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De l’horreur à la méthode dans les savoirs sur l’anthropophagie ? Anglais et Français face au « cannibalisme » néo-zélandais (1769-1840)

Nicolas Cambon

 


Résumé : Lors de son premier passage le long des côtes néo-zélandaises, James Cook conclut à l’anthropophagie des habitants des lieux – les fameux Maoris – sans pour autant l’observer directement. L’affirmation a un grand retentissement en métropole : philosophes et savants nourrissent en effet des doutes sur l’existence des cannibales. Cette suspicion perdure et Cook, ainsi que les voyageurs qui s’aventurent après lui en Nouvelle-Zélande, ont à se justifier d’avoir bel et bien rencontré des « mangeurs d’hommes ». Au-delà de cette polémique, naît surtout une controverse portant sur les causes de la pratique : est-elle le produit de la faim, d’une vengeance guerrière ou bien d’un goût particulier pour cette viande ? Cet intérêt d’alors, pour un sujet suscitant crainte, indignation, pitié ou encore dégoût, permet à l’historien d’interroger le rôle, trop souvent éludé, des affects dans le façonnement d’un savoir scientifique.

Mot-clés : cannibalisme, voyage, Nouvelle-Zélande, savoir, émotion.


Nicolas Cambon, né le 26/08/1993, est agrégé d’histoire et chargé d’enseignement à l’université Toulouse II Jean Jaurès. Il prépare actuellement une thèse intitulée Le savant et le cannibale. Deux siècles de production scientifique sur l’anthropophagie en France et en Angleterre (1688-1914) sous la direction de Sophie Dulucq. Membre du laboratoire Framespa, ses recherches portent sur l’élaboration des savoirs franco-britanniques sur le cannibalisme, de la production ethnographique de terrain (voyageurs, missionnaires, naturalistes) à la formulation de théories explicatives (philosophes, médecins, anthropologues de cabinet). Ce terrain de recherche s’inscrit aussi bien dans l’histoire des sciences et des savoirs que celui des émotions et du sensible.

cambonnicolas7@gmail.com


Introduction

 

Ce matin, la terre était bien visible depuis le pont ; elle semble être très grande. Vers onze heures, une grande fumée a été vue, et peu de temps après plusieurs autres signes plus sûrs de la présence d’habitants.

Joseph Banks, Journal of the Right Hon. Sir Joseph Banks, London, New-York, MacMillan & co, 1896, p. 183.

 

Au petit matin du 7 octobre 1769, depuis le pont de l’Endeavour, plusieurs Anglais notent la lente émergence de la silhouette lointaine et encore imprécise d’une terre qui, tout à l’horizon, se détache de la surface de l’océan. Commandée par James Cook, l’expédition scientifique (1768-1771) qui revient de l’île de Tahiti, approche de la Nouvelle-Zélande. L’objectif premier du voyage est alors accompli, il s’agissait en effet d’observer le transit de Vénus depuis Tahiti. Le second objectif reste encore à réaliser : vérifier l’existence du continent austral, en s’assurant que la Nouvelle-Zélande en est bien l’extrémité septentrionale comme, alors, certains savants le supposent. Rien ne porte jusqu’ici les Européens à croire au « cannibalisme »[1] des insulaires. Le navigateur néerlandais Abel Tasman, qui avait reconnu les côtes nord-ouest de l’archipel en 1642, n’avait rien constaté de tel. Pourtant, l’expédition acquiert rapidement la conviction que les habitants de cette terre, les Maoris, s’adonnent à cette pratique. Commence alors une polémique sur la nature de ce « cannibalisme », opposant voyageurs et académiciens, qui ne se clôt qu’avec la colonisation de l’archipel dans les années 1840 et le sentiment progressif de la disparition de cette pratique. Ce débat a repris en 2005 lorsque l’anthropologue Gananath Obeyesekere a contesté l’existence d’une tradition anthropophage en Nouvelle-Zélande. Selon lui, cette pratique doit être replacée dans « un contexte historique de pouvoir, de domination et de terreur[2] » : le « cannibalisme » aurait d’abord été une réponse à l’intrusion des Européens. Cette position a fortement été discutée par la suite. L’historien néo-zélandais Paul Moon a, par exemple, fait valoir qu’il n’y avait pas d’éléments significatifs pour accréditer une telle thèse[3].

Mais le but de cet article se situe ailleurs : il s’agit d’étudier les connaissances des explorateurs, missionnaires et philosophes anglais et, dans une moindre mesure, français sur le thème, du dernier tiers du XVIIIe au premier tiers du XIXe siècle. Comment démontrent-ils l’existence de « l’anthropophagie » en Nouvelle-Zélande ? Ce faisant, il s’agira de restituer les débats et désaccords d’alors sur l’existence de cette pratique, sur ses causes et ses modalités. Dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, le psychanalyste Georges Devereux signalait l’importance des émotions – l’angoisse, l’horreur, le dégoût – dans l’étude d’un « matériau ethnologique anxiogène » comme l’anthropophagie[4] . Cette étude propose donc de questionner le rôle de l’horreur dans l’érection d’une telle connaissance, en recourant notamment au concept de « communauté émotionnelle[5] » proposé par Barbara Rosenwein, et d’éclairer ainsi les perceptions, discussions et controverses autour du « cannibalisme », que la plupart des Européens prêtent en ce temps aux Maoris.

La période considérée s’étend du premier voyage de Cook à la colonisation de l’archipel, lors de la signature du Traité de Waitangi en 1840 : l’existence de la pratique passe alors pour certaine mais en recul, tandis que les savoirs occidentaux à son sujet se stabilisent, n’engendrant plus de questionnements ni de débats. Le corpus de sources mobilise les récits des officiers et voyageurs-philosophes – animés par « l’idéal encyclopédique de construire une science de l’homme[6] » – visitant l’archipel dans le dernier tiers XVIIIe siècle, puis de ceux des missionnaires, officiers et commerçants y séjournant dans le premier tiers du XIXe siècle. Ces écrits seront mis en regard avec ceux des philosophes et savants, discutant les témoignages et entreprenant de percer les causes de ce « cannibalisme ». Cette réflexion entend faire dialoguer deux champs historiographiques actuellement très féconds : l’histoire des sciences et des savoirs[7] et l’histoire des émotions[8].

De la curiosité à l’anxiété : les premiers témoignages sur le « cannibalisme » maori (1769-1809)

Premières rencontres avec des « cannibales » (1769-1770)

La mention est rapportée par les membres de la première circumnavigation de James Cook, en 1769. Ces derniers sont confrontés à ce sujet dès leur arrivée sur l’île nord de l’archipel. Le 10 octobre, trois Maoris sont pris en otages à bord, dans le but d’obtenir des informations sur l’île. Le lendemain, quand James Cook les fait libérer, il note dans son journal qu’« [i]ls étaient très réticents à nous quitter, prétendant qu’ils tomberaient dans les mains de leurs Ennemis, qui les tueraient et les mangeraient[9]. » Présent aux côtés de Cook, le botaniste Joseph Banks confirme l’anecdote[10]. Quelques jours plus tard, Tupaïa, un prince tahitien qui s’est joint à l’équipage, servant d’interprète aux Anglais, désire « savoir si oui ou non ils mang[ent] vraiment des hommes, ce à quoi il était peu enclin à croire ». Il aborde le sujet avec les indigènes qui lui « répond[ent] par l’affirmative, affirmant qu’ils ne mang[ent] les corps que de ceux de leurs ennemis qui [ont] été tués à la guerre[11]. » Présent à ses côté, Banks poursuit : « [d]epuis lors, nous n’avons jamais manqué de poser la question, et nous avons, sans exception, reçu une réponse affirmative[12]. » Mais les témoignages ne satisfont ni le Tahitien ni l’Anglais. Le 16 janvier, après avoir trouvé, dans des paniers, des « os [qui] étaient clairement humains […] [avec] des marques évidentes de dents » et obtenu des Maoris la confirmation qu’il s’agissait bien des restes d’un repas « cannibale », Banks note alors qu’il fut « heureux d’avoir une preuve si forte d’une coutume que la nature humaine a en trop grande abomination pour qu’on puisse lui prêter facilement crédit[13]. »

Mais le doute persiste : il n’y avait en effet nul crâne humain dans les paniers. Le lendemain, Banks et Tupaïa poursuivent donc leur enquête auprès d’un chef maori : « Mais où sont les crânes, dit Tupaïa, les mangez-vous ? Nous ne mangeons pas les têtes, répondit le vieil homme qui était arrivé le premier à bord du navire, mais la cervelle et demain je vous en apporterai une et je vous la montrerai[14]… » Trois jours plus tard, le chef revient à bord de l’Endeavour :

Notre vieil homme est venu ce matin selon sa promesse, avec les têtes de quatre personnes qui ont été préservées avec la chair et les cheveux conservés, je suppose, comme des trophées, comme les scalps l’étaient positivement par les Nord-Américains avant que les Européens ne viennent parmi eux ; le cerveau a cependant été enlevé comme on nous avait dit, peut-être est-il une friandise ici[15].

Versé dans la pratique des collections, Joseph Banks fait l’acquisition d’une de ces têtes, afin de la ramener en Europe. Le 13 juillet 1771, l’équipage rentre à Plymouth. Toutefois, James Cook a beau affirmer qu’à bord de l’Endeavour « il n’y avait pas un seul d’entre nous qui avait le moindre doute que ces gens étaient cannibales[16] », en Angleterre il doit se rendre à l’évidence : c’est « un fait dont beaucoup de gens dout[ent][17] ».

Le deuxième séjour de Cook chez les Maori (1773)

Entre 1772 et 1775, James Cook est à la tête d’une deuxième expédition qui a pour mission de déterminer définitivement l’existence du continent austral. La Nouvelle-Zélande est le principal lieu de ravitaillement choisi pour l’expédition. Le 23 novembre 1773, lors d’une relâche dans le Canal de la reine Charlotte, l’équipage du Resolution est confronté à la question du « cannibalisme » : « Dans l’après-midi, quelques-uns des officiers […] v[oient] sur la plage la tête et les entrailles d’un jeune homme récemment tué[18] ». Un officier apporte ladite tête à bord, où se trouvent d’autres Maoris. Quand James Cook revient sur le vaisseau, son lieutenant, Charles Clerke, lui apprend qu’un indigène vient sous ses yeux d’en manger un morceau[19]. Cook fait part, dans son journal de bord, de son horreur à « [l]a vue de cette tête et le récit de ce qui venait de se passer[20] ». Mais il ajoute :

Néanmoins, la curiosité eut le dessus sur l’indignation, surtout quand je réfléchis que ce sentiment n’aurait pas grand effet, et comme je désirais devenir témoin oculaire d’un fait dont beaucoup de gens doutaient je donnai l’ordre de faire griller un morceau de chair et de l’apporter sur le pont où un de ces cannibales le mangea avec une avidité surprenante[21].

Pour Cook, « [o]n ne peut plus douter que les Néo-Zélandais ne soient des cannibales. » L’un des naturalistes de bord, George Forster lui emboite le pas : « Comme maintenant nous avons vu de nos propres yeux des habitants dévorer de la chair humaine, toute controverse à ce sujet doit cesser[22]. » James Cook ainsi que les deux naturalistes de bord, Johann Reinhold et George Forster rapportent les réactions affectives des membres de l’équipage à la vue de l’ingestion du morceau de chair humaine. « L’effet produit sur nos hommes fut si vif que quelques-uns d’entre eux allèrent jusqu’à se trouver mal », écrit Cook. Odaïdi, un autre Tahitien voyageant entre 1772 et 1773 aux côtés des membres de l’équipage, « fut tellement saisi par ce spectacle qu’il en resta comme paralysé et semblait métamorphosé en statue de l’horreur. Si l’Art tentait de traduire ce sentiment, il resterait bien en-dessous de l’intensité avec laquelle il apparaissait dans sa physionomie[23]. », affirme le capitaine. Plusieurs des témoins précisent qu’il fondit en larmes par la suite et George Forster relève que « [s]a sensibilité […] a brillé d’un éclat supérieur parmi nous[24]. »

Les contemporains du second XVIIIe siècle sont imprégnés des idées de Locke et de Condillac, pour qui l’acquisition de toute connaissance s’enracine dans l’expérience sensible. D’Alembert l’assure dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie : « [t]outes nos connaissances directes se réduisent à celles que nous recevons par les sens ; d’où il s’ensuit que c’est à nos sensations que nous devons nos idées[25]. » C’est pourquoi, dans l’administration de la preuve, une grande importance est accordée à la description des émotions qui traversent les corps des témoins : en effet, « la sensibilité physique transmet à l’être humain une expérience quotidienne qui se traduit en émotions et se transforme en idée[26]. » Barbara Stafford a bien montré cette importance du sensible dans la littérature de voyages entre 1760 et 1840, ce qu’elle nomme l’« esthétique scientifique de la découverte[27] ».

La tête est conservée durant le voyage par l’officier Pickersghill. De retour en Angleterre, elle est exhibée au public[28]. Elle est, avec ses deux lambeaux de chair manquants, un moyen de provoquer chez les contemporains méfiants une partie des émotions que furent celles de l’équipage. Si les membres du Resolution estiment avoir vécu une expérience extrême, attestant l’existence des « mangeurs d’hommes », leurs confrères de l’Adventure en connurent une autre, indirecte, mais plus extrême encore.

La montée de l’angoisse dans les perceptions des « mangeurs d’hommes »

L’Adventure, commandé par Tobias Furneaux, se sépare définitivement du Resolution le 22 octobre 1773, alors que les deux navires font tous deux voile vers la Nouvelle-Zélande. De retour en Angleterre, Furneaux rapporte à Cook un sinistre survenu dans l’archipel. Le 17 décembre 1773, une chaloupe envoyée sur terre ne réapparait plus. Le lendemain une deuxième est mise à la mer afin de retrouver l’équipage manquant. À leur retour, les marins rapportent les restes de leurs camarades et l’un d’entre eux, le lieutenant Burney, raconte ce qu’ils ont vu sur place :

Ce ne fut pas le bateau que nous rencontrâmes, mais un saisissant spectacle de carnage et de barbarie qu’on ne pourra jamais y penser sans horreur ; car les têtes, les cœurs, les poumons de plusieurs de nos hommes gisaient sur la plage, et à une petite distance des chiens dévoraient leurs entrailles.

Tandis que nous restions presque pétrifiés sur place, monsieur Fannin[29] nous cria qu’il entendait les sauvages se rassembler dans les bois ; sur quoi je retournai à notre chaloupe, halant les embarcations des naturels à nos côtés ; nous en démolîmes trois[30].

L’effroi et la tristesse suscités par la vue des restes de leurs camarades, l’anxiété provoquée par les bruits dans la forêt et la crainte de subir le même sort, le désir de vengeance poussant à détruire les embarcations néo-zélandaises : le témoignage, cité par Furneaux, exprime des affects indissociables de l’élaboration des savoirs sur l’« anthropophagie ». Il s’agit ici d’une connaissance d’abord corporelle, inscrivant « les preuves les plus irréfutables » en chacun des témoins, car, « on ne pourra jamais y penser sans horreur » explique Burney qui ajoute, toujours selon Furneaux, que jusque-là « [il] doutai[t] encore qu’[ils eussent] affaire à des cannibales[31]. »

Un an auparavant, des marins des Mascarin et Castries, deux vaisseaux français commandés par le capitaine Marion Dufresne avaient connu pareille mésaventure. Un de ses lieutenants, Jules Crozet, rapporte que, le 12 juin 1772, dans la Baie des îles, dans l’île septentrionale de Nouvelle-Zélande, après s’être rendus à terre, le capitaine et seize de ses hommes ne reparurent plus du reste de la journée. Le lendemain, à cinq heures du matin, une seconde chaloupe fut mise à la mer pour approvisionner les vaisseaux en eau douce, à neuf heures reparut un des hommes. Il rapporta alors au reste de l’équipage qu’il était le seul rescapé d’une attaque des Néo-Zélandais :

Se trouvant plus près du bord de la mer, il s’étoit enfui & caché dans les broussailles ; que là il avoit vu tuer ses camarades ; que les sauvages, après les avoir tués, les avoient dépouillés, leur avoient ouvert le ventre, & commençoient à les hacher en morceaux, lorsqu’il avoit pris le parti de tenter de gagner un des vaisseaux à la nage[32].

Pour Jules Crozet, le « matelot échappé du massacre de la chaloupe a été le triste témoin de la cruauté avec laquelle ces hommes naturels partagent entre eux les cadavres de ceux qu’ils ont tués[33]. » Par la suite, il fait dépêcher une chaloupe « avec des officiers de confiance[34] », afin de s’assurer du sort du capitaine et de ses hommes, toujours sur l’île. S’ensuit l’administration de la preuve de la mort et de la consommation d’une partie du corps des disparus, très semblables à celle rapportée un an plus tard par Furneaux :

On fouilla soigneusement toutes les maisons. On trouva […] le crâne d’un homme qui avoit été cuit depuis peu de jours, où il restoit encore quelques parties charnues, dans lesquelles on voyoit les impressions des dents des anthropophages. On y trouva un morceau de cuisse humaine qui tenoit à une broche de bois, & qui étoit aux trois quarts mangée[35].

Crozet conclut : « Après ce qui nous est arrivé & les recherches que nous avons faites, nous ne pouvons pas douter que les sauvages de cette partie de la Nouvelle-Zélande ne soient anthropophages[36]. »

Au début du siècle suivant, de tels témoignages se reproduisent ; la colonie anglaise de Nouvelle-Galles du Sud est fondée en 1788 en Australie et l’essor de son port, Sydney, amplifie les contacts entre Britanniques et Maoris. Parmi ceux-ci on dénombre trois massacres d’équipages anglais, suivis supposément d’actes cannibales : ceux du Venus en 1807, du Parramatta en 1808 et, surtout, du Boyd en 1809[37]. Ce dernier événement ébranle les Anglais : l’historienne néo-zélandaise Lydia Wevers a bien montré la nappe d’horreur et de méfiance qui enveloppe, à sa suite, les Maoris dans l’imaginaire occidental d’alors[38]. En décembre 1809, l’équipage du Boyd, un voilier anglais, est attaqué et massacré par des Maoris, à la suite des mauvais traitements infligés par le capitaine à Te Ara, un de leurs chefs qui voyageait à bord. Les meurtres provoquent d’autant plus l’indignation qu’ils apparaissent incompréhensibles, aux yeux des contemporains européens. Entre 1809 et 1814, les séjours européens en Nouvelle-Zélande se réduisent fortement. Le 21 avril 1810, une tribune paraît dans le Sydney Gazette, enjoignant les capitaines de vaisseaux à ne pas admettre trop « de natifs à bord car ils pourraient être découpés par surprise en un instant[39]. »

Le terrain et le cabinet : deux « communautés émotionnelles » (1771-1830)

Les philosophes et le « cannibalisme »

En Angleterre et en France, les témoignages sur le « cannibalisme » des Maoris sont critiqués, voire réfutés : ils s’accordent mal avec les représentations de l’Homme qui ont alors cours sur le Vieux continent. Avant 1773 et la publication du récit du premier voyage de Cook[40], philosophes et savants relativisaient – voire niaient – déjà l’existence d’anthropophages. Ainsi, en 1735, le chirurgien de la marine anglaise John Atkins remet en cause les récits mentionnant des « mangeurs d’hommes[41] », tandis qu’en 1756 Voltaire affirme que « [l]es anthropophages sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit[42] ». Au XVIIIe siècle, les contemporains cultivés sont en effet prompts à s’attendrir sur les peuples dits « sauvages », à relativiser la barbarie de l’humain proche de la nature, tout en louant les bienfaits de la « civilisation[43] ». Cette sensibilité s’inscrit dans un courant affectif plus large que l’historiographie anglophone nomme le sentimentalisme[44], favorisant l’expression des « bons sentiments » tels que la pitié ou la compassion chez les philosophes et érudits. Or, les témoignages sur le « cannibalisme » troublent les représentations de ces derniers et engendrent une « souffrance émotionnelle[45] » ; l’horreur, le dégoût et l’indignation dont ils sont les vecteurs doivent donc être combattus. Pour cela, certains penseurs n’hésitent pas à jeter le discrédit sur les voyageurs et nier le phénomène rapporté. Ainsi, pour l’astronome William Wales, qui participe au deuxième voyage de Cook, la découverte d’une tête maorie ne saurait constituer une preuve solide de leur « cannibalisme »[46]. En 1789, un encyclopédiste français tente de réduire cette pratique à un phénomène exceptionnel – et donc insignifiant –, affirmant « que si les sauvages, d’Amérique surtout, ont quelquefois donné des apparences d’antropophagie momentanée, ils n’étoient point antropophages par leurs mœurs, mais seulement accidentellement[47]. » En 1824 encore, le membre de l’Amirauté et écrivain John Barrow s’emploie à disculper les Maoris de « l’odieuse pratique du cannibalisme[48] ». Nul témoignage ne trouve grâce à ses yeux : à propos des corps de Marion Dufresne et de ses hommes « on ne dit rien de leur consommation », quant à la dévoration de l’équipage du Boyd, il n’y a « pas la moindre preuve qu’un tel événement ait eu lieu[49] ». Là encore, la radicalité de l’appareil critique que déploie Barrow vise d’abord à exorciser sa propre horreur.

La négation de l’« anthropophagie » est cependant assez marginale : elle fait par trop courir le risque du discrédit à celui qui ose l’énoncer. En 1776, l’encyclopédiste français Jean-Nicolas Démeunier s’étonne : « Pourquoi donc a-t-on contesté l’existence des antropophages ? […] Le témoignage du capitaine Cook, & de MM. Banks & Solander dissipe enfin tous les doutes[50]. » Dès lors, d’autres tactiques affectives, plus nuancées, sont employées afin d’estomper l’horreur inspirée. Aussi est-il courant de faire remarquer que l’indignation doit se concentrer, non sur la consommation d’un corps humain, mais sur le meurtre de son propriétaire : « [c]’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime, qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien[51] ». Cornélius de Pauw note que cette pratique est « sans doute une action indifférente par elle-même, & n’importe si les vers, les cannibales ou les Iroquois rongent un cadavre[52]. » Le médecin Louis Charles Henri Macquart est du même avis : « [q]u’importe […] à celui qui n’existe plus, que son cadavre soit brûlé, enterré ou dévoré[53]. » Certes, le « cannibalisme » existerait bel et bien mais il n’a pas, à en croire ces savants et philosophes, l’importance que lui prêtent les voyageurs.

