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La franc-maçonnerie parisienne au XVIIIe siècle : exploration de la composition sociale des loges civiles entre 1773 et 1787

Séverine Dupuis-Laporte

 


RésuméL’approche du fait maçonnique s’inscrit dans une perspective d’histoire culturelle et sociale de l’Europe dans la mesure où il prend part au maillage complexe des sociabilités européennes qui se tisse au cours du XVIIIe siècle. Les monographies régionales sur les débuts de la franc-maçonnerie en France ont jusqu’alors exclu l’étude de Paris, fait paradoxal au regard du développement fulgurant de ce mode de sociabilité qui a vu l’émergence d’un grand nombre de loges dans la capitale tout au long du XVIIIe siècle. S’il ne peut être question de présenter ici une prosopographie exhaustive de la franc-maçonnerie parisienne au siècle des Lumières, l’étude vise à mieux connaître les profils sociologiques de ces acteurs de la sociabilité parisienne afin d’en mieux saisir la structure de groupe. A partir d’une sélection de trente loges actives entre 1773 et 1787, issues du fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale de France et du fonds 113 du Grand Orient de France, cet article ambitionne d’analyser la composition sociale des loges au travers des qualités civiles de leurs membres, et de mettre en perspective la sociabilité maçonnique au regard de l’évolution de la société urbaine parisienne.

Mots-clés : franc-maçonnerie, Paris, sociabilité, mobilité, XVIIIe siècle.


Après une carrière dans l’enseignement de la communication graphique et multimédia, Séverine Dupuis-Laporte travaille actuellement au sein d’un pôle d’ingénierie et d’expertise en développement de compétences de l’Éducation nationale. Elle a, en parallèle de ses activités professionnelles, suivi le cursus complet de formation universitaire en histoire par l’enseignement à distance de l’université Paris Nanterre. Diplômée en 2018 d’un Master recherche en histoire moderne, elle est désormais doctorante à l’université Côte d’Azur au sein du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine. Elle travaille sur la question de la sociabilité et de la mobilité des francs-maçons parisiens au XVIIIe siècle, dans le cadre d’une thèse dirigée par Pierre-Yves Beaurepaire.

sv.dupuis@free.fr


Introduction

Si l’historiographie des sociabilités des Lumières s’est fortement enrichie ces dernières années[1], paradoxalement, elle ne s’est que peu intéressée au fait maçonnique parisien, lui préférant les métropoles provinciales. Malgré un développement fulgurant qui a vu l’émergence d’un grand nombre de loges en quelques années, la franc-maçonnerie parisienne au XVIIIe siècle reste un vaste champ à explorer dans une ville réputée pour sa mondanité aristocratique qui rayonne alors sur la France et l’Europe[2]. Les historiens de la franc-maçonnerie se sont jusqu’alors saisis des  travaux d’Alain Le Bihan publiés dans les années 1960[3] afin afin de produire des monographies régionales[4] mais la ville de Paris n’a pas bénéficié d’une attention spécifique. Si, il y a bientôt un quart de siècle, une contribution[5] annonçait une approche renouvelée de la fraternité maçonnique par l’histoire d’un groupe d’amis maçons parisiens, cette voie d’exploration des rapports humains hors du cadre de la loge ne fut pas poursuivie. Pourtant, étudier la franc-maçonnerie comme société qui a une influence sur la vie de ses membres au-delà du temple, présente un intérêt non négligeable dans l’histoire des sociabilités parisiennes au XVIIIe siècle. En 1773, la naissance du Grand Orient de France à Paris réorganise la franc-maçonnerie française. Afin d’obtenir des reconstitutions auprès de la nouvelle obédience, les loges joignent à leur demande des tableaux qui ont pour vocation d’identifier les membres qu’elles ont sélectionnés. Ce faisant, elle donnent ainsi l’opportunité au Grand Orient de vérifier les qualités civiles des frères. Archivés au sein de deux principaux fonds classés par orient[6] et par loge, le fonds maçonnique (FM2) de la Bibliothèque nationale de France et le fonds 113 de la Bibliothèque du Grand Orient de France, ces tableaux portent à notre connaissance de nombreuses informations[7] permettant une première caractérisation des individus fréquentant les loges. Nous avons procédé à un carottage aléatoire à partir des nombreuses loges civiles parisiennes[8] sur la période considérée afin d’extraire et d’analyser les informations contenues dans les tableaux. Ces données sont mises en perspective avec l’espace social et géographique parisien afin d’identifier les dynamiques sociales qui se mettent en place entre la fraternité et le monde profane. Cet article qui s’inscrit dans une recherche doctorale en cours de réalisation, porte sur l’identification de groupes sociaux maçonniques à partir de l’étude de trente tableaux de loges datés entre 1773 et 1787 soit plus de huit-cents francs-maçons. S’il ne peut être question de présenter ici une prosopographie exhaustive de la franc-maçonnerie parisienne sur la période mentionnée, l’étude vise à enrichir notre champ de connaissance des profils sociologiques de ces acteurs de la sociabilité parisienne afin d’en mieux saisir la structure de groupe. La question est de savoir comment les francs-maçons se répartissent dans la ville au-delà de l’espace social que représente le siège de la loge, et quels peuvent être leurs liens dans la sphère profane. Plusieurs caractéristiques spatiales et sociales émergent de l’étude des tableaux de loges. Il s’agira dans un premier temps de caractériser les qualités civiles présentées dans les tableaux de loges et d’en évaluer la portée symbolique. Puis, après une analyse de la répartition des lieux de résidence des membres dans le Paris du XVIIIe siècle, nous mettrons en perspective ces données dans le cadre plus large de la transformation de l’espace parisien et de la mutation de ses élites urbaines.

Du métier à la représentation sociale : la qualité civile

La qualité civile, premier indice de la composition sociale des loges

Les tableaux de loges sont une source riche de renseignements sur les individus qui fréquentent un atelier. La déclaration des « qualités civiles » des frères sur le tableau de loge pose question. Si certaines de ces qualités civiles peuvent être associées à un métier ou à un office, d’autres renvoient à un statut ou à une position dans le groupe social au travers de la mention d’un titre ou d’un qualificatif. Notre échantillon se répartit entre dix-huit catégories.

Catégories Nombre %
membres du clergé 21 2,5
offices militaires 94 11,1
offices militaires : ingénieurs 38 4,5
autres offices 35 4,1
autres nobles 17 2
métiers de la judicature 175 20,8
métiers de l’administration des finances royales 47 5,6
métiers des administrations des maisons nobles 33 3,9
bourgeois 32 3,8
métiers du négoce et de la finance 68 8,1
métiers du commerce : artisans 53 6,3
métiers du commerce : marchands 72 8,5
métiers du secteur médical et des académies scientifiques 40 4,8
métiers du bâtiment 27 3,2
métiers de la musique 53 6,3
autres activités artistiques et intellectuelles 26 3,1
habitants de Saint-Domingue 3 0,3
frères servants 9 1,1
Total 843 100

Sans entrer dans une étude statistique socio-professionnelle, nous pouvons cependant nous arrêter sur quelques principes qui marquent la composition sociale des loges. Nous constatons tout d’abord une inégale répartition des corps de métiers dans le milieu maçonnique. Plus des deux tiers des membres de notre échantillon se regroupent dans quatre grandes catégories.

Catégories Nombre %
Commerçants
(artisans et marchands)
125 14,8
Officiers
(offices milliaires, ingénieurs et autres offices)
167 19,8
Financiers
(métiers de l’administration des finances royales
et métiers du négoce et de la finance)
115 13,6
Juristes
métiers de la judicature
175 20,8
Total 582 69

Il est intéressant d’approfondir cette étude sur les qualités civiles afin d’évaluer les dynamiques d’évolution de certains profils entre les années 1770 (seize loges étudiées) et 1780 (quatorze loges étudiées).

Catégories 1773-1779 1781-1787
Commerçants
artisans et marchands
88 37
Officiers
offices milliaires, ingénieurs et autres offices
81 86
Financiers
métiers de l’administration des finances royales
et métiers du négoce et de la finance
64 51
Juristes
métiers de la judicature
64 111

Si nous remarquons une relative stabilité entre les profils des financiers et des officiers sur les deux décennies, nous constatons une réelle évolution de la présence des juristes en loge aux dépens des commerçants. Alors que les commerçants sont présents dans dix des seize loges de la décennie 1770, ils ne sont plus représentés que dans quatre des quatorze loges des années 1780. L’intérêt pour la franc-maçonnerie parmi les professions liées à la judicature est réel, engouement qui se confirme dans les années 1780 avec un investissement significatif d’avocats et de procureurs au cours de la décennie. Une brève étude comparative du nombre de membres présentant la qualité d’avocat entre une première période s’étalant de 1773 à 1779 et une seconde période allant de 1781 à 1787 met en évidence la progression de la présence des avocats au sein des loges. La proportion d’avocats en loge passe de 4,95% pendant la première période considérée à 15,2% au cours de la seconde.

Nombre de représentants des différentes professions de la judicature sur les deux décennies

En analysant plus précisément les qualités civiles des commerçants et artisans, nous pouvons faire émerger les métiers les plus représentés en loge. Dans le tableau qui suit, nous avons associé les marchands et artisans des métiers dans le comptage. En effet, malgré une organisation du travail différente réglementant les activités de l’artisan et du marchand durant deux siècles, la réforme de Turgot de février 1776 fait disparaître momentanément les privilèges des métiers pour favoriser la mobilité des personnes et des produits, la concurrence  et l’expansion commerciale, afin de s’amender des obligations juridiques imposées jusqu’alors par les métiers. La réforme déstabilise profondément le monde commerçant, abolissant les hiérarchies en vigueur entre corps et communautés, marchands et artisans[9] . De fait, l’ancienne frontière entre l’artisan et le marchand étant effacée, et malgré le rétablissement des corps de métiers dès le mois d’août 1776 sans réel retour à l’ancien système, les qualités civiles déclarées dans nos tableaux, ne peuvent que difficilement être traitées de façon stricte pour ce qu’elles arborent.

Nombre de commerçants identifiés
Merciers : 16 Menuisiers : 4
Horlogers : 11 Maçons : 4
Épiciers : 11 Serruriers : 3
Bouchers : 8 Tapissiers : 3
Orfèvres et filigranistes : 7 Peintres et doreurs ou sableurs : 3
Graveurs[10] : 7 Tailleurs : 2
Bijoutiers/joailliers : 6 Vitriers : 2
Bonnetiers : 4 Charpentiers : 2
Marchands de vin : 4 Boulangers : 2
Limonadiers : 4 Perruquiers : 2

Principaux métiers des marchands et artisans (108 sur 121)

Les métiers ont été répertoriés dès que nous en avons identifié au moins deux représentants, toutes loges confondues de notre échantillon. Les trois métiers dominants sont ici les merciers, horlogers et épiciers. Au total, nous avons trente-trois métiers représentés si nous tenons compte des qualités civiles uniques ajoutées à celles présentées dans le tableau ci-dessus, ce qui représente environ un tiers des cent-vingt métiers identifiés au cours du XVIIIe siècle[11]. Parmi les métiers dominants, les merciers sont tous identifiés comme étant marchands. Ils sont répartis entre six loges et ils sont plusieurs représentants dans quatre d’entre elles. Les horlogers sont soit marchands, soit artisans, et se répartissent dans six loges. Quant aux épiciers, ils sont tous marchands et pour huit d’entre eux dans la loge de la Concorde Fraternelle. À ce titre ils rejoignent le schéma des marchands bouchers qui sont tous dans la même loge, à Saint-Jean d’Hiram. Seuls les merciers et horlogers semblent donc être parvenus à se fondre dans des loges à profils plus mixtes. Dans les années 1780, la baisse de la représentation de deux de ces métiers suit globalement celle des représentants du commerce. Seuls deux marchands merciers et deux épiciers sont mentionnés sur les tableaux de la décennie. En revanche, le mouvement inverse se produit avec les horlogers qui sont plus représentés sur les années 1780 que sur les années 1770. C’est le cas aussi des bijoutiers et orfèvres qui sont présents plus tardivement. Il revient surtout à la loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis de maintenir, dans les années 1780, une relative mixité des profils de commerçants au sein du Grand Orient. De cette étude, peut-on déduire que les représentants des métiers les plus relevés socialement, ceux qui touchent aux métiers d’art par la manipulation de métaux précieux sont plus facilement acceptables au sein des loges du Grand Orient ? Sur un échantillon aussi faible il est difficile de l’affirmer fermement, mais ces résultats nous donnent cependant une tendance : celle de la disparition progressive des loges du Grand Orient des représentants des métiers de l’artisanat les moins prestigieux. Globalement, nous constatons la présence d’une grande part de représentants des Six corps de métiers d’avant la réforme de Turgot, dont les merciers et épiciers font partie. Les guildes marchandes constituant les Six corps étaient alors considérées comme étant au sommet de la pyramide hiérarchique des métiers, suivies des métiers qui nécessitaient éducation et haute qualification comme les joailliers et les horlogers[12]. Au tournant de la décennie 1780, les représentants des métiers des Six corps s’effacent en loge au profit de l’orfèvrerie et de l’horlogerie. La déstabilisation de l’organisation en corps de métiers suite à la réforme Turgot a sans aucun doute eu des répercussions dans les vies des loges ; la perte de pouvoir des métiers des Six corps entraîne une chute de leur représentation au sein des loges du Grand Orient. Cette baisse de la représentation de la plupart des métiers semble s’accompagner de l’émergence de commerçants aux activités les plus distinguées.

Sans qu’il n’y ait systématisation, certaines qualités civiles dominent suffisamment au sein d’une loge pour en faire une loge de métiers. Les noms de baptême de certaines loges sont par ailleurs un indicateur du profil de ses membres, à l’image de Sainte-Cécile qui fait référence à la patronne de la musique et des musiciens. Le tableau ci-dessous présente les loges pour lesquelles au moins 50% des membres appartiennent à une même catégorie.

Nom de la loge Date tableau Catégorie métiers Qualités civiles dominantes
La Victoire 1773 De l’artisanat Maître [des corporations]
Élus des Iles 1773 Du négoce et de la finance Négociant et banquier
Réunion des Arts 1776 De la musique De l’académie royale de musique
Polymnie 1777 De la musique Professeur de musique
Parfaite Unité
des Cœurs
1784 De la judicature Avocat et procureur
Sainte-Cécile 1784 De la musique Professeur de musique
Mars et Thémis 1784 Du militariat aucun
Saint-Laurent 1784 De la judicature Avocat
Aménité 1785 De la judicature Avocat et procureur
Uranie 1787 Ingénieur Ingénieur

Nous constatons que ce phénomène est loin d’être répandu. Si de nombreuses loges présentent une activité profane dominante (la plupart du temps dans le cas des métiers de la judicature ou de l’artisanat) celle-ci reste dans une proportion de moins de 50% de ses membres, ne permettant pas de donner la majorité écrasante d’un domaine d’activité sur un autre dans les loges. La diversité des occupations permet de déduire une relative mixité des qualités civiles des membres au sein des loges. Pour autant, nous ne pouvons ignorer la réalité de loges de métiers avec quelques particularités notables. La loge Uranie, installée en 1787 est présidée par Jean-Rodolphe Perronet, lui-même directeur et fondateur de l’École des Ponts et chaussées créée en 1747. Ses membres sont tous des ingénieurs de l’école et pour la plupart « membres nés » de la loge. Le discours d’installation de son orateur exprime la joie de pouvoir intégrer le réseau de loges du Grand Orient et sa volonté de diffuser l’Art Royal dans les provinces.

« A l’instant que nous avons acquis les sublimes connaissances de la maçonnerie, l’État nous éloigne, nous nous répandrons dans les provinces, nous allons y porter de nouveaux trésors, y fonder de nouveaux ateliers. Celui où nous avons pris naissance, se renouvelle perpétuellement, et devient une source d’excellents maçons ; et notre temple est d’autant plus précieux à l’ordre, qu’il a été élevé par de jeunes mains, qui n’ayant jamais encensé l’autel du préjugé, s’empressent d’orner de fleurs celui de la vertu et de la liberté. »[13]

Une autre particularité est celle des loges de musiciens. Cette spécificité a été étudiée par Pierre-François Pinaud[14] qui a notamment constaté le rapprochement stratégique des musiciens en quête de patronage auprès des fermiers généraux, avec les gens du monde de la finance dont ils fréquentaient les salons[15]. Cette situation s’illustre au sein de la loge la Triple Harmonie où nous constatons en 1773 que quatre musiciens maçonnent avec trois fermiers généraux. La qualité civile permet de mettre en évidence les différents groupes sociaux qui se retrouvent en loge. Mais bien sûr nous ne repérons pas ici les représentants du petit peuple de Paris, pas de porteurs de chaises, ramoneurs, crocheteurs ou portefaix évoqués par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris[16]. Seules les élites bourgeoises de l’administration, du négoce et de l’artisanat, de la santé et des métiers intellectuels et culturels viennent représenter le tiers état[17], mais dans un rapport de domination quantitative avéré[18] par rapport aux représentants du clergé et de la noblesse. L’approche sociologique ne peut être cependant généralisée, car chaque loge dispose de sa propre réalité sociale, marquée par des différences notables d’un atelier à l’autre.

Expressions et réalités de la qualité civile

Les qualités civiles entretiennent parfois un rapport confus avec l’identification d’une activité ou d’un métier. Un point de vigilance s’impose concernant la déclaration de la qualité d’avocat, la plus fortement présente dans notre échantillon. Nous constatons en effet différents qualificatifs donnés par les frères concernant cette profession : « avocat en Parlement », « avocat au Parlement » pour les principaux. Cette distinction a une portée sur l’activité réelle dans la vie civile : l’avocat « au » Parlement serait un professionnel en activité effective quand un avocat « en » Parlement se bornerait à utiliser le titre sans réel exercice de la profession[19]. Hervé Leuwers nous apprend que les activités de l’avocat sont en réalité multiples, entre conseil, écriture de mémoires, de consultations ou de plaidoyers, auxquelles s’adjoint souvent une activité de juge, et des activités de notariat, d’administrateur ou de gestionnaire[20]. Le terme d’avocat renvoie en réalité plus à un état attaché à l’obtention d’une licence de droit et à la prestation d’un serment, qu’à une activité toujours identifiable. La définition donnée par Denisart en 1783 met en exergue cette double situation :

1. Un avocat, dans l’acception actuelle de ce mot, est un homme qui se livre à l’étude des lois, pour aider de ses lumières les personnes qui y ont recours, et défendre leurs droits.
2. D’après cette définition, le nom d’avocat semblerait devoir indiquer toujours l’état d’un homme en activité pour remplir les obligations que porte son titre : les usages qui se sont introduits à cet égard, obligent de faire une distinction entre le titre et la profession d’avocat[21].

Pratique du barreau, titre honorifique ou étape obligatoire avant l’achat d’un office de judicature, la qualité d’avocat recouvre donc des réalités très différentes en termes d’activités pour ceux déclarant la posséder.

De même, la qualité civile de « bourgeois » ou bien encore « bourgeois de Paris » reste difficile à cerner précisément. Elle n’incarne pas pour la période une réalité professionnelle unique, mais revêt au contraire plusieurs acceptions. L’approfondissement des recherches sur certains frères se présentant comme « bourgeois » montre des situations très variées. Maximilien Joseph Cassanéa de Mondonville (Saint-Charles des Amis Réunis, 1777), bourgeois, est déclaré musicien sur son contrat de mariage en 1800 mais aussi conseiller du roi, contrôleur des rentes de l’hôtel de ville et pensionné par le roi d’après l’Almanach de la cour[22]. D’autres exemples de bourgeois viennent confirmer la pluralité des situations : d’après le fichier Bossu[23], Jean Boby (Saint-Charles des Amis Réunis, 1777) a été négociant, Henri Gabriel Pierre Guillaume Daune (Saint-Théodore de la Sincérité, 1776) premier commis des États de Languedoc, et Louis Daniel Colson (Parfaite Unité des Cœurs, 1784) vérificateur de la caisse du diocèse de Reims.

Les qualités d’avocat ou de bourgeois ne sont pas les seules qualités civiles à ne pas être associées directement à une activité immédiatement identifiable. Nous retrouvons à plusieurs reprises des mentions associées à des statuts sociaux comme  « Chevalier de l’ordre de Saint Louis, Comte, Noble napolitain, gentilhomme, habitant de St Domingue, rentier, propriétaire ». Dans le domaine de l’artisanat, le statut social est aussi mentionné. Sur les soixante membres concernés par cette catégorie, seuls cinq d’entre eux n’ont pas fait mention de leur maîtrise. La qualité de maître, position supérieure dans la hiérarchie des grades dans l’artisanat, domine en loge. Que ce soit au sein de la loge de la Victoire, de celle de Saint-Julien de la Tranquillité, de celle de Saint-Joseph de la Franchise ou de celle de Saint-Jean d’Hiram, les artisans présents en nombre ne le sont pas pour autant en fonction de la spécificité de leur activité propre (boucher, pâtissier, plombier, menuisier…) mais s’agrègent selon leur grade. À une période où l’accès à la maîtrise se complique et se ferme de plus en plus aux compagnons[24], la loge reproduit l’exclusion sociale à l’œuvre dans la société profane. Toute fausse déclaration à propos de sa qualité civile auprès de la loge a des conséquences. En 1775, la Réunion Sincère décide d’exclure le frère Pellaboeuf « ayant déguisé sa qualité civile et n’étant que garçon[25] cordonnier  » ainsi que le frère Poisson « continuant de travailler en qualité de Coëffeur des Dames »[26]. A cette occasion, le Chevalier de Perrin, vénérable, reproche à la loge d’avoir laissé se faire toutes sortes d’irrégularités sous le maillet du maître cordonnier qui l’avait constituée. En avril 1782, la loge des Amis Intimes accepte d’initier et de recevoir au grade d’apprenti Jean-Baptiste Rago, garçon rôtisseur, pour être servant de la loge[27]. Un garçon peut donc être admis en loge, mais uniquement en tant que frère servant[28] . Enfin, sur le tableau étudié de 1784 de la loge Mars et Thémis apparaît un marquis de Montrepos, capitaine de cavalerie. Les archives de cette loge montrent que ce faux marquisat dévoilé en 1787 par la police a entrainé l’arrestation et l’incarcération dudit marquis à Bicêtre, accusé d’être un « faussaire et un escroc », et son exclusion définitive de la loge après avoir été déclaré « coupable de faits très graves »[29]. Dans son chapitre sur les aigrefins, Louis Sébastien Mercier confirme que la pratique d’auto-attribution de titres de noblesse par la roture parisienne est courante et que la police la tolère, mais qu’ « à la moindre friponnerie, on les démarquise à Bicêtre[30] ».

Les qualités civiles indiquées par les frères révèlent donc leur position dans les hiérarchies sociales de l’Ancien Régime. La symbolique égalitaire si forte en loge reste relative lorsqu’il s’agit de marquer sa distinction par rapport aux niveaux inférieurs du corps social. La qualité civile exprime la perception par l’individu de sa propre place dans le groupe à un instant donné, et répond au « qui je suis » dans un esprit d’agrégation avec ses semblables, et, par extension, de différentiation d’avec le reste du groupe. La notion d’égalitarisme en loge suppose aussi une sélection en amont de l’entrée en maçonnerie selon des critères fortement discriminatoires. La représentation des différentes qualités civiles au sein des loges du Grand Orient connaît cependant une évolution sur la période étudiée. C’est au travers de l’analyse comparée entre les années 1770 et 1780 de l’implantation des habitats des membres de la franc-maçonnerie que nous allons pouvoir lire les mouvements urbains à l’œuvre à la veille de la Révolution française.

La répartition de l’habitat des frères, miroir de l’évolution de la société urbaine

L’étude de la répartition spatiale des frères dans Paris a nécessité la définition d’une division de l’espace urbain en différentes sections. La convention de répartition adoptée ici est un découpage géographique en secteurs : Nord-Est, Nord-Ouest, Sud-Est, Sud-Ouest, et Cité afin de favoriser une meilleure compréhension de la distribution des habitats. L’axe Nord-Sud de référence pour séparer les secteurs Est et Ouest est l’ancien cardo-maximus (Saint-Jacques – Saint-Martin). Nous retrouvons donc, derrière ces cinq secteurs, les quartiers du XVIIIe siècle tels que définis dans la partition de 1702[31] :

  • Secteur Nord-Ouest : Palais-Royal, Le Louvre, Sainte-Opportune, Les Halles, Saint-Eustache, Montmartre, Saint-Denis et Saint-Jacques-de-la-boucherie.
  • Secteur Nord-Est[32] : Saint-Martin, le Temple (ou le Marais), Sainte-Avoye, Saint-Antoine, La Grève, Saint-Paul.
  • Secteur Sud-Est[33] : Place Maubert, Saint-Benoît.
  • Secteur Sud-Ouest : Saint-André-des-Arts, France, Saint-Germain-des-prés.
  • Cité : îles de la Cité, Saint-Louis et Louvier ainsi que les ponts habités.

Entre attractivité des centres mondains et persistance des réseaux corporatifs et familiaux

Notre premier constat porte sur une répartition inégale de l’habitat des francs-maçons répertoriés. Si nous excluons les doublons présents dans le tableau et les informations non exploitables (sans indication du lieu de vie ou habitat hors de Paris), notre échantillon se concentre sur sept-cent-quarante-neuf individus dont la majeure partie habite dans les quartiers Nord-Ouest de Paris aux dépens des quartiers Sud.

Quartiers d’habitation Nombre d’individus %
Cité 42 5,6
Nord-Est 180 24
Nord-Ouest 353 47,1
Sud-Est 46 6,1
Sud-Ouest 128 17,1

La représentation graphique de l’ensemble des individus montre cependant une concentration particulière de l’habitat dans les quartiers du Louvre, de Sainte-Opportune, des Halles, de Saint-Eustache et de Saint-Jacques-de-la-boucherie, soit les quartiers historiques de la rive droite de la ville.

Répartition de l’habitat des membres répertoriés entre 1773 et 1787

Mais en appliquant une granularité plus fine au niveau des dates, nous voyons l’habitat des membres s’élargir vers les quartiers du Palais-Royal et de Montmartre à partir des années 1780. Les cartes ci-dessous illustrent ce glissement progressif vers les nouveaux quartiers d’activités mondaines, qu’elles soient festives ou intellectuelles[34], au tournant des années 1780.

Répartition de l’habitat membres répertoriés entre 1773 et 1779 (16 loges)

Répartition de l’habitat membres répertoriés entre 1781 et 1787 (14 loges)

À partir de notre étude, nous constatons que 10% des membres de notre échantillon ayant une adresse à Paris déclarent vivre en hôtel[35]. Cette proportion monte à 12,5% dans les quartiers Nord-Ouest. La mobilité de l’habitat maçonnique semble suivre le mouvement plus général de renforcement de la présence nobiliaire dans les quartiers Nord-Ouest de la ville au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où les terrains constructibles accueillent de nouvelles grandes demeures[36], et dans les quartiers Sud-Ouest où les anciens hôtels particuliers construits au XVIIe siècle continuent d’abriter la haute aristocratie parisienne qui tend à rejoindre la franc-maçonnerie du Grand Orient au tournant des années 1780[37].

Pour chacune des loges, l’habitat des frères se répartit dans Paris avec une prédominance du logement dans le Nord-Ouest parisien et une désaffection manifeste des quartiers populaires Sud-Est. Pour pousser plus loin cette analyse nous aurions eu besoin d’indications précises sur les lieux des tenues de loge, mais seules quelques loges évoquent le lieu de leurs réunions[38]. Pour chacune d’elles, nous ne constatons aucune centralité géographique du lieu des assemblées de loge au regard de l’habitat des membres. Si l’annuaire des loges du Grand Orient de France de 1786 [39] nous apprend que pour 65% des cinquante-neuf loges actives cette année-là, l’adresse postale est celle du Vénérable, nous ne pouvons bien sûr pas déduire que les réunions se passaient à son domicile. Nous ne pouvons donc tirer de conclusion sur une constante de répartition de l’habitat des membres d’une même loge, aucune logique spatiale du lieu de résidence des frères ne semble émerger du lieu de rassemblement de la loge.

Il n’est pas rare cependant de constater que pour une même loge, certains membres déclarent la même adresse. La loge de Sainte-Cécile abrite ainsi quatre membres qui vivent au petit hôtel d’Orléans de la Chaussée d’Antin, deux membres à l’hôtel de Villeroi rue de l’université ou encore trois membres à l’hôtel de Choiseul à la Grange-Batelière. Cette situation se reproduit pour une grande majorité des loges étudiées, avec au moins un binôme de membres vivant à la même adresse et jusqu’à neuf membres de la loge Saint-Jean d’Hiram situés dans la petite rue des Billettes. Cette proximité géographique met en lumière deux réalités. La première est celle de la filiation. Au sein d’une même loge, deux mêmes noms situés à une adresse commune révèlent un habitat partagé au sein de la famille. Ainsi en est-il des Bailly père et fils (dénommés ainsi dans le tableau) de la loge de la Triple Harmonie et professant à l’académie de Saint Luc, des Huet Duplessis de la loge des Élus des Iles, des Frères, maîtres boucher de la loge de Saint-Jean d’Hiram ou encore des Gin de l’Olympique de la Parfaite Estime tous deux conseillers au Grand Conseil. La deuxième observation est celle d’une profession commune à deux ou plusieurs membres comme constaté précédemment. Sur le tableau de loge de la Réunion des Amis Intimes de 1786, pour huit actifs du secteur médical, nous retrouvons trois binômes d’adresses communes. Pour cette même loge, deux huissiers vivent au 217 rue du faubourg Saint-Jacques. Les relations des membres de la loge Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, sont elles aussi significatives de cette sociabilité maçonnique issue de facteurs multiples, où s’entremêlent des relations personnelles, professionnelles et de proximité géographique. Dès les débuts de la loge, un foyer commerçant se distingue autour de l’abbaye de Saint-Germain, lieu où évoluent de nombreux marchands de diverses spécialités. Le tableau daté de 1764[40] présente quatre membres dont les adresses se situent à l’abbaye de Saint-Germain ou à son extrême proximité : De Basseville, dont la qualité civile est inconnue mais déclarant vivre chez monsieur Huot, maître perruquier lui aussi membre de la loge, Milon, maître parfumeur et Lhote. Le tableau suivant daté de 1774[41] voit le foyer initial de l’abbaye de Saint-Germain s’élargir à de nombreux autres commerçants : Aubry, Félix et Goussard, tous trois marchands bonnetiers, Sthevenot, marchand épicier, Amé, maître ciseleur, Marquant, marchand de vin, Devaconsain, garçon perruquier chez Huot, Trinocque, marchand mercier chez Milon, et par extension le maintien du perruquier Huot et du mercier Milon au sein de la loge. Sur le tableau suivant, daté de 1782[42], les membres Huot, Aubry, Félix et Milon sont encore présents, avec deux nouveaux membres localisés autour de l’abbaye de Saint-Germain que sont le marchand épicier Frappé et le maître horloger Matthey[43]. L’activité commerçante localisée autour de l’abbaye favorise le rapprochement et les interactions de ces différents professionnels et donc la pratique de la franc-maçonnerie dans une même loge. À cette proximité géographique s’ajoutent des relations de nature différente. Antoine Aubry, marchand bonnetier et identifié comme membre de la loge depuis 1774, est ami du parfumeur Louis Nicolas Alphonse Milon dans la vie profane comme en témoigne le registre des tutelles de l’année 1772[44]. A l’occasion de l’émancipation du jeune Laserre, Milon désigné comme curateur s’entoure de plusieurs proches lors de l’établissement du contrat notarial, dont Antoine Aubry fait parti et mentionné comme « ami » sur l’acte. Antoine Aubry développe aussi des relations professionnelles au sein de la loge avec Pierre Jobert, marchand de vin qui apparaît sur le tableau de la loge à partir de 1782, et avec son ami Louis Nicolas Alphonse Milon. Le bonnetier, le marchand de vin et le parfumeur se retrouvent tous trois dans les listes des fournisseurs de la maison Coigny entre 1778 et 1784 pour Milon, 1781 et 1787 pour Jobert et en 1784 pour Aubry[45].

