De l’horreur à la méthode dans les savoirs sur l’anthropophagie ? Anglais et Français face au « cannibalisme » néo-zélandais (1769-1840)

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Nicolas Cambon

 


Résumé : Lors de son premier passage le long des côtes néo-zélandaises, James Cook conclut à l’anthropophagie des habitants des lieux – les fameux Maoris – sans pour autant l’observer directement. L’affirmation a un grand retentissement en métropole : philosophes et savants nourrissent en effet des doutes sur l’existence des cannibales. Cette suspicion perdure et Cook, ainsi que les voyageurs qui s’aventurent après lui en Nouvelle-Zélande, ont à se justifier d’avoir bel et bien rencontré des « mangeurs d’hommes ». Au-delà de cette polémique, naît surtout une controverse portant sur les causes de la pratique : est-elle le produit de la faim, d’une vengeance guerrière ou bien d’un goût particulier pour cette viande ? Cet intérêt d’alors, pour un sujet suscitant crainte, indignation, pitié ou encore dégoût, permet à l’historien d’interroger le rôle, trop souvent éludé, des affects dans le façonnement d’un savoir scientifique.

Mot-clés : cannibalisme, voyage, Nouvelle-Zélande, savoir, émotion.


Nicolas Cambon, né le 26/08/1993, est agrégé d’histoire et chargé d’enseignement à l’université Toulouse II Jean Jaurès. Il prépare actuellement une thèse intitulée Le savant et le cannibale. Deux siècles de production scientifique sur l’anthropophagie en France et en Angleterre (1688-1914) sous la direction de Sophie Dulucq. Membre du laboratoire Framespa, ses recherches portent sur l’élaboration des savoirs franco-britanniques sur le cannibalisme, de la production ethnographique de terrain (voyageurs, missionnaires, naturalistes) à la formulation de théories explicatives (philosophes, médecins, anthropologues de cabinet). Ce terrain de recherche s’inscrit aussi bien dans l’histoire des sciences et des savoirs que celui des émotions et du sensible.

cambonnicolas7@gmail.com


Introduction

 

Ce matin, la terre était bien visible depuis le pont ; elle semble être très grande. Vers onze heures, une grande fumée a été vue, et peu de temps après plusieurs autres signes plus sûrs de la présence d’habitants.

Joseph Banks, Journal of the Right Hon. Sir Joseph Banks, London, New-York, MacMillan & co, 1896, p. 183.

 

Au petit matin du 7 octobre 1769, depuis le pont de l’Endeavour, plusieurs Anglais notent la lente émergence de la silhouette lointaine et encore imprécise d’une terre qui, tout à l’horizon, se détache de la surface de l’océan. Commandée par James Cook, l’expédition scientifique (1768-1771) qui revient de l’île de Tahiti, approche de la Nouvelle-Zélande. L’objectif premier du voyage est alors accompli, il s’agissait en effet d’observer le transit de Vénus depuis Tahiti. Le second objectif reste encore à réaliser : vérifier l’existence du continent austral, en s’assurant que la Nouvelle-Zélande en est bien l’extrémité septentrionale comme, alors, certains savants le supposent. Rien ne porte jusqu’ici les Européens à croire au « cannibalisme »[1] des insulaires. Le navigateur néerlandais Abel Tasman, qui avait reconnu les côtes nord-ouest de l’archipel en 1642, n’avait rien constaté de tel. Pourtant, l’expédition acquiert rapidement la conviction que les habitants de cette terre, les Maoris, s’adonnent à cette pratique. Commence alors une polémique sur la nature de ce « cannibalisme », opposant voyageurs et académiciens, qui ne se clôt qu’avec la colonisation de l’archipel dans les années 1840 et le sentiment progressif de la disparition de cette pratique. Ce débat a repris en 2005 lorsque l’anthropologue Gananath Obeyesekere a contesté l’existence d’une tradition anthropophage en Nouvelle-Zélande. Selon lui, cette pratique doit être replacée dans « un contexte historique de pouvoir, de domination et de terreur[2] » : le « cannibalisme » aurait d’abord été une réponse à l’intrusion des Européens. Cette position a fortement été discutée par la suite. L’historien néo-zélandais Paul Moon a, par exemple, fait valoir qu’il n’y avait pas d’éléments significatifs pour accréditer une telle thèse[3].