Une autre tactique consiste à entretenir la méfiance envers la production des voyageurs. De Pauw affirme qu’il est ardu de « reconnoître et saisir la vérité, tant de fois travestie par leur imbécilité, ou violée par leur malice[54]. » Plus mesuré, Jean-Nicolas Démeunier reconnaît tout de même qu’il y a « dans leurs récits des contradictions à débrouiller[55] ». Cet état d’esprit autorise la déformation des faits rapportés. Faute de pouvoir s’en remettre à la parole du voyageur, le philosophe s’en remet à sa sensibilité : ce qui suscite en lui l’effroi est nécessairement irréel. Voltaire ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit, à propos des récits espagnols sur les « boucheries cannibales » amérindiennes : « refusons notre créance à tout historien ancien et moderne, qui nous rapporte des choses contraires à la nature, et à la trempe du cœur humain[56]. »

En somme, certains philosophes et savants demeurant en Europe forment une « communauté émotionnelle » qui refuse l’horreur et l’indignation, recourant à des tactiques affectives afin de nuancer les récits de voyage qui en sont les principaux vecteurs.

Philosophes et voyageurs

Face à la critique de leurs témoignages, officiers de la marine et savants de bord remettent, à leur tour, en cause l’autorité des penseurs demeurés en Europe. Pour James Cook, c’est leur ignorance de « ce qu’est un sauvage à l’état naturel » qui conduisit son premier témoignage à être « mis en doute par beaucoup de gens[57] ». George Forster critique, lui aussi, « [c]es philosophes, qui n’ont contemplé l’humanité que depuis leurs cabinets » et qui soutiennent « que toutes les affirmations des auteurs, anciens et modernes, sur l’existence des mangeurs d’hommes ne sont pas crédibles[58]. » Jules Crozet s’en prend plus farouchement encore à l’ignorance des philosophes :

Voilà cependant ces hommes naturels si vantés par ceux qui ne les connoissent pas, & leur supposent gratuitement plus de vertus & moins de vices qu’aux hommes qu’il a plu de nommer factices, parce que l’éducation a perfectionné leur raison ! Pour moi, je soutiens que de tous les animaux de la création, il n’en est point de plus féroces & de plus dangereux pour l’homme, que l’homme naturel & sauvage ; j’aimerois beaucoup mieux rencontrer un tigre ou un lion, parce que je m’en défierois. Je parle d’après ce que j’ai vu[59].

Pour Crozet, il s’agit de faire valoir son expérience des « sauvages » ; expérience que n’ont pas les philosophes et les érudits. Mais son récit est édité par l’académicien Alexis-Marie Rochon, qui fait ajouter une note afin de « désaffecter » le propos et le rendre compatible avec sa sensibilité :

Qu’il nous soit permis de faire ici quelques réflexions que nous arrache un sentiment qu’il nous est impossible de vaincre. […] Si ces sauvages paroissent autour de nos bâtimens en assez grand nombre pour inquiéter, on tire sur eux, & on les instruit du pouvoir des armes à feu, en tuant quelques-uns de leurs compatriotes ; si enfin, ulcérés de ces violences, ils emploient la seule arme qui reste à leur foiblesse, la trahison, pour dégoûter les Européens de venir troubler leur repos, alors la vengeance est sans bornes.[60]

L’idée que les explorateurs provoqueraient l’hostilité – et le cas échéant les actes « anthropophages » – des indigènes se retrouve parfois sous la plume d’académiciens européens. En 1777, Johann Formey affirme, lui aussi, que « les peuples des contrées découvertes dans la Mer du Sud sont accueillans & officieux ; ceux qui ne paroissent pas tels, sont retenus par la timidité, par la crainte. » Il enjoint donc les voyageurs à se montrer bienveillants car « [s]i, dis-je, on tenoit constamment cette conduite, je m’assure que les rivages, au lieu d’être bordés de Sauvages armés, offriroient une foule d’habitans pacifiques qui tiendroient les bras à leurs nouveaux hôtes[61]. »

Nouveaux voyages, nouvelles sensibilités (1814-1840)

À partir de 1814, les rencontres entre Anglais et Maoris sur le sol néo-zélandais s’intensifient. Le révérend Samuel Marsden, pasteur anglican et propriétaire foncier en Australie, ambitionne d’évangéliser les natifs de l’archipel et fonde une colonie protestante à la Baie des îles. Il y arrive en décembre, accompagné de chefs maoris rencontrés à Sydney, de missionnaires et de John Liddiard Nicholas, qui tient le journal de ce voyage[62]. Soucieux d’obtenir le soutien des souverains locaux, Marsden applique les analyses sensibles des philosophes du siècle dernier. Il remet notamment au chef Duaterra « une copie imprimée des Instructions du gouverneur Macquarrie [de la colonie australienne] aux capitaines de navires » afin de fournir aux indigènes une protection contre d’éventuelles violences des marins. Marsden note que le chef maori « a reçu ces instructions avec beaucoup de satisfaction[63]. » Pour lui comme pour Nicholas, les voyageurs précédents étaient des individus « aux cœurs insensibles, qui étaient aussi peu disposés à concilier l’amitié des rudes habitants » ; au contraire, affirme Nicholas, Marsden est animé d’« un esprit sincère de philanthropie[64] ». Les deux hommes s’entretiennent avec Te Ara, le chef maori ayant participé au massacre du Boyd : il leur apprend que le capitaine du navire l’avait maltraité à bord et que c’était là la raison de l’attaque et des actes d’« anthropophagie »[65]. En 1816, dans un article du Missionary Register, Marsden en conclut que l’« anthropophagie », exceptionnelle, ne survient qu’« en représailles d’un grand préjudice » ; il poursuit : « [p]our autant que je puisse me faire une opinion sur cette horrible coutume, je suis enclin à croire que les Néo-Zélandais ne considèrent pas plus un crime de manger leurs ennemis que les nations civilisées de pendre un délinquant[66]. »

Le témoignage de Marsden se veut apaisant et, avec l’implantation de la première colonie missionnaire, il contribue dans la décennie 1820 à la venue d’autres Anglais ; tels ces gentlemen-voyageurs, férus d’ethnographie et à la recherche d’indices et d’informations sur le « cannibalisme » local. Ces derniers, à l’instar de Marsden ou Nicholas, font de longs séjours chez les Maoris. En 1820, Richard Cruise, profitant de la supervision d’un chargement de bois, collecte patiemment, dix mois durant, de nombreuses informations sur les mœurs des indigènes[67]. Entre 1828 et 1829, l’artiste-peintre Augustus Earle visite l’archipel et s’installe dans un village, se plaçant sous la protection d’un chef local, un certain « king George ». Il assiste, durant son séjour, à la préparation du cadavre d’une femme afin, écrit-il, qu’elle soit consommée. La vue de la scène le choque profondément ; le lendemain, il s’entretient avec « king George ». Earle donne à lire au lecteur une citation du chef maori – qui n’est pas sans rappeler les propos des philosophes de la fin du XVIIIe siècle : « La seule différence dans nos lois est que vous fouettez et pendez, alors que nous abattons et mangeons[68]. » En ce début de XIXe siècle, la « communauté émotionnelle » favorisant la pitié et la compassion à l’égard des « cannibales » paraît triompher, se répandant chez les Anglais qui se déplacent en Nouvelle-Zélande.

Certains voyageurs se risquent pourtant à perpétuer une image horrifiante de la pratique, tel le marchand Joël Polack en 1838, pour qui, les Maoris « dévore[nt] avec une gloutonnerie insatiable le corps de leurs parents et amis[69]. » Mais l’effroi qu’il cherche à inspirer le disqualifie aux yeux du public cultivé. L’auteur a beau avoir résidé près de six ans sur l’archipel, il n’en est pas moins sèchement critiqué dans un compte rendu de la revue Athenaeum, lui reprochant sa crédulité[70]. De la même manière, quatorze ans plus tôt, Richard Cruise qui affirmait dans son récit que le « cannibalisme » pouvait, parfois, être le résultat d’une pure gourmandise, recevait une fin de non-recevoir dans la recension qu’en donnait la Quarterly Review[71].

Excuser ou accabler ? Déterminer les causes de la pratique

L’impossible gestion de l’horreur ?

L’opposition entre ces deux « communautés émotionnelles » engendre très tôt un vif débat quant aux causes du « cannibalisme ». La question retient peu l’attention des officiers de la marine. Accoutumés aux violences de la guerre et pressés de démontrer qu’ils ont bel et bien rencontré des « cannibales », James Cook et Jules Crozet n’interrogent pas l’origine de la pratique. En 1783, l’abbé Rochon le reproche à ce dernier : « M. Crozet, dans la relation qu’il donne du massacre des François à la Nouvelle-Zélande, n’assigne aucune cause à ce funeste événement. Il est cependant impossible de concevoir que tout un peuple soit composé de monstres qui égorgent de sang-froid & sans motifs des étrangers[72] ». Ce sont les savants de bord, davantage frappés par la pratique, qui ressentent le besoin pressant de l’expliquer. Mais l’exercice est difficile : comment réfléchir sur un sujet saturé d’affects car contre-nature ? Dès le premier voyage de Cook, Joseph Banks tente une explication ; chez les Maoris, explique-t-il, « la soif de vengeance peut pousser la méchanceté jusqu’au bout quand leurs passions sont laissées aller à leur plein essor[73]. » Mais l’explication est formulée par défaut : l’horreur le pousse surtout à démontrer, avec beaucoup d’étendue, que, selon les lois de la Création, il est impossible qu’un humain en dévore un autre. L’incompréhension ronge le pieux botaniste. John Reinhold Forster, après avoir assisté en 1773 à la consommation d’un morceau de chair humaine par un natif, consacre quelques phrases au « cannibalisme » dans son journal de bord. Mais, rapidement, il doit s’arrêter : « Je suis plutôt las de m’attarder sur ce sujet, qui remplit mon âme de sentiments de compassion et d’horreur, et je vais abandonner ici le Thème ; peut-être serai-je de meilleure humeur pour reprendre la Réflexion une autre fois[74]. »

Chez les voyageurs-philosophes du XVIIIe siècle, réfléchir sur le « cannibalisme » n’est pas aisé, tant est grande la « souffrance émotionnelle » qu’engendre la connaissance du phénomène. Certains s’abritent, nous l’avons vu, derrière le doute ou la réfutation ; l’incompréhension lors de leur confrontation avec un acte cannibale n’en est alors que plus grande. Lorsque Wales, après avoir nié l’existence du « cannibalisme », en devient le témoin oculaire, l’un de ses réflexes est de formuler des hypothèses explicatives. Mais aucune ne lui paraissant suffisamment robuste, il se retranche derrière la seule qui reste, aussi terrible qu’improbable : « Il semble par conséquent s’ensuivre bien sûr, que leur pratique de cette horrible action provient du choix et du goût qu’ils ont pour ce genre de nourriture, et cela n’était que trop manifeste dans le désir et à la satisfaction qu’ils éprouvèrent en mangeant ces restes […].[75] » L’explication est à la mesure de l’horreur qu’il ressentit lorsque l’un des Maoris consomma la chair « avec une avidité » qui le surprit, « se léchant les lèvres et les doigts après comme s’il avait peur de perdre la moindre partie, graisse ou sauce, d’un morceau si délicieux[76]. »

Lors de son témoignage sur la préparation d’un corps, à l’instar de Wales, Augustus Earle ne parvient pas à trouver une explication qui tempérerait la puissance des émotions qu’il éprouve. Il lui semble voir une scène de pure violence, sans justification aucune :

Ils n’avaient pas de vengeance à satisfaire ; ils ne pouvaient pas invoquer le fait que la bataille avait éveillé leurs passions, ni l’excuse qu’ils mangeaient leurs ennemis pour parfaire leur triomphe. C’était un acte de cannibalisme injustifiable. Atoi, le chef, qui avait donné les ordres pour cette cruelle fête, nous avait vendu la veille quatre cochons pour une nouvelle livre de poudre ; il n’avait donc pas même l’excuse du manque de nourriture[77].

Rationaliser l’expérience du « cannibalisme »

Les voyageurs-philosophes recourent à différentes démarches afin de parvenir à penser l’« anthropophagie ». La première consiste, précisément, à refuser les explications qui confortent – voire amplifient – l’horreur que suscite la pratique anthropophage. Ainsi, Banks ne peut « avilir la nature humaine au point d’imaginer qu’ils la savourent comme une friandise, ou même la considèrent comme un aliment ordinaire[78]. » Il est rejoint par George Forster, pour qui, cette hypothèse « est totalement incompatible avec l’existence de société[79] ».

Une deuxième démarche consiste à prendre du recul, afin de permettre une réflexivité qu’interdit la confrontation puis le souvenir récent d’une scène d’« anthropophagie ». John Reinhold Forster ne formule pas d’hypothèse dans son journal de bord. En revanche, quelques années plus tard, une fois revenu en Angleterre, il amorce une réflexion sur le thème, appuyée de lectures, telles que les Recherches philosophiques de Cornelius de Pauw. Il consacre ainsi plusieurs pages au « cannibalisme » dans ses Observations Made During a Travel Round the World[80] qui paraissent en 1778. Ce recul peut également s’obtenir par l’entretien avec des indigènes. Lorsque Marsden et Nicholas arrivent en Nouvelle-Zélande en 1814, la mort de leurs compatriotes du Boyd en 1809 hante leurs pensées. Afin d’atténuer l’anxiété, ils entreprennent de récolter le témoignage auprès d’un des chefs ayant été le témoin de cet événement. Ils apprennent alors qu’il ne s’agissait pas d’un acte de pure bestialité mais de vengeance, ce qui les apaise. Augustus Earle qui considère d’abord le « cannibalisme » comme un « acte injustifiable » finit par revenir sur cette conviction après avoir consulté son « vieil ami king George ». Il apprend alors que cette pratique est une « cérémonie » qui obéit à une « loi » et qui se pratique depuis plusieurs décennies[81].

Quelles sont donc les explications formulées par les voyageurs-philosophes ? Le témoignage de Marsden conforte l’hypothèse des savants de bord Joseph Banks, George Forster[82] et John Savage[83] : la pratique serait motivée par la vengeance guerrière. Cette explication est cependant nuancée par les témoignages de Richard Cruise et Augustus Earle, rapportant des cas de consommation de femmes-esclaves[84]. L’explication par l’appétit bestial semble être exceptionnelle – Wales l’affirme, Cruise ne l’exclut pas et Earle l’avance avant de se dédire – et semble relever de la difficulté à penser le phénomène. Elle permet en outre de renforcer la sauvagerie des Maoris afin d’appuyer l’argument de la colonisation de l’archipel ; Polack procède de la sorte en 1838, l’année où le parlement britannique discute de la plausible intégration de l’archipel à l’empire de la jeune reine Victoria.

Justifier les erreurs de l’espèce humaine

Dès le milieu du XVIIIe siècle, philosophes et savants sédentaires quêtent, eux aussi, la raison de cette pratique. Tous s’accordent à bannir l’hypothèse d’un goût dépravé pour la chair humaine ; celle-ci est trop contraire à l’imaginaire sentimentaliste du temps : pour le docteur Macquart, comme pour d’autres, « de pareilles horreurs ne sont pas croyables[85] ». Dans le premier tiers du siècle suivant, cette explication continue à être rejetée, avec moins de force, il est vrai : en 1824, le naturaliste français Julien-Joseph Virey affirme que : « Ceux qui ont prétendu que la faim et ensuite la gourmandise entretiennent cette horrible coutume ne paraissent guère […] fondés ; cependant il est quelques témoignages qui l’annonceraient[86]. » En 1830, l’écrivain George Lillie Craik finit par l’admettre, à l’appui notamment du témoignage de Richard Cruise, tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’un point de controverse[87]. La multiplication de témoignages européens[88] sur l’existence de la pratique dans la « mer du sud » interdit toute certitude ; elle élargit le champ des possibles et avive l’imagination européenne quant à la diversité des formes du « cannibalisme ».

Mais, pour la période qui nous occupe, les causes atténuant le plus l’horreur de l’acte sont néanmoins favorisées par les penseurs demeurant en Angleterre et en France. Ainsi ce sont la famine et l’impulsion vengeresse qui sont les plus avancées. Ces « excuses » confortent les représentations de la nature humaine des sentimentalistes car elles discréditent le caractère intentionnel du « cannibalisme » maori. Elles s’insèrent de surcroît dans l’imaginaire romantique du temps, exaltant l’Homme comme la proie de ses passions. L’horreur s’en trouve décrue.

L’éditeur John Hawkesworth, qui assure l’édition officielle du récit de voyage de l’Endeavour, réécrit abondamment le journal de bord de Cook. Ce dernier, on l’a dit, n’a guère consacré de temps à s’interroger sur les causes du « cannibalisme » ; pourtant l’éditeur lui fait affirmer que « la faim de celui qui est poussé par la famine à combattre, absorbera toute sensibilité, et tout sentiment qui le retiendrait de dévorer le corps de son adversaire[89]. » Ce faisant, Hawkesworth explique que si la pratique naît de la faim, elle se nourrit par la suite des passions qu’engendre la guerre. Sa déformation explique pour beaucoup que certains philosophes prêtent crédit à ce témoignage. Après la lecture de cette édition, le Français Jean-Nicolas Démeunier assure que « l’origine de cette habitude n’annonce aucune perversité, & l’on a fait sur cette matière de bien mauvais raisonnemens. […] Que des sauvages qui n’ont pas d’autre nourriture, mangent des cadavres humains, il n’y a rien là d’étonnant[90]. » Il est d’autant plus disposé à croire le « récit » de Cook que, par la réécriture d’Hawkesworth, explications et excuses s’y confondent. Cette déformation suscite la réaction de Cook et des savants de bord qui l’accompagnent dans son second voyage. Le capitaine croit devoir préciser qu’en Nouvelle-Zélande c’est une « coutume de manger la chair de leurs ennemis », remontant à « l’origine des temps[91] ». Reinhold Forster s’en prend à son tour à Hawkesworth lorsqu’il écrit qu’« [u]n Écrivain ingénieux, a dit que la misère & la faim en sont la première origine : je ne puis pas être de cet avis, car ces peuples ne paraissent pas éprouver la disette[92]. » Un an avant, son fils critiquait déjà cette position, affirmant que de « nombreuses objections sérieuses peuvent cependant être formulées contre cette hypothèse[93] ».

Conclusion

Dans un célèbre ouvrage, George Devereux démontrait que les données premières des sciences du comportement provenaient des réactions des chercheurs et non des objets observés eux-mêmes. C’est pourquoi il appelait confrères et consœurs à considérer ces réactions telles des ressources étudiables à part entière[94]. Cet article, prenant pour terrain d’étude les savoirs sur le « cannibalisme » néo-zélandais en Angleterre et en France, a entrepris d’étudier de telles réactions. L’élaboration de cette connaissance est, en effet, le résultat des tensions entre deux « communautés émotionnelles » : celle de voyageurs en proie à des réactions d’horreur, de dégoût ou d’angoisse, entrant pleinement dans le façonnement de leurs interprétations du « cannibalisme » et qu’ils désirent à la fois maîtriser et transmettre à leurs lecteurs, ainsi que celle des penseurs sédentaires – pour la plupart académiciens – qui refusent d’exprimer ces émotions et favorisent la pitié, sinon la compassion. L’incompréhension mutuelle des codes sensibles de l’autre groupe stimule les questionnements, débats et hypothèses sur cette pratique, entretenant l’essor de témoignages tout au long de la période. Les différentes approches du « cannibalisme » qui en résultent – que ce soit depuis un terrain ou un cabinet – peuvent donc être considérés comme autant d’« écrans filtrants de plus en plus nombreux – des tests, des techniques d’enquêtes, des ‘‘trucs’’ et autres artifices heuristiques[95] » afin de gérer l’horreur.


[1] « Cannibalisme » et « anthropophagie » sont compris comme synonymes, les deux mots désignent la consommation par un humain d’une partie du corps d’un autre humain.

[2] C’est pourquoi nous utiliserons l’expression « cannibalisme » avec des guillemets : Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk. The Man-Eating Myth and Human Sacrifice in the South Seas, Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 60.

[3] Paul Moon, This Horrid Practice: The Myth and Reality of Tradition Maori Cannibalism, London, Penguin Group, 2008, 375 p.

[4] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2012 (1980), 474 p.

[5] Barbara Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review, vol. 107, n° 3, 2002, p. 821-845. Pour l’historienne, les « communautés émotionnelles » se définissent par les expressions d’émotions qu’elles « définissent et évaluent comme précieuses ou nuisibles pour elles ; les évaluations qu’elles font des émotions des autres ; la nature des liens affectifs entre les personnes qu’elles reconnaissent ; et les modes d’expression émotionnelle qu’elles attendent, encouragent, tolèrent et déplorent. », p. 842.

[6] Jean-Luc Chappey et Maria Pia Donato, « Voyages et mutations des savoirs. Entre dynamiques scientifiques et transformations politiques. Fin XVIIIe – début XIXe siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 385, 2016, p. 12.

[7] Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 vol., Paris, Seuil, 2015.

[8] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, 3 vol., Paris, Seuil, 2016-2018.

[9] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal During His First Voyage Round the World Made in H. M. Bark, London, Elliot Stock, 1893, p. 207.

[10] John Cawt Beaglehole, The Endeavour’s journal of Sir Joseph Banks from 25 August 1768 – 12 July 1771, 1769 October 10, Sydney, Trutees of the Public Library of New South Wales in association with Angus and Robertson, 1962, numérisé par le Project Gutenberg of Australia eBook : http://gutenberg.net.au/ebooks05/0501141h.html.

[11] Ibidem, 1769 October 25.

[12] Id.

[13] Ibidem, 1770 January 16.

[14] Ibidem, 1770 January 17.

[15] Ibidem., 1770 January 20.

[16] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal…, op. cit., p. 268.

[17] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook on his Voyages of Discovery, vol. II, London and New-York, Routledge, 2017 (1961), p. 293.

[18] Ibidem, p. 292.

[19] Ibidem, p. 293.

[20] Id.

[21] Id.

[22] George Forster, A Voyage Round the World, vol. I, London, B. White, 1777, p. 514.

[23] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 293.

[24] George Forster, A Voyage…, loc. cit.

[25] Jean Le Rond d’Alembert, « Discours préliminaire des éditeurs » in L’Encyclopédie, vol. I, 1751, p. 2.

[26] Michel Delon, « L’éveil de l’âme sensible » in Alain Corbin, Histoire des émotions. 2. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2016, p. 11.