Même si notre échantillon de trente loges n’est pas révélateur d’un principe de loges dites de métier, la pratique d’une activité commune associée au partage d’une même adresse favorise l’agrégation des frères en loge.  La répartition de l’habitat des francs-maçons semble suivre une double logique spatiale. Une première relative à celle de la codification de l’espace urbain qui évolue au cours du siècle vers un déplacement des centres mondains et nobiliaires vers les quartiers Nord-Ouest de la ville, et une seconde qui favorise le rapprochement en loge d’individus agrégés à une même adresse pour raison familiale ou professionnelle.

Une naturelle imbrication des sphères profane et maçonnique

Les dynamiques territoriales des métiers du commerce et de la judicature.

L’étude de l’implantation des habitats de membres de deux des principaux domaines d’activité identifiés montre que ces deux populations sont géographiquement très proches dans l’espace urbain du Nord de Paris dans la décennie des années 1770, alors que la décennie suivante manifeste une réelle perte de la présence commerçante des quartiers parisiens du Nord-Ouest, quand celle de la judicature se développe dans les quartiers du Sud-Ouest.

Juristes
1773-1779
Commerçants
1773-1779
Juristes
1781-1787
Commerçants
1781-1787
Nombre % Nombre % Nombre % Nombre %
Cité 5 8,3 9 10,1 6 6 11 30,6
Nord-Est 18 30 23 28 20 20 10 27,8
Nord-Ouest 28 46,7 33 40,2 33 33 5 13,9
Sud-Est 2 3,3 7 8,5 12 12 2 5,5
Sud-Ouest 7 11,7 10 12,2 29 29 8 22,2
Total 60 100 82 100 100 100 36 100

Répartition des habitats des juristes et des commerçants dans l’espace parisien
(sur la base de 160 juristes et 118 commerçants).

Répartition des habitats des commerçants et des juristes
dans l’espace parisien entre 1773 et 1779.

Répartition des habitats des commerçants et des juristes
dans l’espace parisien entre 1781 et 1787.

Alors que nous aurions pu nous attendre au développement de la présence maçonnique commerçante dans les quartiers Nord-Ouest, suivant l’expansion urbaine de Paris et des nouveaux centres actifs marchands qui prennent leur essor au cours du siècle, mais aussi grâce au mouvement plus général qui voit s’implanter l’aristocratie financière dans les quartiers de Montmartre et du Palais-Royal[46], nous constatons un effacement de cette présence. La concentration voire la ségrégation aristocratique et nobiliaire dans l’espace social, qui voit l’éloignement des nobles du centre surpeuplé et commerçant de Paris vers les quartiers Nord-Ouest où la disponibilité des terrains leur permet la construction de grands hôtels particuliers avec des jardins fastueux, se reflète ici dans l’espace maçonnique[47]. La judicature elle, reste plus dispersée. Le mouvement massif de déplacement que connaît la noblesse vers les quartiers Nord-Ouest touche plus modérément les métiers de la judicature, plus conservatrice quant à son implantation dans Paris. Les quartiers de la rive gauche ouest (Saint-Germain, Luxembourg et Saint-André des Arts) restent attractifs pour la noblesse de la robe qui s’inscrit ici dans la perpétuation d’un attachement familial et historique à ces lieux[48]. Mais l’élite de robe n’est pas la catégorie dominante en loge. De nombreux juristes bourgeois, notamment à qualité d’avocat, siègent au sein de loges majoritairement roturières. Ils y rencontrent plus largement les commerçants dans les années 1770, où nous percevons une mixité en loge bien plus importante que dans les années 1780. La chute de la représentation des francs-maçons commerçants qui accompagne le renforcement de la présence de la judicature entraîne de fait une baisse significative de la mixité de ces deux qualités civiles en loge.

Le Palais-Royal et Montmartre, espaces de sociabilités profanes et maçonniques de la maison d’Orléans.

Si les nouveaux quartiers de Montmartre et du Palais-Royal deviennent attractifs dans les années 1770 et 1780, c’est aussi sous l’impulsion des nouvelles constructions associées à des hauts lieux de sociabilités parisiennes promues par la famille d’Orléans. En 1773, le duc d’Orléans se marie discrètement avec Mme de Montesson, comédienne et salonnière réputée de Paris. Leur union est célébrée dans la chapelle de l’hôtel particulier de Mme de Montesson construit par l’architecte Brongniart[49] en 1772, à la chaussée d’Antin, hôtel contigu à celui du duc d’Orléans. Ce double espace de sociabilité reçoit de nombreux francs-maçons à partir des années 1778 dans le cadre des événements mondains qui y sont organisés. Le chevalier Saint-George[50] intervient comme régisseur auprès des spectacles du duc d’Orléans[51], le marquis de Puységur[52] y pratique le magnétisme avec son frère [53] et de nombreux musiciens évoluent dans ces espaces. Notre étude qui évalue le nombre de frères associés aux métiers de la musique à 6,3% confirme l’attractivité pour les musiciens des lieux de mondanités où se pratique le théâtre de société, et la protection qu’ils sont susceptibles d’y trouver par la surface sociale des personnes qui les fréquentent. En 1784, cinq frères de la loge de Sainte-Cécile[54] déclarent vivre dans les hôtels de Montesson et du duc d’Orléans, à l’image d’Etienne Ozi, dont nous retrouvons la présence pour la même période dans d’autres loges comme celle de l’Olympique de la Parfaite Estime[55]. Avant même l’opération immobilière débutée par le duc de Chartres en 1780, le Palais-Royal voyait évoluer en son sein plusieurs francs-maçons associés à la maison d’Orléans. Notre échantillon identifie un maître boucher et l’écuyer de la bouche du duc en 1773 de la loge de Saint-Jean d’Hiram[56]. L’installation du duc de Chartres[57] au Palais-Royal au début des années 1780, lui-même Grand Maître du Grand Orient de France dès sa fondation en 1773 et Vénérable de la Candeur en 1785, ouvre l’espace du Palais-Royal à la pratique de la franc-maçonnerie mondaine de façon plus ouverte. La duchesse de Chartres comme la marquise de Genlis, maîtresse du duc, intègrent la loge d’adoption de la Candeur. En 1784, la loge de Saint-Laurent rassemble le commis de finances, le contrôleur de la bouche et le premier commis du secrétariat du duc d’Orléans, quatre frères vivant au ou à proximité du Palais-Royal ; deux membres de la loge de Sainte-Sophie déclarent y vivre aussi en 1787[58]. Contemporain et observateur de cette période de transformations du Palais-Royal, dans son ouvrage dédié aux étrangers de passage à Paris, Luc-Vincent Thiéry s’étend longuement sur les infrastructures d’accueil de la vie mondaine qui rythme le quotidien du Palais-Royal[59]. Il y mentionne notamment une loge de francs-maçons décorée et disponible à la location, ainsi que les activités de la Société Olympique[60]. L’intégration de la franc-maçonnerie comme pratique liée à la mondanité sous l’impulsion du duc de Chartres favorise l’agrégation des francs-maçons dans les quartiers ou l’activité maçonnique est prégnante. Au travers de ces quelques exemples de la maison d’Orléans, nous voyons se dessiner des liens qui unissent les pratiques mondaines des maisons princières avec celles de la franc-maçonnerie, c’est une maçonnerie « de société » qui se développe jusqu’à la veille de la Révolution française.

Conclusion

Cette étude est tirée d’une recherche qui combine les aspects de sociabilités et de mobilités des francs-maçons de l’espace parisien. Elle permet de porter un éclairage sur l’importance de la franc-maçonnerie dans les sociabilités urbaines et de mettre en évidence les caractéristiques de cette forme particulière de sociabilité ainsi que les dynamiques qui existent entre les sphères profanes et maçonniques. Ces quelques résultats tendent à montrer que la forme de sociabilité que représente la franc-maçonnerie au siècle des Lumières suit les usages sociaux, familiaux, professionnels comme mondains de la société bourgeoise et aristocratique parisienne où les stratégies de regroupement en loge croisent les intérêts personnels et professionnels participant ainsi aux transformations progressives des hiérarchies urbaines. Si l’approche sociologique par la qualité civile est une étape indispensable pour appréhender les mécanismes et ressors du rapprochement en loge, l’historien du fait maçonnique doit éviter de s’y enfermer au risque de passer à côté de l’importance de l’environnement de sociabilité du profane et des différents réseaux qui l’amènent en loge. L’étude multidimensionnelle de la sociabilité maçonnique enrichit la mise en lumière de la façon dont les réseaux urbains parisiens se tissent, se maintiennent et s’alimentent à la veille de la Révolution française.


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[1] Citons notamment les travaux d’Antoine Lilti sur les salons et les travaux de Stéphane Van Damme sur les sociabilités savantes.

[2] Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « La franc-maçonnerie, observatoire des trajectoires et des dynamiques sociales au 18e siècle ». In : Dix-huitième Siècle, n°37, 2005. Politiques et cultures des Lumières. pp. 17-30.

[3] Alain LE BIHAN, Francs-maçons parisiens du Grand Orient de France (fin du XVIIIe siècle), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°19, Paris, 1966. Loges et chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France (2e moitié du XVIIIe siècle), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°20, Paris, 1967. Francs-maçons et ateliers parisiens de la Grande Loge de France au XVIIIe siècle (1760-1795), Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et documents, n°18. Paris, Bibliothèque nationale, 1973.

[4] Michel Figeac, Johel Coutura, Eric Saunier, Daniel Kerjean ou Aimé Imbert ont travaillé sur différents espaces régionaux (Bordeaux, la Normandie, Rennes, Lyon).

[5] Irène DIET. « Pour une compréhension élargie de la sociabilité maçonnique à Paris à la fin du XVIIIe siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 283, 1990, p. 31-48.

[6] Localité où se réunit la loge.

[7] Les informations concernant les frères couramment trouvées dans les tableaux de loge sont les suivantes : nom, prénom, qualités civile et maçonnique, lieu et date de naissance, adresse, signature.

[8] Cette étude ne concerne pas les loges militaires dont le fonctionnement a ses caractéristiques propres, et qui ont déjà fait l’objet de la thèse de Jean-Luc QUOY-BODIN, L’Armée et la Franc-maçonnerie au déclin de la monarchie, sous la Révolution et l’Empire, Paris, Economica, 1987.

[9] Mathieu MARRAUD, Le pouvoir marchand. Corps et corporatisme à Paris sous l’Ancien Régime. Champ Vallon, 2021, p. 453-455.

[10] Activité de gravure sur bijoux et imprimeries comprises, non précisée pour cinq d’entre eux.

[11] Mathieu MARRAUD, Le pouvoir marchand, p. 47. L’almanach de Roze présente, pour 1769, une liste de cent-neufs métiers pour les Six corps, arts et métiers. Mathurin ROZE DE CHANTOISEAU, Essai sur l’almanach général d’indication, d’adresse personnelle et domicile fixe, des six corps, arts et métiers. Paris, chez la veuve Duchesne, Dechain et Lacombe, 1769.

[12] David GARRIOCH, La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2015, p. 74-75.

[13] BNF, Mss, FM, FM2 126, Loge Uranie, « copie du discours du f. orateur », f°9.

[14] Pierre-François PINAUD, Les musiciens francs-maçons au temps de Louis XVI, Éditions Vega, Collection l’Univers maçonnique, Paris, 2009.

[15] Ibid. p. 95.

[16] Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, La Découverte, Paris, 2006, p.129.

[17]Ce phénomène a été mis en lumière dans des loges provinciales pour la même période par Pierre-Yves Beaurepaire. Pierre-Yves BEAUREPAIRE. La République universelle des francs-maçons des Lumières aux révolutions. Paris, Dervy, 2018, pp. 148-156.

[18] Daniel Ligou estime qu’au XVIIIe siècle, la part des francs-maçons parisiens du 3e ordre serait de 73,6%, contre 3,5% du 1er ordre et 22,5% du 2nd ordre. Daniel LIGOU (dir.), Histoire des francs-maçons en France, tome 1. Toulouse, Privat, 2000, p. 140.

[19]Maurice GRESSET, « Le barreau, de Louis XIV à la Restauration ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 36 N°3, Juillet-septembre 1989. pp. 487-496.

[20] Hervé LEUWERS, L’invention du barreau français 1660-1830. Paris, éditions de l’EHESS, 2006, p. 32-39.

[21] Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, t. II, Paris, Veuve Desaint, 1783, p. 708.

[22] William RITCHEY NEWTON, Almanach de la cour, seconde édition, Paris, 2020.

[23] Fichier bossu du fonds maçonnique du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France : https://fichier-bossu.fr/. Site consulté le 2 septembre 2024.

[24] Steven L. KAPLAN, « L’apprentissage au XVIIIe siècle : le cas de Paris ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 40, n°3, Juillet-septembre 1993. pp. 436-479.

[25] D’après Lespinasse, le garçon est au grade métier de compagnon. René de LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris : XIVe-XVIIIe siècles. Tome III. Paris, Imprimerie nationale, 1897, p.355

[26] BNF, Mss, FM, FM2 97, Loge Réunion Sincère, documents de 1775-1776.

[27]BNF, Mss, FM, FM3 12, loge les Amis Intimes, Livre d’architecture, f° 51.

[28] Un frère servant ne peut dépasser le grade d’apprenti. Il ne doit son initiation qu’à son utilité en loge, celle de servir les frères notamment lors des banquets. Son initiation l’engage dans le serment de discrétion et de respect des secrets de la confrérie.

[29]BNF, Mss, FM, FM2 88, f°52, « Copie de la planche tracée de la respectable loge St Jean sous le titre distinctif de Mars et Thémis à l’Orient de Paris du 6e jour du 10e mois de l’an de la V*** L*** 5787 contenant le jugement rendu par ladite Resp… L. contre Le ci devant frère Joseph hyppolite de Negré se disant Marquis de Monrepos ci-devant officiers membres de ladite R… L… », Loge Mars et Thémis.

[30] Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, La Découverte, Paris, 2006, p.109.

[31] René PILLORGET, Jean de VIGUERIE, « Les quartiers de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 17 n°2, Avril-juin 1970. pp. 253-277 ; Nicolas de LA MARE (pour Delamare), Traité de Police, seconde édition, volume 1, Amsterdam, 1729, pp. 92-93.

[32] Les lieux d’habitation situés sur l’axe nord Saint-Martin sont référencés sur les quartiers Nord-Est (cf. partition de de la Mare).

[33] Les lieux d’habitation situés sur l’axe sud Saint-Jacques sont référencés sur les quartiers Sud-Est (cf. partition de de la Mare).

[34] Parmi ces activités, citons pour exemple les dîners mondains comme celui de Grimod de la Reynière, les festivités au Palais-Royal, le cabinet de Mesmer ou encore le Musée de Monsieur qui se déplace de la rue St Avoye en 1781 vers le Palais-Royal en 1784.

[35] Hôtels d’Auvergne, de Bullion, de la Reyine, de Choiseul, de Condé…

[36] Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle. Paris, Seuil, 2000, 574 p.

[37] Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle. Paris, Seuil, 2000, 574 p.

[38] C’est notamment le cas des loges de La Victoire, de Saint-Jean d’Hiram et du Contrat Social.

[39] Tableau alphabétique des LL*** de la correspondance du G*** O*** de France, 1786.

[40]GODF, fonds 113-1, dossier 096, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, f°1.

[41]BNF, Mss, FM, FM2 106, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableaux de 1774, f°1.

[42] BNF, Mss, FM, FM2 106, loge de Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableaux de 1782, f°2.

[43] Voir annexe 1-30-3 loge Saint-Louis de la Martinique des Frères Réunis, tableau de 1782 : report sur carte des lieux de résidence.

[44] AN Z2-3626, le 14 octobre 1772 – Paris (Paris, France) – Autres | 1771 – 1777.

[45] Natacha COQUERY, L’hôtel aristocratique, le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle. Paris, Publication de la Sorbonne, 1998, p. 365-397.

[46] Marraud constate en 1788 que plus de 50% de la noblesse financière vit dans ces deux quartiers. Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, p. 112-113.

[47] David GARRIOCH. La fabrique du Paris révolutionnaire, p. 106.

[48] Ibid. p. 116.

[49] Brongniart, architecte du roi et de la famille d’Orléans rejoint la loge Saint-Jean d’Ecosse du Contrat Social en 1778.

[50] Né en Guadeloupe, le Chevalier Saint-George aurait été initié avant 1784 dans la loge des Neuf Sœurs sans apparaître sur aucun tableau, puis aurait rejoint le Contrat Social en 1784.

[51] Louis Petit de BACHAUMONT, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours. Tomes XIV. Londres, J. Adamson, 1780, p.39.

[52]Membre de la loge de la Candeur en 1778, puis de la Société Olympique en 1786.

[53]Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle. Paris, Fayard, 2005, p. 266.

[54] BNF, Mss, FM, FM2 111 bis, Loge Sainte-Cécile, tableau de 1784.

[55] Cette loge est à l’origine de la Société Olympique dont les concerts connurent un grand succès.

[56]Grand Orient de France (GODF) – Fonds 113-1, dossier 078, Loge Saint-Jean d’Hiram, tableau de 1773.

[57]Le duc de Chartres devient duc d’Orléans à la mort de son père en 1785.

[58] BNF, Mss, FM, FM2 105, loge de Saint-Laurent, tableau de 1784 et FM2 112, loge Sainte Sophie, tableau de 1787.

[59]Luc-Vincent THIERY. Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris ou description raisonnée de cette ville, de sa banlieue, et de tout ce qu’elles contiennent de remarquable, A Paris, chez Hardouin et Gattey, libraires de S.A.S. Madame la Duchesse d’Orléans, au Palais-Royal, sous les Arcades à gauche, le n°13 et 14, 1787, p. 236.

[60] Ibid., Thiéry, p. 278 et 287.

 

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Ecclesia castri et capella fortalicii : lieux de culte et lieux fortifiés en Provence orientale au second Moyen Âge

Aude Lazaro

 


Résumé : La multiplication des châteaux, entre le XIe et le XIIIe siècle, entraîne la réorganisation du territoire mais aussi du maillage ecclésial. Fondé sur l’étude des données archéologiques et textuelles ainsi que sur les données spatiales, cet article se propose de questionner les interactions entre lieux de culte et lieux fortifiés en Provence orientale et de saisir l’impact des châteaux sur la topographie religieuse des XIe-XVe siècles. Il s’intéresse notamment aux chapelles castrales et, plus généralement, à l’ensemble des lieux de culte articulés avec un château.

Mots-clés : église castrale, château, lieux de culte, Moyen Âge, Provence. 


Introduction

« L’attraction réciproque entre les centres religieux et les fortifications est un phénomène très complexe qui peut se reproduire plusieurs fois au même lieu, selon des phases et des formes différentes, au cours des siècles. »

Aldo A. Settia, « Églises et fortifications médiévales dans l’Italie du Nord », Chiese, strade e fortezze nell’Italia medievale, Rome, Herder, 1991, p. 60-61.

Complexes. On ne saurait mieux définir les phénomènes de polarisation et les interactions entre castrum, castellum et ecclesia, entre habitat, lieux de pouvoir et lieux de culte du XIe siècle au XVIe siècle[1]. Premièrement, parce qu’il existe une grande variété de mots susceptibles de désigner des lieux fortifiés ou des fortifications. Les textes des XIe-XIIIe siècles utilisent ainsi indifféremment castrum et castellum pour désigner un château et le lieu où se concentrent les pouvoirs seigneuriaux – et les listes de châteaux où les lieux sont tour à tour dénommés castrum ou castellum attestent de la perméabilité de ces termes. Dès le XIVe siècle, et au moins jusqu’au XVIe siècle, les textes relatifs aux lieux fortifiés du bassin versant du Var y ajoutent fortalicium[2] qui permet de désigner le castrum dans son sens premier et limité de résidence fortifiée, alors que le terme de « castrum » désigne de plus en plus souvent un village enclos voire un habitat groupé, dont dépend un territoire[3]. Cette évolution serait le reflet du rôle polarisant du castrum[4]. Affirmation visuelle du pouvoir, point fort commandant un territoire mais aussi lieu d’habitation, le château, quel que soit le nom qu’on lui donne[5], est donc susceptible de cumuler des fonctions et de transformer l’ensemble de l’organisation territoriale ainsi que du maillage cultuel. D’ailleurs, la multiplication des castra aux XIe-XIIe siècles se serait « accompagnée d’une recomposition du réseau paroissial au profit des églises castrales[6] ». De fait, le maillage ecclésial constitue le deuxième point à considérer pour expliquer la complexité de ces interactions. Le mot « église », au moins jusqu’au XIVe siècle en Provence orientale, est en effet tout autant susceptible de désigner l’église remplissant les fonctions paroissiales qu’une chapelle destinée à l’usage d’une famille ou d’une seule partie de la population d’un finage. De plus, l’église du castrum peut aussi être l’église paroissiale ou « l’église paroissiale castrale[7] », pour peu que le mot castrum désigne l’habitat groupé enclos de remparts. Ces mots, dont la « diversité est beaucoup plus grande que les images auxquelles renvoient nos notions de « château » et d’« église »[8], répondent donc à des réalités multiples et mouvantes sur lesquelles cet article se propose de revenir à travers l’étude de plusieurs sites du second Moyen Âge en Provence orientale.

Corpus, sources et méthodologie

L’objet d’étude retenu dans le cadre de cet article est donc l’église du château, ou du « castrum », quel que soit son statut. L’espace géographique correspond à l’ensemble du bassin versant du Var, dans le département des Alpes-Maritimes principalement et dans celui des Alpes-de-Haute-Provence pour sa partie la plus occidentale, soit un peu plus de 2800 km2. Cette ancienne zone frontière – le cours du Var marquait depuis 1388 et jusqu’en 1860 la frontière entre la Provence et les États du comté puis duché de Savoie (puis royaume de Piémont-Sardaigne) –, par sa position stratégique, concentrait en effet de nombreuses fortifications.

Cet espace bénéficie des travaux de plusieurs chercheurs dont ceux d’Alain Venturini[9] sur l’évolution du réseau castral en Provence orientale ainsi que ceux de Yann Codou, Catherine et Jean-Claude Poteur sur les sites castraux et les églises des Alpes-Maritimes, notamment pour le haut Moyen Âge et le Moyen Âge central[10]. Les sources convoquées pour constituer le corpus étudié font tout autant appel aux données textuelles qu’aux données archéologiques et spatiales. Les sources textuelles regroupent principalement les cartulaires des anciennes abbayes de Saint-Honorat de Lérins[11], de Saint-Victor de Marseille[12] et de la cathédrale de Nice[13], les chartes de Saint-Pons de Nice[14], ainsi que les Pouillés réunis par Étienne Clouzot[15]. S’y adjoignent, pour documenter le devenir de ces sites à l’Époque moderne, les visites pastorales des XVIIe et XVIIIe siècles conservées aux archives départementales des Alpes-Maritimes[16] . Les données archéologiques mobilisées proviennent quant à elles principalement des travaux de Jean-Claude Poteur[17] et de Éric Guilloteau[18] pour la période médiévale, ainsi que de ceux coordonnés par Michiel Gazenbeek[19] pour une approche diachronique, tandis que les nombreux plans et relevés dressés par Georges Bretaudeau s’avèrent, par la qualité des levés et des observations, très précieux[20]. Certaines études de cas, articulées entre recherches en archives et travail de terrain, telles celles d’Aspremont et Dosfraires, ont été menées dans le cadre de ma recherche doctorale.

Les données cartographiques et toponymiques, enfin, constituent un apport non négligeable à la recherche menée. Outre les indications qui permettent d’identifier certains sites peu ou pas documentés, les cartes et plans anciens, par les toponymes désormais disparus qu’ils conservent, constituent une mine d’informations encore trop peu exploitée[21]. Dépouiller l’ensemble des cartes anciennes pour lister ces toponymes n’était guère possible dans le cadre de cet article mais il m’a cependant été possible, grâce aux BD Topo de l’IGN, de proposer une première carte des toponymes actuels évoquant des fortifications, de quelque époque qu’elles soient[22] (fig. 1). Par la densité des toponymes conservés, cette carte offre de multiples pistes de recherche pour l’étude des phénomènes de fortification de cette portion des Alpes.

Dénombrer et renseigner l’ensemble des castra et lieux fortifiés habités au second Moyen Âge dans le bassin versant du Var, afin de repérer les lieux de culte susceptibles de s’articuler avec ces sites, reste cependant une tâche ardue à bien des égards. Il faut composer avec une documentation disparate et éclatée ainsi que des données parfois lacunaires. Tout d’abord, il y a le biais des textes car, outre les problèmes de conservation des fonds d’archives, bien des châteaux peuvent ne pas avoir été mentionnés. De plus, si une première attestation d’un « castrum » ne présume pas de sa date de création (ni même qu’il s’agisse véritablement d’un château), les vestiges visibles peuvent être postérieurs à cette première attestation ainsi que l’a démontré Jean-Claude Poteur pour le château du Mas notamment, attesté dès 1232 mais dont les murs sont datés du XIVe siècle[23].Même les plans cadastraux du XIXe siècle (pourtant assez précis) qui signalent ces édifices invitent à la prudence : la « tour en ruine[24] », carré de 25 m2 signalé en 1869 et vestige du « castrum Pugeti de la Figeta » attesté dès 1232, se trouve en face d’une « église en ruine[25]», laquelle aurait la forme d’un carré de 30 m2. Or, en l’état actuel de nos connaissances, il est peu probable qu’une église du XIIIe siècle puisse présenter ce plan et ces dimensions. Ainsi que l’a très justement résumé Georges Barbier, l’étude de nombreux sites reste donc malaisée :

« La recherche sur le terrain permet, dans la plupart des cas, de retrouver des ruines plus ou moins informes et, par là même, difficiles à analyser ou bien des édifices tellement remaniés entre le XVIIe siècle et le milieu du XXe siècle, qu’il n’est plus possible de reconnaître la configuration médiévale de ces bâtiments.[26] »

L’inaccessibilité de bien des sites (crêtes rocheuses escarpées, dense végétation, isolement des sites), conjuguée à la difficulté de les localiser précisément, surtout quand le toponyme – s’il subsiste un toponyme – désigne tout un versant de montagne (et cela peut alors rapidement se chiffrer en dizaines de milliers de mètres carré à prospecter avec une visibilité médiocre due au couvert végétal), explique donc que, en dépit des efforts jusqu’à présent déployés, la tâche reste incomplète.

De plus, si les ruines des fortifications marquent souvent, aujourd’hui encore, le paysage, les vestiges des lieux de culte sont plus difficilement identifiables. À titre d’exemple, Jean-Claude Poteur a pu retrouver sur le territoire de Puget-Théniers les vestiges du « castrum Sancte Margarite » attesté vers 1232[27] dont il ne restait plus qu’un donjon carré, une ferme se trouvant à l’emplacement du château[28], tandis qu’il ne subsiste aucune trace de l’église, laquelle n’est d’ailleurs jamais mentionnée au Moyen Âge, si ce n’est par son hagiotoponyme. Pourtant, une visite pastorale de 1614 signale parmi les lieux de culte de Puget-Théniers une chapelle « Sta Margarita situata nella ragione cossi appellata[29] ».

Enfin, bien que quelques fouilles archéologiques aient pu ponctuellement être menées, fournissant par là même du mobilier susceptible de dater les constructions[30], les travaux récents, mettant en œuvre les outils d’étude et de datation développés et affinés depuis le début de ce siècle, demeurent rares.

En dépit de ces contraintes et limites, il m’a été possible d’identifier 77 lieux de culte pour 69 châteaux. Chaque site a été listé dans un tableur où ont été renseignés ses coordonnées géographiques, la première mention du castrum et de l’église, l’éventuel titulaire du lieu de culte quand celui-ci est connu pour la période médiévale, ainsi que les actes et documents concernant le site.

Église paroissiale ou chapelle castrale ? 

Il est souvent délicat de différencier les églises bâties au sein de villages fortifiés et remplissant les fonctions d’une église paroissiale, telle celle du castrum de Puget-Théniers[31], des « chapelles de château (castri) qui s’orientent déjà vers le statut de chapelles seigneuriales[32] » ou qui sont construites pour la seule commodité des seigneurs et occupants d’une place forte, telle celle du château de Toudon[33] .

Quand les termes de castrum et d’ecclesia apparaissent dans un même texte, il s’agit généralement de localiser une église qui se trouve hors du castrum : par exemple, l’église Saint-Martin est située sur une colline au-dessus du castrum de Bairols au milieu du XIe siècle (« ecclesiam sancti Martini, que sita en in Poio, super castrum Ba[i]orols »), tandis que l’église du lieu de Bairols n’est nommée qu’à partir de 1351[34]. C’est aussi le cas de l’église Saint-Martin située sous l’ancien château de la Roquette-sur-Var (« ecclesiam Sancti Martini qui est subtus castrum qui nominant Rocheta[35] »). C’est encore le cas de l’église Saint-Cassien édifiée « sous » le castrum d’Amirat (« ecclesiam S. Cassiani, subtus Amirato castro aedificatam[36] »). De plus, la plupart des églises que l’on peut identifier sont des églises paroissiales : qu’il s’agisse de la liste des prieurs assistant à un synode ou des comptes de décimes, les textes s’intéressent à l’église du lieu, en l’occurrence à l’église de l’habitat, qu’il soit ou non nommé castrum, et non pas à l’éventuelle chapelle castrale qui se trouverait dans le château.  Cependant, à l’instar de l’hypothèse émise pour les églises du castrum de Thorenc[37], la mention, dans une même liste, d’un prieur à la « Gauda » et d’un autre à « Sancto Stephano de Gauda » pourrait indiquer que l’église Saint-Étienne aurait pu être l’église du château, d’ailleurs signalée en tant que « chapelle de St Etienne » à côté du « château de la Gaude » en 1760[38] tandis que l’édifice dont la titulature nous est inconnue était l’église Saint-Pierre, chapelle désormais ruinée sur la commune de Saint-Jeannet[39], signalée comme prieuré rural en 1446[40] et ancienne église paroissiale du lieu. Pourtant, lors de sa visite pastorale en 1719, l’évêque note que la chapelle du château serait celle de Saint-Pierre : « nous avions dessein de visiter au sortir de La Gaude la chapelle de St Etienne qui est une annexe du prieuré de La Gaude […] la chapelle de St Etienne est abandonnée depuis longtemps […] et celle du château de la Gaude est aussi abandonnée […] elle est sous le titre de St Pierre[41] ».  On peut envisager qu’il s’agisse d’une erreur, des cartographes ou de l’évêque car, après tout, les deux lieux de culte sont abandonnés au XVIIIe siècle. Il est également possible que la confusion provienne d’une seconde chapelle Saint-Étienne, autrefois située au débouché du vallon de Saint-Étienne (actuel lieu-dit Saint-Estève), à environ un kilomètre à vol d’oiseau de celle indiquée à côté du château. De cette hypothèse résulterait la situation suivante : une chapelle basse dédiée à saint Etienne, ancienne « annexe du prieuré de La Gaude », et qui serait l’église mentionnée en 1312, une chapelle Saint-Pierre « du château de la Gaude », principale église du lieu au XIVe siècle, puis, peut-être du fait de l’abandon de l’église basse de Saint-Etienne, une chapelle plus tardive, en l’honneur du même saint, sur le mamelon du château[42]. Cette hypothèse pourrait être corroborée par la seule mention de l’« ecclesia de Gauda » en 1351[43] puis puis d’un seul « prior de Gauda » en 1376[44] quand il était question en 1312 d’un prieur à la « Gauda » et d’un autre à « Sancto Stephano de Gauda »[45].

