Séverine Dupuis-Laporte
Résumé : L’approche du fait maçonnique s’inscrit dans une perspective d’histoire culturelle et sociale de l’Europe dans la mesure où il prend part au maillage complexe des sociabilités européennes qui se tisse au cours du XVIIIe siècle. Les monographies régionales sur les débuts de la franc-maçonnerie en France ont jusqu’alors exclu l’étude de Paris, fait paradoxal au regard du développement fulgurant de ce mode de sociabilité qui a vu l’émergence d’un grand nombre de loges dans la capitale tout au long du XVIIIe siècle. S’il ne peut être question de présenter ici une prosopographie exhaustive de la franc-maçonnerie parisienne au siècle des Lumières, l’étude vise à mieux connaître les profils sociologiques de ces acteurs de la sociabilité parisienne afin d’en mieux saisir la structure de groupe. A partir d’une sélection de trente loges actives entre 1773 et 1787, issues du fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale de France et du fonds 113 du Grand Orient de France, cet article ambitionne d’analyser la composition sociale des loges au travers des qualités civiles de leurs membres, et de mettre en perspective la sociabilité maçonnique au regard de l’évolution de la société urbaine parisienne.
Mots-clés : franc-maçonnerie, Paris, sociabilité, mobilité, XVIIIe siècle.
Après une carrière dans l’enseignement de la communication graphique et multimédia, Séverine Dupuis-Laporte travaille actuellement au sein d’un pôle d’ingénierie et d’expertise en développement de compétences de l’Éducation nationale. Elle a, en parallèle de ses activités professionnelles, suivi le cursus complet de formation universitaire en histoire par l’enseignement à distance de l’université Paris Nanterre. Diplômée en 2018 d’un Master recherche en histoire moderne, elle est désormais doctorante à l’université Côte d’Azur au sein du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine. Elle travaille sur la question de la sociabilité et de la mobilité des francs-maçons parisiens au XVIIIe siècle, dans le cadre d’une thèse dirigée par Pierre-Yves Beaurepaire.
Introduction
Si l’historiographie des sociabilités des Lumières s’est fortement enrichie ces dernières années[1], paradoxalement, elle ne s’est que peu intéressée au fait maçonnique parisien, lui préférant les métropoles provinciales. Malgré un développement fulgurant qui a vu l’émergence d’un grand nombre de loges en quelques années, la franc-maçonnerie parisienne au XVIIIe siècle reste un vaste champ à explorer dans une ville réputée pour sa mondanité aristocratique qui rayonne alors sur la France et l’Europe[2]. Les historiens de la franc-maçonnerie se sont jusqu’alors saisis des travaux d’Alain Le Bihan publiés dans les années 1960[3] afin afin de produire des monographies régionales[4] mais la ville de Paris n’a pas bénéficié d’une attention spécifique. Si, il y a bientôt un quart de siècle, une contribution[5] annonçait une approche renouvelée de la fraternité maçonnique par l’histoire d’un groupe d’amis maçons parisiens, cette voie d’exploration des rapports humains hors du cadre de la loge ne fut pas poursuivie. Pourtant, étudier la franc-maçonnerie comme société qui a une influence sur la vie de ses membres au-delà du temple, présente un intérêt non négligeable dans l’histoire des sociabilités parisiennes au XVIIIe siècle. En 1773, la naissance du Grand Orient de France à Paris réorganise la franc-maçonnerie française. Afin d’obtenir des reconstitutions auprès de la nouvelle obédience, les loges joignent à leur demande des tableaux qui ont pour vocation d’identifier les membres qu’elles ont sélectionnés. Ce faisant, elle donnent ainsi l’opportunité au Grand Orient de vérifier les qualités civiles des frères. Archivés au sein de deux principaux fonds classés par orient[6] et par loge, le fonds maçonnique (FM2) de la Bibliothèque nationale de France et le fonds 113 de la Bibliothèque du Grand Orient de France, ces tableaux portent à notre connaissance de nombreuses informations[7] permettant une première caractérisation des individus fréquentant les loges. Nous avons procédé à un carottage aléatoire à partir des nombreuses loges civiles parisiennes[8] sur la période considérée afin d’extraire et d’analyser les informations contenues dans les tableaux. Ces données sont mises en perspective avec l’espace social et géographique parisien afin d’identifier les dynamiques sociales qui se mettent en place entre la fraternité et le monde profane. Cet article qui s’inscrit dans une recherche doctorale en cours de réalisation, porte sur l’identification de groupes sociaux maçonniques à partir de l’étude de trente tableaux de loges datés entre 1773 et 1787 soit plus de huit-cents francs-maçons. S’il ne peut être question de présenter ici une prosopographie exhaustive de la franc-maçonnerie parisienne sur la période mentionnée, l’étude vise à enrichir notre champ de connaissance des profils sociologiques de ces acteurs de la sociabilité parisienne afin d’en mieux saisir la structure de groupe. La question est de savoir comment les francs-maçons se répartissent dans la ville au-delà de l’espace social que représente le siège de la loge, et quels peuvent être leurs liens dans la sphère profane. Plusieurs caractéristiques spatiales et sociales émergent de l’étude des tableaux de loges. Il s’agira dans un premier temps de caractériser les qualités civiles présentées dans les tableaux de loges et d’en évaluer la portée symbolique. Puis, après une analyse de la répartition des lieux de résidence des membres dans le Paris du XVIIIe siècle, nous mettrons en perspective ces données dans le cadre plus large de la transformation de l’espace parisien et de la mutation de ses élites urbaines.
Du métier à la représentation sociale : la qualité civile
La qualité civile, premier indice de la composition sociale des loges
Les tableaux de loges sont une source riche de renseignements sur les individus qui fréquentent un atelier. La déclaration des « qualités civiles » des frères sur le tableau de loge pose question. Si certaines de ces qualités civiles peuvent être associées à un métier ou à un office, d’autres renvoient à un statut ou à une position dans le groupe social au travers de la mention d’un titre ou d’un qualificatif. Notre échantillon se répartit entre dix-huit catégories.