[27] Barbara Stafford, Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account, 1760-1840, Cambridge, Massachussetts Institute of Technology Press, 1984.

[28] Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk…, op. cit., p 44.

[29] Peter Fannin est un des marins de l’expédition.

[30] Christopher Lloyd, James Cook. Relations de voyages autour du monde, Paris, La Découverte & Syros,1998, p. 297.

[31] Ibidem, p. 295.

[32] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage à la mer du Sud, commencé sous les ordres de M. Marion, Paris, Barrois l’aîné, 1783, p. 101.

[33] Ibidem, p. 126-127.

[34] Ibidem, p. 118.

[35] Ibidem, p. 121-122.

[36] Ibidem, p. 126.

[37] Robert Mc Nab, From Tasman to Marsden : A History of Northern New-Zealand from 1642 to 1818, Charleston, Bibliobazaar, 2009 (1914), p. 147.

[38] Lydia Wevers, Country of Writing : Travel Writing and New-Zealand, Auckland, Auckland University Press, 2013, 240 p.

[39] Ibidem, p. 15.

[40] John Hawkesworth, An Account of the Voyages Undertaken by the Order of His Present Majesty for Making Discoveries in the Southern Hemisphere, 3 vol., London, Strahan & Cadell, 1773.

[41] John Atkins, A Voyage to Guinea, Brasil and the West Indies, London, printed for Caesar Ward and Richard Chandler, at the Ship, between the Temple-Gates in Fleet-Street, 1735, 302 p.

[42] Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations in Œuvres complètes de Voltaire, vol. 19, Gotha, Ettinger, 1785 (1756), p. 344.

[43] Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 19.

[44] Pour un aperçu historiographique sur la question, voir le chapitre suivant : « L’âge d’or du sentimentalisme (1700-1789) » in William Reddy, La traversée des sentiments. Un cadre pour l’histoire des émotions (1700-1850), Dijon, Les presses du réel, 2019, pp. 185-222.

[45] Ibidem, pp. 163-166 : William Reddy définit la « souffrance émotionnelle » comme un conflit d’objectifs chez l’individu, tel l’attirance amoureuse non partagée. Ici, l’objectif des philosophes est de défendre une vision bienveillante de l’être humain – plus précisément du « sauvage » ; ce que met à mal la littérature de voyage évoquant l’« anthropophagie ».

[46] « Journal of William Wales » in John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 791.

[47] « Anthropophagie » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Jurisprudence, Paris, Chez Panckouke, 1789, p. 326.

[48] John Barrow, « Cruise – New Zealand », Quarterly Review, vol. 31, 1825, p. 58.

[49] Ibidem, p. 59.

[50] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages et des coutumes des différents peuples, vol. 1, Paris, Pissot, 1776, p. 13.

[51] « Anthropophagie » in Voltaire, Dictionnaire philosophique, section iii, 1764, p. 215.

[52] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, vol. 1, Berlin, Decker, 1768-1769, p. 213.

[53] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Médecine, Paris, Chez Panckouke, 1790, p. 67.

[54] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques…, op. cit.,  p. 5.

[55] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages…, op. cit., p. 9.

[56] Hubert-François Gravelot, Collection complète des œuvres de M. Voltaire : Histoire de Charles xii, Genève, éditeur inconnu, 1768, p. 40.

[57] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[58] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[59] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 128-129.

[60] Ibidem, p. 141-145.

[61] Johann Heninrich Samuel Formey, « Les physionomies appréciées », Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, Berlin, Frédéric Voss, 1777, p. 392-393.

[62] Ce voyage accouche du récit suivant : Narrative of a Voyage to New Zealand : Performed in the Years 1814 and 1815, 2 vol., London, J. Black and son, 1817.

[63] Samuel Marsden, « New Zealand. Church Missionary Society » in The Missionary Register, London, Seeley, 1816, p. 462.

[64] John Liddiard Nicholas, Narrative of a Voyage…, vol. 1, op. cit., p. 2.

[65] Ibidem, p. 142-145.

[66] Samuel Marsden, « New Zealand… », op. cit., p. 523.

[67] Richard Cruise, Journal of a Ten Month’s Residence in New Zealand, London, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1823, 337 p.

[68] Augustus Earle, A Narrative of a Nine Month’ Residence in New Zealand in 1827, London, Longman, Rees, Orme, Brown, Green, & Longman, 1832, p. 121.

[69] Joël Polack, New Zealand : Being a Narrative of Travels and Adventures, vol. 2, London, Bentley, 1838, p. 2.

[70] « New Zealand, by J. S. Polack », The Athenaeum. Journal of Literature, Science, and the Fine Arts, 1838, p. 579-582.

[71] John Barrow, « Cruise… », op. cit., p. 61.

[72] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 141.

[73] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[74] Michael E. Hoare, The Resolution Journal of Johann Reinhold Forster. 1772-1775, vol. 3, London, Hakluyt Society, 1982, p. 427.

[75] « Journal of William Wales », op. cit., p. 818.

[76] Id.

[77] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 115.

[78] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[79] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[80] John Reinhold Forster, Observations made during a Voyage Round the World, 2 vol. London, Robinson, 1778.

[81] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 121.

[82] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[83] John Savage, Some Account of New Zealand : Particularly the Bay of Islands, and Surrounding Country, London, J. Murray and A. Constable and Company, 1807, p. 35.

[84] Richard Cruise, Journal…, op. cit., p. 287 et Augustus Earle, Narrative…, op. cit., p. 111-120.

[85] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage », op. cit., p. 66.

[86] Julien-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, 1824, p. 342.

[87] George Lillie Craik, The New Zealanders, London, Charles Knight, 1830, p. 107.

[88] Geoffrey Sanborn The Sign of the Cannibal : Melville and the Making of a Postcolonial Reader, Durham and London, Duke University Press, 1998, 254 p.

[89] John Hawkesworth, An Account…, vol. 3, op. cit., p. 44.

[90] Jean-Nicolas Démeunier, L’esprit…, op. cit., p. 13.

[91] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[92] John Reinhold Forster, Observations…, op. cit., p. 327.

[93] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[94] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode…, op. cit.

[95] Ibidem, p. 17.

 

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Éléments de méthode : statistiques et humanités numériques. Quelles perspectives de recherche pour l’histoire des débuts de l’Islam ?

Adrien de Jarmy

 


Résumé : Le développement des humanités numériques a ouvert de nouvelles perspectives en histoire de l’Islam : que l’on soit face à des corpus de sources minces ou parfois gigantesques (Sīra, al-Ṭabarī, al-Ḏahabī, etc.), ces outils nous permettent d’aborder bien plus efficacement les textes sous l’angle statistique, afin de conforter des hypothèses plus générales et dépasser les études de cas. En nous fondant sur les travaux d’un certain nombre de chercheurs et les nôtres, nous proposons d’étudier les potentialités et les limites posées par les méthodes informatiques pour l’histoire de l’Islam médiéval, en gardant à l’esprit que les conclusions pourront s’avérer utiles aux chercheurs d’autres périodes. Nous insisterons particulièrement sur deux outils : la construction et l’emploi des bases de données relationnelles, et plus récemment, le marquage ou tagging des sources, dont l’objectif affiché est de remédier à certains des problèmes posés par la précédente méthode.

Mot-clés : bases de données relationnelles, tagging, histoire de l’islam, islam médiéval, histoire quantitative, humanités numériques, méthodologie historique.


Adrien de Jarmy est né le 17 juin 1991. Après une scolarité à l’ENS de Lyon et l’agrégation d’histoire, il devient doctorant en histoire de l’Islam médiéval à Sorbonne Université sous la direction de Mathieu Tillier et boursier Idéo-Ifao 1 au Caire. Il travaille sur le sujet suivant : « La construction historiographique de la figure du Prophète dans les sources des débuts de l’Islam, Ier/VIIe – IVe/Xe siècle ». Il est également membre du projet ANR-DFG franco-allemand « PROPHET », préparant la publication de ses travaux chez l’éditeur Brill, et associé au projet ERC KITAB à l’université Aga Khan à Londres.

a.dejarmy@gmail.com


Du problème de la valeur et de l’analyse des sources littéraires à grande échelle

Les difficultés que rencontre l’historien à la lecture des sources littéraires des débuts de l’Islam sont similaires aux questions suscitées par le caractère tardif des textes du Haut Moyen Âge européen. Si l’exemple des études néotestamentaires, par la voie de la méthode historico-critique revient régulièrement comme comparaison[1], on peut ainsi penser au problème auquel fait face l’historien qui étudie la figure de Clovis (m. 511) à travers la lecture de l’Histoire des Francs de Grégoire le Grand (m. 604), voire du Liber historiae Francorum, dont la plus ancienne copie date au plus tôt de 727. De même, pour reconstituer l’histoire du Ier/VIIe[2] au Proche-Orient, telle la biographie historique du Prophète Muḥammad, les règnes des premiers califes dits rāšidūn[3] et le grand mouvement de conquêtes qui leur est associé, nous ne disposons d’aucun texte qui soit antérieur au début du IIIe/IXe siècle, soit près d’un siècle et demi après les événements[4]. Cet important écart temporel qui sépare le temps des événements du temps de l’écriture des textes a engendré des débats houleux sur la valeur historique des sources littéraires des débuts de l’Islam. L’historiographie reste particulièrement divisée sur ce sujet, entre des travaux qui suivent toujours le récit de la Tradition islamique[5] dans ses grandes lignes et le révisionnisme de l’histoire de l’Islam, telle qu’elle a été canonisée par les oulémas à l’époque médiévale, en passant par quantités de positions intermédiaires. Ceci nous rappelle qu’il s’agit là avant tout d’un problème fondamental d’épistémologie, car qu’au-delà de l’interprétation que l’on peut accorder aux événements, c’est bien notre capacité  à accéder à la connaissance du passé qui est mise en jeu[6].

Le IIIe/IXe siècle marque le début d’un fort accroissement de la production de textes, poussé par le développement des réseaux de savants dans les principales villes de l’Empire abbasside[7], l’utilisation du papier qui devient chose commune[8], ainsi que le processus de centralisation de l’État abbasside, dont la cour et les politiques de patronage attirent un plus grand nombre de lettrés[9]. C’est le temps de la rédaction des grandes vies du Prophète[10] et des recueils de ses faits et gestes classés par thèmes (les recueils de adī-s)[11], des histoires universelles[12] et des premières encyclopédies[13]. À partir de cette époque, la masse des sources pour étudier l’Empire abbasside contraste fortement avec le peu de données dont nous disposons pour les époques antérieures.

Pour étudier l’histoire des premiers siècles de l’Islam, mis à part les sources matérielles, l’historien est donc bien contraint de se pencher sur des sources littéraires produites à l’époque abbasside. Face à ce problème, les travaux académiques ont bien souvent été concentrés sur des études de cas, sur un échantillon de textes dont on tirait des conclusions générales. Il est révélateur de noter que, concernant l’histoire des premiers siècles, les partisans d’une lecture plus confiante envers la Tradition islamique, comme les plus critiques, se sont régulièrement accusés de procéder ainsi, comme cela a été le cas dans l’étude du adī par exemple[14]. Le gigantisme de certaines sources, tels les recueils de adī-s, les encyclopédies ou les histoires universelles, à l’image du Taʾ d’al-Ṭabarī, a pu aussi pousser au débat d’érudition, empêchant de porter un regard synthétique sur les textes et de détecter des grandes tendances.

Comment sortir du problème de l’étude de cas pour monter en généralité, et ainsi porter un jugement critique sur toute une œuvre ou même un corpus ? La méthode statistique dans les sciences historiques, dont le but est d’établir des données chiffrées sur les textes afin de donner un support positif et mathématique aux intuitions du chercheur, renoue avec l’esprit de l’école des Annales par le truchement du changement d’échelle. Elle rend plus sûre la détection des thèmes communs entre les textes et fournit un outil supplémentaire pour leur datation, à condition de donner sens aux données chiffrées en contextualisant l’apparition des thèmes dans les textes.  Plus généralement, elle permet d’asseoir sur de solides fondations la compréhension du processus de canonisation des textes au sein d’un corpus, entre les récits qui peu à peu gagnent valeur d’autorité, et ceux qui sont laissés de côté. En cela, la méthode statistique établit aussi un pont avec la méthode historico-critique allemande, et notamment la méthode de la critique de la rédaction[15].

Ce travail est aujourd’hui grandement facilité par l’emploi des outils numériques. Concernant l’histoire de l’Islam médiéval, de nombreuses bases de données qui prennent la forme de recueils de textes sont désormais accessibles et permettent d’effectuer des recherches rapides ainsi que des estimations statistiques manuelles relativement simples[16]. Ne nécessitant que des compétences informatiques basiques, cet outil est le plus largement employé aujourd’hui. Les bases de données relationnelles, dont l’objectif est de relier entre elles des données préalablement insérées par l’utilisateur, sont bien plus rarement utilisées. L’objectif n’est pas le même puisqu’il s’agit ici, non pas de rechercher manuellement des références dans un texte, mais d’automatiser les estimations statistiques en lançant des requêtes informatiques dans la base[17]. La première phase du travail est très laborieuse, puisque l’utilisateur doit insérer les données qui seront ensuite destinées à être traitées, et il doit pour cela décider de s’investir personnellement dans l’apprentissage de l’outil.  En revanche, il peut personnaliser très précisément le type de recherche qu’il veut lancer dans la base de données, en établissant des critères de tri ou de croisement des sources, et établir des estimations statistiques bien plus complexes et plus sûres. C’est pourquoi, en nous fondant sur une méthode mise au point pour notre travail de thèse et que nous développons dans la partie suivante[18], nous proposons dans cet article d’étudier les potentialités offertes par les bases de données relationnelles pour l’établissement de statistiques et l’analyse des grandes thématiques des textes dans l’histoire des débuts de l’Islam. Nous montrerons qu’il est alors possible d’automatiser la recherche de thèmes ou d’auteurs communs entre les textes et d’évaluer statistiquement les relations entre différentes sources. En pointant aussi les apories de ce travail, on s’intéressera aux outils numériques qui visent à combler les limites techniques des bases de données relationnelles, notamment à-travers la méthode du tagging. En développant une réflexion générale sur ces outils et leur potentiel statistique, nous espérons pouvoir établir un pont avec les chercheurs travaillant sur d’autres aires géographiques et temporelles, voire d’autres disciplines.

Réflexion épistémologique sur les modalités de construction d’une base de données relationnelle

La construction d’une base de données relationnelle suppose de réfléchir en amont aux catégories dans lesquelles les données sont insérées, et donc à la nature des informations et des sources exploitées par le chercheur. De ce questionnement proprement technique émerge une réflexion épistémologique, puisque celui-ci doit anticiper les données qui sont susceptibles de ressortir de la base. Il s’interroge ainsi aux moyens d’accès à la connaissance historique, l’encourageant à repenser des catégories parfois considérées comme relevant de l’évidence dans sa discipline[19].

Le chercheur doit au préalable se familiariser avec un langage de programmation. Bien que de nombreux logiciels proposent un assistant à la création de la base de données relationnelle afin d’éviter à avoir à la programmer manuellement – c’est le cas par exemple de Base, logiciel de la suite OpenOffice[20] –, la connaissance d’un langage évite bien des surprises lors de l’enregistrement des données par la suite[21]. Le SQL, abréviation de Structured Query Language, est aujourd’hui le langage standard d’accès aux bases de données relationnelles.

La première étape consiste ensuite à choisir les tables et les catégories, là débute réellement la réflexion épistémologique. La table correspond au premier niveau de l’architecture de la base de données. Elle permet déjà, dans un premier temps, de classifier les informations en grands types. Dans le cadre de notre thèse, nous avons ainsi créé un certain nombre de tables qui répondent directement à la structure des sources de la Tradition islamique. En effet, tout corpus de traditions dans les premiers siècles de l’Islam s’organise selon un schéma similaire : les recueils de textes – qu’il soit question des recueils de adī-s ou des œuvres suivant un fil chronologique, tel la Sīra du Prophète – sont divisés en nombreuses unités narratives. Chacune d’elle comporte une chaîne de garants, c’est-à-dire l’identité des individus censés avoir transmis le récit et dans le but de prouver son authenticité (isnād)[22], et le récit, c’est-à-dire l’information (matn)[23]. La Tradition islamique, malgré des données essentiellement qualitatives et narratives, est marquée par une structure itérative et se prête donc bien à la recension dans les catégories des bases de données. La subdivision du texte entre l’isnād et le matn dans la très grande majorité des textes facilite le processus. On peut extrapoler cet exemple à d’autres types de sources, l’important étant de concevoir la table à partir d’un ensemble de critères communs entre les textes.

À titre d’exemple, nous avons ainsi programmé une table permettant de recenser l’identité des individus[24], une table servant à enregistrer l’ensemble du contenu de la tradition[25] ainsi qu’une table dressant la liste des sources étudiées[26]. Toutes ces tables sont reliées entre elles par des tables de relations, dont le but n’est autre que de lier les tables primaires les unes entre les autres afin de permettre à l’utilisateur de réaliser des requêtes croisées dans l’ensemble de la base de données[27]. Toute information enregistrée dans l’une des deux tables est bien entendue chiffrée pour être compréhensible par l’ordinateur[28], ce nombre sert à identifier l’information . Toute nouvelle liaison entre les deux tables produit aussi un nouveau numéro servant à identifier la connexion entre les données des deux tables[29].

Ensuite vient le choix des catégories inhérentes aux tables ; elles en sont en quelques sortes une subdivision. Trois grands types de catégories sont possibles :

  • Les catégories booléennes[30]. Ce sont les catégories pour lesquelles l’utilisateur n’a le choix qu’entre trois types de réponses : oui (vrai), non (faux) ou la superposition des deux, la troisième réponse correspondant en logique à cet état de superposition qu’est le chat de l’expérience de Schrödinger, évitant de remettre en cause le principe du tiers exclu[31]. Dans notre étude, nous avons ainsi sélectionné des catégories très générales permettant de classer les traditions en grands thèmes : cette tradition a-t-elle une thématique militaire ? théologique ? fiscale ? Dans ce type de cas, seules les réponses oui ou non sont envisageables[32]. Si l’on prend l’exemple de la tradition précédemment citée pour illustrer la structure d’une tradition islamique[33], alors on comprend qu’il s’agit d’un texte ayant une portée militaire, et il suffira de cocher la case appropriée pour que celle-ci ressorte dans une future requête qui viserait à lister toutes les traditions rangées sous cette catégorie dans la base de données. Il est bien entendu possible de cocher plusieurs cases si une tradition appartient à plusieurs catégories. Pour d’autres catégories plus restreintes, la troisième solution peut être d’une grande utilité. Prenons cet exemple : cette tradition comprend-elle un miracle ? Le Prophète fait surgir un torrent d’eau en plein désert pour venir en aide à ses Compagnons, comme c’est le cas dans le récit de l’expédition de Tabūk dans plusieurs sources, il suffit alors de cocher la première case pour retrouver par la suite lors d’une requête, toutes les traditions qui mentionnent un miracle du Prophète. La tradition n’en fait aucunement mention, la seconde option est alors évidente. Mais il peut arriver que la situation soit moins claire. Que choisir lorsque l’événement est sous-entendu mais non explicité ouvertement ? Lorsqu’une tradition plus archaïque nous donne les premiers éléments surnaturels du récit, sans pour autant expliciter clairement qu’il s’agit d’un miracle, que le mot n’est pas prononcé ? Le récit est à ce moment dans un entre-deux, reflétant l’état intermédiaire d’un processus qui associe cet événement à un miracle de la vie du Prophète. La troisième solution permet alors de penser cet entre-deux et de le localiser par la suite dans la base de données.
  • Choix multiple. Ce type de catégorie permet de sélectionner un choix parmi un ensemble de réponses préétablies dans la base de données. Nous avons fait le choix de cette catégorie pour programmer une liste de tous les noms qui apparaissent dans la chaîne des garants des traditions. Ceci nous permet ensuite d’établir une requête pour retrouver l’ensemble des traditions transmises sous un nom particulier[34], ou même de croiser des listes de noms afin de reconstruire les suites les plus courantes. De manière générale, les catégories à choix multiple facilitent grandement l’établissement de listes de tout type ainsi que leur étude au sein d’un corpus.
  • VARCHAR ou TEXT. Ce type de catégorie ne permet pas de réaliser de requête automatique, il s’agit simplement ici d’enregistrer du texte de taille variable selon les besoins. Nous nous en servons de notre côté pour noter le résumé des traditions et éviter de devoir retourner systématiquement au texte de la source.

On comprend ainsi que chaque type de catégorie remplit un but bien précis, qu’il s’agisse de classer une tradition parmi un nombre défini de catégories préétablies ou de lui attribuer une identité en incluant la liste des transmetteurs de l’information. Tout l’intérêt de la base de données relationnelle réside dans la possibilité de croiser les catégories entre elles en lançant une recherche, et d’estimer mathématiquement ces liaisons en prenant appui sur des informations statistiques.

Potentialités d’une base de données relationnelle en matière de datation et de processus de canonisation au sein des sources textuelles

Dans le cadre de notre travail de thèse, l’objectif est d’obtenir des statistiques sur le pourcentage de traditions qui mentionnent le Prophète Muḥammad dans notre corpus, afin d’évaluer l ‘évolution de son autorité dans les textes, et dater l’émergence de cette figure dans la littérature des premiers siècles de l’Islam. S’il est possible d’obtenir ces données manuellement, la base de données relationnelle permet d’automatiser la recherche et de croiser les résultats avec d’éventuelles futures requêtes. En suivant les différentes étapes citées précédemment, nous avons pu produire un certain nombre de statistiques en nous fondant sur un échantillon de livres des expéditions[35] du Prophète extrait de recueils de adī-s[36]. Ici, l’intérêt d’obtenir des statistiques est d’étudier la progression d’un type de donnée enregistré dans la base de données au sein d’un corpus de textes. Dans le tableau de l’annexe 3, nous avons sélectionné trois textes que l’on peut dater de trois époques différentes[37] :

  • Le livre des expéditions de ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī (m. 211/827), inclus dans son Muannāf[38]. En réalité, l’entièreté du texte nous provient de son maître Maʿmar b. Rāšid (m. 152/770), historiographe à la cour des Omeyyades de Damas et qui s’installa à Ṣanʿā au Yémen après la prise de pouvoir des Abbassides en 132/750.
  • Le livre des expéditions de l’irakien Ibn Abī Šayba (m. 234/849), lui aussi inclus dans son propre Muannaf.
  • Le livre des expéditions d’al-Buḫārī (m. 256/870), inclus dans son aī, premier recueil de tradition de la série des recueils canoniques de la Tradition islamique[39].

