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François Antoine Devaux, littérateur à la cour de Stanislas: exemple d’une réussite sociale transfrontalière par les lettres

Margaux Prugnier

 


Résumé : Principal correspondant de Françoise de Graffigny, François Antoine Devaux (1712-1796) dit « Panpan » est surtout connu aujourd’hui pour avoir été un courtisan et un poétaillon, un faire-valoir et un dilettante lettré. Pourtant, sous le règne de Stanislas, duc de Lorraine et de Bar, il devient successivement académicien et lecteur du roi de Pologne, fonctions consacrant la trajectoire d’un homme de lettres au XVIIIe siècle. Cet article entend montrer que les productions de Panpan (lettres, poésies, pièces de théâtre) dédiées à diverses figures de l’élite lettrée sont autant de moyens pour lui d’être reconnu comme littérateur et de se positionner comme un élément incontournable de la société de cour lorraine. Ces pratiques littéraires témoignent plus largement du rôle d’un certain nombre de femmes et d’hommes de lettres dans la construction d’une identité culturelle lorraine durant la période de rattachement du duché à la France et dans l’Europe des Lumières.

Mots-clés : histoire du littéraire, Lorraine, Lumières, épistolaire, société de cour.


Après un master d’histoire qui portait sur la trajectoire de Louise de Kéralio-Robert (1756-1821), femme de lettres, sous la direction de Monique Cottret et l’obtention de l’agrégation d’histoire, Margaux Prugnier est actuellement doctorante en histoire moderne à l’Université Paris Nanterre, sous la direction de Nicolas Schapira. Dans ses recherches, elle aborde le foyer culturel lorrain du XVIIIe siècle par l’examen des pratiques lettrées des femmes et des hommes qui l’ont fait vivre comme tel dans leurs écrits et dans leurs trajectoires. Elle est aujourd’hui membre du laboratoire MéMo (Centre d’histoire des sociétés Médiévales et Modernes, Paris 8 – Paris Nanterre) et membre du GRIHL (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire, EHESS – Paris 3).

mprugnier@gmail.com


Introduction

S’intéresser aux littérateurs à la cour de Stanislas, dernier duc de Lorraine, permet, d’une part, de s’enquérir de la place des sources littéraires dans les études sur les cours[1]. On considère ici ces témoignages comme autant de productions d’acteurs sociaux qui participent à la vie de cour où l’écrit, comme l’oral, est crucial[2]. Autrement dit, user de sa plume est un moyen d’assurer son existence sociale par lequel le protagoniste participe au rayonnement de la cour. D’autre part, dans la veine des travaux d’histoire sociale sur les milieux littéraires de province, il est question d’observer des trajectoires d’individus constituant ces cercles de sociabilité et de se demander dans quelle mesure les pratiques de littérature sont un moyen de reconnaissance sociale pour ces femmes et hommes. Pour Daniel Roche, les académiciens de province regroupent des hommes de lettres pris entre idéal des Belles-Lettres et exercice d’une fonction dans la société[3]. Ici, il s’agit de se demander à quel point pratiquer la littérature permet un affermissement de la place d’un individu dans la société d’Ancien Régime. A fortiori, dans la proximité d’une cour comme celle de Stanislas et de son Académie, fondée en 1752, se poser en littérateur permet d’espérer des gages, des pensions voire des fonctions. L’exemple de François Antoine Devaux fait, à ce titre, émerger deux questions complémentaires. Que constitue la cour de Stanislas pour un littérateur ? Et que représente le champ littéraire dans ces duchés en voie d’intégration à la France ?

Issu d’une famille de la bourgeoisie lorraine, François Antoine Devaux se fait connaître par les milieux curiaux et intellectuels lunévillois comme littérateur – au sens où il « verse dans la littérature[4] ». Sa trajectoire et l’inscription de son nom d’auteur – Devaux – dans des textes imprimés à Paris lui permettent de confirmer sa position de littérateur et d’accroître le crédit initial de son nom propre[5]. Il fait jouer sa pièce de théâtre, Les Engagemens indiscrets à la Comédie-Française et est élu à la Société royale des sciences et des belles lettres de Nancy en 1752. Son ascension d’homme de lettres est dans le même temps permise par le renforcement de son autre position de courtisan, tant auprès de nobles français que lorrains. Grâce à un double processus, Devaux parvient à s’imposer comme un homme de lettres du XVIIIe siècle : d’un côté en jouant de ses deux identités de littérateur et de courtisan, et, de l’autre, en renforçant son inscription sociale tant à Lunéville qu’à Paris notamment par l’entretien de correspondances, dont la plus importante est celle avec Françoise de Graffigny (1695-1758)[6].

Pour appréhender l’ascension sociale de Devaux, il est possible de saisir l’ensemble de ses ouvrages comme autant d’opérations par lesquels il a pu investir différents champs relationnels. Chaque source dévoile les diverses mises en scène produites par Devaux pour parvenir au succès conjointement dans le monde des lettres et à la cour. Elles rendent également compte de ses multiples inscriptions géographiques. Se pose ainsi la question de ce que ses pratiques de littérature[7] – de courtisan ou de littérateur, de Lorrain ou de Français – procurent à sa trajectoire sociale.

Dans sa correspondance, non seulement avec Françoise de Graffigny mais également avec d’autres figures curiales et lettrées[8], Devaux joue de sa position d’homme proche du pouvoir lorrain et au fait des dernières actualités. L’intimité qui se noue dans ces diverses relations épistolaires se manifeste par l’usage de son surnom, « Panpan », que ce soit de son fait ou de celui de ses correspondants. Il y construit un côté de son personnage, qui est l’image que retient la postérité, à savoir celle d’un homme dévoué aux lettres mais « paresseux » et donc amateur. Ses œuvres imprimées participent quant à elles à l’invention de son nom d’auteur, autant par le simple patronyme apposé sur la page de titre des livres que par des péritextes plus divers mais non moins essentiels comme l’approbation, le privilège, l’avertissement ou encore la dédicace. « Devaux » incarne ainsi un nom respectable d’auteur qui lui permet l’accès à la reconnaissance sociale par les Belles-Lettres. Plus généralement, ses œuvres restées manuscrites comme sa poésie[9] avaient vocation à être connues et ont circulé de son temps[10], constituant autant de moyens d’accroître ses réseaux d’amitié, et donc d’entraide, dans divers cercles de sociabilité. Ses poésies nous renseignent sur ces derniers mais aussi sur sa recherche constante de succès et de reconnaissance. Enfin, les traces de ses activités et de ses fonctions dans les Archives départementales de Meurthe-et-Moselle ou aux Archives nationales témoignent de son évolution sociale. Il devient en effet receveur des finances de Lunéville en 1741, avant d’être nommé en 1752 lecteur du dernier duc de Lorraine et de Bar, Stanislas Leszczynski.

À la croisée de l’histoire des cours et de la culture écrite à l’époque moderne, Devaux est ici questionné comme courtisan, qui a fait son chemin grâce aux Belles-Lettres, aussi bien que comme littérateur qui a été reconnu en faisant vivre les institutions curiales lorraines. En cela, ce travail tend à participer à la compréhension de la littérature au XVIIIe siècle comme instrument d’action dans des trajectoires sociales au contact du pouvoir.

Un littérateur professionnel ? Les étapes d’une réussite sociale par les Belles-Lettres

Si Devaux ne vit pas financièrement de la vente de ses écrits, il a su obtenir une certaine reconnaissance sociale tant auprès du pouvoir lorrain que français par leur multiplication : poésies, lettres, gazettes ou encore pièces de théâtre. Sa correspondance avec Graffigny révèle que cette quête de reconnaissance par les Belles-Lettres a été l’effort d’une vie et que sa recherche du succès passe notamment par la circulation et l’impression de ses œuvres, l’obtention du privilège royal et de sa rémunération.

Être publié : l’effort d’une vie

François Antoine Devaux grandit à Lunéville, alors que le pouvoir du duc Léopold Ier tend à se réaffirmer et que le souverain, époux d’Élisabeth-Charlotte d’Orléans, fait de nouveau coïncider souveraineté et territoire[11] (voir tableau 1). Devaux est l’unique héritier de ses parents, des bourgeois lorrains. Son père, Nicolas Devaux, travaille pour la dynastie de Lorraine depuis Charles V. Sa mère, Claude Joly, est issue d’une riche famille qui a occupé dès le XVIIe siècle des situations notables : son grand-père, Jean Joly a par exemple été successivement receveur du domaine de Lunéville et du domaine de Rambervilliers[12]. Leur maison familiale à Lunéville est souvent louée par la cour pour y recevoir des personnages en visite[13]. Devaux est alors destiné par son père au droit mais, s’il est inscrit sur le tableau des avocats à la cour souveraine de Nancy en 1732, il réside à Paris de novembre 1733 à avril 1734. Il se lance alors dans une autre voie, celle de la littérature[14], qu’il poursuit en Lorraine de 1734 à sa mort, en 1796.

Tableau 1 : les ducs de Lorraine et de Bar de 1675 à 1766

Grâce aux lettres envoyées par Devaux lors de son séjour à Paris à destination de Graffigny, restée en Lorraine en 1733-1734, il est possible de mieux cerner le milieu dans lequel il a évolué à Lunéville. Avocat roturier, il a acquis l’amitié de jeunes nobles férus de lettres qui l’aident dans ce monde et dans celui de la cour par des conseils, des relectures et en lui faisant bénéficier de leurs relations sociales, comme le poète Saint-Lambert, l’officier Nicolas François Xavier Liébault (1716-1780)[15] ou encore Françoise de Graffigny elle-même. D’après une lettre du 14 novembre 1733, c’est Clairon qui a procuré à Devaux l’« avantage » d’avoir rencontré Graffigny[16].

Devaux est à Paris en 1733-1734 avec la ferme intention de faire publier certains de ses écrits et d’autres de Françoise de Graffigny. Âgé de vingt-et-un ans, il ne semble pas avoir encore fait part de ce projet à ses parents[17]. Pourtant, c’est à partir de ce moment qu’il pose les jalons de ce que pourrait être une ascension sociale par le monde des lettres et de l’imprimé. Sa correspondance assidue avec Graffigny en 1733-1734 lui sert d’appui à l’élaboration de ce dessein commun mais encore incertain. Devaux y commente la difficulté de se faire imprimer à Paris par la voie légale, c’est-à-dire en passant par la censure royale. Dans une lettre datant de la mi-avril 1734, il rend compte à Graffigny de l’avancée de ses démarches auprès d’un censeur pour obtenir l’approbation de leur œuvre commune, Les Amusemens du cœur et de l’esprit :

« Notre approbateur [Louis Maunoir] a eté en campagne. Nous n’avons point encor de decision. Le manuscrit etoit deja entre ses mains quand j’ay recu votre lettre, où vous voulés reintegrer le titre de « Fantaisie ». Si cela se peut encor, je le ferai, mais je n’en reponds pas. Je crois qu’il faudroit le faire encor repasser sous les yeux de l’approbateur. On n’oseroit imprimer un mot pour l’autre. Vous ne scauriés croire de quel ridicule on est maintenant à Paris quant à l’imprimerie. Si cela continuë, je crois que la librairie va etre ruinée. Chacun prend le parti de faire imprimer en Hollande. Mr de Montesquieu, autheur des Lettres persanes, et Mr Melon, autheur de Mahmoud, ont fait chacun un livre nouveau qu’ils ont fait imprimer dans ce pays[18]. »

Devaux émet, sur la censure, un jugement assez commun au monde des libraires et des auteurs en dénonçant la concurrence hollandaise et en insistant sur la complexité du système d’édition légale en France[19]. Dans la société d’Ancien Régime, se présenter en auteur par les voies légales constitue un moyen de promotion sociale. Alors que depuis le début de son séjour, Devaux négocie des engagements avec des libraires parisiens pour l’impression d’œuvres[20], il s’identifie, à la fin de son séjour, – par l’utilisation du pronom « on » – à ce petit milieu du monde de l’imprimé où chacun se connaît et se parle. Ces lieux d’édition comptent parmi les « lieux privilégiés de la sociabilité intellectuelle[21] ».

Devaux affecte également de ne vouloir contraindre sa plume aux nécessités marchandes. Même si dans la correspondance on voit la construction de ses œuvres comme le produit de négociations entre auteurs, imprimeurs-libraires et censeurs, le fait d’exprimer qu’il ne vend pas sa plume à tout prix peut être perçu comme une manière de revendiquer un topos commun à l’aristocratie à laquelle il veut s’associer.

Cette intégration affichée au monde des lettrés parisiens par la publication est le premier accomplissement qui se joue dans la relation entre Devaux et Graffigny. L’impression de leur œuvre Les Amusemens du cœur et de l’esprit est en partie réalisée en 1734 grâce aux relations que Graffigny recommande à Devaux, et c’est avec l’argent de ses parents que ce dernier parvient à faire vivre ses ambitions[22].

Tout au long de sa vie, Devaux a produit des œuvres et est parvenu à plusieurs reprises à se faire imprimer (voir tableau 2). Les modalités qu’il recherche pour ses impressions sont toujours les mêmes – à Paris, et avec approbation royale – quitte à réécrire inlassablement ses manuscrits. L’exemple des Engagemens indiscrets, imprimé en 1753, est à ce titre significatif. Graffigny évoque pour la première fois dans ses lettres cette pièce de Devaux, nommée alors Les Portraits[23], en juillet 1739 : « On ne la jouera pas sans etre corrigée », indique-t-elle[24]. Depuis un mois à Paris, elle tente régulièrement de faire jouer la pièce. Celle-ci est acceptée une première fois en octobre 1743 par les comédiens français, mais d’autres pièces et auteurs ont la préséance sur le jeune Lorrain et les promesses des acteurs n’y peuvent rien. En juin 1745, la pièce est de nouveau validée par ces derniers, mais elle n’est jouée pour la première fois que le 26 octobre 1752. Graffigny est alors une autrice connue à Paris, avec des liens importants dans le monde de la librairie : censeurs, imprimeurs-libraires, gens de lettres[25]. Elle parvient ainsi à faire paraître Les Engagemens indiscrets de Devaux chez Nicolas-Bonaventure Duchesne (mort en 1765). Il s’agit du même éditeur qui publie pour la première fois avec privilège du roi Les Lettres d’une Péruvienne, son best-seller, en 1752[26]. Entre la première version des Engagemens indiscrets de Devaux et la dernière, de nombreux remaniements ont été effectués, notamment par Graffigny ou Mlle Quinault[27]. « Il sera toujours vray que j’aurai fait une pièce que je n’aurai pas écrite[28] », écrit Devaux en juillet 1745. Or, il ne s’agit pas là d’une pratique exceptionnelle : dès leurs premiers échanges en 1733, Devaux raconte les modifications qui sont apportées par d’autres figures du monde lettré parisien à ses écrits et à ceux de Graffigny[29].

Tableau 2 : les œuvres imprimées de Devaux de son vivant

À l’image des Engagemens indiscrets, Devaux produit des pièces de théâtre qui suivent les canons littéraires de son temps. Dans cette comédie en un acte, Devaux « marivaude[30] » selon le terme alors employé par Graffigny : les intrigues et les personnages sont semblables aux canevas marivaudiens. Devaux croise Marivaux lors de son séjour parisien en 1733-1734[31]. Celui-ci est proche de Graffigny lorsqu’elle est à Paris. En 1742, il est nommé à l’Académie française, ce qui donne un crédit institutionnel à son œuvre, et profite à Devaux.

L’exemple de cette pièce est paradigmatique de la manière d’écrire de Devaux. Il s’imprègne, comme en témoigne la correspondance, des thèmes et des genres littéraires qui rencontrent des succès de librairie. Ainsi sa seconde pièce imprimée en 1773 par la Veuve Duchesne[32], Le Bon Fils, se rapproche des drames bourgeois en vogue dans les théâtres de société[33]. Cette dénomination de théâtre de société regroupe les représentations théâtrales données par des nobles et des amateurs des lettres dans des lieux plus ou moins privés, constituant une pratique essentielle de la sociabilité du moment[34]. Ainsi, Devaux en écrivant des pièces parvient d’une part à se faire reconnaître par les milieux nobles friands de représentations théâtrales, et, d’autre part, comme auteur imprimé à Paris.

Notons que l’avertissement non signé qui précède la pièce Le Bon Fils répond aux accusations de « plagiat », échafaudant pour ce faire une histoire de l’origine de l’œuvre. Que ce soit là un récit en péritexte de la main de Devaux ou non, il participe à l’élaboration de son nom d’auteur :

« […] Il y a dans cette Pièce une Scène presque semblable à une Scène de SILVAIN [de Jean-François Marmontel]. Le Public n’a pas vu avec plaisir une situation qu’il connoissoit déjà. On ne prétend point justifier l’Auteur à cet égard. C’est à l’accusation de plagiat qu’on veut répondre. La réponse est simple. Cette Pièce faite, dans son origine pour un Théâtre de Société, avoit été lue à ceux qui devoient la jouer & à quelques Gens de Lettres plus d’un an avant la représentation de SILVAIN. C’est donc le hasard qui a fait naître la même idée à deux Poëtes qui ne se connoissoient pas[35]. »

Les deux pièces, Silvain et Le Bon Fils, ont été jouées à la Comédie-Italienne à trois ans d’intervalle. Marmontel, qui est l’auteur du livret de Silvain, n’est pas un inconnu pour Devaux. Il a fréquenté les mêmes cercles que Graffigny et son nom revient régulièrement dans leur correspondance. Que l’on croie ou non au « hasard » de la ressemblance, il n’en demeure pas moins que les pratiques d’emprunt sont courantes parmi les auteurs. Ce qui est néanmoins particulièrement notable ici, c’est que même s’il souligne les imperfections de l’œuvre de Devaux, l’avertissement laisse penser que le grand Marmontel aurait peut-être plagié le Lorrain méconnu. Cette pièce imprimée apporte une double consécration : la reconnaissance royale – ici par l’approbation des censeurs – et l’insertion dans la société mondaine que suggère l’allusion au « théâtre de société » – ici par le récit de publication en péritexte. Cette posture d’auteur de théâtre de société est tant une réussite littéraire qu’une performance sociale qui l’inscrit dans les milieux de l’élite lorraine[36]. Privilège du roi et participation à des théâtres de société sont autant de marques de reconnaissance qui participent à la « métamorphose[37] » de Devaux. Le monde des lettres et de l’imprimé a été pour lui une manière de s’élever socialement, donc de s’intégrer à une certaine élite intellectuelle, depuis la Lorraine, par ses relations, notamment parisiennes. Plus qu’une simple autorisation d’impression, le privilège, particulièrement recherché par Devaux et Graffigny, est synonyme de protection royale et joue le rôle tant de consécration que d’homologation de leurs productions littéraires.

Rémunération et privilège : les moyens de la consécration ?

Cette recherche du succès littéraire est décrite tout au long de la correspondance entre Devaux et Graffigny. Cette dernière constitue un relais essentiel pour la publication des œuvres de Devaux qui, âgé de trente ans en mars 1743, regrette que sa pièce Les Portraits ne soit pas encore représentée à la Comédie-Française, ni même publiée. Il s’étonne également que « tout ce qu’on peut tirer d’une piece ce sont cinq ou six louïs[38] ». Pour lui, une pièce qui a du succès doit au moins être vendue à mille exemplaires et donc rapporter de l’argent à son auteur[39]. Ce raisonnement montre d’une part un certain intérêt de Devaux pour l’aspect financier et d’autre part, qu’en dépit du succès de sa pièce, une autrice ou un auteur ne serait pas en mesure de vivre de sa plume.

Dans la carrière de Devaux littérateur, « se faire un nom » dans les lettres constitue un moyen de négocier sa position sociale et lui permet de prétendre à certaines fonctions, par exemple celle de lecteur du duc Stanislas, ou à certains cercles de sociabilité, comme la « troupe de qualité » de la marquise de Boufflers à Lunéville. Autrement dit, la consolidation de sa fonction d’auteur joué et imprimé à Paris assoit encore davantage sa position de courtisan à Lunéville. Devaux recherche instamment le fait d’être publié à Paris avec approbation, et cela lui est permis par l’extension progressive de ses amitiés. Or, dans cette quête de succès, la question de la rémunération est importante puisque l’argent, même s’il n’en manque pas, est une marque de reconnaissance. L’entretien de ses relations avec les gens de lettres suppose du temps et des moyens pour les recevoir. Il se plaint ainsi du « taudis[40] » dans lequel il reçoit Voltaire en octobre 1748. L’extension de ses relations implique d’avoir des lieux et des moyens de réception dont la qualité doit égaler voire surpasser celle des invités. La reconnaissance sociale doit être visible et l’accroissement de celle-ci nécessite une augmentation des dépenses.

C’est sous le même angle – celui de la reconnaissance – que l’on peut également poser la question des stratégies de publication. Toutes les œuvres de Devaux imprimées en France le sont avec approbation d’un censeur royal, nécessaire pour être publié par les maîtres libraires et imprimeurs qui ont le monopole de l’édition et du commerce de l’imprimé. Dans ce système, « le privilège signifie la proximité protectrice au pouvoir, plus ou moins soulignée, voire activée par le texte de la lettre patente[41] ». Devaux, en 1734, se présente comme un critique du dispositif d’impression légal toujours plus complexe, pourtant ce système n’est pas uniquement un outil de répression. Les discussions avec les approbateurs apparaissent comme des moments d’échange au cours desquels se construit le propos des œuvres. Elles peuvent constituer un moyen de se rapprocher du patronage royal[42], point de mire du littérateur. À ce titre, alors qu’un des ouvrages de Graffigny, Le Sylphe[43], ne passe pas la censure en mars 1734, au motif « d’une jolie avanture », cela n’encourage pas l’autrice à accepter la proposition qui lui est faite d’aller l’imprimer en Hollande. Comme Devaux, elle préfère réviser ses ouvrages jusqu’à obtenir l’approbation d’un censeur royal, synonyme d’homologation de l’œuvre, voire d’un privilège.

Quant à Devaux, il doit attendre la fin de l’année 1752 pour voir sa pièce Les Engagemens indiscrets enfin jouée ; c’est précisément le moment où il est élu à l’Académie de Stanislas. Crébillon[44], censeur, approuve également la publication de la pièce le 8 novembre 1752, soit dix-neuf jours après que Devaux a prononcé son discours de réception à l’Académie. Ce privilège semble autant reconnaître sa position sociale d’homme de lettres dans la proximité du pouvoir que renforcer cette dernière. Or, sa réputation de littérateur découle directement de sa double assise sociale à Lunéville et à Paris par l’entremise de ses correspondants, et en particulier de Graffigny.

Graffigny-Devaux : des « alliés d’ascension » entre la Lorraine et Paris

La correspondance comme canal de communication

Graffigny et Devaux se sont rencontrés à la cour de Lunéville et leur amitié s’est poursuivie jusqu’à la mort de Graffigny en 1758. De leur éloignement est née une correspondance très régulière dont on peut distinguer deux périodes d’inégales durées où ils intervertissent leurs positions géographiques :

Tableau 3 : Essai de périodisation de la correspondance entre Françoise de Graffigny et François Antoine Devaux

La première période se cantonne de l’automne 1733 au printemps 1734 : Devaux est à Paris tandis que Graffigny est à la cour de Lorraine. La seconde s’étend de 1738 à 1758, et recoupe les lettres éditées en quinze tomes par la Voltaire Foundation. Graffigny est successivement à Commercy chez la duchesse douairière Élisabeth Charlotte (1738-1739), à Cirey chez Émilie du Châtelet et Voltaire (1739), puis majoritairement à Paris où elle s’installe et conquiert sa place comme femme de lettres et du livre (1739-1758), tandis que Devaux fait sa place à la cour de Stanislas. L’analyse fine de cette deuxième période permet de mieux appréhender l’évolution de leurs existences sociales sous le règne de Stanislas :

Figure 1 : fréquence hebdomadaire d’écriture de F. de Graffigny à F.-A. Devaux de 1738 à 1758

Si en moyenne sur vingt ans, Graffigny prend la plume trois jours et demi par semaine pour écrire à Devaux, les deux moments les plus intenses de cette période coïncident avec le départ de Graffigny de Lunéville en 1738-1739, puis, entre 1747 et 1752, au moment allant de son succès parisien – la publication de son œuvre phare Les Lettres d’une Péruvienne en 1747 – à la réussite de Devaux, consacré en 1752 comme lecteur de Stanislas, académicien et auteur publié à Paris. Leurs succès, à différentes échelles, sont en grande partie le fruit de ce canal de communication établi entre la Lorraine et Paris qui a permis de nourrir leurs réputations réciproques. Devaux sait, en particulier, user de la réputation grandissante de Graffigny pour nourrir la sienne. Ils s’écrivent plus fréquemment quand ils font face à des enjeux décisifs pour leurs carrières, ce qui laisse supposer que leur correspondance est un moyen de traiter ces derniers.

Ici, il s’agit de revenir sur la lettre comme moyen d’action pour la carrière d’un homme ou d’une femme de lettres. Leur correspondance scelle en effet une véritable alliance pour leurs ambitions dans le monde des lettres et de l’imprimé[45]. Dans la société d’Ancien Régime, la correspondance est un moyen d’accroitre son capital social, en se faisant connaître et en entretenant des réseaux de relations, supports d’échange de services[46]. Ce qui rend cette correspondance Graffigny-Devaux remarquable, c’est sa longévité et la position sociale et géographique des deux amis qui sont alors à même de se soutenir dans leurs projets.

S’écrire est également un moyen de mettre en scène leurs positions respectives. Ainsi quand Devaux est à Paris en 1733-1734, il se présente dans la correspondance comme un producteur d’écrits qui côtoie l’élite parisienne lettrée. Se dépeindre comme littérateur parisien en 1733-1734 est une manière pour Devaux de renforcer sa légitimité d’homme lettré à la cour lorraine sous la régence d’Élisabeth Charlotte. Car si les lettres exposent une certaine intimité, les informations qui y sont écrites sont souvent faites pour être partagées.

Pour Devaux, la mise en avant de son amitié avec Graffigny est un atout considérable. Dès le début de leur relation, la position de Graffigny à la cour de Lunéville est bien plus avantageuse que la sienne. Graffigny peut prétendre à une certaine proximité avec la duchesse Élisabeth-Charlotte ainsi qu’à une pension à la cour de Lorraine[47]. Se prévaloir de l’amitié de Graffigny est une manière, pour Devaux, de pouvoir côtoyer le milieu savant de la cour lorraine. A fortiori, sous le règne du duc Stanislas et alors que Graffigny est devenue une autrice à succès à Paris, leur amitié est un avantage significatif pour l’élection de Devaux à la Société royale des sciences et des belles-lettres de Nancy, en 1752. Dans son discours de réception, en octobre, Devaux loue son amitié avec l’autrice des Lettres d’une Péruvienne :

« Je ne crains pas, MESSIEURS, que la justice que je rendrai ici à la Sapho de notre Patrie [F. de Graffigny], puisse être regardée seulement comme le prix de l’amitié dont Elle m’honore. Vos assemblées ont déjà rétentis plus d’une fois de l’éloge de ses talens. Ce seroit à moi d’y joindre celui d’un cœur, que la confiance la plus intime m’a fait si long-tems admirer, & peut-être pardonneroit-on cet écart à la vivacité du sentiment qui m’anime ; mais le portrait en est déjà dans les mains de tout le monde ; ce cœur s’est peint par-tout où il a peint la vertu[48]. »

Devaux attache ici Graffigny à la Lorraine, sa « Patrie », et rappelle leur lien étroit, leur « amitié ». Il participe, par ce geste, autant à la légitimité de l’Académie nancéienne qui peut se revendiquer de l’origine des « talens » de l’autrice parisienne, qu’il renforce sa propre reconnaissance de littérateur entre la Lorraine et Paris.

Cette correspondance Graffigny-Devaux sur vingt-cinq ans a constitué un véritable canal de communication entre la Lorraine et Paris. Les deux protagonistes se sont échangé des conseils de divers ordres et ont écrit sur tous types d’actualités. Ainsi, dans une lettre du 14 novembre 1733, Devaux fait, dit-il, une « gazette[49] » à son amie avec des rubriques nommées « spectacles », « littérature », « nouvelles », « historiettes ou bons mots » dans le but d’informer son amie. L’actualité politique est présente sur fond de recherche de pensions et de relations de patronage. À ce titre, l’année 1745 est significative. Dans le contexte de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), les deux correspondants évoquent le succès du poème de Voltaire, La Bataille de Fontenoy. En septembre de la même année, tous deux abordent la question de l’élection de François III de Lorraine au titre d’empereur du Saint-Empire, engagé militairement contre la France. Graffigny et Devaux ont des relations qui combattent dans chacun des camps, tel Saint-Lambert du côté français. Graffigny, quant à elle, est engagée dans une recherche de pension tant à Versailles qu’à Vienne. C’est celui qu’ils nomment « Disenteuil », l’abbé de La Galaizière[50], frère de l’intendant de Lorraine, qui défend sa cause à la cour de Louis XV. Les actualités de Versailles comme de Vienne sont donc présentes dans la correspondance. Ils y évoquent par exemple l’arrivée de la marquise de la Pompadour à Versailles, « la belle marquise », en septembre, à la cour. La maîtresse de Louis XV est l’un des appuis de Choiseul, principal ministre du roi à partir de 1758 et ancien locataire des parents de Devaux. Les informations du côté viennois parviennent à Graffigny notamment par des lettres du secrétaire de l’empereur, François-Joseph marquis de Toussaint.

Afin d’augmenter sa pension viennoise, Graffigny demande à Devaux ce qu’il pense d’un recueil de fables qui serait dédié à l’héritier de la couronne habsbourgeoise :

« Je voudrois faire un petit livre de fables dans le gout de celles de Mr de Fenelon au Dauphin, et les dedier au petit archiduc, apres en avoir obtenu la permission. L’epitre dedicatoire sera remplie de ma reconnoissance. La reine de Hongrie, ou plustot l’imperatrice, est genereuse ; peut-etre l’augmentera-t-elle, cette reconnoissance. Que dis-tu de cette idée ? Pour moi, je la trouve fort bonne et peu difficile à exécuter[51]. »

Pour Devaux le « projet est fort bon », mais il se demande si le temps est propice : « En faisant si bien votre cour d’un costé ne feriés-vous pas des affaires de l’autre. Il est vray que ce peut etre un secret entre vous et les gens a qui vous addresserés vos fables[52] ». Pour Graffigny, « tous les jours on dedie a qui bon semble[53] ». Elle ne pense donc pas qu’il soit défendu par Versailles de marquer sa reconnaissance pour la pension qu’elle reçoit de l’empereur, chose dont elle s’assure auprès de « Disenteuil ». En effet, les auteurs dédient à des têtes couronnées dans l’espoir de pensions et de reconnaissances, peu importe le territoire de celles-ci, et même en temps de guerre. Dans la même lettre du 24 septembre 1745, Graffigny informe Devaux de l’envoi par Voltaire de sa Bataille de Fontenoy au pape : « Voltaire ! L’Academie qui n’en veut point parce qu’il n’est pas devot ! Le St-Père qui le recompense de ce qui l’a fait proscrire ici ! », conclut-elle. La recherche de pensions, de gages et de reconnaissance est une activité qui transcende ici tous types de frontières.

Les actualités échangées dans les lettres, aussi diverses soient-elles, constituent autant d’informations utiles pour les carrières des littérateurs. Ils se conseillent sur ce qu’ils doivent ou non faire à l’aune des informations qu’ils récoltent chacun de leur côté. Or, ils se situent dans deux territoires distincts, deux entités politiques dissemblables, et c’est ce qui fait la force première de leur alliance. L’un est dans un territoire frontalier et l’autre dans une capitale.

La correspondance comme canal de publication : Les Amusemens du cœur et de l’esprit (1734)

La première œuvre imprimée et commune de Devaux et Graffigny, Les Amusemens du cœur et de l’esprit, est le produit de cette relation entre Paris et la Lorraine. Devaux évoque ce projet pour la première fois dans une lettre à Graffigny datée du 17 mars 1734, et, le 11 mai suivant, une demande d’approbation est lancée[54] :

« Depuis que tout cela est ecrit j’ay fait une reflexion sur l’impression de vos lettres. On est fort dans le goust des feuilles perriodiques et rien n’est si commode pour les autheurs indigens. Je tascherois d’avancer les frais de la premiere et ce qui en reviendroit fourniroit pour l’autre, sauf à prendre un autre parti, si la premiere ne reussissoit pas. J’aurois soin d’en faire tirer un grand nombre d’exemplaires, afin que, si elles ne se debiteront point sous cette forme, les feuilles servissent à l’impression du volume. Je crois que pour les faire mieux passer, il faudroit les entremesler de quelque chose de curieux ou d’amusant. Duval e[s]t de votre secret, qu’il fournisse aux recherches scavantes. Vous aimés la morale, faites des reflexions et poussés-les un peu loin comme dans Le Cabinet du philosophe. Vous avés toutes les poesies de Hayré, mettons-en un petit morceau à chaque feuilles. Voilà bien des materiaux[55]. »

À partir du modèle des feuilles qui ont alors un certain succès comme Le Cabinet du philosophe de Marivaux[56], on voit Devaux à Paris imaginer un ouvrage utilisant divers matériaux préexistants, en particulier leur correspondance et les poésies de Hayré, ainsi que les talents amis, en l’occurrence celui de Valentin Jamerey-Duval, bibliothécaire des ducs de Lorraine, ami et correspondant de Graffigny lorsqu’il est au service de François Ier à Vienne[57].

Cette volonté de publier leurs lettres – d’une manière ou d’une autre – n’est pas nouvelle. Un des aspects marquants de leur correspondance est qu’ils se présentent comme littérateurs, en parlant de littérature et en en adoptant des recettes littéraires qui connaissent un certain succès. À ce titre, les références aux lettres de la marquise de Sévigné sont notables[58]. Ils « sévignisent[59] » leurs lettres : il s’agit d’une part d’être dans le style de la marquise – « Tes lettres sont très uniformes pour le stile. Tu sais aussi bien orner une misere que la dame[60] », écrit Graffigny à Devaux – et d’autre part d’emprunter ses propres mots – « Or sus, verbalisons[61] » scande Devaux en novembre 1733. La littérarisation de leur correspondance doit donc être comprise comme un moyen pour eux de trouver le succès. Elle apparaît ainsi comme une mise en scène qui nous empêche ce faisant de considérer que ce qu’ils se disent d’eux-mêmes ou bien ce qu’ils rapportent est le simple reflet de la vérité.

Leur correspondance, de la même manière que leur production imprimée, est symptomatique de la recherche du succès. Ainsi, le contraste est frappant entre le « stile » des lettres de Devaux à Paris en 1733-1734 et celui développé dans Les Amusemens du cœur et de l’esprit. Les trois premières feuilles de cet ouvrage, ou « Nombre », qui font l’objet de l’approbation du 9 juin 1734, contiennent des « réflexions », de la morale, des poésies et des lettres – d’une part celle « d’un Hollandois à Paris » et de l’autre celle « d’une Dame à un de ses amis en Province ». L’introduction de la feuille périodique a été rédigée à quatre mains. Graffigny a semble-t-il donné les éléments principaux et Devaux explique à sa correspondante dans une lettre qu’il a « corrigé le stile » et y a ajouté un « petit avant-propos[62] ». Dans Les Amusemens, ils évoquent les deux périodiques qui « courrent alors à Paris[63] », Le Cabinet du philosophe de Marivaux et Le Pour et le Contre de l’abbé Prévost. Alors que Devaux mentionne, dans ses lettres à Graffigny, qu’il prend le parti de Marivaux qu’il « aime de tout son cœur » contre le journal de l’abbé Prévost[64], dans Les Amusemens du cœur et de l’esprit, les deux gazettes sont mises sur un pied d’égalité, gommant ainsi les reproches de Devaux à l’abbé Prévost. Par cette mise à égalité des deux gazettes littéraires dans la leur, Graffigny-Devaux s’assurent de ne pas fâcher l’abbé Prévost qui est alors une figure en vue du monde lettré parisien.

La lecture des Amusemens du cœur et de l’esprit offre plus globalement un contrepoint à celle de la correspondance. En considérant cette dernière comme un objet à vocation littéraire, voire comme un lieu où Devaux se met en scène afin que Graffigny conte à ses amis lunévillois les exploits de son ami à Paris, l’analyse de la feuille périodique nous permet de saisir une autre vision du séjour de Devaux et de ses ambitions. Ainsi, dans les « lettre[s] d’un Hollandois à Paris », Devaux décrit les mêmes découvertes et des rencontres semblables à celles présentes dans la relation épistolaire. Par exemple, nous pouvons lire dans la lettre à Graffigny du 7 novembre 1733 : « J’ay eté fort surpris de voir que les gens d’icy etoient faits comme ceux de Lorraine. Je leur croyois quelque chose d’extraordinaire que nous n’avions pas[65]. » Le « Hollandais », raconte pour sa part dans sa première lettre : « Vous imaginez peut-être que Paris est un séjour bien extraordinaire, & que l’on y vit autrement que dans nos Provinces. Non, ce sont ici des hommes qui sont partout ailleurs ; des passions, des vices, des foiblesses : la Nature y est partout la même, & tous les hommes se ressemblent[66]. » Seulement, là où la correspondance est un moyen pour lui d’affirmer une certaine proximité avec le milieu littéraire et académique parisien, la feuille périodique affiche elle une certaine distance avec ces milieux de sociabilité et notamment ceux qu’ils nomment les « Petits-Maîtres[67] ». Ainsi, dans la feuille périodique, Devaux colle davantage à ce qui se publie alors à Paris.

« Un Petit-Maître est un homme qui veut vous persuader de son mérite, à force de faire signifier à toutes ses façons que lui-même en est très-convaincu. […] Cette espece d’hommes est si rare dans notre pays, que ma Lettre seroit trop longue, si j’entrepenois de vous les faire connoître à fond[68]. »

« Les Hommes et les femmes vivent ici avec une liberté indécente qui va jusqu’au libertinage[69] », professe-t-il encore dans la troisième lettre d’un Hollandais. Devaux, l’auteur de périodique, se pose, à travers ces lettres, comme un provincial sincère face à la fausseté des Parisiens, rejoignant à la fois le topos du sage à l’écart de la société et la morale marivaudienne d’alors. Ici, par sa production imprimée, Devaux élabore en 1734 les fondements de son nom d’auteur grâce à sa collaboration avec Graffigny.

Les fonctions en Lorraine : la reconnaissance d’un littérateur transfrontalier ?

Receveur des finances : un « obligé » à la cour ?

C’est par cette existence sociale à Paris et cette position de littérateur, permise notamment par la correspondance avec Graffigny de 1739 à 1758, que Devaux renforce sa place dans les duchés lorrains. Sa reconnaissance dans la cité et celle dans le champ littéraire s’alimentent mutuellement. En novembre 1741, il est nommé receveur des finances de Lunéville[70], à la suite de la réorganisation du personnel financier lorrain qui divise la province en quinze nouvelles recettes particulières, auxquelles sont attachés trente offices de receveurs[71]. Il s’agit là d’un office de finance qui lui permet d’obtenir des gages. En 1748, par exemple, il reçoit 2 755 livres 11 sous 1/3 denier comme receveur ancien au bureau de Lunéville et 3 100 livres comme receveur ancien des finances au bureau de Saint-Mihiel[72].

Devaux remercie dans une lettre Graffigny pour l’obtention de cette charge[73]. C’est un succès remporté grâce à leurs réseaux qui comptent des nobles lorrains et français comme François Antoine Pierre Alliot[74], qui semble avoir convaincu le duc, et l’abbé de La Galaizière. L’abbé est alors l’un des appuis les plus constants de Graffigny à Paris. Rencontré en 1739, il lui sert d’intermédiaire aussi bien à la cour de Lunéville qu’à celle de Louis XV. Fort de ces appuis, Devaux affirme dans une lettre à Graffigny que l’intendant de Lorraine, le frère de l’abbé de La Galaizière, n’a eu d’autre choix que de le nommer, et que cela a été pour l’intendant une manière de l’obliger : « [L’intendant] étoit charmé d’avoir trouvé cette occasion de m’obliger et qu’il y a longtemps [dit-il] qu’il l’a cherchoit. […] Quel sacrifice je fais à mes parens ! Ah ma chere philosophie, mon adorable indolence, ma douce tranquilité, qu’allez-vous devenir ? Il me faudra donc aller valeter avec le reste de l’univers[75]. » Dans cette lettre, où il met en scène sa nomination, Devaux suggère qu’il n’aurait pas eu à la demander, que cela a été une faveur que l’intendant lui aurait concédée après que le duc lui-même ait choisi Devaux pour cette fonction. Pourtant, il lui a fallu solliciter de nombreuses relations pour l’obtenir. Autrement dit, si Devaux prétend s’en plaindre ou s’en défend, il a bien dû « valeter » – faire sa cour à des plus ou moins puissants – pour obtenir le poste de receveur des finances de Lunéville. Dans sa correspondance littérarisée, il dit accepter comme un « sacrifice » cette sujétion, manière de mettre en avant son ethos d’homme de lettres qui suppose une certaine tranquillité, loin des affaires. C’est la contradiction qui fait sa dynamique : il doit affecter l’indifférence pour pouvoir mieux y prendre part puisque cette fonction lui sert d’appui pour d’autres ambitions.

La lecture de sa correspondance montre qu’il a pu puiser dans la cassette en 1745, notamment pour aider Graffigny, profitant du peu de « méthode rigoureuse » dans les comptes de fin d’année, qui ne sont réorganisés qu’en septembre 1749[76]. Le moment de la clôture des comptes est donc délicat, car il lui faut combler les manques. En 1745, le marquis de Grandville[77], ancien chambellan du duc Léopold, nommé lieutenant général des armées du roi en 1743, lui prête la somme manquante, ce qui renforce les liens entre Devaux et les Grandville, qui ont été les amis de Graffigny au moment où elle était à la cour de Lunéville[78]. De ces relations découle une certaine dépendance à l’aristocratie lorraine, mais une dépendance recherchée par Devaux. Dans la première partie de la décennie 1740, Devaux gravite dans la société de cour lorraine. Cette situation à Lunéville lui permet de mettre en place un « courtage de livres[79] » avec Graffigny auprès de destinataires, notamment lorrains, mais également de renforcer sa crédibilité dans le monde savant. Sa position de courtisan renforce celle de littérateur et réciproquement. Ainsi, en 1742, Joseph Uriot publie un livre adressé à « Mr. De Vaux conseiller de sa maj. le roy de Pologne duc de Lorraine[80] » titre qu’il revendique depuis sa nomination comme receveur.