Catégories | Nombre | % |
membres du clergé | 21 | 2,5 |
offices militaires | 94 | 11,1 |
offices militaires : ingénieurs | 38 | 4,5 |
autres offices | 35 | 4,1 |
autres nobles | 17 | 2 |
métiers de la judicature | 175 | 20,8 |
métiers de l’administration des finances royales | 47 | 5,6 |
métiers des administrations des maisons nobles | 33 | 3,9 |
bourgeois | 32 | 3,8 |
métiers du négoce et de la finance | 68 | 8,1 |
métiers du commerce : artisans | 53 | 6,3 |
métiers du commerce : marchands | 72 | 8,5 |
métiers du secteur médical et des académies scientifiques | 40 | 4,8 |
métiers du bâtiment | 27 | 3,2 |
métiers de la musique | 53 | 6,3 |
autres activités artistiques et intellectuelles | 26 | 3,1 |
habitants de Saint-Domingue | 3 | 0,3 |
frères servants | 9 | 1,1 |
Total | 843 | 100 |
Sans entrer dans une étude statistique socio-professionnelle, nous pouvons cependant nous arrêter sur quelques principes qui marquent la composition sociale des loges. Nous constatons tout d’abord une inégale répartition des corps de métiers dans le milieu maçonnique. Plus des deux tiers des membres de notre échantillon se regroupent dans quatre grandes catégories.
Catégories | Nombre | % |
Commerçants (artisans et marchands) |
125 | 14,8 |
Officiers (offices milliaires, ingénieurs et autres offices) |
167 | 19,8 |
Financiers (métiers de l’administration des finances royales et métiers du négoce et de la finance) |
115 | 13,6 |
Juristes métiers de la judicature |
175 | 20,8 |
Total | 582 | 69 |
Il est intéressant d’approfondir cette étude sur les qualités civiles afin d’évaluer les dynamiques d’évolution de certains profils entre les années 1770 (seize loges étudiées) et 1780 (quatorze loges étudiées).
Catégories | 1773-1779 | 1781-1787 |
Commerçants artisans et marchands |
88 | 37 |
Officiers offices milliaires, ingénieurs et autres offices |
81 | 86 |
Financiers métiers de l’administration des finances royales et métiers du négoce et de la finance |
64 | 51 |
Juristes métiers de la judicature |
64 | 111 |
Si nous remarquons une relative stabilité entre les profils des financiers et des officiers sur les deux décennies, nous constatons une réelle évolution de la présence des juristes en loge aux dépens des commerçants. Alors que les commerçants sont présents dans dix des seize loges de la décennie 1770, ils ne sont plus représentés que dans quatre des quatorze loges des années 1780. L’intérêt pour la franc-maçonnerie parmi les professions liées à la judicature est réel, engouement qui se confirme dans les années 1780 avec un investissement significatif d’avocats et de procureurs au cours de la décennie. Une brève étude comparative du nombre de membres présentant la qualité d’avocat entre une première période s’étalant de 1773 à 1779 et une seconde période allant de 1781 à 1787 met en évidence la progression de la présence des avocats au sein des loges. La proportion d’avocats en loge passe de 4,95% pendant la première période considérée à 15,2% au cours de la seconde.
Nombre de représentants des différentes professions de la judicature sur les deux décennies
En analysant plus précisément les qualités civiles des commerçants et artisans, nous pouvons faire émerger les métiers les plus représentés en loge. Dans le tableau qui suit, nous avons associé les marchands et artisans des métiers dans le comptage. En effet, malgré une organisation du travail différente réglementant les activités de l’artisan et du marchand durant deux siècles, la réforme de Turgot de février 1776 fait disparaître momentanément les privilèges des métiers pour favoriser la mobilité des personnes et des produits, la concurrence et l’expansion commerciale, afin de s’amender des obligations juridiques imposées jusqu’alors par les métiers. La réforme déstabilise profondément le monde commerçant, abolissant les hiérarchies en vigueur entre corps et communautés, marchands et artisans[9] . De fait, l’ancienne frontière entre l’artisan et le marchand étant effacée, et malgré le rétablissement des corps de métiers dès le mois d’août 1776 sans réel retour à l’ancien système, les qualités civiles déclarées dans nos tableaux, ne peuvent que difficilement être traitées de façon stricte pour ce qu’elles arborent.
Nombre de commerçants identifiés | |
Merciers : 16 | Menuisiers : 4 |
Horlogers : 11 | Maçons : 4 |
Épiciers : 11 | Serruriers : 3 |
Bouchers : 8 | Tapissiers : 3 |
Orfèvres et filigranistes : 7 | Peintres et doreurs ou sableurs : 3 |
Graveurs[10] : 7 | Tailleurs : 2 |
Bijoutiers/joailliers : 6 | Vitriers : 2 |
Bonnetiers : 4 | Charpentiers : 2 |
Marchands de vin : 4 | Boulangers : 2 |
Limonadiers : 4 | Perruquiers : 2 |
Principaux métiers des marchands et artisans (108 sur 121)
Les métiers ont été répertoriés dès que nous en avons identifié au moins deux représentants, toutes loges confondues de notre échantillon. Les trois métiers dominants sont ici les merciers, horlogers et épiciers. Au total, nous avons trente-trois métiers représentés si nous tenons compte des qualités civiles uniques ajoutées à celles présentées dans le tableau ci-dessus, ce qui représente environ un tiers des cent-vingt métiers identifiés au cours du XVIIIe siècle[11]. Parmi les métiers dominants, les merciers sont tous identifiés comme étant marchands. Ils sont répartis entre six loges et ils sont plusieurs représentants dans quatre d’entre elles. Les horlogers sont soit marchands, soit artisans, et se répartissent dans six loges. Quant aux épiciers, ils sont tous marchands et pour huit d’entre eux dans la loge de la Concorde Fraternelle. À ce titre ils rejoignent le schéma des marchands bouchers qui sont tous dans la même loge, à Saint-Jean d’Hiram. Seuls les merciers et horlogers semblent donc être parvenus à se fondre dans des loges à profils plus mixtes. Dans les années 1780, la baisse de la représentation de deux de ces métiers suit globalement celle des représentants du commerce. Seuls deux marchands merciers et deux épiciers sont mentionnés sur les tableaux de la décennie. En revanche, le mouvement inverse se produit avec les horlogers qui sont plus représentés sur les années 1780 que sur les années 1770. C’est le cas aussi des bijoutiers et orfèvres qui sont présents plus tardivement. Il revient surtout à la loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis de maintenir, dans les années 1780, une relative mixité des profils de commerçants au sein du Grand Orient. De cette étude, peut-on déduire que les représentants des métiers les plus relevés socialement, ceux qui touchent aux métiers d’art par la manipulation de métaux précieux sont plus facilement acceptables au sein des loges du Grand Orient ? Sur un échantillon aussi faible il est difficile de l’affirmer fermement, mais ces résultats nous donnent cependant une tendance : celle de la disparition progressive des loges du Grand Orient des représentants des métiers de l’artisanat les moins prestigieux. Globalement, nous constatons la présence d’une grande part de représentants des Six corps de métiers d’avant la réforme de Turgot, dont les merciers et épiciers font partie. Les guildes marchandes constituant les Six corps étaient alors considérées comme étant au sommet de la pyramide hiérarchique des métiers, suivies des métiers qui nécessitaient éducation et haute qualification comme les joailliers et les horlogers[12]. Au tournant de la décennie 1780, les représentants des métiers des Six corps s’effacent en loge au profit de l’orfèvrerie et de l’horlogerie. La déstabilisation de l’organisation en corps de métiers suite à la réforme Turgot a sans aucun doute eu des répercussions dans les vies des loges ; la perte de pouvoir des métiers des Six corps entraîne une chute de leur représentation au sein des loges du Grand Orient. Cette baisse de la représentation de la plupart des métiers semble s’accompagner de l’émergence de commerçants aux activités les plus distinguées.