Mais le but de cet article se situe ailleurs : il s’agit d’étudier les connaissances des explorateurs, missionnaires et philosophes anglais et, dans une moindre mesure, français sur le thème, du dernier tiers du XVIIIe au premier tiers du XIXe siècle. Comment démontrent-ils l’existence de « l’anthropophagie » en Nouvelle-Zélande ? Ce faisant, il s’agira de restituer les débats et désaccords d’alors sur l’existence de cette pratique, sur ses causes et ses modalités. Dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, le psychanalyste Georges Devereux signalait l’importance des émotions – l’angoisse, l’horreur, le dégoût – dans l’étude d’un « matériau ethnologique anxiogène » comme l’anthropophagie[4] . Cette étude propose donc de questionner le rôle de l’horreur dans l’érection d’une telle connaissance, en recourant notamment au concept de « communauté émotionnelle[5] » proposé par Barbara Rosenwein, et d’éclairer ainsi les perceptions, discussions et controverses autour du « cannibalisme », que la plupart des Européens prêtent en ce temps aux Maoris.

La période considérée s’étend du premier voyage de Cook à la colonisation de l’archipel, lors de la signature du Traité de Waitangi en 1840 : l’existence de la pratique passe alors pour certaine mais en recul, tandis que les savoirs occidentaux à son sujet se stabilisent, n’engendrant plus de questionnements ni de débats. Le corpus de sources mobilise les récits des officiers et voyageurs-philosophes – animés par « l’idéal encyclopédique de construire une science de l’homme[6] » – visitant l’archipel dans le dernier tiers XVIIIe siècle, puis de ceux des missionnaires, officiers et commerçants y séjournant dans le premier tiers du XIXe siècle. Ces écrits seront mis en regard avec ceux des philosophes et savants, discutant les témoignages et entreprenant de percer les causes de ce « cannibalisme ». Cette réflexion entend faire dialoguer deux champs historiographiques actuellement très féconds : l’histoire des sciences et des savoirs[7] et l’histoire des émotions[8].

De la curiosité à l’anxiété : les premiers témoignages sur le « cannibalisme » maori (1769-1809)

Premières rencontres avec des « cannibales » (1769-1770)

La mention est rapportée par les membres de la première circumnavigation de James Cook, en 1769. Ces derniers sont confrontés à ce sujet dès leur arrivée sur l’île nord de l’archipel. Le 10 octobre, trois Maoris sont pris en otages à bord, dans le but d’obtenir des informations sur l’île. Le lendemain, quand James Cook les fait libérer, il note dans son journal qu’« [i]ls étaient très réticents à nous quitter, prétendant qu’ils tomberaient dans les mains de leurs Ennemis, qui les tueraient et les mangeraient[9]. » Présent aux côtés de Cook, le botaniste Joseph Banks confirme l’anecdote[10]. Quelques jours plus tard, Tupaïa, un prince tahitien qui s’est joint à l’équipage, servant d’interprète aux Anglais, désire « savoir si oui ou non ils mang[ent] vraiment des hommes, ce à quoi il était peu enclin à croire ». Il aborde le sujet avec les indigènes qui lui « répond[ent] par l’affirmative, affirmant qu’ils ne mang[ent] les corps que de ceux de leurs ennemis qui [ont] été tués à la guerre[11]. » Présent à ses côté, Banks poursuit : « [d]epuis lors, nous n’avons jamais manqué de poser la question, et nous avons, sans exception, reçu une réponse affirmative[12]. » Mais les témoignages ne satisfont ni le Tahitien ni l’Anglais. Le 16 janvier, après avoir trouvé, dans des paniers, des « os [qui] étaient clairement humains […] [avec] des marques évidentes de dents » et obtenu des Maoris la confirmation qu’il s’agissait bien des restes d’un repas « cannibale », Banks note alors qu’il fut « heureux d’avoir une preuve si forte d’une coutume que la nature humaine a en trop grande abomination pour qu’on puisse lui prêter facilement crédit[13]. »