En réalisant une recherche dans la base de données, nous avons pu établir trois niveaux d’analyse :

  • Le nombre de traditions dans chaque source.
  • Le nombre absolu et le pourcentage de traditions mentionnant le nom du Prophète dans chacun des textes.
  • Le nombre absolu et le pourcentage de chapitres qui mentionnent son nom.

Une simple requête dans la base de données permet à l’utilisateur d’avoir une idée assez précise de la répartition du type de donnée sélectionné dans le corpus. Premièrement, nous pouvons tout de suite voir l’évolution générale du nombre de traditions recensées dans chacun des textes. Alors que le texte de Maʿmar ne comprend que 147 traditions au total, les deux traditionnistes suivants en compilent respectivement 579 et 488. On comprend donc qu’à l’époque du premier traditionniste, les textes de maġāzī sont encore à un stade de développement précoce. Le texte est bien plus court que les sources de ce type que l’historien rencontre habituellement à l’époque abbasside. Au contraire, les deux textes d’Ibn Abī Šayba et d’al-Buḫārī indiquent une nette augmentation dans les deux premiers tiers du IIIe/IXe siècle, suggérant un processus de maturation des textes. De simples petites compilations de traditions au tournant de la Révolution abbasside, les livres des expéditions deviennent d’importants recueils de tradition au siècle suivant. Bien que cela soit déjà mentionné par les spécialistes de la question[40] , la méthode statistique permet de confirmer une intuition en faisant reposer l’argumentation sur des preuves plus solides. Mais il s’agit aussi d’évaluer la progressivité de cette construction en définissant clairement les étapes de cet effort de compilation et en reliant ces données au contexte de production de la source et à la vie de son auteur. Maʿmar b. Rāšid, ancien lettré à la cour des Omeyyades, trouve refuge à Ṣanʿā au Yémen, après la conquête abbasside en 132/750 et transmet les traditions compilées à son disciple favori, ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī. La base de données relationnelle permet d’envisager avec plus de précision l’état de l’historiographie à la fin de la période omeyyade, alors même que nous ne disposons pas du texte.

Deuxièmement, on peut se pencher sur les pourcentages extraits de la base de données. Ces pourcentages nous renseignent sur l’évolution générale des traditions prophétiques, et donc sur la place de la figure du Prophète Muḥammad dans les textes. Une lente évolution se dégage ainsi de l’analyse comparative des sources : de 61,9% de traditions prophétiques dans le premier texte, on passe à 88,3% un siècle plus tard, dans le Ṣaḥī d’al-Buḫārī. On comprend aussi que cette évolution n’est pas linéaire, puisqu’à l’époque d’Ibn Abī Šayba, dans la première moitié du IIIe/IXe siècle, le pourcentage de traditions prophétiques n’atteint plus que 55,1% du texte, un peu plus seulement de la moitié. La requête nous permet également de mesurer la diffusion des traditions prophétiques à l’échelle de chacun des chapitres. Celle-ci est bien plus constante, de 73% dans le premier texte, on passe à 100% dans le second et 96,6% dans le dernier. Chaque chapitre correspond à une sous-thématique ou à un événement important dans la chronologie de l’histoire des débuts de l’islam. Autrement dit, la diffusion des traditions prophétiques est déjà entièrement actée dans les premières décennies du IIIe/IXe siècle et colonise l’ensemble des sujets abordés dans ces textes. On comprend que l’autorité du Prophète, aujourd’hui un unanime parmi tous les courants de l’islam, est pourtant loin d’être évidente et reflète une construction progressive. À la fin de l’époque omeyyade, cette autorité est encore en construction et ne fait pas l’objet d’un consensus, tout une partie du texte ainsi qu’un nombre important de chapitres ne font aucune mention du Prophète. La lecture des catégories VARCHAR/TEXT de la base de données nous révèle qu’il est en fait bien souvent question d’événements postérieurs à la Révélation prophétique, notamment concernant les premiers califes dits bien-guidés. Sur la base de ces chiffres et d’une lecture attentive des textes, on peut formuler l’hypothèse que les débuts de l’historiographie islamique sont marqués par l’émergence de plusieurs autorités, le Prophète ne prenant le dessus que très progressivement sur les autres. Les raisons qui amènent les traditionnistes à favoriser cette figure plutôt qu’une autre feront l’objet d’une discussion dont nous traiteront dans le corps de notre travail de thèse.

La méthode statistique, épaulée par les outils numériques, fournit également de solides fondations pour une datation de ces représentations.  Si l’on peut bien entendu toujours discuter des chiffres qui n’ont aucune valeur en eux-mêmes, cette méthode permet d’éviter un écueil important qui touche malheureusement régulièrement ce que l’on nomme parfois l’histoire des représentations et les problèmes méthodologiques qui y sont associés : la multiplication en série des représentations, décontextualisées de leur milieu et de toute forme de datation. Alors que notre travail de thèse a pour but de dater les représentations du Prophète dans les premiers textes de l’islam médiéval, on peut imaginer bien d’autres utilités pour cette méthode, selon le type de donnée que l’on souhaite faire apparaître dans les requêtes. À ce titre, une seconde requête, fondée sur la liste de noms (isnād-s), nous as permis de relier l’ensemble des traditions – à l’exception d’une seule – présentes dans le livre de ʿAbd al-Razzāq au nom de son maître Maʿmar, facilitant leur datation et l’automatisation des recherches[41]. Ce processus sera répété dans toutes les sources de notre corpus afin de reconstruire la liste des isnād-s, soit la généalogie des autorités qui revendiquent la transmission de traditions prophétiques dans  la Tradition islamique des premiers siècles.

La réalisation d’une base de données relationnelle facilite ainsi le croisement de tout un ensemble de catégories et de thématiques pour automatiser la recherche, rejoignant une nouvelle approche historico-critique des sources. Les potentialités sont particulièrement intéressantes lorsque les textes partagent une structure similaire, la base de données prend ainsi la forme d’une grande liste, suivant la forme d’une pyramide[42], dont les nombreuses catégories et sous-catégories forment les blocs. On peut cependant déjà souligner un problème majeur inhérent à la méthode : sa relative rigidité. En effet, la construction d’une base de données relationnelle suppose au préalable d’avoir une idée relativement précise des sources, afin de modeler sa structure en fonction du type de données que l’on souhaite enregistrer. La base de données ne permet de chercher que des types de données déjà connues du chercheur. Notre étude a été largement facilitée par une série de sondages effectués lors de nos travaux de master, cependant, la multiplication des inattendus aurait pour corollaire la multiplication des catégories, rendant particulièrement complexe la requête la plus simple. La méthode du tagging, dont le processus d’automatisation du marquage des textes arabes est en cours de développement, a pour objectif de pallier cette rigidité[43].

La méthode du tagging comme réponse aux apories des bases de données relationnelles

La méthode quantitative reste malgré tout laborieuse. Comme le rappelle Maxim Romanov, le passage aux bases de données numériques a permis une certaine progression dans le tri des données, donnant aussi la possibilité à l’utilisateur d’automatiser les requêtes et comme nous l’avons souligné précédemment, de croiser facilement les catégories. Cependant, sa construction reste il est vrai, très fastidieuse, l’enregistrement des données se fait toujours manuellement, ce qui n’exempte pas le chercheur de commettre occasionnellement quelques erreurs[44]. La méthode dite du tagging, c’est-à-dire du « marquage » en français, correspond au marquage numérique des termes au sein d’un corpus océrisé[45]. Il s’agit de tagger, c’est-à-dire marquer les termes que l’on souhaite enregistrer au sein d’une base de données – un fichier source – dont le fonctionnement est bien différent. L’incrémentation des données est ainsi réalisée au fur et à mesure de la lecture des sources, ou alors en procédant simplement à des recherches lexicales ciblées. Cette nouvelle base de données fonctionne alors comme un réseau neuronal de points, elle se construit de manière bien plus évolutive et permet de remédier aux deux grands problèmes des bases de données relationnelles : la chronophagie et la rigidité des catégories.

En effet, la construction d’une base de données relationnelles suppose que l’utilisateur, en réfléchissant aux catégories qu’il souhaite programmer, réfléchisse déjà à l’architecture des connaissances et à leur sens. La construction est donc déjà interprétation et présuppose un jugement. Elle forme un nombre restreint de possibilités dont la requête est la résultante. Au contraire, la base de données construite par tagging n’a aucun sens en elle-même, l’interprétation et le jugement ne prennent forme qu’au moment où la requête est lancée et où les relations entre les différents termes du lexique sont créées. L’utilisateur ne fait rien d’autre que de créer un lexique malléable à merci au sein de son corpus, ce qui est à la fois son plus grand atout mais aussi sa faiblesse : les mots du lexique sont extraits du contexte textuel et risquent de perdre leur sens. Il est ensuite possible de formuler toutes sortes d’associations entre des termes pour formuler bien entendu des statistiques à très grande échelle, mais également pour repérer des répétitions lexicales – que ce soit à l’intérieur d’un chapitre, d’une source ou de tout un corpus – ou pour définir le degré d’association entre les termes choisis[46]. Au-delà de l’analyse du vocabulaire, il est possible de repérer des constructions complexes, soit des expressions régulières en termes informatiques[47]. On peut imaginer qu’un tel procédé permette de repérer automatiquement toutes sortes de formulations dans les sources de l’islam médiéval : formulations coraniques, répétitions de topoï caractérisant les récits prophétiques ou autres – on retrouve là aussi la problématique de la canonisation des textes –, syntaxes caractéristiques des prières et admonestations[48] etc. Muazzam Ahmed Siddiqi et Mostafa l-Sayed Saleh ont déjà montré les possibilités d’une telle approche pour l’extraction automatique des chaînes de transmissions des textes, des isnād-s [49], ce qui permet aux auteurs de l’article de retrouver toutes les occurrences d’un nom en ayant préalablement « taggé » le mot dans le lexique de la base de données. De manière générale, le tagging permet de préparer un corpus particulièrement flexible pour la recherche. La méthode est bien sûr applicable à d’autres corpus de textes, tant que ceux-ci sont océrisés. En outre, elle ouvre la porte au potentiel offert par l’intelligence artificielle et donc à la possibilité que l’ordinateur sache progressivement repérer toutes les constructions annexes aux requêtes faites par l’utilisateur[50].

Bien entendu, la méthode du tagging reste un outil, elle ne fournit elle aussi que des données dont l’interprétation selon des critères académiques (historique, linguistique ou autre) dépend de la corrélation avec des données externes au corpus. Autrement dit, elle ne remplace pas l’analyse et le jugement du chercheur. En effet, à l’heure actuelle, l’ordinateur qui reçoit des requêtes au sein d’une base de données construite par tagging n’est pas encore capable de différencier le contexte énonciatif dans lequel prennent place ces termes. Prenons un exemple fondé sur la structure des sources étudiées dans notre travail de thèse. Nous avons vu précédemment que les sources des débuts de l’islam sont marquées par la division entre l’isnād, la chaîne des garants, et le matn, c’est-à-dire le récit ou la narration. En suivant cette méthode, on pourrait être tenté de lancer une requête sous la forme d’une expression régulière, afin de repérer les listes de noms des isnād-s, et ainsi séparer automatiquement l’isnād du matn. Cependant, l’ordinateur ne fera pas la différence entre les noms insérés dans la liste des garants et ceux qui font partie du corps de la narration. L’utilisateur devra vérifier chacune des références repérées au sein du corpus, ce qui prendrait bien plus de temps que de réaliser une base de données relationnelle. Bien entendu, l’ordinateur n’est pas non plus capable de différencier deux personnes portant le même nom au sein d’un même texte. Or, les textes de l’islam médiéval sont remplis de personnages très sobrement nommés par leur prénom ou une suite similaire de surnoms. Appliquer sans distinction une requête de ce type induirait le chercheur à faire de grossières erreurs. Le second problème est plus spécifiquement lié aux éditions des textes médiévaux dans le monde musulman. Les éditions des sources canoniques, tels les grands recueils de adī-s par exemple, sont réellement foisonnantes. Les éditions océrisées, de certaines bases de données en ligne telle al-Maktaba al-Šāmla[51], sont de qualités très variables et n’échappent pas non plus à la reformulation ou au tri selon un possible biais idéologique. Ce problème n’est pas non plus complètement résolu pour les éditions plus scientifiques comme le corpus OpenITI puisqu’il peut exister des différences notables entre les différentes éditions d’un même texte. Pour y remédier, il faudrait ainsi lancer des requêtes sur l’ensemble des éditions d’un corpus de textes, ce qui a pour corollaire la démultiplication du travail d’oscérisation.

Conclusion

Qu’il s’agisse de construire une base de données relationnelle ou un fichier source à partir de la méthode du tagging, ce type de travail est idéalement à réaliser en équipe. En effet, le caractère laborieux du travail, mais aussi en retour, les potentialités offertes par les requêtes, conviennent particulièrement au partage du fardeau, comme de la récompense. Dans l’attente de l’évolution technique de la méthode du marquage, notamment grâce à la progression de l’intelligence artificielle, on peut envisager que la base de données relationnelle et le tagging puissent se compléter. Alors que le tagging est idéal pour établir une vue d’ensemble d’un corpus, la recherche lexicale tend à éloigner le chercheur du contexte textuel. La base de données relationnelles reste utile pour décomposer des portions de textes selon des thématiques préalablement choisies ainsi que pour établir des listes de noms en évitant l’écueil que peut poser une sur-automatisation de la recherche. Le risque est d’amener le chercheur à travailler de manière « hors-sol », en ne faisant que survoler les sources et en attribuant un sens unique à chaque terme du lexique collecté automatiquement, sans en étudier la place dans le texte. Dans tous les cas, les compétences numériques facilitent aujourd’hui grandement le travail de l’historien, et la réalisation de bases de données encourage le chercheur à développer une réflexion épistémologique sur ses sources qui ne peut être que bienvenue.


Annexes

Annexe 1. Structure générale de la base de données

  • TBL–indiv : table à visée prosopographique servant à la recension du nom et des informations personnelles de tous les individus rencontrés dans les listes des garants (isnād).
  • TBL–recueil : table servant à la recension des différentes œuvres du corps.
  • TBL–trad : table servant à la recension du contenu textuel des traditions (matn), sous la forme d’un texte pour résumer l’information et de catégories à cocher.
  • TBL–fx–adm–1 : table permettant de déplier une liste des différentes fonctions administratives et politiques qu’un individu a pu occuper au cours de sa vie.
  • TBL–indiv–recueil : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–inv et TBL–recueil dans l’objectif d’effectuer des requêtes croisées entre ces tables.
  • TBL–indiv–trad : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–inv et TBL–trad.
  • TBL–recueil–trad : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–recueil et TBL–trad.

Annexe 2. Présentation des liens entre les bases de données sous la forme d’un tableau chiffré

Annexe 3. Exemple de catégories booléennes

Ainsi la tradition listée numéro 1 dans la base de données (id–trad 1) a été transmise par deux individus (numéros 3 et 45), chaque numéro de la table id–indiv correspond à un nom précis. Les numéros de la colonne id–indiv/trad correspondent à la table de liaison TBL–indiv–trad qui relie ensemble les données des tables TBL–indiv et TBL–trad.

Annexe 4. Exemple de catégorie à choix multiples : une liste de noms à sélectionner pour déterminer l’isnād d’une tradition

Annexe 5. Résultat d’une requête dans la base de données (en anglais) afin de délimiter le pourcentage de traditions mentionnant le Prophète dans un échantillon de livres de maġāzī, à l’échelle de l’œuvre et des chapitres qui composent les œuvres

Collection and traditionist Number of traditions in the whole text (kitāb) Number of traditions mentioning Muḥammad in the text Number of chapters (bāb)

in the text

Number of chapters mentioning Muḥammad in the text Percentages of traditions mentioning Muḥammad in the text Percentages of chapters mentioning Muḥammad (at least once))
Muṣannaf of ʿAbd al-Razzāq 147 91 31 27 61,9% 73%
Muṣannaf of Ibn Abī Šayba 579 319 47 47 55,1% 100%
Saḥīḥ of al-Buḫārī 488 402 90 87 88,3% 96,6%

 


[1] Voir par exemple A Marginal Jew : Rethinking the Historical Jesus, 5 vols., New-York, Yale University Press, 1991-2016, œuvre monumentale en cinq volume de John P. Meier.

[2] Les dates sont données selon le double calendrier hégirien/grégorien.

[3] Littéralement « bien-guidés » selon l’orthodoxie sunnite. Il s’agit d’Abū Bakr (m. 13/634), ʿUmar (m. 23/644), ʿUṯmān (m. 35/656) et ʿAlī (m. 40/661).

[4] L’exemple type est celui de la célèbre biographie d’Ibn Iṣḥāq (m. 150/762), rédigée déjà bien tardivement, et dont nous ne disposons plus que d’une transmission complète (riwāya) rédigée de la main d’Ibn Hišām (m. 213/828 ou 218/833), à partir d’une copie d’al-Bakkaʾī de Kūfa (m. 182/799).

[5] Ensemble des textes qui forment la Sunna, les règles de la loi islamique, dont la majeure partie a été canonisé autour des ḥadī-s prophétiques. On y inclue aussi les textes plus narratifs, comme les récits des premières expéditions du Prophète Muḥammad, les maġāzī.

[6] Les grands moments de ce débat sont scandés par la remise en question progressive de la valeur historique des sources littéraires des débuts de l’Islam. Ce processus débute réellement à la fin du XIXe siècle avec la publication des travaux d’Ignaz Goldziher, puis s’accélère entre les années 1950 et les années 1980, avec la publication d’une série d’études qui concernent d’abord le droit musulman (Joseph Schacht) puis l’ensemble des sources littéraires de la Tradition islamique (John Wansbrough, Patricia Crone, Martin Hinds). Les dernières théories révisionnistes surgissent au début des années 2000 avec la publication d’ouvrages tels que celui de Yehuda D. Nevo et Judith Koren, The Crossroads to Islam, New York, P. Books, 2003, dont l’étude numismatique reste cependant d’une grande utilité. Pour un éventail complet des positions et de la bibliographie, se reporter à Herbet Berg (dir.), Method and Theory in the Study of Islamic Origins, Leyde, Brill, 2003.

[7] The Princeton Encyclopedia of Islamic Political Thought, ed. Gerhard Bowering, Patricia Crone, Wadad Kadi, Devin H. Stewart, Muhammad Qassim Zaman, Mahan Mirza, Princeton, Princeton University Press, 2012,  Joseph Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 1959.

[8] Frederick Harrison, A Book about Books,  Londres, John Murray, 1943. p. 79, Robin Myers et Michael Harris (ed). A Millennium of the Book: Production, Design & Illustration in Manuscript & Print, 900–1900, Winchester, St. Paul’s Bibliographies, 1994. p. 182.

[9] Lawrence I. Conrad « The mawālī and aarly Arabic historiography” dans Monique Bernards et John Nawas, Patronate and Patronage in Early and Classical Islam, Brill, Leyde, 2005, p. 370-425.

[10] On pense à nouveau à la fameuse Sīra d’Ibn Isḥāq, dans sa recension par Ibn Hiṣām, mais aussi au Kitāb al-maġāzī ou Livre des expéditions d’al-Wāqidī (m. 207/823), connu par la recension de son secrétaire et disciplie Ibn Saʿd (230).

[11] Dès les premières décennies, ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī (m. 211/827) et Ibn Abī Šayba (m. 234/849) rédigent deux grands recueils, les muannaf-s, dont les traditions prophétiques ne forment qu’une assez maigre partie. Les recueils canonisés par la tradition islamique, presqu’entièrement focalisés sur le Prophète et jugés les plus authentiques dans la Tradition islamiques sont les kutub al-sitta, la série de six recueils, dont al-Buḫārī (m. 256/870) est à la fois l’auteur le plus ancien et le plus éminent.

[12] La Sīra aurait pu inclure des traditions remontant à la naissance du monde dans sa première version. Mais on pense surtout au Taʾ d’al-Ṭabarī (m. 310/923), aussi connue en français sous le titre les Annales, dont le titre rappelle la comparaison historiographique avec Tacite (m. 120).

[13] Par exemple, les Ṭabaqāt al-kubra d’Ibn Saʿd, recueil de notices biographiques des grands hommes, débutant elle aussi par une compilation de traditions prophétiques.

[14] Voir par exemple les critiques adressées par Muhammad Qassim Zaman dans Religion and Politics under the early ʿAbbāsids. The Emergence of the Proto-Sunnī Elite, Leyde, New-York, Cologne, Brill, 1997 envers l’ouvrage de Patricia Crone et Martin Hinds dans God’s Caliph: Religious Authority in the First Centuries of Islam, London, Cambridge University Press, 1986, leur reprochant de fonder leur analyse de la titulature des califes omeyyades sur des extraits de la poésie de cours d’al-Farazdāq (m. 11/730).  Inversement Stephen J. Shoemaker, partisan d’une approche très critique des sources dans The Death of a Prophet: The End of Muhammad’s Life and the Beginning of Islam, Philadelphie, The University of Pennsylvania Press, 2011, a mis en doute la méthode « isnād-cum-matn » développée par Harald Motzki dans « Dating Muslim Traditions: A Survey », Arabica, 2005, 2/52, p. 204‑253, dont le but est de dater l’apparition des traditions prophétiques dans les textes en procédant à la comparaison de plusieurs transmissions pour chacune d’entre elle, en comparant à chaque fois les deux éléments qui les caractérisent : la chaîne des garants (isnād) et le récit de la tradition, c’est-à-dire le contenu du texte lui-même (matn).

[15] Redaktionsgeschichte. Méthode d’exégèse et de datation des textes bibliques dont une des composantes principales repose sur l’analyse des répétitions thématiques dans un même texte.

[16] Quelques-unes, les plus généralistes, sont bien connues des arabisants. C’est le cas d’al-Maktaba al-Shamela (shamela.ws), d’al-Warraq (www.alwarraq.net) ou d’al-Meshkat (www.almeshkat.net). Il en existe pourtant bien d’autres, selon le type de corpus, telle la Noor Digital Library pour les textes chiites (www.noorlib.ir), ArabiCorpus (arabicorpus.byu.edu) qui propose des outils lexicographiques, à titre d’exemples.

[17] Voir Annexe 1 pour une illustration d’une base de données relationnelle. Toutes les tables sont reliées entre elles afin de lancer des recherches croisées dans la base.