Sans qu’il n’y ait systématisation, certaines qualités civiles dominent suffisamment au sein d’une loge pour en faire une loge de métiers. Les noms de baptême de certaines loges sont par ailleurs un indicateur du profil de ses membres, à l’image de Sainte-Cécile qui fait référence à la patronne de la musique et des musiciens. Le tableau ci-dessous présente les loges pour lesquelles au moins 50% des membres appartiennent à une même catégorie.
Nom de la loge | Date tableau | Catégorie métiers | Qualités civiles dominantes |
La Victoire | 1773 | De l’artisanat | Maître [des corporations] |
Élus des Iles | 1773 | Du négoce et de la finance | Négociant et banquier |
Réunion des Arts | 1776 | De la musique | De l’académie royale de musique |
Polymnie | 1777 | De la musique | Professeur de musique |
Parfaite Unité des Cœurs |
1784 | De la judicature | Avocat et procureur |
Sainte-Cécile | 1784 | De la musique | Professeur de musique |
Mars et Thémis | 1784 | Du militariat | aucun |
Saint-Laurent | 1784 | De la judicature | Avocat |
Aménité | 1785 | De la judicature | Avocat et procureur |
Uranie | 1787 | Ingénieur | Ingénieur |
Nous constatons que ce phénomène est loin d’être répandu. Si de nombreuses loges présentent une activité profane dominante (la plupart du temps dans le cas des métiers de la judicature ou de l’artisanat) celle-ci reste dans une proportion de moins de 50% de ses membres, ne permettant pas de donner la majorité écrasante d’un domaine d’activité sur un autre dans les loges. La diversité des occupations permet de déduire une relative mixité des qualités civiles des membres au sein des loges. Pour autant, nous ne pouvons ignorer la réalité de loges de métiers avec quelques particularités notables. La loge Uranie, installée en 1787 est présidée par Jean-Rodolphe Perronet, lui-même directeur et fondateur de l’École des Ponts et chaussées créée en 1747. Ses membres sont tous des ingénieurs de l’école et pour la plupart « membres nés » de la loge. Le discours d’installation de son orateur exprime la joie de pouvoir intégrer le réseau de loges du Grand Orient et sa volonté de diffuser l’Art Royal dans les provinces.
« A l’instant que nous avons acquis les sublimes connaissances de la maçonnerie, l’État nous éloigne, nous nous répandrons dans les provinces, nous allons y porter de nouveaux trésors, y fonder de nouveaux ateliers. Celui où nous avons pris naissance, se renouvelle perpétuellement, et devient une source d’excellents maçons ; et notre temple est d’autant plus précieux à l’ordre, qu’il a été élevé par de jeunes mains, qui n’ayant jamais encensé l’autel du préjugé, s’empressent d’orner de fleurs celui de la vertu et de la liberté. »[13]
Une autre particularité est celle des loges de musiciens. Cette spécificité a été étudiée par Pierre-François Pinaud[14] qui a notamment constaté le rapprochement stratégique des musiciens en quête de patronage auprès des fermiers généraux, avec les gens du monde de la finance dont ils fréquentaient les salons[15]. Cette situation s’illustre au sein de la loge la Triple Harmonie où nous constatons en 1773 que quatre musiciens maçonnent avec trois fermiers généraux. La qualité civile permet de mettre en évidence les différents groupes sociaux qui se retrouvent en loge. Mais bien sûr nous ne repérons pas ici les représentants du petit peuple de Paris, pas de porteurs de chaises, ramoneurs, crocheteurs ou portefaix évoqués par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris[16]. Seules les élites bourgeoises de l’administration, du négoce et de l’artisanat, de la santé et des métiers intellectuels et culturels viennent représenter le tiers état[17], mais dans un rapport de domination quantitative avéré[18] par rapport aux représentants du clergé et de la noblesse. L’approche sociologique ne peut être cependant généralisée, car chaque loge dispose de sa propre réalité sociale, marquée par des différences notables d’un atelier à l’autre.
Expressions et réalités de la qualité civile
Les qualités civiles entretiennent parfois un rapport confus avec l’identification d’une activité ou d’un métier. Un point de vigilance s’impose concernant la déclaration de la qualité d’avocat, la plus fortement présente dans notre échantillon. Nous constatons en effet différents qualificatifs donnés par les frères concernant cette profession : « avocat en Parlement », « avocat au Parlement » pour les principaux. Cette distinction a une portée sur l’activité réelle dans la vie civile : l’avocat « au » Parlement serait un professionnel en activité effective quand un avocat « en » Parlement se bornerait à utiliser le titre sans réel exercice de la profession[19]. Hervé Leuwers nous apprend que les activités de l’avocat sont en réalité multiples, entre conseil, écriture de mémoires, de consultations ou de plaidoyers, auxquelles s’adjoint souvent une activité de juge, et des activités de notariat, d’administrateur ou de gestionnaire[20]. Le terme d’avocat renvoie en réalité plus à un état attaché à l’obtention d’une licence de droit et à la prestation d’un serment, qu’à une activité toujours identifiable. La définition donnée par Denisart en 1783 met en exergue cette double situation :
1. Un avocat, dans l’acception actuelle de ce mot, est un homme qui se livre à l’étude des lois, pour aider de ses lumières les personnes qui y ont recours, et défendre leurs droits.
2. D’après cette définition, le nom d’avocat semblerait devoir indiquer toujours l’état d’un homme en activité pour remplir les obligations que porte son titre : les usages qui se sont introduits à cet égard, obligent de faire une distinction entre le titre et la profession d’avocat[21].