Son inscription dans le milieu curial se renforce progressivement au cours de la décennie 1740 et coïncide avec le crédit grandissant de Graffigny dans les milieux lettrés parisiens. L’année 1748 constitue à ce titre un tournant, d’une part parce que la consécration de Graffigny est enfin arrivée avec l’impression des Lettres d’une Péruvienne, et d’autre part car la cour lorraine s’anime de nouvelles figures en capacité de renforcer l’intégration de Devaux dans le monde curial. C’est l’un des moments les plus intenses de leur correspondance. La fin de la guerre de Succession d’Autriche conduit au retour de potentiels protecteurs pour Devaux : « La guerre etant finie, il y a bien des gens qui y ont fait fortune, qui sont en argent comptant […][81]. » L’arrêt du conflit est également synonyme du retour d’un ami de longue date : le poète Saint-Lambert, ancien amant de la marquise de Boufflers. Cette dernière est un soutien de premier ordre pour la trajectoire de Devaux à la cour. Marie Françoise Catherine de Beauvau-Craon, la marquise de Boufflers, fait partie des grandes familles lorraines et est, depuis 1745, la maitresse du duc Stanislas, après avoir été celle de l’intendant de La Galaizière. Elle devient la protectrice de Devaux, le rapprochant du centre de la cour. Son ascension est aussi permise par la présence de Voltaire à la cour de Lunéville, avec qui il peut revendiquer une certaine intimité.

Dans ce « furieux metier que celui de courtisans[82] », selon la formule de Graffigny qui l’exerçait en 1738 à Commercy, Devaux est invité à multiplier les visites aux gens de la cour à l’automne 1748, comme il en témoigne à sa correspondante :

« Bonsoir, chere amie, comment vous va. Vous amusés-vous bien ou vous etes. Quoyque je vous aime mieux à Paris, j’aime vos plaisirs par-dessus tout. Les miens se soutiennent assés bien, je me suis encor beaucoup amusés aujourd’hui. J’ay eu les complimens de tout le monde. J’ay diné chez madame de Thianges chés qui j’etois prié depuis trois jour, il y avoit très bonne compagnie ; les Grandvilles, pour [ ?][83] femmes, les chevaliers de Beauveau, et de Lestenois et Voltaire. […] Il m’a accablé d’amitiés ; on m’a fait dire des vers aussi, il les a trouvés bons, ou en a fait semblant[84]. »

Devaux parle ici avec affectation – il vouvoie même Graffigny[85] – et se pose plus que jamais en courtisan, ami du grand Voltaire et des figures les plus importantes de la cour, comme la marquise de Boufflers ou Saint-Lambert, amant d’Émilie du Châtelet. Mais ce sont les activités de littérateur de Devaux avec Graffigny, entre la Lorraine et Paris, qui font de lui un sujet particulièrement utile au duché. Alors qu’il a dû revendre sa charge de receveur, Graffigny lui conseille en mars 1752 de renforcer sa posture de littérateur pour avoir ses entrées auprès de l’intendant de Lorraine : « Puisque ce Medecin [l’intendant de la Galaizière] lui-meme est si orgueilleux et si difficile, tu ne peux parvenir a ce que tu desires qu’en qualité d’homme de letre, et pour la constater, cette qualité, il me semble que tu dois comenser par etre de l’Academie[86]. »

Académicien[87] de Stanislas : le produit de son ancrage entre la Lorraine et Paris

Comme le souligne Daniel Roche, l’installation de Stanislas assure « le triomphe du ton français en Lorraine », avec l’aide des milieux dirigeants lorrains et le secours de personnalités parisiennes liées au duc par des rapports d’amitiés et de services[88]. Stanislas crée entre autres son Académie en 1750-1751[89]. Cette victoire du « ton français » se fait par l’attachement de lettrés, de savants et de nobles à la figure du duc, beau-père de Louis XV. En apparence, l’inflexion de l’académie de Stanislas est particulièrement « régionaliste[90] » – le droit de concourir aux prix académiques est limité aux Lorrains –, mais ses prétentions sont universalistes, comme il en va de toute académie. Or, c’est notamment dans les écrits des académiciens, comme les discours, que l’on peut retrouver cette ambiguïté apparente entre glorification du duc de Lorraine et reconnaissance d’une Lorraine française, à l’instar des productions de l’académicien Devaux.

English Showalter a montré l’ambivalence de Devaux à l’égard de cette académie naissante : celui-ci en défend l’idée, mais redoute qu’elle soit créée, par peur de ne pas y être élu[91]. Néanmoins, sa position de courtisan et d’intermédiaire avec Paris le rend utile pour le pouvoir lorrain qui peut, par son entremise, espérer attirer à lui des figures de renom. Ses relations, à Paris comme à Lunéville, expliquent sans doute sa nomination à l’Académie. Devaux est alors proche de l’un de ses fondateurs, Louis Elisabeth de la Vergne, comte de Tressan (1705-1783), grand maréchal des logis de Stanislas et second président de la Société royale en 1752. Vingt-et-une lettres de Tressan adressées à Panpan sont conservées à la Bibliothèque municipale de Nancy, datées entre 1750 et 1767. Devaux sert parfois au comte de relais à Lunéville quand celui-ci est à Toul en tant que gouverneur. En 1750, il demande ainsi à Devaux d’intercéder en sa faveur auprès de la marquise de Boufflers[92]. Après la nomination de Devaux à l’Académie, Tressan discute avec celui qu’il nomme son « confrère » et « son cher panpan » de la politique des prix de l’académie mise en place par Stanislas, ou bien de ce qu’il se dit à Paris[93].

Dans le même temps, Devaux devient « lecteur du roy » – du duc Stanislas – alors qu’il a dû vendre sa charge de receveur à son cousin en janvier 1752. Cette fonction ne semble pas gagée[94], mais elle est particulièrement honorifique. En décembre de la même année, Graffigny change l’adresse de destination de ses envois : non plus « Monsieur Devaux receveur des finances Lorraine à Lunéville » mais « Monsieur Devaux, lecteur de S. M. le Roi de Pologne à Lunéville ». Une certaine consécration de Devaux s’acte en cette fin d’année 1752, et sa pièce de théâtre – Les Engagemens indiscrets – est enfin jouée au Théâtre-Français le 26 octobre. Elle est ensuite représentée à Versailles, à Nancy et enfin à Vienne. En quelques semaines voici Devaux auteur avec privilège, académicien et lecteur du roy de Pologne.

Dans la dédicace en vers à Stanislas qui orne la pièce imprimée à Paris en 1753, Devaux met en scène la Lorraine – « l’heureuse Austrasie » – et son souverain – le « bienfaisant ». Il participe ainsi à l’édification de l’image de Stanislas, « philosophe bienfaisant[95] », et renforce dans le même temps sa propre légitimité puisque ses fonctions honorifiques agrémentent la première page de la pièce. Dans une lettre du 26 novembre 1752, Graffigny approuvait l’idée de dédicacer la pièce à Stanislas : « Je suis de l’avis, et tres fort, de la dedicasse au roi. Tu lui dois, et tu es bien aise de te confondre en recconnoissance et en louange[96]. » Cette dédicace est, en effet, un geste envers son protecteur qui produit également de la légitimité pour lui en retour.

Plus généralement, l’élaboration de cet ouvrage, discutée dans la correspondance Graffigny-Devaux, nous apprend que Devaux a réalisé un certain nombre de dédicaces personnalisées. En vers, elles sont soit copiées à la main dans l’objet-livre, soit imprimées avec l’épître à Stanislas :

« Je ferai metre les vers à l’exemplaire du Prince [de Beauvau-Craon[97]]. Ils sont tres jolis. C’est une tres agreable plaisanterie. Tu devrois bien en faire autant pour celui de Nicole [Jeanne Quinault], car elle est un peu fâchée contre toi […] Regaye-la par une petite plaisanterie. Je ferai aussi mettre ceux de Md. de Luxembourg[98]. »

Qu’il s’agisse du Prince de Beauvau-Craon ou de Md. de Luxembourg, Devaux s’adresse par ses vers à des grands d’origine lorraine mais dont l’influence s’exerce en France. Ils sont également des protecteurs des lettres, et donc, autant de relais pour la reconnaissance de Devaux comme auteur. Le poète lorrain ne manque pas de soutiens et multiplie les correspondances et les vers adressés à ces derniers.

Parmi ses proches, on note la présence de l’abbé Porquet, aumônier de Stanislas et poète. Il s’agit d’un autre protégé de la marquise de Boufflers. Il jouit aujourd’hui d’une réputation similaire à celle de Devaux, celle d’un poète peu brillant mais proche de l’aristocratie lorraine. Dans une lettre de 1763, l’abbé se peint également comme un homme léger : « Vous scavez que je suis presque aussi attaché à ma paresse qu’à mes amis ». Pourtant, il écrit à Devaux pour que celui-ci fasse paraître dans le « Mercure » sa « dissertation de grammaire » s’appuyant sur son curriculum-vitae – ses études et ses relations. Il prend pour prétexte de cette demande de féliciter Devaux de :

« La petite révolution qui opere un assés grand changement dans votre fortune. J’en suis ravi, enchanté ; et il n’y a paresse qui tienne, je veux que vous le sçachiez. Vous allez dons jouïr de cette heureuse indépendance dont vous êtes si digne, et après laquelle vous aspiriez depuis si longtemps ! je vous proteste que cet événement ne me touche guère moins que s’il m’étoit uniquement personnel. Le beau rôle d’ailleurs à jouer dans le monde, que j’y pense, que celui d’auteur de la gazette ![100] »

Il s’agit peut-être[101] de la Gazette littéraire de l’Europe dont le prospectus parait en juin 1763 et qui peut compter parmi ses contributeurs Voltaire et Saint-Lambert[102]. Si l’on ne sait pas encore si Devaux a pu effectivement y participer, la proposition lui en a néanmoins été faite et celle-ci est connue puisque l’abbé Porquet dit tenir cette information de Saint-Lambert. Ce journal littéraire est lancé au lendemain de la guerre de Sept Ans dans l’entourage du duc de Choiseul pour soutenir la monarchie[103]. On voit ici que cette proposition constitue un succès social qui se sait. C’est là le fruit de ses efforts antérieurs dans le maintien de relations passées par la Lorraine qui se sont rapprochés du pouvoir français : par les lettres pour Graffigny ou par l’armée et l’administration pour le duc de Choiseul. Devaux a copié et préservé les poèmes qu’il a envoyés au duc de Choiseul. Il y met en scène, le souvenir de la jeunesse lorraine du duc de Choiseul, « son ange protecteur[104] », d’abord « petit maître » avant de devenir le tout-puissant ministre de Louis XV :

« Ces traits nobles et fins, cet air, ce nez au vent
Tous ces dehors brillants d’un petit maitre,
Qui faisoient oublier souvent
et ce qu’étoient choiseul, et ce qui alloit etre.
Ce duc charmant fait pour l’amour,
fait pour plaire, et pour qu’on lui plaise,
ce papillon chés pompadour
etoit un aigle chés therese.
Bientôt dans ses heureux effors,
il plana sur toute l’europe […][105]. »

Ici Choiseul, parti de Lorraine, passé par Paris et Versailles, incarne l’un de ces « aigles » transfrontaliers dont les carrières transcendent les discontinuités politiques et sociales. Par l’éloge de cet homme qui a conquis le plus évident des patronages royaux – le poste de principal ministre de Louis XV, Devaux s’associe à son héritage alors que lui-même, fils de bourgeois lorrain, a acquis sa notoriété en faisant fi des frontières sociales et géographiques.

Conclusion. « Mon histoire » : l’autobiographie comme renouvellement des ambitions du littérateur-courtisan

Par ses divers écrits, Devaux a tout au long de sa carrière élaboré conjointement une figure d’auteur sérieux et de courtisan paresseux et léger. C’est en jouant du topos du littérateur hors de la société et détaché de la recherche du succès qu’il décrit lui-même son parcours en vers en 1777 en Lorraine française. Il s’agit, pour conclure, de revenir sur ce poème qui a été pris au pied de la lettre par les biographes de Devaux. Ils y ont vu la justification même d’une trajectoire de poétaillon, ou, au mieux, de dilettante lettré.

« Mon histoire 1777

Toujours contraire au sort qui me fut destiné,
Interprête allemand je n’en sus pas la langue :
Avocat : je n’ai fait playdoyer, ni harangue :
Devenu financier, je m’y suis ruiné.
Je fus de notre roy lecteur a bouche close :
Loin de prendre les mœurs de ma métamorphose,
Franc bourgeois à la cour, j’y fus homme de bien :
Au nombre des savants je fus admis sans cause :
et quoyqu’Académicien,
n’ayant pas fait la moindre chose,
plus que Piron, je ne fus rien.
Un dernier trait enfin, qui comblera la doze
de tant de singuliers travers ;
je ne faisois que de la prose
quand je voulais faire des vers[106]. »

Toutes les professions et fonctions évoquées par Devaux dans ce poème ont bien une réalité biographique. En revanche, si on doit synthétiser l’image qu’il renvoie de lui-même, Devaux, âgé de soixante-six ans, se présente comme un homme qui n’aurait accompli aucun des desseins que le sort lui aurait réservés ; il aurait obtenu son siège d’académicien « sans causes » laissant l’ambiguïté entre le fait de l’avoir conquis sans mérite ou sans effort particulier. Par ce poème, il renforce son image de lettré désintéressé du succès, d’auteur qui se déprécie mais qui est dévoué aux lettres, construisant ainsi son ethos d’homme de lettres. Ces vers, longue prétérition, permettent à Devaux d’exposer tout ce qu’il a fait pour devenir le littérateur qu’il est en 1777, tout en disant qu’il n’a rien fait pour le devenir. Ce poème autobiographique est ainsi une nouvelle action d’écriture qui a pour fonction d’asseoir sa légitimité d’auteur capable de prétendre peut-être même à l’Académie française.

Ces vers font partie d’un manuscrit, conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy, que Devaux a rendu public puisque tous les poèmes qui y sont inscrits ont circulé en son temps, de main en main, de bouche en bouche. Dans ce recueil postérieur au rattachement de la Lorraine ducale à la France, Devaux se pose également en dignitaire de la Lorraine indépendante disparue en 1766 avec la mort de Stanislas. Par ces pratiques de littérature, il participe donc à l’élaboration d’une mémoire commune des anciens duchés. C’est là un des ressorts de sa carrière : il joue de son identité d’homme proche du pouvoir lorrain, c’est-à-dire de courtisan, mais pour également imposer son nom d’auteur sur des imprimés à Paris et s’instituer comme un intermédiaire dans l’élite lettrée au-delà des frontières des duchés de Lorraine et de Bar. Par sa proximité avec le pouvoir lorrain, il a pu s’imposer comme un relais pour les ambitions de jeunes auteurs en quête de reconnaissance et de fonctions. Ainsi, la mise en avant même de son surnom de « Panpan » est associée à cette figure de courtisan et se révèle être un marqueur de tous les réseaux d’amitié et d’entraide qu’il entretient tout au long de sa vie. C’est donc bien en jouant simultanément de son nom propre, de son nom d’auteur et de son surnom de courtisan que Devaux parvient dans la proximité du pouvoir lorrain à poser les jalons d’une réussite sociale par les lettres.


[1] Je remercie chaleureusement David Smith et Dominique Quéro qui m’ont fait parvenir les retranscriptions des lettres de Devaux de 1745 à 1749, conservées à la bibliothèque Beinecke dans les Graffigny Papers.

[2] Pauline Lemaigre-Gaffier et Nicolas Schapira, « Introduction », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2019, mis en ligne le 30 avril 2019, consulté le 16 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/crcv/17822.

[3] Daniel Roche, Le siècle des lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, éd. de l’EHESS, 1989 (1978), p. 186.

[4] Définition tirée de la 4e édition du dictionnaire de l’Académie française (1762).

[5] Nicolas Schapira, « Nom propre, nom d’auteur et identité sociale. Mises en scène de l’apparition du nom dans les livres du XVIIe siècle », Littératures classiques, vol. 80, n° 1, 2013, p. 69-86.

[6] Cette correspondance a été le sujet de nombreuses publications et de travaux, attirés par la singularité de l’objet et par la célébrité qu’a été celle de Graffigny, autrice à succès au milieu du XVIIIe siècle. De nombreuses références sont mentionnées dans cet article.

[7] Alain Viala, « La côte d’Adam, la cuisse de Marcel et les deux bouffons de Molière », Sociopoétiques [en ligne], n° 4, mis à jour le : 11/04/2020, URL : https://revues-msh.uca.fr:443/sociopoetiques/index.php?id=896.

[8] Nous retrouvons des lettres de Devaux ou adressées à celui-ci aussi bien dans les « Papiers » concernant Mme de Graffigny à la Bibliothèque nationale de France ou bien à la Bibliothèque municipale de Nancy.

[9] Bibliothèque municipale de Nancy, Ms. 366(609), f. 91. Ce manuscrit à fait l’objet d’une publication : François Antoine Devaux, Poésies diverses, testo inedito introduzione e appendice a cura di Angela Consiglio, Bari, Adriatica, 1977.

[10] Guillaume Peureux, De main en main. Poètes, poèmes et lecteurs au XVIIe siècle, Paris, Hermann, 2021.

[11] Anne Motta, Noblesse et pouvoir princier dans la Lorraine ducale, 1624-1737, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 30.

[12] Pierre Boyé, « Le Dernier Fidèle de la cour de Lunéville : la vieillesse de Panpan Devaux », dans Quatre Études inédites, Nancy, Imprimerie des Arts graphiques modernes, 1933, p. 35-97.

[13] Par exemple, pour l’année 1731, la maison est louée six mois au « prédicateur de l’avent et du carême », Archives départementales de Meurthe-et-Moselle (désormais ADMM), B172.

[14] Il s’agit là du littérateur tel qu’abordé par Alain Viala dans le chapitre 6 de son ouvrage, Naissance d’un écrivain, sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 186-216.

[15] Liébault sera notamment professeur d’histoire des cadets du roi Stanislas.

[16] Claire-Claude-Louise Lebrun dite Clairon est comédienne des ducs et enfant de la balle. David Smith, « Les Lettres parisiennes de François Antoine Devaux (1733-1734) », avec la collaboration de Dorothy P. Arthur, Marie-Thérèse Inguenaud et English Showalter, dans Marie-Thérèse Inguenaud, David Smith, Octavie Belot, Présidente Durey de Meinières. Étude sur la vie et l’œuvre d’une femme des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2019, p. 233.

[17] À propos de la pièce de F. de Graffigny, La Réunion du Bon Sens et de l’Esprit, Devaux affirme : « Vous scavés que je n’oserois me donner pour autheur de peur de chagriner mes parens », dans David Smith, id.

[18] Ibidem, p. 295.

[19] Henri-Jean Martin, « La direction des lettres », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Le livre triomphant 1660-1830, Paris, Fayard, 1990, p. 72-87 ; Barbara de Negroni, Lectures interdites. Le travail des censeurs au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1995.

[20] David Smith, « Les Lettres parisiennes … », p. 226-227.

[21] Wallace Kirsop, « Le mécanismes éditoriaux », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition…, p. 19-20.

[22] Devaux mentionne dans ses lettres l’origine de ses ressources financières : il perçoit de l’argent de ses parents par François Grobert (1694-après 1759), financier lorrain et secrétaire du marquis de Stainville, père du futur duc de Choiseul. La correspondance montre que Grobert fait des allers-retours réguliers entre Lunéville et Paris, ce qui n’empêche pas Devaux de se plaindre de n’être financé que « louïs par louïs ». David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 259.

[23] La pièce aurait été écrite dès le début des années 1730. English Showalter, Françoise de Graffigny, sa vie, son œuvre, Paris, Hermann Éditeurs, 2015, p. 442-450.

[24] Correspondance de Madame de Graffigny, tome II, Oxford, Voltaire Foundation, 1989, p. 74.

[25] François Bessire, « Françoise de Graffigny. Femme de lettres et femme du livre » dans Revue de la BnF, 2011, n° 39, p. 28-37.

[26] Le manuscrit est acheté par Mme Pissot qui le publie une première fois sous une fausse adresse, « À Peine » en 1747. Mireille François, « Madame de Graffigny dans les collections de la bibliothèque Stanislas de Nancy » dans Charlotte Simonin (dir.), Françoise de Graffigny (1695-1758), femme de lettres des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 145-172 ; David Smith, Bibliographie des œuvres de Mme de Graffigny (1745-1855), Ferney-Voltaire, Centre d’Étude du XVIIIe siècle, 2016.

[27] Cette ancienne actrice de la Comédie-Française a été l’un des appuis les plus importants de F. de Graffigny à Paris, notamment en l’introduisant à sa société « du bout du banc ».

[28] Correspondance de Madame de Graffigny, tome VI, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 458.

[29] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 274.

[30] Charlotte Simonin, « De l’autre côté du miroir, Marivaux à travers la Correspondance de Madame de Graffigny », dans Charlotte Simonin (dir.), Françoise de Graffigny (1695-1758)…, p. 193.

[31] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 294.

[32] Marie-Antoinette Cailleau, fille du libraire parisien André Cailleau, succède à son mari, Nicolas-Bonaventure Duchesne, en 1765.

[33] Sur les théâtres de société à Lunéville, voir Dominique Quéro, « Chronique de le vie théâtrale à Lunéville au XVIIIe siècle. Devaux acteur de société (1748-1749) », dans Charlotte Simonin (dir.), Françoise de Graffigny (1695-1758)…, p. 79-92.

[34] Antoine Lilti, « Public ou sociabilité ? Les théâtres de société au XVIIIe siècle », dans Christian Jouhaud et Alain Viala (dir.), De la publication, entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 281-300.

[35] François Antoine Devaux, Le bon fils, Paris, La Veuve Duchesne, 1773, p. II.

[36] Antoine Lilti, « Public ou sociabilité ?… », p. 290.

[37] Terme utilisé par Devaux dans son poème « Mon histoire 1777 », BM Nancy, Ms. 366(609), p. 91.

[38] Correspondance de Madame de Graffigny, tome IV, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 210.

[39] Id.

[40] Correspondance de Madame de Graffigny, tome IX, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 292.

[41] Nicolas Schapira, « Postface. Les privilèges et l’espace de la publication imprimée sous l’Ancien Régime » dans Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 481.

[42] Nicolas Schapira, « Histoire de la censure et histoire du livre. Les usages de la censure dans la France d’Ancien Régime », Histoire et civilisation du livre, Revue internationale, XVI, 2020, p. 225-242.

[43] Note 59 dans David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 226.

[44] Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762).

[45] On considère ici que ce sont des « alliés d’ascension », selon l’expression empruntée à Paul Pasquali, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014 et Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, 2021.

[46] Nicolas Schapira, « Nom propre, … », p. 84.

[47] Par exemple, pour janvier, février et mars 1731, Graffigny reçoit une pension de 125 livres. ADMM, B 1718, p. 32.

[48] « Discours sur l’esprit philosophique », dans François Antoine Devaux, Poésies diverses, testo inedito…, p. 295-296.

[49] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 232-239.

[50] Henri-Ignace Chaumont, abbé de La Galaizière, frère de l’intendant de Lorraine et attaché au bureau de Philibert Orry contrôleur général des finances.

[51] Correspondance de Mme de Graffigny, tome VII, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 12.

[52] 20 septembre 1745, Yale, G.P., XXXII, p. 197.

[53] Correspondance de Mme de Graffigny, tome VII, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 24.

[54] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 295.

[55] Ibidem, p. 286.

[56] Le cabinet du philosophe est imprimé en 1734. L’approbation est datée du 17 septembre 1733. Devaux mentionne pour la première fois ce périodique le 8 février 1734. David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 268.

[57] La correspondance de Valentin Jamerey-Duval a fait l’objet d’une récente édition critique en trois tomes par André Courbet : Correspondance de Valentin Jamerey-Duval, Bibliothécaire des ducs de Lorraines, Paris, Honoré Champion, 2011-2019. À voir également : André Courbet, « Les relations et la correspondance entre Valentin Jamerey-Duval et Françoise de Graffigny », dans Charlotte Simonin (dir.), Françoise de Graffigny (1695-1758)…, p. 25-46.

[58] La première édition, partielle, des lettres de la marquise de Sévigné date de 1725. De 1734 à 1737 paraissent six volumes de ses lettres.

[59] Néologisme employé par Devaux le 6 octobre 1745, Yale, G.P., XXXII, p. 239.

[60] Correspondance de Mme de Graffigny, tome VII, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 46.

[61] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 234.

[62] Ibidem, p. 294.

[63] Amusemens du cœur et de l’esprit, ouvrage périodique, Paris, Chez Didot, 1734, p. 4.

[64] Le Cabinet du philosophe de Marivaux serait alors « déchiré », méprisé, par l’abbé Prévost dans son propre journal. David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 294.

[65] David Smith, « Les Lettres parisiennes… », p. 219.

[66] Amusemens du cœur et de l’esprit, …, p. 12.

[67] En 1734 est également publiée la pièce de Marivaux, Le Petit-Maître corrigé. On retrouve dans la troisième lettre d’un Hollandais, un des thèmes principaux de la pièce de Marivaux, où Rosimond, arrivé de Paris, n’ose avouer qu’il aime sa promise, une provinciale. Dans Les Amusemens du cœur et de l’esprit, on peut lire : « Un honnête homme n’oseroit presqu’avoüer qu’il est amoureux de sa femme : à force de ne plus rougir du crime, on en vient à rougir de la vertu », ibidem, p. 55.

[68] Ibidem, p. 14.

[69] Ibidem, p. 53.

[70] Arrêt d’entérinement de sa réception comme receveur de Lunéville où il est appelé « François Antoine Joseph Devaux avocat à la cour », ADMM, B 245, p. 85.

[71] Pierre Boyé, Le budget de la province de Lorraine et Barrois sous le règne nominal de Stanislas (1737-1766), Nancy, Imprimerie Crépin-Leblond, 1896, p. 68.

[72] ADMM, B 1748.

[73] « Me voila enfin, grace à vous, chere amie, conseiller du roy et receveur des finances ; cela n’est-il pas beau ? » Yale, G.P., 25 décembre 1741, XVI, p. 331-332.

[74] Conseiller-secrétaire du conseil aulique et lieutenant général de la police à Lunéville.

[75] Correspondance de Madame de Graffigny, tome III, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 292.

[76] Pierre Boyé, Le budget de la province… p. 69.

[77] Grandville, Étienne-Julien Locquet, marquis de (1685-1752), nommé le « Général » dans la correspondance.

[78] Yale, G.P., (18)17 octobre 1745, XXXII, p. 264.

[79] François Bessire, « Françoise de Graffigny… », p. 33.

[80] Joseph Uriot, Lettre d’un franc-maçon à Mr. De Vaux conseiller de sa maj. le roy le Pologne duc de Lorraine et de son altesse électorale le Prince Palatin, Francfort sur le Meyn, 1742.

[81] 1er octobre 1748, Yale, G.P., XLII, p. 125.

[82] Correspondance de Madame de Graffigny, tome I, Oxford, Voltaire Foundation, 1985, p. 47.

[83] Présent dans la retranscription.

[84] 29 septembre 1748, Yale, G.P., XLII, p. 119.

[85] La question du tutoiement / vouvoiement au sein de la correspondance est aussi bien un reflet de l’état de leur alliance à un moment donné, qu’elle peut également être considérée comme un moyen de jouer parfois de diverses mises en scène.

[86] Correspondance de Madame de Graffigny, tome XII, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 305.

[87] Comme Daniel Roche, nous reprenons ici le terme d’« académicien » pour qualifier le statut auquel accède Devaux. Dans le Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy en 1694 (1ère édition) : « Qui est de quelque Académie de gens de lettres ».

[88] Daniel Roche, Le siècle des lumières en province…, p. 42-43.

[89] Pierre Marot, « Les origines de la Société Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Nancy : La Curne (?) de Sainte-Palaye et le roi Stanislas », dans Jean Schneider (dir.), La Lorraine dans l’Europe des Lumières, Nancy, Berger-Levrault, 1968 ; Jean-Claude Bonnefont (dir.), Stanislas et son Académie, Colloque du 250e anniversaire, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2003.

[90] Karl Hildebrandt, « Le prix de l’Académie de Stanislas, un contre-modèle régionaliste d’une institution européen », p. 305-316.

[91] English Showalter, « L’élection de Panpan Devaux à l’Académie de Stanislas », p. 185-194.

[92] BM Nancy, Ms. 1267 (793), p. 9-12.

[93] Ibidem, p. 78-81.

[94] Nous ne retrouvons pas de trace de F. A. Devaux dans les comptes de la cour de Lunéville dans la décennie 1750 après la vente de sa charge de receveur. En revanche, il est présent dans les charges et dépenses de la Maison du Roi, de France, dans la décennie 1770, avec comme somme indiqué de 300 livres pour ses services de « lecteur du roy », Stanislas (Archives nationales, O, 1, 723, p. 266 pour l’année 1774). En 1791, il est noté dans l’« État des pensions des officiers et des domestiques de ce prince » que Devaux a le droit à des gages pour ses 14 années de service en tant que « lecteur du roy » (AN, DX3, Dossier 25, p. 4).

[95] Titre des œuvres de Stanislas publiées à Paris en quatre volumes en 1763.

[96] Correspondance de Madame de Graffigny, tome XIII, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 113.

[97] Charles-Juste, prince de Beauvau-Craon (1720-1793).

[98] Madeleine Angélique de Neufville Villeroy, duchesse de Boufflers puis de Luxembourg (1702-1787) ; Correspondance de Madame de Graffigny, tome XIII…, p. 132.

[100] BnF, Ms., NAF 15581, p. 20.

[101] Cet article s’inscrit dans mes recherches de thèse, et il s’agit là d’un pan qui est encore à étayer.

[102] Rémy Landy, « Gazette littéraire de l’Europe I » dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux, 1600-1789, A-I, Oxford, Universitas Paris, Voltaire foundation, 1991, p. 516-517.

[103] Jonathan Conlun, « The Gazette Littéraire de l’Europe and Anglo-French Cultural Diplomacy », Études Épistémè, 26, 2014.

[104] BM Nancy, Ms. 366(609), p. 107.

[105] Ibidem, p. 105.

[106] Ibidem, p. 91.

 

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Vertus du corps et vertus des plantes: les savoirs botaniques confrontés aux pratiques médicales dans l’herbier de Leonhart Fuchs au début du XVIe siècle

Tassanee Alleau

 


Résumé : Le De historia stirpium de Leonhart Fuchs est surtout connu pour son apport innovant en histoire de la botanique à la Renaissance. Notre travail met en avant la pratique médicale de Fuchs dont l’approche s’oriente vers le rétablissement d’un corps sain et vertueux grâce aux propriétés et bienfaits des plantes. Mais que pouvaient bien apporter les plantes au corps du patient malade ? Le médecin-naturaliste choisit le règne végétal pour soigner plutôt que toute autre méthode thérapeutique. Nous nous interrogerons alors sur le rééquilibrage des humeurs du corps par les plantes comme moyen de maintenir le corps et l’âme vertueux en nous questionnant sur les intrications entre morale et religion dans le contexte de la Réforme dans le Saint Empire romain germanique.

Mots-clés : botanique, médecine, herbier, corps, Leonhart Fuchs.


Tassanee Alleau, née le 15/03/1991, est doctorante contractuelle en histoire au Centre d’études supérieures de la Renaissance et chargée de cours en histoire moderne à l’Université de Tours. Sa thèse, sous la direction de Pascal Brioist et Concetta Pennuto, porte sur la compréhension du végétal, sa matérialité et ses symbolismes à l’époque moderne, et plus particulièrement la partie souterraine des plantes, racines, tubercules et autres rhizomes, à travers des approches culturelles, matérielles et scientifiques. Elle est aussi diplômée de l’École d’Art et de Design de Tours (Ex-Beau-Arts TALM-Tours) et a co-écrit Sciences et société, France et Angleterre, 1680-1789 aux éditions Atlande (2020).

tassanee.alleau@univ-tours.fr


Introduction

À travers sa description des plantes issue d’une relecture critique des sources anciennes et contemporaines, Leonhart Fuchs (1501-1566) est reconnu par l’historiographie[1] comme un naturaliste majeur de la Renaissance. Il est connu pour sa contribution en histoire de la botanique et pour son traitement des textes et des illustrations peintes « sur le vif » dans sa compilation des plantes. Ses choix éditoriaux et sa méthode de travail prennent en compte les opportunités offertes par l’imprimerie grâce à l’innovation des caractères mobiles, autorisant l’illustration par des gravures très chères payées[2]. Dans cette étude, nous avons parcouru les sources en latin et en langues vernaculaires, en allemand et en français, publiées du temps de Leonhart Fuchs ou rééditées de nombreuses fois après sa mort et agrémentées d’ajouts et de commentaires par les éditeurs français. En apparence innovante, la pensée naturaliste de Fuchs s’inscrit en réalité dans la continuité du Moyen-Âge. La vision du monde qui découle de la lecture des herbaria du XVIe siècle est celle d’un univers médical constitué presque exclusivement d’éléments végétaux[3]. Les savoirs botaniques et leur application dans la vie quotidienne sont sans cesse bouleversés par de nouveaux apports et transferts de connaissances, même s’il reste ancré dans son rapport aux autorités anciennes[4]. Notre approche s’inscrit dans le champ de l’histoire culturelle et s’inspire plus particulièrement de l’histoire des sensibilités et des mentalités[5]. Elle emprunte également à l’histoire des sciences et se situe au croisement de l’histoire naturelle[6], de l’histoire de la médecine et des discours médicaux[7]. Dans cette perspective, la pratique médicale, thérapeutique et préventive de Leonhart Fuchs est imprégnée par les changements et renouvellements de son époque : la persistance d’un très grand nombre de savoirs anciens et médiévaux, de quelques croyances, tout comme l’émergence d’une pensée humaniste renaissante.

Si Leonhart Fuchs a choisi le règne végétal pour maintenir le corps dans ses vertus, ces conceptions savantes ne sont pas des cas isolés. Otto Brunfels, Hieronymus Bock et Valerius Cordus firent de même, reproduisant les traditions théophrastiennes et dioscoridiennes. Toutefois, soigner par les plantes n’allait pas de soi et d’autres disciplines médicales virent le jour au même moment. L’anatomie émergea avec André Vésale qui publia son De humani corporis fabrica en 1543. Puis, la chirurgie intéressa plus vivement les médecins et Ambroise Paré fit paraître ses Dix livres de la chirurgie en 1564. Il ne faut pas oublier non plus la parution de trésors de médecine domestique de Charles Estienne ou de Christofle Landré et d’ouvrages sur la médecine astrologique comme ceux de Richard Napier et de Nicholas Culpeper, parus plus tard au début du XVIIe siècle et qui remirent en question les savoirs médicaux transmis dans les facultés de médecine.

Dans cet article, nous cherchons à montrer que malgré les innovations botaniques apportées par Leonhart Fuchs dans la description des plantes, ce dernier resta campé à une approche médicale héritée de l’Antiquité, celle de Galien et du corpus hippocratique, reliant vertus du corps et vertus des plantes. Dans ces conditions, sa pensée rejoignait celle d’un fervent défenseur de la Réforme (s’opposant tout de même sur différents sujets à Luther et à Melanchthon dès 1543), suivant la théorie des humeurs qui s’accompagnait de valeurs morales chrétiennes en ce qui concerne le corps et la santé. Le présent travail a été guidé par l’hypothèse suivante : lire un herbarium et en extraire une liste de vertus et de vices pourrait possiblement permettre de brosser le portrait idéal de l’homme, de la femme et de l’enfant du début de la Renaissance. Mais cette démarche est périlleuse car il ne faut pas perdre de vue les inspirations premières de Leonhart Fuchs dès les débuts de sa carrière de médecin-naturaliste qui restèrent la médecine ancienne et les théories galéniques et hippocratiques. En effet, c’était l’équilibre des principes composant la complexion du corps, que l’on nommait alors les humeurs[8], qui permettait à un individu de se maintenir en bonne santé. Le médecin observait alors les manques et les surplus des éléments et de leurs qualités pour construire son pronostic et son diagnostic, puisque l’état de déséquilibre des humeurs était considéré comme un état de maladie. Leonhart Fuchs s’imposa comme un « vulgarisateur » car il traduisit ses travaux du latin à sa langue vernaculaire, l’allemand, et illustra graphiquement des ouvrages qui restaient jusqu’ici très peu accessibles. En rapportant les usages des plantes spécifiques et localisés, Fuchs donnait une image singulière de la société allemande du XVIe siècle. Nous allons donc revenir dans un premier temps sur l’étude des valeurs morales liées aux soins du corps. Puis nous verrons ce qu’est être médecin à Tübingen au XVIe siècle et le contexte dans lequel ces valeurs morales s’inscrivent. Enfin, par cet article, nous voulons proposer une catégorisation des plantes thérapeutiques par vertus selon la théorie scolastique chrétienne : les plantes pour la vertu intellectuelle, la vertu de tempérance, les vertus du corps féminin, la vertu de prudence et les plantes pour le salut de l’âme.

Valeurs morales chrétiennes, plantes et soins du corps

L’étude des valeurs morales liées aux soins du corps par les plantes et au regimen strict pour le bénéfice du corps est vaste et se rapporte à la fois aux traditions antiques comme à la culture chrétienne. Ce croisement n’est pas anodin. De fait, la pratique de la médecine par les plantes s’était propagée au Moyen Âge dans les jardins monastiques dont le modèle était appelé hortus conclusus, le jardin clos, ou petit jardin (hortulus) sous le haut patronage de Saint Fiacre, et issu « d’une vision du monde propre à l’univers médiéval où Dieu est le véritable centre[9] ». La symbolique biblique des plantes a fait l’objet d’un nombre limité d’analyses critiques de la part des historiens et historiennes en dépit de l’existence d’ouvrages colossaux[10] et de travaux sur le folklore religieux par des théologiens[11]. L’identification des plantes retrouvées dans la Bible associée à une rigueur scientifique, par l’étude de leur origine, de leur étymologie et de leur localisation géographique, n’est pas très récente et reste restreinte à des études voisinant avec celles de la théologie naturelle du XIXe siècle[12]. D’autres études historiques se focalisaient sur les évocations bibliques dans les réécritures de la Renaissance sous le paradigme de la philosophie naturelle occidentale[13]. D’autres encore ont cherché dans la Bible le possible rapport humain aux plantes dans des perspectives utilitaires (alimentation, usages socio-économiques)[14]. Et bien que l’étude biblique ne soit pas notre approche ici, elle y puise une résonance certaine car Leonhart Fuchs ne fait pas mystère de son inspiration religieuse[15] et nous cherchons dans cet article à montrer les intrications morales et religieuses qui parcourent l’œuvre de Fuchs. Ainsi dit-il :

« Je suis asseuré & scay certainement que plusieurs choses t’inciteront a la recepvoir franchement & de bon cueur, mais signamment ce qui sensuit, cest ascavoir que la presence, grâce, & bonté divine n’est plus évidemment donnée a cognoistre aux hommes en quelque chose que ce soit, que par la diversité des formes & natures des plantées quand nous considérons qu’elles ont esté produictes et creées de Dieu pour l’usage de l’homme. S’il y a doncques quelque chose qui recueille en nos cueurs, ou qui conferme nos espritz ceste opinion que Dieu ha quelque soing des hommes, certainement pour donner ayde aux hommes et les maintenir en santé, qu’il luy a pleust aorner la terre de tant de nobles et vertueuses plantes, par lesquelles les hommes peussent chasser toutes sortes de maladies[16]. »

Il montrait aussi que l’intérêt pour les plantes remontait à l’Antiquité chez les princes et les rois :

« […] Qui plus est Mythridates jadis roy de Bythinie, Attalus roy d’Asie, Salomon de Judée, Eaux d’Arabie, & Juba de Mauritanie, non seulement ont esté curieux de cognoistre les plantes, mais aussy plusieurs d’entre eulx en ont escript très diligemment, les aultres ont monstré la manière de mesler medicamens simples ensemble et d’en faire certaines compositions au grand avantage & profict des humains[17]. »

De la version originale en langue allemande à ses traductions diverses en français, les vertus divines des plantes étaient copieusement rapportées, renvoyant à une vision idéale du corps et de la santé :

« Car estans presques tous les arts inventez, si tost que l’homme fut creé de Dieu, a par aprés augmentez par l’industrie de plusieurs : les seules herbes, soubdain apres la creation des elemens, & lorsqu’il n’y avoit encores homme vivant, sortirent (suyvant le commandement de Dieu, qui fut en ceste sorte) des cavernes de la terre, garnies de leurs propres & divines vertus[18]. »

Leonhart Fuchs évoquait l’origine biblique de l’utilisation des plantes, remèdes et nourritures offerts par Dieu à Adam dans le Jardin d’Éden, puisque « seul [le] Souverain Seigneur Dieu ha creé, & produit de la terre les herbes & Plantes : desquelles tous les descendans & posterité d’Adam se pourroient ayder & soulager pour guarir les maladies[19] ». Il s’inscrivait dans l’élan des relectures scrupuleuses et minutieuses des Saintes Écritures et qui touche également les champs disciplinaires comme la médecine. Toujours dans son propos liminaire, Leonhart Fuchs décrivait les prolégomènes de sa pratique médicale alliée à une connaissance très fine des plantes, à la faveur d’un corps sain qui sonne ici comme un impératif sanitaire social. Il a écrit d’ailleurs tout un traité[20] sur la méthode médicale[21]. Sa vision était à la fois utilitaire et impliquait aussi une part non négligeable de remarques esthétiques et sensorielles. Il ajoutait même que les connaissances en botanique apportent « nécessité » :

« […] la nature des Plantes, ha esté tousjours plus louee, admiree, & reveree, partie par ce qu’ayant esgard à l’antiquité (que tousjours on ha autorisé et honoré grandement) elle estoit la plus ancienne partie aussi pour autant que la congnoissance d’elle apportoit un plaisir, utilité et necessité[22]. »

À la Renaissance, la botanique n’était pas encore une science à part entière, elle était simplement une discipline auxiliaire au service de la médecine. Considérant qu’il existait bien peu d’ouvrages sur le sujet permettant d’identifier correctement les plantes en Allemagne, à part ceux d’Otto Brunfels, de Jérôme Bock (Tragus) ou de Valerius Cordus, Leonhart Fuchs rédigea son herbarium, sélectionna des graveurs et dessinateurs très habiles et emprunta les descriptions des plantes aux sources anciennes et classiques. Dans son discours préliminaire, il témoignait de l’intérêt de son herbier, de sa vision vraisemblablement très corporatiste de la profession de médecin, car il souhaitait un monopole universitaire de l’exercice de cette discipline, et de ses principaux objectifs. Il précisait qu’il désirait qu’on ne commette plus d’erreur au sujet des plantes[23]. Il exhortait les médecins et apothicaires en ces termes : « doncques j’enhorte tant de foys les medecins et apothicaires de delaisser tel erreur, sinon qu’ilz ne prennent plus de plaisir à tuer, qu’à guérir[24]. » Il dénonce les manipulations et tromperies[25] : « À mon desir aussi que les Medecins de nostre siecle, usassent de plus de diligence à traicter ceste partie de Medecine, et ne l’abandonnassent entre les mains des Apothicaires et femmes de village[26]. » Le retour à la nature qu’a opéré Leonhart Fuchs n’était pas isolé. Martin Luther lui-même attachait une grande importance à la contemplation de la nature. Dans ses Sermons sur le premier livre de Moïse, il déclarait que le monde naturel a été construit pour le bénéfice et l’usage de l’homme[27]. Cette idée partagée par Fuchs est merveilleusement dépeinte lorsqu’il évoque les vers à soie et des tissus de soie qu’on peut en tirer :

« Car à la vérité nature en nulle autre chose n’est trouvée plus sage qu’en ce fait. Et ne semblera l’art avoir prins quelque chose d’eux, en quoy elle se monstre plus ingénieuse : si on veut considerer tant de mutations de nature, devant que ladicte toison soit achevee, & puisse estre artificielement reduicte à l’usage des humains[28]. »

Il revendiquait aussi un retour à la simplicité de la composition des remèdes et favorisait une pharmacopée locale, composée de plantes de jardin ou facilement récoltées à proximité de l’espace domestique. Fuchs s’opposait à toute « ostentation » du savoir et se positionne contre les médicaments composés dont la liste des ingrédients peut être trop longue, trop coûteuse, voire illisible car restée secrète[29]. Il préférait prescrire un même simple (une même plante) pour différentes « affections » ou pathologies :

« Les fraudes des hommes, & les circonventions & déceptions des entendements, ont inventé telles boutiques : esquelles la vie dun chacun est exposée à vendre : incontinent sont mises en crie force compositions, & mistions intrinquées, & inextricables. […] Pour un petit ulcere, fault aller chercher une medecine jusques à la mer rouge : combien que le plus povre du monde, ait à sa table les vrays remedes, ainsi dict Pline[30]. »

Leonhart Fuchs a bénéficié d’un contexte d’émulation intellectuelle en Allemagne, par la création de foyers humanistes et de carrefours d’échanges culturels et scientifiques dans des villes comme Wittenberg ou Tübingen, malgré les censures et les exils auxquels les protestants ont dû faire face. Si tout cela a assuré une grande postérité européenne à l’œuvre de Fuchs, tant dans la diffusion de la publication que dans les citations du texte et dans les plagiats des gravures, cela n’a pas été aussi facile pour tous les autres naturalistes. Otto Brunfels s’est par exemple retrouvé inscrit sur la liste de l’Index Librorum Prohibitorum de l’Italie catholique après 1554, ainsi que l’ont été Conrad Gessner ou encore Ulisse Aldrovandi, accusés d’hérésie en Italie[31]. Fuchs lui-même voit ses écrits censurés et son nom barré sur les frontispices imprimés[32].