[18] Méthode que nous développons dans notre thèse : « La construction historiographique de la figure du Prophète dans les sources des débuts de l’Islam, Ier/VIIe-IVe/Xe siècle ».

[19] Dans notre cas, alors que les études sur le ḥadī et les maġāzī relèvent traditionnellement de champs disciplinaires distincts, nous avons décidé d’effectuer des requêtes croisées entre ces sources, en nous fondant sur des arguments formels. Les requêtes font alors apparaître des thématiques communes aux textes.

[20] Les annexes de cet article sont tirées du logiciel.

[22] Chaîne de noms sensée remonter au premier locuteur de l’information.

[23] Exemple de la structure d’une tradition. isnād : al-Wāqidī ß Abū Bakr b. Ismāʿīl ß Ismāʿīl ß ʿĀmir b. Saʿd ß Saʿd. Résumé du matn ou du texte de la tradition :  ʿUmayr b. Abī Waqqāṣ, adolescent au sein de l’armée du prophète, se cache dans les rangs de ses aînés, de peur que celui-ci ne lui refuse d’aller au combat à cause de son jeune âge, et le prive ainsi d’accéder au Paradis en qualité de martyre. al-Wāqidī, Kitab al-maġāzī, ed. Marsden Jones, Londres, Oxford University Press, p. 22.

[24] Annexe 1, TBL–indiv.

[25] Annexe 1, TBL–trad.

[26] Annexe 1, TBL–recueil.

[27] Annexe 1, TBL–indiv–recueil, TBL–indiv–trad et TBL–recueil–trad.

[28] Annexe 2, voir les données chiffrées des colonnes id–indiv et id–trad.

[29] Annexe 2, id–indiv/trad.

[30] Du nom du mathématicien et logicien britannique George Boole (m. 1864). Annexe 3. Les catégories booléennes sont des cases à cocher afin de faire entrer la tradition dans une catégorie à choix fermé.

[31] Erwin Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, 1992, p. 184.

[32] Voir à nouveau annexe 3.

[33] Voir note 27.

[34] Annexe 4.

[35] Kutub al-maġāzī, littéralement « livre » ou tout document écrit recensant « les lieux des expéditions » du Prophète Muḥammad.

[36] Voir annexe 5. Ce tableau est extrait d’un article à paraître dans le premier volume du projet “The Presence of the Prophet: Muḥammad in the Mirror of His Community in Early Modern and Modern islam”: Adrien de Jarmy, « Dating the Emergence of a Warrior-Prophet Character in the Maġāzī Literature (2nd/8th – 4th/10thcentury) », dans Denis Gril et Stefan Reichmuth (dir.), “Representations of the Prophet in Doctrine, Literature and Arts”, Handbuch der orientalistik, Leyde, Brill, 2021.

[37] En l’absence d’indication sur la date de rédaction du texte, la convention est de se référer à la date de mort du traditionniste comme date terminus post quem.

[38] Compilations de traditions classées par thèmes, comme l’indique la racine arabe ṣa-na-fa.

[39] Sur le processus de canonisation de cette œuvre majeure par les oulémas de l’Empire abbasside, voir Jonathan Brown, The Canonization of al-Bukhārī and Muslim: the Formation and Function of the Sunnī adīth Canon, Leyde, Brill, 2007.

[40] Pour un résumé de la question voir Martin Hinds, « al-Maghāzī », EI2  et «Mag̲h̲āzī» and «Sīra» in early Islamic scholarship, dans La vie du Prophète Mahomet, colloque de Strasbourg, 23-24 octobre 1980, Paris 1983, 57-66, ainsi que les deux études sur le sujet : Josef Horovitz, The earliest biographies of the Prophet and their authors, éd. Marmaduke Pithall, Islamic Culture, 1927, p 537-539 et Rudi Paret, Die legendäre Maghāzī-Literatur: arabische Dichtungen über die muslimischen Kriegzüge zu Mohammeds Zeit, Mohr, Tübingen, 1930.

[41] Voir l’introduction de l’édition du texte  par Sean W. Anthony, The Expeditions. An Early Biography of Muḥammad by Maʿmar Ibn Rāshid according to the recension of ʿAbd al-Razzāq al-San‘ānī, New York, London, New York University press, 2014.

[42] Voir à nouveau la structure de la base de données relationnelle en annexe 1 ainsi que la liste en annexe 4.

[43] Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 CE), University of Michigan, 2013, p. 58-59.

[44] Maxim Romanov, “Toward the Digital History of the Pre-Modern World: Developing Text-Mining Techniques for the Study of Arabic Biographical Collections”, dans Methods and Means for the Digital analysis of Ancient and Medieval Texts and Manuscripts. Proceedings of the Conference, Louvain, Brepols, 2012. Voir cet article pour une description technique de la méthode, étape par étape.

[45] Un fichier texte dont chacun des caractères est reconnu en standard Unicode et dans lequel l’utilisateur peut effectuer des recherches lexicales. Pour une illustration, voir Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 CE), University of Michigan, 2013, p. 66.

[46] Pour avoir une idée des réalisations graphiques rendues possibles par cette méthode, voir la thèse de Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 C.E.), University of Michigan, 2013.

[47] Le terme est dû au mathématicien et logicien Stephen Cole Kleene (m. 1994). Issue des théories mathématiques des langages formels, une expression régulière désigne une chaîne de caractères suivant une syntaxe précise un ensemble de chaînes de caractères possibles. En informatique, une expression régulière est en fait un code reconnaissable par l’ordinateur, la chaîne de caractères d’une langue donnée (caractères latin, arabes ou autres) correspondant à sa transcription en langage Unicode. Voir plus bas les travaux qui sont effectués sur des ensembles de mots pour former des expressions ou Natural Language Processing (NLP).

[48] C’est par exemple une piste évoquée par exemple par Guillaume Dye pour étudier le processus de canonisation du texte coranique dans « Le corpus coranique, questions autour de sa canonisation », dans Le Coran des historiens, Paris, Le Cerf, 2019, p. 859-906.

[49] Pour une illustration voir Muazzam Ahmed Siddiqi et Mostafa l-Sayed Saleh, « Extraction and Visualization of the Chain of Narrators from Hadiths using Named Entity Recognition and Classification », International Journal of Computational Linguistisc Research, 5/1, 2014, p. 14-25.

[50] Voir le projet ERC « Kitāb » et les données produites à partir des recherches du corpus arabe OpenITI : http://kitab-project.org, ainsi que le projet OpenITI mARKdown : https://alraqmiyyat.github.io/mARkdown/. Pour une introduction à ces outils pour la langue arabe voir Nizar Y. Habash, Introduction to Arabic natural language processing, New-York, New York University Press ,2010. Pour une utilisation du tagging dans d’autres contextes comme le grec ancient voir Giueseppe G. A. Celano, Gregory Crane, Saeed Majidi, « Part of Speech Tagging for Ancient Greek », Open Linguistics, 2/1, 2016 ainsi que les nombreux outils pour historiens développés par Michael Piotrowski sur son site NLP for Historical Texts, https://nlphist.hypotheses.org/author/mxpi.

[51] http://shamela.ws. Cette base de données est réalisée en Arabie saoudite.

 

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Qu’est-ce qu’un bureau ? Le dépôt des Affaires étrangères dans un long XVIIIe siècle

Juliette Deloye

 


Résumé : L’historiographie a volontiers qualifié le dépôt des archives des Affaires étrangères de « bureau » du ministère prenant place dans la constitution de la monarchie administrative à la fin du règne de Louis XIV et de forteresse bien gardée, protégeant les secrets d’État, suscitant fantasmes et tentatives d’intrusion. Or, cette historiographie est tributaire de l’histoire du dépôt écrite par ses commis dès le XVIIIe siècle. En situant ces témoignages de la construction de l’État moderne dans leur contexte précis d’écriture, on les fait apparaître comme une ressource pour les acteurs du temps dans des rapports de pouvoir internes au ministère, et entre le ministère et l’extérieur. En étudiant les pratiques d’archives au sein du ministère, cet article modifie notre compréhension de ce qui constitue un service administratif ou un bureau, et contribue à plus large échelle à l’histoire des Affaires étrangères, de l’État et de l’administration.

Mot-clés : ministère des Affaires étrangères, archives, bureau, secret, lieu.


Juliette DELOYE, née le 22/11/1991, est doctorante en histoire moderne à l’université de Strasbourg, EA 3400 ARCHE /GRIHL et ATER à l’université Paul Valéry – Montpellier 3. Sa thèse, sous la direction d’Isabelle Laboulais (université de Strasbourg) et Nicolas Schapira (Université Paris Nanterre), s’intitule « L’écriture d’un ministère. Les Affaires étrangères, de la Monarchie absolue à la Restauration ». Publication récente : Deloye Juliette et Schapira Nicolas, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804) », in Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux., Classiques Garnier, Paris, 2019, p. 159‑181.


Introduction

Soit une scène d’archives. À la recherche des sources qui lui permettront d’écrire l’histoire du dépôt des Affaires étrangères, un historien se rend aux archives diplomatiques de La Courneuve. La salle des inventaires l’oriente vers la série Direction des archives – les archives des archives –, dont la première cote désigne un volume relié qui renferme une dizaine d’histoires du dépôt écrites par ses commis entre 1720, une décennie après sa création, et 1804. Ces histoires, restées manuscrites, ont été conservées dans ce volume confectionné sous l’Empire au milieu des documents qui avaient servi à les écrire : états des bureaux, règlements et autres mémoires sur les archives. Des phénomènes de reprises d’une histoire à l’autre accentuent l’autoréférentialité du volume et distinguent les écrits du dépôt par leur forte continuité : produits dans des moments habituellement opposés – le premier XVIIIe siècle, la Révolution, l’Empire –, ils contiennent des discours comparables par-delà l’événement qui surgit fortement au moment de la Révolution. Dans cette scène, là où l’historien cherchait de l’archive, il trouve, déjà écrite, une histoire du dépôt du ministère. Cette forte naturalisation de l’histoire archivée a conduit les historiens à considérer comme une source ce qui était un fragment d’une histoire de l’État par lui-même[1]. C’est ainsi que l’historiographie a vu dans ce dépôt un bureau fortement institutionnalisé[2] et une forteresse destinée à protéger les secrets diplomatiques[3] – autant de représentations véhiculées à travers les écrits produits par les commis des archives au XVIIIe siècle.

Voilà longtemps toutefois, « c’est une évidence », que les historiens ne conçoivent plus « les archives comme des gisements de données vierges », affirment M. P. Donato et A. Saada[4]. Dans un article récent, elles retracent le chemin par lequel les historiens en sont venus à interroger les opérations culturelles, sociales et politiques qui constituent la mise en archive. Les travaux qui en ont découlé rappellent ce qui pourrait tenir là aussi de l’évidence mais qui a plutôt pris la forme d’une prise de conscience réflexive : les archives n’ont pas été écrites pour les historiens, elles ont une histoire qui influe en retour sur nos manières de faire de l’histoire[5]. Bien plus, ces travaux restituent les enjeux de pouvoir qui suscitent, accompagnent, constituent la production d’écrits et leur mise en archive[6]. Les écrits qui nous parviennent comme de l’archive procèdent en effet d’un usage propre dans le temps de leur production. Les archives ne sont pas le support du récit des événements, elles en sont des éléments intrinsèques, qui le travaillent autant qu’elles en découlent[7]. Les actions menées avec des archives constituent donc des moyens d’agir dans le cadre de luttes au sein des institutions[8].

S’intéresser aux pratiques d’archives au sein du ministère des Affaires étrangères permet de considérer les histoires endogènes du dépôt non comme de pures descriptions, d’autant plus susceptibles d’infuser nos représentations qu’elles ont été elles-mêmes mise en archives ; mais à nouveau comme de l’archive, comme l’archive d’une pratique d’écriture historienne. Le rapport entre la pratique historiographique et le lieu de sa production, mis en valeur par M. de Certeau, a été appliqué à l’histoire des lieux par des historiens proches de la micro-histoire : le savoir historiographique – les histoires en tant qu’elles constituent une historiographie – est une production du lieu, il dépend de son lieu d’énonciation[9] ; l’histoire des lieux dépend donc non seulement de son lieu d’énonciation – elle est un produit du lieu, mais elle est aussi localisatrice, productrice d’assignations à des lieux [10]. Pour être compris, les écrits sur le dépôt gagnent à être rattachés à leur lieu de production, ce qui revient à prendre en compte le fait qu’ils ont été produits dans le lieu-même dont ils parlent. Les pratiques d’archives permettent ainsi d’appréhender la manière dont le dépôt s’est construit matériellement en même temps qu’il s’est construit comme un lieu d’écriture de sa propre histoire ; et réciproquement, comment l’écriture de l’histoire qui en découle a été productrice de ce lieu, établissant sa première historiographie. Notre compréhension de ce qui constitue un bureau – à la fois subdivision administrative et espace de travail – ou une administration s’en trouve modifiée. À partir de l’observation des usages des archives du ministère, on contribue en effet à plus large échelle à l’histoire des Affaires étrangères, de l’État et de l’administration.

L’institution du dépôt : une opération d’écriture

État des lieux

Dans un mémoire écrit par le garde des archives des Affaires étrangères Claude Gérard Sémonin (1772-1792) en 1787, on peut lire :

La collection du département des affaires étrangères, commencée à Versailles par M. de Croissy, déposée sous le ministère de M. de Torcy dans le couvent des Petits Pères, placée peu après au Louvre dans le Donjon qui est au-dessus de la Chapelle, a été transportée à Versailles au mois de mars 1763 dans les salles de l’hôtel des Affaires étrangères[11].

Le dépôt des Affaires étrangères a déménagé trois fois dans la première moitié du XVIIIe siècle. Sémonin fait remonter l’origine des archives à l’existence d’une collection – les recueils faits par le secrétaire d’État Croissy (1679-1696) de ses papiers et de ceux de ses prédécesseurs, Lionne (1633-1671) et Pomponne (1672-1679) – et non à l’existence d’un dépôt, c’est-à-dire d’un lieu où conserver cette collection. C’est en 1710, sous Torcy (1696-1715), qu’un lieu propre est affecté aux archives des Affaires étrangères à Paris, alors que le ministère est à Versailles. Le dépôt se trouve ainsi dissocié du ministère et ce jusqu’à la fin de la construction de l’hôtel de la Guerre et des Affaires Étrangères à Versailles en 1760[12]. Après l’écriture du mémoire de Sémonin en 1787, les archives ont encore déménagé. À la suite du retour du roi à Paris en octobre 1789, les ministères quittent Versailles. Le ministre Montmorin (1787-1789) loue deux hôtels particuliers faubourg Saint-Germain[13]. Deux ans plus tard, Delessart (1791-1792) fait déménager le ministère dans un hôtel de l’actuelle rue Laffitte, qui déménage à nouveau le 6 mai 1795, dans l’hôtel Gallifet rue de Grenelle[14]. En ce qui concerne les archives, depuis 1789, elles étaient demeurées à Versailles. Le 16 décembre 1795, à la suite d’une décision de Delacroix (1795-1797), elles commencent à être transférées vers l’hôtel Gallifet et donc à rejoindre le ministère, ce qui est chose faite au mois de mars suivant. La place manquant, elles déménagent en 1798 dans l’hôtel Maurepas, qui communique par le jardin avec l’hôtel Gallifet. Mais ce dernier avait été affecté aux Affaires étrangères en tant que bien d’émigré et, en 1822, se trouve restitué aux héritiers du marquis de Gallifet[15]. Le ministère s’installe alors dans l’hôtel de Wagram, boulevard des capucines, tandis que les archives s’établissent rue des capucines, dans un hôtel qui communiquait avec le ministère par un jardin[16].

Date Lieu du dépôt Lieu du ministère
1710 Couvent des Petits Pères puis Louvre, Paris Versailles
1763 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles
1789 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Faubourg Saint-Germain, Paris
1792 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Rue Laffitte, Paris
6 mai 1795 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris
Mars 1796 Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris
1798 Hôtel Maurepas, rue du Bac, Paris

(l’hôtel Maurepas communique par le jardin avec l’hôtel Gallifet)

Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris

Tableau 1 Lieux successivement occupés par le dépôt et le ministère des Affaires étrangères

Pour situer les lieux occupés par les archives, il a fallu examiner ce que les commis du dépôt en avaient écrit. Selon Sémonin en 1787, l’histoire du dépôt commence au « couvent des Petits Pères » – les Augustins déchaussés–, à proximité du Palais Royal et de la place des Victoires. Bien avant lui, en 1720, le garde du dépôt Nicolas Le Dran (1711-1762)[17] en retraçait l’origine, sans évoquer le couvent des Augustins :

[L]es volumes […] se trouvèrent en 1710 multipliés considérablement, Mr le M[ar]quis de Torci […] après avoir obtenu du roi, Louis 14 le Cabinet dans le dongeon au dessus de la chappelle du Louvre a Paris, pour les y deposer et conserver soigneusement, le soin en fut alors confié au Sr de St Prêt […][18].

Selon Le Dran, témoin de la création du dépôt, les archives sont passées directement de Versailles au Louvre. Les écrits de la première moitié du XVIIIe siècle ne mentionnent pas le couvent des Petits Pères et l’historiographie sur le couvent non plus[19]. Le premier document du ministère à évoquer ce lieu est un mémoire de 1761 – 50 ans après les faits relatés –, écrit par Le Dran et dans lequel il recopie successivement un extrait du journal du marquis de Dangeau et « une note écrite de la main du Duc de St Simon vers l’année 1736 », qui retracent tous deux la naissance du dépôt[20]. C’est dans la note du duc Saint-Simon que le couvent est évoqué, sous la forme d’une addition au journal de Dangeau qui, lui, ne le mentionnait pas[21]. Or en 1761, les papiers du célèbre mémorialiste viennent justement d’être déposés aux archives des Affaires étrangères, Le Dran les a sous les yeux en écrivant.

Le Dran recopie Saint-Simon mais cela ne vaut pas adhésion, car une note dans la marge nuance son propos : « L’hotel du M[arqu]is de Croissi occupée par le M[arqu]is de Torci son fils etait dans la rue Vivienne sur le jardin des Petits peres, et avait une porte dans ce jardin »[22]. Il ne contredit pas le duc mais, sous la forme bienséante d’une précision, laisse ouvert un champ d’interprétations. L’hôtel de Torcy communiquait en effet avec le couvent. Soit les archives des Affaires étrangères ont été entreposées un court moment dans cet hôtel, que Saint-Simon confondrait avec le couvent, avant de rejoindre le Louvre ; soit la confusion du duc serait à chercher du côté de la Marine, puisqu’au début du XVIIIe siècle on trouve en effet dans le pavillon du jardin des Augustins déchaussés, le dépôt du secrétariat d’État à la Marine. L’hôtel de Pierre Clairambault, le généalogiste du roi, est à deux pas, ainsi que le lieu de résidence d’Eusèbe Renaudot, propriétaire de la Gazette[23]. Des papiers ayant à voir avec les relations internationales de la France circulent sans aucun doute à cette époque dans cet espace. Le Dran, dans son mémoire historique en 1761, se pose en historien continuateur de Saint-Simon et le mobilise pour légitimer sa propre écriture du dépôt. Il ne le contredit pas, mais insinue poliment une nuance dans la marge, ce qui témoigne des difficultés à situer l’origine du dépôt et de l’enjeu que cela représente pour les commis. Après lui, les gardes ont situé la naissance du dépôt au couvent des Petits Pères, dans ce qui constitue sa première et durable historiographie, et dont Saint-Simon est donc, semble-t-il, à l’origine[24].

Les archives, un bureau ?

Le récit de la topographie des archives des Affaires étrangères révèle deux éléments : les nombreux déménagements du dépôt et donc la multiplicité des lieux qu’il a occupés au cours du temps ; une dissociation entre les lieux occupés par le dépôt et ceux occupés par le ministère. De la naissance du dépôt à son emménagement au Quai d’Orsay en 1850, les années 1763-1789 et 1796-1798 sont les seuls moments où il occupe réellement le même bâtiment que le ministère. Alors qu’une institution est communément identifiable par son lieu – on parle aujourd’hui du « Quai d’Orsay » pour désigner, par métonymie, le ministère – le dépôt a occupé des bâtiments variés dans le premier demi-siècle de son existence[27]. Ces éléments nous éloignent de l’identification forte entre lieu, institution et autorité politique et pourtant, ce dépôt comme ceux des autres secrétariats d’État créés au tournant du XVIIIe siècle – de la Marine en 1699, de la Guerre en 1701 – est souvent considéré comme un élément déterminant dans la mise en place d’une bureaucratie ministérielle au temps de la monarchie administrative[28].

Que serait un bureau auquel on confierait les documents transformés en archives parce qu’ils ne sont plus utiles aux affaires ? La distinction spatiale entre dépôt et ministère implique en effet un tri entre les papiers, qui recouvre une séparation fonctionnelle entre ceux jugés utiles au service du ministère – les papiers récents – et ceux qui ne le sont plus – les papiers anciens, selon une distinction entre documents et archives[29]. À la fin de la Régence, le Cardinal Dubois, principal ministre, demande à Le Dran de faire revenir à Versailles – c’est-à-dire au ministère – les papiers « nécessaires ». Le Dran le raconte ainsi à Choiseul, qui vient de prendre la tête du ministère, en 1759 :

Lorsqu’en 1722 Sa M[ajes]té ayant resolu d’etablir a l’exemple du Roy Louis son bisayeul, la residence de sa Cour a Versailles, le C[ardin]al du Bois voulut que j’y fisse transporter dans un bureau qu’il m’avait destiné, ceux des volumes du depost qui pouraient estre les plus necessaires pour le courant des affaires[30].

Toutefois, dans le même mémoire, Le Dran revendique pour le garde des archives – lui-même –un logement au Louvre où sont les archives « pour estre à portée d’envoyer promptem[ent] les volumes ou pieces qui seraient demandées de Versailles » – au ministère. Au moment de demander davantage de personnel pour son dépôt, il décrit aussi les travaux que le ministère demande aux archives : « et cependant nous n’avons que deux commis apointés du Roy pour nous aider dans la confection des tables, extraits et copies à faire pour subvenir a ce qui est souvent demandé des bureaux de Versailles ». Le ministère a besoin des papiers restés à Paris. Dans ce mémoire à l’attention de Choiseul, la séparation entre les papiers nécessaires et les autres n’est pas évidente, elle est flottante ; elle est aussi transcendée par la mise en scène par Le Dran de sa propre nécessité, dans un récit à la première personne où celui qui dit « je » tient la plume : plus que certains papiers, c’est lui-même qui est nécessaire au ministère. On voit que l’écriture du dépôt comme bureau est prise dans les rapports sociaux entre commis et ministre.