Mais le doute persiste : il n’y avait en effet nul crâne humain dans les paniers. Le lendemain, Banks et Tupaïa poursuivent donc leur enquête auprès d’un chef maori : « Mais où sont les crânes, dit Tupaïa, les mangez-vous ? Nous ne mangeons pas les têtes, répondit le vieil homme qui était arrivé le premier à bord du navire, mais la cervelle et demain je vous en apporterai une et je vous la montrerai[14]… » Trois jours plus tard, le chef revient à bord de l’Endeavour :

Notre vieil homme est venu ce matin selon sa promesse, avec les têtes de quatre personnes qui ont été préservées avec la chair et les cheveux conservés, je suppose, comme des trophées, comme les scalps l’étaient positivement par les Nord-Américains avant que les Européens ne viennent parmi eux ; le cerveau a cependant été enlevé comme on nous avait dit, peut-être est-il une friandise ici[15].

Versé dans la pratique des collections, Joseph Banks fait l’acquisition d’une de ces têtes, afin de la ramener en Europe. Le 13 juillet 1771, l’équipage rentre à Plymouth. Toutefois, James Cook a beau affirmer qu’à bord de l’Endeavour « il n’y avait pas un seul d’entre nous qui avait le moindre doute que ces gens étaient cannibales[16] », en Angleterre il doit se rendre à l’évidence : c’est « un fait dont beaucoup de gens dout[ent][17] ».

Le deuxième séjour de Cook chez les Maori (1773)

Entre 1772 et 1775, James Cook est à la tête d’une deuxième expédition qui a pour mission de déterminer définitivement l’existence du continent austral. La Nouvelle-Zélande est le principal lieu de ravitaillement choisi pour l’expédition. Le 23 novembre 1773, lors d’une relâche dans le Canal de la reine Charlotte, l’équipage du Resolution est confronté à la question du « cannibalisme » : « Dans l’après-midi, quelques-uns des officiers […] v[oient] sur la plage la tête et les entrailles d’un jeune homme récemment tué[18] ». Un officier apporte ladite tête à bord, où se trouvent d’autres Maoris. Quand James Cook revient sur le vaisseau, son lieutenant, Charles Clerke, lui apprend qu’un indigène vient sous ses yeux d’en manger un morceau[19]. Cook fait part, dans son journal de bord, de son horreur à « [l]a vue de cette tête et le récit de ce qui venait de se passer[20] ». Mais il ajoute :

Néanmoins, la curiosité eut le dessus sur l’indignation, surtout quand je réfléchis que ce sentiment n’aurait pas grand effet, et comme je désirais devenir témoin oculaire d’un fait dont beaucoup de gens doutaient je donnai l’ordre de faire griller un morceau de chair et de l’apporter sur le pont où un de ces cannibales le mangea avec une avidité surprenante[21].

Pour Cook, « [o]n ne peut plus douter que les Néo-Zélandais ne soient des cannibales. » L’un des naturalistes de bord, George Forster lui emboite le pas : « Comme maintenant nous avons vu de nos propres yeux des habitants dévorer de la chair humaine, toute controverse à ce sujet doit cesser[22]. » James Cook ainsi que les deux naturalistes de bord, Johann Reinhold et George Forster rapportent les réactions affectives des membres de l’équipage à la vue de l’ingestion du morceau de chair humaine. « L’effet produit sur nos hommes fut si vif que quelques-uns d’entre eux allèrent jusqu’à se trouver mal », écrit Cook. Odaïdi, un autre Tahitien voyageant entre 1772 et 1773 aux côtés des membres de l’équipage, « fut tellement saisi par ce spectacle qu’il en resta comme paralysé et semblait métamorphosé en statue de l’horreur. Si l’Art tentait de traduire ce sentiment, il resterait bien en-dessous de l’intensité avec laquelle il apparaissait dans sa physionomie[23]. », affirme le capitaine. Plusieurs des témoins précisent qu’il fondit en larmes par la suite et George Forster relève que « [s]a sensibilité […] a brillé d’un éclat supérieur parmi nous[24]. »