L’art de confectionner des remèdes, d’en découvrir de nouveaux et de pouvoir supprimer les erreurs du passé pour éviter tout danger devint un enjeu nécessaire de santé publique dont se targuaient les médecins-naturalistes[33]. Cette ambition, Leonhart Fuchs l’érigeait en principe vertueux[34], forme d’éthique qui constituait les fondations de sa recherche. La plus importante vertu prise en compte pour cette étude était celle de la « force de l’âme », qui est l’une des vertus cardinales, morales et intellectuelles d’Aristote[35]. Cette vertu a été théorisée plus tard comme action de l’âme dirigée vers le bien dans la philosophie morale chrétienne de Saint Augustin ou de Saint Ambroise (vertus de la prudence, de la justice, de la force d’âme et de la tempérance). Elle passait aussi par la notion d’exactitude, que Leonhart Fuchs cherchait à la fois dans les livres et en observant lui-même les « créatures de Dieu » : les plantes. Cette force de l’âme est celle qui s’opposait à la corruption du corps par les passions de l’âme décrite par Giambattista della Porta dans La Physionomie humaine[36] : « Si donc il arrive changement de forme au Corps causé par quelqu’une des passions, de nécessité pareil changement arrive à l’Âme[37]. » Cette période était aussi l’occasion pour les « moralistes » d’écrire de nombreux ouvrages sur les comportements humains, bons ou mauvais, tels que Les Essais de Michel de Montaigne, Le Fléau des Démons et sorciers de Jean Bodin ou bien des traités de morale domestique[38]. Leonhart Fuchs déclarait lui-même dans son De historia stirpium que l’homme devait être « excellent tant en noblesse, comme en resplendeur de vertu ».

Ces transformations conceptuelles envahissaient aussi la sphère du quotidien, de la vie intime et infusent les comportements humains dans leur rapport à la nature et leurs représentations symboliques du végétal, majoritairement influencées par les conceptions théologiques et bibliques comme le rappelle John Lytton Musselman, citant les travaux, déjà très complets à ce sujet, des naturalistes Leonhard Rauwolf[39] (mort en 1596), Levinus Lemnius (1505-1568), Johann Amos Comenius (1592-1670) et John Gerard (1545-1611/12)[40]. Johann Amos Comenius, John Gerard, Levinus Lemnius, tout comme Leonhart Fuchs, ont tous tenté de conformer l’histoire naturelle à la théologie plutôt qu’à la description rationnelle et scientifique des plantes[41]. Toutefois, Leonhart Fuchs laisse une grande place aux sens et particulièrement à la vue, invitant le lecteur à se faire lui-même une idée du végétal délié des symboles bibliques.

Être médecin à Tübingen au XVIe siècle

Leonhart Fuchs naquit en Bavière en 1501 et enseigna une trentaine d’années à Tübingen depuis l’année 1535. Il obtint son diplôme après un doctorat de médecine en 1524 après avoir été l’élève et le disciple de Johannes Reuchlin, et suiveur des idées luthériennes. Fuchs participa au développement de l’humanisme allemand à travers les institutions universitaires et la publication d’ouvrages d’histoire naturelle ou de médecine. Il était moins philologue que théologien et naturaliste, théologie « au service de laquelle Luther [considérait] qu’il faut mettre les langues anciennes[42] ». C’est pourquoi il semble intéressant de considérer l’œuvre de Leonhart Fuchs par cette entrée des « vertus » morales afin de compléter le rôle qu’on lui a toujours attribué de relecteur critique des sources antiques et modernes. Pour envisager ce que c’était qu’être médecin à Tübingen, à la Renaissance[43], comme le fut Leonhart Fuchs, il faut prendre en compte les évènements difficiles qui jalonnèrent cette période.

Roselyne Rey écrivait que les pestes et épidémies successives du XVIe siècle avaient apporté un « cadre quotidien de vie des hommes en proie au malheur, confrontés à la peur et à l’expérience de la douleur[44] ». La maladie ne paraissait cependant plus inéluctable, en témoignaient les pharmacopées très précises de la Renaissance. Il ne faut tout de même pas minimiser la prééminence de la mort dans ce monde « renaissant ». Même si les remèdes issus du De historia stirpium commentarii insignes de Leonhart Fuchs permettaient de se prémunir contre les maux de ce siècle, le corps abîmé et malade semblait être le stéréotype de ces temps difficiles. Les temps de guerre amenaient avec eux le développement de nouvelles disciplines telles que la médecine de guerre. L’importation de la poudre à canon, les massacres à répétition, les supplices et les tortures que subissent les « Hérétiques », entraînaient un changement dans la nature des blessures et les aggravaient. La chirurgie des blessures dut faire face à la montée en puissance des armées et la production d’armes et d’armures augmentèrent massivement à la Renaissance[45]. La connaissance précise des organes du corps et de l’anatomie très fine que les autopsies rendaient désormais possibles se déployaient à travers des traités, d’Ambroise Paré à Félix Platter en passant par André Vésale. Fuchs fit le constat de cette nouveauté, liée en grande partie aux pratiques médicales militaires :

« Nous y avons pareillement adjouté les herbes à playes, celles principallement dont journellement usent la plus part des chirurgiens, mesmes qu’il est incertain par quel nom peculier les hont nommé les Grecz et Latins, si toutesfoys oncques elles eurent aucun nom[46]. »

C’est tout un ensemble d’images et de représentations anciennes et médiévales du corps qui s’effondraient pour renaître au prisme d’un regard plus critique, matérialiste et rationnel, plus empirique également. De même, les épidémies modifient les constructions culturelles et sociales. Parmi celles-ci, la vérole, morbus gallicus, ou la peste étaient très contagieuses. Les villes se vidaient à l’approche de ces épidémies[47] qui composaient le quotidien des médecins, quotidien jalonné de cadavres. Dans les villes, pestilence et décomposition des cadavres étaient les odeurs dominantes. Toute puanteur, toute crasse et toute pourriture devaient être ôtées du corps dans un geste purificateur et salvateur et cela passait aussi par l’utilisation de plantes dont les parfums venaient contrecarrer les pestilences :

« Les feuilles bouillies dans le vin sont bien essorées et lavées, et bonnes à toutes sortes de blessures et de dommages. Bouillies et délibérées, elles chassent les taches sur le visage, et guérissent allègrement le feu. […] Le jus des feuilles pénètre dans le nez, chasse la mauvaise odeur de celui-ci et retire le noir qui s’y trouve ».

Le bouillon dans lequel les graines sont bouillies doit être utilisé […] pour se laver avec. […] La farine de graines bouillies avec des graines de lin et couvertes, apaise les jours [règles ?] de la semaine et adoucit la mère. Mélangé à du miel, il chasse la [mosey ?] sur le visage et les rugosités. Les graines bouillies dans l’eau et [ ?] lavés avec elles en chassent la puanteur[48].

À l’inverse d’une société qui cherchait à comprendre l’irrationalité des fléaux que sont la maladie et la mort, Leonhart Fuchs cherchait à expliquer la mort d’une manière plus rationnelle, en tout cas plus concrète. Nous pouvons le constater en lisant ses traités médicaux et spécifiquement le Methodus seu ratio compendiaria cognoscendi veram solidamque medicinam (1542). Dans le chapitre XXII, « De rerum praeter naturam numero », sur la nature des choses, il établissait que sa méthode permettait de trouver ce qui modifiait l’état du corps (« rerum que corpus nostrum alterare possunt »), de nommer la cause (« causa ») qui amène la mort (« morbus »), et de déterminer les symptômes de la maladie, selon les préceptes hippocrato-galéniques. Il y développa un schéma structuré comme suit : « 1. Causa, qui morbum praecedit. / 2. Morbus, a quo primum vitiatur actio. / 3. Symptoma, qui morbum sequitur[49] ». Dans sa manière de lutter contre les maladies, Leonhart Fuchs structura un art médical (ars medica), plus technique et plus rationnel, entre ingenium sanitatis et ingenium curationis[50]. Toutefois les gestes et la pratique naissaient d’une considération globale du fonctionnement du corps et de l’esprit, et de leur lien avec la nature. Cette philosophie naturelle, nouvelle perception des objets naturels chez Leonhart Fuchs[51], prenait la forme de réflexions portant sur le corps humain comme partie intégrante de la nature et est rattachée aux théories antiques du corpus hippocratique ou galénique qu’il décrivait dans son préambule :

« Quant aux vertus des plantes que nous mettons par ordre, de Dioscoride, Galien, Aéce, Paul, Simeon, Pline, si par un consentement elles sont confirmees de tous, il les faut recevoir. Mais là ou il y aura discord entre eux, tu ensuivras Galien sur tous les autres, comme celuy qui ayant inventé les facultés des plantes, les ha par mesmes esprouvees, par une longue experience[52]. »

L’écriture du médecin-botaniste est habituée à la pratique académique et universitaire. Il n’a pas rompu avec sa culture scolastique du Moyen Âge, entre trivium et quadrivium. Son statut de professeur à la chaire de médecine à l’université de Tübingen, sous la protection d’Ulrich vi de Wurtemberg, le fit activement participer à la réforme protestante des enseignements de son université. Fuchs superposait à la lecture scrupuleuse de la Bible et des Évangiles et au respect de la materia medica antique, une lectura simplicium : un enseignement botanique, strictement tourné vers les plantes, mais dans un but utilitaire (médicinal)[53], centré sur les notions d’« utilité et nécessité[54] ». Leonhart Fuchs était un philologue « antiquarianist[55] », commentateur accoutumé à la glose dans son De medendi methodo libri quatuor; Hippocratis coi de medicamentis purgantibus libellus iam recens in lucem editus, publié à Paris par Conradum Neobarium en 1539 et son Methodus seu ratio compendiaria cognoscendi veram solidamque medicinam de 1542. La médecine de Leonhart Fuchs était néanmoins destinée à une élite privilégiée : les étudiants qui suivaient ses cours à la chaire de médecine, ses correspondants avec qui il échangeait parmi les autres savants et naturalistes[56] et ses patients qui étaient bien souvent issus d’une classe sociale élevée tel que le Margrave George de Brandebourg à Anspach ou Ulrich vi de Wurtemberg. Malgré cela, sa volonté de rendre accessible à un plus grand nombre et de faire traduire ses ouvrages en langue vernaculaire, ou « vulgaire » comme il le dit lui-même, démontre chez lui un désir de renouveler les savoirs.

Leonhart Fuchs pratiquait une médecine qu’on peut qualifier d’empirique, autour d’une étiologie complexe et d’une utilisation poussée des sens (goûter, toucher, observer, sentir la plante) mais qui reposait presque uniquement sur les autorités antiques. Il cultivait lui-même des plantes dans un jardin à Tübingen. Ces étapes formaient un temps de « compréhension », avant celui de la « maîtrise » qui a lieu quelques décennies plus tard par les processus de colonisation[57], le rapide développement des jardins botaniques et des cabinets de curiosités. À tout cela, il appliquait la thérapeutique humorale et accordait une importance fondamentale à la connaissance de la nature[58]. L’on pourrait dire alors que Leonhart Fuchs appartenait à la phase de « compréhension » du monde, car il pose les bases de la « botanique », soit l’étude des plantes, tout en s’appuyant sur une relecture des sources de l’Antiquité. Sa volonté était de proposer une liste exhaustive de plantes, projet qu’il ne réussit pas à terminer entièrement à sa mort. Il justifia sa méthode dans la préface de L’Histoire des plantes :

« […] combien c’est chose delactable et encores utile et necessaire, ou pour perpetuer la santé presente, ou pour r’appeller celle qui n’y est (chose que l’homme doit avoir la plus chere et la plus souhaitable entre toutes) de congnoistre en perfection soit par methode, soit par experience, les Plantes, et leurs vertus […][59]. »

Le salut de l’âme ?

Le De historia stirpium a l’allure d’un catalogue de conseils et de vertus qui s’égrènent tels des préceptes : « il faut », « il doit », martelait Leonhart Fuchs. Le naturaliste n’était cependant pas avare de qualificatifs pour juger qu’une chose était belle, bonne, de bon goût, de bonne odeur. Ses descriptions offraient un panorama visuel et aromatique de la plante qui rendaient la lecture de l’herbier étonnante à bien des égards :

« La Pensee est une herbe qui du commencement ha la fueille ronde, crenelee par les environs, & plus longues par succession de temps : la tigette triangulaire, cavee par le dedans, & un peu ridee, & noueuse par intervalles : d’où sortent longues queues de la cavité des aesles, esquelles par les sommets les fleurs resplandissent, selon la figure & espece des violettes purpurines, & hont lesdictes fleurs leur partie d’en haut purpurine, le milieu blanc, & le bas jaune, & sont divisees par certains rayons noirs. Tombans ces fleurs, la graine commence à s’enfler. Le lieu. La Pensee vient quelquefoys d’elle mesmes parmy les champs. On la plante toutesfoys és jardins, & y vient plus belle[60]. »

Nous avons analysé ici la plupart des plantes inscrites dans l’herbier que son auteur avait jugées nécessaires à l’homme et à la femme de la Renaissance (sauf mention contraire par Fuchs lui-même). Ce critère utilitaire n’est pas le seul qui puisse apporter une aide au malade : la beauté semblait, de fait, le critère le plus proche de ce qui est bon. Nous découvrons parfois dans l’herbier des promenades sensorielles, des paysages et des moments de poésie qui laissaient entrevoir le goût de Leonhart Fuchs pour la littérature, la philologie et la simple beauté des choses, toujours inspiré par les sources anciennes qu’il citait abondamment :

« Du Grateron. Chap. XIIII. Philantropos nom d’humanité, de doulceur, & courtoisie luy est imposé parce que, c’est une herbe doulce & gracieuse : & qui retient les robbes des passans, ainsi que les amys, & hostes hont de coustume de retenir par la robbe leurs amys se voulant departir l’un de l’autre : ou s’ilz ne peuvent les retenir, ilz les convoyent un peu loing. Laquelle appellation tres bien expriment les Allemans, quand ilz la nomment Bleb Kraut[61]. »

Le botaniste se laissait aller à recopier de longs passages sensibles des Anciens, comme celui de Galien racontant sa jeunesse perdue et sa vieillesse ennemie dans le chapitre sur la laitue[62]. Le vocabulaire pour décrire le végétal est anthropomorphique, centré sur le corps humain et délivre de surprenantes métaphores. Les parallèles sont flagrants et subtilement distillés au gré des notices descriptives. Dans le chapitre CXXIIII sur l’ache, on lit que celle-ci a la « chevelure comme celle de Rosmarin, pleine de fleurs, & ramassee en petis corymbes, ou en forme de raisins de Liarre[63] », sa « semence » est noire, « ferme, aspre et odoriferante ». La « guesde » ou pastel au chapitre CXXVI a des petites feuilles « en forme de langues, pendantes en bas, dedans lesquelles est contenue la greine ou semence[64] », et la mandragore est directement assimilée à un être anthropomorphe au chapitre CCII, puisque Pythagoras l’appelle « Anthropomorphon, pour raison de la forme humaine, que sa racine semble representer[65] ».

Les vertus ne se trouvaient dès lors plus uniquement dans tel ou tel objet végétal, mais au détour d’un chemin, en haut d’une montagne, sur le mur d’un jardin, à travers les champs, dans les marais et en bordure d’une forêt. Le corps vertueux et, au-delà de celui-ci, l’âme, trouvaient leur salut dans la contemplation du monde que Dieu avait créé.

« D’avantage le merveilleux plaisir qui secrètement prendre place en vostre esprit, par la contemplation de si grand nombre d’especes de Plantes, vous invitera à prendre la tuition & defense de la matiere des herbes & de la Medecine. Et y ha il chose plus esjouyssable & plus delectable, que ficher ses yeux sur les Plantes, que Dieu d’extreme bonté & grandeur, ha peinctes de tant de diversité de couleurs, ha attournees de fleurs de grace si singuliere, la couleur desquelles oncques ne peut estre representee par les peinctres, les ha ornees de tant de graines, & tant de fruict, dont on se sert grandement & en la cuisine, & en la Medecine ?[66] »

Ne pas écouter les superstitieux : la vertu intellectuelle

Pour Leonhart Fuchs, la « vraye médecine » devrait éliminer les superstitions et particulièrement celles qui relèvent d’autorités dont il appréciait peu le travail. La coloquinte était ici utilisée par beaucoup dans un but que le naturaliste trouvait incorrect. Il critiquait vivement les médecins qui se disaient « prédicateurs évangéliques[67] », s’opposant à Luther et à Melanchthon et quittant Wittenberg pour Ingolstadt. Il pensait alors que ces prédicateurs évangéliques abusaient le « peuple », par de fausses paroles et par un mauvais commerce des plantes :

« La Coloquinte, cependant, est remède très nocif [schadlich] pour l’estomac. Pour cette raison, les autorités devraient interdire les vagabonds (colporteurs ?), juifs et autres médecins, qui purgent le peuple avec cette médecine populaire et féroce qui fait perdre l’esprit. Mais personne ne doit [ ?] laisser les gens mourir. Et aussi de nombreux prédicateurs qui se disent évangéliques, oublient complètement et même leur vocation [première], à laquelle ils devraient répondre honnêtement et avec diligence obéir […] au Christ, mais qui jugent leur [devoir ?] de donner des conseils médicaux, […]. Si Dieu veut que vous donniez les ordres tout de suite, vous auriez vraiment tellement à faire que vous oublieriez la médecine spirituelle, laisseriez le corporel, et ne plairez pas à ceux à qui il s’agit de prescrire. Mais parce qu’ils ne se soucient pas beaucoup des saintes écritures, oui, ils ont une mauvaise compréhension et étudient leur sermon […] ; regardent ailleurs, et en attendant ils oublient quelle est leur profession et leur fonction […][68]. »

Dans cette citation, sa coloquinte est une courge (en hébreu qîqâyôn) dont la symbolique remonte à l’Antiquité et est présente dans le récit biblique lorsque Jonas s’assoit sous un arbre à coloquinte mais reproche à Dieu que celui-ci ne lui donne pas assez d’ombre[69]. Les traductions plus modernes ont ensuite nommé cet arbre « ricin », « lierre », mais les Protestants y voyaient plutôt une coloquinte ou une « courge[70] ». À travers ce passage, Fuchs critiquait l’usage de la coloquinte comme purgatif par des médecins sans scrupules, accusant même les prédicateurs soi-disant évangélistes d’être les colporteurs d’un tel usage et exhortant les théologiens à laisser aux vrais médecins le soin de prodiguer des conseils médicaux aux foules. Fuchs souhaitait ainsi distinguer religion et politique de l’exercice de la médecine et ce fut d’ailleurs cela qui marqua sa division avec Luther et Melanchthon.

D’autre part, les difficultés d’identification sont dues aux critères utilisés pour élaborer un rapprochement, une comparaison entre plusieurs plantes. Ces critères étaient très aléatoires. Chez Fuchs il était question de la forme de la plante pour définir des caractères morphologiques. Il s’agissait là des balbutiements de la science dite botanique. Leonhart Fuchs s’étonna de la différence de couleur, de la présence d’épines, ou de la différence de goût et d’odeur. Ce « squelette de description morphologique[71] » ne lui permettait pas vraiment d’apporter une réponse claire. Ce système autorisait tout de même au naturaliste de contredire les auctoritates ou de dénoncer les mensonges des médecins, en invoquant une argumentation plus ou moins fondée sur un modèle persuasif, c’est-à-dire en prenant des exemples qui interpelaient.

Ainsi donc, le premier conseil du médecin-naturaliste était, comme nous venons de le voir, d’adopter une attitude que l’on pourrait qualifier de vertu intellectuelle rationnelle. Il est possible de comprendre la raison pour laquelle Leonhart Fuchs luttait si ardemment contre les croyances païennes et profanes. D’une part, ses rôles de professeur et de médecin lui conférèrent un esprit critique raisonnant avec rigueur : ainsi toutes les choses qu’il écrivait procédaient d’une vérification par l’expérience et par la vérification des sources. D’autre part, sa position d’humaniste dans l’avènement de la Réforme et ses réflexions consciencieuses le firent agir comme un théologien faisant l’exégèse des écritures saintes en reniant toutes les fioritures et les inventions des catholiques ou des protestants trop zélés comme nous l’avons vu plus haut[72]. Nous pouvons voir dans l’exemple de la description de l’armoise, sa critique d’une certaine interprétation des Évangiles :

« De l’Armoise, ou herbe S. Ian. Chap. XIII. Les Noms […] Les Allemans la nomment en leur langue la ceinture sainct Jean : nom imposé de quelques vieilles, & moynes supersticieux : car ilz en font non seulement des chapeaux mais aussi des ceintures : qu’ils jettent dans les feux, que lon fait en tous quarrefours des villes, le jour de la saint Ian. Je ne say à quel propos, ny à quel effect. Il pourroit estre qu’ilz ayent songé que sainct Jean estoit ceint au desert de ceste dicte herbe[73]. »

L’absinthe (ou armoise) était assez souvent citée dans la Bible[74] comme symbole de l’amertume, du poison ou de la malédiction. Elle était parfois confondue ou traduite différemment d’une région à une autre par aloé ou aluine. Les erreurs d’identifications remontaient à Dioscoride et à des croyances superstitieuses des Allemands relatées par Fuchs, qui s’attachait à reconnaître la plante par sa couleur et par l’aspect matériel de celle-ci (par la forme et les variations de la tige notamment).

D’autres cas dans l’herbier amenèrent Fuchs à identifier des plantes comme vertueuses contre des maladies perçues comme d’origine surnaturelle : le mal des ardents, mal de terre ou le feu Saint-Antoine, les épilepsies, le mal caduc, les convulsions inexpliquées, les paralysies inexpliquées, les songes agités. L’ergotisme, dit feu sacré, sacer ignis ou feu Saint-Antoine, – qu’on sait aujourd’hui être causé par un empoisonnement dû à l’ergot de seigle ou céréales équivalentes –, est une maladie qui effraie au XVIe siècle. Elle est souvent traitée par des remèdes à base de végétaux impliquant une sorte de rituel magique. Pareillement, on trouve à « l’espargoutte » des vertus magiques selon Pline :

« Les magiciens, pour en user contre fièvres tierces, commandent l’arracher avec la main gauche et ce faisant dire pour qui on la cueille et n’y regarder point. Puis mettre la fueille souz la langue du malade, à fin qu’il avalle soudain avec dix dragmes d’eau[75]. »

Le rapport à la pensée magique[76] est ambigu même si dans la plupart des cas, le médecin-botaniste allemand la rejetait. Dans certains cas, il ne commentait pas. Ainsi Fuchs expliquait que la racine de l’angélique était particulièrement bonne contre tout : « soustiennent qu’elle [l’angélique] ha puissance contre ensorcelemens, ou enchantemens, si on la porte avec soy[77] ». Dans d’autres cas, comme pour le polytrichon d’Apulée, Fuchs critiquait les modernes qui « par une folle superstition, luy attribuent et ottroyent beaucoup de choses ridicules et incroyables[78] ». Des plantes étaient nommées à partir de croyances ou en référence à des épisodes mythologiques : le millepertuis surnommé « chasse dyables » par les superstitieux, l’herbe « saincte Barbe », la « morsure du diable », les herbes auxquelles on a donné des noms de saints comme Saint Jacques ou Saint Jean.

Fuchs considérait que les remèdes végétaux trouvés chez Hippocrate, Arétée de Cappadoce ou Galien étaient les plus profitables pour guérir l’épilepsie, maladie faite de crises convulsives spectaculaires qui paraissent issues de causes surnaturelles. C’est au XVIe siècle qu’une « étape importante dans la construction d’un savoir scientifique sur l’épilepsie et dans les progrès de la sémiologie médicale[79] » a été franchie. Cette pathologie était habituellement perçue comme une maladie de l’esprit causée par des démons. La « filipende », la seconde sorte de bétoine, la bétoine, la violette de Mars, le Grand muguet, les herbes de Saint-Jean et la couleuvrée noire sont des exemples de plantes que Fuchs et les Anciens utilisaient pour guérir de l’épilepsie, ou en tout cas, pour chasser le mal. Les plantes calmantes comme l’opium ou la jusquiame pouvaient calmer les crises. L’épilepsie prenait une connotation magique, c’est-à-dire indéterminée, irrationnelle. On l’appelait en effet « mal sacré », « mal comitial », « mal caduc » ou « haut mal ».

Nous avons pu voir ici que Leonhart Fuchs luttait constamment contre les superstitions et les erreurs des Anciens ou des « Modernes ». Sa vision exégétique de la botanique fit table rase des conceptions qu’il jugeait archaïques pour ne garder que ce qu’il pouvait vérifier par lui-même ou alors ce qui ne lui semblait pas relever d’un jugement incorrect, trop hâtif et irrationnel.

Purifier, nettoyer et remédier à l’appétit sexuel : la vertu de tempérance

Les usages des plantes dans l’herbier de Fuchs ne constituaient pas des cas médicaux ordinaires. Ils ne suivaient pas le genre épistémique des « case histories[80] ». Pourtant, quelquefois il s’agissait bien d’« observationes » botaniques appliquées à une littérature médicale. La plupart du temps, nous ne pouvons pas savoir exactement ce qui provenait de ses propres observations ou ce qui venait de choses qu’il tenait pour vraies sans les avoir vérifiées. Parfois, Leonhart Fuchs s’interrogeait, corrigeait, émettait des doutes, donnait quelques précisions personnelles, certainement parce qu’il en faisait l’expérience dans sa pratique. Par exemple lorsqu’il dit « « Si lon lave la teste, de lexive en laquelle ait cuict ladicte herbe elle fortifie le cerveau, & renforce la memoire. Son suc meslé avec une drogue nommee Pompholix, est profitable pour les yeux esblouis ou qui berluent[81] », la question se posait : avait-il véritablement éprouvé la lessive d’Asarum pour nettoyer la tête et le visage ? Cette observation, si elle paraît banale, possède l’avantage de présenter un cas concret de l’utilisation d’une plante, usage qu’il a pu constater lui-même ou recueillir d’un témoignage. Cette utilisation est rapportée dans la rubrique « Appendix » où Leonhart Fuchs faisait état de propriétés ou de vertus des plantes et de leur application sur le corps, par voie interne ou externe, sans citer de sources, même si celles-ci sont sous-entendues. Les nombreuses rubriques-appendices et les remarques personnelles de Fuchs montraient que sa pensée médicale s’est construite sur une accumulation d’expériences, d’exempla servant de modèles ou de précédents médicaux. Tous s’inscrivaient dans un contexte que nous avons commencé à dépeindre précédemment, et dans un cadre culturel et social qui engendra les mœurs d’une partie de la société du XVIe siècle, ici dans le Saint-Empire romain germanique.

Revenons à nos vertus corporelles, à notre corps sain et vif dont tous les médecins du XVIe siècle se font les grands dispensateurs. La peste (le fléau, pestis), existe sous deux formes (bubonique ou pulmonaire). C’est seulement au XVIe siècle que Jérôme Fracastor contesta le fait que la maladie se transmettait par voies aériennes et proposa une contagion par contact d’homme à homme ou d’animal à homme, même si cette pensée persistait dans certains milieux. Les initiatives pour endiguer la peste étaient l’isolement des villes et villages atteints. Cet isolement modifia les habitudes de toute une société qui vivait dans la promiscuité, dans les espaces restreints et insalubres des villes ou entourés d’une cour et de serviteurs pour les élites les plus fortunées. L’apparition soudaine des traces de maladie visibles sur le visage et le corps faisait très peur, qu’il s’agisse des pustules des pestiférés, des croûtes des lépreux, des gangréneux, ou des brûlures des malades de l’ergotisme. La notion de « pureté » commença à influencer la manière de vivre des individus de la Renaissance. Les usages alimentaires changèrent également. Leonhart Fuchs rapporta au sujet du « saffran sauvage » ou « saffran bastard », appelé « chardon beneict » (chardon béni) qu’« Ilz disent celuy n’estre attainct de la peste qui en prend ou au manger, ou au boire. Mesmement le vulgaire s’est persuadé qu’elle aide grandement à ceux, qui en sont attaincts[82] ». On apprend donc qu’on utilisait une partie de cette plante, l’épine, que l’on trouvait dans les montagnes et dans les champs pour lutter contre la peste. Leonhart Fuchs concevait qu’il faille écouter les autorités anciennes à ce sujet, tel Galien, car elles avaient vécu de nombreuses épidémies de peste. Par conséquent, il conseillait le « pied de veau » ou « vit de prestre », dit arum en latin, que l’on trouvait dans les bois et les lieux ombrageux, froids et humides. La plante était profitable en temps de peste selon Pline qui citait Hippocrate : « Hipocrates y mettoit aussi la racine. Lon dit qu’elle est fort bonne à en user en viandes, du temps de peste[83]. »

Par ailleurs, lors des épisodes de peste, c’est l’olfaction qui est primordiale parmi les sens du médecin. Sens et vertus morales étaient intrinsèquement liés. C’est en effet souvent le mauvais air qui était vu comme la cause des pestes. L’odorat était un des sens dont la valeur venait renforcer l’idée que la vue ou l’ouïe, pour leur part, procédaient d’une conception médiévale sur le péché car ils étaient les deux sens qui engendraient tromperie et manipulation. Ce sens tenait une place particulière dans l’herbier de Fuchs. Il avait de très grandes vertus comme le montrent les propriétés d’une fleur telle qu’une des sortes d’angélique/benjoin dans la traduction française :

« On n’ha pas encore peu savoir si ceste herbe ha hesté congnue des Anciens, & si elle ha esté congnue, de quel nom elle ha esté appelée. […] Mais les modernes l’appellent tous d’un accord, Angelique, & Racine du sainct Esprit : à raison de l’odeur tressouefue, & gracieuse que rend sa racine : ou bien de la vertu insigne qu’elle ha contre les venins[84]. »

L’angélique pousse dans les jardins et fleurit en juillet et en août. Leonhart Fuchs se basait sur la description qu’il avait trouvée dans les « herbiers modernes ». Selon les « modernes », la plante « ouvre, subtilie, elle resoult, & digere[85] », elle était efficace contre les venins et contre les infections et « & air contagieux de la peste[86] ». Une fois encore cela confirmait que c’était bien l’« air » qui était mis en cause dans la propagation et la contagion de la maladie à cette époque. Fuchs poursuivait en décrivant la qualité de l’angélique qui écartait « toute maladie pestifere » du corps « si seulement (comme ilz afferment) on la tient en la bouche[87] ». Par cette tournure de phrase « ilz afferment », nous voyons que Fuchs se déchargeait de toute responsabilité vis-à-vis de cette explication quelque peu irrationnelle sans pour autant l’exclure complètement en la censurant. S’ensuivaient des conseils d’utilisation selon les saisons (l’hiver avec du vin, l’été avec de l’eau de rose, un parfum encore une fois très subtil et délicat) et des indications contre toute contagion, en chassant le venin par les urines et les sueurs. L’édition française de Guillaume Rouille en 1558 ajoutait dans les « annotations » que l’angélique sauvage est « désiré(e) » donc très demandée par ses habitants. Se garder des mauvaises odeurs et du mauvais air était une des conditions qui permet le fonctionnement vertueux du corps humain par la médecine prophylactique.

D’autres plantes viennent appuyer cet argument. La bétoine, ou « seconde sorte de Betoine » décrite au chapitre 134 de l’herbier de Leonhart Fuchs est une plante déjà décrite auparavant par Paul d’Égine, Pline et Dioscoride. Dans une partie intitulée « selon quelque autheur incertain », Fuchs dit que le suc ou le jus de la bétoine étaient bons pour empêcher la corruption de l’air et l’infection de la peste. On trouve aussi, le persil d’âne et la pimprenelle (sanguisorbe) et enfin la croisée, dont les vertus étaient décrites par les modernes comme grandement utiles contre la peste et contre le mauvais air (« mauvais aër »)[88].

Au sein du groupe des maladies qui instaurent un climat de suspicion, des préconisations médicales strictes et la dénonciation de vices, nous nous sommes penchés sur la syphilis, ou morbus gallicus, très présente dans l’herbier. C’était une maladie vénérienne appelée « vérole », propagée par l’acte sexuel et une maladie « mythifiée[89] », dont le nom syphilis est tiré d’une fable mythologique, puisqu’elle est souvent l’objet ou le sujet d’écrits qui recourent à des « mythes fondateurs, issus de la Bible ou de la mythologie antique[90] ». Le poème de Fracastor sur la syphilis[91] décrit la maladie mais aussi les moyens de contagion et les moyens d’y remédier. Certaines parties du poème décrivent les moyens thérapeutiques mis en œuvre pour soulager les douleurs, combattre les semences infectieuses, éviter leur dispersion et ont valeur de consilium. Fracastor énonce les règles d’hygiène, les « régimes », les cures et remèdes végétaux, animaux et minéraux alors en usage[92].

Chez Leonhart Fuchs, les précautions ou cautelae employées pour empêcher la maladie et les moyens prophylactiques mis en œuvre étaient en fait toute une gamme de remèdes uniquement à base de plantes, pour une pharmacopée constituée de médicaments simples ou composés. Au cœur de ce dispositif descriptif, notons des recommandations d’hygiène quotidienne pour le patient sous la forme de prescription de durée, dosage ou moyens d’application, de consommation ou encore sous forme d’interdit des pratiques honteuses. Comme chez Fracastor, pour évacuer une maladie faites de « mauvaises humeurs » ou de virus, Fuchs avait recours à des végétaux : « émétiques, sudorifiques, purgatifs et diurétiques[93] ». Les publications des différentes éditions du Syphilis sive morbus gallicus de Fracastor précédaient la parution du De historia stirpium, pour autant il est difficile de dire si Fuchs en avait lu quelques passages dans des éditions telles que celle de Bâle en 1536 chez l’éditeur Johann Bebel[94]. Dans le Livre II de son poème, Fracastor établissait quelques remèdes. Comme la syphilis était induite par l’acte vénérien, toutes les plantes qui poussaient à « paillardise » ou aux « jeux de l’amour » comme le dit Fuchs, étaient à retirer de l’alimentation. C’était là une précaution permettant de prévenir la maladie. Ainsi on ne devait consommer ni artichaut, ni concombre, ni bulbes aphrodisiaques[95]. Et chez Fuchs, on trouvait le lis d’étang, les pastenades ou les carottes, dont les formes étaient suggestives et fortement symboliques. Fuchs donnait l’alerte au sujet des dangers du vin qui faisait tourner la tête, notamment l’absinthe. Il faisait mention de la syphilis dans son New Kreüterbuch et ses diverses traductions à travers la « buglosse sauvage » dite « echium vulgare », ou « echion » en latin, et « herbe aux vipères » par Dioscoride. Celle-ci était décrite en des termes accusateurs pour un mal qu’on surnomme à cette époque « le mal français » :

« Des langues de chien. Chap. CLV. La racine est desséchée et réduite en poudre, bue dans du vin rouge, […]. On peut aussi utiliser cette racine pour toutes sortes de dégâts et blessures, mais particulièrement pour les mauvais chancres de la bouche, et la maladie française[96]. »

Les herbiers des éditions publiées en France (1549 puis 1558) ne mentionnent pas littéralement la syphilis, ou se gardent bien de traduire ce passage. En tout cas, une des autres vertus dont devaient faire preuve les hommes et les femmes du XVIe siècle concernait bien l’absence d’excès de luxure : c’était la vertu de tempérance.

De plus, la version française de 1558 de l’herbier de Fuchs recensait dans un index des pathologies au cours desquelles apparaissaient des chancres. Les chancres sont des ulcérations isolées de la peau ou des muqueuses constituant le stade initial de plusieurs maladies contagieuses, le plus souvent vénériennes[97], ou bien provoquées par des parasites ou bactéries comme la gale. Dans ce terme de « chancre » Fuchs ne voyait pas forcément un signe de maladies vénériennes, cependant il donnait de nombreux traitements contre ces chancres, ce qui nous laisse à penser que les maladies vénériennes et les maladies causées par des parasites étaient très courantes. La « joubarbe », par exemple, traite les symptômes de type « feuz qui sont chancreux : semblablement aux inflammations qui proviennent de quelque defluxion[98] ». L’anis était une plante qui selon Pline, mise dans les narines et frottée avec de l’eau, guérissait les chancres et les ordures qui viennent dans le nez[99]. Le rapport entre les chancres et le nez est connu par la médecine d’aujourd’hui. En effet, les syphilides papuleuses, papules lenticulaires de 3 à 10 mm de diamètres, fleurissent parfois au niveau des sillons naso-géniens du visage, et les manifestations cutanéo-muqueuses telles que les gommes peuvent s’ulcérer au niveau du nez et provoquer la destruction des os propres du nez. Le suc du pied de veau ou arum guérissait, toujours selon Pline, toutes sortes d’ulcères, phagédénisme[100], carcinomes, ou polypes. L’ortie de Dioscoride en était un bon remède :

« Les fueilles de l’une, & l’autre appliquees avec du sel en forme de cataplasme guerissent morsures de chiens, la chair morte, les ulceres malings, & coulans, membres desmis, les durillons gros, & enflez, chancres, apostemes derriere les aureilles, abcès de glandules[101]. »

Toujours dans le chapitre XXXVII de l’ortie, mais cette fois selon Pline, celle-ci appliquée avec du sel guérissait les ulcères chancreux et boueux. Le savinier, ou sabina en latin, aurait eu la même qualité que l’ortie sur les « ulceres corrosifs et ambulatifs[102] ». Le porion ou oignon sauvage était profitable une fois appliqué sur les « parties chancreuses & mortifiees des podagres appliquez avec miel, voire de soy seulz […][103] ». Toutes ces plantes composaient une pharmacopée complète contre toute une catégorie de plaies, ulcérations, lésions, tumeurs, abcès, qui étaient inflammés, infectés et qui suppuraient. Le corps devait en être totalement dépourvu pour paraître en bonne santé. Prévenir les maladies passait par l’hygiène notamment par les bains, ainsi la lavande était utilisée pour se laver : « par ce qu’elle est desiree pour les bains et lavoirs des hommes : et que meslee avec l’eau elle rend toutes choses nettes par la bonté de son odeur. C’est nostre lavende[104] ». L’origan et l’herbe à foulon étaient également utilisées dans ce même domaine. Pour prévenir d’une maladie ou d’un mal, on portait parfois la plante en collier, en bracelet, accrochée aux vêtements, comme le « chardon Nostre Dame », le « satyrium royal » ou l’armoise. Enfin, on purifiait l’air des maisons pour prévenir de toute contagion, avec du romarin brûlé, de la quintefeuille ou de la verveine.

Du côté des hommes, le soin de leur corps devait passer par une attention particulière envers ce que Leonhart Fuchs appelait leur membre viril. Bien souvent, ces derniers étaient qualifiés de « parties honteuses » qu’il fallait cacher car elles révélaient un comportement sexuel réprouvé. Les maladies qui atteignaient le membre viril étaient très certainement liées aux maladies sexuellement transmissibles. Dans les descriptions qui suivaient, les atteintes étaient même ulcéreuses comme avec le troène au chapitre CLXXXIII : « Les modernes disent que le jus de Troesne guérit ulceres de bouche & du membre viril[105] ». D’autres exemples encore venaient illustrer cette obsession du membre viril :

« De la courge, ou courle Chap. CXXXIX. Nous avons apprins des gens fort experimentez, que ladicte cendre peut purger tous ulceres de la verge ou membre viril, encores qu’ilz fussent desjà convertis en pourritures, & les mener à cicatrice. On donne telle vertu à la semence sechee de la courge, qu’estant mise en poudre, & semee, ou respandue sur les ulceres cavez & creux, elle les remplit & meine à cicatrice[106].