Ce polycentrisme cultuel amène toutefois plusieurs questions : quand deux desservants sont indiqués pour deux églises d’un même lieu, quel est le statut de ces églises et existe-t-il une hiérarchie plaçant l’une sous l’autorité de l’autre ? Tout d’abord, il est intéressant de constater que les chapelles castrales ne semblent pas concernées par les comptes de décimes : ainsi, alors que la chapelle castrale de Beuil est attestée dès 1353[46], elle ne figure ni dans la liste de 1351 ni dans celle de 1376[47]. Par ailleurs, si on peut émettre l’hypothèse que les églises listées sans leurs titulaires constituaient les églises principales, hypothèse que la qualification de « rural » pour certains des lieux de culte désignés par leur titulaire vient appuyer (« prioratus ruralis de Beate Marie de Pratis » ; « prioratus ruralis sancti Laurenti de Iloncia » en 1376 par exemple[48]), l’étude des montants dus par chaque édifice à la cour pontificale peut également apporter des indices. On observe en effet que, quand deux églises sont indiquées pour un lieu, les sommes dues par les églises dont le titulaire est donné sont toujours moins élevées que celles dues par les églises dont on ne connaît pas le titulaire[49] :

Année Église Montants
1351 Église Notre-Dame-des-Prés de Levens 2 lb., 10 s.
1351 Église de Levens 3 lb., 15 s.
1351 Église Saint-Laurent d’Ilonse 14 s.
1351 Église d’Ilonse 2 lb., 4 s.
1351 Église Saint-Ambroise de Gourdon 10 lb., 3 s., 4d.
1351 Église de Gourdon 32 lb., 15 s., 10 d.
1376 Église Notre-Dame-des-Prés de Levens 5 fl.
1376 Église de Levens 10 fl.
1376 Église Saint-Laurent d’Ilonse 2 fl.
1376 Église d’Ilonse 10 fl.

Les lieux de culte « secondaires », et notamment les chapelles castrales, sont ainsi très peu documentées pour la période médiévale.

À l’Époque moderne, l’intérêt porté par les ingénieurs militaires aux fortifications permet également de documenter quelques-unes de ces chapelles castrales : le plan de Toudon du capitaine Carlo Morello levé vers 1650 permet d’identifier l’église paroissiale, aujourd’hui encore conservée, et, à son contact, sur une plateforme rocheuse ceinte d’un mur, une chapelle castrale désormais disparue[50] (fig. 2). De même, le château de Thiery possédait encore au XVIIe siècle une chapelle castrale distincte de l’église paroissiale, connue par un plan de l’Époque moderne[51].

Qu’il s’agisse de l’église paroissiale du castrum ou de la chapelle castrale, la titulature de ces lieux de culte est inconnue dans un quart des cas (25 %). Pour les autres, la Vierge Marie se place en tête (12 %), suivie de saint Pierre et saint Jean-Baptiste (8 % chacun), saint Martin et saint Michel (6 % chacun), saint Laurent (4 %), saint Véran, sainte Marguerite, saint Arige et saint Estève (2,5 % chacun). Pour les 14 % restant, les titulaires ne sont pas identifiés dans plus d’un édifice. Des saints « ayant mené dans le siècle une vie noble pleine de religion » à savoir « Michel, Martin, Maurice, Georges, Sébastien et Pancrace, chers aux soldats, et encore aux saints rois, offerts en exemples aux souverains et aux princes » et auxquels les chapelles castrales auraient été « très souvent vouées »[52], seuls saint Martin et saint Michel sont attestés par les textes[53]. Cela n’est guère étonnant car, dans le corpus de lieux de culte identifiés dans le bassin versant du Var, seules 8 seraient des chapelles castrales et pour ces 8 édifices, seuls quatre titulaires sont connus : la Vierge Marie, saint Laurent, saint Michel et saint Pierre. Quant à saint Jacques, qui pourrait être intégré à « la culture chevaleresque »[54], il n’est attesté pour aucun de lieux de culte identifiés dans cet espace. De plus, en l’absence d’actes de fondation, on ne peut connaître les éventuels vocables initiaux de ces lieux de culte. Les premiers titulaires mentionnés sont la Vierge Marie et saint Martin, dès le XIe siècle, mais ce n’est véritablement qu’au XIVe siècle que se multiplient les mentions des titulaires, illustrant davantage un effet de source qu’une réalité sociale.

Si Florian Mazel observe en Provence une « multiplication des chapelles seigneuriales à l’intérieur des principaux châteaux, chefs-lieux de seigneuries, à partir de la fin du XIIe siècle[55] », les attestations de ces édifices demeurent rares en Provence orientale. Bien qu’il soit manifeste que tous les châteaux n’étaient pas pourvus de lieux de culte, la faible présence de ces édifices semble surtout résulter d’une absence de données, tant archéologiques que textuelles : aucun écrit n’attestant de son existence et l’édifice ayant disparu, seul le plan de Carlo Morello permet de connaître la chapelle de l’ancien castrum de Toudon dont l’auteur nous apprend d’ailleurs que « è stato demolito la maggior parte[56] ». La chapelle Notre-Dame du château de Beuil (« capella beata Maria fortalici Bolli Glandaten diocesi[57] »), seulement connue par un acte de concession de jours d’indulgence, n’existe déjà plus au XIXe siècle, tout comme le château où elle se trouvait. De même, l’église Saint-Pierre-Pape de la Roquette-sur-Var aurait été édifiée à l’emplacement d’une chapelle castrale dont il ne reste rien[58].Quant à la chapelle castrale de Massoins, ses vestiges auraient servi de base à la chapelle de la confrérie des Pénitents noirs autorisée en 1743[59].

Un rapide coup d’œil dans les proches vallées permet de confirmer cet état de fait : dans la vallée de la Roya, il n’est aujourd’hui plus possible d’identifier dans les vestiges du château Saint-Georges de Saorge la chapelle castrale pourtant représentée sur plusieurs plans du XVIIe siècle. Dans la vallée du Loup, alors que les textes attestent d’une chapelle castrale dans le château de Cipières[60], la reconstruction de ce dernier aux XVIIe/XVIIIe siècles a entrainé la disparition de l’édifice cultuel attesté dès le XIVe siècle. Pourtant, même les petites fortifications semblent côtoyer des lieux de culte : à la tour du Barri Vieil de Magnan, élément d’« una antica muraglia con una torre nominata il Barri vecchio qual era anticamente un luogo da ridursi per tempo di guerre[61] », dont une portion a pu être fouillée lors des diagnostics archéologiques effectués en 2015 sur le tracé de la ligne 2 du tramway de Nice, était accolée une chapelle Saint-Laurent mentionnée dès 1512[62] . Était-ce la même configuration que l’on retrouvait à la tour du Puget sur la rive droite du Var ? La mention au XVIIIe siècle d’une « chapelle de St Jean de la Tour du Puget […] trouvée en très mauvais état [et qui] est comme abandonnée depuis la dernière guerre[63] », qui semble ne pas correspondre à l’église « Saint-Pierre de Pugeton » mentionnée en 1446[64], paraît plaider en faveur de cette hypothèse.

Quant à l’antériorité d’un site sur l’autre, s’il reste « difficile de donner la priorité à l’une des deux constructions[65] », il semble tout de même que, à l’instar de ce qu’avait observé Aldo A. Settia, l’église extérieure, à savoir l’église paroissiale, soit la plus ancienne. À défaut de pouvoir discriminer les lieux de culte sur la base de leur bâti ou des mentions qui attestent de ces édifices – et comme les textes passent très souvent sous silence les chapelles castrales, on ne pourrait du reste se baser sur ces seuls documents[66] – il semble que la plupart des sites d’implantation des églises « basses » soient plus anciens que ceux des chapelles castrales. Le site de l’ancien village de Dosfraires, aujourd’hui complètement ruiné et masqué sous une végétation qui ne cesse de progresser, s’implante sur un site occupé depuis l’Antiquité, comme en témoigne l’abondant mobilier antique qui parsème le site (fond de dolium, tegulæ, fragment de meule en rhyolite remployé dans la construction de l’un des murs du clocher de l’église Saint-Jean-Baptiste, etc.) alors que le site du château, notamment dans les zones d’effondrements sur les pentes ouest, conserve du mobilier qui, s’il n’a pu être daté, évoque davantage le début de l’époque moderne. La différence de mobilier entre le col et les pentes de la crête ne saurait cependant suffire à affirmer la postériorité du château sur le site de l’église paroissiale mais pourrait constituer un indice. En effet, seule la prospection systématique de ces sites (tant du château que de l’habitat le plus proche) permettrait de confirmer cette hypothèse.

Organisation spatiale et implantation de l’ecclesia castri et de la capella fortalici

L’ « intensification progressive » du réseau castral dans le pays de Nice au cours des XIe, XIIe et XIIIe siècles[67] semble concerner une grande partie de la Provence orientale sur les derniers siècles du Moyen Âge.

Les typologies d’implantation des châteaux, ainsi que l’avait déjà observé Jean-Claude Poteur, sont multiples mais, ici, il s’agit surtout de comprendre l’implantation des lieux de culte par rapport aux lieux fortifiés. Identifier la position de l’église ou de la chapelle par rapport à celle du château peut notamment être possible grâce aux textes : la mise en possession de la juridiction du Broc, d’Olive et de Gattières du 3 juillet 1358 est passée dans le château de Gattières devant l’église Saint-Nicolas (« in castro de Gaterii ante ecclesiam beati Nicolai[68] »). Plus souvent, c’est l’observation du parcellaire et l’étude des cadastres et plans anciens qui permet de comprendre la topographie des sites.

Pour un peu plus d’un tiers des cas étudiés (37,7%), il n’est pas possible, soit parce que le site a complètement disparu soit qu’il a été trop remanié, de restituer le schéma d’implantation des sites. Pour les 63,3% connus, plusieurs cas de figure ont pu être observés, desquels ont été tiré huit types[69] (fig. 3) :

  • le cas le plus représenté, avec 20,8 % du corpus, est celui des églises édifiées à l’extrémité d’une crête, le château occupant la partie principale de la crête. C’est le cas, par exemple, de l’église Saint-Jean-Baptiste de l’ancien castrum de Dosfraires (commune du Broc) ou de l’église Saint-Arige du castrum de La Roque-en-Provence (fig. 4). La prédominance des sites en crêtes doit être mise en relation avec le phénomène qu’on peut observer pour le pays de Nice au XIIIe siècle, moment où les surfaces fortifiées se réduisent afin de « pouvoir être élevées rapidement et [de] pouvoir jouer leur rôle stratégique en employant une garnison la plus faible possible[70] » ;
  • quand le château est sur une crête, l’église peut également se trouver en contrebas, alors associée avec un habitat. C’est vraisemblablement le cas de l’église de Cuébris sous le roc qui accueillait le château. Ce cas de figure concerne 11,7 % des sites ;
  • toujours implanté sur une crête, le château peut également accueillir un lieu de culte à l’intérieur de ses murs. Sur le corpus retenu, seules les chapelles castrales d’Aspremont Villevieille et de Dosfraires (soit 3,9 %) répondent à cette configuration même si elle est connue pour d’autres sites de Provence orientale ;
  • dans 7,8 % des cas, le château s’implante au sommet d’un mamelon ou d’une colline. Autour de ce site viennent se grouper, de façon concentrique, l’habitat avec son église. C’est par exemple le cas des villages de Gattières ( 5) et de Levens ;
  • l’habitat et l’église peuvent également se trouver sur l’un des versants de la colline où s’implante le château, celui-ci formant alors le noyau tandis que l’habitat se développe telle la queue de poussières d’une comète. C’est le cas des villages du Mas et de Massoins. Ponctuellement, l’église semble isolée en contrebas du château mais cela peut résulter de la disparition ou du déplacement de l’habitat. Cette configuration se présente dans 6,5 % des cas ;
  • l’église peut également se trouver enclose avec le village à l’intérieur des murs du castrum, telle celle de Puget-Théniers (cela représente 5,2 % du corpus). Il faut alors se demander si, à l’instar du castrum et du « bourg » de Puget-Théniers, les remparts protégeant l’habitat ne résultent pas de l’extension d’un premier site fortifié plus réduit ;
  • par ailleurs, si elles sont signalées dans les textes comme « subtus» ou « super » castrum, certaines églises (2,6 % du corpus) sont en réalités situées bien au-delà du castrum et de l’habitat, telle celle de Saint-Martin « que sita est in Poio, super castrum Ba[i]orols » ;
  • enfin, sont réunis dans la dernière typologie les castra et églises qui répondent à des configurations trop diverses pour constituer une catégorie pertinente (3,9 %).

Notons également que certains sites peuvent s’inscrire dans deux de ces typologies, notamment lorsqu’il est possible d’identifier la chapelle castrale et l’église paroissiale.

On observe que pour 89,3% des sites en crête, l’église s’implante hors les murs, soit à l’extrémité de la crête soit en contrebas du site castral. Plus qu’une contrainte imposée par la topographie, cette disposition tend à indiquer une attraction du château sur l’église, la seconde venant s’implanter aux abords de la première. Même les lieux de culte édifiés à l’intérieur de l’enceinte, qui ne représentent que 10,7% des sites en crête, sont placés en position excentrée par rapport à l’emprise du site castral. Ce phénomène de polarisation est tout autant manifeste pour les sites castraux implantés sur un mamelon ou une colline : que l’église et l’habitat se groupent de façon concentrique autour du château ou que l’occupation se développe en comète, le noyau est toujours le château. Il faut également noter que cette polarisation se fait parfois au détriment d’églises plus anciennes : jusqu’au milieu du XIIIe siècle, l’église Notre-Dame-des-Prés, « cum villa sua », est nommée l’église Sainte-Marie de Levens[71]. Or, dans la première moitié du XIVe siècle, l’ecclesia Sancta Maria de Levens devient l’église Sainte-Marie des Prés, parfois Sainte-Marie des Prés de Levens ou même l’église des Prés[72]. Or, l’adjonction du toponyme « de Pratis » semble coïncider avec le développement, à partir des années 1280, d’une nouvelle église dans le castrum de Levens[73].

Pour les trois seuls cas documentés par les observations de terrain dans le bassin versant du Var, la chapelle castrale s’implante à l’une des extrémités du site fortifié : celle d’Aspremont Villevieille se trouve ainsi à la pointe sud du château (fig. 6 et 7) de même que celle de Dosfraires (fig. 8). C’est manifestement une disposition semblable que Jean-Claude Poteur identifie pour la chapelle Saint-Michel de Rocaforte (territoire de La Penne), l’hagiotoponyme indiquant « l’emplacement de la chapelle castrale qui s’élevait dans la cour devant l’accès, encore visible, vers le château[74] »[75]. À l’instar de ce qu’a pu observer Florian Mazel pour la Provence, il semble que ces chapelles, implantées en limite des fortifications, soient fondées au sein de châteaux déjà anciens[76].

S’il n’est pas toujours possible de distinguer le lieu de culte « secondaire » du lieu de culte paroissial, quelques cas témoignent de « couples[77] » : le château de la Gaude, sur l’actuelle commune de Saint-Jeannet, comptait une église Saint-Pierre légèrement en contrebas ainsi qu’un autre lieu de culte dédié à saint Etienne (ou Estève) situé sur le promontoire du château (fig. 9). Ce lieu de culte, nommé « Sancto Stephano de Gauda » en 1312[78] (un autre prieur, pour la « Gauda », sans doute celui de l’église Saint-Pierre, est attesté dans la même liste), est toujours signalé sur les cartes du XVIIIe siècle sous le nom de « chapelle de St Etienne »[79]. Cette dualité, tant sur le terrain que dans la façon dont sont recensés les prieurs n’est pas sans rappeler le cas des églises du castrum de Thorenc[80]. D’ailleurs, pour plusieurs de ces castra, il est fait mention d’une villa, parfois antérieurement à la première mention du castrum ou du castellum, voire simultanément. Il n’est alors pas rare que les églises de villa, face à la concurrence de l’église du castrum, deviennent de « simples » lieux de culte « ruraux » : c’est le cas de l’église de Notre-Dame-des-Prés de Levens ou encore de celle de Notre-Dame-de-Verdelaye de Gréolières. Le bilan d’étape que constitue cet article semble ainsi de confirmer le rôle polarisant du château en Provence orientale au tournant des XIIIe et XIVe siècles.

Caractéristiques architecturales de l’ecclesia castri et de la capella fortalicii

Les caractéristiques architecturales des châteaux et autres lieux fortifiés de la Provence orientale pendant le second Moyen Âge pourraient constituer une thèse à elles seules et, du reste, outre que la question a déjà été bien traitée[81], ce sont ici les lieux de culte castraux ou associés avec un château qui nous intéressent.

Tout d’abord, il convient de distinguer les églises fortifiées des églises postérieurement « mises en défense ». Il n’est pas fait mention en Provence orientale d’églises « incastellatæ » telles celles relevées par Aldo A. Settia[82]. Cela tient vraisemblablement au faible volume d’églises castrales conservées. Néanmoins, l’église Saint-Jacques-le-Majeur d’Aspremont aurait participé à défendre le mamelon où s’implante le nouveau village, ce qui serait suggéré par des meurtrières sur le gouttereau occidental de l’église[83]. Toutefois, la mise en œuvre de ces ouvertures n’étant pas datée, il est impossible d’affirmer qu’elles furent contemporaines de la construction de l’édifice, notamment car le nouveau château s’implante sur le site où se trouvait déjà la chapelle Saint-Jacques qui allait par la suite accéder à la dignité paroissiale. Les seuls cas véritablement connus, par l’archéologie ou les textes, sont ceux d’églises « mises en défense » à des époques tardives. Ainsi, l’église Saint-Arige de la Roque-en-Provence présente une surélévation fortifiée constituant un comble avec meurtrières, sans doute vers la fin du XVIe siècle ou aux XVIIe-XVIIIe siècles[84]. Le prieur de Saint-Dalmas-le-Selvage aurait quant à lui fortifié l’église du lieu en 1597 et il y aurait « mi[s] des hommes »[85]. Une représentation de ce qui pourrait être l’ancienne cathédrale de Glandèves à l’époque moderne (fig. 10), à l’époque où le siège de l’évêché a disparu et où l’église d’Intervalibus est devenue l’église principale du lieu, permet d’observer des aménagements évoquant des échauguettes, qui ne sont aujourd’hui plus visibles, aux angles du bâtiment[86], configuration qui rappelle celle de la chiesa-fortezza di San Pietro de Cipressa (Ligurie), église du XIIIe siècle transformée en forteresse au milieu du XVIe siècle. Que la vue d’Entrevaux figure l’église Notre-Dame-de-la-Seds ou Saint-Michel-de-la-Seds, ces deux églises, qui se trouvaient initialement au cœur de l’ancien siège épiscopal, se retrouvèrent en position excentrée quand l’habitat se regroupe en rive droite du Var où fut édifiée l’église d’Entrevaux. Hors les murs, ces deux églises ont donc pu être fortifiées soit pour servir de lieu de refuge à la population qui résidait encore en rive gauche, soit pour servir d’avant-poste avant les remparts encerclant Entrevaux plus en amont. Ces quelques exemples suggèrent le caractère tardif des « mises en défense » des églises du bassin versant du Var qui sont réalisées, pour la plupart, aux XVe et XVIe siècles.

Si « la fortification des églises ne se limite pas aux églises paroissiales[87] », on ne dispose pas d’assez de données pour les chapelles castrales du territoire étudié afin de proposer une vue d’ensemble de ces édifices. Néanmoins, qu’il s’agisse de la chapelle du château d’Aspremont, de celui de Dosfraires ou de celui de Toudon, ce sont manifestement de petits édifices à nef unique[88]. La chapelle d’Aspremont Villevielle a une longueur intérieure maximale de 8,40 m, et une nef de 6,60 m de long pour 3,90 m de large[89] (fig. 11). Celle du château de Dosfraires est légèrement plus petite avec une nef de 5,60 m de long pour une largeur qui devait avoisiner les 3,30 m (fig. 12), soit une superficie d’environ 20m2 quand celle de l’église paroissiale (sans la surface du clocher) avoisinait les 80m2. Le chœur peut présenter une abside saillante semi-circulaire, telles celles d’Aspremont et Dosfraires, ou celles, hors du corpus étudié, de Saint-Georges de Saorge et de Saint-Quentin d’Agerbol. Sur la base du plan de Carlo Morello[90], l’édifice peut également présenter un chevet carré, disposition qui demeure cependant rare dans les églises de Provence orientale. Aussi, le seul élément commun à ces édifices reste finalement leurs dimensions réduites.

Pérennité et devenir des sites

Le devenir de ces sites est très inégal. Dans l’ensemble, on peut distinguer d’une part les châteaux abandonnés mais qui ont concentré à leur abord un habitat ayant abouti à la création des villages tels qu’on peut les observer aujourd’hui (Gilette, Briançonnet, La Roque-en-Provence, etc.) – avec souvent le maintien de l’église paroissiale –, d’autre part, les sites complètement abandonnés, (Aspremont Villevieille, Gerbière, La Caynée, Dosfraires, etc.).

On lit souvent que l’abandon de tel ou tel site, à l’instar de celui de Saint-Blaise, est imputable aux « épidémies et […] troubles de la fin du Moyen Âge[91] », mais il est manifeste que d’autres facteurs doivent être pris en compte. Ce sont par exemple les difficultés de subsistance qui pourraient expliquer la désaffectation complète de ces sites. À Aspremont, dans les raisons exposées pour justifier en 1426 le déplacement du village et du château sont mises en avant la pénurie d’eau, l’éloignement avec la ville de Nice ainsi que l’éloignement des terres pour les paysans[92]. En effet, si les destructions occasionnées par les conflits armés concernent les châteaux, ainsi que l’habitat, ils ne sont cependant pas systématiquement en cause dans l’abandon des sites. En 1400, parmi les remontrances adressées au comte de Savoie, les officiers du duc d’Anjou signalent la prise du donjon de Collongues (« combatiront lo donion ») et précisent que les capitaines du comte « cremeron tota la villa[93] ». Or, si le village est incendié au début du XVe siècle et que le château est toujours en ruine au XVIIIe siècle[94],  l’habitat s’est maintenu le long de la crête où s’implantaient les fortifications. Dans l’hommage rendu par les habitants de Gattières à l’évêque de Vence en 1404, la destruction des lieux et la mortalité sont imputées à la guerre : « tam propter guerras tam propter mortalitates ex quibus guerrie locus ipsa fuit quasi destructus domusque dissipata per appositionem ignis…[95]». Pourtant, le village demeure groupé autour de son château, configuration dont le parcellaire porte toujours la trace.  De même, les châteaux de Malaussène et Massoins sont rasés en 1412 sur ordre d’Amédée VIII[96] sans pour autant que l’habitat ne se déplace. On ne saurait cependant nier l’impact de ces conflits sur les lieux de culte : qu’il s’agisse de la chapelle castrale ou de l’église paroissiale de Dosfraires, ces deux édifices sont manifestement victimes du conflit entre Savoie et Provence à la fin du XVIe siècle. L’arrachement d’une partie de l’embrasement extérieur d’une des baies de la chapelle du château de Dosfraires pourrait en témoigner : à l’exception du bloc formant le cintre, l’ouverture sur l’extérieur du mur a en effet disparu de la fenêtre la plus méridionale (fig. 12). L’absence du seul parement extérieur en cet endroit, alors même que la fenêtre se trouve à plusieurs mètres au-dessus du sol, semble indiquer que l’ouverture fut visée par un tir de canon, peut-être lors des conflits de 1595 (fig. 13)[97]. La fenêtre n’ayant pas été réparée, cela correspondrait avec l’abandon du site vers les XVIIe-XVIIIe siècles.

Il n’y a manifestement pas de période particulièrement plus prononcée pour l’abandon de ces châteaux et de leurs églises ou chapelles. Si les châteaux de Massoins et Malaussène sont rasés en 1412, si celui d’Aspremont est abandonné au profit d’un nouveau site dans les années 1430, d’autres ne disparaissent qu’à l’Époque moderne. Celui de Thiéry aurait ainsi été détruit vers 1650 sur ordre du duc de Savoie[98] . Celui de Dosfraires (commune du Broc) est attaqué en 1595[99] et, s’il est encore signalé au XVIIe siècle[100], plusieurs cartes des années 1760, n’indiquent plus que les « vestige[s] du Chateau de Dos Fraires[101] » ou encore la « masure du chateau de Dos Fraires[102] ». De fait, les visites pastorales révèlent que, dès le début du XVIIe siècle, l’église Saint-Jean-Baptiste édifiée sur un petit col au sud-est du château était démolie[103] et que « le service divin se fai[sai]t en la chapelle de Ste Marguerite[104] ».

Conclusion

L’importance stratégique de la vallée du Var, ainsi que le morcellement des territoires a conduit, en Provence orientale, à la création de nombreux châteaux, « représentations architecturales majeures du pouvoir[105] ». Ainsi que l’écrit Martin Aurell, « ces constructions castrales sur des sites de hauteur sont, tout au long des XIe et XIIe siècles, à l’origine d’une des plus importantes transformations de l’habitat provençal qui se regroupe autour d’elles[106] ». De fait, les premiers résultats de cette étude tendent à démontrer le rôle essentiel du château dans la polarisation de l’habitat et pour la fixation du pôle unique qui caractérise les derniers siècles du Moyen Âge en Provence orientale. Il ne faut cependant pas en déduire que le château, voire l’habitat groupé nommé castrum, fut le seul élément à polariser lieux de culte et habitat : la mention de nombreuses ville et de leurs églises au côté des castra confirme le polycentrisme de ces territoires et les différents mouvements de polarisation qu’étaient susceptibles d’exercer ces pôles d’influence entre eux, même si les pôles « secondaires » semblent se rétracter aux XIVe-XVe siècles.

Enfin, pour ce qui est des chapelles castrales, le silence des textes et l’absence de données archéologiques sur les lieux de culte au profit des structures strictement défensives ne permettent guère de renseigner, sinon partiellement, la question des fonctions de ces édifices[107] ainsi que celle de leur mise en place au sein du château. Les quelques fenêtres ouvertes grâce aux prospections menées dans le cadre de ma thèse demanderaient ainsi à se multiplier pour espérer saisir, « par juxtaposition de petites touches[108] », les particularités architecturales de ces monuments ainsi que les périodes de fondation et/ou de réaménagement de ces sites, éléments d’un maillage cultuel et défensif étroitement liés aux imbrications multiples et complexes.


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Illustrations

Figure 1 : carte de répartition des principaux toponymes évoquant des fortifications dans le bassin versant du Var (conception A. Lazaro).

 

Figure 2 : plan du château et village de Toudon d’après le plan de Carlo Morello (Torino, Biblioteca reale, Avvertimenti sopra le fortezze di S.A.R. del capitano Carlo Morello, primo ingegnere et luogotenente generale di Sua artigliera, 1656 – DAO A. Lazaro et M. Pottier).

 

Figure 3 : principales typologies d’implantation des lieux de culte associés avec un castrum dans le bassin versant du Var (conception A. Lazaro).

 

Figure 4 : château de Dosfraires, restitution du château et du village (DAO A. Lazaro).

 

Figure 5 : château de Gattières (Nice, AD 06, Limites de Gattières, Carros et Le Broc, 1726, 01FI 0118 (Fonds Città e Contado di Nizza, mazzo 38, Gattières, n° 3), cl. AD 06).

 

Figure 6 : chapelle castrale d’Aspremont Villevieille (Alpes-Maritimes), vue zénithale/aérienne (cl. J. Féru 2023).

 

Figure 7 : chapelle castrale et château d’Aspremont Villevieille (Alpes-Maritimes), vue aérienne (cl. A. Lazaro 2023).

 

Figure 8 : chapelle castrale et château de Dosfraires (Alpes-Maritimes), vue aérienne (cl. A. Lazaro 2023).

 

Figure 9 : chapelle Saint-Étienne du château de La Gaude (Torino, ASTo, Carta Topografica in misura del Contado di Nizza […] Parte Quinta ed Ultima (1760-1763), cl. ASTo).

 

Figure 10 : échauguettes sur un des lieux de culte de Glandèves (Torino, ASTo, Antrevaus, s.d., cl. ASTo).

 

Figure 11 : plan de la chapelle du château d’Aspremont Villevieille (DAO A. Lazaro).

 

Figure 12 : plan de la chapelle du château de Dosfraires (DAO A. Lazaro).

 

Figure 13 : arrachement du parement extérieur de la fenêtre méridionale de la chapelle castrale de Dosfraires (Alpes-Maritimes). Seul le bloc formant le cintre est conservé en partie sommitale (cl. A. Lazaro 2023).

 

Figure 14 : parement extérieur du mur est de la nef de la chapelle castrale de Dosfraires (Alpes-Maritimes) (cl. A. Lazaro 2023).

 


* Pour leur relecture et conseils, j’aimerais en premier lieu adresser mes remerciements à Michel Lauwers et à Germain Butaud. Il me faut également remercier le Conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur pour le soutien financier apporté à la réalisation de la thèse dont sont extraites les données ici présentées, ainsi que l’École française de Rome grâce à laquelle j’ai pu mener deux séjours de recherche dans les archives et bibliothèques de Rome. Je tiens aussi à adresser toute ma gratitude à Claude et Germaine Salicis, ainsi que à Alain Carré, Jérôme Féru et Mallorie Pottier pour leur aide sur le terrain.