Pratique du barreau, titre honorifique ou étape obligatoire avant l’achat d’un office de judicature, la qualité d’avocat recouvre donc des réalités très différentes en termes d’activités pour ceux déclarant la posséder.
De même, la qualité civile de « bourgeois » ou bien encore « bourgeois de Paris » reste difficile à cerner précisément. Elle n’incarne pas pour la période une réalité professionnelle unique, mais revêt au contraire plusieurs acceptions. L’approfondissement des recherches sur certains frères se présentant comme « bourgeois » montre des situations très variées. Maximilien Joseph Cassanéa de Mondonville (Saint-Charles des Amis Réunis, 1777), bourgeois, est déclaré musicien sur son contrat de mariage en 1800 mais aussi conseiller du roi, contrôleur des rentes de l’hôtel de ville et pensionné par le roi d’après l’Almanach de la cour[22]. D’autres exemples de bourgeois viennent confirmer la pluralité des situations : d’après le fichier Bossu[23], Jean Boby (Saint-Charles des Amis Réunis, 1777) a été négociant, Henri Gabriel Pierre Guillaume Daune (Saint-Théodore de la Sincérité, 1776) premier commis des États de Languedoc, et Louis Daniel Colson (Parfaite Unité des Cœurs, 1784) vérificateur de la caisse du diocèse de Reims.
Les qualités d’avocat ou de bourgeois ne sont pas les seules qualités civiles à ne pas être associées directement à une activité immédiatement identifiable. Nous retrouvons à plusieurs reprises des mentions associées à des statuts sociaux comme « Chevalier de l’ordre de Saint Louis, Comte, Noble napolitain, gentilhomme, habitant de St Domingue, rentier, propriétaire ». Dans le domaine de l’artisanat, le statut social est aussi mentionné. Sur les soixante membres concernés par cette catégorie, seuls cinq d’entre eux n’ont pas fait mention de leur maîtrise. La qualité de maître, position supérieure dans la hiérarchie des grades dans l’artisanat, domine en loge. Que ce soit au sein de la loge de la Victoire, de celle de Saint-Julien de la Tranquillité, de celle de Saint-Joseph de la Franchise ou de celle de Saint-Jean d’Hiram, les artisans présents en nombre ne le sont pas pour autant en fonction de la spécificité de leur activité propre (boucher, pâtissier, plombier, menuisier…) mais s’agrègent selon leur grade. À une période où l’accès à la maîtrise se complique et se ferme de plus en plus aux compagnons[24], la loge reproduit l’exclusion sociale à l’œuvre dans la société profane. Toute fausse déclaration à propos de sa qualité civile auprès de la loge a des conséquences. En 1775, la Réunion Sincère décide d’exclure le frère Pellaboeuf « ayant déguisé sa qualité civile et n’étant que garçon[25] cordonnier » ainsi que le frère Poisson « continuant de travailler en qualité de Coëffeur des Dames »[26]. A cette occasion, le Chevalier de Perrin, vénérable, reproche à la loge d’avoir laissé se faire toutes sortes d’irrégularités sous le maillet du maître cordonnier qui l’avait constituée. En avril 1782, la loge des Amis Intimes accepte d’initier et de recevoir au grade d’apprenti Jean-Baptiste Rago, garçon rôtisseur, pour être servant de la loge[27]. Un garçon peut donc être admis en loge, mais uniquement en tant que frère servant[28] . Enfin, sur le tableau étudié de 1784 de la loge Mars et Thémis apparaît un marquis de Montrepos, capitaine de cavalerie. Les archives de cette loge montrent que ce faux marquisat dévoilé en 1787 par la police a entrainé l’arrestation et l’incarcération dudit marquis à Bicêtre, accusé d’être un « faussaire et un escroc », et son exclusion définitive de la loge après avoir été déclaré « coupable de faits très graves »[29]. Dans son chapitre sur les aigrefins, Louis Sébastien Mercier confirme que la pratique d’auto-attribution de titres de noblesse par la roture parisienne est courante et que la police la tolère, mais qu’ « à la moindre friponnerie, on les démarquise à Bicêtre[30] ».
Les qualités civiles indiquées par les frères révèlent donc leur position dans les hiérarchies sociales de l’Ancien Régime. La symbolique égalitaire si forte en loge reste relative lorsqu’il s’agit de marquer sa distinction par rapport aux niveaux inférieurs du corps social. La qualité civile exprime la perception par l’individu de sa propre place dans le groupe à un instant donné, et répond au « qui je suis » dans un esprit d’agrégation avec ses semblables, et, par extension, de différentiation d’avec le reste du groupe. La notion d’égalitarisme en loge suppose aussi une sélection en amont de l’entrée en maçonnerie selon des critères fortement discriminatoires. La représentation des différentes qualités civiles au sein des loges du Grand Orient connaît cependant une évolution sur la période étudiée. C’est au travers de l’analyse comparée entre les années 1770 et 1780 de l’implantation des habitats des membres de la franc-maçonnerie que nous allons pouvoir lire les mouvements urbains à l’œuvre à la veille de la Révolution française.
La répartition de l’habitat des frères, miroir de l’évolution de la société urbaine
L’étude de la répartition spatiale des frères dans Paris a nécessité la définition d’une division de l’espace urbain en différentes sections. La convention de répartition adoptée ici est un découpage géographique en secteurs : Nord-Est, Nord-Ouest, Sud-Est, Sud-Ouest, et Cité afin de favoriser une meilleure compréhension de la distribution des habitats. L’axe Nord-Sud de référence pour séparer les secteurs Est et Ouest est l’ancien cardo-maximus (Saint-Jacques – Saint-Martin). Nous retrouvons donc, derrière ces cinq secteurs, les quartiers du XVIIIe siècle tels que définis dans la partition de 1702[31] :
- Secteur Nord-Ouest : Palais-Royal, Le Louvre, Sainte-Opportune, Les Halles, Saint-Eustache, Montmartre, Saint-Denis et Saint-Jacques-de-la-boucherie.
- Secteur Nord-Est[32] : Saint-Martin, le Temple (ou le Marais), Sainte-Avoye, Saint-Antoine, La Grève, Saint-Paul.
- Secteur Sud-Est[33] : Place Maubert, Saint-Benoît.
- Secteur Sud-Ouest : Saint-André-des-Arts, France, Saint-Germain-des-prés.