Du pied de Veau ou vit de Prestre Chap. XXII. Le vulgaire, par ce qu’il produict comme un pestul presque semblable à un membre viril sortant hors, l’appelle vit de Prestre. Ce qu’aussi les Allemans font, qui en leur langue l’appellent vit de Prestre[107]. »

La médecine de Fuchs était composée implicitement de préconisations d’hygiène corporelle, de styles de vie ou de régimes[108] adaptés à chacun, et dont la tradition antique permettait d’instaurer un code diététique pour l’alimentation, avec exercices physiques quotidiens. Également, ses préconisations tenaient compte de savoirs « vulgaires » dont on n’a peu de traces dans les imprimés de l’époque moderne et que l’on pourrait qualifier de « savoirs précaires » tels que Martin Mulsow les définissait, c’est-à-dire, des savoirs qu’on ne définit plus comme une opinion vraie justifiée, et des savoirs précaires car incertains, épineux, délicats, problématiques ou révocables[109]. Pour Leonhart Fuchs, le « vulgaire » signifiait ici « usage populaire des Allemands » et constituait donc un savoir non pas vérifié par la médecine ou la science, mais par la population.

L’herbier faisait l’inventaire des problèmes de santé et d’hygiène auxquels devaient faire face les Allemands du XVIe siècle[110]. Fuchs mentionnait les problèmes d’haleine, ou de puanteur de bouche que l’iris résolvait par exemple, les problèmes respiratoires, les toux, contre lesquels on utilisait l’avoine, le pas d’âne, la guimauve ; les problèmes d’appétit, les problèmes de vermines, notamment les « artres et tignes », les « dartres » les poux, les puces, les vers, les rats, etc. Il passait en revue les solutions pour l’hygiène des oreilles et de l’« ouye », pour l’hygiène de la bouche. Il traitait de la fatigue, de l’hygiène du visage, de la « face » dans la traduction française, des rides, des taches, des imperfections, des croûtes, des poireaux, des cheveux et des poils de visage, ou encore de l’hygiène du nez, du membre viril, et celle des maux de dents et des gencives qu’il apaisait avec le « soulfy ». Le flux de sang était régulé par les herbes à plaies, ou chez les femmes, par la sanguisorbe. Il décrivait aussi des maladies des humeurs déréglées, déséquilibre de la cholère, du flegme et de la pituite. Il abordait les problèmes de luxure avec l’angélique qui éteignait les appétits charnels, tout comme des problèmes au sujet de l’esprit contre les trous de mémoire ou le manque de sommeil, soignés par l’euphraise, le saffran bastard, le cabaret, le romarin. Les plantes qui provoquaient des rêveries, cauchemars ou sommeil étaient nombreuses : la mandragore, le pavot cultivé (opium), l’aneth, le coquelicot, le poireau, la fève, etc. Fuchs envisageait les vertus morales lorsqu’il décrivait les propriétés de quelques plantes qui empêchaient des attitudes désordonnées, des crises d’hystérie, des excitations et autres emportements. L’aneth calmait les sanglots, le romarin par son odeur apaisait et les drogues comme l’opium amenait le patient vers un état de léthargie. La « bourrache » menait, elle, à la liesse et à la gaieté. D’autres comme la menthe et la roquette provoquaient les appétits charnels, la « cheruy » (siser) provoquait l’appétit tout court.

Cet utilitarisme, ou pragmatisme face à l’utilisation des plantes pour corriger la sexualité de chacun et de chacune que l’on retrouve chez Leonhart Fuchs, découle d’un « refoulement des pulsions », théorisé par Norbert Elias dans La Civilisation des mœurs (1939). Il n’y avait pas, pour l’homme et la femme du XVIe siècle, de possibilité de penser l’acte sexuel en dehors de la sphère intime ni même en dehors de l’objectif procréatif, en tout cas pas sans l’accord tacite des parents ou des tuteurs en vue d’un mariage. Cependant, Norbert Elias semble exagérer cette transition des mœurs car cet argument n’est pas neuf puisque cette injonction à la sexualité saine et « procréatrice » existait déjà dans le corpus hippocratique, et même dans la Bible. On consommait diversement persil, ortie, oignon, panais, graines de moutarde, artichauts, pour éveiller le corps aux plaisirs charnels. Nous étions là entre rituels païens et religion chrétienne scrupuleuse de la Bible qui conseille les plaisirs charnels incarnés par la forme mythique du couple d’Adam et Eve dans le Jardin d’Eden (cf. la Genèse), puisque « Lorsque Dieu a créé l’homme, la femme et les animaux, Il a mis en eux cette impulsion uniquement pour qu’ils croissent et multiplient[111] ». Pour les naturalistes du XVIe siècle, rappeler cette forme mythique du couple biblique était essentiel car : « le couple, légitime et procréateur, fait la loi[112] ». Cette image participait d’un pouvoir moral et religieux qui contrôlait le corps physique[113].

Les vertus du corps féminin matriciel

Leonhart Fuchs encourageait l’acte sexuel comme acte générateur. En cela, le médecin allemand était prodigue en recommandations lorsqu’il s’agissait des femmes dont il parlait plus volontiers de la « matrice » que du reste du corps. Certes, il ne faisait que perpétuer la vision traditionnelle antique et médiévale mais il ne cherchait aucunement à dévier de cette conception archaïque de la femme[114]. Parmi ces très nombreux exemples, on peut citer des plantes qui servaient à guérir la matrice de ses « vices » par des vapeurs parfumées ou encore des plantes qui amélioraient la fertilité des femmes : « D’Ameos, ou Poivrette Chap. XXI. L’on dit que les femmes qui la flairent en l’acte venerien, en conçoivent plus facilement[115] » :

« Du Seu Suzeau, ou Suyer Chap. XX. La racine cuicte en vin & mangee avec les viandes, donne secours aux hydropiques. En mesme sorte prinse en breuvage est bonne contre les morsures des viperes, elle ramolist & ouvre le conduit de la matrice & parfumee en siège, guerit les vices & maux qui sont à l’entour de ladicte matrice[116]. »

Fuchs parle d’ailleurs de l’hystérie, de la fertilité comme de l’infertilité. La stérilité est un problème que certaines plantes corrigent. Il arrive que parfois, les constats des uns viennent contredire les autres. C’est le cas du persil des jardins. Selon Pline :

« Et que soyent hommes ou femmes qui en mangent, ilz deviennent steriles. Et que les enfans qui testent le laict d’une femme accouchee qui aura mangé du Persil, tomberont en Epilepsie. Et que toutefois l’enfant masle sera moins subject à prendre le mal[117]. »

Nous voyons là un exemple donné à la valeur du masculin et à un enfant mâle. Sur la même page, Fuchs remarque que selon Syméon Sethi, « le Persil rend les femmes plus promptes au jeu d’amours[118] ». La femme est fréquemment vue au prisme de sa sexualité et de son utilité au sein d’un foyer, notamment pour l’enfantement. Chaque vertu des plantes se focalise sur la fonction génératrice de la femme : être belle (nettoyer son visage, prendre soin de son teint, de ses cheveux, etc.), être bien portante pour être fertile, être sexuellement active, s’opposant ainsi à l’idéal de virginité[119]. C’est « l’inquiétude du salut, la revalorisation du mariage […] » qui explique « la multiplication, à partir du XVIe siècle, des traités qui abordent le thème de la sexualité dans le cadre du mariage[120] », traités qui viennent consolider des normes toujours influencées par la morale chrétienne, où la chrétienne n’a le choix qu’entre deux solutions : virginité ou mariage.

Il existe néanmoins d’autres usages que des plantes pour favoriser la fertilité. Les vertus des plantes chez les femmes[121] avaient souvent un lien avec le « flux des femmes », flux menstruel ou « blödigkeyt » en allemand et une plante sur deux avait vertu de faire apparaître les règles quand d’autres avaient pour effet de diminuer les « fleurs des femmes ». Certaines plantes avaient même une connotation féminine comme la « violette des Matrones » que cueillaient les femmes pour leurs maladies de femmes. Dans les plantes ayant vertu pour les femmes on trouve pêle-mêle : le laurier alexandrin, la carotte, le « petit genest », la pivoine, l’herbe aux aulx, l’armoise, le plantain, le trèfle des prés, le bouillon blanc qui nettoie les visages de leurs imperfections, la sanguisorbe pour les règles, la « saulge sauvage » et le persil de roc, la limoine, le « soulfy », etc. D’autres plantes étaient recommandées aux femmes dans des cas extrêmes, pour leur vertu purgative, ou bien les femmes étaient mises en garde à cause des vertus abortives[122] de quelques plantes, comme la gentiane, le cresson, la menthe aquatique, la berle, le passe-velours, la camomille qui tire l’enfant mort de la femme, la rue, le sénevé sauvage, le pain de pourceau et l’ellébore noir bâtard. On trouve de nombreux autres usages salutaires des plantes destinés aux femmes : pour que le lait soit abondant, pour les « maladies secrètes et intérieures des femmes » comme le disaient Fuchs ou Dioscoride, pour les fleurs des femmes (flux menstruel), pour la santé des « mamelles » et de la poitrine, pour le flux blanc des femmes, pour les problèmes de matrices ou amarry, on utilise rue et fenouil. Les conseils de médication féminine prenaient quelques fois la forme d’une amulette ou d’un talisman que la plante représentait symboliquement. Le botaniste allemand retranscrivait ce que Pline donnait pour vertu à l’aurone :

« L’on dit qu’un rameau de ladicte herbe mis soubz le chevet, engendre enuye de habiter avec les femmes, et que c’est un souverain remede contre tous les enchantemens et fascinations qui empeschent d’avoir affaire aux femmes[123]. »

Même Leonhart Fuchs n’échappait pas au cliché superstitieux de la théorie des signatures[124] lorsqu’il s’agissait de médecine des femmes, il racontait avec assurance :

« Les vertus. Il est assés apert par les choses que nous avons dit, que les deux Sanguisorbes, hont une efficace singuliere pour restreindre & supprimer les flux de sang, tellement qu’aucuns asseurent pour tout certain, que si on les porte seulement à la main, elles arrestent le sang de quelque part qu’il sorte. Asseurement c’est une chose congnue par expérience, qu’on ne sauroit trouver meilleur remede pour guérir le flux des femmes, que ces herbes[125]. »

La pratique de Leonhart Fuchs pâtit d’un manque de connaissances sur le corps des femmes dont il a probablement appris le fonctionnement à travers Maladies des femmes du corpus hippocratique. De ce fait, « la démarche analogique s’impose comme une nécessité[126] », à la fois dans les comparaisons aux organes mâles mais aussi dans la conception du végétal et de son usage concernant les femmes, « représentations mentales, nourries de traditions savantes et de préjugés populaires […][127] ».

Protéger l’enfant, contre poisons, poils et agitation : la vertu de prudence

Bien que peu valorisé dans les écrits des médecins du XVIe siècle, l’enfant a connu un regain d’intérêt dans les études historiques contemporaines[128]. L’historienne Danielle Jacquart fait remarquer qu’à la Renaissance, il y a eu un désintérêt pour l’enfance, au profit du monde des adultes[129]. Nous n’avons pas inventorié le nombre de fois où le mot « enfans » apparaît chez Fuchs mais nous pouvons dire que ces derniers ne sont pas marginalisés dans l’ensemble du De historia stirpium. Pour les enfants nous trouvons la pivoine, la rose (contre le « haut mal », l’épilepsie), la tortelle, le laurier alexandrin, l’armoise, le plantain, la pensée, etc. L’herbier n’évoquait que rarement la puberté mais on note que l’arrivée des poils chez les enfants était quelque peu honteuse et qu’il fallait la retarder. L’« herbe à laict » faisait, pour cela, tomber les poils, tout comme le suc du figuier. La racine de jacinthe leur « engarde de sortir le poil au menton, & parties honteuses[130] ». Cette habitude n’était-elle pas tributaire des sources de l’Antiquité ? Une autre indication nous est donnée, sur leur loisir et occupation, dont le bleuet avec lequel ils faisaient de l’encre pour peindre dans les livres les lettres de l’alphabet. Il était souvent question des enfants morts dans le ventre de leur mère, du fait de la forte mortalité infantile. L’hygiène de l’enfant paraissait aussi essentielle que celle de l’adulte :

« Du Cerisier & des Cerises. Chap. CLXII. Addition. Il y en ha qui enseignent que la gomme qui distille du Cerisier, est medicinale contre la toux inveteree, & que la prenant avec du vin, elle adoucist les aspretés du gosier, & qu’elle chasse toutes fascheries, & fait revenir l’appetit. Outre plus qu’elle rend la peau & le cuir de plus belle & vive couleur, & qu’elle esclaircist la veüe, & qu’elle guérit les rongnes & dartres des petits enfans[131]. »

L’enfant n’était pas exempt des dangers liés à une méconnaissance des plantes qui l’entouraient. Il est en effet plus à même de mourir par empoisonnement et son petit corps n’était pas capable de tolérer une dose de poison aussi minime fusse-t-elle. Sur la morelle au chapitre CCLXV de la traduction française, Leonhart Fuchs s’inquiétait de la quantité de morelle qui s’avérait dangereuse pour l’homme et il se remémorait un cas dont il avait entendu parler :

« Mais quant à nous, nous n’avons grand soucy, en quelle manière elle secourt aux pourceaux, ains plus tost nous considerons quelle puissance est ce qu’elle ha sur l’homme : veu qu’il est manifeste, qu’il y ha aucunes choses qui servent de viande aux bestes, qui sont poison à l’homme. Et ha l’on congnu par experience, qu’il y ha eu deux enfans qui sont morts soudain, aprés avoir mangé des grains de ceste Morelle[132]. »

La vertu dont il est question ici est la vertu de la prudence. La protection de l’enfant est mise en avant contre tous les poisons et les venins, on lui donnait à avaler le suc des grains de phaséoles épineux par exemple. Les fréquentes occurrences des termes « enfans morts » laissent penser que le décès précoce de l’enfant est toujours la hantise de la société de la Renaissance mais semble aussi être une expression banalisée par ses nombreuses apparitions, ce qui rappelle la phrase de Montaigne dans les Essais, II, « J’ai perdu deux ou trois enfans en nourrice, non sans regrets ni sans fascherie[133] ». Les nombreuses études démographiques sur cette période ont montré que les cimetières accueillaient bien plus d’enfants et de jeunes que d’adultes en proportion[134]. Le garder en vie malgré la mortalité avant, pendant et après l’accouchement demeurait un impératif pour garantir une descendance. Leonhart Fuchs eut lui-même de très nombreux enfants. Si l’enfant était souvent cité comme destinataire de certains remèdes, il ne paraissait pas avoir une importance signifiante aux yeux de Leonhart Fuchs, en tout cas, il ne remplissait pas de fonction particulière au sein de la société. Ce dernier détaillait le physique des enfants en retranscrivant les préconisations de Pline, Galien ou Dioscoride pour leur blondir les cheveux, les faire sentir bon avec l’iris ou la flambe, leur noircir les yeux avec des noisettes pilées ou leur assurer un beau teint, leur jeter les vers hors du ventre avec l’armoise, les empêcher d’avoir mal avec le plantain, leur panser leurs blessures avec le « pied de lyon » (chapitre CCXXXIIII) et le laurier alexandrin, au chapitre LXXXVII porté en collier leur évite un trop plein d’humidité dans le corps. Comme nous l’avons vu précédemment, l’enfant mâle paraissait valorisé par rapport à l’enfant femelle. Cette pensée ancienne résistait dans les descriptions que Fuchs recopiait. Par exemple, pour la mercuriale, dans sa retranscription des sources anciennes, il laissait un choix cornélien aux parents au chapitre CLXXXI : l’espèce mâle faisait naître des enfants mâles quand l’espèce femelle faisait naître des filles.

Conclusion

Ces constatations, Leonhart Fuchs les faisait au sein d’un monde savant dont les connaissances qui, comme le dit très bien l’historienne Ann Blair, se fondaient sur la pratique traditionnelle de la philosophie naturelle, la compilation et l’explication des faits provenant largement des savoirs livresques et de principes religieux, mais en y incorporant l’expérience sensorielle ou intellectuelle[135]. En les vulgarisant par l’image et par l’usage des langues vernaculaires, de l’allemand au français, les savoirs se sont peu à peu immiscés dans la culture non savante ou non spécialiste, se mélangeant aux savoirs profanes. Inversement, comme nous l’avons vu, Leonhart Fuchs cite souvent des savoirs « vulgaires » ou les usages populaires des Allemands, qui constituent peu à peu un savoir académique et scientifique que l’on retrouve dans les traités de botanique ou de médecine. Cette réflexion sur l’entrée des savoirs vernaculaires dans la constitution des savoirs dits « scientifiques » mérite une plus ample étude puisqu’en cherchant à comprendre la nature par les plantes, Fuchs entend reconnaître la nature divine mais aussi la nature utilitaire par lesquelles un individu peut gouverner, diriger et soigner son corps. Ainsi les vertus des plantes trouvent leur écho naturel dans le corps humain, tant au niveau symbolique que dans l’application d’une praxis médicale fermement ancrée dans les croyances religieuses et les valeurs morales de la Renaissance.

 

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* Je souhaite remercier chaleureusement mes deux directeurs de mémoire de Master 1 et de Master 2, Pascal Brioist et Concetta Pennuto, qui m’ont donné beaucoup de conseils avisés pour la poursuite de mes recherches en doctorat. Merci aussi à Madame Marie-Élisabeth Boutroue pour ses recommandations de lectures. Cet article est issu, en partie, du mémoire de : Tassanee Alleau, Master 1, De historia stirpium de Leonhart Fuchs : la médecine et l’usage des plantes dans la société allemande du XVIe siècle, Mémoire de Master 1, sous la direction de Concetta Pennuto et Pascal Brioist, Centre d’études supérieures de la Renaissance, 2016.

[1] Lire les herbiers comme ceux de Philippe Glardon ou de Dina Bacalexi.

[2] Sachiko Kusukawa, Picturing the Book of Nature: Image, Text, and Argument in Sixteenth-Century Human Anatomy and Medical Botany, Chicago – London, University of Chicago Press, 2011, p. 2: « The fact that Fuchs envisaged their knowledge to be presented in printed books affected the way they set up their arguments and even their methods of study. ».

[3] À ce sujet, lire la thèse d’Ariane Rabatel, Du végétatif au végétal, l’essor de l’intérêt pour la plante à la fin du Moyen Âge, Thèse de doctorat, École pratique des hautes études, EPHE PARIS, 2016.

[4] Qu’ils s’agissent de Dioscoride, de Théophraste, de Galien ou encore de Pline l’Ancien.

[5] Comme celle de Georges Vigarello, de Daniel Roche et de Michel de Certeau. Lire aussi Florence Hulak, « En avons-nous fini avec l’histoire des mentalités ? », Philonsorbonne, 2 ; 2008, p. 89-109.

[6] Philippe Glardon, « L’histoire naturelle du XVIe siècle : historiographie, méthodologie et perspectives », Gesnerus 63, (2006), 280–298.

[7] Comme par exemple l’ouvrage de Ralf D., Hofheinz, Melanchthon und die Medizin im Spiegel seiner akademischen Reden, Springer-Verlag, 2016.

[8] Il existe quatre humeurs principales : le sang, la bile noire, la bile jaune et le phlegme ainsi que quatre éléments vitaux : l’air, le feu, l’eau et la terre, et par conséquent quatre qualités : sec, chaud, froid, humide, coexistant à divers degrés dans le corps.

[9] Bernard Beck, « Jardin monastique, jardin mystique. Ordonnance et signification des jardins monastiques médiévaux », in Revue d’histoire de la pharmacie, 88ᵉ année, n°327, 2000. pp. 377-394. DOI : https://doi.org/10.3406/pharm.2000.5121.

[10] Johannes Henricus Ursinus, Arborevum Biblicum Inquo Arbores et Frutices Possim in Sacris Litteris Occurrentes, Notis Philologicis, Philosophicis, Theologicis Exponuntur et Illustrantur, Christophorus Gerhardus, 1663.

[11] Eleanor Anthon King, Bible Plants for American Gardens, Courier Corporation, 1975.

[12] John Smith, Bible Plants: Their History, with a Review of the Opinions of Various Writers Regarding Their Identification, Hardwicke abd Bogue, 1878.

[13] Andrew D. Berns, The Bible and Natural Philosophy in Renaissance Italy: Jewish and Christian Physicians in Search of Truth, Cambridge University Press, 2015.

[14] Harold N. Moldenke, ‘The Economic Plants of the Bible’, Economic Botany, 8.2 (1954), p. 152–63, https://doi.org/10.1007/BF02984732.

[15] Leonhart Fuchs, New Kreüterbuch, 1543, Michel Insengrin, Bâle, exemplaire de la bibliothèque de l’Etat de Bavière, numérisé sur Google Books, préface de Leonhart Fuchs, p. 2.

[16] Fuchs, Leonhart, Commentaires tres excellens de l’hystoire des plantes, Chez Jacques Gazeau, 1549, p. 2 (épître dédicatoire).

[17] Fuchs, 1549, ibid.

[18] Fuchs, 1558a.

[19] Leonhart Fuchs, Methodus seu ratio compendiaria perveniendi ad veram solidamque medicinam …, Guillard, 1541, p. 1. « Deum optimum max. herbas ac plantas, ut iis subinde ad propulsandos morbos uteretur ab Adam propagata sobolos, è terra condidisse diserte tradit ? ».

[20] Leonhart Fuchs, Methodus seu ratio compendiaria perveniendi ad veram solidamque medicinam …, Guillard, 1541.

[21] Leonhart Fuchs, Methodus seu ratio compendiaria cognoscendi veram solidámque medicinam, ad Hippocratis & Galeni scripta rectè intelligenda mirè utilis, tot nunc in locis aucta, & emendata, ut quasi de novo, postremùm tamen edita esse videatur, Leonharto Fuchsio… autore. Accesserunt huic de usitata hujus temporis componendorum miscendorúmque medicamentorum ratione libri tres multo quam antea unquam auctiores & castigatiores, eodem Leonharto Fuchsio autore, Paris, chez Jacques Ier Du Puis, 1550.

[22] Fuchs, 1558a.

[23] En effet, les médecins se trouvaient parfois en concurrence avec des catégories de professions médicales que Leonhart Fuchs voyait comme des « charlatans » et qu’il définissait très vaguement avec des termes tels que « femmes des villages » par exemple. Il visait probablement des corps de métiers non-détenteurs d’un diplôme sanctionnant une formation universitaire.

[24] Fuchs, 1558a, chap. CCXCVII.

[25] Pérez, 2015, p. 101–108.

[26] Fuchs, 1558a.

[27] David Hawkes, Richard G. Newhauser, The Book of Nature and Humanity in the Middle Ages and the Renaissance, ASMAR 29, Brepols, 2013, p. 22–23.

[28] « Du Meurier, Chap. CXCIX », Fuchs, 1558a, p. 363.

[29] Cf. « Le gouvernement idéal de l’âme et du corps par les plantes dans les herbiers des médecins-naturalistes de la Réforme au XVIe siècle (Leonhart Fuchs et William Turner) », lors de la table ronde collective « Le gouvernement idéal à la Renaissance, de soi au collectif », Lab du Jeune Chercheur, Rendez-vous de l’Histoire, Gouverner, Blois, 11 Octobre 2020.

[30] Methode, ou brieue introduction, pour paruenir à la congnoissance de la vraye & solide medecine, de Leonhart Fuchs, traduit par Iean de Tournes, 1552, Bibliothèque municipale de Lyon, p. 29.

[31] Peter O. Grell, Medecine and the Reformation, New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 1993, p. 118–133.

[32] On peut trouver des exemples dans l’article de Hannah Marcus, “Censoring Leonhart Fuchs: Examples from the New York Academy of Medicine”, History of medicine and Public Health, Févier 2015, https://nyamcenterforhistory.org/2015/02/20/censoring-leonhart-fuchs-examples-from-the-new-york-academy-of-medicine/ consulté le 10/11/2021.

[33] Pascal Brioist, Hervé Drévillon, Pierre Serna, Croiser le fer : violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Éditions Champ Vallon, 2002/5, p. 52–80.

[34] Cf. Préface dans Fuchs, 1543.

[35] Voir Matthew Klemm, « Les complexions vertueuses : la physiologie des vertus dans l’anthropologie médicale de Pietro d’Abano », Médiévales, 63, automne 2012.

[36] Lire le premier chapitre « La prose du monde » de Michel Foucault dans Les mots et les choses, Gallimard, 1966.

[37] Giambattista Della Porta, Rault (Sieur.), La Physionomie humaine, J. & D. Berthelin, 1655.

[38] Luce Guillerm, Le Miroir des femmes: Moralistes et polémistes au XVIe siècle, Presses universitaires de Lille, 1983.

[39] La pensée de Leonhard Rauwolf, imprégnée par la tradition aristotélicienne et par les enseignements de l’université de Montpellier, mettait toujours en parallèle le monde naturel et la Bible dans une approche qu’on pourrait appeler de « philosophie pieuse et chrétienne ».

[40] John Lytton Musselman, A Dictionary of Bible Plants, Cambridge University Press, 2011, p. 3-5.

[41] Ibid.

[42] Diana Bacalexi, « Trois traducteurs de Galien », in Véronique Boudon-Millot et Guy Copolet, Lire les médecins grecs à la Renaissance, Paris, Bibliothèque interuniversitaire de Médecine, De Boccard édition, 2004, p.251-253.

[43] Voir Russell, 1981, p. 123–130 ; Pérouse, p. 9–22 et Argod-Dutard, p. 65–82, in Viallon-Schoneveld, 2002.

[44] Roseline REY, Histoire de la douleur, Paris, Éditions La Découverte, 1993, p. 61–62.

[45] Brioist, Drévillon, Serna, 2002.

[46] Fuchs, 1558a.

[47] René REMOND, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Tome 2, De Gutenberg aux Lumières, Nouvelle Librairie de France, Paris, 1981, p. 221.

[48] Fuchs, 1543, chapitre CCCCLVIII. Voir aussi « Du Senegré. Chap. CCVIII. La décoction de la graine du Senegré emonde la puanteur des aisselles, la farine oste soubdainement la crasse, les lentilles, & autres ordures de la teste, appliquee avec vin & Nitrum. » in Fuchs 1558, 546–547. « Die bletter in wein gesotten, seind gut übergelegt unnd darmit gewäschen, zu allerley wunden unnd schäden. Dergleichen gesotten unnd übergelegt, vertreiben sie die mäler under dem angesicht, unnd heylen den brand krefftiglich. […] Der safft von den blettern inn die nasen gethon, vertreibt den bösen gestanck derselbigen, unnd reyniget die geschwär darinn.

Die brüe darinn der samen gesotten ist, soll man brauchen zu dem zwang, unnd den hindern damit wäschen. […] Das meel von dem samen mit Leinsamen gesotten unnd übergelegt, stillt den weetagen und schmertzen der mutter. Mit schwebel und hönig vermengt und angestrichen, vertreibt es die masen under dem angesicht, und die rauden. Der samen in wasser gesotten, unnd die üechsen darmit gewäschen, vertreibt den gestanck darunder. »

[49] Fuchs ,1542.

[50] Danielle Jacquart, La science médicale occidentale entre deux renaissances (xvie s.-xve s.), Aldershot, 1997, xiv, p. 120.

[51] Alexandre KOYRE, Études d’histoire de la pensée scientifique, Saint-Amand, Éditions Gallimard, 1973, p. 40.

[52] Fuchs, 1558a.

[53] Emile Callot, La Renaissance des sciences de la vie au XVIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, p. 45.

[54] Fuchs, 1558a.

[55] Cf. Siraisi, Nancy G., « History and antiquarianism in Renaissance culture », in History, Medecine, and the Traditions of Renaissance Learning, The University of Michigan Press, United States of America, 2007, p. 8–11.

[56] Fichtner, 1968.

[57] À ce sujet, lire les travaux de Samir Boumediene, La colonisation du savoir : Une histoire des plantes médicinales du ‘Nouveau monde’ (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à faire, 2016.

[58] Pauline Koetschet, « Médecine de l’âme, médecine du corps », Bulletin d’Etudes Orientales, Institut Français du Proche-Orient, 2008, 57, p. 155–167.

[59] Fuchs, 1558a.

[60] Fuchs, 1558a, p. 549, « De la pensée ou herbe de la Trinité », Chap. CCCX.

[61] Fuchs, 1558a, p. 36.

[62] Fuchs, 1558a, chap. CXIIII, p. 210.

[63] Fuchs, 1558a, p. 228.

[64] Fuchs, 1558a, p. 230.

[65] Fuchs, 1558a, p. 369–372.

[66] Fuchs, 1558b.

[67] Luther se désignait lui-même comme un « prédicateur et évangéliste », « soit le ministère de la Parole divine, soigneusement distingué de toute charge politique […] [Luther, 1525a, WA 18 327] », selon Alain Caillé, in Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, La Découverte, 2012. Mais Leonhart Fuchs décide de quitter en 1543 Wittenberg, foyer de la Réforme de Melanchthon et de Luther, avec qui il a d’irréconciliables différents théologiques, comme expliqué dans Annette Winkelmann, J. Helm, Jürgen Helm (éditeurs), Religious Confessions and the Sciences in the Sixteenth Century, Brill, 2001, p. 53.

[68] Fuchs, 1543, Von Coloquint, Chapitre CXXXIX. « Coloquint ist aber dem magen über die massen schedlich. Derhalben billich von der Obrigkeit sollten gestrafft werden die landstreicher, Juden, unn andere küe arzt, welche die leut mit diser hefftigen artznei der massen purgieren, das ihr viel den geist auffgeben. Aber niemandts ist der ihm sölchs verderben unnd sterben vieler menschen zuhertzen laß gon. Ja auch viel Prediger, die sich Evangelisch nennen, vergessen gantz unnd gar ihres beruffs, dem sie trewlich unnd vleissig sollten außwarten unnd nachkommen, laut ihrer eigen, ja Christi, leer, unn richten ihren jarmarckt auff, geben mehr artznei auß, dann etwan zween rechtgeschaffne ärtzt und Doctores. Wolt Gott das sie jhr befohlen ampt recht außrichtetend, so würden sie warlich sovil zu schaffen haben, das sie vor der geystlichen unnd seel arznei, wol würden der leiblichen vergessen, unn dieselben denen bevelhen, welchen sie außzurichten zusteet. Aber dieweil sie nit viel lust zu der Heiligen schrifft, ja derselbigen einen geringen verstand haben, unnd ihre predig an der wand herab studieren; gaffen sie anderß wohin, unnd vergessen dieweil was ihr beruff unnd ampt ist, welches rechtgeschaffnen Theologis und Predigern nit zusteet […] ».

[69] Dans la Bible, se référer à Jonas 4.6 ; Jonas 4.7 ; Jonas 4.9 ; Jonas 4.10)

[70] Lire Élias Joseph Bickerman. « Les deux erreurs du Prophète Jonas ». In: Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 45e année, n°2,1965, p. 232-264; DOI : https://doi.org/10.3406/rhpr.1965.3806

[71] Boutroue, 2002, p. 47–64.

[72] « C’est naturellement pour Luther que l’enjeu était le plus important à ce moment de son itinéraire. La Sola scriptura, même si l’expression n’est pas de lui, devait marquer chez lui et chez les principaux adeptes de sa Réforme la mise à distance de la double référence des humanistes aux Ecritures et aux Pères de l’Eglise. L’oubli désormais des Pères, parce que non exempts aux yeux de Luther d’errances doctrinales, conférait à l’Ecriture un statut de privilège qui lui apportait une autorité exclusive et définitive, ce qui devait inclure la garantie de son intégrité et donc de son exactitude matérielle, tant du point de vue du texte que du point de vue de la traduction. » in Pierre Gibert, L’invention critique de la Bible, XVe-XVIIIe siècle, Gallimard, 2010 , p. 60.

[73] Fuchs, 1543, Von Beyfuβ, Chapitre XIII. Voir aussi Fuchs, 1558a, p. 33 : « Nach anzeygung Dioscoridis, so seind diß krauts Artemisia genent dreierley geschlecht. Das erst würdt in sonderheyt geheyssen Beyfuß, Bucke, S. Johans gürtel, welchen namen es auß einem aberglauben der Teütschen überkomen hat. Dann sich ettlich damit an S. Johans des Teüffers tag gegürtet haben, unnd darnach in das S. Johans fewr geworffen, mit zuthun ettlicher sprüch und reymen. Es würdt auch genent Sonnenwend gürtel, auß gleicher ursach, das man zu gedachter zeit, da die Sonne sich vor zeiten gewendt, sich damit gegürtet hat. Es heyssen auch diß geschlecht ettliche grossen Reinfarn. Und seind dises krauts auch zweyerley ardt, eins mit einem gantz braunroten stengel, und blumen, derhalben es genent würt Rotbucken, oder Rotbeyfuß ».

[74] Lire les Lamentations 3.16, Deutéronome 29.18, Amos 5.7, Amos 6.12, Lamentations 3.19, Apocalypse 8 .11, Jérémie 9.15 et 23.15, Esdras 5.9, selon https://www.levangile.com/Dictionnaire-Biblique/Definition-Westphal-645-Absinthe.htm, consulté le 21/09/2021.

[75] Fuchs, 1558a, chapitre CCXXII.

[76] Dans la pensée magique, deux entités (telles que des plantes) peuvent avoir des propriétés semblables par analogies visuelles, par transfert de propriété, par un phénomène d’inversion. L’entité dans la pensée magique a un pouvoir opérant conférant à la propriété de l’entité l’exécution de la pensée.

[77] « So man diß kraut im mund halt, leschetes auß die überige begir zur unreynigkeit. Diß kraut bey sich getragen, sol gut für allerley zauberey sein ». Fuchs, 1543, Von Angelick, Chapitre XLIII. Et voir aussi Fuchs 1558a, chapitre XLIII.

[78] Fuchs, 1558a, chapitre CCXLI. Voir aussi « Man treibt sonst viel abentheur mit disem Widerthon, das lassen wir als narrenwerck und Teufels gespenßt faren » dans Fuchs 1543, Von goldtfarbem Widerthon, chapitre CCXLI.

[79] Jacqueline Vons, « Une approche pluridisciplinaire de l’épilepsie au XVIe siècle », dans « Épilepsies et Renaissance », Épilepsies, Revue de la Ligue française et de Ligues francophones contre l’épilepsie, 2008, Vol. 20.

[80] Gianna Pomata « Sharing Cases : The Observationes in Early Modern Medicine », Early Science and Medicine, A Journal for the Study of Science, Technology and Medicine in the Pre-modern Period, Leiden, Brill, 2010. Volume XV, n°3.

[81] Fuchs, 1549, cap. III, traduit en français dans Fuchs, 1558a. « Lixivium in quo Asarum decoctum est, si eo caput lavetur, cerebrum roborat, & memoriam. Succus etiam eius cum Pompholyge, caligantibus oculis confert. »

[82] Fuchs, 1558a, chapitre XLII.

[83] Fuchs, 1558a, chapitre XLII. Voir aussi « Beide bletter unn wurtzel auff die pestilentz blater gelegt, benemen das gifft der selbigen, und heilen sie. Die wurtzel gepulvert unn mit rosen öl vermegt, macht das angesicht sauber », dans Fuchs 1543, Von Aron, Chapitre XXII.

[84] Fuchs, 1558a, chapitre XLIII.

[85] Fuchs, 1558a, chapitre XLIII.

[86] Fuchs ,1558a, chapitre XLIII.

[87] Fuchs, 1558a, chapitre XLIII.

[88] Fuchs, 1558a, chapitre CLX.

[89] Bayle, 2019, p.5.

[90] Bayle, 2019, p.93.

[91] Fracastor, Jacqueline Vons, Concetta Pennuto, Danielle Gourevitch, Jérôme Fracastor, La syphilis ou Le mal français, Syphilis sive Morbus Gallicus, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 40.

[92] Vons, 2011, LXVII-LXVIII.

[93] Vons, 2011, LXX.

[94] Pennuto in Vons, 2011, XCIV.

[95] Vons, 2011, Livre II, 40.

[96] « Von Hundßzungen. Cap. clv. Die wurtzel gedörrt unnd zu pulver gestossen in rotem wein getruncken heylet die roten rhur. Man mag auch dise wurtzel zu allerley schäden unnd wunden brauchen, in sonderheyt aber zu den bösen geschwären des munds, unnd Frantzosen. », Fuchs, 1543, chapitre CLV : ici, le mot « Frantzosen » qualifie le terme de syphilis.

[97] Selon la définition médicale du dictionnaire en ligne Larousse disponible sur le site de Larousse, consulté le 29/04/2016.

[98] Fuchs, 1558a, chapitre X.

[99] Fuchs, 1558a, chapitre XIX.

[100] Le terme de « phagedenes » est utilisé dans Fuchs 1558a, chapitre XXII, rubrique « selon Pline ».

[101] Fuchs, 1558a, chapitre XXXVII, rubrique « les vertus selon Dioscoride ».

[102] Fuchs, 1558a, chapitre LIV, rubrique « selon Pline ».

[103] Fuchs, 1558a, chapitre LX, rubrique « la vertu selon Dioscoride ».

[104] Fuchs, 1558a, chap. CCCXLII.

[105] Fuchs, 1558a, p. 336.

[106] Fuchs, 1558a, p. 259.

[107] Fuchs, 1558a, p. 51.

[108] « Régime est à prendre au sens étymologique de règle de vie. La médecine ancienne se subdivisait en trois branches : régime (diaita), « pharmaceutique », chirurgie. La médecine par le régime s’adressait à l’homme en bonne santé et qui souhaitait le rester (homo sanus), comme aux personnes fragiles (imbecilli) et aux malades (aegri). », in Fracastor, Jacqueline Vons, Concetta Pennuto, Danielle Gourevitch, Jérôme Fracastor, La syphilis ou Le mal français, Syphilis sive Morbus Gallicus, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[109] Martin Mulsow, Savoirs précaires, pour une autre histoire des idées à l’époque moderne, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2018, p. 4-6.

[110] Voir à ce propos la table des maladies et des remèdes dans Fuchs, 1558a.

[111] Citation de la Genèse, I, 22 dans Agasse, Jean-Michel, « Désir, plaisir et pratiques sexuelles sous le regard d’un médecin de la Renaissance », Seizième Siècle, N°7, 2011. p. 85-97.

[112] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p.10.

[113] Ce paragraphe est issu de la communication donnée lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois 2020 : « Le gouvernement idéal de l’âme et du corps par les plantes dans les herbiers des médecins-naturalistes de la Réforme au XVIe siècle (Leonhart Fuchs et William Turner) », lors de la table ronde collective « Le gouvernement idéal à la Renaissance, de soi au collectif », Lab du Jeune Chercheur, Rendez-vous de l’Histoire, Gouverner, Blois, 11 Octobre 2020.

[114] Dina Bacalexi, « Responsabilités féminines : sages-femmes, nourrices et mères chez quelques médecins de l’Antiquité et de la Renaissance », Gesnerus, 62, (2005), p. 5–32.

[115] Fuchs 1558a, chapitre XXXVII, rubrique « les vertus selon Dioscoride », p. 50.

[116] Fuchs 1558a, chapitre XXXVII, rubrique « les vertus selon Dioscoride », p. 48.

[117] Fuchs 1558a, « Du Persil de jardin », Chap. CCLXXXIIII, p. 506.

[118] Fuchs 1558a, « Du Persil de jardin », Chap. CCLXXXIIII, p. 506.

[119] Lire Estela BONNAFFOUX, « « Réveiller la Vénus endormie » : le plaisir sexuel et ses limites dans le discours médical de la première moitié du XVe siècle », Questes, 37, 2018, p. 51–68.

[120] Maurice Daumas, « La sexualité dans les traités sur le mariage en France, XVIe-XVIIe siècles », Revue d’Histoire moderne & contemporaine, 2004/1, n°51-1, p. 7-35.

[121] Voir sur le comportement sexuel des femmes allemandes, Nivre 2004.

[122] Sur la contraception et l’avortement lire Jacques Gélis, L’arbre et le fruit, la naissance dans l’Occident moderne, XVIe-XIXe siècle, Fayard, 1984, p. 383-387.

[123] Fuchs, 1558a, p. 8, chapitre II.

[124] De la même façon que la pensée magique, la théorie des signatures ou des signes attribue à une plante une propriété/une efficacité selon des critères analogues (Similia similibus curantur, ce qui se ressemble soigne ce qui lui est semblable) ou contraires basés sur l’apparence, l’aspect et la forme de la plante.

[125] Fuchs, 1558a, « Sanguisorbe », chap. CCCV, p. 540. Malgré tout, la sanguisorbe aurait des propriétés hémostatiques par la production de puissants tanins dans ses rhizomes et racines comme le montre cette étude https://www.mdpi.com/1420-3049/17/7/7629/htm.

[126] Evelyne Berriot-Salvadore, Un corps, un destin, la femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Honoré Champion éditeur, 1993, p. 14.

[127] Ces citations s’appliquant aux chirurgiens et aux anatomistes sont parfaitement applicables aux médecins-naturalistes. Lire Evelyne Berriot-Salvadore, op. cit., p. 15.

[128] Paul Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

[129] Danielle Jacquart, « L’alimentation du jeune enfant au XVIe siècle », dans Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, Actes de colloque de Tours de mars 1979, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, p. 57–68.

[130] Fuchs, 1558a, p. 571.

[131] Fuchs, 1558b, p. 299.

[132] Fuchs, 1558a, p. 471.

[133] Cf. Les Essais, II, p. 8, comme cité dans Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1975.

[134] Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977.

[135] Ann Blair, The Theater of Nature: Jean Bodin and Renaissance Science, Princeton University Press, 2017, p. 3.

 

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La lutte continue! La presse féministe des partis de la gauche socialiste allemande après l’obtention du droit de vote des femmes en 1918

Claire Milon

 


Résumé : La république de Weimar a longtemps été vue comme la fin du premier féminisme allemand, qui s’étiolerait entre l’obtention de sa revendication la plus symbolique en 1918, le droit de vote, et la prise de pouvoir par les nazis en 1933. Cet article questionne cette assertion en examinant quatre revues publiées par les différents mouvements de la gauche socialiste allemande immédiatement après l’obtention de ce droit, du parti communiste à la social-démocratie de gouvernement. Loin de s’éteindre, le féminisme de gauche connaît alors une véritable effervescence intellectuelle et éditoriale. De nombreuses propositions émergent dans ces revues, appelant à modifier la société en profondeur, au-delà des seuls droits politiques : remise en cause de l’importance du mariage, discussions sur la libération sexuelle, appel à réformer le travail domestique… Autant de sujets sur lesquels, pour les féministes de gauche, la lutte continue !

Mot-clés : féminisme, presse, gauche, Weimar, genre.