[1] Pour les périodes antérieures dans le sud-est de la France, il convient de se reporter aux travaux de Laurent Schneider et Michel Fixot. À signaler, également, les actes (à paraître) du colloque de 2019 consacré au Perchement et [aux] réalités fortifiées en Méditerranée et en Europe entre le V eet le Xe siècle, édités par Philippe Pergola, Gabriele Castiglia, Elie Essa Kas Hanna, Ilaria Martinetto et Jean-Antoine Segura, et notamment l’article de Daniel Mouton, Jean-Antoine Segura et Mariacristina Varano consacré aux sites perchés de Provence.

[2]« infra castrum sive fortalicium Gillete », Nice, AD 06, NI MAZZO 039 (1526). Voir également l’acte du 20 mai 1403 (Nice, AD 06, G 1532).

[3] Renée Laporte, « Fortifications de Provence orientale à l’époque romane », Recherches régionales, 1983, n° 3, p. 26.

[4]Voir notamment les travaux de Pierre Toubert sur l’incastellamento (Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Rome, École française de Rome, 1973).

[5]De plus, ainsi que Élisabeth Sauze l’a récemment rappelé, l’absence du mot castrum « ne doit pas être interprétée comme l’absence de fortification » (Élisabeth Sauze, « Approche toponymique du phénomène castral en Provence », in Philippe Pergola, Gabriele Castiglia, Elie Essa Kas Hanna, Ilaria Martinetto et Jean-Antoine Segura (éd.), op. cit., p. 76).

[6] Florian Mazel, La noblesse et l’Église en Provence, fin Xe-début XIVe siècle. L’exemple des familles d’Agoult-Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, CTHS, 2002, p. 513.

[7]Id.

[8]Yann Codou, Michel Lauwers, « Castrum et Ecclesia, le château et l’église en Provence orientale au Moyen Âge », Archéologies transfrontalières Alpes du Sud, Côte d’Azur, Piémont et Ligurie, Bilan et perspectives de recherche, Monaco, Musée d’anthropologie préhistorique de Monaco, 2008, p. 218.

[9]Alain Venturini, « Episcopatus et bajulia. Notes sur l’évolution des circonscriptions administratives comtales au XIIIe siècle : le cas de la Provence orientale », Territoires, seigneuries, communes. Les limites des territoires en Provence, Actes des 3èmes journées d’histoire de l’espace provençal, Mouans-Sartoux 1987, Mouans-Sartoux, Centre régional de documentation occitane, 1987, p. 31-62.

[10] La synthèse récente consacrée aux églises médiévales des Alpes-Maritimes par ces trois auteurs compile de nombreuses données et dresse un utile panorama du patrimoine religieux du département (Yann Codou, Catherine Poteur, Jean-Claude Poteur, Églises médiévales des Alpes-Maritimes, Nice-Gand, 2020).

[11] Cartulaire de l’abbaye de Lérins, vol. 1, publié par Henri Moris et Edmond Blanc, Paris, 1883 ; Cartulaire de l’abbaye de Lérins, vol. 2, publié par Henri Moris, Paris, 1905.

[12] Cartulaire de l’abbaye de Saint-Victor de Marseille, vol. 1, publié par Benjamin Guérard, Paris, 1857.

[13] Cartulaire de l’ancienne cathédrale de Nice, publié par Eugène Caïs De Pierlas, Turin, 1888.

[14] Chartrier de l’abbaye de Saint-Pons, hors les Murs de Nice, publié par Eugène Caïs De Pierlas et Gustave Saige, Monaco, 1903.

[15] Étienne Clouzot, Pouillés des provinces d’Aix, Arles et Embrun, Paris, 1923.

[16] Les cotes de ces documents sont données en notes de bas de page avec chaque référence.

[17] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux de Provence orientale au Moyen Âge, sous la direction de Jean-Marie Pesez, EHESS, 3 vol., 1981 (thèse de doctorat non publiée).

[18] Éric Guilloteau, Les fortifications médiévales dans les Alpes-Maritimes, rapport d’étude Ministère de la Culture, 2012.

[19]Michiel Gazenbeek, Rapport du Projet Collectif de Recherches « Enceintes de hauteur des Alpes-Maritimes », Nice, CEPAM, UMR 6130, CNRS/UNSA, Service régional de l’archéologie Provence-Alpes-Côte d’Azur, dactyl., 2003 ; Michiel Gazenbeek, Enceintes et habitats perchés des Alpes-Maritimes, Musée d’art et d’histoire de Provence, Grasse, 2004.

[20] Georges Bretaudeau, Oppida, castellaras et enceintes fortifiées des Alpes-Maritimes, Nice, Institut de Préhistoire et d’Archéologie des Alpes-Maritimes, 1994 et Georges Bretaudeau, Les enceintes des Alpes Maritimes, Nice, Institut de Préhistoire et d’archéologie Alpes Méditerranée, 1996.

[21] Elisabeth Zadora-Rio, Archéologie et toponymie : le divorce, Les petits cahiers d’Anatole, n° 8, 2001.

[22] Ce sont les toponymes comprenant « castel » (« Pra du castel », « Le castellar », « Le castelet » ou « Le castellaras », par exemple), « château », « châtel » ou « chastel » (« Le château », « Les prés du château », « Le chastellan » ou encore « Le chastellas », par exemple) et « fort » (« La forteresse », « Castel fortis » ou « Chastelfort », par exemple) qui ont été retenus.

[23] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux…, vol. 1, p. 16.

[24] Nice, AD 06, 25FI 093/1/C2 (1868) et 03P_1089 (1869), vue 65.

[25]Id.

[26] Georges Barbier, « Châteaux et places fortes du comté de Beuil », Nice-Historique, 1994, n° 11, p. 177.

[27] Honoré Bouche, La chorographie ou Description de Provence, Aix-en-Provence, 1664, p. 282. La seule édition complète de cette liste de castra se trouve dans cet ouvrage qui s’ouvre par une approche chorographique de la Provence.

[28] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux…, vol. 2, p. 484.

[29] Nice, AD 06, 03G 0002 (1614), fol. 7 v°.

[30] Je pense notamment à la fouille du château du Mas dont les tranchées de fondation ont permis de récolter du mobilier céramique permettant de dater les différents niveaux d’occupation du site (Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux …, vol. 2, p. 423-424).

[31] Si le château se trouvait sur la crête au nord-ouest du village actuel, le castrum correspondait au village enclos dans des remparts en rive droite de la Roudoule. À la fin du XIVe siècle, moment où est attesté le cimetière de l’église Sainte-Marie, le lieu est d’ailleurs indifféremment nommé « castrum » ou « burgus ». En effet, si le bourg et le castrum sont théoriquement deux entités distinctes, l’une « ultra pontem Rodole » en rive gauche de la Roudoule, l’autre en rive droite, vraisemblablement entre le béal (canal) et la Costa, la différence entre les deux n’est manifestement pas toujours nette : un acte, passé en 1378 « in castro de Pugeto, videlicet in domo Claustri » signale également la domus Claustri « in burgo Pugeti » (Cartulaire de l’abbaye de Lérins, vol. 2, n° XXXV).

[32] Dom Jean Becquet, « La paroisse en France aux XIe et XIIe siècles », Le istituzioni ecclesiastiche della « societas christiana » dei secoli XI-XII, Milan, Vita e pensiero, 1977, p. 206.

[33] L’édifice n’étant attesté que par le plan de Carlo Morello, il est impossible de le dater.

[34] Marseille, AD 13, B 192. Voir également Étienne Clouzot, Pouillés…, p. 283.

[35] Chartrier de l’abbaye de Saint-Pons…, n° IV (ca. 1028).

[36] Cartulaire de l’abbaye de Saint-Victor …, n° CXVI (1043).

[37] Aude Lazaro, « Églises de castrum et églises de villa : le polycentrisme religieux et l’habitat rural en Provence orientale (XIe-XVe siècle) », Revue archéologique des Alpes du Sud, n° 1, 2021-2022, p. 173.

[38] Torino, ASTo, Carta Topografica in misura del Contado di Nizza […] Parte Quinta ed Ultima (1760-1763). Il faut également signaler un plan vraisemblablement de la même époque qui indique « Chateau de la Gaude et chapelle de St. Etienne » (Torino, ASTo, Partie du cours du Var depuis son Confluent avec la Vesubia jusques à son embouchure dans la Méditerranée, s.d.).

[39] Voir la synthèse de l’étude du bâti menée par Fabien Blanc-Garidel sur cet édifice en 2012 (Fabien Blanc-Garidel, « Saint-Jeannet // Chapelle San Peïre », Fabien Blanc-Garidel (dir.), L’archéologie entre monts & rivages. 10 ans d’archéologie à Nice et dans la métropole Nice Côte d’Azur, Nice, Service d’Archéologie Nice Côte d’Azur, tome 2, 2020, p. 86-88).

[40] Nice, AD 06, G 1550 (1446).

[41] Nice, AD 06, G 1262 (1719), fol. 39 v°.

[42] Si les dédicaces au protomartyr sont traditionnellement associées aux églises du haut Moyen Âge, la construction par la communauté de Saint-Paul-de-Vence d’une chapelle en l’honneur de saint Étienne au début du XVe siècle prouve que le premier Moyen Âge n’avait pas l’exclusivité de cette dévotion.

[43] Étienne Clouzot, Pouillés…, p. 299.

[44] Ibid., p. 301.

[45] Ibid., p. 297.

[46] Nice, AD 06, NI MATIERES ECCLESIASTIQUES MAZZO 006, doc. 1 (1353).

[47] Étienne Clouzot, Pouillés…, p. 261 et 266.

[48] Ibid., p. 286.

[49] Les montants donnés dans ce tableau proviennent des Pouillés réunis par Étienne Clouzot.

[50]Torino, Biblioteca reale, Avvertimenti sopra le fortezze di S.A.R. del capitano Carlo Morello, primo ingegnere et luogotenente generale di Sua artigliera, 1656. Une copie de ce plan peut être consultée aux archives départementales des Alpes-Maritimes (Nice, AD 06, 03FI 04458).

[51] Patrimoine des Alpes-Maritimes : entre Var et Cians, Nice, Conseil départemental des Alpes-Maritimes, coll. Passeurs de mémoire, 2015, p. 99.

[52] Michel Parisse, « La conscience chrétienne des nobles aux XIe et XIIe siècles », La cristianita dei secoli XI et XII in occidente : coscienza e strutture di una società, Milan, Vita e Pensiero, 1983, p. 265.

[53] Signalons tout de même, dans la vallée de la Roya, la chapelle Saint-Georges du château Saint-Georges de Saorge.

[54] Florian Mazel, La noblesse et l’Église…, p. 520.

[55] Florian Mazel, La noblesse et l’Église…, p. 511.

[56] Torino, Biblioteca reale, Avvertimenti sopra… et Nice, AD 06, 03FI 04457.

[57]Nice, AD 06, NI MATIERES ECCLESIASTIQUES MAZZO 006, doc. 1 (1353).

[58] Patrimoine des Alpes-Maritimes …, p. 85.

[59] Colette et Michel Bourrier-Raynaud, Les Chemins de la tradition : chapelles et oratoires au cœur du haut-pays niçois, Nice, Serre éditeur, 1985, p. 72.

[60] Colette Samaran, Étude sur la vie rurale en Haute-Provence orientale au début du quatorzième siècle d’après le témoignage de deux registres notariaux. Diplôme de l’Université d’Aix-en-Provence, Faculté de lettres d’Aix, 1957, p. 84 (diplôme d’études supérieures non publié).

[61]Transcription de la Descrittione della Lyguria…, p. 102.

[62] Voir la notice consacrée aux fouilles menées sur le Barri Vieil (Romuald Mercurin, Philippe Rigaud (coll.) et Éric Guilloteau (coll.), « Nice // Barri Vieil (quartier de Magnan) », Fabien Blanc-Garidel (dir.), L’archéologie…, p. 96).

[63] Nice, AD 06, G 1262 (1719), p. 37.

[64] Nice, AD 06, G 1550 (1446).

[65] Aldo A. Settia, « Églises et fortifications médiévales dans l’Italie du Nord », Chiese, strade e fortezze nell’Italia medievale, Rome, Herder, 1991, p. 59.

[66] Si les titulatures constituent parfois des indices de datation, la pérennité du culte à saint Étienne et à saint Michel dans la partie orientale de la Provence ne permet guère d’utiliser cette approche pour dater la construction et/ou la fréquentation des lieux de culte.

[67]Jean-Claude Poteur, « Le réseau castral du Pays de Nice (Xe – XIIIe siècle) », Recherches Régionales -Alpes-Maritimes et Contrées limitrophes, 1983, n°3, p. 36.

[68] Nice, AD 06, G 1531, doc. 3, fol. 1 r°.

[69] Tous les pourcentages donnés concernent le corpus présenté plus haut, soit 77 sites (77 lieux de culte dans l’environnement d’un château ou d’un castrum, attesté par les textes, les documents d’archive ou les données de terrain).

[70]Jean-Claude Poteur, « Le réseau castral… », p. 41.

[71] Chartrier de l’abbaye de Saint-Pons…, n° XII (ca. 1075), n° XLVI (1247) et n° LX (1252).

[72] Étienne Clouzot, Pouillés…, p. 282 et 286.

[73] Chartrier de l’abbaye de Saint-Pons…, n° XCVIII (1286).

[74] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux…, vol. 2, p. 482.

[75]Cette configuration serait à rapprocher de celle des chapelles implantées au-dessus de la porte qui permettaient « d’afficher à la fois une appartenance aristocratique et le privilège d’une protection divine grâce à la présence de reliques » (Élisabeth Chalmin-Sirot, Vivre et croire. Les chapelles seigneuriales en France à la fin du Moyen Âge, Saint-Guilhem-le-Désert, Éditions Guilhem, 2022, p. 39).

[76] Florian Mazel, La noblesse et l’Église…, p. 514.

[77] Monique Bourin, Aline Durand, « Église paroissiale, cimetière et castrum en bas Languedoc (Xe-XIIe s.) », L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médiévales. Actes du IIIe congrès international d’archéologie médiévale (Aix-en-Provence, 28-30 septembre 1989), Caen, Société d’Archéologie Médiévale, 1994, p. 101.

[78] Étienne Clouzot, Pouillés…, p. 297 et Nice, AD 06, G 1285.

[79] Torino, ASTo, Carta Topografica in misura del Contado di Nizza […] Parte Quinta ed Ultima (1760-1763).

[80] Aude Lazaro, « Églises de castrum… », p. 173.

[81] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux…

[82] Aldo A. Settia, « Églises et fortifications… », p. 64.

[83] PAM : entre Var et Paillon, p. 143.

[84] Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux…, vol. 2, p. 18.

[85] Pierre Gioffredo, Histoire des Alpes-Maritimes. Une histoire de Nice et des Alpes du sud des origines au 17e siècle, troisième partie, de 1529 à 1652, Éditions Nice Musées, 2008, p. 407.

[86] Torino, ASTo, Antrevaus, s.d. (« G. chiesa tenuta p[er] queli dela vila »).

[87] Aldo A. Settia, « Églises et fortifications… », p. 55.

[88] Les églises paroissiales, bien que plus grandes, ne présentent pas nécessairement un plan différent (cf. Toudon), d’autant plus que l’ajout des collatéraux n’est pas forcément bien daté.

[89] Aude Lazaro, « Églises de castrum… », p. 177 et Aude Lazaro, Chapelles des Alpes-Maritimes : prospections et études de bâti. Rapport final d’opération portant sur les communes de Andon, Aspremont, Bonson, Clans, Gilette, Gourdon, Grasse, Ilonse, Lieuche, Lucéram, Venanson et Villars-sur-Var, 2021, p. 37.

[90] Torino, Biblioteca reale, Avvertimenti sopra… et Nice, AD 06, 03FI 04457.

[91] PAM : entre Var et Paillon, p. 121.

[92] Louis Trastour, Aspremont mon village, Nice Historique, 1971 (2), p. 11.

[93] Eugène Caïs de Pierlas, La ville de Nice pendant le premier siècle de la domination des princes de Savoie. Turin, 1898, p. 385.

[94] Nice, AD 06, 25FI 045/1/B, 1835, et 03P_0442, 1836, vue 36.

[95] Nice, AD 06, G 1532, doc. 3 (1404), fol. 1 v°.

[96] 29 oct. 1412, fol. 73, Comptes des receveurs généraux, vol. 2, dans Eugène Caïs de Pierlas, La ville de Nice…, p. 139.

[97] Plusieurs canons furent rapportés de l’artillerie du château de Nice pour reprendre le site de Dosfraires.

[98] PAM : entre Var et Cians, p. 99.

[99] Hervé Barelli, Nice et son comté, 1590-1680. Témoignages, récits et mémoires (tome 1), Nice, Mémoires millénaires éditions, 2011, p. 67, ainsi que Pierre Gioffredo, Histoire des Alpes-Maritimes…, p. 394-395.

[100] Nice, AD 06, 01FI 1419 (1662), Cours du Var d’Annot à la mer.

[101] Torino, ASTo, Carta Topografica in misura del Contado di Nizza […] Parte Quarta (1760-1763).

[102] Torino, ASTo, Plan Topographique en mesure du cours du fleuve Var […] et de celui des Rivieres du Steron (1759).

[103] Voir notamment la visite de 1603 (Nice, AD 06, G 1216, fol. 16 v°), celle de 1654 (G 1230, fol. 114 et fol. 116) et celle de 1683 (G 1248, fol. 32 v° et 33 r°).

[104] Nice, AD 06, G 1216 (1603), fol. 16 v°.

[105] Fabien Blanc-Garidel (dir.), L’archéologie…, p. 33.

[106] Martin Aurell, Jean-Paul Boyer, Noël Coulet, La Provence au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2005, p. 22.

[107] La concession de jours d’indulgence pour la visite de la chapelle de la forteresse de Beuil indique tout de même que le lieu de culte était ouvert à tous, au moins pour certaines dates et célébrations.

[108] Élisabeth Chalmin-Sirot, Vivre et croire…, p. 12.

 

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Une source froide pour écrire des histoires : Les registres de comptes des La Rochefoucauld au XVIIIe siècle

Jean-Charles Daumy

 


Résumé : Souvent exploités, rarement mis en valeur, les livres de comptes de la haute noblesse constituent une source historique riche et protéiforme, ouvrant de multiples pistes de recherches. Ceux de la famille de La Rochefoucauld au XVIIIe siècle en sont un exemple tout à fait remarquable. Emanant des deux branches principales de la Maison, ils autorisent une approche à la fois historique et méthodologique. En effet, les différentes politiques archivistiques mises en œuvre au fil des siècles ont dispersé ces précieux documents dans différents dépôts privés et départementaux et leur redécouverte ne peut se faire qu’en déterminant les domaines qui furent les sièges symboliques et économiques de la famille. La personnalité du comptable importe aussi car un éventuel manque de compétence entrainait un défaut de construction des registres compensé par un amoncellement de factures, de quittances et de mémoires qui permettent à l’historien de reconstruire de manière plus fine les différentes orientations des recettes et des dépenses et, dans le cas des La Rochefoucauld, de mieux comprendre les manifestations domaniales d’une pensée sociale éclairée.

Mots-clés : Comptes – Haute noblesse – Méthodologie – Gestion domaniale – Pensée sociale


Né le 1er novembre 1992, ATER en histoire moderne à l’Université Bordeaux-Montaigne sous la direction de Michel Figeac et agrégé d’histoire, Jean-Charles Daumy travaille sur les représentations sociales et les réflexions socio-économiques de la famille de La Rochefoucauld au XVIIIe siècle. Il est notamment l’auteur d’une biographie du duc de La Rochefoucauld-Liancourt parue en 2019 : François XII de La Rochefoucauld-Liancourt. L’imaginaire nobiliaire dans la vie quotidienne d’un grand seigneur éclairé, de la fin du siècle des Lumière à la Restauration.

jeancharlesdaumy@hotmail.fr


Introduction

« Nous soussigné, dame Louise-Elisabeth de La Rochefoucauld, duchesse d’Enville et de La Roche Guyon, ayant donné pouvoir spécial à Monsieur Perreau de vérifier, apurer et arrêter les comptes de M. Ermenault, ci-devant notre régisseur à La Roche Guyon, et notamment celui de l’année 1786 et partie de 1787 ; promettant avoir pour agréable tout ce qui sera fait par ledit sieur procureur constitué à La Roche-Guyon »[1]

À la fin de l’année 1787, la duchesse d’Enville, Louise-Elisabeth de La Rochefoucauld, mène une poursuite judiciaire, contre Louis Ermenault, régisseur et receveur de sa terre principale, le duché de La Roche-Guyon, de 1779 à 1786. Elle mandate en septembre 1787 un homme de confiance, qui devient son procureur et qui est chargé de vérifier, d’examiner et finalement d’éplucher les comptes du domaine tenus par Ermenault. La procédure est exceptionnelle et tout à fait originale : elle signale l’intérêt que les maîtres des lieux pouvaient porter à la gestion économique de leurs terres dont la dispersion géographique empêchait toute gestion directe sur place. L’ubiquité nobiliaire, théorisée par Roger Baury[2], passait par le choix plus ou moins éclairé d’un fidèle, le plus souvent du cru, qui occupait le poste de régisseur, permettant au duc d’exercer un mode de faire-valoir direct par l’intermédiaire de cet homme qui réalisait sur place les vues du propriétaire. Les ducs plaçaient donc une confiance considérable dans leurs agents gestionnaires qui avaient pour obligation, portée dans leur contrat, de rendre des comptes annuels récapitulant les recettes et dépenses à la fois de la vie courante du château et des différentes cultures voire proto-industries installées sur le territoire domanial. Rendus annuellement pour chaque domaine, ces comptes, assemblés en registres et particulièrement complexes, constituent une source historique monumentale qui peut parfois susciter, même chez un public des plus avertis, un sentiment de désespoir. Leur vocation économique et leur aspect répétitif en font une source considérée comme « froide » dans le sens où elle revêt une apparence purement numérique et abstraite. Ils sont pourtant une source incontournable pour tout historien qui veut approcher la haute noblesse aux XVIIe et XVIIIe siècles. La plupart des études du second ordre passe par la fouille de ces monuments archivistiques. Au-delà de l’analyse globale des comptes, de la balance des finances et des observations que l’on peut en tirer sur la gestion économique des biens de la haute noblesse, ces registres permettent des approches multiples et autorisent l’historien à investiguer plusieurs champs de recherche au sein desquels il peut débusquer des éléments d’histoire des idées ou encore d’histoire des mentalités.

En effet, les registres de comptes, globalement, peuvent faire l’objet de deux types d’approches méthodologiques qui permettent d’écrire différents types d’histoire selon l’angle adopté. La première grande approche est celle d’une histoire économique des familles curiales et terriennes[3]. Par la succession des années et des récapitulations comptables, il est possible d’observer les fluctuations économiques sur un temps plus ou moins long, d’apprécier la corrélation ou non des deux courbes, celle des dépenses et celle des recettes. L’observation des comptes permet de tirer des conclusions sur le mode général de gestion économique des vieilles familles terriennes. Les mécanismes de cette gestion reposent en grande partie sur le prestige social des propriétaires et sur la nécessité d’assurer un train de vie élitaire. Ce dernier est assuré par les revenus des domaines et par des emprunts réalisés auprès de particuliers et remboursés sous forme de rentes perpétuelles ou viagères. Un second type d’approche repose sur une analyse plus fine de ces comptes et des articles de recettes ou de dépenses. Dans ce cas de figure, il s’agit moins d’observer les modalités de la gestion que de chercher minutieusement dans les registres les articles de dépenses qui permettent de reconstituer l’imaginaire social de la haute noblesse. Il n’est plus question ici d’apprécier de grandes évolutions purement économiques mais de détricoter les comptes jusqu’au moindre détail afin de lever le voile sur certains aspects des systèmes de pensée aristocratiques. Le comptable, quand il réalisait ses registres avec sérieux, distribuait les différents articles en chapitres. Ces derniers correspondaient à un élément nécessitant en particulier un mouvement d’argent : par exemple les revenus des fermes du duché de La Roche Guyon, ou les dépenses engendrées par le paiement des gages aux agents du duché. À l’intérieur de ces chapitres étaient indiqués les dates des débits et parfois leur objet plus ou moins précisé. L’analyse peut alors prendre les chemins de l’histoire sociale, de l’histoire des idées, de l’histoire du genre ou encore de l’histoire de la culture matérielle et de l’histoire des techniques. L’aspect visuel des registres, s’il peut sembler superflu pour ce type d’approche, est pourtant une caractéristique décisive. Habituellement, les comptes sont organisés en registres reliés et parfois brochés, avec une couverture rigide recouverte de cuir, le plus souvent ils sont reliés sous forme de cahiers portant en titre « Comptes de l’année… ». Mais il arrive qu’au gré des cartons d’archives apparaissent des comptes non reliés et constitués d’une agrégation monumentale de papiers dans laquelle s’enchevêtrent des nuées de quittances, de factures et de mémoires de travaux. Cet enchevêtrement est le signe d’un défaut de saine gestion de la part du comptable. En revanche, l’historien y trouve son compte car ce désordre originel fourmille d’informations beaucoup plus précises qui permettent une entrée facilitée au cœur des stratégies de gestion aristocratiques. Lorsque les comptes sont bien gérés, la multitude de ces documents originels (factures, quittances, mémoires) fait l’objet d’un classement parallèle qui a parfois été, au gré des politiques archivistiques familiales, mis de côté ou plus simplement supprimé par souci de clarté ou de place. L’incompétence du comptable et ses abus supposés, qui sont le plus grave délit reproché à Louis Ermenault entre 1779 et 1786, deviennent donc les alliés de l’historien. L’étude de ces documents, précieux et rarement totalement complets, s’inscrit donc dans un champ historiographique ouvert sur plusieurs pistes. De l’histoire socio économique de la haute noblesse, elle-même constituée d’une multitude de branches, à l’histoire des formes des écrits comptables, cette réflexion sur un type de source historique particulier peut aussi bien s’apparenter aux analyses socio-économiques de Jean-François Labourdette ou de Jean Duma qu’aux études sur les formes et les mécaniques de la Revue d’histoire des comptabilités. Cette histoire d’un type de source croise ici celle de la maison de La Rochefoucauld, dont les orientations idéologiques, tout à fait dignes de constituer en elles-mêmes un objet d’étude, constituent le cœur de la réflexion qui structure ma thèse de doctorat et ont donné lieu à des publications récentes[4] mais ciblant certains points en particulier et qui méritent d’être mis en relief dans une étude globale de la famille au XVIIIe siècle. En somme, les livres de comptes de la haute noblesse ne doivent pas être considérés uniquement comme des sources froides, mais comme des portes ouvertes sur le fonctionnement du monde aristocratique jusque dans ses détails les plus intimes et intellectuels. C’est cette réflexion qu’il convient de développer pour mieux les connaitre et les approcher plus efficacement.

Noyés au milieu d’un archipel archivistique scindé entre fonds privés et fonds nationaux et départementaux, les registres de comptes permettent ainsi de multiples approches qui peuvent être mises en corrélation avec l’état matériel de ce type de source et surtout avec la rigueur plus ou moins observée par le comptable dans l’exercice de son art. La personnalité même d’un homme peut alors influencer le travail du chercheur des décennies voire des siècles plus tard, en rendant très visibles les différentes inflexions, ruptures ou évolutions dans la ventilation des dépenses qui trahissent le système de pensée de ces élites nobiliaires.

Des archives aristocratiques et comptables dispersées

Le fonds privé des La Rochefoucauld, une collection muséifiée

Les siècles et les administrations domaniales des grandes familles aristocratiques ont construit des couches d’archives monumentales qui prenaient pleinement part à la renommée et au prestige de la Maison. Les domaines produisaient des masses de papiers de natures diverses, de même que les activités parisiennes et versaillaises des La Rochefoucauld. Il n’y a donc pas un fonds familial mais des fonds pour une même famille, répartis selon les domaines où étaient produits les papiers. Aujourd’hui, alors que la famille de La Rochefoucauld fait partie de la haute noblesse subsistante, elle met en avant son ancrage territorial charentais en son château éponyme. Cette vitrine à la fois familiale et touristique est associée étroitement à la présence en son sein d’un fonds d’archives privé composé de 240 cartons. Ce fonds est une reconstitution faite à partir de pièces tirées des différents grands fonds domaniaux, une collection muséifiée qui participe de la reconstruction touristique d’un cadre de vie nobiliaire.

Cinq grands fonds composent cette collection qui présente un véritable intérêt historique : Montmirail, Liancourt/Estissac, La Roche Guyon, Charente, et le fonds Edmée de La Rochefoucauld[5] .

Figure 1. Le mur d’archives du château de La Rochefoucauld, riche de 240 cartons classés en cinq grands fonds.

L’une des plus grandes originalités de ce fonds, si ce n’est la plus importante, réside dans la multiplicité des lieux de production des pièces d’archives et dans son histoire générale. En effet, les papiers ne proviennent pas, pour leur très large majorité, du château de La Rochefoucauld dont le propre fonds d’archives a disparu dans la tourmente révolutionnaire. La grande majorité des archives a été produite dans les multiples domaines de la famille dont Verteuil dans l’actuel département de la Charente, La Roche-Guyon dans le département du Val d’Oise, Liancourt dans le département de l’Oise, et Montmirail en Seine-et-Marne[6]. Initialement, ces pièces se trouvaient dans les châteaux de ces différents domaines, mais se sont retrouvées à La Rochefoucauld après un long processus, par le biais de mariages, de partages, ou encore d’héritages. C’est ainsi que le trésor du château de Verteuil, qui fut la demeure privilégiée des ducs de La Rochefoucauld au XVIIe siècle, a été déplacé au château de La Roche-Guyon qui fut quant à lui le siège des ducs du XVIIIe siècle : Alexandre (1690-1761) et Louis Alexandre (1743-1792).Avec l’émergence, après la mort en 1761 du duc Alexandre sans hoir mâle, de la branche de La Rochefoucauld de Roye puis de Liancourt[7], un grand fonds d’archives s’est constitué au château de Liancourt dans l’Oise, comme l’atteste l’inventaire des « papiers » trouvé dans l’inventaire après décès du duc de La Rochefoucauld Liancourt[8] (1747-1827). Plusieurs catalogues d’archives à l’instar de l’inventaire des « titres et papiers de Monsieur de Liancourt mis dans leur ordre de dépendance et de rapport tels qu’ils existent dans les cartons[9] », daté de 1803 et abritant les papiers domaniaux, la succession du duc d’Estissac et les comptes de Liancourt, se trouvent aujourd’hui dans les archives du château de La Rochefoucauld et montrent que le château de François XII a été le réceptacle de la mémoire écrite de la famille. Le dépôt constitué a été transporté, avec le trésor de Liancourt, au château de Montmirail au XIXe siècle. Au fil des siècles, la famille a épuré scrupuleusement ses archives en conservant les actes notariés importants pour leur histoire, les grands inventaires après décès, les inventaires de bibliothèques et états des lieux des hôtels parisiens, les registres de comptes, les papiers produits par les pouvoirs successifs, que ce soit la monarchie, le Directoire ou l’Empire, ainsi que les correspondances d’affaires. Le critère d’utilité entre bien en compte dans la construction des archives qui prennent ici l’aspect du cœur du lignage tel qu’on pouvait le trouver dans les cabinets des châteaux du XVIIIe siècle, c’est-à-dire les actes précieux, les livres de compte et de raison, ainsi que les documents professionnels [10]. À La Rochefoucauld, ces derniers sont représentés par les livres de comptes généraux du couple formé par le duc et la duchesse de Liancourt (Félicité-Sophie de Lannion). Les autres grands registres comptables sont dispersés dans les archives départementales des territoires sur lesquels se trouvaient leurs domaines principaux.