- Cité : îles de la Cité, Saint-Louis et Louvier ainsi que les ponts habités.
Entre attractivité des centres mondains et persistance des réseaux corporatifs et familiaux
Notre premier constat porte sur une répartition inégale de l’habitat des francs-maçons répertoriés. Si nous excluons les doublons présents dans le tableau et les informations non exploitables (sans indication du lieu de vie ou habitat hors de Paris), notre échantillon se concentre sur sept-cent-quarante-neuf individus dont la majeure partie habite dans les quartiers Nord-Ouest de Paris aux dépens des quartiers Sud.
Quartiers d’habitation | Nombre d’individus | % |
Cité | 42 | 5,6 |
Nord-Est | 180 | 24 |
Nord-Ouest | 353 | 47,1 |
Sud-Est | 46 | 6,1 |
Sud-Ouest | 128 | 17,1 |
La représentation graphique de l’ensemble des individus montre cependant une concentration particulière de l’habitat dans les quartiers du Louvre, de Sainte-Opportune, des Halles, de Saint-Eustache et de Saint-Jacques-de-la-boucherie, soit les quartiers historiques de la rive droite de la ville.
Répartition de l’habitat des membres répertoriés entre 1773 et 1787
Mais en appliquant une granularité plus fine au niveau des dates, nous voyons l’habitat des membres s’élargir vers les quartiers du Palais-Royal et de Montmartre à partir des années 1780. Les cartes ci-dessous illustrent ce glissement progressif vers les nouveaux quartiers d’activités mondaines, qu’elles soient festives ou intellectuelles[34], au tournant des années 1780.
Répartition de l’habitat membres répertoriés entre 1773 et 1779 (16 loges)
Répartition de l’habitat membres répertoriés entre 1781 et 1787 (14 loges)
À partir de notre étude, nous constatons que 10% des membres de notre échantillon ayant une adresse à Paris déclarent vivre en hôtel[35]. Cette proportion monte à 12,5% dans les quartiers Nord-Ouest. La mobilité de l’habitat maçonnique semble suivre le mouvement plus général de renforcement de la présence nobiliaire dans les quartiers Nord-Ouest de la ville au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où les terrains constructibles accueillent de nouvelles grandes demeures[36], et dans les quartiers Sud-Ouest où les anciens hôtels particuliers construits au XVIIe siècle continuent d’abriter la haute aristocratie parisienne qui tend à rejoindre la franc-maçonnerie du Grand Orient au tournant des années 1780[37].
Pour chacune des loges, l’habitat des frères se répartit dans Paris avec une prédominance du logement dans le Nord-Ouest parisien et une désaffection manifeste des quartiers populaires Sud-Est. Pour pousser plus loin cette analyse nous aurions eu besoin d’indications précises sur les lieux des tenues de loge, mais seules quelques loges évoquent le lieu de leurs réunions[38]. Pour chacune d’elles, nous ne constatons aucune centralité géographique du lieu des assemblées de loge au regard de l’habitat des membres. Si l’annuaire des loges du Grand Orient de France de 1786 [39] nous apprend que pour 65% des cinquante-neuf loges actives cette année-là, l’adresse postale est celle du Vénérable, nous ne pouvons bien sûr pas déduire que les réunions se passaient à son domicile. Nous ne pouvons donc tirer de conclusion sur une constante de répartition de l’habitat des membres d’une même loge, aucune logique spatiale du lieu de résidence des frères ne semble émerger du lieu de rassemblement de la loge.
Il n’est pas rare cependant de constater que pour une même loge, certains membres déclarent la même adresse. La loge de Sainte-Cécile abrite ainsi quatre membres qui vivent au petit hôtel d’Orléans de la Chaussée d’Antin, deux membres à l’hôtel de Villeroi rue de l’université ou encore trois membres à l’hôtel de Choiseul à la Grange-Batelière. Cette situation se reproduit pour une grande majorité des loges étudiées, avec au moins un binôme de membres vivant à la même adresse et jusqu’à neuf membres de la loge Saint-Jean d’Hiram situés dans la petite rue des Billettes. Cette proximité géographique met en lumière deux réalités. La première est celle de la filiation. Au sein d’une même loge, deux mêmes noms situés à une adresse commune révèlent un habitat partagé au sein de la famille. Ainsi en est-il des Bailly père et fils (dénommés ainsi dans le tableau) de la loge de la Triple Harmonie et professant à l’académie de Saint Luc, des Huet Duplessis de la loge des Élus des Iles, des Frères, maîtres boucher de la loge de Saint-Jean d’Hiram ou encore des Gin de l’Olympique de la Parfaite Estime tous deux conseillers au Grand Conseil. La deuxième observation est celle d’une profession commune à deux ou plusieurs membres comme constaté précédemment. Sur le tableau de loge de la Réunion des Amis Intimes de 1786, pour huit actifs du secteur médical, nous retrouvons trois binômes d’adresses communes. Pour cette même loge, deux huissiers vivent au 217 rue du faubourg Saint-Jacques. Les relations des membres de la loge Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, sont elles aussi significatives de cette sociabilité maçonnique issue de facteurs multiples, où s’entremêlent des relations personnelles, professionnelles et de proximité géographique. Dès les débuts de la loge, un foyer commerçant se distingue autour de l’abbaye de Saint-Germain, lieu où évoluent de nombreux marchands de diverses spécialités. Le tableau daté de 1764[40] présente quatre membres dont les adresses se situent à l’abbaye de Saint-Germain ou à son extrême proximité : De Basseville, dont la qualité civile est inconnue mais déclarant vivre chez monsieur Huot, maître perruquier lui aussi membre de la loge, Milon, maître parfumeur et Lhote. Le tableau suivant daté de 1774[41] voit le foyer initial de l’abbaye de Saint-Germain s’élargir à de nombreux autres commerçants : Aubry, Félix et Goussard, tous trois marchands bonnetiers, Sthevenot, marchand épicier, Amé, maître ciseleur, Marquant, marchand de vin, Devaconsain, garçon perruquier chez Huot, Trinocque, marchand mercier chez Milon, et par extension le maintien du perruquier Huot et du mercier Milon au sein de la loge. Sur le tableau suivant, daté de 1782[42], les membres Huot, Aubry, Félix et Milon sont encore présents, avec deux nouveaux membres localisés autour de l’abbaye de Saint-Germain que sont le marchand épicier Frappé et le maître horloger Matthey[43]. L’activité commerçante localisée autour de l’abbaye favorise le rapprochement et les interactions de ces différents professionnels et donc la pratique de la franc-maçonnerie dans une même loge. À cette proximité géographique s’ajoutent des relations de nature différente. Antoine Aubry, marchand bonnetier et identifié comme membre de la loge depuis 1774, est ami du parfumeur Louis Nicolas Alphonse Milon dans la vie profane comme en témoigne le registre des tutelles de l’année 1772[44]. A l’occasion de l’émancipation du jeune Laserre, Milon désigné comme curateur s’entoure de plusieurs proches lors de l’établissement du contrat notarial, dont Antoine Aubry fait parti et mentionné comme « ami » sur l’acte. Antoine Aubry développe aussi des relations professionnelles au sein de la loge avec Pierre Jobert, marchand de vin qui apparaît sur le tableau de la loge à partir de 1782, et avec son ami Louis Nicolas Alphonse Milon. Le bonnetier, le marchand de vin et le parfumeur se retrouvent tous trois dans les listes des fournisseurs de la maison Coigny entre 1778 et 1784 pour Milon, 1781 et 1787 pour Jobert et en 1784 pour Aubry[45].