En juin 1797, alors que les archives et le ministère viennent d’être réunis, un commis du dépôt écrit au ministre :

[On] ne craint point d’avancer que le nombre des employés attachés aux Archives n’est point proportionné au travail actuel. Il est manifeste que, depuis leur translation à Paris, elles sont devenues une division politique si active par les demandes de tout genre des chefs des autres divisions et du public, que, pour y satisfaire ponctuellement, il a fallu abandonner la confection des tables analytiques des diverses correspondances […][31].

Selon ce commis, c’est la réunion des archives et du ministère dans un même lieu (« Paris », à l’hôtel Gallifet) qui fait des archives une « division » – équivalent de « bureau ». Qualifier les archives de division politique les place en haut de la hiérarchie des bureaux – les divisions politiques s’occupent de la correspondance entre le ministère et les ambassadeurs–, alors que les commis des archives semblent pâtir d’un manque de reconnaissance par rapport à ceux des autres bureaux. Le dépôt aurait, en rejoignant le ministère, changé de fonctions et ses employés auraient changé de travail. Mais cette description s’inscrit dans une demande de moyens financiers et humains faite au ministre pour le service des archives, dans un manuscrit à la présentation particulièrement soignée – il comporte une page de garde par exemple. L’intégration du dépôt au travail proprement diplomatique est mise en valeur pour justifier la nécessité d’augmenter son personnel. L’association du dépôt à un bureau, dans laquelle on lit souvent un élément important de la construction de l’État moderne, est donc d’abord le fait des acteurs, dans le cadre d’une revendication écrite. À suivre l’auteur de ce mémoire, le dépôt lorsqu’il n’est pas au ministère est éloigné du travail des bureaux, ce qui déplace l’association courante entre la création des dépôts et la bureaucratisation des administrations. En 1759 comme en 1797, la représentation du dépôt en bureau à travers la description des tâches effectuées pour le ministère par les commis des archives est prise dans une revendication de privilège – un logement –, de place, de personnel ou d’appointements. Pour le dépôt, essayer d’exister comme bureau est une ressource pour obtenir les mêmes moyens qu’un bureau.

Bureau et patriotisme : le moment 1789-1795

Entre temps, l’histoire du dépôt avait été marquée par une rupture importante. En 1789, le dépôt n’a pas suivi le roi et le ministère à Paris, ce qui a valu au ministère d’être soupçonné d’avoir laissé ses papiers à l’abandon[32]. Selon F. Masson, les raisons pour lesquelles le dépôt serait resté à Versailles sont matérielles : on attendait de trouver les bonnes conditions pour l’accueillir à Paris. L’emménagement du ministère à l’hôtel Gallifet ne suffit cependant pas à expliquer que le dépôt l’y ait rejoint en 1795, comme l’indiquent les alertes du garde Nicolas Geoffroy sur l’insuffisance du local destiné à accueillir les archives[33]. A. Baschet, dont l’ouvrage est contemporain de celui de F. Masson[34], n’en disait pas plus et depuis, la période 1789-1795 fait figure d’ellipse dans les travaux[35].

On pourrait relier le déménagement de 1795 à un mouvement plus large de réorganisation des archives suite à la loi du 25 juin 1794. Mais cette « charte constitutive des archives de France »[36], ne paraît pas avoir concerné le dépôt des Affaires étrangères. Un rapport du commissaire[37] des Relations extérieures Philibert Buchot en 1794 affirme :

[Le dépôt] est actuellement à Versailles parfaitement établi quant à la localité, mais un décret ordonne la translation à Paris ; peut être sera-t-il difficile de trouver un emplacement aussi convenable et la depense qu’entraine ce changement sera sans doute considérable, mais il n’en faut pas moins conserver l’établissement en lui-même et continuer à l’entretenir avec le même soin[38].

Il est possible qu’on ait laissé le dépôt à Versailles pour le préserver. La commission revendique à nouveau le transfert du dépôt à Paris en novembre[39], mais le commissaire André-François Miot (1794-1795) se voit opposer la résistance du garde Geoffroy, qui insiste sur l’importance de fixer les archives à l’abri du feu et de l’humidité, dans un local d’une seule grande pièce de plein pied, pour éviter aux commis des pertes de temps ; ce que l’hôtel Gallifet où se tient le ministère, ne peut offrir. Le garde conclut ainsi son mémoire :

On observera encore que pendant 53 ans, depuis 1710 époque de la formation du dépôt à Paris, jusqu’au moment de sa translation à Versailles en 1763, le service des bureaux ministériels n’a point souffert, quoique éloigne alors, comme aujourd’hui, de 4 lieues, et de 15 à 20 lieues pendant les voyages de Fontainebleau et de Compiègne[40].

Par ces lignes, seul exemple à notre connaissance d’écriture de la distance qui sépare le dépôt du ministère au XVIIIe siècle, Geoffroy affirme que cette distance ne nuit pas au service. En sollicitant le maintien du dépôt à Versailles, il revendique aussi l’autonomie du dépôt vis-à-vis du ministère. Finalement, le ministre Delacroix ordonne la translation du dépôt à Paris le 14 décembre[41]. Or on sait d’après F. Masson que Geoffroy fut peu après chassé du dépôt comme complice de l’insurrection royaliste du 5 octobre 1795[42]. L’autonomie du dépôt versaillais serait-elle à chercher dans sa constitution en bastion royaliste ? En mars 1792, le garde Sémonin avait fait l’objet d’une dénonciation de la part d’un citoyen de Versailles dénommé Genton, qui écrivait au ministre Dumouriez (1792) :

Monsieur, il y a un de vos burau sur lequel vous n’avez pas porté vos regards ou il regne la plus affreuse aristocratie, […] l’on socupe plus souvent au dépôt des affaires etrangeres, a faire des extraits pour le Journal de la cour et de la ville, la gazette de paris et l’amie du Roi, que des affaires de la nasion. je vous dénonce sur tout le chef de ce bureau comme le plus enragé de tous les aristocrate. la preuve de ce que javance c’est que rien na pu encore le forcer a prendre la cocard nasionale […]. il a eu peu de tem le moniteur, mais la lecture de ce journal lui donnait des convultions. il y a quelque chose de pire que tout cela c’est que monsieur simonin qui coute 24 à 30 mille livre par an a la nation ne fait pas dans le courant de son année pour 24 livre de travail à payer très généreusement, il necrit surement pas pour le service de son bureau la valeur d’un cahier de paier [sic] à lettre, il socupe mais cest a sa campagne a planter […] des arbres et à chasser dans son parc. […] il vient a versailles tout les huit jours des foit tout les trois semains quelque fois un mois. […] débarassez vous monsieur d’un de nos grands ennemit et mettez en leur place des hommes patriotes que la nation payera avec plaisir et qui la serviront bien […][43].

On le lit entre les dernières lignes, la dénonciation de Genton est peut-être aussi de sa part une demande d’emploi au dépôt, ce qui sème un peu plus de trouble sur un écrit produit dans l’ère du soupçon[44], ou les écrits de suspicion peuvent eux-mêmes faire l’objet d’une suspicion. Le dépôt est assimilé à un bureau, dans une opération d’écriture qui vise à prémunir le service du ministère d’un mauvais fonctionnaire : comme bureau, le dépôt se doit d’être peuplé d’agents républicains et patriotes. La dénonciation passe par la description du travail effectué au dépôt pour la presse royaliste et contre-révolutionnaire, de l’oisiveté du garde absent et du coût qui en découle pour la nation, mais aussi de son refus de porter la cocarde en un temps où les vêtements sont, comme le langage employé ou le travail, un critère de patriotisme[45]. L’hypothèse du dépôt comme bastion royaliste est à nuancer car, outre la singularité du témoignage, si le dépôt est d’abord accusé dans son ensemble, la dénonciation se resserre finalement sur Sémonin, qu’il faut remplacer, et pourquoi pas, par l’auteur de la lettre[46]. Même si le Comité de Salut Public a pu vouloir neutraliser le dépôt en le ramenant de Versailles à Paris en 1794, ces dénonciations ayant eu lieu en 1792 n’expliquent pas pourquoi le déménagement n’a pas été réalisé avant fin 1795. La résistance des gardes conjointement à la recherche d’un bâtiment convenable peuvent l’expliquer ; et si finalement, le transfert a lieu dans un bâtiment inadapté, c’est peut-être qu’il fut mis un terme brutal à la résistance de Geoffroy en réaction aux dénonciations qui l’acculaient.

Les écritures variées du dépôt comme bureaux déplacent le questionnement qui consisterait à étudier les usages du dépôt-rouage de l’administration, vers celui de l’institution du dépôt comme bureau à travers des pratiques d’écriture. On se donne ainsi les moyens d’observer ce qui « fait lieu » au dépôt des Affaires étrangères, si ce n’est un bâtiment dédié de manière pérenne : une pratique continue d’écriture du lieu.

La construction d’une fiction : le dépôt des Affaires étrangères, lieu du secret

La communication des archives : anatomie d’un volume

En produisant des histoires, les commis font aussi du dépôt une ressource pour l’écriture de l’histoire. Dès le XVIIIe siècle, des historiens extérieurs au ministère ont ainsi sollicité la communication de ses archives. En témoigne le volume relié « Communication des pièces des archives 1752-1830 » conservé dans la série des archives du ministère[47]. Une première partie de ce volume rassemble des écrits normatifs qui rappellent l’interdiction de communiquer des archives à toute personne étrangère au dépôt, agents du ministère compris, sans autorisation du ministre. Ils ont été produits entre 1808 et 1830, principalement par Maurice d’Hauterive, garde des archives de 1807 à sa mort en 1830. Une seconde partie rassemble des dossiers qui portent le nom des individus ayant sollicité la communication d’archives. Ils contiennent parfois leurs demandes et de manière plus systématique, les réponses du garde du dépôt, signifiant presque toujours un refus de communiquer les archives. Ces dossiers s’échelonnent de 1752 à 1830 mais 33 dossiers sur 41 datent de la période où d’Hauterive est garde des archives. On peut voir dans la mise en volume de ces refus de communication la construction d’un savoir historiographique par d’Hauterive, pré-écrivant l’histoire du ministère ; en effet, c’est sur ce volume que s’est appuyée l’historiographie du ministère depuis la seconde moitié du XIXe siècle pour construire l’image d’un dépôt-forteresse[48].

Or, à y regarder de plus près, la construction du dépôt des Affaires étrangères comme un lieu dont rien ne sort est une fiction. Les demandes de communication ont beau être refusées, cela ne signifie pas que les archives ne sortent pas du dépôt d’une manière ou d’une autre : prêt, consultation, réalisation d’extraits ou de copies – le sens du terme « communication » fait précisément l’objet de conflits entre les gardes et les visiteurs. Cette contradiction apparente entre des lettres et des règlements qui refusent de communiquer et une communication effective peut être résolue en prenant en considération la proposition de M. de Certeau, selon laquelle le savoir historiographique dépende de son lieu d’énonciation[49]. La délocalisation de ces écrits, l’oubli de leur lieu d’énonciation dans l’étude qui en a été faite et qui est consécutive de leur mise en archives (la mise en archives – en lieu – paradoxalement, produit là de la délocalisation), a favorisé la mise en valeur du dépôt comme un lieu une forteresse dans l’historiographie[50].

Parmi les dossiers nominatifs, le volume relié conserve celui de Pierre Édouard Lemontey, historien à qui Napoléon confie en 1808 l’écriture de l’histoire de France sous les règnes de Louis XV et Louis XVI. La commande de l’Empereur ne rend pas la communication des archives évidente, et d’Hauterive est chargé par le ministre Champagny (1807-1811) d’un rapport sur les enjeux de cette communication[51]. Fort de son expérience au ministère et produisant par ailleurs tous les règlements de l’institution à cette période – il était auparavant chef de division politique et siégeait au Conseil d’État depuis 1805 –, d’Hauterive ne se contente pas de répondre à Lemontey, il institue[52] : « je prie Votre Excellence de me permettre de lier la décision que je dois lui demander sur le fait particulier de la réclamation qu’elle m’a renvoyée, à la discussion de la règle générale qu’il est dans l’intérêt de mes devoirs de chercher à faire établir », écrit-il à Champagny en décembre 1808[53]. Son rapport contient un refus de communiquer les archives en général, mais aussi une autorisation de communiquer à Lemontey ce qu’il demande. Après trois pages d’écriture du refus, d’Hauterive précise : à condition que Lemontey ne cherche pas lui-même dans les volumes, mais qu’on lui transmette sur place les pièces précisément demandées, si elles ne sont pas directement en lien avec les affaires du temps, la communication peut être accordée.

La carrière de d’Hauterive est longue (23 ans aux archives) et il a produit un volume entier de règlements et de rapports sur l’interdiction de communiquer des archives, arguant de la protection du secret des affaires, ce qui tend à occulter le fait que ces écrits s’inscrivaient souvent dans le cadre d’une communication. Le repérer permet de déplacer les questionnements sur la protection effective ou non du secret, sur les modalités de rétention de l’information dans les monarchies modernes[54], vers les usages sociaux du secret : à quoi cela sert-il de construire par l’écriture le dépôt des archives des Affaires étrangères comme le lieu de la protection du secret diplomatique si ce n’est pas, ou pas seulement, à le protéger ? À travers l’écriture du refus de communiquer les archives, le garde publie le dépôt comme lieu où est gardé le secret diplomatique. Ces écrits circulent dans l’entourage du ministre des Affaires étrangères, du chef de l’État, et bien sûr auprès des historiens qui sollicitent la consultation d’archives.

La publication du secret comme principe de gouvernement

La démarche de Lemontey indique qu’en 1808, lorsqu’un individu veut écrire de l’histoire, il se rend aux archives. La singulière richesse du dépôt des Affaires étrangères est mise en avant comme un argument dans la lettre que Fouché, ministre de la police, écrit à Champagny pour recommander Lemontey – ce dernier travaillait en effet au service de la censure, dans le ministère de Fouché :

Il a paru convenable, Monsieur le Comte, aux vues de Sa Majesté, de faire continuer l’histoire de France commencée par Vely. S. M. a daigné en charger Mr Lemontey, et m’a expressément autorisé à lui faire ouvrir les dépôts et archives du gouvernement. Votre Excellence sentira que sans un tel secours, une histoire moderne, abandonnée aux fausses lueurs des gazettes, et d’un trop petit nombre de mémoires particuliers, ne saurait jamais être classique et digne des hautes pensées de S. M. La source la plus indispensable pour un historien est le dépôt des relations extérieures […].[55]

De son côté, d’Hauterive retourne terme à terme ces arguments pour défendre un usage des archives interne au ministère :

J’ai toujours pensé, Monseigneur, que les archives n’étaient point un dépôt commun pour les travaux de l’histoire. Les journaux, les rapports officiels, les actes publics, les mémoires mis au jour par les contemporains sont les seules sources où les hommes qui s’imposent volontairement la tâche de consigner les évènements de leur temps ou ceux des temps passés, doivent puiser. […] Les moyens particuliers d’instructions que le gouvernement possède lui appartiennent en propre […] [56] .

Pour d’Hauterive, le dépôt n’est pas public et les archives des Affaires étrangères ne peuvent servir de sources qu’aux travaux d’histoire réalisés par les commis du ministère pour le ministère. Les archives sont à usage interne, contrairement aux gazettes où Lemontey peut puiser. C’est la réponse qu’avait fait en son temps Colbert à François Charpentier chargé par Louis XIV d’écrire l’histoire de son règne, et les historiens que sont d’Hauterive et Lemontey le savent sans doute, l’épisode étant raconté par Charles Perrault[57]. C. Jouhaud a identifié dans ce point de blocage – l’accès aux sources – une des causes de l’impasse dans laquelle se sont trouvés les historiographes du règne de Louis XIV. Un siècle et demi plus tard, on voit encore s’affronter deux conceptions des archives : les archives comme sources de l’histoire et les archives comme ressource pour l’action des ministres, qui sont aussi un secret que l’on garde. Cette tension entre usage externe et interne est révélatrice d’une contradiction inhérente aux archives, mise en valeur par F. de Vivo à propos des archives de Venise : elles sont secrètes et pourtant, leur conservation suggère leur exploitation[58].

La protection du secret est le principal argument utilisé par d’Hauterive pour exprimer son refus de communiquer des archives. Il répète craindre la « publicité » des papiers à la fois pour la réputation des agents diplomatiques et pour celle des grandes familles liées aux événements politiques. Les archives communiquées pourraient « fournir dans la période la plus épineuse d’une négociation […] des armes dangereuses aux puissants ennemis […] de la politique du gouvernement » écrit-il[59]. L’association des écrits à des « armes » signifie à la fois le pouvoir de l’écrit et son statut quasi-juridique – c’est l’écrit comme preuve. D’Hauterive a conscience qu’ils peuvent être retournés contre le dépôt :

Il ne peut être sans danger dans aucune circonstance de donner à qui que ce soit un accès indéterminé à toutes les espèces de collections qui peuvent se trouver au dépôt, car cette communication entrainant la faculté de faire des extraits, il est probable qu’elle donnera lieu, soit immédiatement, soit par la suite, à publication de faits ou de maximes qu’il peut être dans l’intention du gouvernement de laisser ignorer[60].

D’Hauterive produit du flou en étant imprécis (« qui que soit », « indéterminé », « les espèces de collections »), ce qui lui permet, au nom du « danger », d’ériger le refus de communiquer en principe général et d’appliquer des ajustements selon les cas. Le danger est le suivant : dès lors qu’ils sont sortis du dépôt, les écrits circulent et leur destin échappe au garde. D’Hauterive témoigne d’un savoir de la circulation, alors qu’il doit précisément argumenter face à Lemontey, censeur impérial, expert en circulation de l’écrit, du moins officiellement habilité à dire ce qui peut circuler. Le secret diplomatique n’est pas seul en jeu ; à bien le lire, la construction de l’identité des grands commis d’État mis en concurrence est au cœur de ce rapport. Reste qu’en dépit des propos de d’Hauterive, les archives sortent du ministère.

L’efficacité de son argument est donc à chercher ailleurs : écrire sur la protection du secret diplomatique, c’est pour le moins publier le secret comme principe de gouvernement[61]. Pour d’Hauterive, la crédibilité du ministère vis-à-vis des puissances étrangères passe par sa représentation, dans l’écriture, comme un lieu qui tient secrètes les traces des négociations entre les États. Publier la défense du secret diplomatique ne permet pas tant de défendre effectivement ce secret, que de publier que les archives sont un lieu sûr. D’Hauterive dédouane le ministère d’une faute politique, pour ses contemporains et la postérité. On a vu l’efficacité historiographique de l’argument du secret, à partir duquel les historiens ont fait de d’Hauterive le bâtisseur d’une forteresse. En cela, les rapports du garde se contredisent eux-mêmes : ils publient que rien ne sort du dépôt, or pour être valables comme publication il faut qu’eux-mêmes, archivés, sortent du dépôt ; il faut accéder à ces archives qui prétendent qu’on ne doit pas accéder aux archives. L’important est donc autant de garder le secret que de dire qu’on le fait, ce qui fait apparaître l’archivage non comme une pratique de mise hors circulation mais comme une publication.

Défendre le secret, défendre son travail

La communication des archives est un terrain qui nous permet, à la suite des travaux de F. de Vivo notamment, d’envisager les archives non comme un lieu clos sur lui-même mais dont le fonctionnement est le fruit d’un « compromis » avec le monde extérieur[62]. Pour bien comprendre ce qui se joue dans la publication du secret, il faut pourtant envisager que la communication des archives est aussi aux prises avec des rapports de pouvoir internes au ministère. En l’occurrence, les écritures du refus sont pour d’Hauterive une occasion de défendre auprès du ministre le travail des commis et le sien en particulier. Cela implique tout d’abord de faire entrer son action de défense du secret dans le domaine de la fidélité en en offrant un témoignage au ministre et à l’Empereur. Toujours dans le même rapport de décembre 1808, d’Hauterive écrit :

D’après ce qui m’a été dit, il parait que ces ordres émanent de Sa Majesté même. Il est vrai que rien n’indique que l’intention de Sa Majesté soit que M. Lemontey puisse recueillir les renseignements nécessaires à son travail partout où ces renseignements existeront : mais il suffit que les volontés d’un souverain tel que le Notre soient connües pour que toutes les personnes qui mettent tout leur bonheur et leur gloire à lui obéir, quelle que soit l’administration qu’ils ayent à diriger ou à servir, se montrent empressées de seconder de tous leurs moyens les efforts de quiconque […]. Je suis assuré, Monseigneur, qu’en ce point ce n’est pas une simple opinion que j’exprime et que je ne fais que professer les sentiments personnels de Votre Excellence[63].

Le garde des archives met en valeur sa proximité avec Napoléon en affirmant qu’il le connaît assez bien pour connaître ses intentions. Il est vrai que d’Hauterive le côtoie au Conseil d’État et a eu l’occasion de travailler directement avec lui à l’hiver 1801-1802, lorsqu’il assurait l’intérim du ministère en l’absence de Talleyrand[64]. D’Hauterive prend la posture de celui qui connaît les intentions de l’Empereur et du ministre mieux que les deux hommes eux-mêmes, ce qui situe sa décision à suivre dans une fidélité parfaite aux vues de ses patrons. Or se conformer à leur désir est essentiel pour celui qui se trouve avec Lemontey concurrencé sur son propre terrain, l’écriture de l’histoire.

Les commis du dépôt produisent en effet des histoires variées appuyées sur leurs archives : histoire des négociations diplomatiques, des puissances étrangères et leurs rapports avec la France, du ministère et du dépôt qu’il abrite. Ces histoires restées manuscrites étaient destinées à un usage interne, aux ambassadeurs qui venaient les consulter aux archives avant de partir en mission, ou au ministre pour préparer la signature d’un traité[65]. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de Le Dran, particulièrement prolifique en la matière puisque Christian Fournier lui attribue 519 histoires, toutes manuscrites, principalement des histoires des négociations[66]. Leur nombre suggère que cela relevait de l’occupation principale, du moins habituelle du garde des archives. Ses successeurs, en écrivant eux aussi de l’histoire et notamment des histoires du dépôt qu’ils offraient à leur ministre, ont construit et revendiqué une profession d’historien. Cela permettait aux commis des archives d’obtenir une forme de reconnaissance de la part du ministre, alors qu’ils étaient souvent dévalorisés par rapport à ceux des autres bureaux[67].