Les comptes domaniaux dans les fonds départementaux

La politique archivistique familiale s’organisait selon la hiérarchie, établie par l’importance économique, sociale et sentimentale, accordée par les membres de la maison à leurs différents ensembles fonciers. La Roche-Guyon (Val d’Oise) et Liancourt (Oise) sont les deux pôles organisateurs de l’administration domaniale générale, c’est dans ces deux châteaux que les archives sont stockées et régulièrement aérées et classées[11] tout au long du XVIIIe siècle. Certains documents, considérés comme précieux ou particulièrement représentatifs du prestige, de l’éclat ou de l’imaginaire que l’on s’est fait de cette famille, ont été conservés par les descendants qui les ont réinstallés dans le berceau familial à La Rochefoucauld. Mais la très large majorité de ces papiers peut aujourd’hui être retrouvée, presque dans l’organisation originelle dans laquelle ils ont été déposés, aux archives départementales du Val d’Oise à Cergy-Pontoise et de l’Oise à Beauvais. Ces dépôts sont classés dans la série J, celle des archives privées que les services des archives départementales décrivent d’ailleurs comme des « documents entrés par voie extraordinaire », c’est-à-dire qu’il s’agit de dons, plus ou moins consentis, ayant pour objectif de rendre ces papiers publics, de les ouvrir au regard des chercheurs, et surtout, pour la famille, de se délester d’un trésor dont les exigences de la conservation sont souvent coûteuses et rebutantes. C’est en particulier le cas du chartrier de La Roche-Guyon. En 1964, à la mort de Gilbert de La Rochefoucauld, duc de La Roche-Guyon, s’ouvre sur une succession rendue difficile par une indivision des biens. Une partie des héritiers se tourne alors vers les archives départementales des Yvelines pour réclamer une procédure de conservation du chartrier dont la dégradation était accélérée par des infiltrations d’eau de pluie. En mars 1970, un expert conclut que les archives sont en grand danger de destruction[12], il est alors nommé séquestre et a mandat pour mettre en œuvre toute négociation pouvant sauver les archives. Plusieurs projets de dons volontaires ayant échoué et la dégradation s’aggravant, l’ordonnance de séquestre est mise en œuvre en 1973 et une partie du chartrier intègre les archives départementales en 1975, tandis que le reste y est déposé en 1988 après l’accord d’Alfred de La Rochefoucauld avec la société Transurba qui venait d’acquérir un ensemble de meubles du château parmi lesquels les armoires à archives dont certaines étaient encore pleines. Le chartrier a été ouvert, nettoyé, séché, restauré et réorganisé sous les cotes 10 J 1 à 10 J 2018, il constitue un fonds cohérent de 103 mètres linéaires qui couvre une vaste période qui court du XIIIe au XXe siècle. De son côté, le chartrier de Liancourt (1327-1907) est bien plus réduit puisqu’il ne couvre que 12 mètres linéaires et comprend 209 articles, et a été acheté par les archives départementales de l’Oise à la Société Archéologique et Historique de Clermont (Oise) en 1950[13], alors que le domaine de Liancourt n’appartenait plus aux descendants et que le château éponyme avait été rasé. C’est un fonds qui comprend surtout des documents personnels et relatifs aux fonctions du duc de La Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827) et de ses fils, mais aussi des comptes domaniaux de Liancourt, Halluin et des biens bretons de cette branche de la famille. À ce titre, ce chartrier de Liancourt, coté 6 J 1 à 6 J 209, est parfaitement complémentaire du fonds Liancourt du dépôt privé de La Rochefoucauld où l’on trouve d’autres registres de comptes, mais ceux-ci sont généraux et non propres au seul domaine de Liancourt où le duc centralisait ses activités agronomiques, philanthropiques et industrielles.

Pour une histoire économique d’une grande famille

Participer à l’élaboration d’une typologie des comportements économiques

Les comptes sont, pour une première approche, un observatoire excellent pour apprécier l’évolution générale des comportements économiques d’une famille dont l’assise repose sur la possession d’une multitude de fiefs constitués à chaque fois de centaines d’hectares de terres labourables, de vignes et de bois. La proportion des rentes et des emprunts dans les revenus est éloquente pour comprendre à quel niveau de la hiérarchie de la haute noblesse foncière se situe, par exemple, une unité conjugale. Ces systèmes de crédit, d’emprunts, sont d’autant plus incontournables qu’ils sont bien connus et constituent une part non négligeable du fonctionnement des sociabilités aristocratiques[14]. La stratégie de l’emprunt peut être vue comme le moyen d’un type particulier de sociabilité, la sociabilité de l’argent qui révèle un peu du rayonnement, de l’influence et des liens sociaux du gentilhomme. Le système des « liens de fidélité » est typique des sociétés d’ordres[15] et les relations sociales de Liancourt, qui s’observent dans les comptes mais également dans les actes de fondations de rentes perpétuelles ou viagères, à travers le prétexte de l’argent semblent être au cœur de deux appareils différents. Pour assurer leur train de vie, le duc et la duchesse de Liancourt, dont les comptes ont été analysés pour les dernières décennies du XVIIIe siècle[16], empruntent des sommes parfois considérables et remboursent leurs dettes par des versements qui se font généralement de façon semestrielle dans le cas du remboursement par rente perpétuelle ou viagère. Un premier système se dessine, qui semble devoir être un réseau horizontal et endogamique, composé de représentants du même rang social. De façon générale, pour la noblesse, deux grands types de sociabilités existent, le lien de clientèle et le lien amical[17]. Le réseau horizontal qui transparaît dans les archives du duc de Liancourt se rapproche fortement de la deuxième catégorie, d’abord de par sa typicité sociale, puis par le caractère moins formel ou plus indépendant du lien unissant les deux personnes. De grands noms de la noblesse se dressent sur le papier et décrivent deux veines financières nobiliaires. D’abord la veine familiale représentée en grande partie par la vicomtesse de Pons, Pulcherie Eléonore de Lannion, sœur de la duchesse de Liancourt, mais aussi en 1782 par le cardinal Dominique de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen[18]. Puis une artère socio-financière plus large, qui englobe un plus grand nombre de personnes, à la fois donatrices et créancières, et dont les noms résonnent dans le paysage nobiliaire français. La toile tissée par le réseau lie les grands comme Paul Etienne Auguste de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, le duc Louis Antoine de Gontaut-Biron, Madame de Caumont La Force, le duc Armand Joseph de Béthune-Chârost, le Prince de Chalais Hélie-Charles de Talleyrand-Périgord, ou encore la vicomtesse de Sarsfield[19]. L’emploi de la rente et de l’emprunt apparaît de façon systématique dans les comptes. Dès lors, l’emprunt et la rente, deviennent un revenu à part entière. Ils semblent être perçus comme un moyen de subvenir aux besoins ou aux dépenses, mais également comme une entrée de fonds normale pour un grand gentilhomme. Si l’on considère que la haute noblesse a pour caractéristique de faire des dépenses somptuaires pour assurer son train de vie et son « paraître » nobles, il faut aussi accepter le fait que cette élite aristocratique puisse vivre au-dessus de ses moyens. La nécessité de dépenser pour faire preuve aux autres ou à soi-même de sa noblesse, de son rang social, impose de disposer d’un capital important et constant et c’est bien là l’intérêt des emprunts et rentes qui fournissent des liquidités immédiates[20]. Les comptes du duc de Liancourt montrent que cette stratégie occupe énormément de place, aussi bien dans les recettes sous la forme de l’emprunt, que dans les dépenses sous la forme de la rente perpétuelle ou du remboursement par billet à souscrire.

De manière plus globale, si l’on analyse d’un côté les recettes et de l’autre les dépenses de l’ensemble des domaines et actifs du couple ducal pour la période, le recours massif et systématique à l’emprunt semble participer de la gestion et de l’équilibre des comptes.

Figure 2. Courbes comparées des recettes et des dépenses du duc de Liancourt de 1775 à 1785.

En effet, la juxtaposition des courbes est révélatrice. Le graphique des recettes et dépenses du duc de Liancourt est riche d’enseignements, il permet en premier lieu d’observer l’évolution générale des revenus du couple qui oscillent entre 358 588 livres en 1775 et 139 752 livres en 1785[21]. Ces oscillations révèlent un fonctionnement par pics qui correspondent aux années où la recette est particulièrement forte. Les années de très fortes recettes sont aussi celles qui ont vu le duc et la duchesse réaliser des emprunts massifs. Globalement, il apparaît que le revenu annuel de Liancourt se compose de deux grandes entrées, d’un côté les rentes et emprunts qui représentent 47,5% du revenu annuel et de l’autre les domaines dont le revenu moyen correspond à 51,6% par an. Les deux participent chacun quasiment pour moitié du total annuel. C’est là un constat qui marque une différence sensible avec les revenus des La Trémoille dont les entrées provenant des biens fonciers représentent 83,7% du total de la recette de 1779[22].

Trois grands moments reflètent parfaitement cette stratégie de politique d’emprunts massifs cycliques, d’abord les années 1775-1776, puis 1778 et enfin 1782-1783. Ces trois moments soulignent la nécessité d’emprunter afin de consolider un capital qui est ensuite redistribué les années suivantes dans tous les postes de dépenses et qui est renfloué régulièrement. Il faut ajouter que si le couple Liancourt recourt à des emprunts aussi importants, c’est pour assurer un train de vie équivalent celui de la branche aînée de la famille La Rochefoucauld, qui est, dans son cas, à la tête de domaines bien plus vastes qui lui fournissent des revenus substantiels et lui permettent de se passer d’emprunts aussi massifs. Il est donc possible de voir ici un fonctionnement économique qui repose sur des entrées d’argent massives et ponctuelles assurées par les emprunts et pour compenser les manques des revenus domaniaux. Ces derniers sont toutefois renforcés entre 1780 et 1783, années au cours desquelles se concluent les ventes des bois de Bretagne au roi pour plus de 300 000 livres et qui sont encore abordées par l’intendant général du couple dans la correspondance qu’il entretient avec le duc en 1785[23].

La courbe des recettes décrit une courbe descendante à partir de 1782 et cela se maintient jusqu’en 1785. Néanmoins, le couple bénéficie d’une fortune supplémentaire et nouvelle grâce à la succession du duc d’Estissac dont Liancourt devient le « donataire universel » par acte du 22 mai 1784 et suite à la renonciation de sa sœur et de son beau-frère, le prince et la princesse de Montmorency-Robecq[24]. La succession du duc d’Estissac profite largement à son fils et notamment en ce qui concerne les grandes charges honorifiques. Jean-Pierre Labatut a montré qu’elles sont des sources de revenus considérables pour les ducs-pairs du royaume, à l’instar du duc de Beauvilliers dont les rémunérations pour son office de premier gentilhomme de la chambre, pour son ministère et pour son rôle de commandeur des ordres royaux s’élèvent à 86 000 livres annuelles[25]. À partir de 1783, le duc de Liancourt reçoit en moyenne 30 000 livres d’émoluments pour le grand office de la garde-robe et 5 000 livres pour le gouvernement de Bapaume[26]. Cette charge est d’autant plus avantageuse qu’il l’obtient de son père après y avoir été adjoint par celui ci et avec accord du roi en 1768 à titre de grand maître en survivance[27]. Plus largement, l’héritage du duc d’Estissac représente un apport financier considérable qui peut expliquer la baisse continue des emprunts à partir de 1782.

L’autre grand aspect qui ressort de la juxtaposition des courbes de la recette et de la dépense, c’est le resserrement et la proximité des deux courbes qui montrent une véritable gestion financière visant une sorte d’équilibre déficitaire. Les comptes font montre d’un déficit systématique mais néanmoins contrôlé et qui, surtout, reste globalement acceptable car ne représentant pas plus de 10% des revenus en moyenne[28] (à l’exception de l’année 1784 qui constitue une anomalie). La dépense excède toujours la recette dans une proportion qui demeure acceptable tout au long de la période, avec une moyenne de 9,47%. Cet endettement n’est pas choquant, il est au contraire plutôt habituel comme l’a expliqué Jean-Pierre Labatut pour les ducs-pairs de France du XVIIe siècle[29]. Dans le cas du duc de Liancourt, la perte annuelle reste du domaine de l’acceptable.

Figure 3. Evolution du déficit en livres et en pourcentage des
revenus de 1775 à 1785.

Le tableau de l’évolution de la dette, qui se transmet d’année en année, montre qu’elle augmente de façon croissante quand on s’éloigne des moments d’emprunts. Le recours aux emprunts permet de réguler les déficits annuels, de les limiter tout en fondant des rentes et en prévoyant des remboursements par billets ce qui crée une dette passive bien plus ennuyeuse à long terme. Ainsi en 1792, la dette passive engendrée par ce système s’élève à 508 860 livres pour les seules rentes créées et constituées par le duc de Liancourt[30]. Si l’on y ajoute la dette passive héritée des rentes fondées par le duc d’Estissac, la somme devient vertigineuse et atteint 1 546 212 livres en 1789. Toutefois, tant qu’aucun événement ne vient perturber le système, qui repose essentiellement sur les hiérarchies sociales de l’Ancien Régime et sur le prestige et le crédit de la haute noblesse, les sommes sont empruntées et sont remises de manière très étalée. La mécanique est bien rodée, le duc dépense, reçoit ses revenus, emprunte pour se permettre de dépenser plus, échelonne ses remboursements de façon à ce que la dette ne dépasse pas un seuil critique qui pourrait le forcer à vendre des biens comme ce fut le cas en 1685 pour le duc de Chaulnes, Charles d’Albert, forcé de vendre pour 1 511 000 livres de terres[31].

La situation est inversée pour la plupart des aristocrates des deuxième et troisième niveaux de fortune élaborés par Jean Duma. Plus la fortune est importante, plus les revenus sont grands et plus le risque d’endettement diminue. À ce titre, les comptes de la branche aînée des La Rochefoucauld, organisée autour des figures d’autorité que sont le duc Alexandre (1690-1762), sa fille la duchesse d’Enville (1716-1797) et son petit-fils le duc Louis-Alexandre (1743-1792), opposent un contraste saisissant. Dans les années 1740, les recettes s’élèvent en moyenne à 330 000 livres pour le duc Alexandre, tandis que ses dépenses sont limitées à 280 000 livres[32]. La balance positive des comptes s’établit donc à 50 000 livres en moyenne, et monte jusqu’à 100 000 livres lorsque le duc bénéficie des entrées d’argent de l’héritage des marquis de Longueval : la recette s’élève alors à plus de 700 000 livres en 1737, et la dépense à plus de 600 000 livres car il faut éteindre les dettes contractées par les Longueval. À un échelon encore supérieur le cas des Bourbon-Penthièvre est intéressant car leurs comptes sont très largement excédentaires[33]. Leur patrimoine foncier et leurs charges leur assurent des revenus plus que confortables leur évitant de devoir s’endetter. En 1781, ils perçoivent 4 055 526 livres tandis que leurs dépenses s’élèvent à 3 575 180 livres. Le niveau de revenu est tel qu’il dépasse le besoin en argent destiné à la dépense. Les comptes de la lignée issue des bâtards de Louis XIV affichent une stabilité remarquable et marquée par l’excédent. Les comptes du duc de Liancourt, quant à eux, sont symboliques de la gestion financière d’un grand gentilhomme aux revenus importants mais devant recourir à une politique d’emprunts pour assurer à la fois leur stabilité et son propre train de vie aristocratique. Une stratégie fondée, finalement, sur un équilibre incertain et dont le fonctionnement est assuré par la réalité sociale du pays, par la société d’ordres et ses réseaux, le moindre grain de sable venant enrayer la machine serait synonyme de chute du système et de redoutables soucis financiers.

Les richesses de la terre

Dans la somme historiographique Faire de l’histoire moderne, dirigée par Nicolas Le Roux, Elie Haddad s’attaque à la question de la nouveauté historiographique autour des problématiques nobiliaires. Si les aspects sociaux sont très présents dans les travaux qu’il cite, les dynamiques économiques attachées aux domaines nobiliaires semblent être encore un champ à mettre en avant[34]. En effet, derrière les analyses purement économiques des comptes se cachent les portes des études socio-économiques qui permettent d’écrire l’histoire idéologique mouvante de la haute noblesse au temps des Lumières. Mais avant cela, l’observation pragmatique des registres s’impose. Plusieurs types de livres de comptes étaient réalisés pour assurer au chef de famille la bonne connaissance des finances de chacun de ses ensembles domaniaux et de sa maison. Dans sa thèse sur la maison de La Trémoille au XVIIIe siècle, Jean-François Labourdette a largement investi les livres de comptes, les érigeant en source pivot, à partir de laquelle il a étendu ses analyses en les croisant avec les correspondances d’intendance des ducs de La Trémoille[35]. Ses travaux constituent une expérience très poussée, si ce n’est la plus aboutie en termes d’analyse économique de la haute noblesse. Chez les La Trémoille comme chez les La Rochefoucauld ou chez les Bourbon-Penthièvre étudiés par Jean Duma, chaque domaine a à sa tête un régisseur, quand il est placé en régie directe, ou un fermier lorsque le seigneur-propriétaire fait appel au système de la ferme. Chaque année, le régisseur ou le fermier présente un livre de comptes dont le corps est organisé en deux grandes parties : les recettes et les dépenses. Chacune de ces deux parties est subdivisée en différents chapitres qui sont en réalité les différentes orientations économiques du domaine. Approuvés par le duc, ces livres sont généralement conservés dans le chartrier domanial, ou dans le fonds personnel du duc quand il s’agit du domaine de préférence et d’excellence sur lequel s’établit le noyau familial. C’est le cas par exemple du duc de La Rochefoucauld Liancourt qui a fait du duché de Liancourt son point d’attache privilégié, véritable laboratoire agronomique et industriel et dont les comptes sont aujourd’hui dans le fonds privé du château de La Rochefoucauld car ils étaient intégrés aux papiers personnels de l’aristocrate. Le fonds du domaine de Liancourt a été étroitement lié, dans l’organisation archivistique, à la personne de François XII de La Rochefoucauld Liancourt. Au-delà de cela, les comptes généraux de la Maison nobiliaire se retrouvent généralement dans le fonds du domaine principal. Ainsi, le chartrier de La Roche-Guyon, centralité domaniale des ducs de La Rochefoucauld au XVIIIe siècle, abrite les comptes généraux de la branche aînée de la famille.

Ces divers livres de comptes permettent d’établir un premier constat qui est aujourd’hui un lieu commun de la haute noblesse d’épée : son assise économique repose en grande partie sur le revenu de ses biens fonciers[36]. Les comptes généraux, qu’il s’agisse ce ceux de la branche aînée ou de ceux de la branche d’Estissac-Liancourt, montrent bien à quel point les revenus domaniaux, les revenus de la terre, sont au cœur de la puissance économique nobiliaire. Plus de 50% des bénéfices viennent des différentes exploitations de la terre : ce sont en majorité les rentrées d’argent des fermes, dans les domaines éloignés, qui renflouent la caisse centrale parisienne. Le reste des recettes, 41% chez le duc de Liancourt, correspond à des recettes extraordinaires dont au moins la moitié sont des emprunts réalisés auprès de nobles du même rang, ou de représentants de la noblesse de robe, voire de la haute bourgeoisie, ce qui dessine les réseaux de l’argent de la haute noblesse ancienne[37].

Dans le flot des revenus des fermes et des droits seigneuriaux, l’article de recette le plus éclatant est celui des bois. Le dépouillement des articles souligne la relation très particulière et privilégiée que la haute noblesse entretient avec le bois, l’arbre et la forêt. En 1743, à La Roche-Guyon, année la plus faible en ce qui concerne les coupes forestières, les revenus de ces dernières représentent tout de même 7% du total. Cette proportion s’élève à 24% en 1750, 36.5% en 1788 et culmine à 42.5% en 1764. Plus que tout autre fruit, le bois est intimement attaché à l’imaginaire nobiliaire. Dans son histoire de l’Arbre en Occident, Andrée Corvol a bien entrevu la place centrale des forêts dans les patrimoines nobiliaires et dans leur système de représentation, surtout au XVIIIe siècle alors que certaines de ces familles entament une évolution idéologique et sociale. L’étude plus poussée des comptes révèle les politiques de plantation et de création forestière. Dans le duché de La Roche-Guyon, la forêt de Moisson est une création du duc Alexandre de La Rochefoucauld (1690-1761). Les années 1720 à 1740 sont consacrées à des achats massifs, il s’agit ici de plusieurs dizaines de milliers de plants par an[38], de pousses de différentes essences qui composent un tableau forestier diversifié que l’on peut encore admirer dans cette forêt de plusieurs centaines d’hectares. La diversité des essences qui coexistent les unes avec les autres crée un peuplement multiple que l’on pourrait presque concevoir comme une retranscription dans le paysage naturel de la tolérance et de réflexions philosophiques de la noblesse « éclairée ». Nous souhaiterions ici sortir la relation noblesse-forêt des sentiers habituels de l’histoire économique. Certes, le bois représente un poste de revenus considérable, mais l’aspect économique n’exclut en rien la symbolique vivace qui entoure l’arbre et la forêt, toujours étroitement liés à la vie quotidienne de l’homme. La forêt nourrit, la forêt chauffe, la forêt crée de l’emploi, la forêt participe à l’effort patriotique maritime auquel les La Rochefoucauld prennent pleinement part en ce second XVIIIe siècle[39]. Cette approche forestière trahit l’adhésion des La Rochefoucauld à un idéal patriotique selon l’acception du XVIIIe siècle du terme. Les La Rochefoucauld entendent par patriotisme tout ce qui peut contribuer à faire progresser la société, tant du point de vue des connaissances et de l’éducation que du confort de vie. Serait donc patriotique tout ce qui vise à prendre en compte le corps social et son bien-être : la recherche du bien public et de l’intérêt général. À ce titre, la gestion forestière apparait bien chez eux comme un objet patriotique. Les diverses essences participent à la bonne tenue de la forêt tout entière, comme les différentes catégories sociales doivent contribuer au bien commun, à la croissance tant économique que sociale, du corps social dans son intégralité[40].

De la bienheureuse incompétence du régisseur Ermenault

À la fois régisseur et comptable : les spécificités du service éco-domanial de la haute noblesse

Au-delà de l’aspect général des comptes, qui livre son lot d’informations quant à la gestion globale de l’argent par une famille aristocratique dont l’assise économique est foncière, la personnalité même de celui qui les tient apporte un prisme par lequel appréhender et analyser les différents articles portés principalement dans les chapitres de dépense. Il faut d’abord bien spécifier la nature de cette fonction de régisseur, que ce terme générique ne reflète que partiellement. La nécessité impérieuse d’administrer à la fois les terres et leurs comptes impose de dissocier le rôle de régisseur, qui implique la gouvernance des opérations agricoles et commerciales du domaine, et celui de receveur/comptable qui gère les finances du duché. À l’échelle du duché, les deux rôles sont réunis dans les mains d’une même personne :le régisseur et receveur du domaine. En revanche, à l’échelle de la maison, de la gestion globale des biens fonds, les deux rôles sont assurés par deux personnes différentes : l’intendant général qui est à la tête des différents régisseurs-receveurs domaniaux, et le caissier qui assure la gestion globale des finances de la famille. La fonction de régisseur prend plus d’importance concrète dans les domaines éloignés où l’influence directe du seigneur propriétaire est si lointaine qu’elle ne passe justement que par les registres de comptes et les quelques instructions transmises par les correspondances[41]. À l’inverse, dans les domaines principaux ou proches de Paris et Versailles où les La Rochefoucauld ont leur assise sociale et aristocratique (fonction de grand-maître de la Garde-robe du roi, titre de duc et pair de France, présence attendue à la cour), le régisseur est en fait un agent qui ne fait qu’exécuter les vues agraires, sociales et parfois industrielles de ses employeurs. Quand l’influence du duc, ou de la duchesse, est si grande, seule ne reste que la fonction de comptable qui demeure l’apanage du receveur. Chez les La Rochefoucauld, qu’il s’agisse d’Alexandre, de la duchesse d’Enville ou de Louis-Alexandre, tous laissent au comptable sa marge de manœuvre personnelle pour la tenue des comptes. Seule est obligatoire la présentation tous les ans d’un livre de comptes avec une récapitulation des recettes, des dépenses et l’indication de la balance et de l’avance due par le comptable. La personnalité de ces agents domaniaux est en elle même intéressante car ils doivent obligatoirement être des personnes de confiance. Attachés à la famille, ils en sont la plupart du temps des protégés depuis des générations, comme l’a remarqué Jean-François Labourdette chez les La Trémoille[42]. Ce sont des locaux, issus de familles de la bourgeoisie du pays ou des descendants de grands fermiers qui ont consacré une ascension sociale permise par leur proximité avec les seigneurs-propriétaires en investissant le monde des affaires ou de la justice. Un point intéressant et fondamental réside dans le choix des intendants généraux de Maison : chez le duc de Liancourt, Jacques Asseline est avocat en parlement ; chez le duc Alexandre, Mésangeau et Moullé sont également des hommes de loi. Les régisseurs des domaines, s’ils ne sont pas des avocats comme les intendants, ont toutefois des connaissances étendues en matière de loi puisqu’ils sont souvent aussi détenteurs d’un office seigneurial : procureur fiscal, lieutenant de justice en particulier. Il y a donc une véritable politique administrative de la part des ducs qui choisissent leurs hommes pour leur fidélité, leurs capacités et éventuellement pour la stabilité qui pourrait être permise par leur longévité en poste. Mathieu Gouttard, régisseur de La Roche-Guyon, en est l’exemple parfait puisqu’il rend les comptes successivement pour ce duché à la duchesse douairière de La Rochefoucauld, Marie-Charlotte Le Tellier, au duc Alexandre, puis à la duchesse d’Enville : il reste donc 40 ans en poste de 1729 à 1769. Sa mort instaure une période d’instabilité comptable, trois personnages lui succèdent. Leurs « mandats » sont marqués par leur brièveté : cinq ans pour Louis-Nicolas Charpentier, deux ans pour Jean-Charles Journé et sept ans pour Louis Ermenault dont la chute est précipitée par la duchesse d’Enville elle-même.

La surveillance seigneuriale. Débusquer l’incompétence comptable

Les régisseurs des terres provinciales, plus que ceux des domaines sur lesquels l’autorité seigneuriale s’exerce de manière directe et régulière tout au long de l’année, sont choisis en partie pour leurs compétences de gestionnaires et de comptables. La distance des propriétaires explique l’instauration d’une surveillance qui passe d’abord par la vérification des comptes par le duc ou la duchesse avec l’appui et l’expertise de l’intendant général et du caissier principal (François chez les Liancourt, de La Place chez le duc Alexandre). Cette surveillance peut parfois s’exprimer de façon éclatante jusque dans les domaines d’excellence où vivent pourtant régulièrement les La Rochefoucauld. C’est le cas du duché de La Roche-Guyon où la mort du régisseur Gouttard en 1769 entraîne une instabilité à la tête du domaine[43]. Charpentier et Journé, qui lui succèdent, meurent rapidement en exercice, puis Louis Ermenault, révèle rapidement une incompétence manifeste qui aboutit en 1787 à une enquête dans ses papiers de gestion. Dès le mois de mai 1787, la duchesse d’Enville mandate sur place, depuis Paris, le sieur Perreau pour effectuer des vacations dans les archives d’Ermenault et vérifier la tenue des comptes[44]. Cette première vérification est due à l’alarme de la duchesse, étonnée de voir arriver pour subir son examen des comptes dont la tenue se dégrade à mesure que les années passent. En effet, pour l’historien, avant même d’avoir pris connaissance de l’affaire Ermenault que les archivistes qui ont classé le fonds ont jugé suffisamment éloquente pour en faire un dossier à part entière, l’aspect visuel des comptes change radicalement avec l’arrivée du nouveau régisseur-comptable. Aux beaux livres de comptes de Matthieu Gouttard succèdent des amas informes et volumineux constitués par les masses de quittances et de mémoires de travaux qui n’apparaissent normalement pas dans les livres de comptes. Les livres reliés apparaissent encore, mais sont extrêmement lacunaires et pour tenter de reconstituer les recettes et les dépenses, il faut plonger dans les pièces de comptes, documents secondaires qui servent de sources au comptable pour faire ses bilans. Là, étant donné le manque et l’anarchie qui caractérisent le travail de Louis Ermenault, les La Rochefoucauld ont été contraints de maintenir dans leurs archives des milliers de petites pièces qui pour les années de bonne gestion, ont le plus souvent été écartées du chartrier. Alertée par les premières observations du sieur Perreau en mai 1787, la duchesse d’Enville porte l’affaire au cours de l’été devant le président-lieutenant général et particulier du bailliage royal de Magny qui ordonne à ses hommes d’investir la maison, appartenant à la duchesse, occupée par Ermenault qui refuse de rendre à la propriétaire les titres et documents qui relèvent de sa gestion :

« Disant que le sieur Ermenault, ci-devant régisseur du duché de La Roche-Guyon et de la Tour au Begue sise à Chaumont en Vexin, révoqué par la suppliante, lui a, pour clôturer les comptes qu’il lui doit de sa régie, communiqué un registre journal qui est absolument informe et sans ordre de dates et où il n’a porté en dépense à chaque mois qu’un total sans détails journaliers, les recettes et dépenses sur ce compte ne s’accordant nullement avec celles du compte qu’il a présenté pour les années 1786 et partie de 1787, en sorte qu’il y a lieu de présumer que ce registre est inexact et fait même d’après coup. Tous les anciens journaux de dépenses pendant les années antérieures de sa gestion qui a commencé vers le mois d’août 1778 sont restés entre ses mains et il refuse de les remettre au de les communiquer à la suppliante. Cependant, elle a le plus grand intérêt d’en empêcher la soustraction et le divertissement[45] […] »

La requête de la duchesse obtient donc de la part du président de la justice du bailliage un soutien et une réponse rapide pour débusquer et apposer les scellés sur les papiers retenus chez Ermenault. L’affaire va donc plus loin qu’une simple négligence dans les comptes. Sa mauvaise gestion lui est reprochée, certes, et surtout son défaut d’honnêteté et d’honneur dans sa chute qui le pousse à se retrancher dans une maison de fonction qui appartient au domaine et qui doit être mise à disposition du nouveau régisseur. L’enquête permet également de découvrir des ventes de bois non répertoriés en coupes réglées et relevant de la futaie réservée au bon vouloir seigneurial[46]. Cette atteinte aux biens forestiers est perçue comme une fourberie criminelle et une infidélité inavouable. Il s’agit donc bien d’un cas particulier qui remet en cause la personnalité même du régisseur et son attachement pour la Maison à laquelle il est attaché. Au-delà encore, s’il est possible, de son « peu de capacité », le bailliage lui reproche des abus et notamment ses ventes présumées de bois qui n’étaient pas en coupe réglée. Les raisons de sa révocation sont donc multiples de par ses manquements aux trois qualités qui doivent être celles du régisseur : capacité, honnêteté et fidélité.