Même si notre échantillon de trente loges n’est pas révélateur d’un principe de loges dites de métier, la pratique d’une activité commune associée au partage d’une même adresse favorise l’agrégation des frères en loge. La répartition de l’habitat des francs-maçons semble suivre une double logique spatiale. Une première relative à celle de la codification de l’espace urbain qui évolue au cours du siècle vers un déplacement des centres mondains et nobiliaires vers les quartiers Nord-Ouest de la ville, et une seconde qui favorise le rapprochement en loge d’individus agrégés à une même adresse pour raison familiale ou professionnelle.
Une naturelle imbrication des sphères profane et maçonnique
Les dynamiques territoriales des métiers du commerce et de la judicature.
L’étude de l’implantation des habitats de membres de deux des principaux domaines d’activité identifiés montre que ces deux populations sont géographiquement très proches dans l’espace urbain du Nord de Paris dans la décennie des années 1770, alors que la décennie suivante manifeste une réelle perte de la présence commerçante des quartiers parisiens du Nord-Ouest, quand celle de la judicature se développe dans les quartiers du Sud-Ouest.
Juristes 1773-1779 |
Commerçants 1773-1779 |
Juristes 1781-1787 |
Commerçants 1781-1787 |
|||||
Nombre | % | Nombre | % | Nombre | % | Nombre | % | |
Cité | 5 | 8,3 | 9 | 10,1 | 6 | 6 | 11 | 30,6 |
Nord-Est | 18 | 30 | 23 | 28 | 20 | 20 | 10 | 27,8 |
Nord-Ouest | 28 | 46,7 | 33 | 40,2 | 33 | 33 | 5 | 13,9 |
Sud-Est | 2 | 3,3 | 7 | 8,5 | 12 | 12 | 2 | 5,5 |
Sud-Ouest | 7 | 11,7 | 10 | 12,2 | 29 | 29 | 8 | 22,2 |
Total | 60 | 100 | 82 | 100 | 100 | 100 | 36 | 100 |
Répartition des habitats des juristes et des commerçants dans l’espace parisien
(sur la base de 160 juristes et 118 commerçants).
Répartition des habitats des commerçants et des juristes
dans l’espace parisien entre 1773 et 1779.
Répartition des habitats des commerçants et des juristes
dans l’espace parisien entre 1781 et 1787.
Alors que nous aurions pu nous attendre au développement de la présence maçonnique commerçante dans les quartiers Nord-Ouest, suivant l’expansion urbaine de Paris et des nouveaux centres actifs marchands qui prennent leur essor au cours du siècle, mais aussi grâce au mouvement plus général qui voit s’implanter l’aristocratie financière dans les quartiers de Montmartre et du Palais-Royal[46], nous constatons un effacement de cette présence. La concentration voire la ségrégation aristocratique et nobiliaire dans l’espace social, qui voit l’éloignement des nobles du centre surpeuplé et commerçant de Paris vers les quartiers Nord-Ouest où la disponibilité des terrains leur permet la construction de grands hôtels particuliers avec des jardins fastueux, se reflète ici dans l’espace maçonnique[47]. La judicature elle, reste plus dispersée. Le mouvement massif de déplacement que connaît la noblesse vers les quartiers Nord-Ouest touche plus modérément les métiers de la judicature, plus conservatrice quant à son implantation dans Paris. Les quartiers de la rive gauche ouest (Saint-Germain, Luxembourg et Saint-André des Arts) restent attractifs pour la noblesse de la robe qui s’inscrit ici dans la perpétuation d’un attachement familial et historique à ces lieux[48]. Mais l’élite de robe n’est pas la catégorie dominante en loge. De nombreux juristes bourgeois, notamment à qualité d’avocat, siègent au sein de loges majoritairement roturières. Ils y rencontrent plus largement les commerçants dans les années 1770, où nous percevons une mixité en loge bien plus importante que dans les années 1780. La chute de la représentation des francs-maçons commerçants qui accompagne le renforcement de la présence de la judicature entraîne de fait une baisse significative de la mixité de ces deux qualités civiles en loge.
Le Palais-Royal et Montmartre, espaces de sociabilités profanes et maçonniques de la maison d’Orléans.