Ancienne élève-normalienne de l’École normale supérieure de Cachan et agrégée d’histoire, Claire Milon est actuellement doctorante en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg. Sa thèse, menée sous la direction de Mme Catherine Maurer et sous la co-direction de M. Johann Chapoutot (Paris 4), s’intitule « La randonnée, construction d’un loisir et d’une pratique sociale dans l’Allemagne wilhelmienne (1872-1914) ». Elle est aussi chargée d’une mission d’enseignement à l’université de Strasbourg. L’article présenté ici est tiré de son mémoire de Master 2 intitulé « La lutte continue ! Le féminisme de gauche après l’obtention du droit de vote des femmes au début de la république de Weimar », sous la direction de Marie-Bénédicte Vincent et Olivier Wieviorka, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2017 (Mémoire de Master 2 non publié).

claire.milon@ens-paris-saclay.fr


Note liminaire : Le mot « féminisme » (Feminismus) n’apparaît pas dans notre corpus. S’il peut être employé pour désigner l’orientation de périodiques visant à revaloriser le rôle et l’image des femmes dans la société, il ne peut s’agir que d’une catégorie historicisée et appliquée a posteriori à un courant d’idées, plutôt désigné par les femmes et journalistes de l’époque qui s’en revendiquent sous le terme « Frauenbewegung » (littéralement « mouvement des femmes »). À défaut de meilleure catégorie, nous désignerons donc sous le terme général de « féminisme » le courant auquel se rattachent ces revues, et qui suit la « première vague » du mouvement féministe[1], ayant milité pour le droit de vote et la reconnaissance de l’égalité devant la loi.


Introduction

Les revues destinées aux femmes, publiées par les partis de la gauche allemande au début de la république de Weimar, sont originales à plus d’un titre : elles rendent compte d’une réflexivité de l’action militante et de la pression exercée par les enjeux électoralistes ou révolutionnaires sur l’engagement politique féminin. Ces publications sont surtout le lieu de l’expression d’une conscience de soi par l’écrit, remplissant ainsi une fonction performative pour l’existence même du mouvement féministe au sein de ces courants politiques. En 1918, alors que le mouvement ouvrier allemand est le plus fort d’Europe, tant du point de vue de la démographie que du prestige[2], nous avons choisi de nous concentrer sur la gauche dite « socialiste », c’est-à-dire qui revendique cet héritage et cette affiliation.

Quatre revues ont été analysées, qui reflètent la composition de la gauche socialiste allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale : die Gleichheit[3], revue du parti social-démocrate (SPD) s’adressant spécifiquement aux travailleuses, die Kämpferin[4], jouant ce même rôle pour le parti socialiste indépendant (USPD), die Kommunistin[5] pour le parti communiste (KPD) et die Frau im Staat[6] qui n’est pas liée à un parti politique précis mais affiliée au mouvement pacifiste. L’histoire de la création de ces revues reflète les divisions successives de la gauche allemande : la revue du SPD (die Gleichheit) est créée en 1892[7], peu après l’abrogation des lois antisocialistes de Bismarck[8], par Clara Zetkin (1857-1933), figure tutélaire du mouvement féministe socialiste[9] dont se réclament par la suite toutes les revues étudiées dans cet article. Les trois autres sont créées en 1919, date marquant le début de notre étude et consacrant l’éclatement de la gauche allemande, unie au sein du SPD jusqu’en 1917. Chaque courant reproduit alors le modèle du parti originel et crée une revue destinée aux femmes du mouvement. Cet élan correspond à un vrai souci pour les partis politiques allemands en 1919 : lors de l’avènement de la république, les femmes ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité[10] et, avec les pertes humaines subies par les hommes sur le front, constituent la majorité de la population[11]. Le vote des femmes est donc désormais susceptible de décider de l’issue d’une élection, d’où l’urgence pour les militants et militantes de s’adresser à elles.

Les années 1919-1923 sont traditionnellement considérées comme la période de mise en place de la république de Weimar, heurtée par une série de crises (révolution spartakiste, république des conseils de Bavière, putsch de Kapp, occupation de la Ruhr, hyperinflation), avant qu’elle atteigne un « âge d’or[12] » dans la suite des années 1920. En 1923 disparaît ainsi die Gleichheit, emportée par l’hyperinflation[13]. Ces cinq années forment une époque très stimulante : obtention du droit de vote, mise en place de la république, révolutions russes de 1917 et berlinoise de l’hiver 1918-1919. Tous ces évènements créent une effervescence dans les milieux de gauche et font de ces premières années de la république une époque du possible[14]. Le féminisme allemand connaît alors une recomposition profonde et une puissante vitalité, loin de l’image d’un mouvement en déclin souvent véhiculée[15]. De nombreux travaux décrivent en effet les années suivant l’obtention du droit de vote comme un « creux de la vague », un « étiage militant[16] » pour le féminisme qui serait alors privé de ressources, tant sur le plan intellectuel qu’en termes de crédibilité ou d’attractivité. Avant l’apparition de nouvelles revendications sociales, professionnelles et procréatives dans les années 1960, le courant féministe serait ainsi inerte. Depuis une dizaine d’années, cette vision a été rediscutée, certains travaux remettant en cause l’idée même de « vagues[17] », critiquant la validité de ce concept hors du monde anglo-saxon[18] et c’est bien dans cet élan que cet article entend s’inscrire. Il s’agit donc ici de s’intéresser à la question de la difficile mobilisation des femmes : du constat du désintérêt à la recherche de nouveaux thèmes de revendication, de la production à la réception, comment les revues font-elles face à cette indifférence ?

Il s’agit d’abord d’observer les conditions dans lesquelles leur combat est mené : dans quel milieu, avec quels moyens (intellectuels et financiers) et quelle réception. Ces éléments sont en effet nécessaires pour comprendre comment ces féministes de gauche luttent pour leur parti. Toutefois, le cœur de la lutte de ces revues n’est pas tant d’œuvrer pour le parti que de transformer la société pour libérer les femmes en repensant les liens sociaux.

Production des revues

Modèle économique et lectorat

Les revues étudiées reposent sur un modèle économique semblable : elles sont distribuées par le parti auquel elles sont rattachées, souvent par le biais des syndicats ou groupes locaux qui rendent l’abonnement en théorie obligatoire avec l’adhésion[19].

Notons tout d’abord qu’elles s’adressent avant tout à des lectrices plutôt qu’à des lecteurs. En témoignent leurs noms, qui concernent surtout les femmes et l’utilisation courante de l’interpellation des lectrices par le terme « camarade[20] » qui, en allemand, connaît une forme différente au féminin et au masculin : Genossin/Genosse. Le lectorat visé par cette presse est bien interne au parti, mais n’englobe pas toutes les militantes. À l’exception de die Gleichheit, revue plus étudiée dans la littérature[21], les données dont nous disposons sont très lacunaires et parfois peu crédibles, les chiffres ayant pu être exagérés par les partis.

nombre d’abonné·e·s nombre estimé de femmes dans le parti en 1922[22]
1919 1920 1921 1922 1923
die Gleichheit[23] (SPD) 33.000 13.000 25.000 33.000 22.000 219.558
die Kommunistin (KPD) 23.754* 40.018
die Kämpferin (USPD) 88.500* 45.099

Tableau 1 : chiffres disponibles sur le nombre d’abonné·es et de femmes dans les partis
(* données issus d’articles de la revue concernée, les chiffres ont pu être exagérés à des fins de propagande)

La part des femmes abonnées à la revue au sein de chaque parti se situe vraisemblablement autour de 15% et rassemble incontestablement moins de 50% des effectifs féminins. Nous observons donc un échec des revues pour ce qui concerne leur distribution, qui vise en théorie l’ensemble des femmes membres du parti d’affiliation. Le nombre de numéros vendus en dehors du système d’abonnement demeure inconnu, mais plusieurs articles mentionnent à demi-mot la quasi-inexistence de ces ventes. Cela permet certainement de comprendre la frilosité des journalistes à aborder le sujet et l’absence de chiffres ou de bilans annuels dans les revues. Nous faisons donc l’hypothèse que ces ventes peuvent être considérées comme quantités négligeables.

Le modèle économique de la quatrième revue, die Frau im Staat, pourrait sembler plus fragile, la publication n’étant rattachée à aucun parti politique institutionnel. Le titre est publié par Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg, alors déçues par leurs expériences dans le monde politique, notamment avec la gauche libérale[24]. Le modèle économique diffère donc, mais la revue s’appuie sur un réseau de militant·es pacifistes, membres de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté[25], y compris à l’étranger, signe d’une distribution finalement assez semblable aux autres revues, reposant avant tout sur des membres engagé·es dans une structure collective.

Les revues cherchent à maintenir un prix au numéro aussi bas que possible : de 0,15 M à 0,30 M en septembre 1919. La comparaison avec les prix nominaux du beurre[26] est révélatrice : les revues les plus chères du corpus coûtent autant qu’une demi-livre de beurre[27] ce qui fait d’elles des objets abordables pour une famille ouvrière, ces dernières vivant avec un salaire annuel inférieur à 3 000 marks par an[28]. Mais c’est surtout l’évolution lors de l’hyperinflation de 1922-1923 qui est révélatrice : avant de se résoudre à augmenter le prix de vente, les titres résistent à l’inflation pendant près d’un an et demi. Il s’agit là d’une volonté politique, qui signale le soutien économique des partis pour ces publications, les périodiques devant être abordables pour les ouvrières.

Une autre manière d’aborder la question de la réception de ces revues est d’en étudier les annonces publicitaires[29]. Les produits sont directement liés aux activités traditionnellement associées aux femmes, comme la couture et les vêtements (16 % des annonces[30]), la cuisine (16 %), l’ameublement (8 %) ou encore le souci du corps, de l’hygiène et de la santé qui concerne en cumulé 35 % des réclames[31]. De cela, il est possible de déduire que les annonceurs imaginent bien s’adresser à un lectorat féminin. Mais certaines publicités retiennent plus particulièrement l’attention : magasin de fourrures[32] ou vente de matelas coûtant 625 M[33], détonnent par rapport aux styles éditoriaux des revues. Ces produits sont caractéristiques d’une « consommation ostentatoire[34] », reflétant une réussite économique et sociale, et semblent très éloignés des achats effectués par les foyers ouvriers. Si l’on en croit les articles consacrés aux conditions de vie dans le monde ouvrier, ces derniers peinent en effet à nourrir, habiller et chauffer leur famille. Ces publicités contredisent directement les discours véhiculés à l’intérieur des revues, et ce décalage semble être perçu par une partie du lectorat puisqu’en décembre 1920 un encart de la rédaction de die Gleichheit précise aux lectrices :

« Suite à de nombreuses remarques reçues ces derniers temps, la rédaction fait savoir à nos lectrices qu’elle n’a aucun pouvoir sur le choix de la rubrique des annonces publicitaires, et n’en est pas responsable[35]. »

Certaines publicités contrarient donc les lectrices ce qui semble cohérent avec le contexte économique : les années d’après-guerre sont des années de pénuries en Allemagne et il faut d’ailleurs attendre 1928 pour que les salaires ouvriers retrouvent le niveau de 1913[36]. Les réclames ne semblent donc pas s’adresser à des personnes vivant avec un salaire ouvrier mais dessinent au contraire les contours d’une toute autre lectrice-type : une femme de la classe moyenne, vivant à Berlin, d’origine ouvrière mais ayant reçu une bonne éducation et travaillant dans le secteur social et éducatif (assistante sociale, éducatrice ou enseignante). Ces analyses comportent toutefois un biais : les revues étant liées à un parti ou un courant politique, ces réclames sont aussi un moyen pour les entreprises « amies » de soutenir le parti. Cependant, l’intérêt financier des entreprises leur interdirait de s’adresser à un public trop éloigné de leur produit et il est donc très intéressant de constater que les annonceurs imaginent des lectrices très différente de l’objectif affiché par les revues elles-mêmes.

Die Frau im Staat se détache très nettement des autres publications : la revue a une couverture cartonnée colorée, bleu pâle, le grain du papier est plus épais et elle imprime 40% de mots en moins que la moyenne des autres revues[37]. Il s’agit aussi de la seule des revues étudiées qui n’utilise pas de caractères gothiques (type Fraktur) pour imprimer les articles. Les expériences de lecture sont donc très différentes et nous pouvons supposer que la revue vise un lectorat lui aussi différent, un public moins large et moins populaire, ce qui explique son prix au numéro plus élevé (1,10 M).

Qui sont les journalistes ?

Les journalistes des revues étudiées se connaissent probablement mutuellement et semblent appartenir à un même milieu. En observant la proportion d’articles écrit par chaque journaliste par rapport au nombre total d’articles publiés dans chaque revue, nous constatons qu’un très petit nombre de contributeurs et contributrices est responsable d’une part considérable du total des articles produits. Dans la revue die Kämpferin, cinq journalistes écrivent plus de 20% des articles, et dans die Gleichheit et die Frau im Staat, cette part monte même à 25%. A contrario, la plupart des personnes écrivant dans la revue ne signe qu’un ou deux articles (la proportion d’article écrit par personne diminue très rapidement). Cette organisation des revues, où très peu d’individus écrivent une grande proportion d’articles, puis de nombreux journalistes produisent chacune une très faible proportion d’articles, permet de mener une étude biographique des principales contributrices, représentative des journalistes qui font véritablement les revues. Une telle démarche n’est malheureusement pas envisageable pour die Kommunistin, puisque les articles ne sont pas signés. Pour pallier cette difficulté, nous avons pris en compte les trajectoires des membres de la rédaction (Clara Zetkin, Hertha Sturm, Martha Arendsee et Bertha Braunthal) : sans être certains que ces personnes contribuaient effectivement à l’écriture des articles, nous supposons que leur position dans la rédaction permettait de donner le ton de la revue.

die Kämpferin die Frau im Staat die Gleichheit
nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice
Mathilde Wurm 9,6 Lida Gustava Heymann 12,1 Clara Bohm-Schuch 7,4
Luise Zietz 3,8 Gertrud Baer 5,0 Hedwig Wachenheim 3,9
Fritz Ausländer 1,9 Anita Augspurg 3,4 Marie Juchacz 2,7
Hans Hackmack 1,9 Pax 2,8 Johann Caspari 2,3
Walter Eschbach 1,9 Lilli Jannasch 2,5 Karl Diesel 2,1
Berta Braunthal 1,6 Myrrha Tunas 1,9 Henriette Fürth 2,0

Tableau 2 : proportion d’articles écrit par chaque journaliste par rapport au nombre total d’articles publiés dans chaque revue

L’étude menée sur les 18 biographies[38] des journalistes contribuant le plus à l’écriture des revues est très instructive : malgré des origines sociales, géographiques et des âges divers, certains traits communs se dégagent. Ainsi, près de 80% de ces journalistes sont des femmes ; la formation et la profession jouent un grand rôle[39] et plus de la moitié des journalistes étudiées ont exercé un métier en rapport avec le secteur social (enseignantes, travail dans la protection sociale, etc.). En outre, ces personnes se sont engagées relativement jeunes au sein de la gauche allemande et sont militantes depuis 16 ans en moyenne, ce qui signifie que leur engagement a débuté avant la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire avant la division de la gauche allemande. Les journalistes qui écrivent dans les revues étudiées sont des représentantes idéal-typiques[40] de la social-démocratie allemande : originaires de toute l’Allemagne et ayant suivi des études, leur militantisme de gauche les a poussées vers des métiers sociaux. Elles se sont engagées assez jeunes au sein du SPD, le parti regroupant à cette époque toutes les tendances de la gauche allemande. Les contributrices appartiennent à un même réseau, celui des militantes du parti social-démocrate d’avant-guerre ; il est même possible que certaines se connaissent.

Le portrait de ces journalistes s’inscrit dans un nouveau modèle féminin qui apparaît dans la république de Weimar : des femmes, intellectuellement et économiquement émancipées (elles ont un travail salarié[41]), urbaines et contestataires d’un point de vue politique. Symboles des mutations de la société et de la vie culturelle de la nouvelle république, elles sont désignées comme la « femme nouvelle », la neue Frau. Les films, livres et magazines de la république de Weimar présentent des femmes émancipées, libres sexuellement, indépendantes, sans enfants, fumeuses et coiffées à la garçonne[42], tout à la fois désirables et inquiétantes[43]. Mais la neue Frau ne fait pas consensus dans la société, et au fil des articles, les journalistes témoignent de la difficulté d’être des femmes dans un monde politique et public masculin. Ces confessions sont souvent masquées par un discours plus général, et il faut alors lire en creux les expériences personnelles de ces militantes qui doivent lutter pour être considérées et estimées à l’intérieur même de leur mouvement. Un exemple révélateur est fourni par un échange d’articles dans die Gleichheit. Le 13 novembre 1920, la revue publie un texte de Kurt Heilbut qui déplore que tant de participantes à la « conférence des femmes[44] » fument, et dénonce ces « influences masculines[45] » dangereuses pour « la femme ».

« Cela ne devrait pas être bien difficile pour une femme de savoir ce qui est naturel, ce qui est beau, et ce qui ne l’est pas. Prenons seulement comme modèle l’idéal de la femme, son accomplissement final et le plus beau : la mère. Représentons-nous une mère auprès de ses enfants avec une cigarette ou un cigare à la bouche et nous saurons à quoi nous en tenir au sujet des fumeuses[46]. »

La critique des femmes du parti est ainsi faite très directement, sans ambiguïté possible, et par un membre du même parti. Les fumeuses sont dénigrées, et les attributs socialement considérés comme fondateur de la féminité leur sont niés : la maternité, le sens de l’esthétique. Il n’est donc pas étonnant de lire une réponse deux numéros plus tard[47] : « N’y aurait-il vraiment pas de réflexions masculines de plus haut niveau sur la conférence des femmes, qui auraient été plus instructives pour les lectrices de die Gleichheit ? »[48] Cet échange montre la difficile position de ces femmes engagées et journalistes, visiblement critiquées par les hommes de leur propre camp, remettant en cause leur féminité[49]. Il n’est pas étonnant qu’elles soient attaquées sur ce sujet : fumer est alors considéré comme une activité masculine et ces militantes commettent une transgression[50] en s’appropriant ainsi les codes de la masculinité. Cette controverse peut sembler anecdotique mais révèle en vérité que, par leur position dans l’espace social et leur comportement, ces journalistes remettent en cause l’ordre social, ce qui s’avère menaçant pour un parti en quête de respectabilité (le SPD).

Changer la place des femmes dans la société

Le droit de vote comme argument politique

Il s’agit d’une véritable tragédie pour nos journalistes : les femmes allemandes ne votent pas pour la gauche, bien que ce soient ces partis qui aient œuvré pour l’obtention du droit de vote des femmes. Sur ce sujet, l’engagement du SPD, et avec lui de l’ensemble de la gauche allemande, date de plusieurs décennies[51]. Cette désaffection pour les partis de gauche est rendue visible par l’utilisation, au début de la république de Weimar, de bureaux différents ou de bulletins de couleurs différentes pour les hommes et les femmes, ce qui permet de connaître précisément l’influence du genre sur le vote[52]. Le manque de mobilisation des femmes pour la gauche est ainsi rapporté par toutes les revues, unies dans un même désarroi.

Dans les articles traitant de la question du droit de vote, l’enjeu principal consiste souvent à affirmer que le parti auquel la revue est liée en est à l’origine. Nous relevons un effort commun pour attaquer le parti du catholicisme social (Zentrum) et les partis considérés comme représentant la droite, c’est-à-dire les partis non-marxistes (DDP, DNVP, DVP[53]) dans toute la presse étudiée ; il s’agit de décourager les lectrices de voter pour la droite ou le centre, leur opposition antérieure au droit de vote étant rappelée et brandie comme un risque futur si ces partis arrivent au pouvoir. A contrario, le rôle joué par la social-démocratie dans ce combat devrait lui assurer le vote des femmes[54] ; c’est du moins un argument fort avancé par les journalistes de die Gleichheit[55]. Face à cet argumentaire, les revues situées à la gauche du SPD affirment elles que ce n’est pas la social-démocratie mais la révolution qui a amené le droit de vote aux femmes. Ce dernier est alors présenté comme un exemple parfait illustrant la pensée communiste : seules la révolution et la lutte des classes peuvent permettre au prolétariat d’arracher des droits aux classes dominantes. Le succès que représente l’obtention du droit de vote devrait ainsi encourager les femmes à rejoindre les rangs communistes.

Nous constatons que, naturellement, au sein des revues étudiées, nulle ne regrette le temps où les femmes ne pouvaient pas voter : il n’existe aucune suggestion de retour en arrière, et dans ce sens, les revues sont unanimes sur le fait que le droit de vote est nécessaire. Même die Kommunistin reconnaît que « ce droit politique formel n’est pas sans valeur, ne doit pas être sous-estimé[56] ». Toutefois, les critiques à l’égard de ceux qui célèbrent ce droit comme une réussite sont vives et suivent un même raisonnement : il n’a rien changé aux conditions de vie des femmes, il est donc futile et hypocrite de le célébrer comme un triomphe. Die Frau im Staat dénonce ainsi le fait que les femmes sont très peu nombreuses au Parlement[57], ce qui met la démocratie en danger. La revue déplore aussi que, pour être reconnues et prises au sérieux en politique, les femmes se comportent comme les hommes, s’adaptent à la « tradition politique masculine[58] », au lieu de proposer un nouveau modèle[59]. Die Kommunistin est plus radicale : le droit de vote n’a pas eu d’influence sur les conditions de vie des femmes car seule la révolution peut amener un véritable changement[60]. Pour expliquer l’obtention de ce droit, l’accent est mis sur les ressorts économiques ; la revue arguant que les droits accordés aux travailleurs sont de simples outils dans les mains des capitalistes[61]. Selon cet argumentaire, le seul but de ces avancées est d’empêcher les prolétaires de se révolter, en leur faisant croire que le progrès est possible[62] : c’est là la grande « duperie », le « mensonge de papier[63] » des capitalistes. Ainsi, le droit de vote des femmes n’a été accordé que pour éblouir ces dernières et les empêcher d’agir :

« Les jongleurs capitalistes cherchent à vous amadouer avec des aumônes, comme le droit de vote des femmes. Les droits politiques que vous donne ou promet la société bourgeoise ne vous rendront pas votre liberté économique[64]. »

Le vocabulaire employé pour parler du droit de vote (« aumône », « mensonge de papier », « duperie ») tranche avec l’exaltation des articles de die Gleichheit qui glorifient cette « avancée sociale [65] ».

Si les revues féministes étudiées s’accordent (parfois simplement à demi-mot) sur la nécessité du droit de vote, la scission est profonde entre les féministes du SPD et celles du reste de la gauche. Contrairement à une vision contemporaine du droit de vote des femmes, ces dernières ne voient pas ce droit comme un aboutissement, et cette thématique rejoint des questionnements et divisions plus larges au sein de la gauche sur la pertinence du droit de vote en général, souvent opposé à la révolution. Si les féministes du SPD se félicitent de cette avancée, revenant avec nostalgie et fierté sur le combat mené, les autres autrices critiquent ce premier discours et souhaitent poursuivre la lutte pour une véritable égalité politique ou économique.

Maternité et sexualité : des rôles féminins politisés

La protection sociale des mères, de l’enfance et de la maternité n’est pas un combat propre à la gauche, puisqu’il s’agit aussi des principales revendications des femmes des mouvements chrétiens[66]. Au début de la république de Weimar, quelle que soit l’orientation politique, la maternité n’est pas un sujet de controverse : une femme est une mère. Dans ce contexte, un combat commun est mené par les revues étudiées : celui des droits des mères célibataires et de leurs enfants nés en dehors du mariage. Cette situation n’a rien d’étonnant : d’après Anne Cova, il s’agit précisément du combat rassemblant « féministes réformistes » et « féministes radicales[67] ». Le cas de ces mères est symptomatique de l’oppression des femmes, puisque les pères de ces enfants illégitimes ne sont pas concernés par les conséquences ces naissances.

Un autre combat est étroitement lié à celui pour les mères célibataires : le droit à l’avortement, alors interdit par le code pénal[68]. La société est alors jugée comme hypocrite, elle qui interdit l’avortement et stigmatise en même temps les mères célibataires. La misère dans laquelle vivent les femmes « prolétaires » obligées d’élever seules un enfant est le principal argument utilisé dans les revues pour justifier une légalisation de l’avortement :

« La société bourgeoise ne fait rien pour que la femme puisse se ménager pendant la grossesse. Elle ne donne pas la possibilité aux femmes et filles de la classe ouvrière de pouvoir être une mère bienveillante pour l’enfant. Elle condamne pourtant la femme enceinte qui avorte intentionnellement. »

Arendsee, die Kämpferin, 3 juin 1920

« Chacun sait que la situation économique des classes laborieuses et des couches sociales peu fortunées fait que la naissance et l’éducation d’un enfant représente un luxe. »

Article anonyme, die Kommunistin, 15 avril 1922

Ces citations, parmi d’autres, n’étonnent pas dans des revues avant tout politiques et qui envisagent la société d’un point de vue marxiste. La prédominance d’arguments économiques pour soutenir le droit à l’avortement témoigne du déploiement d’un véritable « féminisme marxiste » dans ces revues : il n’est pas ici question de se battre pour un droit légitime pour toutes les femmes, mais d’une lutte sociale pour les femmes les plus dominées d’un point de vue économique ; les arguments étant d’ordre social et hygiénique[69].

Ces prises de position s’accompagnent d’une révision des critères moraux liés à la sexualité, ce qui, cette fois, distingue profondément les militantes étudiées de féministes plus conservatrices. Seule die Gleichheit demeure conservatrice sur les questions de sexualité, affirmant par exemple que l’éducation sexuelle des jeunes filles est aisé, puisqu’il suffit de leur expliquer qu’ « une jeune fille est comme un tablier blanc : une seule tache et tout le tablier est souillé[70] ». À l’opposé de ces positions, die Kommunistin et die Kämpferin prennent la défense des prostituées « victimes de la persécution policière[71] ». Ces deux périodiques dénoncent les rapports de domination de classe, vus comme la cause de la prostitution[72]. Die Kämpferin va même jusqu’à réclamer une certaine forme de liberté sexuelle, comme lorsqu’est rapporté le cas d’une jeune fille condamnée pour avoir eu une relation avec un prisonnier russe[73]. Die Frau im Staat est la revue la plus progressiste en la matière : « La femme est maintenue sous un joug qui a l’apparence de l’adoration, et cela durera longtemps, jusqu’à ce qu’elle brise elle-même ces entraves et conquière le droit de servir l’Éros féminin. Là aussi, une révolution sera nécessaire[74] ». Une véritable « révolution sexuelle » est souhaitée, ce qui est particulièrement progressiste, et la publication aborde même clairement l’homosexualité : « quand l’instinct tout-puissant pousse une femme vers une femme ou un homme vers un homme, alors l’amour est aussi sacré[75] ». Nous nous devons d’évoquer le couple formé par Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg, les fondatrices de la revue, qui influence certainement cette volonté de libération de la sexualité dans la publication, qui soutient le droit à la contraception[76] et préconise une véritable éducation sexuelle[77].

Repenser le travail des femmes

Le désir de transformer la société passe aussi par un changement dans la perception du travail des femmes. Sa nécessité et son importance, marqueurs forts du mouvement féministe de gauche, constitue un consensus dans cette presse et reflète un autre enjeu important porté dans les revues : la critique du travail domestique effectué par les femmes. Ce rôle ménager est ainsi dénoncé en des termes très forts :

« La femme n’est uniquement considérée que comme mère et esclave domestique. »

Rosa Schwann-Schneider, die Frau im Staat, octobre 1920

« Sous la forme actuelle du mariage, la femme, et à plus forte raison la mère, n’est dans la plupart des cas qu’une esclave domestique, qu’une bête de somme. »

Adolf Domnick, die Gleichheit, juillet-août 1922

« Mari et enfants considèrent tout cela [son travail] comme allant de soi. »

Bertha Braunthal, die Kämpferin, 13 mai 1920

« Des millions de femmes et filles, ouvrières allemandes, s’effondrent sous le poids de l’esclavage domestique. »

Else Baum, die Kommunistin, 1er mars 1922

Ces citations montrent que les quatre revues étudiées s’accordent pour dénoncer la charge de travail domestique effectué par les femmes sans être reconnu, ni par les familles, ni par la société. Die Kämpferin rappelle que dans les familles « des classes aisées[78] », ce travail est rémunéré (bien que très peu) et effectué par des domestiques. De la même manière, die Kommunistin déclare que ce travail est « productif[79] ». Il s’agit de changer le regard porté par la société, mais surtout par les femmes elles-mêmes sur ces tâches, afin d’améliorer leur confiance en elles et les inciter à lutter pour leurs droits. Des solutions innovantes sont alors proposées par les revues pour les aider.

La première proposition concerne l’éducation des enfants et la mise en place de crèches, jardins d’enfants ou autres systèmes de garde. Ce sujet est présenté comme une véritable question de société, dans la mesure où il s’agit d’apprendre aux enfants à vivre en communauté. Des références sont faites aux grands modèles de la gauche : le phalanstère de Fourier[80], l’organisation en Union soviétique[81]. Sur le sujet du ménage et de la cuisine, des solutions plus innovantes et avant-gardistes sont aussi envisagées. En premier lieu, l’idée forte est celle de l’instauration d’un système de cantines, de « cuisines centralisées » (Zentralküche) qui livreraient les repas dans les foyers quotidiennement. Cette collectivisation aurait plusieurs avantages selon les revues : en achetant les produits en gros, des économies seraient réalisées, il serait possible de disposer des moyens modernes pour cuisiner plus facilement et, surtout, les femmes seraient dispensées de ce travail quotidien[82]. Le même système est aussi proposé pour le linge : les lessives pourraient être organisées collectivement, il suffirait alors de récupérer le linge propre chaque semaine en apportant celui qui est sale[83]. Ces solutions sont présentées comme des mesures profondément socialistes, puisqu’elles reposent sur la collectivisation des tâches. Les hommes ne sont pas mentionnés dans ces propositions, qui ne remettent pas en cause la répartition genrée du travail domestique.

Conclusion

Die Kommunistin, die Kämpferin, die Gleichheit et die Frau im Staat sont donc, entre 1919 et 1923, quatre revues féministes de gauche qui témoignent du dynamisme et de l’énergie de ce mouvement après l’obtention du droit de vote pour les femmes. Ces revues, par leur diffusion mais aussi par l’engagement militant de celles qui font le texte, consolident un sentiment d’appartenance et transmettent des codes, des valeurs marxistes et révolutionnaires. Les débats portant sur le droit de vote, sur son utilité et sur son origine montrent qu’il n’est pas perçu comme un aboutissement. Si les premières années de la république de Weimar sont marquées par une forte instabilité, ce contexte permet un bouillonnement intellectuel et politique au sein de cette presse féministe, pour qui tout est alors possible, y compris des revendications avant-gardistes : le droit à l’avortement, la révolution sociale, la réorganisation des tâches domestiques, entre autres. La lutte, ou plutôt les luttes, de ces femmes continuent donc bien après l’obtention du droit de vote.


[1] D’après l’expression utilisée depuis les années 1980 dans la recherche historique française pour désigner les mouvements « féministes » luttant pour l’obtention de l’égalité politique (en France jusqu’en 1940, en Allemagne jusqu’en 1918). Cf. Christine Bard (dir.), entrée « Première vague », Dictionnaire des féministes, PUF, 2017.

[2] Jean-Numa Ducange, Stéphanie Roza et Razmig Keucheyan, Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, PUF, Paris, 2021, 1156 p.

[3] Litt. « l’égalité ».

[4] Litt. « la combattante ».

[5] Litt. « la communiste ».

[6] Litt. « la femme dans l’État ».

[7] Sur la naissance de cette presse féministe, cf. Ulla Wischermann, Frauenbewegungen und Öffentlichkeiten um 1900 : Netzwerke – Gegenöffentlichkeiten – Protestinszenierungen, U. Helmer, Königstein, 2003, 318 p.

[8] Entrées en vigueur en 1878.

[9] Puschnerat Tânia, Clara Zetkin, Bürgerlichkeit und Marxismus, eine Biographie, Klartext, Essen, Allemagne, 2003, 463 p.

[10] Articles 17 et 22 de la Constitution de la république de Weimar.

[11] 2,4 millions de soldats allemands sont morts pendant la Première Guerre mondiale. Source : Philip J. Haythornthwaite, The World War One Source Book, Arms and Armour, Londres, 1993, p. 64.

[12] Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Colin, Paris, 1993, 174 p.

[13] Die Kämpferin ayant fusionnée avec la revue-mère l’année précédente lors du retour du parti socialiste indépendant (USPD) dans le giron du SPD.

[14] Cette période suscite actuellement un certain enthousiasme auprès des historiens : Chris Harmann, La révolution allemande 1918-1923, La fabrique, Paris, 2015, 410 p. ; Alexandre Dupeyrix et Gérard Raulet, Allemagne 1917-1923. Le difficile passage de l’Empire à la République, MSH Paris, 2018, 164 p. ; Gilbert Badia, Le spartakisme : les dernières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht : 1914-1919, Otium éditions, Ivry-sur-Seine, 2021, 615 p.

[15] C’est par exemple la vision donnée par Marianne Walle ou par Ute Gerhard qui parlent pour cette époque de la « fin du premier féminisme allemand » cf. Marianne Walle, « Sind das noch Damen? Regards sur le journalisme au féminin (du 18e siècle à 1933) », Germanica, n°10, 1992 et Ute Gerhard, Unerhört, die Geschichte der deutschen Frauenbewegung, Rowohlt, Hamburg, 1990, 408 p.

[16] Pour reprendre les expressions de Sylvie Chaperon qui l’applique, elle, au cas français de l’après-guerre. Le parallèle nous semble cependant légitime, les contextes militants étant alors comparables (entre l’obtention du droit de vote et les grandes revendications sexuelles et procréatives), cf. Sylvie Chaperon « Creux de la vague » in Christine Bard (dir.) Dictionnaire des féministes, PUF, 2017.

[17] C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Karen Offen : Les féminismes en Europe 1700-1950, Presses universitaires de Rennes, Rennes, France, 2012, 544 p.

[18] Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge, Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020

[19] Plusieurs témoignages au sein même de ces revues nous renseignent sur cette obligation, par exemple, Wilhelmine Köpfner, « Soll die Kämpferin obligatorisch eingeführt werden ?», die Kämpferin, 29 janvier 1920.

[20] Article anonyme, « Genossinnen, an die Arbeit, in den Kampf ! » die Kommunistin, 1er juillet 1920.

Luise Zietz, « Genossinnen ! » die Kämpferin, 11 janvier 1920.

[21] Sachse Mirjam, « Von „weiblichen Vollmenschen“ und Klassenkämpferinnen, Frauengeschichte und Frauenleitbilder in der proletarischen Frauenzeitschrift „Die Gleichheit“ (1891–1923) », thèse de doctorat, Cassel, 2010, 855 p.

[22] Ces chiffres ont été obtenus en croisant les données recueillies dans les sources sur le nombre d’abonnées avec le nombre de femmes membres des partis de gauche (données issues de la littérature). Nous attirons l’attention du lecteur sur la marge d’erreur inhérente à la production de cette estimation. Cf. Ben Fowkes, Communism in Germany under the Weimar republic, Palgrave Macmillan, Londres, 1984, p.182 ; Christel Wikert, Unsere Erswählten. Sozialdemokratische Frauen im Deutschen Reichstag und im Preußsichen Landtag 1919 bis 1933, Sovec, Göttingen, 1986, p.80 ; Hartfrid Krause, USPD : zur Geschichte der Unabhängigen Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1975, p.303.

[23] Heinz Niggemann, Emanzipation zwischen Sozialismus und Feminismus, die sozialdemokratische Frauenbewegung im Kaiserreich, Hammer, Wuppertal, 1981, p.75

[24] Kinnebrock, Susanne, Anita Augspurg, 1857-1943: Feministin und Pazifistin zwischen Journalismus und Politik, Centaurus, Herbolzheim, 2005, 683 p.

[25] Internationale Frauenliga für Frieden und Freiheit.

[26] La comparaison avec le beurre se justifie par le fait que, comme la presse, le beurre est un bien de consommation courante mais non pas un produit de première nécessité (comme les pommes de terre ou la farine), dont les prix sont plus volatiles.

[27] En Allemagne, une livre correspond à 500 gr. Une livre de beurre coûte 3,15 M en septembre 1919.

[28] 95 % des foyers ouvriers gagnent moins que 3000 M par mois en 1907 et les niveaux de salaires d’avant-guerre ne sont retrouvés qu’à la fin des années 1920. Voir Marie-Bénédicte Vincent, Histoire de la société allemande au XXe siècle – t. I, Paris, France, La découverte, 2011. p.61.

[29] Malheureusement, cette dernière est absente de die Kommunistin et die Kämpferin, ce qui restreint l’analyse.

[30] L’étude a été menée sur les annonces présentes dans tous les numéros de die Gleichheit publiés sur la période, et, faute de temps pour la revue die Frau im Staat, relevées à raison d’un numéro tous les six mois.

[31] 14% pour la santé, 12% pour l’hygiène et les soins du corps et 9% pour les articles de beauté.

[32] Un magasin de fourrures berlinois vente ainsi ses produits à plusieurs reprises dans Die Gleichheit : par exemple, les 1er janvier 1921, 1922 et 1923.

[33] A mettre en regard des moins de 3 000 M dont dispose annuellement les familles ouvrières, comme évoqué précédemment. Annonce publicitaire de Wilhelm Lüders, « Pantentmatratzen Auflagen », die Gleichheit, 1er janvier 1921.

[34] Pour reprendre l’expression du sociologue américain Thorstein Veblen in Théorie de la classe de loisir, 1899.

[35] Rédaction de la revue, Die Gleichheit, 11 décembre 1920.

[36] M.-B. Vincent, op. cit. p.61.

[37] D’après le décompte des mots imprimés sur la deuxième page de l’édition de juin 1921. Le mois de juin 1921 se situe au milieu de la période étudiée et a ainsi été choisi arbitrairement pour effectuer ce comptage. Cette décision, aléatoire, permet de se faire une idée de l’univers visuel large de ces titres. Sur l’importance de l’univers visuel des titres de presse cf. Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique, 2006.

[38] Certain·es journalistes sous pseudonymes n’ont pas pu être identifié·es.

[39] Seules trois personnes (sur 18) n’ont pas suivi d’études jusqu’au lycée.

[40] Pour reprendre ici l’expression de Max Weber, pour lequel un idéal-type est le modèle d’un phénomène social, modèle abstrait et simplifié.

[41] Cela n’est pas une exception : un tiers des femmes sont salariées sous la république de Weimar ; Detlev Peukert, Die Weimarer Republik: Krisenjahre in der Klassischen Moderne, p. 101. Cette assertion ne vaut pas pour les éditrices de die Frau im Staat qui disposent d’une fortune personnelle.

[42] Detlev Peukert, Die Weimarer Republik : Krisenjahre in der Klassischen Moderne, Suhrkamp, Francfort 1987, p. 104-105.

[43] Patrice Petro, « Perceptions of Difference : Woman as Spectator and Spectacle », Women in the Metropolis : Gender and Modernity in Weimar Culture, University of California Press, Berkeley, 1997, p.41.

[44] Frauenkonferenz ; « Conférence des femmes » du SPD à Cassel, les 9 et 10 octobre 1920.

[45] Kurt Heilbut, « Männergedanken zur Frauenkonferenz », die Gleichheit, 13 novembre 1920.

[46] Ibid.

[47] H. W. « Frauengedanken zu den Männergedanken », die Gleichheit, 27 novembre 1920. L’article est signé HW et est écrit probablement Hedwig Wachenheim, seule journaliste dont les initiales correspondent.

[48] Ibid.

[49] D’après le titre de l’article de Marianne Walle, « Sind das noch Damen? Regards sur le journalisme au féminin (du 18e siècle à 1933) », Germanica, 1992, p.67-82.

[50] Nous nous inscrivons ici dans la lignée des travaux sur le genre de Candace West et Don Zimmerman, affirmant que le sexe (le sexe social) n’est pas quelque chose que nous avons ou sommes, mais que nous faisons. Cf. Candace West et Don Zimmerman, « Doing Gender », Gender and Society, Vol. 1, No. 2., 1987), p. 125-151.

[51] August Bebel est souvent cité comme précurseur sur ce sujet avec la publication de Die Frau und der Sozialismus, Volksbuchh, Zürich, Suisse, 1879, 180 p.

En outre, le SPD est le premier parti allemand à intégrer le droit de vote des femmes à son programme en octobre 1891, au Congrès d’Erfurt.

[52] Mathilde Wurm, « die Wahlbeteiligung der Frauen », Die Kämpferin, 15 mai 1919.

[53] DDP : Deutsche Demokratische Partei, Parti démocrate allemand.

DNVP : Deutschnationale Volkspartei, Parti national du peuple allemand.

DVP : Deutsche Volkspartei, Parti populaire allemand.

[54] Marie Juchacz, « Einst und Jetzt », Die Gleichheit, 9 octobre 1920.

[55] E. Rdt, « Aus den Erinnerungen einer alten Führerin », Die Gleichheit, 1er février 1922.

[56] Article anonyme, « Trümmer », Die Kommunistin, 11 août 1919.

[57] Anita Augspurg, « Die Wahlen », Die Frau im Staat, mai 1920. Il n’y siège que 10% de femmes en 1920 (cf. Ute Gerhard, Unerhört, die Geschichte der deutschen Frauenbewegung, 1995).

[58] Article anonyme, « ein Frauenkonzil in München », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[59] Lida Gustava Heymann, « Frauenpolitik – Männerpolitik », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[60] Article anonyme, « Trümmer », Die Kommunistin, 11 août 1919.

[61] R.W., « die demokratische Republik und die Gleichberechtigung der Frau », Die Kommunistin, 15 décembre 1921.

[62] Article anonyme, « Bürgerlich-kapitalistisches Frauen- und Kinderrecht », Die Kommunistin, 1er septembre 1919.

[63] Fr., « Der demokratische Gleichberechtigungsschwindel », Die Kommunistin, 25 janvier 1921.

[64] Article anonyme, « Manifest der ersten internationalen kommunistischen Frauenkonferenz an die Proletarierinnen der ganzen Welt », Die Kommunistin, 21 août 1920.

[65] Wilhelmine Rähler, M. d. R., « Zu neuen Ufern lockt ein neuer Tag » Die Gleichheit, 6 octobre 1919.

[66] Cf. l’entrée « catholicisme » du dictionnaire des féministes France XVIIIe – XXIe siècle, de Christine Bard [dir.], 2017.

[67] Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la IIIe république « la liberté de la maternité », L’Harmattan, Paris, 2011, 293 p.

[68] Article 218 du code pénal. « La propagande anticonceptionnelle est aussi interdite » in Anne Cova, « Où en est l’histoire de la maternité ? », Clio. Histoire, femmes et sociétés [en ligne], vol. 21, no. 1, 2005.

[69] Martha Moritz, « Neue Wege kommunistischer Propaganda », Die Kommunistin, 1er juillet 1923. Cette position du parti communiste allemand se poursuit tout au long de la république de Weimar, cf. Brigitte Studer, « Communisme et féminisme », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 41, no. 1, 2015, pp. 139-152.

[70] Anna Wolegaard, « Ein Wort an unseren Mütter », Die Gleichheit, 1er janvier 1921.