Les voies de la pensée sociale éclairée

L’incompétence coupable du régisseur Ermenault, si elle fut pour lui l’origine d’ennuis judiciaires, revêt pour le chercheur les atours de l’ouverture facilitée vers d’autres champs de recherche. En effet, si les comptes peuvent de prime abord passer pour une source froide et déshumanisée, le désordre créateur qui caractérise les registres du régisseur révoqué trace de multiples pistes qui vont bien au-delà des considérations économiques qui ont été développées ci-dessus. Pour cacher son absence d’organisation, Ermenault a multiplié les chapitres de dépenses en accumulant les quittances et listes de biens et produits achetés ou vendus. Deux exemples de ces domaines de dépenses ressortent particulièrement du lot et donnent à voir des dépenses qui apparaissaient déjà bien avant son arrivée aux affaires, mais dont la quantité et la multiplicité des pièces relatives qu’il a laissées pour former ses comptes désordonnés permet une analyse plus fine. Le premier de ces articles de dépenses est celui qui est appelé « Charités de Madame », ou « Aumônes de Madame », qui sont les dépenses charitables de la duchesse d’Enville dans le duché de La Roche-Guyon. Cette charité seigneuriale est un phénomène classique que l’on retrouve dans presque toutes les grandes familles qui pratiquent cette aide salutaire[47], généralement aux portes du château. Dans le cas de la duchesse d’Enville, sa philanthropie et sa recherche de la lutte contre la pauvreté et la mendicité sont connues[48], mais il faut signaler qu’elles s’inscrivent dans une succession partie de son père, le duc Alexandre dont les réflexions conservées au château de La Rochefoucauld laissent entrevoir cette pensée socio-économique et patriotique propre aux Lumières et qui vise le bien public[49]. Ce qui est surprenant dans le cas de la duchesse d’Enville, c’est la multiplicité des produits fournis, non pas à quelques mendiants des paroisses du duché, mais à plus d’une centaine d’indigents connus par l’élaboration de listes pour chaque paroisse. Par l’intermédiaire des gestionnaires des pauvres, il y en a un dans chacune des paroisses, elle distribue du pain, de la viande, du vin, du coton, de la laine, du chanvre, du bois de chauffage. Ces produits sont destinés à la subsistance quotidienne, ils sont fournis largement et tout au long de l’année. De manière encore plus intéressante, la duchesse d’Enville institutionnalise dans son domaine un système qui pare à toutes les possibles catastrophes pouvant menacer ses sujets-protégés. Ses comptes abritent ainsi des centaines de quittances et autres mémoires de travaux pour réparation de maisons endommagées par le vent, la grêle, mais aussi des frais de travaux agricoles dans les terres ou vignes des paysans infirmes ou qui ne seraient plus en mesure de travailler eux-mêmes leurs biens. De la même manière, la duchesse prend en charge les frais d’apprentissage de certains enfants pauvres du duché et les place auprès de maîtres où ils peuvent apprendre un métier les mettant à l’abri du besoin, c’est toute l’idéologie qui anime la fondation de l’Ecole des Enfants de l’Armée, devenue Ecole des Arts et Métiers sous l’Empire, par le duc de Liancourt en 1780[50]. La duchesse assure aussi l’inhumation des pauvres des bourgades du domaine seigneurial. En d’autres termes, il serait presque possible de voir ici se mettre en place, sous l’égide de la duchesse d’Enville, dans le cadre des mécanismes de clientèle et de prestige social de l’Ancien Régime, une forme de soutien organisé et multiple précurseur de la sécurité sociale. À la charité chrétienne pratiquée à la porte du château succède une philanthropie chrétienne mise en pratique par un système organisé à l’échelle du duché et qui englobe tous les types de besoins que peuvent ressentir les pauvres des 17 paroisses du duché.

Un autre article de dépenses, classé de manière très intéressante dans les « charités de Madame », réside dans tout ce qui concerne l’élevage des vers à soie. La duchesse et son fils Louis-Alexandre, semblent avoir un intérêt pour cette pratique, la sériciculture, qui se manifeste encore une fois par le recours à des femmes, le plus souvent pauvres et locales, qui sont rémunérées pour « l’éducation des vers à soie », c’est-à-dire le nourrissage constant de ces insectes avec un seul type de végétal : la feuille de mûriers blancs. Une fois établi ce fait, une replongée dans les comptes plus anciens, à partir des années 1740, a montré que le duc Alexandre avait lui-même commencé, en 1741 exactement, à acheter et faire planter le long des allées du domaine des mûriers blancs[51]. Ces plantations massives, de 200 à 1000 arbres, sont le premier indice d’un intérêt philosophique et social proto-industriel qui remonte en réalité au duc Alexandre et qui a été récupéré par sa fille et son petit-fils. Les pièces de comptes laissées par Ermenault permettent de dessiner précisément les contours de cette pratique, des journées d’hommes employées à tailler les mûriers et au ramassage des feuilles, au tirage de la soie sur les cocons par les femmes et jusqu’à la construction en 1787, dans la ferme de la Vacherie, en face du château de La Roche Guyon, d’un bâtiment prévu pour accueillir « la manufacture de soie[52]». D’une longueur d’environ 40 mètres de long, comportant deux étages, ce bâtiment témoigne du nouvel élan que le duc Louis-Alexandre, puisque c’est lui qui commande la construction, a voulu donner à cette proto industrie domaniale. Soulignons à quel point il serait réducteur d’évoquer la duchesse d’Enville sans la replacer dans le système familial dont elle est la figure pivot puisque c’est elle qui a hérité des réflexions modernes de son père et qui les a inculquées à son fils le duc Louis-Alexandre de La Rochefoucauld et à son neveu le duc de Liancourt. Par son amitié avec Turgot[53], elle a permis aux deux cousins de se doter d’une solide formation intellectuelle qui les a intégrés au mouvement physiocratique. Cette relation avec l’intendant de Limoges puis contrôleur général des Finances est d’ailleurs révélatrice de la façon dont les La Rochefoucauld créent à ce moment-là leur réflexion socio-économique globale. Turgot est érigé en modèle dans les correspondances de la duchesse et de Louis Alexandre[54], c’est de lui qu’ils tirent leurs idées avant de les assimiler et de les mettre en œuvre dans leurs domaines. Ce n’est pas dans le cadre d’un salon réglé, comme l’a analysé Antoine Lilti[55], que la duchesse, son fils et son neveu, développaient leurs idées et les confrontaient à celles de leurs brillants interlocuteurs, mais dans le cadre de vastes réseaux multidirectionnels fondés sur des rencontres ponctuelles et surtout sur des correspondances suivies et riches. La terre, ultime et suprême richesse est au centre de leurs actions domaniales et de leurs entreprises proto-industrielles, on le voit ici avec la sériciculture qui permet de conjuguer les idées physiocratiques, l’intérêt pour les activités préindustrielles et la recherche du bien public par la création d’emplois et la lutte contre la pauvreté. À nouveau, les habitants du duché sont pleinement intégrés au volontarisme manufacturier des La Rochefoucauld qui, par ce biais, créent des emplois et luttent contre ce qu’ils considèrent comme la racine de la précarité : l’absence d’emploi due à un manque de formation professionnelle.

Conclusion

Loin de n’être que d’interminables listes de chiffres obscurs, les livres de comptes de la haute noblesse, et en particulier ici de la famille de La Rochefoucauld, sont des portes ouvertes sur une multitude de directions historiographiques. Souvent exploités mais laissés en arrière plan, il était important de leur rendre leurs lettres de noblesse en les ramenant sur le devant de la scène. Dispersés dans des dépôts d’archives très différents, tant du point de vue institutionnel que du point de vue géographique, ils permettent une histoire diversifiée de la haute noblesse. En passant d’abord par une approche purement économique et sociale, l’historien peut reconstruire les stratégies économiques familiales, observer le poids des revenus de la terre, qui indiquent la plupart du temps la capacité pour le noyau familial à subvenir à ses besoins sans avoir à recourir à des emprunts qui ne font que perpétuer le déficit tout en le maintenant dans des proportions tolérables. En explorant plus en avant les comptes, en requérant le secours des liasses annexes de pièces de comptes et en capitalisant sur l’incompétence d’un régisseur malheureux, il peut également entrevoir des dynamiques, des inflexions, des ruptures intellectuelles et idéologiques qui sont, dans le cas de la seconde moitié du XVIIIe siècle, liées à des phénomènes de mutations idéologiques aussi nombreuses et variées que les ramifications des Lumières[56]. Ils permettent de toucher du doigt les orientations de ces élites sociales dont certaines, comme les La Rochefoucauld, participaient, plus ou moins consciemment, à l’élaboration de réflexions socio économiques réformatrices. Au-delà de ces aspects qui sont au cœur de notre thèse de doctorat, l’étude des comptes est aussi un puissant soutien à l’histoire de la culture matérielle, en particulier aux histoires de l’alimentation et des habitudes vestimentaires.


[1]Archives départementales du Val d’Oise [désormais ADVO], Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 542, dossier de l’affaire Louis Ermenault.

[2]Roger BAURY, « L’ubiquité nobiliaire aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Marie BOISSON, Michel FIGEAC, Josette PONTET (dir.), La noblesse de la fin du XVIe au début du XXe siècle, un modèle social ?, tome I, Anglet, Atlantica, 2002, p. 133.

[3]Voir à ce sujet les grandes études socio-économiques domaniales menées par Jean DUMA, Les Bourbon-Penthièvre (1678-1793) : une nébuleuse aristocratique au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 ; Marguerite FIGEAC-MONTHUS, Les Lur Saluces d’Yquem de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle, Bordeaux, FHSO Mollat, 2000 ; Jean-François LABOURDETTE, La Maison de La Trémoille au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2021 ; ou encore François-Charles MOUGEL, « La fortune des princes de Bourbon-Conti : revenus et gestion, 1655-1791 », in Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, tome XVIII, 1971, p. 30-49, mais aussi sur le duché de La Roche-Guyon, Michel HAMARD, La  famille La Rochefoucauld et le duché-pairie de La Roche-Guyon au XVIIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2008.

[4]Voir à ce propos Michèle CROGIEZ-LABARTHE, Correspondance de la duchesse d’Enville, Montreuil, Les éditions de l’œil, 2016 ; Jean-Charles DAUMY, François XII de La Rochefoucauld-Liancourt. L’imaginaire nobiliaire dans la vie quotidienne d’un grand seigneur éclairé, Paris, Editions de l’Epargne, 2019 ; Gilles de LA ROCHEFOUCAULD, Louis-Alexandre de La Rochefoucauld ou la Révolution vertueuse, Paris, Clément Juglar, 2019 ; Daniel VAUGELADE, Le salon physiocratique des La Rochefoucauld animé par Louise-Elisabeth de La Rochefoucauld, duchesse d’Enville (1716 1797), Paris, Publibook, 2007.

[5]Sur l’organisation du fonds d’archives du château de La Rochefoucauld, voir Marie VALLÉE, Le fonds Liancourt aux archives du château de La Rochefoucauld, Paris, Editions de l’Epargne, 2006.

[6]Concernant l’histoire du fonds privé voir Jean-Charles DAUMY, « Les archives privées du château de la Rochefoucauld ou le destin d’une famille au travers de ses papiers », in Caroline LE MAO (dir.), Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, Archives, manuscrits et imprimés : confection, diffusion, conservation, Bordeaux, n°24, 2018, p. 14-27.

[7]Alexandre duc de La Rochefoucauld (1690-1761) a obtenu de Louis XV en 1732 de pouvoir faire transiter le duché-pairie de La Rochefoucauld par sa fille aînée jusqu’à son petit-fils Louis-Alexandre (1743-1792), tandis qu’en 1758 il cédait sa charge de grand maître de la Garde-robe du roi à son second gendre le duc d’Estissac (1691-1783), époux de sa fille cadette Marie. Il créait de fait une branche principale collatérale en séparant le titre ducal de la charge la plus prestigieuse de la Maison.

[8]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, carton F5b, Inventaire des « papiers » présents au château de Liancourt, 1827.

[9]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, carton E7c, Inventaires d’archives, Papiers de M. le duc de Liancourt, 1803.

[10]Michel FIGEAC, Châteaux et vie quotidienne de la noblesse. De la Renaissance à la douceur des Lumières, Paris, Armand Colin, 2006, p. 245.

[11]Les livres de comptes établis par le régisseur Louis Ermenault (1779 1786) permettent de signaler les travaux menés dans la salle des archives.

[12]Description du chartrier de La Roche-Guyon, Geneviève DAUFRESNE, Marie-Hélène PELTIER, Patrick LAPALU, Chartrier de La Roche-Guyon, Cergy-Pontoise, 2011, révisé en 2019.

[13]Description du chartrier de Liancourt, Christophe LEBLANC, Vincent WEBER, Chartrier de Liancourt, Beauvais, 2013, révisé en 2020.

[14]Voir Katia BÉGUIN, Les Princes de Condé, Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 278.

[15]Michel FIGEAC, Les noblesses en France. Du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 44-45.

[16]Jean-Charles DAUMY, François XII de La Rochefoucauld-Liancourt, op. cit., p. 44-57.

[17]Michel FIGEAC, op. cit., p. 45-50.

[18]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, Carton E10c, Comptes que rend Jacques Asseline au duc et à la duchesse de Liancourt, 1782, non paginé.

[19]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, carton E10c, Comptes que rend Jacques Asseline au duc et à la duchesse de Liancourt, 1775-1785, non paginé. Les noms de ces grands aristocrates n’apparaissent pas de cette façon dans les comptes, mais d’une manière simplifiée, dans la marge « duc de Gontaut », « duc de Chârost », « duc de Beauvilliers », par exemples.

[20]Natacha COQUERY, L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 214.

[21]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, carton E10c, Comptes que ren Monsieur Jacques Asseline, avocat, à Monseigneur le duc et à Madame la duchesse de Liancourt, 1785, non paginé.

[22]Jean-François LABOURDETTE, « Fortune et administration des biens des La Trémoille […] », art. cit, p. 166.

[23]Archives départementales de l’Oise, Chartrier de Liancourt, 6J28, Correspondances de l’intendant général Jacques Asseline avec le duc de Liancourt à propos des ventes des bois de bretagne, 1782-1785.

[24]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, Carton F5a, Résumé de la succession du duc d’Estissac avec dates des actes, non paginé.

[25]Jean-Pierre LABATUT, Les ducs et pairs de France au XVIIe siècle : étude sociale, Paris, PUF, 1972, p. 271.

[26]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, Carton E10b, Comptes des biens de la succession du duc d’Estissac, non paginés.

[27]Sur le duc de Liancourt et la Garde-Robe du roi, voir Jean-Charles DAUMY, « Les parures du monarque : le duc de Liancourt et le grand office de la Garde-Robe sous Louis XV et Louis XVI », in Versalia. Revue de la Société des Amis de Versailles, n°25, 2022, p. 115-128.

[28]Michel FIGEAC, op. cit., p. 201.

[29]Jean-Pierre LABATUT, op.cit., p. 269.

[30]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds Liancourt, carton E10c, « Tableau des rentes perpétuelles des successions de Madame la duchesse et de Monsieur le duc d’Estissac », 25 septembre 1789, non paginé.

[31]Jean-Pierre LABATUT, op. cit., p. 269.

[32]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 637, Comptes de la Maison de La Rochefoucauld rendus par Sébastien de La Place, 1737.

[33]Jean DUMA, op. cit., p. 91-92.

[34]Elie HADDAD, « L’histoire de la noblesse. Quelques perspectives récentes », in Nicolas LE ROUX (dir.), Faire de l’histoire moderne, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 65-94.

[35]Jean-François LABOURDETTE, op.cit., p. 225-261 sur l’administration des biens fonciers, par exemple. Voir aussi, Jean-François Labourdette, « Fortune et administration des biens des La Trémoille au XVIIIe siècle », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 82, numéro 2, 1975, p. 163-177, p. 166.

[36]Michel FIGEAC, Les noblesses en France, op.cit., p. 198-199.

[37]Jean-Charles DAUMY, op.cit., p. 50-52.

[38]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 640, Comptes de la maison de La Rochefoucauld rendus par Sébastien de La Place, 1740.

[39]Archives nationales, T//575/2, État des terres de l’Ariège. Ce document contient un long passage sur la forêt de Bélesta de laquelle le duc tire des sapins propres à alimenter la Marine. ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10J534, l’état des bois de la forêt de Boixe en Angoumois précise qu’ils contiennent de « beaux chênes propres pour la Marine royale principalement ».

[40]Voir les premières ébauches de cette interprétation chez Andrée CORVOL, L’arbre en Occident, Paris, Fayard, 2009, p. 231.

[41]Jean-François LABOURDETTE, op. cit., p. 241.

[42]Ibid, p. 229.

[43]Les années 1729 à 1769 sont marquées par la grande régularité des comptes, tant visuelle qu’organisationnelle. Tout au long de la période Gouttard se succèdent les mêmes chapitres de recettes et de dépenses, avec des récapitulations claires et toujours justifiées. Les comptes sont reliés et brochés.

[44]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 542, dossier de l’affaire Louis Ermenault.

[45]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 542, dossier de l’affaire Louis Ermenault.

[46]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 542, dossier de l’affaire Ermenault, récapitulatif de la procédure judiciaire par le président lieutenant général du bailliage de Magny, décembre 1787.

[47]Voir Jean-François LABOURDETTE, op. cit., p. 429-434 ; ainsi que Yukako SORA, La charité et les élites bordelaises. 1750-1830, Bordeaux, Fédération Historique du Sud Ouest, 2019, l’historienne a bien mis en avant la mutation idéologique de la conception et de la pratique de la charité à l’œuvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, passant d’une charité chrétienne voyant dans le pauvre un alter Christus, à une philanthropie militante et pensée d’un point de vue national et patriotique.

[48]Daniel VAUGELADE, Tricentenaire de la duchesse d’Enville, Montreuil, Editions de l’œil, 2020.

[49]AP Château de La Rochefoucauld, Fonds La Roche-Guyon, carton E9a, Réflexions, notes et maximes d’Alexandre de La Rochefoucauld.

[50]Jean-Charles DAUMY, op. cit., p. 165-179.

[51]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 337, comptes du duché de La Roche-Guyon pour l’année 1740-1741.

[52]ADVO, Chartrier de La Roche-Guyon, 10 J 541, mémoire et plan de construction d’un bâtiment à la ferme de la Vacherie pour servir de manufacture de soie, 1786-1787.

[53]La correspondance entre Turgot et la duchesse d’Enville a été éditée en 1976, Josep RUWET (dir.), Lettres de Turgot à la duchesse d’Enville (1764-74 et 1777-80), Edition critique préparée par les étudiants en histoire de l’Université catholique de Louvain, Louvain/Leiden, 1976.

[54]Archives municipales de Mantes-la-Jolie, Fonds Clerc de Landresse, lettre de Richard Price au duc Louis Alexandre de La Rochefoucauld, 6 juillet 1790.

[55]Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.

[56]Sur la diversité des « Lumières » et leur existence non pas comme mouvement philosophique univoque mais comme nouvel élan de réflexions utiles à tous aussi bien philosophiques que sociales, économiques ou politiques, voir Antoine LILTI, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil, Gallimard, 2019, p. 21.

 

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Moines et pouvoir seigneurial : la justification de la domination des monastères dans le Pays de Vaud à la veille de la Réforme (vers 1450-1550)

Ian Novotny

 


Doctorant en histoire médiévale à l’Université de Lausanne (UNIL), Ian Novotny est l’auteur d’un mémoire publié en 2023 dans la collection des Cahiers lausannois d’histoire médiévale (CLHM), intitulé Des chapons à l’eau bénite : vie quotidienne et alimentation des moines de Payerne à la fin du Moyen Age (XIVe-XVIe siècles). Sa thèse de doctorat, actuellement en cours, porte sur la vie interne et la fonction sociale des grands monastères du Pays de Vaud (Suisse occidentale) à la fin du Moyen Age et à la veille de la Réforme protestante (milieu du XVe-début du XVIe siècle). Le présent article s’inscrit dans le cadre de cette recherche.


Introduction

Grands seigneurs fonciers, les monastères furent confrontés, aux derniers siècles du Moyen Âge, aux défis induits par les mutations sociales et économiques qui traversaient l’Europe occidentale. Dès le XIIIe siècle, les revenus des établissements monastiques s’affaiblirent parallèlement à l’augmentation des coûts d’exploitation des domaines ruraux et à la monétarisation croissante des échanges, liée en particulier à l’essor de l’économie urbaine. La peste, la crise démographique et les guerres qui dévastèrent l’Occident aux XIVe et XVe siècles portèrent un coup supplémentaire à l’assise matérielle des communautés monastiques. À l’instar des autres seigneurs ecclésiastiques, les monastères réagirent notamment en essayant de renforcer les liens de dépendance avec les populations rurales soumises à leur seigneurie[1].

Ce phénomène fut particulièrement marqué à la fin de la période médiévale dans le Pays de Vaud, région intégrée au duché de Savoie en tant qu’apanage des cadets de la famille, et située dans l’actuelle Suisse romande. En effet, les grands monastères vaudois de tradition bénédictine (les bénédictins, les clunisiens, les cisterciens et les chartreux) ainsi qu’augustinienne (les prémontrés) n’avaient pas pris part au « mouvement d’affranchissement » entrepris par les seigneurs laïcs durant la première moitié du XIVe siècle[2]. L’effort mené par certains établissements pour fixer les paysans à la terre eut pour conséquence la préservation, jusqu’au début du XVIe siècle, de poches de servitude. Celles-ci se caractérisaient par la présence d’hommes soumis à la taille à merci, un prélèvement seigneurial qui s’effectuait théoriquement de manière arbitraire[3]. Surtout, dans la plupart des seigneuries monastiques du Pays de Vaud, les paysans étaient soumis à un régime particulièrement dur de mainmorte, une prérogative qui permettait au seigneur de récupérer tout ou une partie des biens meubles et immeubles de l’un de ses dépendants décédé sans laisser de descendance directe. Pourtant, la reconnaissance de la condition de mainmortables – étendue également aux affranchis durant les XIVe-XVe siècles[4] –, voire de celle de taillables, ne fut pas toujours obtenue aisément par les monastères vaudois et ceux-ci durent parfois faire face à une opposition ouverte de la part des paysans.

Les préambules des registres de reconnaissances des biens monastiques

Dans ce contexte d’affermissement des rapports seigneuriaux, abbé et prieurs confièrent à des notaires la levée et la mise par écrit des reconnaissances de leurs biens tenus par chaque dépendant, ainsi que les redevances que ce dernier devait à son seigneur[5]. Le renouvellement de ces levées de reconnaissances avait lieu environ tous les 30 ans et aboutissait à la composition d’un d’un liber recognitionum, un registre spécifique appelé également « terrier » dans le domaine de la diplomatique[6]. La possession d’une copie écrite de l’ensemble des reconnaissances devait garantir aux monastères la perception de leurs revenus fonciers et leur permettait de réaffirmer leur domination sur la terre et sur les hommes. Pour chaque nouveau registre, les notaires – ou commissaires – étaient également chargés par les seigneurs de rédiger un préambule, appelé aussi prologue[7], qui devait justifier l’établissement et la fixation par écrit des reconnaissances au moyen de « considérations juridiques, religieuses, morales ou simplement de convenance[8] ».

Largement négligée par l’historiographie récente sur l’évolution des seigneuries ecclésiastiques[9] et le rôle de l’écrit dans l’administration seigneuriale[10], l’analyse des prologues des terriers nous paraît toutefois fondamentale pour l’étude des relations entre les monastères et les habitants des régions rurales aux derniers siècles de la période médiévale. Cet article, dont le contenu s’insère dans une plus large recherche en cours sur la fonction sociale et religieuse des établissements vaudois à la fin du Moyen Âge[11], se propose donc d’étudier le discours des préambules des registres de reconnaissances établis pour les biens des monastères du Pays de Vaud entre le milieu des XVe et XVIe siècles, lorsque le dernier couvent vaudois fut supprimé à la suite de la conquête bernoise de 1536[12]. Il s’agira d’identifier les procédés rhétoriques employés par les commissaires et de montrer de quelle manière ils permettent de justifier la composition des registres de reconnaissances. Une attention particulière sera portée à l’emploi de citations bibliques ou d’œuvres théologiques et philosophiques. Enfin , l’article mettra en évidence les liens entre, d’un côté, la composition de ces préambules justificatifs, et de l’autre, la contestation de la domination seigneuriale des monastères par les communautés rurales.

Présentation du corpus documentaire

Pour la période qui s’étend du début du XVe siècle au milieu du XVIe siècle, la plus grande partie des terriers conservés aux Archives cantonales vaudoises (ACV)[13] relatifs aux monastères du Pays de Vaud ne sont pas accompagnés de préambules – ceux-ci ayant de toute évidence été perdus après la suppression des monastères en 1536-1555 – ou débutent par des paragraphes introductifs peu développés, présentant essentiellement le contenu du registre, l’ensemble des localités visitées par le commissaire, ainsi que le commanditaire de la levée des reconnaissances et le notaire chargé de cette tâche.

Toutefois, un certain nombre de terriers (14 parmi les plus de 260 consultés, tous rédigés entre la fin des années 1440 et le début des années 1550) sont introduits par des préambules qui présentent aussi, en plus des éléments mentionnés ci-dessus, un discours justificatif rhétorique développé en plusieurs lignes[14]. Ce sont précisément ces parties (représentant une proportion variable par rapport au reste du préambule) qui seront au centre de l’analyse.

Rédigés en latin (à l’exception notable d’un seul), ces textes proviennent des terriers établis pour sept monastères appartenant à quatre ordres différents, à savoir les bénédictins, les clunisiens, les cisterciens et les prémontrés (cf. annexe 10).  Bien que présentant une certaine hétérogénéité, les préambules ont pu être classés au sein de quatre ensembles (A, B, C et D) constitués à partir de deux critères principaux : la similarité – et parfois même l’identité – lexicale, ainsi que le recours à des citations directes ou indirectes provenant du texte biblique ou d’autorités intellectuelles médiévales. Les annexes 1 à 10 présentent l’édition des dix prologues (les plus représentatifs de chaque ensemble de textes) sur lesquels s’appuiera l’analyse des procédés rhétoriques employés par les notaires afin de justifier la levée des reconnaissances.

Ensemble A 

Ce premier ensemble rassemble deux préambules rédigés à presque un siècle de distance. Le plus ancien de ces documents est extrait du terrier Ff 448 établi entre 1456 et 1459 par le chapelain et notaire d’Yverdon, Jean Viveys, pour les fiefs vaudois de l’abbaye cistercienne de Montheron (cf. annexe 1)[15]. Ces reconnaissances furent levées pendant le priorat de Jean Besson (1454-1486), qui procéda durant les mêmes années à l’affranchissement de taillables situés dans des localités proches de celles visitées par Jean Viveys pour la réalisation de ce registre[16]. Le deuxième texte est tiré du seul recueil du corpus rédigé en français, le Fc 155, composé en 1551 par deux notaires de Gruyère, Claude David et Jacques de Myensiez, pour les biens du petit prieuré clunisien de Rougemont (cf. annexe 2)[17] . Rédigé sous le priorat de Pierre de Gruyère (1538-1555), dernier supérieur de Rougemont et oncle de Michel, dernier comte de Gruyère, ce terrier s’inscrit dans une série d’au moins trois levées de reconnaissances effectuées pour Rougemont entre 1460 – peu après que les paysans du couvent furent affranchis de la mainmorte – et 1553 – deux ans avant la faillite du comté de Gruyère et son partage entre Berne et Fribourg[18].

Ensemble B 

L’ensemble B n’est constitué que d’un seul texte, classé à part en raison de sa spécificité (cf. annexe 3)[19]. Il s’agit du prologue inséré au début de la grosse (la copie définitive du registre) Fi 16 datant de 1460. Rédigé sous la direction du notaire de Cossonay, Jean Challet, ce registre rassemble les reconnaissances des biens liés au prieuré de Bassins, une dépendance de Payerne dont l’abbé était alors le commendataire Jean-Louis de Savoie (1451-1482). La condition des habitants des lieux visités n’était pas homogène : tandis que la majorité était composée de libres, ceux de Bassins étaient soumis à un régime de taille à merci[20].

 

Préambule du registre de reconnaissances du prieuré de Bassins ACV Fi 16, 1460, f. 1r-1v. (cf. annexe 3 pour l’édition du texte).

Ensemble C

Le troisième groupe de textes rassemble quant à lui six préambules. Parmi ceux-là, deux sont tirés de terriers rédigés pour l’abbaye cistercienne de Bonmont : l’un, datable au 28 décembre 1447[21], se trouve dans le registre Fi 243, rédigé sous l’abbatiat de Jean de Bourg (1447 ?-1473), et est relatif aux fiefs situés dans le Pays de Vaud occidental, dans le Genevois et dans l’Ain[22]; l’autre, daté du 28 juillet 1485, provient du recueil Fi 244, qui concerne les biens de l’abbaye localisés à Chéserex et à Gingins, et a été établi durant l’abbatiat d’Aymon de Divonne (1483-1536). Un troisième préambule, daté du 23 mai 1509, se trouve dans le registre fragmentaire Fg 364, rédigé pour le monastère bénédictin de Cossonay sous le priorat de Pierre Dullit (1481-1514), et est relatif aux fiefs situés au centre du Pays de Vaud[23]. Deux autres textes sont tirés de terriers payernois relatifs aux biens de la dépendance déjà mentionnée de Bassins, à savoir les registres Fi 199 – rédigé sous l’abbatiat de Jean-Amédée Bonivard (1507-1514) et dont le préambule date du 13 mars 1508[24] – et Fi 41 – établi sous Jean de La Forest (1514-1536) et introduit par un prologue daté du 10 février 1532[25]. Le dernier texte, daté du 1er décembre 1521, provient d’un autre terrier payernois (le Fk 517) qui concerne les revenus de l’église d’une autre dépendance : le prieuré de Baulmes.

Ensemble D

Parmi les cinq textes qui ont été regroupés dans le dernier ensemble, deux proviennent des archives de l’important prieuré clunisien de Romainmôtier. Le premier se trouve au début du registre Fj 137 (cf. annexe 5), qui rassemble principalement des reconnaissances levées dans la terre du monastère entre 1497 et 1499[26] (les années auxquelles nous pouvons faire remonter le prologue), suivies d’une copie du plaid général de 1266 datant de 1499, ainsi que de documents d’époque bernoise datant des années 1530-1540. Le deuxième texte est tiré du recueil Fj 6 (cf. annexe 6), établi en 1499 et relatif aux fiefs franc-comtois (remontant parfois au XIIIe siècle) de l’église et du prieuré de Romainmôtier[27].Commandités par l’abbé Michel de Savoie (1491-1521), ces deux registres furent réalisés respectivement sous la direction de Jean Mayor et d’Aymonet Pollens. Bien connu par l’historiographie vaudoise, ce dernier fut particulièrement actif dans la recherche et la copie de documents qui permettaient de légitimer les « prétentions juridiques » de l’établissement clunisien[28] .