Si les nouveaux quartiers de Montmartre et du Palais-Royal deviennent attractifs dans les années 1770 et 1780, c’est aussi sous l’impulsion des nouvelles constructions associées à des hauts lieux de sociabilités parisiennes promues par la famille d’Orléans. En 1773, le duc d’Orléans se marie discrètement avec Mme de Montesson, comédienne et salonnière réputée de Paris. Leur union est célébrée dans la chapelle de l’hôtel particulier de Mme de Montesson construit par l’architecte Brongniart[49] en 1772, à la chaussée d’Antin, hôtel contigu à celui du duc d’Orléans. Ce double espace de sociabilité reçoit de nombreux francs-maçons à partir des années 1778 dans le cadre des événements mondains qui y sont organisés. Le chevalier Saint-George[50] intervient comme régisseur auprès des spectacles du duc d’Orléans[51], le marquis de Puységur[52] y pratique le magnétisme avec son frère [53] et de nombreux musiciens évoluent dans ces espaces. Notre étude qui évalue le nombre de frères associés aux métiers de la musique à 6,3% confirme l’attractivité pour les musiciens des lieux de mondanités où se pratique le théâtre de société, et la protection qu’ils sont susceptibles d’y trouver par la surface sociale des personnes qui les fréquentent. En 1784, cinq frères de la loge de Sainte-Cécile[54] déclarent vivre dans les hôtels de Montesson et du duc d’Orléans, à l’image d’Etienne Ozi, dont nous retrouvons la présence pour la même période dans d’autres loges comme celle de l’Olympique de la Parfaite Estime[55]. Avant même l’opération immobilière débutée par le duc de Chartres en 1780, le Palais-Royal voyait évoluer en son sein plusieurs francs-maçons associés à la maison d’Orléans. Notre échantillon identifie un maître boucher et l’écuyer de la bouche du duc en 1773 de la loge de Saint-Jean d’Hiram[56]. L’installation du duc de Chartres[57] au Palais-Royal au début des années 1780, lui-même Grand Maître du Grand Orient de France dès sa fondation en 1773 et Vénérable de la Candeur en 1785, ouvre l’espace du Palais-Royal à la pratique de la franc-maçonnerie mondaine de façon plus ouverte. La duchesse de Chartres comme la marquise de Genlis, maîtresse du duc, intègrent la loge d’adoption de la Candeur. En 1784, la loge de Saint-Laurent rassemble le commis de finances, le contrôleur de la bouche et le premier commis du secrétariat du duc d’Orléans, quatre frères vivant au ou à proximité du Palais-Royal ; deux membres de la loge de Sainte-Sophie déclarent y vivre aussi en 1787[58]. Contemporain et observateur de cette période de transformations du Palais-Royal, dans son ouvrage dédié aux étrangers de passage à Paris, Luc-Vincent Thiéry s’étend longuement sur les infrastructures d’accueil de la vie mondaine qui rythme le quotidien du Palais-Royal[59]. Il y mentionne notamment une loge de francs-maçons décorée et disponible à la location, ainsi que les activités de la Société Olympique[60]. L’intégration de la franc-maçonnerie comme pratique liée à la mondanité sous l’impulsion du duc de Chartres favorise l’agrégation des francs-maçons dans les quartiers ou l’activité maçonnique est prégnante. Au travers de ces quelques exemples de la maison d’Orléans, nous voyons se dessiner des liens qui unissent les pratiques mondaines des maisons princières avec celles de la franc-maçonnerie, c’est une maçonnerie « de société » qui se développe jusqu’à la veille de la Révolution française.
Conclusion
Cette étude est tirée d’une recherche qui combine les aspects de sociabilités et de mobilités des francs-maçons de l’espace parisien. Elle permet de porter un éclairage sur l’importance de la franc-maçonnerie dans les sociabilités urbaines et de mettre en évidence les caractéristiques de cette forme particulière de sociabilité ainsi que les dynamiques qui existent entre les sphères profanes et maçonniques. Ces quelques résultats tendent à montrer que la forme de sociabilité que représente la franc-maçonnerie au siècle des Lumières suit les usages sociaux, familiaux, professionnels comme mondains de la société bourgeoise et aristocratique parisienne où les stratégies de regroupement en loge croisent les intérêts personnels et professionnels participant ainsi aux transformations progressives des hiérarchies urbaines. Si l’approche sociologique par la qualité civile est une étape indispensable pour appréhender les mécanismes et ressors du rapprochement en loge, l’historien du fait maçonnique doit éviter de s’y enfermer au risque de passer à côté de l’importance de l’environnement de sociabilité du profane et des différents réseaux qui l’amènent en loge. L’étude multidimensionnelle de la sociabilité maçonnique enrichit la mise en lumière de la façon dont les réseaux urbains parisiens se tissent, se maintiennent et s’alimentent à la veille de la Révolution française.
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[1] Citons notamment les travaux d’Antoine Lilti sur les salons et les travaux de Stéphane Van Damme sur les sociabilités savantes.
[2] Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « La franc-maçonnerie, observatoire des trajectoires et des dynamiques sociales au 18e siècle ». In : Dix-huitième Siècle, n°37, 2005. Politiques et cultures des Lumières. pp. 17-30.
[3] Alain LE BIHAN, Francs-maçons parisiens du Grand Orient de France (fin du XVIIIe siècle), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°19, Paris, 1966. Loges et chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France (2e moitié du XVIIIe siècle), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°20, Paris, 1967. Francs-maçons et ateliers parisiens de la Grande Loge de France au XVIIIe siècle (1760-1795), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°18. Paris, Bibliothèque nationale, 1973.
[4] Michel Figeac, Johel Coutura, Eric Saunier, Daniel Kerjean ou Aimé Imbert ont travaillé sur différents espaces régionaux (Bordeaux, la Normandie, Rennes, Lyon).
[5] Irène DIET. « Pour une compréhension élargie de la sociabilité maçonnique à Paris à la fin du XVIIIe siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 283, 1990, p. 31-48.
[6] Localité où se réunit la loge.
[7] Les informations concernant les frères couramment trouvées dans les tableaux de loge sont les suivantes : nom, prénom, qualités civile et maçonnique, lieu et date de naissance, adresse, signature.
[8] Cette étude ne concerne pas les loges militaires dont le fonctionnement a ses caractéristiques propres, et qui ont déjà fait l’objet de la thèse de Jean-Luc QUOY-BODIN, L’Armée et la Franc-maçonnerie au déclin de la monarchie, sous la Révolution et l’Empire, Paris, Economica, 1987.
[9] Mathieu MARRAUD, Le pouvoir marchand. Corps et corporatisme à Paris sous l’Ancien Régime. Champ Vallon, 2021, p. 453-455.
[10] Activité de gravure sur bijoux et imprimeries comprises, non précisée pour cinq d’entre eux.
[11] Mathieu MARRAUD, Le pouvoir marchand, p. 47. L’almanach de Roze présente, pour 1769, une liste de cent-neufs métiers pour les Six corps, arts et métiers. Mathurin ROZE DE CHANTOISEAU, Essai sur l’almanach général d’indication, d’adresse personnelle et domicile fixe, des six corps, arts et métiers. Paris, chez la veuve Duchesne, Dechain et Lacombe, 1769.
[12] David GARRIOCH, La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2015, p. 74-75.
[13] BNF, Mss, FM, FM2 126, Loge Uranie, « copie du discours du f. orateur », f°9.
[14] Pierre-François PINAUD, Les musiciens francs-maçons au temps de Louis XVI, Éditions Vega, Collection l’Univers maçonnique, Paris, 2009.
[15] Ibid. p. 95.
[16] Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, La Découverte, Paris, 2006, p.129.