[71] Luise Zietz, « die Prostitution in der Verfassung », Die Kämpferin, 4 septembre 1919.

[72] Gesine Becker, « der Kampf gegen die Kasernierung der Prostituierten », Die Kommunistin, 1er avril 1923.

[73] Article signé « un étudiant en médecine dans une université allemande », « eine Sünderin », Die Kämpferin, 10 juillet 1919.

[74] Grete Fantl, « Das Erosproblem », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[75] Ibid.

[76] Dr. Phil. Helene Stoecker, « Geburtenregelung », Die Frau im Staat, septembre 1922.

[77] Lilli Jannasch, « der Bund entschiedener Schulreformer », Die Frau im Staat, juin 1921.

[78] Otto Jenssen, « die soziale Revolution, die Frau und das Heim », Die Kämpferin, 13 novembre 1919.

[79] Article anonyme, « Die Hausfrauen und die Räte », Die Kommunistin, 11 septembre 1919.

[80] D’après le modèle de vie collective imaginé par Charles Fourier au début du XIXe siècle au sein duquel l’éducation des enfants était collective.

[81] Cette vision relève bien plus de discours que de la réalité, les femmes soviétiques ayant continué à assumer une double journée de travail malgré les annonces. Cf. Martine Mespoulet, « Travail domestique et construction du socialisme en URSS d’après les enquêtes de budget-temps », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 41, n°1, 2015, p. 21-40.

[82] Par exemple, Elise Neumann, « Gemeinschaftsküche », die Kämpferin, 19 août 1920.

[83] Par exemple, Alexandra Kollontai, « die Familie und die kommunistische Gesellschaft » die Kommunistin, 1er mai 1920.

 

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De l’établissement à la fondation: dépasser le «Great Divide» de la question coloniale grecque à travers l’exemple de l’Italie du Sud et de la Sicile

Mickael Bouali

 


Résumé : La colonisation grecque a fait l’objet d’un âpre débat entre les tenants d’une vision traditionnelle et les défenseurs d’une approche révisionniste. Pour les premiers, c’est la métropole qui est à l’origine de la fondation d’une apoikia. L’œciste est désigné par la cité et prend la tête des colons, après avoir consulté l’oracle de Delphes. Pour les seconds, en revanche, l’implication de la métropole et l’oracle delphique sont des constructions postérieures. Loin d’être issus d’un processus bien encadré, les premières apoikiai seraient le fruit de migrations relevant essentiellement d’initiatives privées. Or, grâce aux travaux des archéologues, il paraît possible de dépasser cette opposition, en s’appuyant sur les écarts chronologiques qui séparent l’installation des premiers colons, de l’établissement d’une véritable apoikia. Cette étude défend la thèse selon laquelle l’approche révisionniste se concentre sur les premiers temps de l’installation, quand le modèle classique s’intéresse à la fondation officielle de ces établissements, une fois ceux-ci ancrés dans le nouveau territoire et reconnus par le pouvoir métropolitain.

Mots-clés : Sicile antique, colonisation grecque, apoikia, middle ground, fondation.


Enseignant titulaire en Histoire-Géographie au collège Gay-Lussac de Colombes, docteur en Histoire ancienne de l’université de Bordeaux (thèse sous la direction de Christophe Pébarthe), qualifié aux fonctions de maître de conférences en Histoire, civilisations, archéologie et art des mondes anciens et médiévaux, chercheur associé à l’Institut Ausonius (UMR 5607), Mickael Bouali travaille sur les constructions identitaires dans le bassin égéen et en Sicile, de l’époque archaïque à l’aube des Guerres puniques. En parallèle, il enseigne l’Histoire-Géographie et l’EMC dans les classes de sixième, cinquième, quatrième et troisième.


Introduction

Depuis une vingtaine d’années, le phénomène colonial grec fait l’objet d’un débat aussi âpre que passionné entre les tenants d’une vision traditionnelle, majoritaires sur le continent européen, et les défenseurs d’une approche révisionniste, plutôt située dans le monde anglo-saxon[1]. Dans la conception traditionnelle, la colonisation grecque est le produit d’une initiative politique et religieuse des différentes métropoles. Pour diverses raisons économiques et démographiques, la cité prend la décision de se séparer d’une partie de sa population et nomme un œciste, c’est-à-dire un chef d’expédition, afin de fonder une apoikia[2] sur d’autres rivages. Condition sine qua non au succès de l’entreprise, l’œciste doit également se rendre à Delphes pour y recevoir les consignes de l’oracle[3].

Or, ce modèle a été radicalement remis en cause par les travaux pionniers de Robin Osborne à l’extrême fin du XXe siècle. Alors que les critiques se concentraient sur le lexique utilisé pour envisager la colonisation grecque[4], celui-ci déplace la réflexion depuis le mot vers le concept lui-même. Il entreprend ainsi de déconstruire radicalement le phénomène et parvient à la conclusion que ce que l’on nomme « colonisation » ne peut qu’être une réalité de l’époque classique, projetée par les Grecs d’alors, puis par les historiens contemporains, sur un passé mythifié[5]. L’absence d’encadrement politique des premiers contingents, de la part d’une cité ou d’un État, est au cœur de son argumentation. À une conception coloniale traditionnelle, envisagée comme ethno-centrée[6] et résolument anachronique, il oppose une reconstitution selon laquelle les premiers établissements sont le fruit de migrations spontanées, relevant d’initiatives individuelles, qui ne diffèrent pas sensiblement par leur nature des formes de mobilités plus anciennes qui ont touché le bassin égéen.

Signe d’un zeitgeist marqué par la globalisation et le postmodernisme, le sillon tracé par Robin Osborne a largement essaimé depuis, dans la recherche anglo-saxonne, mais aussi plus timidement en France[7]. Le renouvellement de la documentation archéologique, et les questionnements contemporains ont bien évidemment favorisé la remise en cause du paradigme classique. Cependant, les tenants de l’approche dite traditionnelle demeurent majoritaires, tout du moins en Europe, et encore de nos jours, ce débat déchire la communauté universitaire. Ainsi, dans leur intervention introductive au colloque de Rome de 2012, Lieve Donnellan et Valentino Nizzo comparent le débat actuel à un schisme, « a new “Great Divide[8] » tandis qu’Arianna Esposito et Airton Pollini pointent le risque d’un « apartheid intellectuel » entre « “revisionist” Anglophone scholars and “traditionalist” continental European scholars[9] », que certains chercheurs tentent aujourd’hui de surmonter.

En effet, en s’appuyant sur les apports de l’archéologie récente, combinés à une relecture des sources littéraires, il apparaît possible de dépasser ce « Great Divide », et d’abord par la chronologie. Ainsi, la datation canonique des différentes cités de Sicile ne correspond pas tout à fait aux sources archéologique. On compte un écart chronologique d’une vingtaine d’années entre la datation calculée à partir du témoignage de Thucydide et celle du Marbre de Paros[10]. En outre, dans les sources classiques, il s’écoule souvent quelques années, voire davantage, entre l’installation des premiers hellénophones et l’établissement d’une apoikia à proprement parler. Les études archéologiques menées dans la région ces dernières années ont d’ailleurs mis au jour différents établissements, donnant à voir des strates de peuplement imperceptibles jusque-là. Ces écarts chronologiques pourraient être à l’origine des deux manières actuelles d’envisager le phénomène colonial. L’approche révisionniste anglo-saxonne se concentrerait ainsi sur les premiers temps de l’installation, voire les errements initiaux, quand le modèle classique s’intéresserait à la fondation officielle de ces établissements, une fois ceux-ci dûment ancrés dans le nouveau territoire et reconnus par le pouvoir politique métropolitain.

À rebours du récit assez lisse que la tradition a dressé du phénomène colonial, ces écarts chronologiques interdisent toute forme de téléologie, rappelant que le succès d’une apoikia ne va pas de soi[11].

Une tradition largement uniformisée

Lorsque l’on envisage les premières fondations de Sicile, force est de constater que la tradition littéraire ne laisse que peu de place à l’idée d’une construction progressive et que le tableau dressé est souvent définitif. L’œuvre d’Hippys de Rhégion et la Ktisis Sikelias d’Hellanicos de Lesbos ayant été perdues, c’est la tradition élaborée par Antiochos de Syracuse qui est ici dominante. Celle-ci nous est essentiellement parvenue par la médiation de Thucydide et de Strabon. Ce dernier se fait également l’écho d’une tradition alternative mise en forme par Éphore de Cumes. Enfin, un témoignage plus tardif, celui de Polyen, s’avère également assez riche en informations sans qu’il soit possible d’établir avec précision sa source[12]. Comme l’a noté Michel Gras, c’est à Antiochos que nous devons cette conception traditionnelle où chaque fondation est l’œuvre d’un œciste et d’un groupe de colons bien homogène du point de vue ethnique et culturel[13].

Dans le livre VI de la Guerre du Péloponnèse, Thucydide retrace donc l’histoire des premières apoikiai de Sicile selon un schéma traditionnel associant une métropole et un œciste[14]. Naxos est la première cité fondée par un groupe de Chalcidiens d’Eubée, sous la férule de l’œciste Thouclès. L’année suivante, c’est Syracuse qui est fondée par un groupe de Corinthiens mené par l’œciste Archias. Quatre ans après, des colons venus de Mégare s’établissent d’abord, sous la conduite de Lamis, à Trôtilon. Puis, rejoignant des Chalcidiens à Léontinoi, ils en sont ensuite chassés et finissent par coloniser Thapsos. À la mort de Lamis, les colons sont alors forcés de quitter le nouveau site et s’en vont finalement fonder, sur l’invitation du roi sikèle Hyblon, la cité de Mégara Hyblaea. Cependant, Strabon, suivant Éphore, relaie une autre tradition et fait de celle-ci l’exacte contemporaine de Naxos[15]. Enfin, quarante-cinq ans après la fondation de Syracuse, Antiphémos et Entimos, à la tête de colons venus de Rhodes et de Crète, érigent Géla. Ces données nous permettent de dater, en chronologie absolue, la fondation de Naxos en 735 av. J.‑C., celle de Syracuse en 734 av. J.-C., celles de Léontinoi, Catane et de Mégara Hyblaea en 729 av. J.‑C. et celle de Géla en 688 av. J.-C.[16].

Les sources littéraires se font plus vagues concernant les fondations eubéennes du détroit de Sicile malgré l’ancienneté avérée de celles-ci. Ainsi, selon Thucydide et Pausanias[17], la fondation de Zancle, à la pointe nord-est de la Sicile, résulterait d’une action conjointe, dans les années 730 av. J.‑C., de pirates venus de Cumes, plus ancienne colonie d’Occident, et d’émigrants originaires d’Eubée, respectivement guidés par Périérès et Crataiménès[18]. Fondée vers 730 av. J.‑C., Rhégion est le pendant de Zancle, de l’autre côté du détroit. Suivant les versions consignées par Strabon, citant lui-même Antiochos, cette fondation est l’œuvre de Chalcidiens menés par l’œciste, Artimédès, celle de Zancléens conduit par Antimnestos ou encore d’un groupe de Messéniens du Péloponnèse[19].

Cette datation n’est évidemment pas la seule et des traditions concurrentes existent. Celle transmise par le Marbre de Paros s’accorde mieux aux données archéologiques et aboutit à une datation antérieure d’une vingtaine d’années. Cet écart chronologique a été abondamment étudié, de René Van Compernolle à Franco De Angelis. On observe ainsi un décalage analogue sur la grande majorité des sites[20]. Cet écart chronologique semble être le reflet des phases de développement successives de ces fondations. Ainsi, la datation transmise par Thucydide prendrait comme repère la naissance de la cité quand les sources archéologiques rendraient compte de l’arrivée des premiers colons.

On retrouve des écarts similaires concernant les fondations d’Italie du Sud. Ainsi, la fondation de Crotone est datée de 710/709 av. J.-C. selon Denys d’Halicarnasse, ce qui peut concorder avec les estimations d’Antiochos, qui la situe après celle de Sybaris. Cependant, cette datation diffère sensiblement de la tradition relayée par Pausanias, qui fait de Crotone une colonie des Lacédémoniens, fondée sous le règne du roi spartiate Polydoros, au début du VIIe siècle. Quant à Strabon, il établit, à travers la rencontre à Delphes de leurs deux œcistes respectifs, une synchronie entre les fondations de Crotone et Syracuse, trente générations après le sac de Troie, c’est-à-dire aux alentours de la date traditionnellement retenue de 734 av. J.‑C.[21]. Dans le cas de Crotone donc, on retrouve un écart chronologique d’une quarantaine d’années[22].

Faut-il expliquer ces écarts chronologiques par l’existence de sources divergentes, reposant sur des informations erronées ou des revendications contradictoires ? Est-ce la traduction du décalage déjà repéré entre établissement des premiers contingents et fondation de la cité à proprement parler ? Toujours est-il que le déroulement effectif de ces installations apparaît comme bien moins lisse que le récit qui en est souvent fait.

Un devenir incertain. Écarts chronologiques et tentatives avortées

Si les sources relaient volontiers l’écho des traditions locales sur les origines de chaque cité, il est également possible de retrouver la trace, en filigrane, des tentatives d’installation avortées. Hérodote rapporte explicitement le cas des Clazoméniens qui, repoussés par les Thraces, échouèrent à s’implanter une première fois sur le site d’Abdère[23]. Pour Maria Cecilia d’Ercole, certaines légendes associant des figures héroïques à des espaces dépourvus d’établissements grecs « pourraient cacher ces revers de la colonisation et les transposer sur le plan mythique[24] ». C’est ainsi qu’elle interprète les déboires du héros Diomède en Daunie dans l’Adriatique. Remontant au VIIe siècle, la version la plus ancienne du mythe dépeint le héros comme un conquérant malheureux, finalement éliminé par un chef autochtone n’ayant pas respecté sa parole[25].

L’épisode mythologique des Thespiades peut être interprété de manière analogue[26]. Héraclès, sur la base d’un oracle, envoya ses cinquante fils, accompagnés de volontaires, fonder une colonie en Sardaigne sous la conduite d’Iolaos[27]. Une fois sur place, ce dernier se comporta véritablement comme un œciste, défrichant les terres à mettre en culture et procédant à la division des terres, selon le modèle que l’on retrouve traditionnellement dans les récits de fondation. Cette légende croise d’ailleurs la geste sicilienne de Dédale puisqu’Iolaos fit venir celui-ci dans son apoikia afin de superviser la construction de nouveaux édifices[28]. Seulement, après le retour d’Iolaos en Grèce, des autochtones se mélangèrent aux colons initiaux si bien qu’après plusieurs générations, il n’y eut plus de différences entre colons et indigènes. Adoptant les mœurs de ces derniers, les descendants des premiers colons abandonnèrent ainsi leurs champs pour se réfugier dans les montagnes, vivant dans des cavernes et se nourrissant exclusivement des produits de leurs troupeaux. Maria Cecilia D’Ercole relie ce mythe au projet milésien de colonisation de la zone que l’on connaît à l’époque du tyran Histiée de Milet[29].

Que l’on souscrive à cette interprétation ou non, l’existence d’installations infructueuses apparaît comme très fortement probable. En effet, à moins de postuler une supériorité inhérente aux colons venus d’Égée, il n’y a aucune raison de s’imaginer que toutes les entreprises coloniales aient été d’emblée couronnées de succès. Le tableau dépeint deux à trois siècles plus tard, sur la base des établissements ayant effectivement prospéré depuis, ne peut refléter fidèlement l’ensemble des tentatives opérées au VIIIe siècle.

Quant aux sources archéologiques, on ne peut identifier que des établissements d’une envergure et d’une longévité certaine. Pourtant, même avec ce critère très restrictif, il apparaît que certains sites, ayant livré du matériel du VIIe voire du VIIIe siècle, demeurent encore non identifiés. Ainsi les sites de Butera, Monte Bubbonia, Monte Saraceno ou encore Monte San Mauro ont été diversement interprétés par les archéologues, de la véritable polis grecque à la bourgade indigène hellénisée. Concluant la partie dédiée à ces sites dans An Inventory of Archaic and Classical Poleis, les auteurs illustrent clairement ces problèmes d’identification : « These sites present a very strong degree of Hellenisation and may possibly have to be identified with Greek colonial foundations whose sites are unknown […] they may also be the sites of Greek cities not mentionned by the written sources, or they may be indigenous communities, or communities of mixed ethnicity[30]. »

De fait, à côté de ces sites non identifiés, subsistent des cités dont l’existence est attestée par les sources littéraires sans qu’il soit possible de les relier avec certitude à un lieu précis. C’est le cas de cités à l’origine incertaine, à l’image de Maktorion, comme de véritables fondations eubéennes à l’image d’Euboia ou encore Kallipolis ; la datation de ces dernières fluctuant entre le dernier tiers du VIIIe et le VIIe siècle[31]. En outre, il apparaît clair, sur un site comme celui de Géla qu’une phase d’occupation précédant la fondation de l’apoikia est décelable dès la fin du VIIIe siècle[32]. Cette occupation semble se rattacher au phénomène de colonisation en deux phases, ou « two stage settlement », défini par Jonathan Hall[33].

À propos de la fondation de Zancle, Thucydide note ainsi deux phases. Dans un premier temps, Zancle aurait été fondée par des pirates venus de Cumes, sans doute comme avant-poste pour contrôler le détroit. Ce n’est que plus tard, et Thucydide utilise ici « ὕστερον[34] », qu’une « bande d’émigrants » principalement originaire de Chalcis vint renforcer le contingent primitif et « exploiter le pays avec eux[35] ». Alors Zancle opta pour deux œcistes officiels, Périérès et Crataiménès, respectivement originaires de Cumes et de Chalcis. Mis à part ce connecteur temporel bien vague, nous n’avons guère d’indications concernant la durée écoulée entre la première installation des pirates cuméens et la fondation officielle de Zancle avec Périérès et Crataiménès comme œcistes[36]. On peut raisonnablement penser que durant cette période, au moins, le rapport de force avec les populations locales sur le site de Zancle a dû être relativement équilibré et qu’une situation de middle ground, telle que définie par Irad Malkin, a pu prévaloir[37]. Ce pourrait être une piste pour expliquer le choix d’un toponyme indigène pour nommer la cité nouvellement fondée[38].

Dans le cas de Léontinoi, Thucydide mentionne, de manière évasive, une guerre entre colons et Sikèles. Thouclès aurait ainsi préalablement chassé les Sikèles par les armes avant de fonder la cité[39]. Le témoignage de Polyen permet cependant d’ajouter un peu de complexité et de chronologie à ce récit de fondation[40]. En effet, selon lui, les colons et les Sikèles étaient originellement liés par un serment d’amitié et cohabitaient ensemble à Léontinoi. Ce middle ground originel fut cependant perturbé par l’arrivée de colons mégariens sur le territoire de la cité[41]. Le rapport de force n’étant alors plus le même, ceux-ci furent stipendiés par Thouclès et chassèrent les indigènes à sa demande. Quelques mois après, les Mégariens, qui avaient pris la place des Sikèles, furent à leur tour expulsés de la cité. On mesure ainsi les équilibres précaires sur lesquels ont pu reposer les établissements des premiers temps, les différentes forces en présence alternant aisément entre collaboration, cohabitation et conflit ouvert. L’errance des colons mégariens se poursuivit d’ailleurs jusqu’à la mort de leur œciste, Lamis. Ainsi, ayant fondé primitivement une cité à Trôtilon selon Thucydide, ou participé à la fondation de Naxos selon Strabon[42], ils passèrent par Léontinoi, d’où ils furent finalement expulsés, et Thapsos qu’il leur fallut cependant quitter à la mort de Lamis. Ce n’est qu’après toutes ces tentatives qu’ils finirent par fonder Mégara Hyblaea à l’appel du roi Sikèle Hyblon. Là encore, l’écart chronologique est important et la fondation définitive de la cité n’intervient qu’après une succession d’événements et de changements de rapport de force.

Les données archéologiques semblent confirmer, pour certains sites du moins, cette cohabitation précoce entre plusieurs groupes, hellénophones ou non. Ainsi, les fouilles menées sur le site de Naxos ont mis au jour, dans les strates correspondant aux premiers niveaux d’occupation, une grande quantité de céramiques de confection indigène, coexistant avec la céramique venue d’Égée. Pour Pier Giovanni Guzzo, c’est la preuve que des indigènes vivaient dans la cité aux premiers temps de sa fondation. Mettant en lien ces éléments avec la présence d’artefacts indigènes dans le mobilier funéraire, à l’image de la fibule de bronze retrouvée dans la tombe 72, il y perçoit la trace d’une composante indigène essentiellement féminine[43]. Cette cohabitation précoce entre groupes hellénophones et autochtones est d’ailleurs particulièrement bien documentée par les études de Maria Costanza Lentini pour Naxos et les travaux de Gert-Jan Burgers et Jan Paul Crielaard pour le site de l’Amastuola, près de Sybaris[44].

Ne peut-on pas dès lors penser qu’avant la fondation d’une apoikia en bonne et due forme, la plupart de ces sites se sont d’abord développés selon le modèle de l’enoikismos ? La notion, initialement forgée par Hans Georg Niemeyer à propos de l’extrême occident méditerranéen, a été réinvestie par Carla Antonaccio à propos de Pithécusses[45]. Si le site d’Ischia demeure unique à bien des égards, il n’est pas interdit de penser que les premières installations d’Égéens en Sicile aient permis une forme de cohabitation initiale. Owain Morris et Douwe Yntema défendent des thèses analogues à propos du site de Cumes, pour le premier, et du territoire de Tarente, pour le second[46].

Même dans le cas de Syracuse, qui fait souvent figure d’exemple canonique des violences entre indigènes et colons, le témoignage de Thucycide n’interdit pas d’envisager une première période de cohabitation. Il précise seulement que la ktisis de la cité, c’est-à-dire sa fondation officielle, n’intervient qu’après qu’Archias a chassé les Sikèle d’Ortygie. En outre, l’établissement des colons corinthiens à Ortygie pourrait avoir été, là encore, plus progressif que le récit thucydidéen ne le laisse paraître. En effet, sur la base de traces archéologiques, Maria Beatriz Borba Florenzano postule l’existence de voyages d’exploration corinthiens dans tout le sud de l’île, au-delà du Cap Passero et jusqu’à l’embouchure du fleuve Dirillo, qui accueillera, par la suite, la cité de Géla[47]. De plus, c’est d’Antiochos que Thucydide tient son récit et Michel Gras a montré combien celui-ci veilla scrupuleusement à ce que l’homogénéité ethnique de sa cité soit soulignée, quitte à éluder certains épisodes[48].

Il apparaît donc clair, à la lumière d’une relecture des sources et des travaux des archéologues, que la condition des premiers établissements coloniaux de Sicile est bien plus contrastée que ne le laisse entendre la tradition forgée par Antiochos de Syracuse. On retrouve des situations de middle ground et de cohabitation sur nombre de sites, et il n’est pas impossible que, dans un premier temps, ce schéma soit le plus répandu. Cela étant, Arianna Esposito rappelle opportunément qu’il serait malavisé d’étendre ce modèle, où l’apoikia succède automatiquement à une « phase précoloniale », à l’ensemble des sites coloniaux tant le rapport de l’un à l’autre n’est pas systématique[49].

À rebours de tout raisonnement téléologique, il est possible d’isoler, en élargissant la perspective à l’occupation de l’Italie du Sud, des établissements d’hellénophones qui ne connaissent pas d’évolution similaire vers l’apoikia. Ainsi, l’étude menée par Laurence Mercuri sur les nécropoles du site indigène de Canale Janchina a mis au jour une grande quantité de céramiques, de confection locale, mais de type eubéen, datées des années 730-720 av. J.‑C.. Elle en déduit la présence d’artisans eubéens dans la région, voire d’un véritable atelier, dans le cadre d’un emporion[50]. Cependant, Canale Janchina ne se transformera jamais en véritable cité eubéenne, probablement en raison de la fondation, 4 km au sud, de la cité de Locres Epizéphyrienne qui modifie le rapport de force dans la région[51]. De même, toujours sur la base du mobilier céramique étudié, on suppose la présence d’artisans eubéens, dans les environs de Sybaris, sur les sites de Broglio di Trebisacce et Francavilla Marittima[52]. Sur ce dernier site, un atelier « oenotrio-eubéen » a même été localisé sur le Timpone della Motta[53].

C’est encore un atelier de céramique qui a conduit à identifier le site de l’Incoronata, dans la Basilicate voisine, comme un établissement grec de type emporique, par les archéologues italiens qui ont fouillé le site durant la décennie 1990. Pour Giuliana Stea, l’Incoronata greca correspondrait même à une véritable colonie dont le développement aurait été interrompu à la fin du VIIe siècle[54]. Récemment, Mario Denti a proposé une nouvelle grille d’analyse pour comprendre le site, s’appuyant sur les dernières fouilles de son équipe pour insister sur la cohabitation entre Oenotres et Grecs et proposer une nouvelle chronologie[55]. Il n’en demeure pas moins que le développement du site semble brutalement s’arrêter lorsqu’est fondée, dans la zone, la cité de Métaponte[56].

Il est remarquable que ce ne soient pas des questions d’absorption culturelle qui fassent péricliter ces sites mais l’installation d’un nouvel établissement concurrent, sur le modèle du transfert de centralité opéré entre Pithécusses et Cumes décrit par Bruno d’Agostino[57]. Si dans le cas de la présence eubéenne le long du littoral tunisien, c’est le développement de Carthage qui a mis fin aux navigations, ce sont bien d’autres installations égéennes qui font échouer les établissements eubéens à Canale Janchina ou encore à l’Incoronata.

Étudiant les différents sites d’Italie du Sud, Douwe Yntema a récemment proposé un modèle en trois phases pour rendre compte de l’évolution du peuplement grec dans la région[58]. Ce faisant, il tâche de déconstruire la vision traditionnelle d’un peuplement uniquement envisagé à partir des fondations pérennes et montrerait que le développement des premiers établissements est un processus graduel. Résumons les principales phases de cette étude.

Une première phase s’étend de la fin du IXe siècle au début du VIIIe siècle. Elle est essentiellement documentée par des fragments de céramique – près de 600 – retrouvés sur le site d’Otranto. Des traces similaires ont été également mises au jour sur le site de l’Incoronata et, dans la péninsule du Salento, les sites de Scoglio del Tonno, Porto Cesareo, Fani et Vaste[59]. Durant cette période, la présence égéenne se limite à des activités commerciales individuelles, au vol de bétail et aux rapines. L’Italie, et plus précisément la péninsule du Salento, n’attire alors que quelques pionniers, des marchands et des pirates.

Une deuxième phase commence dans la seconde moitié du VIIIe siècle et se poursuit jusqu’aux premières années du VIIe siècle. Les interactions avec les autochtones, et notamment le commerce, s’intensifient et prennent alors une forme institutionnalisée et régulée. De cette nouvelle pratique naissent des établissements, souvent mixtes, où la présence d’Égéens se fait de plus en plus perceptible. Douwe Yntema distingue deux variantes en fonction de l’implantation régionale de ces établissements.

La première, « the Salento variant » s’applique à trois sites de la péninsule du Salento, dans le voisinage de Tarente : Otranto, Brindisi et Torre Saturo. Ce dernier a été interprété comme le premier point de chute des colons spartiates dans la région. Ces trois sites correspondraient à des établissements autochtones où vivent de petites communautés venues d’Égée de la fin du VIIIe à la première moitié du VIIe siècle[60]. L’impact de ces petites communautés sur les autres établissements indigènes de la région demeurerait très limité. Pour Douwe Yntema, ces communautés seraient en réalité des sortes d’enclaves, occupant une position plutôt marginale dans la région.

La deuxième, « The Basilicata variant », concerne quant à elle les sites, plus nombreux, de Basilicate. Ces établissements, plus ouverts, auraient eu une certaine influence sur l’écosystème de la région. Auraient d’abord préexisté des communautés indigènes au sein desquelles se seraient installés des Égéens, qu’ils soient potiers, fermiers ou encore mercenaires. C’est dans cette catégorie qu’il classe les sites, déjà évoqués, de l’Incoronata, Francavilla Marittima et l’Amastuola. Ensuite, il distingue de nouveaux établissements, où viennent s’installer les Égéens comme Andrisani et Lazázzera près du futur site de Métaponte ou Policoro sur celui de Siris. Là encore, le peuplement serait mixte et, contrairement à la « Salento variant », tous ces sites traduiraient « a strong cultural hybridization and signs of intermarriage[61] ».

Une troisième phrase correspondrait à l’établissement de véritables poleis et au développement de l’emprise territoriale de ces dernières à partir du VIIe siècle. Sur les nombreux établissements précédemment évoqués, seule une petite minorité déboucherait finalement sur de véritables poleis. Les campements d’Andrisani et de Lazázzera semblent engendrer la cité de Métaponte et l’habitat dispersé du site de Policoro, celle de Siris. Faute de sources suffisantes, il concentre son propos sur la Basilicate, mais il envisage une évolution analogue à propos de Sybaris et de Tarente[62].

Le principal mérite de ce séduisant modèle est de rendre compte du décalage qui peut exister entre l’ensemble des sites fréquentés par des hellénophones et les apoikiai à proprement parler. Dans ces conditions, comment comprendre le succès de certaines installations et l’arrêt des autres ? Est-ce simplement une question de rapport de force, ou certaines communautés affichent-elle d’emblée des objectifs différents ? Comment comprendre le passage d’un simple établissement à une apoikia ? Il ne s’agit pas ici de prendre part au débat sur les causes de la colonisation, mais de s’interroger sur le moment où l’on passe d’une phase à une autre. Arianna Esposito l’a plusieurs fois rappelé, il serait hasardeux d’opter pour une vision mécanique du processus et même d’envisager comme un même objet historique, deux phénomènes aux logiques parfois bien distinctes, le monde de la « précolonisation » et celui de la colonisation[63]. Autant qu’on puisse en juger, le passage de l’un à l’autre s’incarne, dans nos sources, à travers l’acte particulier de la fondation.

Fondation et processus colonial

Relativement négligé par les chercheurs du courant postcolonial qui y voit une reconstruction postérieure, le moment de la fondation revêt, au contraire, une importance fondamentale dans les travaux des tenants de l’approche classique. Contre les tendances hypercritiques de certains de ses collègues, Irad Malkin assume ainsi en grande partie l’authenticité des récits de fondation. L’œciste est au cœur du dispositif colonial en ce qu’il est à la fois mandaté par la métropole de la future apoikia, mais aussi qu’il tire sa légitimité d’un oracle delphique qui lui est spécifiquement adressé[64]. Non seulement Irad Malkin ne remet pas en cause l’historicité des oracles de fondation rendus à Delphes, mais il en fait une condition sine qua non du processus colonial. L’œciste est alors envisagé comme le résultat d’un « compromis politique et symbolique », permettant une représentation de la métropole et de la colonie. Celle-ci pouvait dès lors se prévaloir d’une double origine : « une apoikia venue de la patrie et un oikiste “de Delphes”[65] ». Cette approche présente l’immense avantage d’insister sur la dimension religieuse du processus. Pourtant, le lien à Delphes est loin d’être établi.

Ainsi que l’a montré Catherine Morgan, si l’on peut dater des environs de 725 av. J.-C. le passage à Delphes d’un sanctuaire purement local à une structure dont le rayonnement devient beaucoup plus large, celui-ci n’acquiert de dimension proprement panhellénique qu’après le début du VIe siècle[66]. En outre, Jonathan Hall relève que sur les 247 mentions littéraires relatives aux récits de fondations des apoikiai de Sicile et de Grande-Grèce qu’il a étudiés, l’oracle de Delphes n’apparait que dans les traditions de cinq d’entre elles[67]. Un tel encadrement religieux par le sanctuaire de Delphes apparaît donc comme peu probable dans la deuxième moitié du VIIIe siècle et il semble bien hasardeux d’envisager le processus colonial selon un modèle unique et, d’une certaine manière, centralisé.

C’est la thèse défendue par Pier Giovanni Guzzo paraît ici plus probante[68]. En effet, la reconstitution qu’il propose, sur la base d’un fragment de Charon de Lampsaque, connu grâce à Plutarque, situe ce moment de fondation à la jonction d’une autre pratique, la prexis aristocratique[69]. C’est, en effet, dans le prolongement de ces initiatives individuelles, à mi-chemin entre commerce et piraterie, telles que décrites par Hésiode, que se situeraient les premières fondations. Cependant, l’initiative individuelle ne suffirait pas et l’apoikia ne pourrait naître qu’après la sanction officielle d’une cité. Ainsi, Charon de Lampsaque raconte comment Phobos de Phocée, ayant combattu pour le roi des Bébryciens, Mandron, reçoit de celui-ci un territoire afin d’y fonder une nouvelle cité[70]. Toutefois, Phobos est alors contraint de se rendre à Phocée pour convaincre ses compatriotes du bien-fondé de son entreprise. Ce n’est qu’une fois l’accord des Phocéens obtenu qu’il peut revenir sur le territoire donné par le roi Mandron et fonder la nouvelle cité. On passe alors d’une initiative privée, en l’espèce le service de Phobos en tant que mercenaire auprès du roi Mandron, à une entreprise publique dès lors que la nouvelle fondation reçoit l’assentiment de la cité mère.

De même, selon Strabon, lorsque Théoclès entreprend de fonder une apoikia en Sicile, c’est d’abord vers sa patrie, Athènes, qu’il se tourne. Ayant échoué à convaincre ses compatriotes, c’est alors vers Chalcis d’Eubée qu’il s’oriente afin de mener son expédition à bien[71]. L’opposition entre action individuelle et initiative publique, souvent très schématiquement envisagée lorsque le débat se polarise entre courant postcolonial et thuriféraires d’une approche plus classique, mérite donc d’être dépassée tant la réalité apparaît comme plus complexe. Ce qui naît d’initiative privée, mêlant aventuriers, aristocrates, pirates ou encore mercenaires peut devenir public dès lors que les ressources, notamment humaines, de la patrie doivent être mobilisées. En définitive, et même si les travaux portant sur le développement de la polis au VIIIe siècle restent fondamentaux, ce qui donne aux fondations leur dimension « coloniale » n’est pas tant le caractère privé ou public de celui qui initie le processus, mais plutôt le changement de logique qui va s’opérer alors.

On peut ainsi faire nôtre la distinction qu’opère Arianna Esposito entre une phase précoloniale et le cadre colonial né de ces apoikiai. Alors que des logiques essentiellement économiques et commerciales animent les établissements de la phase précoloniale, des fondations urbaines naît un besoin d’appropriation de la terre. C’est cette évolution du rapport à la terre qui marque une rupture. Dès lors, la relation à l’environnement régional et aux communautés autochtones qui l’occupent ne peut plus être la même. Il s’agit, pour la nouvelle cité, d’acquérir, de manière plus ou moins rapide en fonction des cas, une chôra[72] suffisante. Cette transition n’est donc pas, ou pas seulement chronologique, mais relève avant tout d’un changement de logique[73]. Si une dimension chronologique demeure, c’est parce que les fondations urbaines n’interviennent que dans un second temps, ne serait-ce que parce qu’elles ne deviennent possibles qu’une fois la connaissance géographique du lieu d’implantation acquise. Néanmoins, le nouveau modèle n’épuise pas l’ancien, et des établissements de type précolonial, fondés sur l’échange peuvent évidemment perdurer après le début des apoikiai. De même, ainsi que l’écrit Arianna Esposito, si l’échange caractérise la phase précoloniale et le développement de la polis, la colonisation, cela « n’implique néanmoins pas que l’échange s’effectue nécessairement sur des termes égalitaires, ni que ce type d’interaction précède inévitablement des formes de contact hégémoniques[74] ».

La fondation induit donc une rupture ou, en tout cas, un certain bouleversement. Ce bouleversement n’est pas nécessairement identitaire, il est avant tout social et économique. Il peut correspondre à la lecture qu’Irad Malkin fait du témoignage de Thucydide, relatant le partage des terres agricoles réalisées à Zancle au détriment des autochtones à l’arrivée de l’apoikia de Périérès et Krataeménès[75]. Ce peut être également dans cette perspective que l’on peut interpréter le revirement des habitants de Léontinoi, stipendiant les colons mégariens afin de tuer les Sikèles avec lesquels ils cohabitaient jusqu’à présent[76]. Nous avons déjà vu que l’ampleur de ce bouleversement fait l’objet d’un débat et que, les mêmes données archéologiques peuvent donner lieu à deux interprétations antagoniques, ainsi que Pier Giovanni Guzzo le souligne à propos de Sybaris[77]. On peut ainsi se figurer un processus essentiellement violent, où les colons auraient repoussé les autochtones vers l’intérieur des terres, tout en conservant les femmes, ou au contraire, une cohabitation pacifique à l’intérieur de l’apoikia[78]. Il n’en demeure pas moins que les nouvelles fondations vont capter l’ensemble des excédents agricoles et des richesses de la région, donnant l’impression de se développer au détriment des établissements sikèles autrefois rayonnants[79].

Conclusion

En associant les apports de l’archéologie récente à une relecture des sources littéraires, de nombreux chercheurs tentent désormais de dépasser le débat qui agite la recherche contemporaine à propos de la colonisation grecque. Les deux approches, classique et révisionniste, portent évidemment une part de justesse mais, en les opposant au lieu de les associer, on court le risque d’une cécité croisée. Certes, à la fin du XXe siècle, il était nécessaire de questionner l’approche classique, tout aussi bien à l’aune des questionnements de notre époque qu’en raison de la documentation nouvelle fournie par vingt années de recherche archéologique. Pour autant, il paraît hasardeux de se réfugier dans une position hypercritique telle qu’elle peut exister depuis une vingtaine d’année, au point de vouloir balayer les réflexions antérieures sur l’acte de fondation. Ce faisant, on minimise l’importance, pourtant fondamentale, du rapport à la terre, et la colonisation grecque, noyée dans les migrations antérieures, perd ainsi sa dimension véritablement coloniale. Le travail de dépassement du « Great Divide », amorcé depuis presque une décennie, représente donc toujours un enjeu intellectuel nécessaire afin de comprendre au mieux la complexité et la non-linéarité des processus coloniaux.

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[1] Cet article trouve son origine dans la thèse suivante, Mickael BOUALI, Sikeliôtai, réflexion sur les hellénophones de Sicile, sous la direction de Christophe Pébarthe, Université Bordeaux Montaigne, 2020 (thèse de doctorat non publiée). Tous mes remerciements aux éditeurs de la revue Circé, en particulier à Mahaut Cazals, pour leurs judicieux conseils et leur réactivité.

[2] Formé à partir du préfixe ἀπό – au loin – et du nom οἰκία – maison –, une apoikia désigne une cité coloniale grecque fondée par une métropole.

[3] Cette conception traditionnelle émane des travaux pionniers des grands historiens de la colonisation grecque, de Thomas Dunbabin à Jean Bérard, en passant par Georges Vallet. Il y a évidemment une évolution entre ces prestigieux historiens et, encore aujourd’hui, les tenants d’une approche traditionnelle ne conçoivent pas le phénomène de manière identique. Toutefois, cette filiation se retrouve dans le rôle attribué à la cité de départ ou encore à l’importance accordée au sanctuaire de Delphes et à son oracle dans le processus de fondation, à l’image des travaux d’Irad Malkin par exemple.

[4] Moses Immanuel FINLEY, « Colonies : An Attempt at a Typology », Transactions of the Royal Historical Society, 26, 1976, p. 167-188 ; Michel CASEVITZ, Le vocabulaire de la colonisation en grec ancien, Paris, Klincksieck, 1985.

[5] Robin OSBORNE, « Early Greek Colonization? The nature of Greek settlement in the West », Archaic Greece. New Approaches and New Evidence, Londres, Classical Press of Wales, 1998, p. 251-27 ; Robin OSBORNE, « Greek « colonization » : What was, and what is, at stake ?, Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 21-26.

[6] La critique d’Osborne, et plus largement du courant révisionniste, porte toute à la fois sur le témoignage des auteurs grecs classiques mais aussi sur leur réception chez les historiens, eux-mêmes travaillés par différents présupposées idéologiques liées à la colonisation contemporaine. Voir également le travail de déconstruction des travaux de Thomas James Dunbabin, grand historien de la colonisation grecque, lui-même issu d’une société coloniale, l’Australie, engagé par Franco De Angelis.

[7] Douwe YNTEMA, « Mental landscapes of colonization : The ancient written sources and the archaeology of early colonial-Greek southestern Italy », BABesch, 75, 2000, p. 1-49 ; Roland ÉTIENNE, La Méditerranée au VIIème siècle. Essais d’analyses archéologiques, Paris, De Boccard, 2010, p. 3-21.

[8] Lieve DONNELLAN et Valentino NIZZO, « Conceptualising early Greek colonization. Introduction », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 10.

[9] Lieve DONNELLAN et Valentino NIZZO, « Conceptualising early Greek colonization. Introduction », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 10 ; Arianna ESPOSITO et Airton POLLINI, « Postcolonialism from America to Magna Graecia », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 69-72 ; Arianna ESPOSITO « La précolonisation : un mot pour dire l’archéologie des premiers contacts ? », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 141-142.

[10] La Chronique de Paros, ou Marbre de Paros, est une inscription datée de 264-263 avant J.-C. Composée de trois fragments, elle relate, sous forme de liste, les événements passés les plus importants, du règne du roi mythique Cécrops à l’époque de rédaction de l’inscription.

[11] Un salutaire rappel formulé récemment par Gillian Shepherd, « We cannot know how many initiatives were attempted unsuccessfully : essentially we only hear about the ones that survived, and a short-lived and inevitably insubstantial early settlement is unlikely to have left much by way of a visible footprint », Gillian SHEPHERD, « From innovation to tradition: seventh century Sicily », Interpreting the Seventh Century BC. Tradition and Innovation, Oxford, ‎Archaeopress Archaeology, 2017, p. 339. Voir également Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros. Départs, retours et conquêtes imaginaires dans la colonisation grecque archaïque et classique », Portraits de migrants, portraits de colons, Paris, De Boccard, Vol II, 2010, p. 72, sur l’écart qui peut exister entre le projet de fondation et sa réalisation.

[12] Sur la pertinence du témoignage de Polyen, voir Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea. 5. La ville archaïque : l’espace urbain d’une cité grecque de Sicile orientale, Rome, École française de Rome, 2004, n.4, p. 548. Sur les sources relatives à la colonisation de manière générale, voir Arianna ESPOSITO et Airton POLLINI, « Diaspora, colonie, colonisation : défis et enjeux d’un lexique », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 103.

[13] Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea…, p. 548-549.

[14] Thc. 6, 3-4. Toutes les sources mentionnées sont citées dans leur édition des Belles Lettres, collection Guillaume Budé.

[15] Str. 6, 2, 2.