De leur côté, les registres de l’abbaye prémontrée du Lac de Joux ont fourni trois textes rédigés après l’union du monastère jurassien avec Romainmôtier en 1514, sous l’abbatiat du commendataire Claude d’Estavayer (1519-1532). Deux de ces préambules – signés eux aussi par Mayor et Pollens – sont datés du 28 décembre 1520 et sont placés en têtes des deux grosses Fj 8 et Fj 9 relatives aux fiefs ruraux de l’abbaye situés dans le Pays de Vaud occidental (cf. annexes 7 et 8)[29]. Enfin, le dernier prologue, sans doute le plus original du corpus, est l’œuvre du seul Jean Mayor – se présentant ici en tant que clerc (clericum) – et se rattache au registre Fj 64, qui rassemble des documents divers (cf. annexe 9). Il s’agit avant tout de copies d’actes confirmant les droits temporels de l’abbaye : des copies d’accords avec l’abbaye de Saint-Claude et des confirmations de droits épiscopales, pontificales et impériales remontant au XIIe siècle, ainsi que des copies d’accords obtenus avec les taillables du Lieu à la suite du conflit avec l’abbaye, qui se termina à la fin du XVe siècle[30].Le reste du registre contient des reconnaissances de fiefs vaudois (dont ceux du Lieu) datant de 1526[31] – année à laquelle nous pouvons dater la rédaction du préambule –, suivies d’autres actes qui ne sont pas annoncés dans le prologue et qui ont probablement été ajoutés plus tardivement dans le registre[32].

L’écrit comme garant de l’ordre social

Les discours des prologues analysés présentent une caractéristique commune : l’exaltation de la capacité de l’écrit à fixer et à garantir la transmission de la mémoire des choses humaines, à savoir l’ordre juridique sur lequel était fondé l’ordre social (et donc la dépendance des paysans par rapport à leurs seigneurs). Néanmoins, les procédés rhétoriques mis en œuvre par les commissaires pour justifier la levée des reconnaissances varient selon les terriers et révèlent une certaine créativité de la part des notaires.

Ensemble A. La fiabilité de l’écrit pour assurer la mémoire des décisions passées

Les prologues tirés des terriers Ff 448 de 1456-1459 (cf. annexe 1) et Fc 155 de 1551(cf. annexe 2) débutent par une mise en garde contre les dangers qui guettent la mémoire des hommes, qu’il s’agisse de la « fourberie » et de la « prolixité » du siècle (mondi dolus aut temporum prolixitas[33] ) ou de la négligence due aux occupations mondaines, à savoir les negoces, empeschemens et affayres aulxquels l’homme est implicqué journellement[34]. Le recours à l’écrit, placé sous l’autorité des anciens dans le préambule de Rougemont, est présenté comme la seule manière d’assurer non seulement la transmission de la mémoire du passé aux générations suivantes (au posteres qui doisvent après venir et absens[35]) mais également leur adhésion aux décisions prises par les générations précédentes (memoria in posteros dirigantur et facilior de eisdem quociens reddatur probacio[36]). Particulièrement notable est l’insistance du préambule de 1551 sur le caractère d’authenticité et de fiabilité (des instruments auctentiques et fideles lettres… permanentes et durantes a tousjours[37]) que doivent posséder les documents écrits afin de remplir la fonction souhaitée.

Or, comme l’indique l’étude menée par François Menant sur les chartes de franchises siennoises du XIIIe siècle et celle de Joseph Morsel sur les chartes des territoires d’Empire aux XIIe-XIIIe siècles[38], la présentation de l’écrit comme l’instrument permettant de contrer les défaillances de la mémoire des hommes était plutôt fréquente dans les prologues des actes officiels médiévaux. Toutefois, l’intérêt des deux textes de l’ensemble A nous paraît résider paradoxalement dans leur caractère redondant. Ainsi, l’emploi répété d’éléments conventionnels suggère une véritable inquiétude de la part des commanditaires des registres quant à la bonne garde du contenu des actes rassemblés par les commissaires.

Ensemble B. L’ordre divin menacé par le vice de l’oubli

Une tonalité bien plus dramatique ressort de la lecture du préambule inséré au début du terrier payernois Fi 16 datant de 1460 (cf. annexe 3). Le prologue commence par rappeler les origines de la « fragilité humaine » (ab exordio fragilitatis humane)[39]. Les défaillances de la mémoire sont ainsi rassemblées sous le « vice de l’oubli » (oblivionis vicio) qui habite la nature déchue des êtres humains, héritée de celle d’Adam et Ève après la chute (prothoparentis nostri contaminata condicio), entraînant les pécheurs à la transgression, et donc à la punition de l’Enfer (divine dampnacionis eterne). Avec une grande emphase rhétorique et multipliant les formules, le préambule se poursuit avec l’évocation de l’instabilité et des conflits qui dérivent de l’état déchu des humains (repulularent recisa, suscitarent sopita, sepulta resurgerent). Ce sombre tableau continue avec une allusion à la menace que constituent ces tensions pour la transmission de la mémoire aux générations suivantes (modernis lucida obcura redderentur futuris). Le préambule rappelle enfin le choix de l’écriture pris dans le passé par des personnes « avisées » (prudentium) afin d’assurer la « préservation stable » (stabili preservacione) des « discours des parties » (sermones parcium) c’est-à-dire vraisemblablement du seigneur et des tenanciers mentionnés dans le registre.

À la différence des textes de l’ensemble A, le prologue du terrier payernois ne se contente pas d’insister sur l’utilité de l’écrit pour contrer la faiblesse de la mémoire humaine et de garantir sa transmission au fil des générations. Le début du préambule établit en effet un lien entre le « vice de l’oubli » et le risque de la damnation éternelle. Or, la peine de l’Enfer encourue par la postérité des « premiers parents » de l’humanité ne peut s’expliquer qu’en la faisant correspondre à une transgression de la volonté divine. Faisant obstacle aux défaillances de la mémoire, l’écrit est par conséquent élevé au rang d’instrument permettant de garantir le respect du dessein de Dieu et de l’ordre social dans lequel celui-ci se manifeste.

Ensemble C. La mission providentielle des spécialistes de l’écrit

Les six textes du troisième ensemble s’inscrivent dans une tonalité semblable à celle du préambule précédent. Nous avons choisi de nous concentrer sur un extrait du prologue contenu dans le terrier de Bonmont Fi 244, rédigé par les notaires Nicod Brassier et Gabriel Barilliet (cf. annexe 4). Le discours du préambule s’articule autour de deux axes. Premièrement, après l’habituel rappel de l’incapacité de la mémoire à garantir la perpétuité du souvenir des actes passés entre humains (res enim geste inter terrigenos), le texte met en exergue l’intervention providentielle de l’écrit, instrument confié à des spécialistes (personas auctenticas et publicas) par Dieu lui-même (stellifero orbis tocius Conditore). Deuxièmement, le préambule évoque la menace qui pèse sur l’ordre du monde, et cela en raison des dangers qui guettent « les possessions et les droits temporels » (substancias temporales acque dominia) des « dirigeants des peuples » (populorum rectores). Cas unique dans l’ensemble du corpus, parmi ces derniers sont aussi mentionnés les seigneurs ecclésiastiques : évêques, abbés et prieurs (episcopi, abbates, priores).

À la différence des sources précédentes, ce texte met explicitement en avant le rôle joué par une élite de spécialistes dans la conservation de la mémoire des actes juridiques. Au vu du contexte documentaire, il est aisé de les reconnaître dans les figures des notaires chargés de composer le registre. Leur monopole de l’écrit se trouve par ailleurs reconduit à une origine divine. Menacé dans ses fondements, l’ordre du monde, qui s’incarne dans la stabilité des possessions seigneuriales, est soutenu par l’action de ces spécialistes. Ainsi, par l’évocation d’une préoccupation divine pour l’ordre temporel, le préambule en vient à justifier l’existence de deux élites : celle des notaires et celles des seigneurs.

Plusieurs éléments suggèrent l’insertion de ce type de préambules dans le contexte régional de la fin du Moyen Âge. Les archives d’une autre grande abbaye romande, celle des chanoines augustins de Saint-Maurice d’Agaune, conservent en effet un document présentant un texte identique à ceux rassemblés dans l’ensemble C. Il s’agit du prologue du terrier rédigé en 1508 par le notaire Jean Défago pour les biens de la sacristie du monastère valaisan[40]. L’hypothèse d’une typologie régionale de ce type de préambules est suggérée aussi par la mention du même commissaire et secrétaire ducal de la cour de Savoie, Gabriel Barilliet, de Gingins, dans la moitié des textes de ce troisième ensemble[41], auquel nous pourrions associer le notaire Jacques Gibert, lui aussi originaire de Gingins[42].

Ensemble D. Le don divin de l’intellect et le « remède des lettres »

Quant au dernier ensemble, celui-ci regroupe certainement les cinq textes les plus créatifs du corpus. Leur originalité se situe certainement dans l’emploi fréquent – et libre – de citations tirées des Ancien et Nouveau Testaments, et dans les renvois explicites à deux auteurs fondamentaux pour la culture médiévale, à savoir le philosophe grec du IVe siècle Aristote, et surtout le père de l’encyclopédisme médiéval, Isidore de Séville, évêque et père de l’Église des VIe-VIIe siècles.

Les références à l’Ancien Testament : Salomon et l’Ecclésiaste

Dans quatre de ces préambules intervient la double référence au roi Salomon et au livre biblique que l’on considérait, au Moyen Âge, être l’une de ses œuvres : l’Ecclésiaste (ce dernier est encore cité dans un cinquième prologue). Figure ambiguë de l’Ancien Testament mais récompensée par Dieu avec le don de la sagesse, Salomon fut l’un des modèles du roi sage pour de nombreux princes chrétiens médiévaux[43].Les notaires Jean Mayor et Aymonet Pollens le mentionnent le plus souvent au début des préambules : ils le présentent comme bénéficiant de « l’esprit de prophétie » (spiritu prophecie fultus, cf. annexe 5), « savant et premier parmi les sages » (doctus prudentiumque precipuus Salomon et sapiens sapientium rerum, cf. annexes 7 et 8) et « roi de la paix » (rex pacis, cf. annexe 7). Ces qualificatifs viennent appuyer l’autorité de la citation de l’Ecclésiaste sur la succession des générations humaines opposées à la stabilité du monde :  generatio preterit geneatio advenit, terra autem in eternum stat (cf. annexes 5 à 8)[44].Un autre proverbe, plus célèbre, évoquant la corruptibilité ou « vanité » du siècle[45] est aussi indirectement cité dans les préambules des registres Fj 137 (de vanitate seculi, cf. annexe 5) et Fj 64 (ea que celi ambitu continentur vanitati subiacent et corrupcioni, cf. annexe 9).

Les références au Nouveau Testament : les épîtres de Paul et de Jacques

Pour ce qui est des références néotestamentaires, celles-ci apparaissent seulement dans les préambules des terriers du Lac de Joux Fj 8 et Fj 64. Dans le premier, le chapitre 15 de l’épître de Paul aux Romains est explicitement cité et immédiatement suivi d’une citation modifiée du verset 15,4 dans lequel est évoquée la nécessité de préserver dans la « pensée des hommes » tout ce qui avait été écrit pour leur édification : Romanorum 15 astruat quecumque scripta ad nostrarum fore doctrinam scripta hoc etiam mentis hominum abesse non debet (cf. annexe 7). Ce passage de l’épître a été habilement exploité par Jean Mayor et Aymonet Pollens pour le mettre au service de leur discours. Alors que, dans sa lettre, Paul mettait en avant l’utilité du recours aux Saintes Écritures pour nourrir l’espérance des chrétiens, dans le contexte du préambule son affirmation ne nous paraît prendre sens que si renvoyée plus généralement aux écrits laissés par les hommes durant les siècles et dont la préservation devait être garantie[46].

C’est toutefois dans le prologue du registre Fj 64 rédigé pour l’abbaye du Lac de Joux en 1526 qu’apparaît l’emploi de citations bibliques le plus audacieux (cf. annexe 9). Après avoir rappelé avec l’Ecclésiaste la « vanité » et la « corruption » des choses du monde, le texte oppose à ces dernières la perfection de Dieu, « premier semeur des choses » (rerum sator primus), ainsi que la puissance créatrice et ordonnatrice de sa Parole, par laquelle il aurait disposé les facultés propres à chaque créature « selon proportion » :  Qui eus encium virtutis Sue Verbo cuncta creavit ex nichillo, vires rebus imposuit et naturas secundum proporcionem disposuit.

C’est ensuite que le rédacteur attribue à Paul l’affirmation que le Verbe créateur aurait attribué aux êtres humains une « âme rationnelle » afin que ceux-ci soient « les prémices de toutes ses créatures » : Insuper hominum genus anima dotavit rationali, ut essemus prout ait Paulus inicium aliquod totius Sue creature. Or, si dans le verset originel – tiré en réalité de l’épître de Jacques (1, 18) – le titre de « prémices » est de manière plus vraisemblable attribué aux fidèles qui adhèrent à l’Évangile et annoncent ainsi la « nouvelle création » inaugurée par la résurrection de Jésus, au sein du préambule celui-ci est associé à la possession et donc, implicitement, à l’usage des facultés rationnelles par les hommes[47].Le préambule poursuit ultérieurement son discours sur l’intelligence humaine par une citation libre du verset 1, 20 de l’épître aux Romains par lequel l’apôtre des Gentils soutenait la possibilité, pour les païens, de connaître Dieu et ses « perfections invisibles » par l’observation et l’étude de la création, attribuant cette capacité de pénétration des « œuvres » divines aux facultés de l’intellect[48] : Quamvis enim immensitatis fontem summum nequeamus actingere invisibiliter, tamen eiusdem a creatura mundi per ea que facta sunt intellecta a nobis conspiciuntur (cf. annexe 9).

Cette conception – qui fait de l’âme rationnelle des hommes l’attribut premier de leur nature, qui les rapproche de la divinité – a caractérisé l’anthropologie développée par les principaux penseurs chrétiens antiques et médiévaux[49]. Toutefois, malgré son aspect traditionnel du point de vue de la culture médiévale, et en particulier universitaire, cette célébration de l’esprit humain étonne lorsqu’elle est replacée dans son contexte documentaire : un registre de reconnaissances de biens fonciers.

Suivi d’une louange au Créateur, cet éloge de la rationalité aboutit à l’évocation du « remède des lettres » et de l’instrument des copistes, le « stylet », permettant la transmission de la mémoire des actions passées aux générations présentes : Et priorum gesta oculis prensencium opponantur ; licterarum videlicet stilum adhibuit medelam (cf. annexe 9).

Le recours à deux grandes autorités de la culture médiévale : Aristote et Isidore de Séville

L’autorité de la Bible n’est pas la seule sur laquelle se sont appuyés les commissaires Mayor et Pollens pour développer leur discours au sein des préambules. Dans le terrier Fj 6 rédigé pour les biens de Romainmôtier (cf. annexe 6), Aymonet Pollens mentionne explicitement Aristote et le deuxième livre de son De generatione et corruptione, un traité de physique dans lequel le philosophe avait en particulier discuté la transformation des éléments constitutifs des étants corruptibles (animaux, plantes, minéraux etc.). Toutefois, le notaire se contente de résumer son propos en reprenant le titre de son traité : generatio et corruptio perpetuantur. Peu commenté par les auteurs scolastiques, ce traité gagna de l’importance aux XVIe-XVIIe siècle et fut même repris dans une perspective politique par le philosophe et juriste français Jean Bodin (1530-1596)[50]. Ainsi, malgré l’emploi parcimonieux qu’en fait Aymonet Pollens, la mention de ce traité révèle l’insertion – peut-être seulement marginale – du notariat vaudois dans les tendances culturelles de son temps.

Néanmoins, beaucoup plus important a été l’emploi par le clerc Jean Mayor des Étymologies d’Isidore de Séville, une œuvre encore largement présente dans la culture intellectuelle du bas Moyen Âge[51]. Mayor cite à deux reprises le chapitre 3, 1 du livre I (dédié à la grammaire) de l’œuvre d’Isidore[52] –, une première fois dans le préambule du terrier de Romainmôtier Fj 137, et une deuxième (légèrement modifiée) dans le prologue du registre du Lac de Joux Fj 64 (cf. annexes 5 et 9). La citation vient souligner encore une fois la faculté qu’ont les « lettres » de transmettre le discours des « absents » : « lictere sunt indices vocum et signa verborum, quibus tanta vis est, ut dicta nobis absencium sine voce loquantur ».

Placée à la fin de la partie rhétorique du préambule du Fj 64 (cf. annexe 9, f. 1r), la deuxième citation d’Isidore fait référence au chapitre 1, 31 du livre XV des Étymologies, consacré à l’architecture et à la topographie[53]. Cette citation indirecte évoque l’invention et l’emploi du papier (cartarum exortus viminum) pour la réalisation de documents écrits dans la ville égyptienne de Memphis. En rappelant l’origine et l’utilisation de l’écrit par l’ancienne et savante civilisation des Égyptiens, le préambule en parachève donc la célébration.

Ainsi, à l’instar des autres préambules analysés, les prologues de l’ensemble D convergent vers un seul objectif : faire l’éloge de l’écrit et de sa capacité à contrer les défaillances de la mémoire humaine. En déployant les références à l’Ecclésiaste, les auteurs ont souligné l’impermanence et l’instabilité auxquelles sont soumises les choses humaines, c’est-à-dire l’ordre juridique et social. De plus, ce constat a été appuyé sur la mention de figures d’autorité bibliques et philosophiques, tel que Salomon, roi sage par excellence, ainsi qu’Aristote. Nourri vraisemblablement d’une culture plus typiquement cléricale que celle d’Aymonet Pollens – révélée par son usage de la Bible et des Étymologies –, Jean Mayor s’est permis de développer davantage son apologie de l’écrit en le liant à l’usage de l’intellect, don fait aux hommes par le Créateur. De cette manière, le commissaire légitimait non seulement le « remède de l’écriture », mais en venait aussi à justifier sa fonction et celle de sa catégorie sociale, celle des notaires.

La contestation paysanne de la domination seigneuriale des monastères

Relativement tardive, la composition de ces préambules nous impose de nous interroger sur la nature des relations entre les moines et leurs paysans. Plusieurs exemples indiquent en effet que le travail des commissaires se fit dans un contexte de tensions, voire de conflits ouverts avec les tenanciers. Les heurts avaient surtout pour objet la contestation de la condition de mainmortables que les religieux essayaient d’imposer au plus grand nombre d’individus possibles parmi les habitants de leurs terres. Ayant lieu en particulier au XVe siècle, cet effort de généralisation de la mainmorte concernait aussi d’autres régions des Alpes occidentales et se concrétisait par la rédaction de nouveaux terriers dans lesquels était inscrite la nouvelle condition des tenanciers[54].Ainsi à Rougemont, en 1457, le conflit arbitré par le comte François de Gruyère vit l’affrontement du prieur clunisien et de ses hommes, ces derniers refusant de se reconnaître comme mainmortables. Comme l’explique bien Nicolas Carrier, la raison de l’opposition était claire : le prieur, souhaitant que ses paysans déclarent tenir ses biens sub conditione manus mortue et serve conditionis, assimilait mainmorte et servitude, ce qui plaçait les habitants de Rougemont dans une situation jugée honteuse par rapport à celles de habitants libres du village voisin d’Oex[55] .

Bien que n’ayant pas abouti à un conflit ouvert, une situation similaire était celle des habitants de la terre de Romainmôtier. En effet, bien qu’à la différence des habitants de Rougemont, les hommes de Romainmôtier étaient théoriquement considérés comme « libres », ils étaient dans la pratique soumis à une forte dépendance de leur seigneur, ne pouvant ni quitter la seigneurie, ni « jurer bourg, cité, ville ou château » sans l’accord du prieur[56] .Or, comme l’indique Danielle Anex-Cabanis, il s’agissait là d’obligations typiques du servage en place au XIIIe et XIVe siècles[57].Cet assujettissement imposé à des libres par un régime de mainmorte stricte était de toute évidence guidé par le souci du prieuré de maintenir la mainmise sur sa terre. Une telle condition diminuait fortement les capacités juridiques des tenanciers – puisqu’elle les empêchait de laisser un héritage – et nuisait ainsi grandement à leur possibilité de trouver une conjointe[58]. Devenu ainsi équivalent à la condition des taillables – tenus pour socialement inférieurs[59] –, l’état de mainmortables ne pouvait qu’être vécu comme vexatoire et ignominieux par les habitants de Romainmôtier, comme en témoignent aussi bien Aymonet Pollens dans son mémoire sur la condition des hommes du prieuré[60], que les poursuites pour injures menées par ces derniers bien après la conquête bernoise, entre 1562 et 1582[61].

Sans aller jusqu’à la révolte, la lutte des tenanciers contre la tutelle monastique, comme l’a bien montré Vincent Corriol, pouvait prendre des formes « passives » qui se concrétisaient par des actes de désobéissance, voire de chantage[62] . À Baulmes, au début du XVe siècle, la plupart des habitants étaient libres, malgré l’existence de quelques taillables. Pourtant, au début du XVIe siècle, les hommes de prieuré dépendant de Payerne ne consentirent plus à l’obligation de se faire inhumer dans le cimetière de l’église paroissiale – l’une des dernières contraintes imposée par leur condition de dépendants – et « menacèrent de quitter la localité »[63], jouant peut-être aussi sur la concurrence entre seigneuries. Ils obtinrent gain de cause en 1516, la même année de l’affranchissement des derniers taillables de Baulmes[64]. Vraisemblablement soucieux d’assurer la stabilité de ses possessions, l’abbé payernois Jean de La Forest fit lever, cinq ans après, de nouvelles reconnaissances, rassemblées dans le terrier Fk 517 et introduites par un préambule évoquant les menaces qui guettaient les biens temporels des seigneurs et l’ordre du monde tout entier (cf. ensemble C).

Ailleurs, la contestation prit des formes plus violentes, comme l’illustre l’exemple de l’abbaye du Lac de Joux. Décidé à maintenir les habitants du Lieu sous un régime de taillabilité, en 1488 l’abbé Jean de Tornafol fut attaqué physiquement par ses dépendants[65] . Or, si ces derniers sortirent perdants du bras de fer avec le supérieur prémontré, soutenu par le conseil de Savoie, la rédaction d’un nouveau terrier en 1526 pour les reconnaissances des biens du Lieu indique peut-être que la mainmise de l’abbaye sur ses terres et sur ses hommes continuait à être menacée. De plus, le préambule du terrier Fj 9 de 1520 relatif aux fiefs vaudois de l’établissement déclarait explicitement que les droits et les biens de l’abbé s’étaient « effondrés » – proprium est ruinata (cf. annexe 8).

C’est par conséquent dans un contexte de remise en cause ouverte ou passive par les paysans de la tutelle monastique que les abbés et les prieurs du Pays de Vaud firent rédiger des terriers accompagnés d’un préambule justifiant la fixation par l’écrit des reconnaissances des biens des monastères et donc leur domination sur leurs dépendants et sur leurs terres.

Conclusion

L’examen des préambules commandités par les supérieurs des grands monastères vaudois entre le milieu des XVe et XVIe siècles a révélé un discours visant à légitimer les instruments de la domination seigneuriale et la fonction remplie spécifiquement par les commissaires. Cette légitimation se fondait le plus souvent sur l’exaltation de la permanence de l’écrit. Plusieurs notaires ont joint cette justification à la nécessité de garantir la stabilité d’un ordre social d’origine divine. D’autres, enfin, ont fondé leur défense des actes écrits sur l’autorité du texte biblique, d’Aristote ou d’Isidore de Séville. Si la fonction des préambules a pu être mise en évidence, la part respective des rôles joués par les commissaires et par les supérieurs des établissements dans le choix du contenu justificatif reste incertaine. Nous pouvons néanmoins supposer qu’une certaine liberté était accordée par les abbés et les prieurs aux notaires chargés de composer les registres de reconnaissances.

L’analyse a également mis en lumière les liens entre l’élaboration des préambules et les relations conflictuelles entre moines et paysans. Confrontés à la contestation d’un régime assimilable au servage, les supérieurs des établissement monastiques réagirent en réaffirmant leurs droits sur leurs possessions et leurs tenanciers. De surcroît, dès le premier quart du XVIe siècle, de nouvelles menaces virent inquiéter la pérennité du pouvoir temporel des monastères vaudois. En effet, en 1525, la guerre des Paysans allemands, influencée par des courants radicaux de la Réforme opposés aux privilèges des élites laïques et ecclésiastiques, s’étendit jusqu’aux régions alémaniques. Des couvents furent même pris d’assaut et l’autorité du prince-abbé de Saint-Gall fut contestée[66].

Quel que fut l’écho de ces bouleversements chez les religieux vaudois, ces derniers durent aussi faire face dès la fin des années 1520 à la prédication des réformateurs Farel et Viret et, même si les ministres calvinistes – à l’instar de Luther – ne contestaient pas le pouvoir des seigneurs, la nouvelle confession ne pouvait admettre l’existence d’une élite à la fois spirituelle et temporelle de chrétiens, incarnée par les moines et les frères mendiants. Ce fut Berne qui se chargea de concrétiser cette doctrine, en décrétant par le second édit de Réformation du 24 décembre 1536 la suppression du clergé catholique et de la vie régulière dans le Pays de Vaud[67].


Annexes

Annexe 1 : ACV, Ff 448, Extrait du préambule des reconnaissances des fiefs vaudois de Montheron, 1456-1459, f. 1r

In nomine Domini amen. Rerum mater experiencia prudenter edocuit actus et actiones hominum, scripturam conmicti custodie, ne exsufflare possit mondi dolus aut temporum prolixitas. Ymo itaque humana fragilitate actenta illas innovare decrevit et ea que per modernorum presenciam peraguntur licterarum testimonio conmendari, ut confectarum paginarum sermo et memoria in posteros dirigantur et facilior de eisdem quociens reddatur probacio […].

Annexe 2 : ACV, Fc 155, Extrait du préambule des reconnaissances des biens du territoire de Rougemont, 1551, f. 0r-0va

Proesme. A tous ceulx qui cis presentes verront, liront et ourront lyre. La grace et paix de Dieu le Père, par son seul filz Jesu Crist nostre seigneur, avecq la communication du Sainct Espryt soit donnée, amen. Et pource que la memoyre des hommes est labile, aussi[68] scavoir tout sans riens point oblier est chose plus divine que humayne, a rayson des negoces, empeschemens et affayres aulxquels l’homme est implicqué journellement. Pour laquelle chose les anciens, par meure deliberacion et providence, ont decreté, estably et ordonné que les actes et contractz faictz entre les humains soyent redigés et mys par escript affin que le bon tesmognage des instrumens auctenticques et fideles lettres ont aye tousjours memoyre de telz actes et contractz, et ce que la fragilité de humayne memoyre ne peult longuement retenir et en aurir souvenance, sinon par escriptures autenticques, permanentes et durantes / a tousjours, mais non seulement aux modernes et presens, mais aux posteres qui doisvent après venir et absens […].

Annexe 3 : ACV, Fi 16, Préambule d’une grosse relative aux biens du territoire de Bassins, 1460, f. 1r-1v

Ihesus Maria. In nomine Domini, amen. Ab exordio fragilitatis humane, prothoparentis nostri contaminata condicio, jam oblivionis vicio circundata, in periculum tocius posteritatis sequute formam, Pro dolor! induit transgressoris in penam, incidens divine dampnacionis eterne. Cum igitur memorie virtutis insidians effrenus lapsavit per mondum et varia jam forent propter hoc scandala subsequuta repulularent recisa, suscitarent sopita, sepulta resurgerent et modernis lucida obscura redderentur futuris, adversus oblivionis dispendium de scripture suffragio prudentum cautela providit ut gestorum / ordine non corrupto sermones parcium dirigentur in posteros, et infuso ymagina virtutis effectu quo gesta fuere velud presencia futuris lucida stabili preservacione paterent. Ea propter ad eternam rei geste memoria sequitur extenta recognicionum feudorum, homagiorum, censuum, reddituum, usagiorum et aliorum serviciorum spectantum et pertinencium illustri ac reverendissimo in Christo patre et domino domino Johanni Ludovico de Sabaudia, apostolice Sedis prothonotario, commendatorioque et administratori abbatie et monasterii Paterniaci, Cluniancensis ordinis et membrorum eiusdem ad causam prioratus sui Bassini, Gebennensis dyocesis et membrorum eiusdem, per me Johannem Challeti de Cossonay, notarium auctoritate imperiali publicum, curiarumque illustrissimi principio domini nostri Sabaudie ducis, Ballmatus unandi et castellaniarum eiusdem juratum ab eodem reverendissimo in Christo patre commendatorio specialiter deputatum. Incepta et finita vigere commissionis de ipsis extenta michi factis diebus et annis inferius descriptis.

Annexe 4 : ACV, Fi 244, Préambule des reconnaissances des biens de Bonmont situés à Chéserex et à Gingins, 28.7.1485, f. 1r

[…] Quoniam memoria humani generis labilis est et oblivionis naufragio est subjecta, res enim geste inter terrigenos per discursus lapsa temporum possent ex labilitate predicta deperiri nec possent ad vetustatem debitam devenire, nisi per personas auctenticas et publicas opitulante stellifero orbis tocius Conditore tenaciter scripturarum custodire debite fuerint commendate. Ex qua causa, multa scandalla, lites, iurgia, rumores pariter et querele possent nasci et oriri venturis temporibus in seculo, domini namque magnates, nobiles, episcopi, abbates, priores et alii populorum rectores possent eorum substancias temporales acque dominia periclitanter perdere, ex quibus sequeretur tocius mondi latitudinem perturbari. Igitur prefati dominus abbas et religiosi, predicta sua extentas recogniciones et patrimonium dicti sui monasterii, debite ad rei geste memoriam in futurum habendam voluerint in formam publicam redigi per nos jam dictos commissarios […].