Les contemporains du second XVIIIe siècle sont imprégnés des idées de Locke et de Condillac, pour qui l’acquisition de toute connaissance s’enracine dans l’expérience sensible. D’Alembert l’assure dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie : « [t]outes nos connaissances directes se réduisent à celles que nous recevons par les sens ; d’où il s’ensuit que c’est à nos sensations que nous devons nos idées[25]. » C’est pourquoi, dans l’administration de la preuve, une grande importance est accordée à la description des émotions qui traversent les corps des témoins : en effet, « la sensibilité physique transmet à l’être humain une expérience quotidienne qui se traduit en émotions et se transforme en idée[26]. » Barbara Stafford a bien montré cette importance du sensible dans la littérature de voyages entre 1760 et 1840, ce qu’elle nomme l’« esthétique scientifique de la découverte[27] ».

La tête est conservée durant le voyage par l’officier Pickersghill. De retour en Angleterre, elle est exhibée au public[28]. Elle est, avec ses deux lambeaux de chair manquants, un moyen de provoquer chez les contemporains méfiants une partie des émotions que furent celles de l’équipage. Si les membres du Resolution estiment avoir vécu une expérience extrême, attestant l’existence des « mangeurs d’hommes », leurs confrères de l’Adventure en connurent une autre, indirecte, mais plus extrême encore.

La montée de l’angoisse dans les perceptions des « mangeurs d’hommes »

L’Adventure, commandé par Tobias Furneaux, se sépare définitivement du Resolution le 22 octobre 1773, alors que les deux navires font tous deux voile vers la Nouvelle-Zélande. De retour en Angleterre, Furneaux rapporte à Cook un sinistre survenu dans l’archipel. Le 17 décembre 1773, une chaloupe envoyée sur terre ne réapparait plus. Le lendemain une deuxième est mise à la mer afin de retrouver l’équipage manquant. À leur retour, les marins rapportent les restes de leurs camarades et l’un d’entre eux, le lieutenant Burney, raconte ce qu’ils ont vu sur place :

Ce ne fut pas le bateau que nous rencontrâmes, mais un saisissant spectacle de carnage et de barbarie qu’on ne pourra jamais y penser sans horreur ; car les têtes, les cœurs, les poumons de plusieurs de nos hommes gisaient sur la plage, et à une petite distance des chiens dévoraient leurs entrailles.

Tandis que nous restions presque pétrifiés sur place, monsieur Fannin[29] nous cria qu’il entendait les sauvages se rassembler dans les bois ; sur quoi je retournai à notre chaloupe, halant les embarcations des naturels à nos côtés ; nous en démolîmes trois[30].

L’effroi et la tristesse suscités par la vue des restes de leurs camarades, l’anxiété provoquée par les bruits dans la forêt et la crainte de subir le même sort, le désir de vengeance poussant à détruire les embarcations néo-zélandaises : le témoignage, cité par Furneaux, exprime des affects indissociables de l’élaboration des savoirs sur l’« anthropophagie ». Il s’agit ici d’une connaissance d’abord corporelle, inscrivant « les preuves les plus irréfutables » en chacun des témoins, car, « on ne pourra jamais y penser sans horreur » explique Burney qui ajoute, toujours selon Furneaux, que jusque-là « [il] doutai[t] encore qu’[ils eussent] affaire à des cannibales[31]. »