[16] Franco DE ANGELIS, Archaic and Classical Greek Sicily : A Social and Economic History, Oxford, Oxford University Press, 2016, (Greeks Overseas), p. 68-71. Nous nous appuyons sur la datation communément admise suivant un calcul effectué à partir de la date de destruction de Mégara Hyblaea par Gélon, en 483. Voir également, Francesca VERONESE, Lo spazio e la dimensione del sacro. Santuari greci e territorio nella Sicilia arcaica, Padoue, Esedra Editrice, 2006 ; p. 151-154 ; 175-179 ; 257-259 ; 279-283 ; Lorenzo BRACCESI et Giovanni MILLINO, La Sicilia greca, Rome, Carocci editore, 2000, p. 15-19 ; 24-28 ; 36-39. Jean BÉRARD, La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité : l’histoire et la légende, Paris, Bibliothèques des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1941. Pour une analyse minutieuse du récit de fondation des cités de Sicile chez Thucydide, voir Andreas MORAKIS, Thucydides and the Character of Greek Colonisation in Sicily, Classical Quaterly, 61-2, 2011, p. 460-492.

[17] Thc. 6, 4, 5. Paus. 4, 23, 7.

[18] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 68 ; Francesca VERONESE, Lo spazio…, p. 136-139 ; Lorenzo BRACCESI et Giovanni MILLINO, La Sicilia…, p. 19-21.

[19] Str. 6, 1, 6 ; Diod. 8, fr. 23, 2.

[20] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 33 ; Jean-Luc LAMBOLEY, Les Grecs d’Occident. La période archaïque, Paris, SEDES, 1996 ; René VAN COMPERNOLLE, Etude de chronologie et d’historiographie siciliotes, Bruxelles, Institut historique belge de Rome, 1960.

[21] Dion. H. 2,59 ; Antiochos 555 FGH 10 ; Paus., 3,3 ; Str. 6,3,4.

[22] Jonathan M. HALL, « Foundation stories », Greek Colonisation. An Account of Greek Colonies and Other Settlements Overseas in the Archaic Period, Leyde, Brill, Vol II, 2008, p. 398.

[23] Hdt. 1,168.

[24] Maria Cecilia D’ERCOLE, Histoires méditerranéennes. Aspects de la colonisation grecque en Occident et dans la Mer noire (VIII-Ive siècles av J.-C.), Paris, Errance, 2012, p. 33.

[25] Maria Cecilia D’ERCOLE, « La légende de Diomède dans l’Adriatique préromaine », Les cultes polythéistes dans l’Adriatique romaine, Pessac, Ausonius Éditions, 2000, p. 20-22 ;

[26] Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros … », p. 84-87.

[27] Diod., 4,29, 1-3.

[28] La geste de Dédale en Sicile croise également d’autres récits de ce type prenant place en Italie du Sud. Ainsi, une tradition rapportée par Hérodote et Antiochos, via Strabon, fait des Crétois les premiers voisins de la cité de Tarente, nouvellement fondée par Phalantos. L’origine de ces derniers remonterait à la venue de Minos en Sicile, poursuivant Dédale après son évasion. Suite à l’échec de l’expédition, et à la mort de Minos, les rescapés de l’armée crétoise auraient fini par échouer sur le littoral des Pouilles, sans possibilité de rentrer en Crète. Dès lors, ils se seraient installés sur place, vivant auprès des autochtones jusqu’à fusionner avec eux, adoptant même – ou leur transmettant, selon les versions – le nom de Iapyges-Messapien, voir Hdt. 7,170,1-2 et Str. 6,3,2.

[29] Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros … », p. 84 ; Voir également l’interprétation que propose Roland ÉTIENNE, La Méditerranée…, p. 350.

[30] Mogens Herman HANSEN et Thomas Heine NIELSEN (dir.), An Inventory of Archaic and Classical Poleis, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 181.

[31] Pour Euboia et Kallipolis, voir Ibidem, p. 191-192 et 202. Sur les fondations ratées en Sicile, voir Franco DE ANGELIS, Archaic…, n. 14, p. 66.

[32] Ibidem, p. 194.

[33] Jonathan M. HALL, Hellenicity. Between Ethnicity and Culture, Chicago, ‎University of Chicago Press, 2002, 99. Andreas MORAKIS, Thucydides…, p. 470-471.

[34] Adverbe de στερος, signifiant « plus tard, ensuite ».

[35] Thc. 6,4,5.

[36] Pour Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses à Pompéi. Histoires de fondations : Quatre conférences au Collège de France, Paris, Centre Jean Bérard, 2016, p. 40, l’écart chronologique entre les deux événements est suffisamment important pour probablement produire deux faciès archéologiques différents. Voir également Andreas MORAKIS, Thucydides…, p. 473.

[37] Le middle ground désigne à la fois le processus dynamique qui conduit des entités culturelles distinctes à établir un nouveau système de compréhension mutuelle, mais aussi l’espace géographique où cette cohabitation se met en place, du fait de ce processus d’accommodation partagée. Il en résulte un certain équilibre où chacun des groupes tente d’aller vers l’autre en arborant ce qu’il perçoit comme les codes et les pratiques de ceux d’en face. Irad Malkin parle alors de « malentendus créatifs », car de ces actions naissent de nouvelles pratiques et significations propres à la zone intermédiaire ainsi créée.

[38] Voir Franco DE ANGELIS, Archaic…, n. 18, p. 68, sur l’origine sikèle du nom Zancle et l’opinion la plus répandue postulant l’existence d’un site indigène antérieure à la cité malgré l’absence de vestiges.

[39] Thc. 6,3,3.

[40] Polyen, 5,5. Sur les traces archéologiques d’une possible cohabitation entre Chalcidiens et Sikèles sur le site de Léontinoi, voir Gillian SHEPHERD, « From innovation… », p. 342. Sur la cohabitation entre autochtones et colons sur les différents sites de Sicile, voir Franco DE ANGELIS, « Equations of Culture : The Meeting of Natives and Greeks in Sicily », AWE, 2, 2003, p. 29-30.

[41] Pour Henri TRÉZINY, « Grecs et indigènes aux origines de Mégara Hyblaea », MDAI(R), 117, 2011, p. 24, et Roberto SAMMARTANO, « Tradizioni ecistiche e rapporti greco-siculi. Le fondazioni di Leontinoi e di Megara Hyblaea », Seia, 11, p. 47-93., cette variante, attribuant l’expulsion des Sikèles aux Mégariens et non aux Chalcidiens, serait une construction de la propagande athénienne datant de la Guerre du Péloponnèse.

[42] Thc. 6,4,1 ; Str., 6,2,2 ; Ps-Scymn. vv. 273-279.

[43] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 39-40. L’interprétation reste cependant délicate et Pier Giovanni Guzzo montre, à propos du cas de Sybaris comment un même ensemble de données archéologiques peut donner lieu à deux interprétations complètement opposées, voir Ibidem, p. 76-80. Sur la mixité du peuplement de Naxos, voir Nota KOUROU, « Euboea and Naxos in the Late Geometric period : the Cesnola Style », L’Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente, Naples, Centre Jean Bérard, 1998, n. 10 et 11, p. 168.

[44] Gert-Jan BURGERS et Jan Paul CRIELAARD, Greci e indigeni a L’Amastuola, Mottola, Stampa Sud, 2011 ; Maria Costanza LENTINI, « Le origini di Naxos. Nuovi dati sulla fondazione », Contexts of early colonization, Rome, Palombi Editori, 2016, p. 311-322. ; Jonathan M. HALL, « Ancient Greek Ethnicities : Towards a reassessment », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 58, 2, 2015, p. 25.

[45] On nomme enoikismos l’établissement permanent d’un groupe d’étranger au sein d’une communauté locale, formant ainsi une enclave pérenne. Hans Georg NIEMEYER, « The Greeks and the Far West : Towards a Revaluation of the Archaeological Record from Spain », La Magna Grecia e il lontano Occidente, Tarente, ISAMG, 1990, p. 29-54 ; Carla ANTONACCIO, « The Western Mediterranean », A Companion to the Archaic Greece, Oxford, Wiley-Blackwell, p. 321-325.

[46] Owen MORRIS, « Indigenous networks, hierarchies of connectivity and early colonisation in Iron Age Campania », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 137-148. ; Douwe YNTEMA, « Greek groups in southeast Italy during the Iron Age », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 209-224.

[47] Maria Biatriz BORBA FLORENZANO, « The organization of the khora in southeastern Greek Sicily : Syracuse and its hinterland (733-598 BC) », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 290-293.

[48] Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea…, p. 448-449.

[49] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations grecques et des contacts précoloniaux en Italie du Sud : entre emporia et apoikiai », Pallas, 89, 2012, p. 114.

[50] Laurence MERCURI, Eubéens en Calabre à l’époque archaïque, formes de contacts et d’implantation, Rome, École française de Rome, 1994.

[51] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 142 ; Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 105 ; Jonathan M. HALL, Hellenicity…, p. 99.

[52] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 108 ; Jan K. JACOBSEN et Søren HANDBERG, « A Greek enclave at the Iron Age settlement of Timpone della Motta », Alle origini della Magna Grecia : mobilità migrazioni fondazioni : Atti del cinquantesimo convegno di studi sulla Magna Grecia, 1-4 ottobre 2010, Tarente, ISAMG, 2010, p. 683-718.

[53] Lucilla BARRESI et Marianna KLEIBRINK, « On the « Undulating Band » Style in Oinotrian Geometric Matt-Painted Pottery from the « Weaving House » on the acropolis of the Timpone della Motta, Francavilla Marittima », Prima delle colonie. Organizzazione territoriale e produzioni ceramiche specializzate in Basilicata e in Calabria settentrionale ionica nella prima età del ferro. Atti delle giornate di Studio Matera, 20-21 novembre 2007, Venosa, Osanna Edizioni, 2008, p. 223-237.

[54] Giuliana STEA, « Forme della presenza greca sull’arco ionico della Basilicata : tra emporia e apoikiai », Dal villaggio indigeno all’emporio Greco. Le strutture e i materiali del saggio T, Milan, 1999, p. 49-71.

[55] Mario DENTI, Des Grecs très indigènes et des indigènes très grecs. Grecs et Oenôtres au VIIème siècle avant J.-C. », Portraits de migrants, portraits de colons, Paris, De Boccard, Vol I, 2009, p. 77-89.

[56] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 143-144.

[57] Bruno D’AGOSTINO, « Pitecusa. Une apoikia di tipo particolare », ΑΠΟΙΚΙΑ. I più antichi insediamenti greci in Occidente., Naples, AION ArchStAnt, 1, 1994, p. 19-27. Pour un point synthétique sur le renouvellement des problématiques liées à ces deux sites, à l’aune des fouilles récentes menées par Matteo d’Acunto, voir Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138-140.

[58] Douwe YNTEMA, « Greek groups… », p. 212-220.

[59] Ibidem, n.10 et n.11, p. 212.

[60] Ibidem, p. 214. C’est l’hypothèse que propose Douwe Yntema en s’appuyant sur deux ensembles funéraires retrouvés respectivement à Brindisi et près du site de Torre Saturo.

[61] Ibidem, p. 219.

[62] Ibidem, p. 220-221.

[63] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138.

[64] Irad MALKIN, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leyde, Brill, 1987, p. 17-91 ; 184-226.

[65] Irad MALKIN, Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l’Antiquité, traduit par Julie Delamard, Paris, ‎ Les Belles Lettres, 2018, (Mondes anciens), p. 164.

[66] Catherine MORGAN, Athletes and Oracles : The Transformation of Olympia and Delphi in the Eighth Century BC, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 134 ; 147 ; 203-205. Voir également William G. FORREST, « Colonisation and the Rise of Delphi », Historia : Zeitschrift fur Alte Geschichte, 6, 1957, p. 160-175 ; Herbert William PARKE et David E.W. WORMELL, The Delphic oracle, Oxford, Blackwell, 1956.

[67] Jonathan M. HALL, « Foundation… », p. 400.

[68] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 44-45.

[69] On nomme prexis, l’activité d’échange que pratiquent les aristocrates de l’époque archaïque en vertu du système du don et contredon. À la différence du commerce régulier, celle-ci n’est pas le fait de professionnels et se situe aux limites de la piraterie. Voir Alfonso MELE, Il commercio greco arcaico. Prexis ed emporie, Naples, Cahiers du Centre Jean Bérard, 4, 1979.

[70] Plut. Mul. virt. 255 a-e. Voir aussi Polyen, 8,37. Les discussions autour de l’authenticité de ce texte ou de sa contamination avec le récit de fondation de Massalia ne sont pas de nature à modifier notre propos. En outre, c’est la présence effective de Bébryciens en Occident, et par là, dans le récit de fondation de Massalia, qui est aujourd’hui discutée et non la mention de ce peuple anatolien dans le récit de fondation de Lampsaque. Sur ce problème, voir Antoine PEREZ, « Les Bébryces d’Occident ont-ils existé ? », Pallas, Presses universitaires du Mirail, 2010, 84, p.37-58.

[71] Str. 6,2,2.

[72] La chôra est le territoire de la cité, par opposition à l’asty, qui est le centre urbain.

[73] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 114.

[74] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138.

[75] Irad MALKIN, Un tout petit monde, p. 91.

[76] C’est l’interprétation que fait Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 50 de ce passage relaté par Thucydide, 6,3,3 et Polyen, 5,5.

[77] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 76-80.

[78] Tout en gardant à l’esprit que même dans le cas d’une appropriation violente, des phases de paix et d’échanges commerciaux doivent nécessairement succéder aux périodes d’affrontement, bien qu’elles soient peu documentées par les sources littéraires.

[79] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 231-238.

 

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Le quartier de Bexiga: bricolages pour une résistance afro-brésilienne à la «modernité» de São Paulo (1914-1940)

Yohann Lossouarn

 


Résumé : L’étude de la présence afro-brésilienne dans le quartier de Bexiga à São Paulo dans les années 1920 et 1930 permet de comprendre à la fois la manière dont les élites de la ville prennent en considération ces habitants issus d’un esclavage encore proche et l’influence de ceux-ci sur leur quartier. Le racisme des élites de la ville les a marginalisés à Bexiga, mais les Afro-brésiliens du quartier ont su « bricoler » cette place qui leur a été laissée en ville pour y construire une certaine autonomie. La construction des particularités de cette communauté et de son quartier est d’abord abordée sous l’angle des « bricolages » de la vie quotidienne afro-brésilienne à Bexiga, grâce auxquels ils adaptent leur vie et leur territoire. L’exception culturelle du quartier exprime aussi ces conditions, ainsi qu’un passé afro-brésilien.

Mots-clés : Brésil, São Paulo, Afro-brésiliens, racisme, modernité, marginalité, bricolages.


Yohann Lossouarn est diplômé d’un Master recherche à l’université Paris VII, après un semestre effectué à l’université de São Paulo où il a étudié l’héritage de l’esclavage dans l’urbanisation de la ville entre 1920 et 1940. Les résultats de cette recherche ont été publiés sous forme de chapitre dans l’ouvrage collectif Transições metropolitanas (IRD Éditions/Annablume, 2020). Il continue aujourd’hui de s’y intéresser en donnant une considération particulière à la question culturelle.

Vous pouvez le retrouver sur Twitter @LossouarnY.


Introduction

Le développement de la culture du café est un marqueur du XIXe siècle brésilien, au cours duquel l’État de São Paulo devient progressivement le centre de sa production massive. Cet ouvrage a été supporté par des esclaves d’origine africaine que les planteurs paulistes[1] ont fait venir du Nordeste du Brésil. L’État de São Paulo en vient ainsi à compter 18,7% d’esclaves (et 43,5% d’Afro-Brésiliens au total) parmi sa population lors du recensement de 1872 ; ce qui lui donne, à cette époque, une proportion d’esclaves largement supérieure aux 11% de l’État de Bahia – pourtant un des espaces historiques de la production esclavagiste brésilienne[2]. Mais les grands domaines agricoles, les fazendas de café, ont toujours besoin de plus de main-d’œuvre, et dès le milieu du XIXe siècle des planteurs vont tenter d’aller chercher des travailleurs en mettant en place une immigration subventionnée au départ de l’Europe[3]. Le 13 mai 1888, les esclaves deviennent des individus libres et ainsi des travailleuses et travailleurs libres, la princesse Isabel ayant déclaré l’« abolition perpétuelle » votée peu avant par l’Assemblée générale du gouvernement de João Alfredo[4]. L’ordre social de la région et du pays s’en trouve totalement modifié, alors qu’une industrie se met en place à São Paulo grâce à l’argent du café. Il s’agit principalement de petites fabriques puis de petites usines rendant la ville de São Paulo nécessiteuse en main-d’œuvre, ce qui attire notamment les anciens esclaves de l’intérieur pauliste. Ceci explique la présence d’une importante population afro-brésilienne dans la métropole naissante des années 1920 et 1930, même si c’est principalement l’immigration européenne (spontanée ou subventionnée par l’État pour répondre aux besoins des planteurs de café) qui a répondu à cette demande en main-d’œuvre. Ainsi, en plus d’être les décennies de la métropolisation de São Paulo[5], les années suivant l’abolition brésilienne de l’esclavage sont aussi celles d’un renouvellement total de la population de la ville. Lors de la seule année 1888, ce sont 91 083 femmes et hommes qui s’installent dans l’État de São Paulo en provenance de l’étranger[6] (soit 6,58 % de la population totale recensée dans l’État en 1890) si l’on dénombre les seules nationalités italiennes, espagnoles, portugaises et autrichiennes. Les plantations de café sont la principale destination de l’immigration européenne, mais un tel afflux, des années durant, explique le gain en population blanche dans la capitale de l’État puisqu’ils y arrivent, y restent ou bien y retournent après avoir travaillé dans l’intérieur pauliste.

Toutefois, le quartier de Bexiga, situé dans la petite périphérie au sud du centre-ville, se distingue du reste de São Paulo dans cette dynamique d’européanisation de sa population. Dans le recensement de 1890[7], la paroisse de Nossa Senhora da Consolação de São João Batista, qui compte notamment les habitants de Bexiga, est, sur les quatre paroisses de la zone urbanisée de la ville, celle qui compte la plus grande proportion d’Afro-Brésiliennes et d’Afro-Brésiliens (18,9%). Cette proportion est largement inférieure à celle de 1872 (37,6%), puisque leur nombre n’a qu’à peine doublé (2 517 contre 1 262) tandis que celui des Blanches et des Blancs a quintuplé (10 766 contre 2 070), du fait de l’arrivée massive d’immigrants européens. Mais le quartier est celui qui compte le plus grand pourcentage d’Afro-Brésiliennes et d’Afro-Brésiliens, et la présence des Noirs reste forte parmi les jeunes classes d’âge de Bexiga puisqu’encore en 1938 le sociologue étasunien Samuel Lowrie, venu étudier les Noirs de São Paulo, estime à 25% la proportion d’élèves afro-brésiliens dans les groupes scolaires du quartier[8]. Entre ces deux dates (1890 et 1938) et même légèrement au-delà (jusqu’au recensement général du Brésil de 1940), les données du recensement ne précisent pas toujours la couleur de peau, ou alors elles ne sont pas détaillées aux échelles inférieures à la municipalité de São Paulo. Mais en croisant ces premiers chiffres avec d’autres indices de la présence afro-brésilienne – pratiques culturelles (samba, macumba), détails provenant de la presse locale (petites annonces, récits d’événements particuliers, photos) qui renseignent parfois sur la couleur de peau des habitants – il est ainsi possible de confirmer la présence importante et l’influence de la population noire dans ce quartier à l’urbanisation singulière au moins jusqu’en 1940.

Il s’agit ainsi de comprendre la signification de cette présence afro-brésilienne dans le quartier de Bexiga, à la fois du point de vue du discours moderniste des élites paulistes, qui ont en main l’urbanisme de la ville, et de celui des principaux concernés, les Noirs de São Paulo. Nous voulons mettre à jour le rôle que ces élites blanches ont donné à la race[9] dans ce qui peut apparaitre comme une relégation vers un quartier défavorisé, au moins du point de vue de l’urbanisation, ainsi que les conséquences de leur discours sur l’évolution spatiale de ce quartier. Surtout, nous nous demandons comment ces Afro-brésiliennes et Afro-brésiliens marginalisés ont réagi à cette situation, et comment elles et ils ont exprimé matériellement et culturellement une certaine capacité d’agir[10]. Pour étudier la vie du quartier, notre réflexion s’appuie sur la notion de « bricolages », que nous entendons comme des tactiques combinant, à échelle humaine, des usages et des pensées plus ou moins disparates. Le but de tels « bricolages » est de résoudre des problèmes auxquels des individus sont exposés mais dont les solutions ne leur sont pas aisément accessibles dans l’idéologie dominante, la pensée historiquement hégémonique, ni sur un marché commercial (de biens de consommation par exemple)[11]. Il en résulterait ce que l’on pourrait appeler un « micro-empouvoirement », puisqu’une fois ce problème résolu il y a un gain (si minime soit-il) matériel, de pouvoir ou de fierté pour l’individu ou le petit groupe par rapport à sa situation de départ. On situe ainsi ces « bricolages » entre la « production [culturelle, au sens large] des consommateurs » de Michel de Certeau[12] et le « braconnage » de James C. Scott en tant que résistance infrapolitique – souvent illégale mais peu violente – des groupes subalternes[13]. Il s’agirait ainsi d’une preuve de la capacité d’agir de quelques dominés dans la ville de São Paulo, qu’ils le soient matériellement, socialement ou encore culturellement (notamment face à l’idéal de modernité pauliste)[14].

Pour mener cette enquête, nous nous appuyons principalement sur trois titres de presse qui figuraient parmi les plus distribués à São Paulo : le Correio Paulistano, A Gazeta et le Diario Nacional[15]. Nous utilisons également des analyses, des archives et des statistiques compilées par des sociologues ainsi que des instituts de la ville de São Paulo, de l’État de São Paulo et du Brésil, mais aussi des cartes et des photographies produites par ceux-ci durant la première moitié du XXe siècle. Après avoir expliqué la place singulière que tient le quartier dans l’urbanisation de São Paulo, nous posons d’abord le discours élitiste raciste qui y est véhiculé à propos de Bexiga et du Saracura, en regard à une mémoire « noire » inscrite dans le quartier par des références spécifiques à l’histoire des groupes afro-brésiliens. Ensuite, nous nous intéressons au rapport que ces habitantes et habitants entretiennent avec le travail, notamment pour souligner le « bricolage » d’une résistance par le maraîchage face au mode de vie bourgeois inscrit dans l’idéal de modernité pauliste, que l’on aura évoqué précédemment. Enfin, il convient de pointer comment elles et ils ont exprimé dans ce quartier leur culture afro-brésilienne pour mieux affirmer leur présence.

La place singulière de Bexiga dans l’urbanisation de São Paulo depuis 1872

En 1872, avant l’abolition de l’esclavage et la vague d’immigration européenne, São Paulo est une petite ville de 26 040 habitants, mais elle connaît ensuite une croissance démographique exponentielle : l’agglomération atteint 2,3 millions d’habitants en 1940. Au cours de cette période, la ville ne fait pas que s’étendre de plus en plus, elle se densifie également dans ses quartiers plus anciens, notamment au sud du centre-ville. Elle y triomphe par endroit d’une topographie contraignante, en tirant profit de la canalisation progressive des cours d’eau tout au long de la première moitié du XXe siècle. Celle-ci permet de rendre beaucoup de terrains constructibles car les rivières inondaient de nombreuses plaines, les várzeas, lors des périodes de crues[16]. Le lieu-dit « Cambucy », entouré de marais en 1895, est un bon exemple de ces transformations puisqu’il est totalement urbanisé en 1930 avec son canal, sa route et ses installations industrielles (voir figure 1). Le quartier de Bexiga (délimité en rouge sur la même figure) touche à sa pointe nord-est le centre-ville en une place d’une grande importance dans les sociabilités de la ville, le « Largo do Piques » (qui sert de point de rassemblement à de nombreuses festivités[17], notamment liées à la samba[18]), tandis qu’au sud-est il longe l’Avenida Paulista qui surplombe le quartier. Celle-ci constitue alors le territoire des élites paulistes. Mais c’est aussi sous cette avenue que l’on trouve les sources du cours d’eau Saracura[19] (en bleu sur la figure 1). Cette rivière et ses vallées caractérisent la géographie du quartier et définissent ainsi les particularités de son urbanisation, mais aussi, comme on le verra, la vie quotidienne et la culture de ses riverains et riveraines. À proximité de ses sources, le Saracura est divisé en deux : le « grande » et le « pequena » (petit) qui confluent au niveau de la Praça São Manuel pour couler vers le centre-ville. La lecture des cartes successives montre que l’urbanisation de cette zone est compliquée et tardive : les rives du Saracura ainsi que l’espace entre ses deux bras sont longtemps laissés à la nature. Si sur la carte de 1916[20] on peut voir que l’urbanisation a avancé, il existe encore des várzeas ainsi qu’un petit lac, le Tanque Reuno, juste avant la confluence avec deux autres rivières qui forment ensemble le Rio Anhangabaú. L’espace encore peu dense constitue une friche naturelle dans le sud de la métropole en formation, tandis que les constructions se densifient dans les autres quartiers et au centre de Bexiga. En 1930[21] encore, le Saracura reste libre et ses crues saisonnières, comme les pentes de ses vallées, freinent toujours l’urbanisation. Lors des grosses pluies d’été, la presse quotidienne déplore souvent les dégâts faits dans le quartier par la boue et les eaux torrentielles et encore en janvier 1937, le Correio Paulistano relate l’effondrement « d’une maison de construction peu solide » après des intempéries[22]. Ce n’est qu’en 1940 que la municipalité prend le contrôle de la vallée par l’aménagement d’un grand axe routier (l’Avenida Nove de Julho) qui recouvre un Saracura totalement canalisé[23]. Cette prise de contrôle est à la fois géographique et sociale puisque les travaux ont entrainé de nombreuses expropriations[24] et l’effacement des particularités qui définissaient le quartier jusque-là. Ce sont les causes et les conséquences de ce processus que nous voulons étudier, de 1914[25] jusqu’aux grands aménagements de 1940 qui concluent ainsi une phase de l’urbanisation de Bexiga.


Figure 1 : Urbanisation du sud de São Paulo entre 1895 et 1930[26]

Bexiga et le Saracura, entre discours raciste et mémoire « noire »

À Bexiga comme dans d’autres quartiers de São Paulo, Afro-brésiliennes et Afro-brésiliens coexistent donc avec une population issue de la récente immigration européenne. S’appuyant sur les statistiques officielles, la tradition historiographique en a fait un quartier afro-italien[27] dans la première moitié du XXe siècle, fort d’une immigration calabraise notamment, particulièrement dans certaines rues[28]. Mais en dépouillant les journaux de l’époque, on remarque aussi l’installation d’une communauté portugaise qui définit, elle aussi, la vie du quartier[29]. En effet, les Portugais comme les Italiens émigrent pour certains avec un petit capital qui leur permet de s’établir dès leur arrivée en ville en tant que propriétaires de petits ateliers, de commerces ou de logements qu’ils louent notamment à des Afro-Brésiliens (on peut le voir dans certaines archives municipales[30] ou dans quelques faits divers relatés par la presse[31]). Quelques-unes des rues les plus anciennement urbanisées du quartier sont caractérisées par leurs cortiços (de grands logements surpeuplés où chaque pièce abrite une famille entière) qui conditionnent les relations « interethniques » de Bexiga. Dans son témoignage, un habitant de l’époque raconte en effet que les cortiços rapprochaient physiquement les Afro-brésiliens des Italiens, mais qu’il ressentait alors les préjugés racistes de ces derniers, ce qui installait de la distance entre les deux communautés. Ainsi, s’il n’y avait pas forcément de conflit ouvert, il paraissait inimaginable qu’un fils d’Italien épouse une Noire[32]. À l’échelle individuelle, les relations pouvaient être cordiales voire amicales, mais à l’échelle collective, l’immigration et la présence italienne sont utilisées par les élites de l’État pour « blanchir » l’image de São Paulo[33]. Les Italiens sont ainsi censés apporter de la blancheur dans le travail agricole et urbain de São Paulo afin de nourrir le discours régional et régionaliste, qui veut établir une modernité pauliste sur le modèle de la modernité européenne[34]. En effet, au moins jusqu’aux années 1930, le progrès est synonyme de blancheur[35] pour les élites économiques et culturelles de la région ; cela signifie qu’il faut reléguer la part noire de la population et de la culture dans « l’autre » Brésil auquel São Paulo entend s’opposer (le Nordeste notamment)[36]. C’est ainsi que la simple visibilité d’individus à la peau noire dans cette ville, dans les années 1920 particulièrement, peut être lue comme un défi à la modernité pauliste.

Pourtant, Bexiga porte également la mémoire d’un quartier afro-brésilien pour les habitants du début du XXe siècle, en référence à des époques antérieures mais aussi pour des générations postérieures qui aiment à faire référence à cette époque des débuts de la samba (les années 1910, 1920 et 1930[37]). Dans une chanson composée dans les années 1970 (voir ci-dessous), Geraldo Filme (né en 1927 ou 1928) témoigne du souvenir d’enfance qu’il garde de ce quartier emblématique de la communauté afro-paulistaine. On peut supposer, dans une certaine mesure, que c’est cette communauté qui s’écrit aussi à travers lui. On note l’attention portée aux changements matériels consécutifs à l’urbanisation, notamment pour le Saracura qui ruisselle encore dans son esprit et définit la partie peut-être « la plus noire » de Bexiga. Il fait ainsi l’histoire d’une défaite matérielle de l’expérience noire de São Paulo, mais aussi d’une résistance culturelle puisque « o samba continua ».

Musique : « Tradição » de Geraldo Filme (années 1970)[38]

Tradição (Vai No Bexiga Pra Ver) Tradition (va à Bexiga pour voir)
Quem nunca viu o samba amanhecer
Vai no Bexiga pra ver
Vai no Bexiga pra ver
Qui n’a jamais vu l’aube de la samba
Va à Bexiga pour voir
Va à Bexiga pour voir
O samba não levanta mais poeira
Asfalto hoje cobriu o nosso chão
Lembrança eu tenho da Saracura
Saudade tenho do nosso cordão
La samba ne soulève plus la poussière
L’asphalte recouvre notre sol désormais
Souvenir que j’aie du Saracura
Nostalgie que j’aie de notre cordão[39]
Bexiga hoje é só arranha-céu
E não se vê mais a luz da Lua
Mas o Vai-Vai está firme no pedaço
É tradição e o samba continua
Bexiga aujourd’hui n’est que gratte-ciel
Et on ne voit plus la lumière de la lune

Mais Vai-Vai est toujours présent
C’est la tradition et la samba continue

Selon Raquel Rolnik[40], l’origine même du peuplement noir de Bexiga serait une référence mémorielle. Il s’agirait d’un souvenir positif puisque c’est celui d’un quilombo (un retranchement d’esclaves en fuite) qui pouvait être un motif de fierté en tant que résistance active à l’esclavage située en ces lieux. La première mention de ce quilombo se trouve dans les actes de la troisième session de la chambre municipale qui a eu lieu le 9 mai 1831[41]. Un grand propriétaire foncier, Marciano Pires de Oliveira, dénonce alors « des esclaves fugitifs et des voleurs qui se regroupent » dans cette vallée du Saracura. Certains historiens ont identifié que le petit lac Tanque Reuno (en bleu sur la figure 2 ci-après) a pu constituer leur repère[42]. Plutôt que de rejoindre une jungle qui peut les cacher et les nourrir, les quilombolas venaient alors se réfugier aux abords de l’une des villes les plus dynamiques de la région (toutefois bien plus petite au milieu du XIXe siècle, comme on l’a vu). Pour rejoindre la capitale tout comme pour s’organiser, les gares ferroviaires étaient des infrastructures utiles puisqu’elles permettent aux esclaves de faire des rencontres dans lesquelles se cristallisent les expériences et projets de résistance entre eux, ainsi qu’avec des captifs en fuite, des affranchis ou encore des libres militants pour l’abolition[43]. Au cours de leur évasion, ils y trouvent des trains qui peuvent les mener de leur fazendas vers une ville, riche en emplois journaliers favorisant le mouvement et la discrétion. C’est ainsi que São Paulo se trouve être un refuge idéal pour ces fugitifs, qui peuvent aussi tirer profit de lieux enclavés et retirés tels que les vallées du Saracura. Par son établissement et son maintien, la communauté noire de Bexiga du début du XXe siècle réaffirmerait alors cette résistance dans son souvenir. Cette mémoire s’appuyait certainement sur une tradition orale qui permettait de développer une résistance infrapolitique au sens de James C. Scott[44], puisque de cette manière elle était à la fois discrète et quasi immatérielle pour la classe dominante.

Bexiga paraît aussi avoir été un territoire support de la mémoire afro-brésilienne dans sa toponymie. On remarque en effet, dans le quartier des années 1920, deux noms de rues qui font référence à un autre événement : l’abolition de l’esclavage au Brésil. Il s’agit de la Rua Treze de Maio (la date de la « loi dorée » qui proclame l’abolition de l’esclavage en 1888) qui se situe plutôt à l’ouest du quartier, et de la Rua Abolição au nord-est de Bexiga (les deux apparaissent en rouge sur la figure 2 ; voir après). Il est impossible de dire si ces noms sont le fait de demandes de la communauté afro-brésilienne du quartier ou bien si, à l’inverse, celle-ci a fait le choix de s’y installer pour la référence à cette « victoire ». Ce que nous pouvons affirmer c’est que cette toponymie est officialisée moins de dix ans après l’événement auquel elle fait référence, puisqu’on peut dater la première mention de la Rua Abolição dans les actes du conseil municipal de 1892[45] et de la Rua Treze de Maio en 1896[46]. De tels évènements historiques n’ont pas pu être anodins pour les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens du quartier.

Ces deux références ont en effet comme point commun l’esclavage, qui a conditionné la vie des Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens au cours des siècles précédents. Mais c’est un passé que les élites de São Paulo veulent mettre à distance, notamment en stigmatisant la population issue de cet esclavage. Cette volonté est visible dans la presse, en particulier dans les colonnes du Correio Paulistano. Dans un article du 9 octobre 1907[47], un journaliste représente le Saracura comme l’altérité de son idéal de la modernité blanche et urbaine. Dès le titre, il invite le lecteur à faire un voyage à travers le monde en restant dans la ville de São Paulo. En effet, le Saracura serait « un morceau d’Afrique » et posséderait ainsi les dernières « reliques de la race pauvre face à la civilisation cosmopolite [entendre : européenne] qui envahit la ville depuis [18]88 ». L’habitat aussi est décrit comme une relique qui doit laisser place à la modernité voulue pour la ville : à côté de la « ligne de masures [qui] bordent les rives du ruisseau, la vallée est profonde et étroite [et] des flaques verdâtres marquent les endroits d’où sort l’argile qui se transforme en palais et résidences de luxe ». Référence est ici faite aux riches avenues qui surplombent la vallée à tous les points cardinaux. Mais l’auteur tient à distinguer cette situation d’une simple pauvreté qui est aussi le lot de certains immigrés européens récemment arrivés. Il note ainsi que « plus que d’être pauvre, c’est sordide ». Au-delà de l’image – qu’il déplore – des « petits noirs à moitié nus » ou encore « des vieillards à l’air congolais », il plaint ces hommes « sacrifiés pour leur propre liberté dont ils ne savent pas jouir ». Et, s’il justifie l’élimination de ces malades et autres alcooliques « pour l’élaboration de la nouvelle race pauliste », il lui semble tout de même regrettable que « ceux qui sont venus sur les navires négriers, qui ont planté le café et nourri la terre de leur sueur et de leurs larmes, finissent boutés de la ville au fond d’une vallée lugubre ». Le journaliste jongle ainsi entre rejet et paternalisme à l’égard de la population noire du Saracura, à la façon d’un propriétaire d’esclaves brésilien. Cela lui permet d’invisibiliser la pensée des anciens esclaves et descendants d’esclaves, desquels il veut faire l’Autre pour mieux rendre irréfutable[48] l’idéal de la modernité blanche que certains planifient pour São Paulo. Une fois l’esclavage aboli, le peuplement noir de l’État de São Paulo apparait beaucoup moins utile à la ville. Les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga subissent un discours d’exclusion puisque l’on entend constituer une figure idéale pauliste sans eux, de la même façon que celle-ci se construit en opposition au Nordeste brésilien, trop pauvre et trop noir lui aussi[49]. Leur simple présence est ainsi une forme de résistance puisqu’une partie des citadins – la plus puissante – veut s’imaginer un São Paulo sans eux.

Quelques années plus tard, en 1921, ce constat du « retard » du Saracura (à la façon du Nordeste) est partagé par plusieurs membres de la chambre municipale, qui discutent d’une rénovation forcée de ce quartier qui n’est pas digne « d’une capitale telle que São Paulo[50] ». Ces débats, qui sont aussi relayés par le Correio Paulistano[51], nous permettent d’avoir un autre aperçu du jugement des élites sur le quartier. C’est la honte et la stupéfaction qui sont exprimées, pour mieux souligner que le Saracura n’a pas sa place dans un São Paulo moderne. Ils répètent ainsi plusieurs fois des expressions telles que « horrible » ou « dantesque » pour qualifier la vallée. Elle n’est pas à l’image d’une ville moderne puisqu’on y déplore la présence d’une forêt au bout des rues non-asphaltées en remontant la vallée vers le sud. Lors de l’un des débats sur une « rue » du Saracura, un participant intervient même pour faire remarquer avec dédain : « si l’on peut appeler ça une rue… ». La municipalité forme alors le dessein de gommer le quartier de la carte de São Paulo. Les premiers travaux sont néanmoins très longs à démarrer, et ne seront achevés qu’en 1940. Durant la première décennie, la municipalité procède surtout à des achats de terrains de fond de vallée – souvent vierges de construction – pour la route en projet. Mais la municipalité est vraisemblablement réticente à l’idée d’investir pour cette partie de la ville. En effet, ces retards ne semblent pas être le signe d’une résistance active des habitants. Nous n’avons aucun rapport de conflits dans les actes de la municipalité ou dans la presse, y compris dans celle d’opposition où il paraît invraisemblable qu’on eût manqué d’en parler[52]. Mais il est certain que ce retard est au moins en partie dû à la « résistance » de la nature si l’on peut dire. En effet, au-delà des pentes qui rendent les constructions difficiles, les petits cours d’eau très réactifs aux pluies – qui sont parfois fortes – perturbent l’urbanisation du quartier. Si l’on tente au cours des années 1920 de canaliser le Saracura Grande et d’équiper sa rue (alors renommée Almirante Marques de Leão) d’un réseau d’égout, celui-ci semble inadapté aux conditions naturelles de la région. On peut le constater avec les plaintes des habitants du quartier relayées par la presse[53] tout au long de la décennie, mais aussi lors d’un terrible accident le 8 janvier 1923 qui voit une enfant emportée dans les égouts par le torrent qui s’est formé dans la rue sous la force des intempéries[54]. Elle est retrouvée morte quelques jours plus tard. En 1929, le quartier du Saracura est utilisé en une d’un journal d’opposition – le Diario Nacional[55] pour attaquer le maire sur sa tenue de la ville puisque cette partie de la ville semble avoir été « oubliée ». Le quotidien est le porte-voix du Partido Democrático, relativement plus populaire que le Partido Republicano Paulista qui publie le Correio Paulistano ; pourtant, le constat est quasiment le même que vingt-deux ans plus tôt dans le journal du PRP dont il partage le discours élitiste. Le quartier est décrit dans un état « lamentable », mais il est surtout dépeint comme « hors du temps » et hors de la ville moderne puisqu’on le renvoie à la période précédente, que São Paulo veut effacer. En effet, on nous dit qu’« au Saracura, tout est colonial » et sa géographie et l’usage qu’en font ses habitants est dénigrée en mentionnant « cet aspect de sertão[56] qu’a le Saracura » (c’est une manière de renvoyer leur mode de vie à leur esclavage passé). Pour condamner le gouvernement, le journaliste semble parfois prendre le parti des habitants, qui n’ont pas le quartier qu’ils mériteraient en tant que résidents de São Paulo. Néanmoins, cette fois encore on ne leur laisse pas la parole et la mise en lumière de cette détresse est utilisée pour condamner l’action du maire, tandis qu’une partie de la population, les Afro-Brésiliens, y est toujours stigmatisée.

Le journaliste regrette que les habitants du Saracura soient laissés à la merci « des assauts et crimes qui sont perpétrés la nuit dans ces lieux ». Il nous est impossible de dire sans une plus large étude des archives de police à l’échelle de la ville si Bexiga et en particulier le Saracura étaient réellement des lieux privilégiés de la délinquance paulistaine. Quoi qu’il en soit, cet aspect fût toutefois utilisé par la presse pour alimenter son discours de l’altérité à l’intérieur même de São Paulo jusque dans les années 1930. Les rapports signalant des vols ou des agressions qui mentionnent le Saracura dans la presse étudiée ont un point commun : ils mettent presque toujours en cause des Afro-Brésiliens (et, dans un cas, une Afro-Brésilienne ayant asséné un coup de hache à un Français[57]). Le plus souvent, il s’agit de scènes de bagarre entre hommes – parfois dits alcoolisés – nécessitant l’intervention de la police qui peut quelquefois se trouver impliquée et elle-même attaquée (comme dans ce combat en 1915[58] où le principal « agresseur » est décrit métis). L’agressé est beaucoup plus rarement dit afro-brésilien, mais peut-être est-ce parce que les journaux s’intéressent particulièrement aux agressions commises par des Noirs et sur des Européens – dont la nationalité est souvent précisée. Il en va ainsi du Portugais propriétaire dans la rue du Saracura Pequena déjà évoqué plus tôt et dont les A Gazeta du 17 décembre 1925 et du 2 septembre 1929 rapportent les agressions par des locataires Afro-Brésiliens en retard pour les paiements exigés. Mais les quotidiens font plus de place dans leurs colonnes (notamment avec des photos) quand ils perçoivent un certain « grand banditisme ». C’est par exemple le cas en 1932, avec le récit illustré de l’arrestation d’une bande de trois « gredins » (« malandros ») – noirs sur les deux photos – qui vivaient et réunissaient leur butin dans une maison de la rue Saracura Pequena[59].

On voit donc que des discours élitistes excluent les Afro-Brésiliens, en tant que Noirs, de l’identité et de l’urbanisme que quelques-uns forgent pour la ville. Néanmoins, ces Afro-Brésiliens semblent s’ancrer dans le quartier. En effet, ils s’inscrivent dans ce territoire comme leur mémoire s’est écrite dans ses rues, avec une certaine fierté. Ils vont y décrire une expérience matérielle particulière qui est une conséquence de leur histoire et de la place qu’on leur laisse dans la ville.