Voilà qui fait apparaître autrement la défense de l’accès aux archives par d’Hauterive. Mettre en valeur la protection du secret, c’est énoncer un argument audible pour le ministre. Mais lorsqu’il affirme que les archives ne sont pas un dépôt pour « les hommes qui s’imposent volontairement la tâche de consigner les évènements de leur temps ou ceux des temps passés », d’Hauterive défend les commis du dépôt pour qui écrire de l’histoire à partir des archives diplomatiques est un travail, qui requiert une expérience et des compétences : « L’usage qui doit être fait de ces documents demande un discernement exercé, une certaine expérience des affaires et à quelques égards une connaissance des rapports secrets de la France avec les cabinets étrangers »[68].  C’est là la définition d’un commis des archives. D’Hauterive l’écrit franchement à Champagny : « Il est donc à désirer que ces matériaux serviront uniquement aux personnes qui appartiennent au ministère […] » ; et lui met sous les yeux les travaux réalisés aux archives, avant de présenter les siens propres : « J’ai eu l’honneur d’entretenir Votre Excellence dans une autre occasion du travail que j’ai fait moi-même sur la dernière correspondance de Turin »[69]. La défense de l’accès aux archives est ainsi l’occasion pour d’Hauterive de présenter au ministre le travail de son dépôt. Face à Lemontey, historiographe nommé par Napoléon, d’Hauterive revendique le monopole de l’accès aux archives du ministère, c’est-à-dire la fonction d’historiographe des Affaires étrangères.

Conclusion

Les mémoires de d’Hauterive donnent à lire deux usages opposés des archives, que l’on distingue nous-mêmes souvent comme historiens, entre les archives comme sources pour l’histoire et les archives comme ressources de l’action politique. Toutefois la vraie tension se situe entre un usage externe au dépôt et un usage interne. En effet, les actions menées par d’Hauterive attestent d’une pratique politique et administrative de l’écriture de l’histoire, qui déplace l’opposition traditionnelle entre histoire et action : ici, la source de l’histoire est la ressource pour l’action ; protéger le secret, c’est contrôler l’écriture de l’histoire, protéger le ministère des représailles diplomatiques, et pour le garde, protéger sa fonction. En laissant l’histoire être prise en charge par d’autres, les commis perdent cet instrument – l’écriture de l’histoire – qui avec le temps, est devenu constitutif de leur métier. En effet, face aux changements de lieux consécutifs du dépôt, le recours à l’écriture a permis à ces derniers d’affermir leur dépôt comme institution bureaucratique et sûre. Situer l’écriture du lieu dans son lieu d’écriture fait apparaître ce que l’on considère d’habitude comme la préhistoire de l’État moderne – l’écriture de la bureaucratisation ou du secret d’État – comme une ressource pour les acteurs du temps dans des rapports sociaux internes – entre un commis et un ministre – et externes au ministère – entre un commis des archives et un visiteur, censeur et historiographe au service de Napoléon par exemple. C’est en ce sens que l’histoire des pratiques archivistiques peut devenir une histoire sociale de l’État.


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Taillemite Étienne, « Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870. », Bibliothèque de l’École des chartes, 127-1, 1969, p. 27‑86.

Torre Angelo, « « Faire communauté » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e année, 2007, p. 101‑135.

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Vivo Filippo De et Clavier Aurore, « Cœur de l’État, lieu de tension », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68e année-3, 2013, p. 699‑728.


[1] C’est ainsi qu’A. Baschet a écrit à la fin du xixe s. une histoire très complète du dépôt des Affaires étrangères. Armand Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères: à Paris au Louvre en 1710, à Versailles en 1763 et de nouveau à Paris en divers endroits depuis 1796, Paris, Plon, 1875.

[2] Jean-Pierre Samoyault, Les Bureaux du Secrétariat d’État des affaires étrangères sous Louis XV: administration, personnel, A. Pedone., Paris, 1971.

[3] Jean Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, Éditions du CNRS, coll.« Histoire de l’administration française », 1984 ; Isabelle Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères », in Lucien Bély et Isabelle Richefort (éd.), L’Invention de la diplomatie. Moyen-Âge-Temps modernes., PUF, 1998, p. 193‑204.

[4] Donato Maria Pia et Saada Anne, Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux., Classiques Garnier, Paris, 2019, p. 9, Introduction.

[5] Anheim Étienne et Poncet Olivier, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, 2004, no 125, pp. 13.

[6] Pour des exemples récents en dehors du seul cas français : Filippo de Vivo, Information and Communication in Venice: Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford university press, 2007 ; Markus Friedrich, Die Geburt des Archivs: Eine Wissensgeschichte, München, De Gruyter Oldenbourg, 2013.

[7] Isabelle Grangaud, « Le passé mis en pièce(s) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72e année-4, 2017, p. 1023‑1053 ; Christian Jouhaud et Dinah Ribard, « Événement, événementialité, traces », Recherches de Science Religieuse, 2014 ; Pauline Lemaigre-Gaffier et Nicolas Schapira, « Introduction », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles. Sociétés de cour en Europe, XVIe-XIXe siècle – European Court Societies, 16th to 19th Centuries, 2019.

[8] Sur l’institution comme enjeu de lutte, voir Bourdieu Pierre, Sur l’État: cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil, 2012, p. 508.

[9] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 95.

[10] Mathilde Bombart et Alain Cantillon, « Localités : localisation des écrits et production locale d’actions – Introduction. Actes de la journée d’étude du 7 octobre 2005 (Paris, Maison des Sciences de l’Homme) », Les Dossiers du Grihl, 1, 2008.

[11] La Courneuve, Archives des Affaires Étrangères [désormais AAE], 404/INVA/1, fol. 230.

[12] Basile Baudez, Élisabeth Maisonnier et Emmanuel Pénicaut (éd.), Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles: deux ministères et une bibliothèque municipale du XVIIIe au XXIe siècle, Paris, N. Chaudun, 2010 ; Les archives de la guerre et de la marine s’y installent également à ce moment-là. Basile Baudez, « Des bureaux pour la Marine: l’hôtel des Affaires étrangères et la Marine à Versailles (1760-1761) », in La liasse et la plume: les bureaux du Secrétariat d’État de la marine, 1669-1792, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 47‑60 ; Thierry Sarmant (éd.), Les ministres de la guerre, 1570-1792: histoire et dictionnaire biographique, Paris, Belin, 2007, p. 119.

[13] La Courneuve, AAE, 404/INVA/12, non folioté, Lettre de Duruey, novembre 1789. Frédéric Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution: 1787-1804, E. Plon et Cie., Paris, 1877, p. 68 ; J. Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français…, op. cit., p. 287.

[14] Emmanuel Pénicault, « Les lieux de la négociation : l’hôtel Gallifet », in Yves Bruley et Thierry Lentz (éd.), Diplomaties au temps de Napoléon, CNRS Éditions., Paris, 2014, p. 300.

[15] Ibid. ; Ministère des Affaires étrangères, Les archives du ministère des relations extérieures depuis les origines: histoire et guide; suivis d’une Étude des sources de l’histoire des affaires étrangères dans les dépôts parisiens et départementaux, 1984, p. 180.

[16] AAE, 404/INVA/12, non folioté, « Développement des principales collections pour servir à la distribution du nouvel hotel des archives rue des capucines ». C’est au milieu des années 1850 que le ministère des Affaires étrangères se fixe dans l’hôtel du Quai d’Orsay avec les archives. Ces dernières y sont restées jusqu’en 2009. Depuis cette date, le ministère est à nouveau dissocié du lieu de conservation de ses archives, qui sont à La Courneuve (Seine-Saint-Denis).

[17] Le Dran fut commis au ministère pendant plus de cinquante ans, alternativement aux archives et dans les bureaux politiques.

[18] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 86.

[19] Jean-Marie Barbiche, Les Augustins déchaussés de Notre-Dame-des-Victoires (1629-1790), École des Chartes, 2007.

[20] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 155.

[21] Louis de Rouvroy Saint-Simon, Mémoires. Additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 930‑932.

[22] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 157.

[23] Je remercie M. Martignon de me l’avoir indiqué. Voir Martignon Maxime, Publier le lointain le lointain à l’époque de Louis xiv, thèse en cours.

[24] A. Baschet imputait déjà cette erreur à Saint-Simon. A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit., p. 117.

[25] Angelo Torre, « « Faire communauté » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e année, 2007, p. 101‑135.

[26] Cette réflexion est empruntée à Judith Lyon-Caen qui l’a développée lors d’un séminaire du Grihl le 28 février 2017, à propos d’un autre lieu, le Palais Royal au xixe s.

[27] Arnaud Fossier et Éric Monnet, « Les institutions, mode d’emploi », Tracés. Revue de Sciences humaines, 17, 2009, p. 7‑28.

[28] Thierry Sarmant, « Mars archiviste : département de la guerre, dépôt de la guerre, archives de la guerre (1630-1791) », Revue historique des armées, 1, 2001, p. 113‑122 ; Étienne Taillemite, « Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870. », Bibliothèque de l’École des chartes, 127-1, 1969, p. 27‑86 ; J.-P. Samoyault, Les Bureaux du Secrétariat d’État des affaires étrangères sous Louis XV…, op. cit.

[29] Étienne Anheim et Olivier Poncet, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, 125, 2004, p. 1‑14.

[30] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol.150-151.

[31] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 315-316.

[32] Que la Révolution ait été « grande brûleuse d’actes et de pièces » est un lieu commun aujourd’hui largement nuancé. Blandine Kriegel, La République incertaine, Paris, Presses universitaires de France, coll.« Les Historiens et la monarchie, 4 ; Les Chemins de l’histoire », 1988, p. 80 ; cité et critiqué par Dominique Poulot, Surveiller et s’instruire: la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, Oxford, Voltaire foundation, coll.« Studies on Voltaire and the eighteenth century », n˚ 344, 1996, p. 112. « À l’encontre de certains historiens de la fin du XIXe siècle selon lesquels le ministère des Affaires étrangères sous la Révolution aurait laissé dépérir son fonds d’archives », écrit V. Martin, les travaux d’A. Baschet, plus récemment ceux d’I. Nathan soulignent au contraire que le dépôt a vu ses fonds s’enrichir pendant cette période. Virginie Martin, La diplomatie en Révolution : structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques: l’exemple des agents français en Italie (1789-1796), Paris 1, 2011, p. 51.

[33] F. Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution…, op. cit., p. 375. La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc. 46.

[34] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[35] Emmanuel Pénicault, « L’hôtel de la Guerre de la Révolution à nos jours », in Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles: deux ministères et une bibliothèque municipale du XVIIIe au XXIe siècle, Paris, N. Chaudun, 2010, p. 103 ; É. Taillemite, « Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870. », op. cit.

[36] D. Poulot, Surveiller et s’instruire…, op. cit., p. 262.

[37] En 1793, les ministères sont supprimés et remplacés par des commissions. Le département des Affaires étrangères devient la Commission des Relations extérieures. En 1795, le Directoire rétablit les ministères mais le nom de Relations extérieures est conservé jusqu’en 1814. Virginie Martin, La diplomatie en Révolution: structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques: l’exemple des agents français en Italie (1789-1796), Paris 1, 2011.

[38] La Courneuve, AAE, 262QO/1, doc. 45.

[39] Ibid., doc 55.

[40] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc 46.

[41] Ibid., doc. 55.

[42] F. Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution…, op. cit., p. 376.

[43] La Courneuve AAE, 266QO/63.

[44] Virginie Martin, « La Révolution française ou “l’ère du soupçon” », Hypothèses, 12-1, 2008, p. 131‑140.

[45] Lynn Hunt, « Révolution française et vie privée », in Philippe Ariès et Georges Duby (éd.), Histoire de la vie privée, tome IV: De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1987, p. 19‑46.

[46] Sémonin retourne l’argument auprès de la municipalité de Versailles lorsqu’après le 10 août, elle a apposé des scellés au dépôt. Il écrit craindre qu’on le voie ainsi que ses collègues « errant dans la ville, privés de nos fonctions », et qu’on les soupçonne d’incivisme. Il est limogé quelques jours plus tard. La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc. 34.

[47] La Courneuve, AAE, 404/INVA/6.

[48] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[49] M. de Certeau, L’écriture de l’histoire…, op. cit.

[50] J. Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[51] D’Hauterive fut employé dans la carrière diplomatique de 1785 jusqu’à sa mort en 1830. Il mena d’abord une brève carrière « à l’extérieur » notamment comme consul à New York avant d’occuper une place de chef de bureau politique entre 1799 et 1807, puis de garde des archives.

[52] Ma thèse en cours est en partie consacrée à ce personnage qui a eu un rôle essentiel dans l’institution du ministère au début du xixe s.

[53] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[54] Voir en dernier lieu Sylvain André, Philippe Castejon et Sébastien Malaprade, Arcana imperii: Gouverner par le secret à l’époque moderne, Paris, Indes savantes, 2019.

[55] La Courneuve, AAE, 404/INVA/6, fol. 77.

[56] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[57] Charles Perrault, Mémoires de ma vie, Paris, Macula, 1993 ; Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature: histoire d’un paradoxe, Gallimard, 2000, p. 151‑250.

[58] F. de Vivo, Information and Communication in Venice…, op. cit.

[59] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[60] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[61] C. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature…, op. cit., p. 211.

[62] Filippo De Vivo et Aurore Clavier, « Cœur de l’État, lieu de tension », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68e année-3, 2013, p. 699‑728.

[63] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[64] La Courneuve, AAE, 53MD/660, Correspondance de Mr le Comte d’Hauterive avec les ministres des Relations extérieures pendant leur absence de Paris.

[65] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; Ministère des Affaires étrangères, Les archives du ministère des relations extérieures depuis les origines…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit. ; J. Deloye et N. Schapira, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804) », op. cit.

[66] Christian Fournier, Étude sur Nicolas-Louis Le Dran, 1687-1774, un témoin et historien des affaires étrangères aux temps de la Régence et du règne de Louis XV, 1715-1762, La-Celle-Saint-Cloud, Éditions Douin, 2015.

[67] J. Deloye et N. Schapira, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804). ».., op. cit.

[68] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[69] Ibid.

 

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Victor Hugo au répertoire de la Comédie Française : une classicisation de la dramaturgie romantique ? (1836-1870)

Anne-Caroline Lissoir

 


Résumé : Dès ses débuts, le drame romantique dérange l’Académie autant qu’il ravit un public nouveau. Sa création, sa postérité et son chef de file Victor Hugo suscitent aujourd’hui encore bien des débats. Les récentes recherches littéraires sur le théâtre romantique font effectivement état d’une réception orientée idéologiquement depuis le XIXe siècle. Pour parvenir à saisir l’essence même du romantisme, un nécessaire retour aux faits historiques s’impose pour comprendre objectivement l’itinéraire socio-culturel de cette esthétique depuis ses premières manifestations scéniques. En nous intéressant au cas particulier des reprises des drames de Hugo au XIXe siècle, nous cherchons à envisager son théâtre, non plus comme la révolution littéraire de 1830 susceptible d’être montée en épingle par ses détracteurs comme par ses partisans, mais comme une œuvre se constituant progressivement et en évolution avec son contexte socio-culturel.

Mot-clés : théâtre, drame, romantisme, patrimonialisation, réception.


Anne-Caroline Lissoir est agrégée de Lettres modernes. Elle est doctorante à Paris Sorbonne Universités (Paris IV) sous la direction de Florence Naugrette. Dans le cadre de sa thèse, elle s’intéresse aux reprises des drames de Victor Hugo sur les scènes parisiennes de 1830 à 1870. Elle est membre du CELLF (Centre d’études de la langue et des littératures françaises) et du PRITEPS (Programme de recherches interdisciplinaires sur le théâtre et les pratiques scéniques). Anne-Caroline Lissoir enseigne en lycée ainsi qu’en licence à l’Institut d’Études Théâtrales à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris III). Elle contribue également au projet RCF des registres de la Comédie-Française pour le XIXe siècle.

ac.lissoir@gmail.com


Introduction

Réduit à un court moment de l’histoire littéraire française et borné à quelques principes-phares, le théâtre romantique s’est vu pendant près d’un siècle cantonné à une esthétique anticlassique aussi tonitruante dans les principes de sa révolution que superficielle dans son incidence sur les mentalités. La révolution de la scène française opérée par le drame romantique a en effet été longtemps appréhendée comme une période d’esclandre intimement liée à la carrière théâtrale de Victor Hugo qu’il serait possible de borner de 1830 à 1843. La bataille d’Hernani, engagée le 25 février 1830 lors de la création de la pièce, ouvrirait en effet cette période où un « vent révolutionnaire[1] » soufflerait sur la scène de la Comédie-Française. On doit à Anne Ubersfeld d’avoir mis en lumière la mythification de cette date[2]  par ses partisans pour fonder une histoire du romantisme capable de répondre avec force aux affronts des classiques[3]. À la légende romantique s’ajoutent les enjeux idéologiques de l’enseignement à la fin du XIXe siècle[4] : à l’heure où la France prépare sa revanche contre la Prusse, les origines germaniques de la dramaturgie romantique[5] amènent les hussards noirs de la IIIe République[6] à restreindre cette révolution théâtrale à une rupture esthétique aussi soudaine que brève, légitimant par là-même une permanence du goût classique tout en discréditant la dramaturgie hugolienne perçue comme une excroissance de l’histoire du théâtre en France. Dans cette perspective idéologique, l’arrêt de mort du romantisme serait signé le 7 mars 1843 lors de la trop fameuse chute des Burgraves, dont le mythe a déjà été déconstruit[7].

Si Hugo lui-même immortalise la création de ses pièces comme « une tempête au fond de l’encrier[8] » capable d’ébranler les carcans académiques qui régissent la programmation du Théâtre-Français, une succession de premières tempétueuses sur la scène officielle ne saurait cependant suffire à révolutionner de manière durable et persistante le répertoire institutionnel. Bien au-delà de l’acte rebelle de modernisme en vue de contrer la sclérose de la littérature dramatique française, ce sont bel et bien les reprises des drames hugoliens à la Comédie-Française qui revitalisent en profondeur l’institution littéraire par une acclimatation du public aux nouvelles formes de la dramaturgie moderne. Reproductions de la création, les reprises apparaissent plutôt comme des variantes de la première présentation révélant l’évolution des goûts du public[9]. Ces reprises qui succèdent et survivent aux créations, sont les témoins de la progressive patrimonialisation du drame hugolien au sein du répertoire officiel, redéfinissant ainsi le génie littéraire non pas comme une avant-garde fracassante qui impose sa révolution aux goûts du public mais bien plutôt comme un processus socio-culturel d’intériorisation de nouvelles formes esthétiques.

D’un point de vue financier, l’étude pragmatique des registres des recettes de la Comédie-Française fait apparaître la pérennité du succès théâtral de Hugo et la légitimité de l’inscription de ses drames au répertoire de la Comédie-Française[10]. D’un point de vue esthétique, l’acceptation de la dramaturgie romantique par l’académisme s’opère non seulement grâce à l’engouement croissant du public pour le jeu scénique des comédiens en rupture avec la tradition déclamatoire mais aussi par la classicisation des représentations romantiques. D’un point de vue idéologique, la reprogrammation d’Hernani en 1867, à l’occasion de l’Exposition Universelle après quinze ans de censure, ouvre une relecture du drame à la lumière de la vie politique du chef de file des romantiques désormais érigé en monstre sacré du « panthéon dramatique[11] ».

Jouer et rejouer Hugo : la stratégie financière de la Comédie-Française

C’est Angelo, tyran de Padoue créé le 28 avril 1835 au Théâtre-Français qui ouvre dès 1836 la première vague de reprises des drames hugoliens sur la scène officielle. Deux ans plus tard, Hernani est à son tour repris, suivi par Marion Delorme, qui fait son entrée à la Comédie-Française après avoir été créée au théâtre de la Porte Saint-Martin le 11 août 1831. Pendant vingt-deux ans, ces trois pièces sont rejouées avec un succès financier honorable et régulier. Au total, les cent trente-quatre reprises d’Angelo, d’Hernani et de Marion ont rapporté entre 1836 et 1852 une somme de trente-deux mille quatre-cents cinquante Francs, somme non négligeable lorsque l’on sait la banqueroute à laquelle le Théâtre-Français dut faire face à la veille de 1830[12].

Peinant à répondre aux attentes d’un nouveau public né des bouleversements politiques, sociaux et culturels au tournant du XIXe siècle, la Comédie-Française cumule des recettes déplorables trahissant un désintérêt grandissant du public pour un répertoire jugé trop canonique et exigeant[13]. Dès la décennie 1820, les spectateurs, friands du grand spectacle offert par les genres dramatiques modernes comme la féerie, le mélodrame, le vaudeville ou la comédie historique sur les scènes des boulevards, ne fréquentent le Théâtre-Français que par obligation sociale. En 1825, lorsqu’il est nommé commissaire royal du Théâtre-Français, le baron Taylor doit alors sauver le théâtre de cette situation préoccupante[14]. Conscient de l’efficacité des œuvres modernes pour séduire un public nouveau lassé des canons classiques et appuyé par la grande majorité des comédiens-français, Taylor ouvre les portes de la Maison de Molière à toute cette jeune génération d’auteurs romantiques. Si d’aucuns déplorent alors cette décadence de l’institution, Taylor perçoit, quant à lui, en Dumas, en Vigny et en Hugo « de bienfaisants pourvoyeurs de recettes[15] ». Sa stratégie ne met pas longtemps à porter ses fruits : les tollés déclenchés dès 1829 par les créations d’Henri III et sa cour et du More de Venise, puis d’Hernani en 1830 font exploser les recettes[16].

Or, après le bref pic financier occasionné par ces quelques créations, les drames de Hugo paraissent s’effacer de la scène officielle, supplantés par les recettes colossales des pièces d’Eugène Scribe : « en face des batailles romantiques, tapageuses mais de courte durée » explique Maurice Descotes, « la stabilité de la réussite de Scribe atteste que c’est bien lui, non Hugo, Vigny qui atteignent le grand public[17] ». Ni Hernani (cinquante-deux reprises de 1837 à 1852) ni Marion Delorme (quarante-trois reprises de 1838 à 1852), ni Angelo, tyran de Padoue (trente-neuf reprises de 1836 à 1851) ne peuvent alors concurrencer les trois comédies historiques de Scribe Bertrand et Raton (cent soixante dix-sept représentations de 1833 à 1850 dont cent trente-sept de 1833 à 1840), Le Verre d’eau (cent quatre-vingts représentations de 1840 à 1850) et Une Chaîne (cent onze représentations de 1841 à 1849)[18] qui s’imposent sur la scène du Théâtre-Français comme les œuvres dramatiques les plus à même de répondre aux nouvelles exigences du public.

