeance ! d’Augusta Holmès, composée en décembre 1870. Voir Augusta Holmès, Vengeance! n° 1, baryton et piano, Paris, A. Leduc, A.L. 4376, 1872.

[50] Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, Chez les passants, Paris, Comptoir d’édition, 1890, p. 71-73.

[51] Cette information erronée est reprise par bon nombre de biographes comme Jean Gallois dans Charles-Camille Saint-Sae͏̈ns, Sprimont, Mardaga, « Musique-Musicologie », 2004, p. 132 ; Marc J. Gotlieb, The Deaths of Henri Regnault, p. 144 et Gérard Gefen, Augusta Holmès, op. cit., p. 129.

[52] Auguste Angellier, Étude sur Henri Regnault, Paris, L. Boulanger, 1879, p. 91.

[53] Voir la lettre de Jules Clairin à « Edmond », Paris, 12 février 1871, INHA, fonds 171, boîte 1, dossier 5 comme l’ouvrage d’André Beaunier et Georges Clairin, Les Souvenirs d’un peintre, op. cit., p. 178-180 et Tout-Paris, « La Journée parisienne », Le Gaulois, no 128, 20 janvier 1880, p. 1 qui retracent la dernière journée d’Henri Regnault.

[54] A. Beaunier et G. Clairin, ibid., p. 180-181.

[55] Santillane est un pseudonyme collectif d’« auteurs de talents » qui publient dans « La Vie parisienne » de Gil Blas, rubrique qui commente l’actualité de la capitale. Voir « Gil Blas, le plus parisien des Journaux littéraires », Gil Blas, no 5936, 18 février 1896, p. 4.

[56] La soirée décrite par l’auteur anonyme diffère du témoignage de Villiers de L’Isle-Adam sur les personnes présentes et aussi les œuvres musicales représentées. Ainsi, d’après Santillane, étaient présents lui-même, le compositeur, Augusta Holmès « en tenue d’ambulancière » et Henri Regnault, toujours sans Georges Clairin. Voir Santillane, « Les “Nuits persanes” », Gil Blas, no 6264, 10 janvier 1897, p. 1-2.

[57] Ibid., p. 1.

[58] Camille Saint-Saëns, « Les peintres musiciens », Écrits sur la musique et les musiciens, op. cit., p. 713.

[59] Idem.

[60] Voir André Beaunier, Souvenirs d’un peintre, op. cit., p. 197 et Camille Saint-Saëns, « Wagner vient !… », ibid., p. 375.

[61] Anonyme, « Obsèques de Henri Regnault », L’Électeur libre, journal politique quotidien, no 151, 29 janvier 1871, p. 1.

 

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