Les « bricolages » de la vie quotidienne afro-brésilienne à Bexiga

Dans les statistiques produites à l’époque, le quartier de Bexiga se distingue du reste de São Paulo notamment par la détention du « record » de proportion de naissances illégitimes lors des trois années pour lesquelles nous avons des données (1932, 1933 et 1934), avec un peu plus de 10%, tandis que la ville entière est à peine au-dessus des 4%[60]. On pourrait y lire une vie familiale plus décousue que dans les quartiers aux emplois plus industriels. En effet, les emplois de domestiques des Afro-Brésiliennes sont un obstacle à l’expérience d’une vie de famille stable, selon le modèle de celle de leurs employeurs bourgeois notamment[61]. Mais surtout, de nombreuses Afro-Brésiliennes – jeunes à l’époque – témoignent dans le livre de Teresinha Bernardo de l’incompatibilité des hommes Afro-Brésiliens avec cette norme familiale, basée sur le mariage. Ce jugement est parfois le fruit de leurs propres expériences, mais est aussi une vision négative de leurs pères et de leurs frères sur le travail desquels leurs mères et elles n’ont pu s’appuyer[62]. Elles évoquent notamment des hommes proches des « gredins » de l’article cité précédemment. C’est ainsi qu’elles ont perpétué une forme de famille matrifocale qui était centrale dans le régime esclavagiste brésilien. Elles témoignent aussi des conditions de vie difficiles à la fois pour les Afro-Brésiliennes et les Afro-Brésiliens dont les installations dans ce quartier, et particulièrement sur les rives du Saracura, sont une traduction du marché de l’immobilier paulistain du début du XXe siècle. En effet, il s’agit de l’un des endroits les plus abordables pour acquérir un petit terrain vierge à construire ou pour louer une chambre. Le quartier est donc ouvert à un « bricolage » immobilier puisque l’on y morcèle les logements (notamment dans les grands cortiços plus au nord dans Bexiga, mais aussi dans le Saracura où les maisons pouvaient abriter « quatre, cinq ou même six familles[63] ») pour faire baisser les prix tout en étant au cœur de la ville, et donc à proximité des riches familles pourvoyeuses d’emplois de domestiques. Aussi, cette situation permet souvent de payer moins d’impôts locaux du fait du peu de services déployés dans certaines rues (il n’y a notamment pas d’eau potable ni d’égouts)[64]. Il se construit donc ici, entre le centre de la ville et sa plus riche avenue, une vie en marge de la modernisation et de l’urbanisation de São Paulo.

Dans les témoignages mentionnés précédemment, les femmes évoquaient l’incapacité des hommes afro-brésiliens à garder des emplois stables comme ceux que les récents immigrés européens pouvaient trouver dans le secteur industriel au début du siècle. On peut émettre l’hypothèse que c’était d’autant plus le cas pour les Afro-Brésiliens de Bexiga que ce quartier était particulièrement peu industrialisé. En effet, on constate sur les cartes de l’époque (voir figure 1) qu’en 1916, le quartier est vierge de toute installation industrielle, alors que les petites industries ont conquis tout le reste de la zone urbanisée de la ville, et particulièrement d’autres quartiers de la « petite couronne » tels que Mooca, Lavapês ou Barra Funda. Ceux-ci sont pourtant comparables à Bexiga par leur situation dans la ville et leur population, mais bénéficient de la proximité des voies ferrées[65]. En 1930, on ne voit toujours pas d’usine à Bexiga sur la carte SARA Brasil[66]. Néanmoins, ils pouvaient – et devaient certainement, au moins en partie – aller travailler dans d’autres quartiers, mais on ne saurait étayer cette hypothèse par des statistiques puisqu’elles ne combinent pas emplois, quartier et couleur de peau avant les années 1940. Toutefois, il est intéressant de constater que l’image que l’on a pu tracer ici est aussi celle qu’esquisse la presse à longueur d’années, au fil d’articles qui pourraient sembler anodins mais qui témoignent de la vision blanche des Afro-Brésiliens de Bexiga et qui s’imprime ainsi dans la mémoire collective de son lectorat. Les récits de la presse accolent par exemple à chaque européen le statut d’« ouvrier » ou encore de « maçon », tandis qu’on utilise tout au plus celui de « travailleur » (sans plus de précisions) pour un Afro-Brésilien du quartier[67]. On peut aussi ajouter que le secteur du commerce ne leur était pas plus ouvert. En effet, l’immense majorité des commerces du quartier semblent être la propriété d’Européens[68], et selon des observations de Thales de Azevedo à la fin des années 1930 et dans les années 1940, ceux-ci étaient très réfractaires à l’embauche d’Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens dans leurs établissements[69], en particulier pour des postes en contact avec la clientèle.

Ces expériences ont certainement dû faire naître chez ces populations une conscience[70] de leur précarité au sein de la ville dont elles soutiennent la vie, en tant que domestiques notamment, mais de laquelle elles et ils sont pourtant repoussés à la marge, financièrement par exemple. Cette subjectivité particulière conditionne leur rapport à la ville puisque leur principale option est donc de « bricoler » cette marge. Par exemple, les difficultés des Afro-Brésiliens pour trouver un emploi à Bexiga conduisent à la fois à une disponibilité de leur main d’œuvre et à un besoin de moyens de subsistance. Si l’on ajoute une proximité culturelle avec l’agriculture (notamment de jardins potagers) héritée de leur passé dans l’intérieur de l’État, à la présence de nombreux terrains non-urbanisés (du fait de l’hydrométrie très variable[71] et de leurs fortes pentes), l’organisation de quelques cultures maraîchères sur ces coteaux semble un choix logique de « bricolage ». On peut observer ces potagers sur des photographies d’époque[72] prises dans les vallées du Saracura et à travers les rues les plus « noires » du quartier[73] dans les années 1920/1930.

Figure 2 : Carte des cultures maraîchères à Bexiga dans les années 1910/1930 (fond de carte : Prefeitura Municipal de São Paulo, Planta da Cidade de São Paulo, 1929)

Il faut noter pour la lecture de cette carte (figure 2) que le Saracura n’est pas représenté car il est remplacé sur le papier par le projet d’une Avenida Anhangabahu, qui n’en est à cette époque qu’à un stade embryonnaire et qui ne sera d’ailleurs pas nommée ainsi après son inauguration. C’est aussi le cas pour une autre rivière qui forme la « frontière » est de Bexiga : l’Itororo. Elle est remplacée sur cette carte par le projet d’une avenue (avenida) du même nom, qui n’existe pas encore en 1929 ni même en 1937, date à laquelle Claude Lévi-Strauss prend cinq clichés du quartier (figure 3 ; ces photographies sont prises à l’est du plan figure 2). Il séjournait alors un peu en amont, près de l’Avenida Paulista, pendant ses visites à l’université de São Paulo entre 1934 et 1938. Une quinzaine d’années plus tard, il évoquera d’ailleurs dans ses Tristes tropiques (1955) ces lieux de vie Afro-Paulistains entre métropole et nature :

« Des avenues bordées de luxueuses résidences s’interrompent de part et d’autre des ravins ; un torrent bourbeux y circule entre les bananiers, servant à la fois de source et d’égout à des bicoques de torchis sur clayonnage de bambou, où l’on retrouve la même population noire qui, à Rio, campe au sommet des mornes[74]. »

 

Figure 3 : Cultures maraîchères dans la vallée de l’Itororo (source : Claude Lévi-Strauss, Instituto Moreira Salles, 1937)

 

Ces observations sont le fruit du regard d’un ethnographe étranger intrigué par ces restes de la ville coloniale à l’intérieur de la métropole, comme il en était pour le Saracura quelques années plus tôt. En effet, en 1937, les travaux ont déjà commencé dans les vallées du Saracura et il ne peut donc y observer une nature aussi sauvage. Mais, en plus de nous laisser voir les dernières présences de cet environnement dans São Paulo, il alimente notre imagination qui comble les vides laissés par la rareté et la mauvaise qualité des photographies existantes.

On y constate aussi que ces espaces ont été utilisés par des laveuses pour laver et sécher le linge de riches familles qui les rémunéraient à la tâche. Cela laissait ces travailleuses (le plus souvent des Noires) dans une grande précarité, faisant parfois d’elles des vagabondes qui ne pouvaient ainsi, elles non plus, entrer dans le modèle de la famille bourgeoise[75]. Elles utilisent ce territoire pour accomplir ce travail au mieux. Les ruisseaux et quelques retenues (hors des périodes de crues où ils se chargent de terre) permettent de pallier l’accès à l’eau courante que n’ont pas les habitations de ces vallées[76], tandis qu’elles tirent parti des espaces dégagés pour y faire sécher ce linge[77] en restant à quelques centaines de mètres des grandes maisons où il doit retourner. Mais ces espaces sont aussi ceux de cultures vivrières qui caractérisent le quartier En amont des bananiers dont parlait Claude Lévi-Strauss, on trouve ce qui ressemble – et serait logique vis-à-vis du climat et du terrain – à des plans de haricots pour la récolte de feijões[78]. Ces potagers semblent de plus en plus organisés au fil des années entre les cultures en terrasses de la fin des années 1930 dans la vallée de l’Itororo (figure 3) et les plans plus petits et moins rectilignes des vallées du Saracura (voir figure 2) dans les années 1910 et 1920. Mais la toponymie du quartier pourrait faire remonter cette tradition des cultures vivrières à Bexiga au moins à l’orée du XXe siècle, puisque la Rua Fortaleza (au centre du plan en figure 2) était appelée Rua das Hortas (que l’on pourrait traduire par « rue des jardins potagers ») jusqu’en 1902[79].

Les cultures maraîchères caractérisent les paysages du quartier et donc le travail d’une partie de sa population, mais cette agriculture détermine aussi le régime alimentaire des Afro-Paulistains. João Dornas Filho a étudié leur alimentation en 1938 en la comparant avec celle d’autres groupes de la population paulistaine, et notamment aux différentes nationalités d’immigrants. Pour cela, il utilise des données récoltées par le sociologue étasunien Samuel Lowrie qui travaillait alors à São Paulo. La farine de blé envahit alors le marché alimentaire de la ville[80] ; pourtant, on ne retrouve dans leur alimentation que très peu de cette céréale qui ne saurait être cultivée efficacement sur des parcelles étroites, humides et pentues. En revanche, les feijões (haricots secs, rouges ou noirs) qui s’accommodent bien de ces conditions particulières constituent, eux, les féculents de base du régime des Afro-Paulistains, contrairement au reste de la population. On remarque en effet qu’ils consomment moins de pain, plus de feijão et moins de lait que les autres Paulistains, en particulier par rapport à ceux issus de l’immigration européenne récente[81]. On constate ainsi que les Afro-Paulistains consomment principalement ce qu’ils peuvent cultiver eux-mêmes dans les derniers terrains non-urbanisés de l’intérieur de la ville, en plus de l’éventuelle influence d’une culture alimentaire héritée de leur passé et de l’intérieur du pays. Ils consomment donc moins de pain et beaucoup moins de lait que les immigrés européens, dont le mode de vie significativement plus urbain se manifeste ainsi par une alimentation issue du commerce (le blé n’étant cultivé que dans l’extrême sud du pays à cette époque)[82] en plus de leur emploi fréquent dans l’industrie. Mais les habitantes et habitants du Saracura pouvaient aussi pratiquer un petit élevage avec la tenue de quelque poulailler au fond de leur terrain. C’est en effet ce que l’on peut retenir d’un article publié par le Diario Nacional le 28 février 1928 qui relaie, pour faire état de l’insécurité dans le quartier, la parole d’une femme qui fait part du « cambriolage de son poulailler[83] ». Elle déplore le vol, cette nuit-là, d’un poulet et de trois poules dont elle profitait certainement des œufs mais qu’elle disait faire grandir avant de les revendre. Il nous est impossible de généraliser l’existence de cette pratique dont on a ici un très rare témoignage, mais celui-ci confirme l’utilisation rustique de chaque espace du quartier.

Par ces différentes pratiques, les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga peuvent aussi tenter de s’affranchir en partie du rapport de force présent dans le commerce pauliste détenu par des Blancs[84], chez lesquels ils dépenseraient donc l’argent versé par leurs employeurs blancs selon une boucle qui les enfermerait dans le travail salarié. Ils vivent donc une expérience singulière de la ville où ils « bricolent » leur résistance au style de vie à la fois dominant et encouragé par les dominants. Avec leurs cultures vivrières par exemple, ils reprennent un peu de pouvoir dans leur budget quotidien tout en affirmant leur différence à la métropole qui s’européanise. Ce sont ainsi des tactiques discrètes, qui pourraient sembler insignifiantes, qui leur permettent une relative rupture aux caractéristiques urbaines de la subalternité que cette ville impose à ceux qui combinent leur appartenance de classe et de « race ». C’est ce type de résistance qu’Édouard Glissant qualifiait de « coutumière[85] » car elle s’appuyait en Martinique sur des pratiques d’apparence anodine, comme la tenue d’un jardin potager[86] ou des petits travails qu’il appelle les « djobs[87] ».

Une affirmation de la culture afro-brésilienne à São Paulo

Comme on l’a vu, il est difficile de distinguer si ce sont les conditions matérielles des cultures vivrières ou les mentalités inscrites historiquement qui déterminent les habitudes alimentaires. Mais l’on peut noter que les feijões jouent un rôle dans les deux cas. En effet, l’agriculture ne conditionne pas seulement les paysages du quartier et la vie de ces habitantes et habitants : elle compte aussi dans leurs pratiques culturelles et religieuses. Tout semble mêlé quand on en vient à considérer la samba et l’expérience de ses sociabilités à Bexiga. Comme l’affirmait la chanson de Geraldo Filme citée plus haut, c’est à Bexiga qu’est née l’une des plus grandes écoles de samba de la ville : Vai-Vai. C’est dans les années 1910 que Vai-Vai fait ses débuts en tant que petit groupe regroupant musiciens et danseurs Afro-Brésiliens autour de pratiques qu’ils semblent avoir importées de l’intérieur rural, comme c’est le cas pour les autres groupes de l’époque à São Paulo, qu’ils soient de quartiers au Nord-ouest (Barra Funda) ou au Sud-est de la ville (Glicério/Lavapès)[88]. C’est dans ces quartiers que sont fondées les grandes écoles de samba qui ont marqué la première moitié du XXe siècle dans la capitale pauliste. Le « Cordão Esportivo Carnavalesco Vai-Vai » est formalisé sous cette appellation en 1930[89] avec son siège dans la rue Marques Leão[90], anciennement Saracura Grande. À travers une musique et des danses dont les rythmes sont hérités du batuque des senzalas[91], il s’y affirme une culture afro-brésilienne forgée dans l’histoire particulière de cette communauté qui se rassemble alors à Bexiga. Vai-Vai va devenir une référence pour de nombreux Afro-Paulistains, comme on le voit avec la chanson de Geraldo Filme des décennies plus tard. En effet, bien que beaucoup aient quitté cette partie de la ville durant la seconde partie du XXe siècle, Vai-Vai est toujours considérée comme partie intégrante de Bexiga et reste chère au cœur des Afro-Paulistains[92]. Nombreux sont ceux qui s’y retrouvent encore de nos jours pour des célébrations entre samba et religiosité afro-brésilienne, autour d’une feijoada (un plat traditionnel à base de feijão). Le lien est notamment fait par l’orixa Ogum, à la fois regardé comme la divinité protectrice de Vai-Vai et celle qui aurait enseigné aux humains les arts de l’agriculture. On la célèbre donc avec ce repas[93].

Un autre moyen de nous renseigner sur les relations qu’entretient le quartier avec les religions afro-brésiliennes est de lire les statistiques recueillies par Roger Bastide dans des archives de polices datant de 1941 à 1944[94] (au moment même, pourtant, où les communautés afro-brésiliennes commencent à se disperser dans la métropole en pleine expansion[95]). Grâce à celles-ci, il identifie pour le district de Bella Vista (composé en bonne partie du territoire de Bexiga) les condamnations de quatre « sorciers » afro-brésiliens, ce qui place le quartier au deuxième rang de ceux ayant vu le plus de condamnations pour de tels faits, derrière un district de la grande banlieue. La faiblesse de l’échantillon ne permet pas d’en tirer des conclusions ; néanmoins, si l’on croise ces statistiques avec les témoignages de la première moitié du XXe siècle compilés par Claudia Regina Alexandre à propos des liens entre Vai-Vai et les cultes religieux afro-brésiliens[96], on peut en déduire que la spiritualité afro-brésilienne avait une certaine importance dans la vie culturelle de Bexiga. On y affirmait ainsi au reste de la population de la ville une particularité culturelle afro-brésilienne. Et cette particularité entretient un véritable rapport d’interdépendance avec le quartier puisque son terreiro[97] lie ces cultes spécifiquement au territoire de Bexiga. Ce rapport à la terre a aussi été forgé par les musiciens de Vai-Vai dans les chants desquels les références au Saracura sont fréquentes dans les années 1930[98], et il est entretenu par la mémoire de cette époque que l’on retrouve notamment dans la chanson de Geraldo Filme. Il y fait référence à ce « sol » dont la samba soulevait la poussière ; surtout, il se souvient du Saracura et de l’époque où celui-ci courait entre les chemins de la vallée avant d’être recouvert par les routes à la fin des années 1930. Ce souvenir vit encore aujourd’hui dans le logo de l’école de samba puisqu’il s’agit d’un saracura, l’oiseau qui a donné son nom à la rivière. Ce lien avec le territoire du quartier, nous le retrouvons aussi dans le tracé du défilé du groupe de samba pour un carnaval des années 1930 (voir figure 4).

Figure 4 : Carte du parcours du défilé de Vai-Vai dans les années 1930. Source du trajet (en rouge) : Nádia Marzola, Bela Vista, São Paulo, Brésil, Prefeitura do Município de São Paulo, 1979. Source du fond de carte : SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930. La partie grise est incomplète à cause d’un défaut dans la numérisation.

Le départ du cortège est donné sur la Praça São Manuel, au confluent des deux bras du Saracura et qui a pu être considéré comme le centre du quilombo du Saracura du XIXe siècle ; il s’agirait ainsi d’un hommage à l’histoire afro-brésilienne de São Paulo. Mais l’espace était vraisemblablement aussi l’un des centres de la vie maraîchère du quartier, comme on peut l’identifier sur la figure 2. Partant, la parade remonte le cours du Saracura Grande sur la Rua Rocha pour ensuite le traverser et atteindre les hauteurs du quartier par la rue Marques de Leão (toutes deux non-asphaltées d’après cette carte de 1930). Le défilé traverse ensuite les grandes villas d’ingénieurs étrangers, non sans liens avec la vie quotidienne des Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga. En effet, ces Européens jouant au golf sur leurs vastes terrains, Nadia Marzola[99] raconte qu’il était possible pour les Noirs de gagner un peu d’argent en allant ramasser les balles perdues. On peut supposer que ces demeures étaient également des sources d’emplois de domestique pour des Afro-Brésiliennes, comme il en était des villas de l’Avenida Paulista. Le cortège salue ensuite des rues où la présence italienne est prédominante, célèbrant ainsi l’autre communauté qui caractérise Bexiga après avoir rattaché le quartier à son histoire afro-brésilienne.

Le défilé a pris son départ près du terrain du Saracura (photographie 7 du plan figure 2) où le football est pratiqué dès les années 1920, deux décennies après son introduction à São Paulo par les élites britanniques de la ville rapidement suivies par les immigrés italiens. Les rapports entre les Afro-Brésiliens et le football sont ainsi complexes au début du XXe siècle : si le sport reste élitiste, les Afro-Brésiliens veulent le pratiquer et se rapprocher ainsi des Européens à travers lui. Ils jouent autour du Saracura, où la várzea du fond de la vallée sert de terrain aux équipes des Liricos do Bixiga et des Cai-Cai[100] notamment. On retrouve ainsi un football populaire, en contrebas de celui des élites, notamment étrangères, qui jouent au Velódromo Paulista[101] tout en haut du versant nord-ouest de la vallée, là où les Afro-Paulistains de Bexiga ont probablement dû observer les premières représentations en ville de ce nouveau sport. C’est ainsi que naît en partie le futebol[102] au fond de la vallée du Saracura, entre les capoeiras, les herbes folles de ces zones marécageuses où les nouveaux footballeurs s’inscrivent sur les anciennes terres des esclaves en fuite qui y pratiquaient la capoeira pour se défendre[103]. C’est le foot-ball anglais qui est d’abord joué au début du siècle à São Paulo, mais les Afro-Brésiliens – de Bexiga notamment – vont apporter une touche singulièrement brésilienne dans son jeu, ses sociabilités et sa géographie. Il s’agit ici d’un autre « bricolage » puisqu’ils intègrent des gestes qu’ils tiennent de leur culture physique historique – la capoeira notamment – à la nouvelle pratique qu’ils découvrent. Avec la mise en place de ce terrain en fond de vallée marécageuse, ils ont aussi adapté leur territoire pour le sport dans l’esprit du futebol de várzea paulistain. C’est ce futebol qui est surtout pratiqué par les communautés populaires d’immigrés en banlieue de São Paulo, hors des grands stades.

Dans les années 1930, le futebol est aussi l’occasion pour les Afro-Brésiliens de Bexiga d’exprimer leur sentiment national, notamment à travers les noms de leurs clubs, qui les distinguent à la fois des immigrés européens qui y revendiquent souvent leur nationalité, et des élites brésiliennes de la ville parfois très régionalistes. En effet, les deux équipes issues du quartier qui évoluent à relativement haut niveau dans les ligues de l’État et de la ville sont l’Associação Atlética Heroe-Brasil et le Club Athletico Brasil[104]. Pour répondre aux exigences sportives, le premier est mixte entre Noirs et immigrés italiens, à l’image du quartier, et le second, dont les joueurs sont vêtus de jaune et de vert, est exclusivement afro-brésilien, mais accueille des joueurs d’autres quartiers du sud de São Paulo. Le football extrait ainsi le Saracura de son enclavement en le liant à d’autres milieux populaires du quartier ou de la ville, mais il lui permet aussi d’exprimer un caractère tout à fait afro-brésilien (il faut insister sur les deux composantes du terme). C’est ainsi par exemple que la Gazeta relate en 1932[105] un match ayant opposé sur le terrain du Saracura (septième photographie de la figure 2) les Heroe-Brasil à la Juventude Torinenses (du nom de la ville italienne de Turin). On y retrouve l’opposition entre Afro-Brésiliens et immigrés européens, mais dans le partage d’une culture commune qui les rassemble. Les sociabilités culturelles des Afro-Brésiliens ne sont ainsi pas les mêmes à Bexiga que celles des « élites noires » de cette époque qui organisent des thés dansants dans la plupart des autres quartiers afro-brésiliens de São Paulo : Campos Elyseos, Barra Funda, le centre-ville ou Liberdade[106]. Avec des fêtes exprimant des références françaises telles que « Matinê dançante », « Soirée », ou anglaises « chá dançante » (thé dansant), on y reproduit des sociabilités européennes sans référence africaine ni même à l’héritage de l’esclavage.

Conclusion

On constate, au début du XXe siècle, une marginalisation de la frange afro-brésilienne du quartier de Bexiga lui-même en marge dans la dynamique d’urbanisation. C’est notamment par le discours d’une modernité « blanche » de São Paulo que ceux qui détiennent le pouvoir en ville leur imposent cette marginalisation. Pourtant, les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga ont su jouer de l’espace qui leur était laissé pour se rapprocher d’une autonomie émancipatrice, comme les esclaves en fuite et libérés dont ils se souviennent. Ils vont, eux aussi, tirer parti de cette friche urbaine, notamment en cultivant un potager ou en vivant de la délinquance par exemple. Ils vont ainsi « bricoler » cette marge pour rééquilibrer – légèrement – l’ordre de la société paulistaine. Cela passe aussi par l’affirmation d’une particularité « culturelle-sociale » qui leur permet d’exprimer en ville leur propre « conception du monde[107] ». Ils vont en effet s’auto-identifier en tant qu’Afro-Brésiliens en reproduisant en ville une culture héritée de leur histoire brésilienne et par-delà, africaine. La samba a été un instrument clé pour la production de cette appartenance culturelle, notamment par la perpétuation des traditions et des fondations de la communauté. Mais leur fierté culturelle a aussi su prendre une autre direction avec le futebol. Dans ce cas, les Afro-Brésiliens de Bexiga se sont plutôt adaptés à un nouveau cadre défini par les Européens, mais dans lequel ils pouvaient défier ces derniers pour mettre d’autant plus en valeur leur propre façon de jouer. Dans tous ces aspects culturels et de la vie quotidienne, c’est une identité collective qu’elles et ils construisent et pratiquent comme une organisation sociale qui rompt avec les codes dominants d’une ville que les élites veulent européenne, particulièrement pendant les années 1920. C’est ainsi qu’elles et ils affirment dans la ville cosmopolite leur « afro-brésilianité », qui prend une dimension politique puisque leurs différents bricolages produisent ensemble une résistance collective ouvrant une voie singulière.

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[1] Conformément aux habitudes brésiliennes, nous utiliserons « pauliste » (paulista) en référence à l’État de São Paulo et « paulistain » (paulistano) pour ce qui a trait à sa capitale, la ville de São Paulo.

[2] Diretoria geral de estatistica, Recenseamento do Brazil em 1872, Rio de Janeiro, 1874, vol.Provincia de São Paulo.

[3] Celso Furtado, Formação Econômica Do Brasil, 1a edição., São Paulo, Companhia Editora Nacional, 2003, p. 161.

[4] Armelle Enders, Nouvelle histoire du Brésil, s.l., Chandeigne, 2008, 288 p.

[5] Ana Lucia Duarte Lanna, Renato Cymbalista et Sylvain Souchaud, Transições Metropolitanas, Annablume., Sao Paulo, 2019, 307 p.

[6] Anuário Estatístico de São Paulo 1909, São Paulo, Brésil, São Paulo, Departamento Estadual de Estatística, 1911, vol.1, p. 46.

[7] Diretoria geral de estatistica, Synopse do recenseamento de 1890, Rio de Janeiro, 1898.

[8] Samuel H. Lowrie, « Ascendência das crianças registradas nos parques infantis de São Paulo », Revista do Arquivo Municipal, novembre 1937, XLI.

[9] Nous employons ici ce terme dans la mesure où ces habitants vont être identifiés comme « Noirs » c’est-à-dire Afro-brésiliens du fait de leur phénotype. Ce sont le plus souvent les traits du visage ou la couleur de peau, qui vont conduire les contemporains d’un individu à le ou la classer comme « Noir » ou « Noire », et donc ayant une ascendance ou un passé d’esclave car c’est bien cela que ce phénotype affirme à une époque où sont nombreux ceux qui ont connu l’esclavage. Cette indentification peut alors induire un certain comportement envers eux, quelle que soit la catégorie dans laquelle ils se classent eux-mêmes, car elle renvoie à un imaginaire et des stéréotypes qui les rangent dans une classe sociale particulière.

[10] Au sens de l’agency des acteurs que E. P. Thompson veut étudier quand ceux-ci sont enserrés dans des conditions données qu’ils reconfigurent par leurs actions. Voir notamment à ce sujet Federico Tarragoni, « La méthode d’Edward P. Thompson », Politix, 18 août 2017, n° 118, no 2, p. 183‑205.

[11] Au niveau le plus simple et le plus matériel, prenons l’exemple d’une personne avec à la fois un besoin de short, une envie précise de sa longueur et un pantalon dont le bas serait un peu trop abîmé pour être porté. Ce « bricolage » serait qu’elle découpe les jambes de ce pantalon à la longueur exacte qu’elle veut pour son short. Ainsi, elle aura comblé à la fois son besoin de short, son envie d’une longueur précise tout en faisant une économie sur ce qu’elle aurait pu trouver sur le marché, si tant est que ce modèle eut existé.

[12] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, 347 p. L’auteur y montre comment des tactiques silencieuses et subtiles se jouent dans l’ordre imposé tout en portant son attention à l’inventivité des plus faibles pour comprendre les pratiques culturelles du quotidien qui exprime souvent « un style de résistance morale » (p. 40).

[13] James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2009, 432 p. Il y démontre l’existence d’un « domaine de lutte politique discrète » (p. 317) qui peut par exemple être « chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non-autorisé, le versement de loyer en nature inférieure au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux. » (p. 325).

[14] Barbara Weinstein, The Color of Modernity: São Paulo and the Making of Race and Nation in Brazil, s.l., Duke University Press Books, 2015, 473 p.

[15] Nous avons choisi ces trois quotidiens pour leur disponibilité sur la plate-forme en ligne de la Bibliothèque nationale mais surtout parce qu’ils abordent la vie quotidienne du quartier tout en étant parmi les journaux les plus distribués dans la ville de São Paulo (par exemple, en 1939 selon les statistiques de la ville publiées en 1940, la Gazeta et le Correio sont respectivement les premier et quatrième quotidiens aux plus larges tirages mais aussi les moins chers à l’achat. Le Diario Nacional ne figure pas dans ces statistiques puisqu’il n’a été publié que de 1927 à 1932. Ce choix nous permet aussi d’englober les différents avis politiques qui peuvent s’exprimer dans la presse pauliste à grand tirage puisque le Correio est un organe du Partido Republicano Paulista (PRP), le parti des élites traditionnelles au pouvoir, la Gazeta est un quotidien moins engagé politiquement mais qui se fait parfois critique des différents gouvernements tandis que le Diario Nacional est publié par le Partido Democrático qui est une dissidence du PRP, légèrement à sa gauche.

[16] Pierre Monbeig, « La croissance de la ville de Sào Paulo », Revue de géographie alpine, 1953, vol. 41, no 1, p. 59‑97.

[17] Márcio Sampaio de Castro, Bexiga: um bairro afro-italiano, s.l., Annablume, 2008, 118 p.

[18] Alessandro Dozena, As territorialidades do samba na cidade de São Paulo, Text, Universidade de São Paulo (USP). Faculdade de Filosofia, Letras e Ciências Humanas, s.l., 2010.

[19] Il porte le nom d’un petit oiseau caractéristique de certaines zones humides du sud du continent sud-américain.

[20] Secção Cartographi[effacé], Cidade de São Paulo, 1916.

[21] SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[22] « O temporal que cahiu sobre a cidade », Correio Paulistano, 3/1/1937, p. 2.

[23] « As grandes realizações da Municipalidade paulista », Correio Paulistano, 25/1/1940, p. 6.

[24] Notamment à partir de l’édit n°77 publié par la municipalité dans Anais da Câmara Municipal de São Paulo, 1921 p. 343.

[25] C’est à partir de cette date que sont publiés et accessibles les deux quotidiens, de large diffusion, qui constituent nos sources principales et que nous détaillons un peu plus loin.

[26] Hugo Bonvicini, Planta da cidade de São Paulo, 1895. Secção Cartographica da Cidade de São Paulo, 1916.

Commissão géographica e geologica, Plantas da cidade de São Paulo, 1922. SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[27] M.S. de Castro, Bexiga, op. cit.

[28] Nádia Marzola, Bela Vista, São Paulo, Brésil, Prefeitura do Município de São Paulo, 1979, 148 p.

[29] On remarque notamment leur présence dans des bagarres de taverne, comme par exemple dans la rue São Vicente (adjacente aux rues Saracura Grande et Pequena : “un désaccord entre le portugais Sebastião Ferreira de Andrade, assistant maçon, de 29 ans d’âge, habitant au n°29 Saracura Grande, et le fauteur de troubles de couleur noire Luiz Simplicio, de 22 ans, marié, résidant à Bexiga. [La suite de l’article détaille le combat, l’intervention d’amis en commun et l’arrestation de Luiz Simplicio]”, « Scena de botequim », O Correio Paulistano, 22/11/1914, p. 7. ou encore, à un tout autre sujet, quand la presse retrace l’accident d’un enfant lors d’une partie d’un jeu portugais, le “jogo da malha”, « Deploravel accidente », O Correio Paulistano, 26/05/1919, p. 3.

[30] On a constaté une majorité de noms à consonance clairement italienne chez les propriétaires qui veulent aménager un commerce à Bexiga dans les archives des « Projetos de obras particulares », Arquivo Histórico Municipal

[31] Ainsi le cas d’un propriétaire est remarquable pour sa récurrence puisque son agression est relatée en 1925 : “Aldemiro Benedito Corrêa, noir, de 32 ans, réside dans une chambre de la maison 24 de la rue Saracura Pequena, qui lui est louée par le portugais Sebastião Bernardo. À cause de sa mauvaise situation financière, Corrêa devait à son propriétaire un mois de location. [La suite de l’article raconte l’agression]”, « Um senhorio de maus bofes », A Gazeta, 17/12/1925, p. 3 et à nouveau en 1929 dans la même maison, « Aggressão a pau », A Gazeta, 2/9/1929, p. 5.

[32] Júlio Moreno, Memórias de Armandinho do Bixiga, São Paulo, SP, 1996, p. 88.

[33] B. Weinstein, The Color of Modernity, op. cit., p. 34‑35.

[34] Ibid., p. 33.

[35] Ibid., p. 14.

[36] Ibid., p. 48‑50.

[37] Wilson Rodrigues de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), s.l., Conselho Estadual de Artes e Ciências Humanas, 1978, 182 p.

[38] Geraldo Filme, A música brasileira deste século por seus autores e intérpretes, Sao Paulo, SESC, 1992.

[39] Groupe de samba

[40] Raquel Rolnik, « Territórios Negros nas Cidades Brasileiras (etnicidade e cidade em São Paulo e Rio de Janeiro) », Revista de Estudos Afro-Asiáticos, 1989, no 17.

[41] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1831-1832, v. 26, 1923 p. 62

[42] Ernani Silva Bruno, História e tradições da cidade de São Paulo, São Paulo, Brésil, J. Olympio, 1953, p. 738.

[43] Flávio dos Santos Gomes et Maria Helena P. T. Machado, « Migrations dans l’arrière-pays, formes d’occupation des territoires et quilombos itinérants à São Paulo (XVIIIe-XIXe siècles) », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, 26 mai 2015, no 7, p. 173‑210.

[44] J.C. Scott, La Domination et les arts de la résistance, op. cit., p. 317.

[45] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1892, v. 78, 1908, p. 170

[46] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1896, v. 81 p. 388

[47] « Ao redor do mundo em S. Paulo – A Saracura », Correio Paulistano, 9/10/1907, p. 4.

[48] Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam/Multitudes, 2020, p. 81‑83.

[49] B. Weinstein, The Color of Modernity, op. cit., p. 92.

[50] Anais da Câmara Municipal de São Paulo – 1921, 1921, p. 60.

[51] « Requerimento n. 49, de 1921 », Correio Paulistano, 20/2/1921, p. 7.

[52] Nous n’avons trouvé qu’un seul article qui annonce, en 1929, la prévision de la destruction de quelques maisons pour permettre les travaux de l’avenue. Sur une photo liée à l’article on voit qu’elles sont bien habitées, néanmoins il n’est pas fait état de quelque protestation de ses habitants. Bien qu’il semble étonnant qu’il n’y en ait pas eu, nous n’avons aucune source pour en attester. « As novas obras da cidade », Diario Nacional, 27/7/1929, p. 12.

[53] Par exemple les demandes de travaux que font les habitants de cette rue dans le Correio Paulistano 31/8/1922, p. 6.

[54] « Impressionante occorrencia », Correio Paulistano, 9/1/1923, p. 4.

[55] « Para que o prefeito foi reeleito ? », Diario Nacional, 5/6/1929, p. 1.

[56] La traduction de ce terme vers le français est compliquée et la référence peut varier selon le locuteur, le lieu et l’époque. Ici, il est fait référence à un « intérieur rural » mais il est plus difficile de dire s’il s’agit de l’intérieur pauliste ou bien s’il pointe en particulier l’intérieur, pauvre, du Nordeste auquel l’expression était souvent rattachée à l’époque.

[57] « O carnaval de um francez – Aggredido a machado », Correio Paulistano, 18/2/1926, p. 3.

[58] « Quando intervietia numa lucta, um soldado foi aggredido », A Gazeta, 11/6/1915, p. 2.

[59] « A serenata dos malandros », A Gazeta, 27/6/1932, p. 8.

[60] Commissão central do recenseamento demographico, escolar e agricola-zootechnico, Recenseamento escolar realizado em 1934, São Paulo, Brasil, 1935.

[61] Teresinha Bernardo, Memoria em branco e negro, São Paulo, Brasil, PUC_SP, 2007, p. 56.

[62] Ibid., p. 62.

[63] « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1

[64] On peut lire le détail des taxes par numéro de chaque rue dans l’édition du Correio Paulistano du 7 juin 1927 page 22

[65] Carte de São Paulo, Secção Cartographicca, Cidade de São Paulo, 1916.

[66] SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[67] On évoquait plus haut un article qui pose le statut d’ « assistant de maçon » d’un Portugais tandis que l’Afro-Brésilien est simplement dit « de couleur noire » dans « Scena de botequim », Correio Paulistano, 22/11/1914, p. 7. Et pour toutes sortes d’événements on va bien préciser qu’un Italien du Saracura est « carrossier » dans « Districto da Bela Vista », Correio Paulistano, 22/6/1917, p. 7. quand ce n’est jamais le cas pour un Afro-Brésilien du même quartier, il sera plutôt fait mention de son surnom tel « Alibaba » dans le récit d’un même événement dans deux journaux à la fois « Quando intervietia numa lucta, um soldado foi aggredido », A Gazeta, 11/6/1915, p. 2 et « Soldado aggredido », Correio Paulistano, 11/6/1915, p. 5.

[68] Comme on l’a déjà évoqué plus tôt, on a notamment constaté une majorité de noms à consonance clairement italienne chez les propriétaires qui veulent aménager un commerce à Bexiga dans les archives des « Projetos de obras particulares », Arquivo Histórico Municipal.

[69] Thales de Azevedo, Les élites de couleur dans une ville brésilienne, s.l., UNESCO, 1953, 136 p.

[70] Joan W. Scott, « The Evidence of Experience », Critical Inquiry, 1991, vol. 17, no 4, p. 779. Et, en général, bien que moins précisément : Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Durham, Duke University Press, 1999, 384 p.

[71] Les crues qui sont déplorées dans la presse chaque année vont par exemple jusqu’à détruire des maisons, notamment selon « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1.

[72] Vincenzo Pastore, Instituto Moreira Salles. Geraldo Horácio de Paula Souza, Faculdade de Saúde Pública da Universidade de São Paulo. Acervo Fotográfico do Museu da Cidade de São Paulo. Archives de la Fundação Energia e Saneamento. Claude Lévi-Strauss, Instituto Moreira Salles, 1937.

[73] Les Saracura Grande et Pequena bien sûr mais aussi les Rua Rocha, Paim ou Santanna do Paraiso que l’on a identifié grâce aux articles de presse abordés précédemment et avec des mémoires d’anciens habitants du quartier : J. Moreno, Memórias de Armandinho do Bixiga, op. cit. ; Mario Wagner Vieira da Cunha, « A festa de bom Jesus de Pirapora », Revista do Arquivo Municipal, novembre 1937, XLI. ; Maria Apparecida Urbano, Quem é quem no samba paulista, Clube do Bem-Estar., São Paulo, Brésil, 2014, p. 165.

[74] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, France, Presses pocket, 1984, p. 110.

[75] Lorena Feres da Silva Telles, Libertas entre sobrados: contratos de trabalho doméstico em São Paulo na derrocada da escravidão, text, Universidade de São Paulo, s.l., 2011, p. 159‑173.

[76] Encore en 1930 selon « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1.

[77] On le voit par exemple sur la figure 3 mais aussi sur la photo n°1 du plan figure 2.

[78] Ou feijão, au singulier.

[79] Atas das sessões da Câmara da Cidade de São Paulo – 1902, v. 87, 1923, p. 199.

[80] Oscar Egidio de Araujo, « Alimentação da classe obreira de São Paulo », Revista do Arquivo Municipal, 1940, LXIX.

[81] João Dornas Filho, « A influencia social do negro brasileiro », Revista do Arquivo Municipal, 1938, LI.

[82] G. R. da Cunha (ed.), Trigo no Brasil: história e tecnologia de produção, Passo Fundo, Embrapa Trigo, 2001, 208 p.

[83] « Um grande invento », Diario Nacional, 28/2/1928, p. 2.

[84] Cf les propriétés des commerces évoqués dans la note 29.

[85] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Folio, 1997, p. 113.

[86] Ibid., p. 114.

[87] Ibid., p. 71.

[88] W.R. de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), op. cit., p. 15‑16.

[89] Ibid., p. 28.

[90] Zélia Lopes da Silva, « A Memória Dos Carnavais Afro-Paulistanos Na Cidade de São Paulo Nas Décadas de 20 E 30 Do Século XX », Dialogos, 2012, vol. 16, Supl., p. 55.

[91] Les « festivités » au son des tambours autour des baraquements d’esclaves.

[92] Larissa Nascimento, « “Lembrança eu tenho da Saracura”: Notas sobre a população negra e as reconfigurações urbanas no bairro do Bexiga », Revista Intratextos, 2014, vol. 6, no 1.

[93] Claudia Regina Alexandre, Exu e Ogum no terreiro de samba: um estudo sobre a religiosidade da escola de samba Vai-Vai,Universidade Católica de São Paulo, São Paulo, Brésil, 2017, p. 140‑153.

[94] Roger Bastide, Poètes et dieux : études afro-brésiliennes, traduit par Luiz Ferraz, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 226.

[95] Yohann Lossouarn, « Populações negras na transição metropolitana de São Paulo » dans Transições Metropolitanas, Annablume., Sao Paulo, 2019, p. 265‑284.

[96] C.R. Alexandre, Exu e Ogum no terreiro de samba: um estudo sobre a religiosidade da escola de samba Vai-Vai, op. cit.

[97] Espace de culte afro-brésilien.

[98] W.R. de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), op. cit., p. 30.

[99] N. Marzola, Bela Vista, op. cit.

[100] N. Marzola, Bela Vista, op. cit.

[101] Wilson Gambeta, A bola rolou: o Velódromo Paulista e os espetáculos de futebol (1895-1916), s.l., 2015.

[102] Nous utilisons cette orthographe brésilienne souligner ses constructions spécifiquement brésiliennes.

[103] E.S. Bruno, História e tradições da cidade de São Paulo, op. cit., p. 612.

[104] Bernard Gontier, Bexiga, São Paulo, Brésil, Mundo Impresso, 1990, 150 p.

[105] « Extra Hero’e Brasil (1) x Juv. Torinenses (0) », A Gazeta, 3/2/1932, p. 8.

[106] Zélia Lopes da Silva, « A Memória Dos Carnavais Afro-Paulistanos Na Cidade de São Paulo Nas Décadas de 20 E 30 Do Século XX », Dialogos, 2012, vol. 16, Supl., p. p.37-68.

[107] Cette idée et ces deux termes sont issus du §44 du cahier 10 partie II : Antonio Gramsci, Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, s.l., Gallimard, 1978, 552 p.

 

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