[17]Ce phénomène a été mis en lumière dans des loges provinciales pour la même période par Pierre-Yves Beaurepaire. Pierre-Yves BEAUREPAIRE. La République universelle des francs-maçons des Lumières aux révolutions. Paris, Dervy, 2018, pp. 148-156.
[18] Daniel Ligou estime qu’au XVIIIe siècle, la part des francs-maçons parisiens du 3e ordre serait de 73,6%, contre 3,5% du 1er ordre et 22,5% du 2nd ordre. Daniel LIGOU (dir.), Histoire des francs-maçons en France, tome 1. Toulouse, Privat, 2000, p. 140.
[19]Maurice GRESSET, « Le barreau, de Louis XIV à la Restauration ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 36 N°3, Juillet-septembre 1989. pp. 487-496.
[20] Hervé LEUWERS, L’invention du barreau français 1660-1830. Paris, éditions de l’EHESS, 2006, p. 32-39.
[21] Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, t. II, Paris, Veuve Desaint, 1783, p. 708.
[22] William RITCHEY NEWTON, Almanach de la cour, seconde édition, Paris, 2020.
[23] Fichier bossu du fonds maçonnique du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France : https://fichier-bossu.fr/. Site consulté le 2 septembre 2024.
[24] Steven L. KAPLAN, « L’apprentissage au XVIIIe siècle : le cas de Paris ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 40, n°3, Juillet-septembre 1993. pp. 436-479.
[25] D’après Lespinasse, le garçon est au grade métier de compagnon. René de LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris : XIVe-XVIIIe siècles. Tome III. Paris, Imprimerie nationale, 1897, p.355
[26] BNF, Mss, FM, FM2 97, Loge Réunion Sincère, documents de 1775-1776.
[27]BNF, Mss, FM, FM3 12, loge les Amis Intimes, Livre d’architecture, f° 51.
[28] Un frère servant ne peut dépasser le grade d’apprenti. Il ne doit son initiation qu’à son utilité en loge, celle de servir les frères notamment lors des banquets. Son initiation l’engage dans le serment de discrétion et de respect des secrets de la confrérie.
[29]BNF, Mss, FM, FM2 88, f°52, « Copie de la planche tracée de la respectable loge St Jean sous le titre distinctif de Mars et Thémis à l’Orient de Paris du 6e jour du 10e mois de l’an de la V*** L*** 5787 contenant le jugement rendu par ladite Resp… L. contre Le ci devant frère Joseph hyppolite de Negré se disant Marquis de Monrepos ci-devant officiers membres de ladite R… L… », Loge Mars et Thémis.
[30] Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, La Découverte, Paris, 2006, p.109.
[31] René PILLORGET, Jean de VIGUERIE, « Les quartiers de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 17 n°2, Avril-juin 1970. pp. 253-277 ; Nicolas de LA MARE (pour Delamare), Traité de Police, seconde édition, volume 1, Amsterdam, 1729, pp. 92-93.
[32] Les lieux d’habitation situés sur l’axe nord Saint-Martin sont référencés sur les quartiers Nord-Est (cf. partition de de la Mare).
[33] Les lieux d’habitation situés sur l’axe sud Saint-Jacques sont référencés sur les quartiers Sud-Est (cf. partition de de la Mare).
[34] Parmi ces activités, citons pour exemple les dîners mondains comme celui de Grimod de la Reynière, les festivités au Palais-Royal, le cabinet de Mesmer ou encore le Musée de Monsieur qui se déplace de la rue St Avoye en 1781 vers le Palais-Royal en 1784.
[35] Hôtels d’Auvergne, de Bullion, de la Reyine, de Choiseul, de Condé…
[36] Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle. Paris, Seuil, 2000, 574 p.
[37] Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle. Paris, Seuil, 2000, 574 p.
[38] C’est notamment le cas des loges de La Victoire, de Saint-Jean d’Hiram et du Contrat Social.
[39] Tableau alphabétique des LL*** de la correspondance du G*** O*** de France, 1786.
[40]GODF, fonds 113-1, dossier 096, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, f°1.
[41]BNF, Mss, FM, FM2 106, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableaux de 1774, f°1.
[42] BNF, Mss, FM, FM2 106, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableaux de 1782, f°2.
[43] Voir annexe 1-30-3 loge Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableau de 1782 : report sur carte des lieux de résidence.
[44] AN Z2-3626, le 14 octobre 1772 – Paris (Paris, France) – Autres | 1771 – 1777.
[45] Natacha COQUERY, L’hôtel aristocratique, le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle. Paris, Publication de la Sorbonne, 1998, p. 365-397.
[46] Marraud constate en 1788 que plus de 50% de la noblesse financière vit dans ces deux quartiers. Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, p. 112-113.
[47] David GARRIOCH. La fabrique du Paris révolutionnaire, p. 106.
[48] Ibid. p. 116.
[49] Brongniart, architecte du roi et de la famille d’Orléans rejoint la loge Saint-Jean d’Ecosse du Contrat Social en 1778.
[50] Né en Guadeloupe, le Chevalier Saint-George aurait été initié avant 1784 dans la loge des Neuf Sœurs sans apparaître sur aucun tableau, puis aurait rejoint le Contrat Social en 1784.
[51] Louis Petit de BACHAUMONT, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours. Tomes XIV. Londres, J. Adamson, 1780, p.39.
[52]Membre de la loge de la Candeur en 1778, puis de la Société Olympique en 1786.
[53]Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle. Paris, Fayard, 2005, p. 266.
[54] BNF, Mss, FM, FM2 111 bis, Loge Sainte-Cécile, tableau de 1784.
[55] Cette loge est à l’origine de la Société Olympique dont les concerts connurent un grand succès.
[56]Grand Orient de France (GODF) – Fonds 113-1, dossier 078, Loge Saint-Jean d’Hiram, tableau de 1773.
[57]Le duc de Chartres devient duc d’Orléans à la mort de son père en 1785.
[58] BNF, Mss, FM, FM2 105, loge de Saint-Laurent, tableau de 1784 et FM2 112, loge Sainte Sophie, tableau de 1787.
[59]Luc-Vincent THIERY. Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris ou description raisonnée de cette ville, de sa banlieue, et de tout ce qu’elles contiennent de remarquable, A Paris, chez Hardouin et Gattey, libraires de S.A.S. Madame la Duchesse d’Orléans, au Palais-Royal, sous les Arcades à gauche, le n°13 et 14, 1787, p. 236.
[60] Ibid., Thiéry, p. 278 et 287.