Pourtant, si les reprises des trois drames hugoliens n’occasionnent plus le tumulte des premières heures, une régularité des recettes s’établit année après année au point que la programmation des drames hugoliens apparaît comme une stratégie rationnelle de sécurité financière pour la Comédie-Française. Si Angelo et Marion, repris à la fin de la décennie 1830 et au début de la décennie 1850, sont programmés de manière plus irrégulière qu’Hernani qui apparaît sans relâche à l’affiche pendant neuf ans dans les années 1840, chacune de leur reprise se solde néanmoins d’un joli bénéfice annuel qui légitime leur reprogrammation une quarantaine de fois chacun[19]. Quant à Hernani, la pièce ne connaît aucun pic financier sur la période, mais une régularité de la courbe des recettes annuelles s’observe nettement, révélant là encore la stratégie financière de la Comédie-Française qui s’enrichit de la popularité désormais établie des drames de Hugo. Dans ses chroniques dramatiques, Théophile Gautier relève la sérénité ambiante qui émane des reprises d’Hernani de 1844 et 1847 : la reprogrammation des drames de Victor Hugo sur la scène officielle ne constitue plus une prise de risque mais bien plutôt l’assurance d’une bonne rente :

Pour ceux qui, comme nous, ont assisté aux luttes des premières représentations, où chaque mot soulevait une tempête, où chaque vers était disputé pied à pied, c’est à coup sûr une chose merveilleuse que de voir aujourd’hui toutes les pensées, toutes les intentions du poète unanimement comprises et applaudies.[20]

Et il ajoute trois ans plus tard :

Maintenant les orages soulevés par la haine, l’envie et la médiocrité se sont apaisés. L’on apporte à cette belle pièce, cousine germaine du Cid, l’admiration sereine et tranquille qu’inspire la contemplation des chefs d’œuvres classiques.[21]

Pour Gautier, si les reprises des drames de Hugo manifestent un engouement à l’égard du génie dramatique hugolien, c’est que désormais « le public est assez mûr pour applaudir ce qu’il aurait sifflé autrefois.[22] » Aussi la stabilité financière assurée à la Comédie-Française par les reprises des drames hugoliens s’accompagne-t-elle d’une acclimatation du public à la dramaturgie romantique.

Institutionnaliser l’esthétique du « grand spectacle » : l’intériorisation par le Théâtre-Français de nouvelles pratiques scéniques

Cette intériorisation de l’esthétique théâtrale de Victor Hugo s’explique par l’accoutumance du public de la Comédie-Française aux « pièces à grand spectacle[23] ». Dès la fin du XVIIIe siècle, les genres dramatiques modernes comme la féerie, le mélodrame, le vaudeville, la comédie historique ou encore la pantomime s’imposent pour régner sur les scènes parisiennes jusqu’à la fin du XIXe siècle[24]. Revendiquant un démantèlement des catégories dramatiques habituelles, ces spectacles paraissent d’emblée au regard des auteurs romantiques comme une source foisonnante où puiser les principes esthétiques de la révolution dramatique. Les comédiens, par leur force interprétative, se chargent d’importer ces formes modernes sur les scènes officielles. À la Comédie-Française, dès les années 1820, le sociétaire Talma incite les jeunes comédiens français à imiter le jeu des acteurs du boulevard : il s’agit ainsi de transgresser les frontières érigées par le système du privilège entre grands théâtres et théâtres secondaires[25]. Plus tard, Marie Dorval se distingue par son parcours insolite : fille de comédiens ambulants, elle débute sur le Boulevard du Crime et devient rapidement la figure de proue de la Porte-Saint-Martin, pour faire finalement en 1834 son entrée comme pensionnaire de la Comédie-Française. Marie Dorval importe alors sur la scène académique un jeu spontané et intense rompant avec la tradition déclamatoire. Elle s’illustre particulièrement dans Antony de Dumas et Chatterton de Vigny mais aussi et surtout dans Marion Delorme et Angelo, tyran de Padoue où elle participe par ses performances scéniques à la reconnaissance officielle de la valeur du jeu mélodramatique[26].

S’il était nécessaire à Hugo de confier en 1830 certains grands rôles à des acteurs comme Marie Dorval venus des scènes secondaires ou de pratiquer le contre-emploi lors des créations de ses drames afin de surprendre son public en brouillant le jeu traditionnel[27], à partir de 1836, les comédiens-français qui reprennent les rôles d’Hernani, de Marion ou d’Angelo présentent tous désormais des profils hybrides. Ligier qui incarne durant neuf ans Don Carlos et Beauvallet qui marque les rôles d’Angelo (qu’il crée en 1835), de Didier (qu’il reprend en 1838) et d’Hernani (qu’il reprend en 1840) se sont tous les deux formés au mélodrame à la Porte Saint-Martin et à l’Ambigu-Comique avant d’intégrer la troupe de la Comédie-Française. Quant à Émilie Guyon et Madame Mélingue, elles troquent leur place en 1843 : la première quitte le Théâtre-Français pour l’Ambigu laissant à la seconde, venue du boulevard du Temple, le soin de reprendre le rôle de Doña Sol en y infusant son style mélodramatique. Ce va-et-vient des pensionnaires et sociétaires entre scènes principales et scènes secondaires institutionnalise la porosité des genres dramatiques par l’acclimatation du public académique au jeu des acteurs du boulevard. Lorsqu’il fait l’éloge de la polyvalence de Mademoiselle Judith, qui reprend en 1852 le rôle-titre de Marion Delorme, Théodore de Banville salue en filigrane cette consécration des formes dramatiques hybrides :

[Mlle Judith] a conquis le droit hautain d’avouer ses préférences en montrant qu’elle savait tout jouer, Molière, Molière d’abord et toujours et M. Scribe comme Marivaux, et Marivaux comme M. Ponsard. Elle a manifesté une assez grande supériorité dans le répertoire ancien pour avoir le droit de se proclamer une actrice romantique, non pas par des théories, mais par des créations, et par des reprises qui sont des créations plus belles encore[28].

L’intériorisation des nouvelles pratiques scéniques s’accompagne paradoxalement d’une classicisation des reprises. C’est le phénomène observé par Théophile Gautier dans ses chroniques dramatiques à l’occasion de la reprise d’Hernani en 1845 :

Quand on songe aux tumultes, aux cris, aux rages de toutes sortes soulevés par cette pièce, il y a dix ans, on est tout étonné que la postérité soit venue si vite pour elle. […] On en met des morceaux dans les cours de littérature et les jeunes gens en apprennent des tirades pour se former le goût. C’est maintenant une pièce classique.[29] 

C’est néanmoins avec sévérité que Gautier déplore cette classicisation : « [Les comédiens] négligent les nuances délicates pour la sonorité des vers. Ils mènent les alexandrins de Victor Hugo deux par deux, comme si c’étaient des vers classiques ou des bœufs.[30] » Or, ce mouvement de récupération classique du répertoire romantique est intimement lié à l’apparition d’une actrice qui marque l’histoire de la Comédie-Française : Rachel Félix. À l’heure où la scène officielle se trouve en pleine transition, Rachel entre comme pensionnaire en 1842 et s’empare successivement de tous les rôles de jeunes premières tragiques dans Cinna, Horace, Andromaque, Iphigénie, Mithridate, Bajazet, Polyeucte, Esther, Phèdre, Athalie, Britannicus et Nicomède. La sobriété de son jeu est perçue par les partisans de l’académisme non seulement comme une réactualisation de la déclamation classique, mais aussi comme le moyen de redonner tout son éclat au répertoire traditionnel. Rachel ne tarde pourtant pas à s’approprier avec un succès tout aussi spectaculaire le répertoire contemporain. Lorsqu’elle reprend en 1851 le rôle de La Tisbé dans Angelo qui fait exploser les recettes de la Comédie-Française, la simplicité épurée de son interprétation vise moins à renouer avec le classicisme qu’à rompre avec la vogue mélodramatique pour mieux se distinguer des autres comédiennes. Véritable vedette[31], Rachel Félix invente un nouveau type d’actrice bien plus qu’elle ne cherche à préserver le répertoire officiel du romantisme : en 1850, ce ne sont pas tant les pièces que l’on court voir au Théâtre-Français, mais bien plutôt la comédienne qui les interprète[32]. Il importe alors finalement peu de savoir si Rachel classicise les drames romantiques lors des reprises, ce qui apparaît surtout c’est qu’elle participe à l’harmonisation du répertoire institutionnel, répondant dès les années 1840 à l’ambition du futur administrateur général la Comédie-Française, Édouard Thierry, de réconcilier ensemble la tradition classique et le théâtre contemporain en vue de légitimer toutes les formes de la production dramatique française[33].

Consacrer Hugo : le devenir idéologique des drames hugoliens

L’inscription harmonieuse de la dramaturgie hugolienne au répertoire officiel se voit contrariée en 1852 par l’exil de Hugo qui modifie radicalement la réception et la postérité de son œuvre littéraire. Le 11 décembre 1851, Hugo est déclaré ennemi national en même temps que son théâtre est proscrit des scènes françaises. Au cours de ces quinze années de silence théâtral, le bannissement des drames hugoliens hors du répertoire officiel métamorphose la portée du romantisme de 1830 : un transfert du champ littéraire au champ politique s’opère mythifiant Hugo non plus comme le chef de file des romantiques mais bien plutôt comme le partisan de la République.

Sous le Second Empire, la Comédie-Française, qui doit faire face aux conséquences du décret sur la liberté des théâtres en 1864[34], reprogramme Hernani à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867. Il ne s’agit alors pas à proprement parler d’une reprise, mais bien plutôt d’un remontage : là où les reprises s’inscrivent dans la continuité des créations, le remontage d’Hernani induit une redécouverte de l’œuvre qu’il est désormais nécessaire de réapprendre dix-huit ans après la dernière représentation[35]. Or, cette redécouverte revêt des motivations politiques et idéologiques que Hugo redoute depuis Guernesey. Conscient de la dimension politique subversive dont sont désormais tributaires ses drames de 1830, il devance la censure en apportant lui-même des modifications à ses propres alexandrins et confie à ses amis Auguste Vacquerie et Paul Meurice le soin d’assurer la mise en scène et de lui rendre scrupuleusement compte des répétitions[36]. La reprise est finalement un succès : Sully Prudhomme, Verlaine ou encore François Coppée vivent cette représentation comme une commémoration de 1830. Quant à Théophile Gautier, désormais vétéran de la bataille de 1830, il s’exprime en ces termes dans son Histoire du romantisme en 1874 : « Hernani n’a plus besoin de sa vieille bande, personne ne songe plus à l’attaquer[37] » et il ajoute dans ses chroniques dramatiques : « Le public fait comme don Carlos, il a pardonné au rebelle, et lui a rendu tous ses titres.[38] » La réactualisation politique de l’histoire subversive d’un banni est ici formulée par Théophile Gautier qui compare le dramaturge exilé à son personnage de proscrit : Hernani est devenu a posteriori aux yeux du public un double de Victor Hugo[39]. Aussi l’œuvre se voit-elle attelée à une charge politique susceptible d’être à tout moment le détonateur d’une polémique. C’est ce qui se produit en novembre de la même année lorsqu’en plein Risorgimento italien, Hugo réagit à la condamnation de Garibaldi par Napoléon III en publiant la « Voix de Guernesey », un pamphlet défendant le chef de la République romaine. D’emblée, alors que le remontage d’Hernani bat son plein à la Comédie-Française et que Ruy Blas est déjà reprogrammé à l’Odéon, les reprises d’Hernani sont enrayées, celles de Ruy Blas annulées. Pour Stéphane Desvignes, Hugo ne peut ignorer que sa récente publication nuit au nouveau succès d’Hernani, mais il souligne ainsi l’incompatibilité politique entre le régime impérial et lui[40]. Refusant que ce soit sous le Second Empire que soient consacrées littérairement ses pièces, c’est volontairement que Hugo saborde son propre succès en 1867. Aussi faut-il attendre 1870 et le retour de la République pour voir Hugo accepter la panthéonisation politique de son œuvre dramatique.

Après la chute de l’Empire, au lendemain de la défaite de Sedan le 2 septembre 1870, le dramaturge est placé au rang des grands patriotes, et son œuvre est relue à la lumière de l’idéal républicain. Lorsque le Théâtre-Français rouvre ses portes le 21 novembre 1870 après une fermeture de deux mois pendant la Débâcle, la programmation de cette représentation exceptionnelle est exclusivement consacrée à Hugo et à la célébration d’une nouvelle ère politique. Les comédiens-français se mobilisent pour faire entendre les œuvres les plus populaires du poète : des poèmes des Contemplations et de Châtiments comme « La Coccinelle », « Chose vue un jour de Printemps », « Le Revenant » et « Paroles d’un conservateur » ainsi que plusieurs passages de la Légende des Siècles comme « Les Pauvres gens » ou « Booz endormi » sont récités. Sont également représentés l’acte V d’Hernani et de l’acte III de Lucrèce Borgia. En ne représentant que deux dénouements aux côtés d’extraits lyriques et épiques de l’œuvre hugolienne, la Comédie-Française ne consacre pas le drame romantique mais bel et bien le poète national. Cette soirée dont la recette reversée à des sociétés de secours aux victimes de guerre s’élève à cinq mille cent francs prend ainsi les allures d’un culte national.

Conclusion

L’entrée des drames romantiques de Victor Hugo au répertoire de la Comédie-Française consiste en un processus d’intériorisation de la dramaturgie moderne amorcé dès les premières reprises : les pratiques scéniques du théâtre populaire jusqu’alors proscrites sur une scène officielle se voient institutionnalisées au fur et à mesure de reprises lucratives. Cette progressive légitimation académique du théâtre romantique hugolien est cependant enrayée et compromise dès 1852 lorsque l’exil du dramaturge implique désormais une lecture nécessairement politique de son œuvre. Si le devenir classique du théâtre de Hugo s’enferme alors dans un dilemme esthétique et idéologique dont il peine encore à sortir[41], c’est que le processus de classicisation est double : les reprises de ses drames relèvent à la fois d’une reconnaissance littéraire du drame moderne par la scène académique réconciliant finalement la tradition et la modernité en un seul répertoire harmonisé, et d’une panthéonisation politico-idéologique institutionnalisant la figure du grand homme, bien au-delà de la sphère théâtrale.


Annexe

 


Bibliographie

Bibliographie primaire

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Bibliographie secondaire

Sources

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[1] Victor Hugo, Les Contemplations, « Réponse à un acte d’accusation », Librairie Générale Française, 2002, p. 50, v. 66.

[2] Théophile Gautier, Histoire du romantisme, suivi de quatre portraits romantiques, chapitres XI « Première représentation d’Hernani » et XII « Hernani », éd. Adrien Goetz, Gallimard, coll. « Folio Classiques », Paris, 2011, p. 134-146.

[3] Myriam Roman et Agnès Spiquel, « Hernani, récits de bataille », Communication au Groupe Hugo du 16 décembre 2000.

[4] Arnaud Laster, « Victor Hugo raconté aux lycéens ou de quoi se compose une mauvaise réputation », Victor Hugo. Les idéologies., Actes du colloque interdisciplinaire, 23-24-25 mai 1983, p. 235-243.

[5] Nous pensons notamment à l’influence très importante de La Dramaturgie de Hambourg de Gotthold Ephraïm Lessing, publiée en 1767 sur les pratiques scéniques françaises dès la fin du XVIIIe siècle.

[6] Florence Naugrette, « Le drame romantique, un contre-modèle ? Sa place dans les histoires littéraires et manuels scolaires de la IIIe République », Communication au Groupe Hugo, 29 mai 2010.

[7] Nous renvoyons aux articles de Patrick Berthier, « L’“échec” des Burgraves », Revue d’Histoire du Théâtre, no 187, 1995, p. 257-270, d’Olivier Bara, « Le triomphe de la Lucrèce de Ponsard (1843) et la mort annoncée du drame romantique : construction médiatique d’une événement théâtral », dans Qu’est-ce qu’un événement littéraire au xixsiècle sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 151-167 et à la communication d’Agathe Giraud « La chute des Burgraves : un mythe à déconstruire », Communication au Groupe Hugo le 27 janvier 2018.

[8] Victor Hugo, Les Contemplations, « Réponse à un acte d’accusation », op. cit ., p. 49, v.34.

[9] Isabelle Moindrot, « Création, remises, reprises. Le répertoire au fil du temps, du Romantisme à 1914 », dans Michel Noiray et Solveig Serre, Le Répertoire de l’Opéra de Paris (1671-2009). Analyse et interprétation, Actes du colloque de l’Opéra de Paris (décembre 2009), Ecole Nationale des Chartes, 2011, p. 337-346.

[10] Notre étude est principalement fondée sur l’observation des registres journaliers et des recettes de la Comédie-Française. Elle ne permet donc d’éclairer que partiellement ce phénomène de patrimonialisation. Une étude plus approfondie de la presse dramatique de 1830 à 1870 est nécessaire pour prétendre embrasser cette question de manière aboutie et exhaustive.

[11] Maurice Descotes, Le drame romantique et ses grands créateurs (1827-1839), Presses Universitaires de France, 1955, p. 246.

[12] Nous excluons de cette étude Le roi s’amuse qui est interdit dès le lendemain de sa première représentation le 22 novembre 1832 sans être repris avant 1882 et Les Burgraves dont la reprise programmée en 1846 n’a jamais eu lieu. Quant à Marie Tudor, Ruy Blas et Lucrèce Borgia, ces trois drames créés sur des scènes secondaires n’entrent respectivement au répertoire officiel qu’en 1879 et 1918.

[13] Maurice Descotes, Public de théâtre, Presses Universitaires de France, Paris, 1964, p. 208-320.

[14] Maurice Descotes, Le drame romantique et ses grands créateurs (1825-1839), op. cit., p. 45.

[15] ibid., p. 49.

[16] Sur cette question, nous renvoyons aux deux ouvrages d’Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon : étude sur le théâtre de Victor Hugo de 1830 à 1839, José Corti, Paris, 2001 et Le Roman d’Hernani, Mercure de France, Paris, 1985.

[17] Maurice Descotes, Le drame romantique et ses grands créateurs (1825-1839), op. cit.,. p. 290.

[18] Jean-Claude Yon, Eugène Scribe : la fortune et la liberté, thèse de doctorat, volume 2, p. 49-52.

[19] voir annexe.

[20] Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier avec la collaboration de Claudine Lacoste-Veysseyre et François Brunet, Honoré Champion, coll. « Texte de littérature moderne et contemporaine», 2007-2010, tome IV [1843-août 1844], p. 623.

[21] Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, op. cit., tome VII [juillet 1847-1848], p. 201.

[22] Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, op. cit., tome V [septembre1844-1845], p. 368-369.

[23] Sabine Chaouche et Roxane Martin, Le développement du « grand spectacle » en France : politiques, gestion, innovations (1715-1864), European Drama and Performance Studies, n°1, Classiques Garnier, Paris, 2013, p. 7.

[24] Roxane Martin, « La féerie théâtrale au XIXe siècle » in Magie et Magies dans la littérature et les arts du XIXe siècle français, études réunies et présentées par Simone Bernard-Griffith & Céline Bricault, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Révolutions et Romantismes », n° 19, 2e  trimestre 2012, p. 259-270.

[25] Maurice Descotes, Le drame romantique et ses grands créateurs (1825-1839), op. cit.,. p. 52.

[26] Florence Filippi et Julia Gros de Gasquet, « Entre jeu romantique et jeu mélodramatique, Marie Dorval au miroir de ses modèles », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 274 [en ligne], 2017.

[27] Florence Naugrette, « Rôles, emplois, types : le personnel dramatique »  in Frank Lestringant, Bertrand Marchal et Henri Scepi,  Musset : un trio de proverbes, Classiques Garnier, 2012, p. 25-39.

[28] Théodore de Banville, « Mlle Judith : portrait 66 », Nouvelle Galerie des Artistes dramatiques vivants, contenant quarante portraits en pieds des principaux artistes dramatiques de Paris, peints et gravés sur Acier par Charles Geoffroy, Librairie Théâtrale, Paris, t. I, 1854.

[29] Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, op. cit., tome V [septembre1844-1845], p. 368.

[30] Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, op. cit., tome IV [1843-août 1844], p. 624.

[31] Julia Gros de Gasquet, « Rachel, interprète de Corneille », in Myriam Dufour-Maître et Florence Naugrette, Corneille des Romantiques, Presses Universitéaires de Rouen et du Havre, 2006.

[32] Sylvie Chevalier, « Rachel et les romantiques. » in Romantisme, n°38. Le spectacle romantique, 1982, pp. 117-126.

[33] Stéphane Desvignes, Le Théâtre en liberté. Victor Hugo et la scène sous le Second Empire, op. cit.,  p. 209-210.

[34] Jean-Claude Yon Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Armand Colin, Paris, 2010, p. 157.

[35] Pour opérer cette distinction, nous nous appuyons sur les travaux d’Isabelle Moindrot qui explique que le remontage nécessite une redécouverte de la pièce après une longue absence sur scène, là où la simple reprise s’inscrit dans la lignée directe et fidèle de la création sans manifester d’écart.

[36] Jeanne Stranart, « L’interdiction de Ruy Blas et l’interruption d’Hernani en 1867, vues par Juliette Drouet », in Jean-Marc Hovasse, Correspondance et théâtre, p. 227-236.

[37] Théophile Gautier, Histoire du romantisme, suivi de quatre portraits romantiques, « La reprise d’Hernani (le 21 juin 1867) », op. cit., p. 430.

[38] Théophile Gautier, Victor Hugo, « La reprise d’Hernani de 1845 », choix de textes, introduction et notes par Françoise Court-Pérez, Honoré Champion, Paris, 2000p. 149-150.

[39] Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo et le parnasse, thèse de doctorat sous la direction de Guy Rosa, Université Paris 7, 1999.

[40] Stéphane Desvignes, Le Théâtre en liberté. Victor Hugo et la scène sous le Second Empire, op. cit., p. 97.

[41] Florence Naugrette, La Mise en scène du théâtre de Hugo de 1870 à 1993, op.cit., p. 17.

 

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