Annexe 5 : ACV, Fj 137, Préambule des reconnaissances et du Plaid
général de la Terre de Romainmôtier, 1497-1499, f. 0va-0vb

Quia sicut adeo spiritu prophecie fultus Salomon precipuus in suis proverbys de vanitate seculi[69], differens infert pro in hoc seculo[70] nulla repetitur constancia. Sed ut oculenter apparet, ea que aperitis cum omni industria et probitate aguntur successu die cunvergunt in oblivionem et confusionem, cum eciam ille adeo doctus superius nominatus Salomon, rex pacis, Ecclesiaste primo de corrupcione dictans : « generacio preterit generacio advenit, terra autem in eternum stat »[71]. Qua de causa prudentum cum cautela decrevit ea licterarum elementis eternari. Quam ut ayt Ysidorus libro primo capitulo tercio : « littere autem sunt indices rerum, signa verborum, quibus tanta vis est, ut nobis dicta absencium sine voce loquuntur[72]. » Expedit ergo diucius reminisci perpetuus et mors et oblivionis infectio quibus humana natura subjacet huius objecti elise reddantur et que per nos nunc aguntur posteriorum oculis infuturum reminiscantur et[73] appareant. Hac de causa nobiles burgenses et incole huius opidi et ville Romanimonasterii, in hoc volumine jura eorum informaciones documenta et recognitiones, tam ville quam confratriarum suarum Sancti Spiritus, Nicolai et eligi stipulari et signari jusserunt per providum virum Johannem Maioris notarium de Romanimonasterii et certos alios ut infra, a die quod de presente volumine fiat de eorum rebus et bonis unum corpus.

Annexe 6 : ACV, Fj 6, Extrait du préambule des reconnaissances
des biens de l’église de Romainmôtier situés en Franche-Comté,
1499, f. 3r

Sicut successu temporis homines oriuntur et inde ad terram corpora unde orta sunt recadunt, quo fit ut, nisi cauthela adhibita fuisset, ipsorum gesta etiam haberentur caute provisum est a maioribus nostris, quorum doctrina fulti sumus ut quod placeret servari vel diutus reminisci litterarum elementis eternaretur, nequeunt homines semper vivere. Sed ut ait ille peritorum supremus et egregius concionator Ecclesiastes : « generatio preterit generatio advenit, terra autem in eternum stat.»[74] Quod postea sentiens phillozophus Aristoteles secundo De generatione ait quod generatio et corruptio perpetuantur[75]. Hac occasione motus reverendus dominus Michael de Sabaudia, Sedis postolice prothonotarius et commendatarius perpetuus prioratus Romanimonasterii, pro se et conventu, eiusdem recognitiones jurium et bonorum que ipsa ecclesia Romanimonasterii habet in villis de Bannans, Sancta Columba, Vaul et Chantagrue voluit renovari per notarios subscriptos.

Annexe 7 : ACV, Fj 8, Extrait du préambule d’une grosse concernant des fiefs vaudois du Lac de Joux, 28.12.1520, f. 0vc

Cum ille nec tantum beatus sed ut pote ad celum raptus de Dei arcanis imbutus, Romanorum 15 astruat quecumque scripta ad nostrarum fore doctrinam scripta hoc etiam mentis hominum abesse non debet[76] , quod ille adeo doctus prudentiumque precipuus Salomon, rex pacis, interpretatus Ecclesiaste intercetera de corruptione dictans, erupit quod : « generatio preterit generatio advenit, terra autem ineternum stat[77] . » Prudentium enim cauthela decrevit ea que per nos aguntur posterorum oculis infuturum inservatur, licterarum elementis eternari quorum ad communem utillitatem expedit reminisci, quathenus et mors et oblivionis infectio quibus humana fragillitas subjacet huius objecti medio elise reddantur. Hac ratione motus, reverendus in Christo prior dominus Glaudius de Staviaco, Bellicensis episcopus. abbatiarum Altecombe et Lacus Juriensis commendatarius et dominus perpetuus, cui proprium est ruinata, restaurare tam in edifficiis quam titulis beneficiorum suorum, prout satis gesta sua multum apparent voluit, jura et predia census et reddictus dicte sue abbatie Lacus Juriensis restaurare, hanc presentem extentam villagiorum in hoc volumine descriptorum et etiam aliorum ad dictam abbatiam Lacus Juriensis pertinentis in certis aliis libris descriptorum jussit per juratos subscriptos stipulari […].

Annexe 8 : ACV, Fj 9, Extrait du préambule d’une grosse concernant des fiefs vaudois du Lac de Joux, 28.12.1520, f. 0r-0v

Non abdere cautum est ab antiquis ea licterarum elementis annotari que ad communem utillitatem neccessaria veniunt. Eum ille precipuus sapiens sapientium rerum Salomon cum Ecclesiastes jam diu est, eruperit quod : « generatio preterit generatio advenit, terra autem ineternum stat. »[78] Unde seniorium cautela advenit quod ea que presencialiter aguntur licteris commendari, ut ad posteros transseat cognitio preteritorum et que mos et oblivio adnullare conantur licterarum pratica adjuventur. Ac ratione motus, reverendus in Christo pater dominus et dominus Glaudius de Staviaco, Bellicensis episcopus, abbaciarum Altecombe et Lacus Juriensis commendatarius et dominus perpetuus, cui proprium est ruinata, restaurare tam edifficiis quam titulis bonorum benefictiorum suorum prout satis gesta sua multum apparent, volens jura predia census et reddictus dicte sue abbacie Lacus Juriensis renovari et restaurare, extentam presentem villagiorum in hoc parvo lumine descriptorum et eciam aliorum ad dictam abbaciam Lacus Juriensis pertinentis in certis aliis libris descriptorum jussit, per juratum subscriptum cuius commissionis tenor talis est.

Annexe 9 : ACV, Fj 64, Préambule d’un recueil composite (reconnaissances des habitants du Lieu de 1526, copies d’actes du XIIe siècle etc.), 1526, f. 1r-1v

Non ignoranter prudens ille et inter alios peritissimus Salomon Ecclesiastes primo ait quod ea que celi ambitu continentur vanitati  subiacent et corrupcioni[79] . Non enim comperitur quid quem perfectum nisi ille rerum sator primus. Qui eus encium virtutis Sue Verbo cuncta creavit ex nichillo, vires rebus imposuit et naturas secundum proporcionem disposuit. Insuper hominum genus anima dotavit rationali, ut essemus prout ait Paulus[80] inicium aliquod totius Sue creature. Quamvis enim immensitatis fontem summum nequeamus actingere invisibiliter, tamen eiusdem a creatura mundi per ea que facta sunt intellecta a nobis conspiciuntur[81] . Laus ergo Cristi Deo qui hominis firmavit nativitatez et deffective eius nature salubrem qua incorporata foveatur. Et priorum gesta oculis presencium opponantur ; licterarum videlicet stilum adhibuit medelam. Sane ut ait Ysidorus : « lictere sunt indices vocum[82] et signa verborum, quibus tanta vis est, ut dicta nobis absencium sine voce loquantur. »[83] Harum igitur suffragio usus in Memphi civitate Egipti, secundum eundem Ysidorum, cartarum exortus viminum[84] utilitati, inde succurrit nam quod ratum homines esse volunt cartis et in manibus statutus commendant. Et quia aliquando transferuntur et sepe translate dantur oblivioni, caute ydeo in uno volumine texi, ceperunt ut si forte ex universitate aliquid frustrari contingat corpus tamen integrum semper remaneat. Ea ideo motus racione, reverendus in Christo pater, dominus Glaudius de Staviaco, Dei et appostolice Sedis gracia Bellicensis episcopus et dominus abbaciarum Altecombe, Lacus Juriensis ac prioratus Romanimonasterii commendatarius, et dominus perpetuus Lausannensis dyocesis, in presenti volumine voluit et stipulando rogavit notari per me Johannem Maioris clericum de Romanomonasterio, auctoritatibus appostolica et imperiali notarium publicum et curiarum officialatus Lausanne et Ballmatus unandi juratum, recogniciones hominum de Loco et rerum suarum acque censuum et onerum annualium per ipsos debitorum dicte abbacie. Et quia nuper inter ipsum abbatem et dictos homines de Loco, occasione dictorum onerum orta fuit differendos et postea extitit medio tractatu sopita, ideo tractatus ipse ymo ad edifficacionem huiusmodi negocii jura antica dicte abbatie in quibus de dote de immunitate dicte abbatie tractatur in presenti volumine preponuntur. Et est sciendum quod recogniciones, quae sunt abbreviate per etc., debent extendi secundum tenorem et per clausulas prime recognicionis. Prout actestor ego ipse Johannes Maioris teste signo meo hic apposito. Idem Johannes Maioris[85]   commissarius. 

Annexe 10 : Principaux établissements religieux romands au bas Moyen Âge

Carte tirée de : Ernst TREMP, « Les réseaux monastiques » in Jean-Daniel MOREROD, Jean-Pierre FELBER, Agostino PARAVICINI BAGLIANI et Véronique PASCHE (dir.), Les pays romands au Moyen Âge, Lausanne, Payot, 1997, p. 157.


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[1] Vincent Corriol, « Le temporel ecclésiastique et sa gestion à l’heure de la monétarisation de l’économie » in Marie-Madeleine de Cevins, Jean-Michel Matz, Structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident latin (1179-1449), Rennes, PUR, 2010, p. 464-465.

[2] Danielle Anex-Cabanis, Le servage au Pays de Vaud (XIIIe-XVIe siècle), Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 1973 (Bibliothèque historique vaudoise, 47), p. 313-315.

[3] Jean-François Poudret avec la collab. de Marie-Ange Valazza Tricarico, Coutumes et coutumiers : histoire comparative des droits des pays romands du XIIIe à la fin du XVIe siècle. Partie II : Les personnes, Berne, Staempfli, 1998, p. 420, 559.

[4] Nicolas Carrier, Les usages de la servitude : seigneurs et paysans dans le royaume de Bourgogne (IVe-XVe siècle), Paris, PUPS, 2012, p. 322.

[5] Maria Milagros Cárcel Ortí (éd.), Vocabulaire international de la diplomatique, Valencia, Universitat de València, 1994, p. 113.

[6] Ibid., p. 114.

[7] D’après Michel Parisse, « on peut aussi appeler ‘‘prologues’’ ces textes liminaires, qu’il convient de distinguer nettement de ce qui suit aussitôt et qui est souvent une présentation des circonstances d’établissement de l’acte […] ». Cf. Michel Parisse, « Préambules de chartes » in Jacqueline Hamesse (éd.), Les prologues médiévaux : actes du Colloque international organisé par l’Academia Belgica et l’École française de Rome avec le concours de la F.I.D.E.M. (Rome, 26-28 mars 1998), Turnhout, Brepols, 2000 (Textes et études du Moyen Âge, 15), p. 141.

[8] Maria Milagros Cárcel Ortí (éd.), Vocabulaire international de la diplomatique, op. cit., p. 56-57.

[9] Cf. notamment Didier Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (Xe-XVe siècle), Lyon, PUL, 2001 ; Vincent Corriol, Les serfs de Saint-Claude : étude sur la condition servile au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2010.

[10] Cf. Monique Bourin, Pascual Martínez Sopena (éd.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (XIe-XIVe siècles) : les mots, les temps et les lieux, Colloque tenu à Jaca du 5 au 9 juin 2002, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007 ; Harmony Dewez, Lucie Tryoen (dir.), Administrer par l’écrit au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019 (LAMOP, 6).

[11] Ma thèse de doctorat en cours, réalisée à l’Université de Lausanne (UNIL) sous la direction du Prof. Bernard Andenmatten, s’intitule Vie conventuelle et fonction sociale des monastères vaudois à la fin du Moyen Âge (XVe-XVIe siècles).

[12] Il s’agit du prieuré clunisien de Rougemont, supprimé en 1555.

[13] Chavannes-près-Renens (Canton de Vaud, Suisse), ACV, section F, Terriers, fonds : Fb, Généralités sur les terriers pour le Pays de Vaud ; Fc, Gouvernement d’Aigle et Gessenay ; Fd, Hôpital de Villeneuve ; Fe-Fee, Baillage de Vevey et Chillon ; Fg, Bailliage de Morges ; Ff, Bailliage de Lausanne ; Fh, Bailliage d’Aubonne ; Fi, Bailliage de Nyon et Bonmont ; Fj, Bailliage de Romainmôtier ; Fk, Bailliage d’Yverdon ; Fm, Gouvernement de Payerne ; Fn, Bailliage de Moudon ; Fo, Bailliage d’Oron ; Fp, Bailliage d’Echallens ; Fq, Bailliage de Grandson ; Fr, Canton de Fribourg ; Ft, Cantons de Berne et Neuchâtel ; Fu, Cantons de Genève, départements de l’Ain et de la Haute-Savoie.

[14] L’indication des feuillets ou des pages des registres mentionnés ne concerne que les parties des préambules étudiés dans le cadre de cet article.

[15] Il s’agit des fiefs situés à Cugy, Morrens, Bretigny-sur-Morrens, Bottens, Poliez-Pittet, Poliez-le-Grand, Boussens, Oulens-sous-Échallens, Assens, Les Chavannes-près-Échallens, Échallens, Éclépens, Villars-Sainte-Croix, Villars-le-Terroir, la grange du Buron (Villars-le-Terroir) et Vuarrens.

[16] Jean Besson procéda à l’affranchissement des taillables de Froideville en 1456 ainsi que d’une partie des habitants de Boulens en 1457 et 1461. Cf. Isabelle Bissegger-Garin, « Montheron », in Patrick Braun et Cécile Sommer-Ramer (éd.), Die Zisterzienser und Zisterzienserinnen, die reformierten Bernhardinerinnen, die Trappisten und Trappistinnen und die Wilhelmiten in der Schweiz, Berne, Franck Verlag, 1982 (Helvetia Sacra III/3/1), p. 336-337.

[17] Il s’agit des fiefs situés à Les Allamans (Rougemont), Le Vanel (Rougemont) et La Condémine (Rougemont).

[18]  Pierre-Yves Favez, « Rougemont », in Hans-Jörg Gilomen (éd.), Die Cluniazenser in der Schweiz, Bâle; Francfort-sur-le-Main, Verlag Helbing & Lichtenhahn, 1991 (Helvetia Sacra III/2), p. 614-616, 640-641.

[19] Signalons néanmoins que son contenu est reproduit de manière identique dans le prologue du registre ACV. Fi 245, rédigé en 1490 et rassemblant les reconnaissances des biens de l’église de Gingins. Bien que cette dernière fût placée dans le territoire de l’abbaye de Bonmont et que son abbé, Aymon de Divonne, fût lié à la famille noble de Gingins (branche collatérale des Divonne), elle ne figure pas parmi les églises soumises au patronat de l’abbaye à la fin du XVe siècle. Cf. Kathrin Utz-Tremp, « Bonmont », in Patrick Braun et Cécile Sommer-Ramer (éd.), Die Zisterzienser und Zisterzienserinnen, op. cit., p. 87-127.

[20] Germain Hausmann, « Bassins », in Hans-Jörg Gilomen (éd.), Die Cluniazenser in der Schweiz, op. cit., p. 462-463. Cette grosse rassemble les reconnaissances levées à Trélex, Begnins, Vich, Marsins (Vich), Volota (Le Vaud), Le Vaud, Luins, Bassins et Marchissy.

[21] La date de rédaction de ce préambule n’est pas indiquée, mais elle a été estimée à partir des dates des reconnaissances qui suivent le prologue.

[22] Il s’agit des fiefs localisés à Chéserex, Gingins, Duillier, La Rippe, Collex (Collex-Bossy, Genève), Saint-Jean de Gonville (Ain), Cessy (Ain), Vésenex (Ain), Chavannes-de-Bogis, Grange-de-Bogis (Bogis-Bossey), Tutegny (Ain), Céligny, Versoix, Divonne (Ain), Crassier et Chavannes-des-Bois.

[23] Il s’agit des fiefs de Cossonay, La Chaux, Allens (Cossonay), Sullens, Dizy, Chavannes-le-Veyron, Senarclens, Aclens, Vullierens, Lonay, Penthaz, Penthalaz, Lussery, Crissier, Perroy et Daillens.

[24] Le registre Fi 199 contient les reconnaissances levées à Burtigny, Begnins, Gland, Nyon, Gingins, Givrins, Genolier, Volota (Le Vaud), Le Vaud, Bassins, Luins, Trélex, Vich, Clarens (Vich) et Marchissy.

[25] Le registre Fi 41 rassemble les reconnaissances levées à Trélex, Gingins, Givrins, Vich, Begnins, Burtigny, Marchissy, Luins, Vaux-sur-Morges, Le Vaud et Bassins.

[26] Les reconnaissances de 1497-1499 furent levées à Romainmôtier, Croy, Bofflens, Arnex, Bretonnières, Premier, Vaulion, Envy, Juriens, La Praz et Mont-la-Ville.

[27] Il s’agit des fiefs localisés à Bannens, Chantegrue, Sainte-Colombre et Vauz.

[28] Alexandre Pahud, Le couvent de Romainmôtier du début de l’époque clunisienne à la fin du XIIe siècle : étude archivistique, diplomatique et historique, suivie de l’édition du chartrier, Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande, 2018 (MDR, t. 16, 4e série), p. 25-26. Pollens composa également un mémoire – datant probablement de 1497 et analysé par Jean-François Poudret – sur la condition des habitants de la Poté de Romainmôtier, auquel il ajouta un préambule détaillant l’histoire du monastère et de ses droits temporels, édité par Frédéric de Charrière. Cf. « Notice du Commissaire Aymonnet Pollens sur le Monastère de Romainmotier » in Frédéric de Charrière (éd.), Recherches sur le couvent de Romainmôtier et ses possessions, Lausanne, M. Ducloux, 1841 (MDR, t. 3, 1e partie), LXXIII, p. 807-810. Pour le mémoire de Pollens, cf. BCUL, Miscellanea, F 991, p. 60-73 ; Jean-François Poudret, « La condition personnelle des habitants de la Terre de Romainmôtier : remarques à propos d’un mémoire du commissaire Pollens », in Jean-Daniel Morerod (dir.), Romainmôtier : histoire de l’abbaye, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 2001 (Bibliothèque historique vaudoise, 120), p. 195-203.

[29] Le registre Fj 8 rassemble les reconnaissances des fiefs de Cuarnens, Chavannes-le-Veyron, Villars-Bozon (L’Isle), Pampigny, Cottens, Ballens, Mollens, Montricher, L’Isle, La Coudre (L’Isle), Mont-la-Ville, La Praz et Moiry. De son côté, le Fj 9 concerne les fiefs d’Orbe, Orny, Saint-Didier (Pompaples), Pompaples, Rances, Chavornay, Épendes, Suchy, Échallens, Polier-le-Grand, Bioley-Orjulaz, Oulens-sous-Échallens, Éclagnens, Penthéréaz, Villars-le-Terroir, Goumoëns-la-Ville et Bettens.

[30] Les confirmations des droits du Lac de Joux contenues dans le Fj 64 ont été éditées par Claire Martinet dans L’abbaye prémontrée du Lac de Joux : des origines au XIVe siècle, Lausanne, UNIL, Fac. des lettres, Sect. d’histoire, 1994 (CLHM, 12).

[31] Les reconnaissances contenues dans le Fj 64 ont été levées à L’Abbaye, Le Lieu, Les Charbonnières (Le Lieu), Vaulion, Juriens, Romainmôtier et La Praz.

[32] Il s’agit notamment d’abergements réalisés par Claude d’Estavayer en 1531 ou encore d’autres reconnaissances obtenues des habitants du Lieu et datant de la première moitié du XVe siècle.

[33] ACV, Ff 448, f. 1f.

[34] ACV, Fc 155, f. 0r-0va.

[35] ACV, Ff 155, f. 0r-0va.

[36] ACV, Ff 448, 1f.

[37] ACV, Ff 155, f. 0r-0va.

[38] Rappelons à ce titre un extrait du prologue d’une charte de franchise édictée par l’abbé de Marmoutier (Alsace) en 1144 : memorie et firmitatis gratia, quia labilis est hominum memoria et sine litteris and omnia facilis irrepit oblivio… Cf. Johann Daniel Schöpflin (éd.), Alsatia Aevi Merovingici, Carolingici, Saxonici, Salici, Suevici Diplomatica, Mannheim, 1772, t. 1, p.230, cité par Joseph Morsel, « À la recherche des préambules des chartes de franchises dans l’Empire » et François Menant, « Pourquoi les chartes de franchises italiennes n’ont-elles pas de préambule ? » in Monique Bourin, Pascual Martínez Sopena (éd.),  Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial, op. cit., p. 292-293 et 268-269.

[39] Moins commun que les autres pièces du corpus, le préambule payernois trouve un écho dans le début du prologue des coutumes de Merville (Normandie), daté de 1307 : Quoniam transgressio divini precepti primo parenti et posteris omnibus natis suis ad malum pocius quam ad bonum induxerat pravitatem… Cf. Célestin Douais, « La coutume de Merville 1307-1359 », Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 15 (1891), p. 578, cité par Mireille Mousnier, « Seigneurs en quête d’universitas dans la France méridionale » in Monique Bourin, Pascual Martínez Sopena (éd.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial, op. cit., p. 226.

[40] Arch. Abbaye Saint-Maurice, REC 0/0/428, fol. 1r. Cf. Bernard Andenmatten, et al., Écrire et conserver, Saint-Maurice, Fondation des Archives historiques de l’Abbaye de Saint-Maurice ; Lausanne, Université de Lausanne, Fac. des Lettres, Section d’histoire, p. 58-59.

[41]ACV, Fg 364 ; Fi 199 ; Fi 244.

[42] ACV, Fi 243.

[43] Jean-Patrice Boudet, « Le modèle du roi sage aux XIIIe et XIVe siècles : Salomon, Alphonse X et Charles V », Revue historique, 110/3 (2008), p. 545-566. Sur l’importance de la figure de Salomon dans la culture intellectuelle médiévale, cf. également Jean-Patrice Boudet, et al. (dir.), Le roi Salomon au Moyen Âge : savoirs et représentations, Turnhout, Brepols, 2022.

[44] Ecc 1, 4, d’après la Vulgate. Cf. Biblia Sacra : iuxta vulgata versionem : editio minor, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1984, p. 986.

[45] Eccl 1, 2, d’après la Vulgate : vanitas vanitatum dixit Ecclesiastes, vanitas vanitatum omnia vanitas. Cf. ibid., p. 986.

[46] Rm 15, 4, d’après la Vulgate : quaecumque enim scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt, ut per patientiam et consolationem scripturarum spem habeamus. Cf. ibid., p. 1766.

[47] Jc 1, 18, d’après la Vulgate : voluntarie genuit nos verbo veritatis, ut simus initium aliquod creaturae eius. Cf. ibid., p. 1859.

[48] Rm 1, 20, d’après la Vulgate : invisibilia enim ipsius a creatura mundi, per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur… Cf. ibid., p. 1750.

[49] Cela concerne aussi bien les Pères de l’Église des IIIe-Ve siècles que les intellectuels des XIIIe-XVe siècles. Sur la centralité du rôle attribué à l’intellect humain dans l’accomplissement de la vie chrétienne par les penseurs et les mystiques du bas Moyen Âge, cf. en particulier Alain de Libera, La mystique rhénane : d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Seuil, 1994.

[50] Joëlle Ducos, Violaine Giacomotto-Chiara (dir.), Lire Aristote au Moyen Âge et à la Renaissance : réception du traité Sur la génération et la corruption, Paris, Honoré Champion, 2011 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 10).

[51] Jacques Elfassi et Bernard Ribémont, « La réception d’Isidore de Séville durant le Moyen Âge tardif (XIIe-XVe s.) », Cahiers de recherches médiévales, 16 (2008), p. 1-5.

[52] Isidore de Séville, Etymologies. Livre I, établi et trad. par Olga Spevak, Paris, Les Belles Lettres, 2020, p. 7

[53] Isidore de Séville, Etymologies. Livre XV, ibid., p. 15, 17 : Memphin ciuitatem Aegypti edificauit Epaphus Iovuis filius, cum in secunda Aegypto regnaret. Haec est urbs ubi charta nascitur, ubi etiam optimi mathematici fuerunt.

[54] De nouveaux terriers furent composés par exemple à Saint-Gingolph, dans le Chablais, en 1436. Cf. Nicolas Carrier, Les usages de la servitude, op. cit., p. 328.

[55] « Prononciation de François Ier, comte de Gruyère, entre le prieur de Rougemont, d’une part, et la communauté de ce lieu, d’autre part, au sujet de la mainmorte et d’autres points. 1456 (1457), janvier 3 », in Monuments de l’histoire du comté de Gruyère et d’autres fiefs de la maison souveraine de ce nom, éd. par J. J. Hisely et J. Gremaud, Lausanne, Bridel, 1867-1869, vol. 2 (MDR, 1e série, t. 23), n°226, p. 56-59. Cf. également Nicolas Carrier, ibid., p. 331-332.

[56] Danielle Anex-Cabanis, Le servage au Pays de Vaud, op. cit.,  p. 318-320.

[57] Ibid., p. 320.

[58] Ibid., p. 331, 355.

[59] Ibid., p. 369.

[60] BCUL, Miscellanea, F 991, p. 63.

[61] Jean-François Poudret, « La condition personnelle des habitants de la Terre de Romainmôtier » in Jean-Daniel Morerod (dir.), Romainmôtier, op. cit., p. 202-203.

[62] Vincent Corriol, « Désobéissance, fraude, contestation : luttes passives et formes dissimulées de la résistance dans la paysannerie médiévale » in Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte, XLIXe Congrès de la SHMESP (Rennes 2018), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 315-329.

[63] Germain Hausmann, « Baulmes », in Hans-Jörg Gilomen (éd.), Die Cluniazenser in der Schweiz, op. cit., p. 473.

[64] Ibid., p. 486.

[65] Bernard Andenmatten, « Lac de Joux » in Brigitte Degler-Spengler (éd.), Die Prämonstratenser und Prämonstratenserinnen in der Schweiz, Bâle, Schwabe & Co, 2002 (Helvetia Sacra IV/3), p. 465, 490-491.

[66] Hans von Rütte, « Guerre des Paysans (1525) », trad. par Pierre-G. Martin in Dictionnaire historique de la Suisse, mis en ligne le 3.2.2016. URL : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016525/2016-02-03/

[67]Karine Crousaz, « Berne réforme bon gré mal gré » in Olivier Meuwly (dir.), Histoire vaudoise, Lausanne, BHV, Gollion, Infolio, 2015, p. 259.

[68] Fc 155 aussi aussi.

[69] Référence à Ecc 1, 2, d’après la Vulgate : vanitas vanitatum dixit Ecclesiastes, vanitas vanitatum omnia vanitas. Cf. Biblia Sacra, p. 986.

[70] Mot biffé : ibi.

[71] Ecc 1, 4.

[72] Citation du livre I (chap. 3, 1) des Étymologies d’Isidore de Séville. Cf. Isidore de Séville, Étymologies. Livre I : La grammaire, établi, trad. et comm. par Olga SPEVAK, p. 7. L’édition de Spevak employe le subjonctif loquantur, à la place de l’indicatif loquuntur utilisé ici.

[73] Fj 137 et et.

[74] Ecc 1, 4.

[75] Référence au deuxième livre du traité de physique d’Aristote De generatione et corruptione. Cf. Aristote, De la génération et la corruption, établi et trad. par Marwan RASHED, Paris, Les belles lettres, 2005.

[76] Référence au début de Rm 15, 4, d’après la Vulgate : quaecumque enim scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt, ut per patientiam et consolationem scripturarum spem habeamus. Cf. Biblia Sacra, p. 1766.

[77] Ecc 1, 4.

[78] Ecc 1, 4.

[79] Référence à Ecc 1, 2, d’après la Vulgate : vanitas vanitatum dixit Ecclesiastes, vanitas vanitatum omnia vanitas. Cf. Biblia Sacra, p. 986.

[80] Citation de Jc 1, 18, d’après la Vulgate : voluntarie genuit nos verbo veritatis, ut simus initium aliquod creaturae eius. Cf. Biblia Sacra, p. 1859.

[81] Référence à Rom 1, 20, d’après la Vulgate : invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur sempiterna quoque eius virtus et divinitas. Cf. Biblia Sacra, p. 1750.

[82] Fj 64 vocunt. Il s’agit probablement d’une erreur de copie entre les étapes de finalisation du registre.

[83] Citation modifiée du livre I (chap. 3, 1) des Étymologies d’Isidore de Séville : Litterae autem sunt indices rerum, signa verborum, quibus tanta vis est, ut nobis dicta absentium sine voce loquantur. Cf. Isidore de Séville, Etymologies. Livre I, établi et trad. par Olga SPEVAK, op. cit., p. 7.

[84] Référence au livre XV (chap. 1, 31) des Étymologies d’Isidore de Séville : Memphin ciuitatem Aegypti edificauit Epaphus Iovuis filius, cum in secunda Aegypto regnaret. Haec est urbs ubi charta nascitur, ubi etiam optimi mathematici fuerunt. Cf. Isidore de Séville, Étymologies. Livre XV, établi et trad. par Olga SPEVAK, op. cit., p. 15, 17.

[85] Paraphe.

 

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Éditorial n°17

Après une période de transition, Circé. Histoire, savoirs, sociétés revient en cette année 2024 pour un dix-septième numéro. Nous nous félicitons de l’interdisciplinarité de ce numéro, comme des précédents, ayant à cœur d’ancrer notre revue dans le champ des sciences sociales. Dans cette livraison, les autrices et les auteurs mettent à l’honneur une diversité de thématiques qui fait la richesse de la revue Circé. En premier lieu, l’étude de Séverine Dupuis sur la franc-maçonnerie à Paris au XVIIIe siècle. Son travail articule la construction des sociabilités maçonniques au sein d’une société urbaine à une période d’effervescence socio-politique liée à l’activité des Lumières.

Ce numéro touche également à des objets beaucoup plus matériels. Le travail d’Aude Lazaro se penche sur la fortification des lieux de culte dans la vallée du Var. Le croisement de données archéologiques et documentaires sur un large panel permet de proposer des éléments statistiques sur les interactions entre castrum, castellum et ecclesia. S’agit-il de lieux de culte fortifiés ? De fortifications où sont installés des espaces cultuels ? Quelle est la place de l’habitat ? Ce travail s’inscrit directement dans le renouvellement historiographique en cours sur l’Église grégorienne, le rendant d’autant plus stimulant.

L’article d’Aude Lazaro n’est pas le seul à traiter des rapports de pouvoir au sein de l’Ecclesia. Ian Novotny s’intéresse justement à la domination seigneuriale des monastères dans le Pays de Vaud à la veille de la Réforme. La permanence scripturaire et son authentification par des professionnels de l’écrit tels que les notaires apparaissent comme les bases solides de cette domination. L’étude de Ian Novotny permet aussi de montrer que cette domination ne se fait pas sans interaction entre moines et paysans dans une période particulièrement tendue pour l’Ecclesia. La question de l’écrit et du poids de l’archive est aussi au cœur de l’article de Jean-Charles Daumy. En miroir de celui de Ian Novotny, Jean-Charles Daumy travaille sur des archives privées, celles des La Rochefoucault et plus particulièrement sur celles concernant leur comptabilité.

Nous remercions vivement les auteurs et autrices de cette livraison 2024 ainsi que les chercheurs et les chercheuses qui ont pris le temps de lire et relire ces contributions. Enfin, nous proposons régulièrement un appel à contribution pour ceux et celles qui souhaiteraient proposer et partager leurs travaux récents. Nous avons hâte de vous lire et de vous retrouver dans les pages de notre revue.

Le comité éditorial de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

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