Un an auparavant, des marins des Mascarin et Castries, deux vaisseaux français commandés par le capitaine Marion Dufresne avaient connu pareille mésaventure. Un de ses lieutenants, Jules Crozet, rapporte que, le 12 juin 1772, dans la Baie des îles, dans l’île septentrionale de Nouvelle-Zélande, après s’être rendus à terre, le capitaine et seize de ses hommes ne reparurent plus du reste de la journée. Le lendemain, à cinq heures du matin, une seconde chaloupe fut mise à la mer pour approvisionner les vaisseaux en eau douce, à neuf heures reparut un des hommes. Il rapporta alors au reste de l’équipage qu’il était le seul rescapé d’une attaque des Néo-Zélandais :

Se trouvant plus près du bord de la mer, il s’étoit enfui & caché dans les broussailles ; que là il avoit vu tuer ses camarades ; que les sauvages, après les avoir tués, les avoient dépouillés, leur avoient ouvert le ventre, & commençoient à les hacher en morceaux, lorsqu’il avoit pris le parti de tenter de gagner un des vaisseaux à la nage[32].

Pour Jules Crozet, le « matelot échappé du massacre de la chaloupe a été le triste témoin de la cruauté avec laquelle ces hommes naturels partagent entre eux les cadavres de ceux qu’ils ont tués[33]. » Par la suite, il fait dépêcher une chaloupe « avec des officiers de confiance[34] », afin de s’assurer du sort du capitaine et de ses hommes, toujours sur l’île. S’ensuit l’administration de la preuve de la mort et de la consommation d’une partie du corps des disparus, très semblables à celle rapportée un an plus tard par Furneaux :

On fouilla soigneusement toutes les maisons. On trouva […] le crâne d’un homme qui avoit été cuit depuis peu de jours, où il restoit encore quelques parties charnues, dans lesquelles on voyoit les impressions des dents des anthropophages. On y trouva un morceau de cuisse humaine qui tenoit à une broche de bois, & qui étoit aux trois quarts mangée[35].

Crozet conclut : « Après ce qui nous est arrivé & les recherches que nous avons faites, nous ne pouvons pas douter que les sauvages de cette partie de la Nouvelle-Zélande ne soient anthropophages[36]. »

Au début du siècle suivant, de tels témoignages se reproduisent ; la colonie anglaise de Nouvelle-Galles du Sud est fondée en 1788 en Australie et l’essor de son port, Sydney, amplifie les contacts entre Britanniques et Maoris. Parmi ceux-ci on dénombre trois massacres d’équipages anglais, suivis supposément d’actes cannibales : ceux du Venus en 1807, du Parramatta en 1808 et, surtout, du Boyd en 1809[37]. Ce dernier événement ébranle les Anglais : l’historienne néo-zélandaise Lydia Wevers a bien montré la nappe d’horreur et de méfiance qui enveloppe, à sa suite, les Maoris dans l’imaginaire occidental d’alors[38]. En décembre 1809, l’équipage du Boyd, un voilier anglais, est attaqué et massacré par des Maoris, à la suite des mauvais traitements infligés par le capitaine à Te Ara, un de leurs chefs qui voyageait à bord. Les meurtres provoquent d’autant plus l’indignation qu’ils apparaissent incompréhensibles, aux yeux des contemporains européens. Entre 1809 et 1814, les séjours européens en Nouvelle-Zélande se réduisent fortement. Le 21 avril 1810, une tribune paraît dans le Sydney Gazette, enjoignant les capitaines de vaisseaux à ne pas admettre trop « de natifs à bord car ils pourraient être découpés par surprise en un instant[39]. »

Le terrain et le cabinet : deux « communautés émotionnelles » (1771-1830)

Les philosophes et le « cannibalisme »

En Angleterre et en France, les témoignages sur le « cannibalisme » des Maoris sont critiqués, voire réfutés : ils s’accordent mal avec les représentations de l’Homme qui ont alors cours sur le Vieux continent. Avant 1773 et la publication du récit du premier voyage de Cook[40], philosophes et savants relativisaient – voire niaient – déjà l’existence d’anthropophages. Ainsi, en 1735, le chirurgien de la marine anglaise John Atkins remet en cause les récits mentionnant des « mangeurs d’hommes[41] », tandis qu’en 1756 Voltaire affirme que « [l]es anthropophages sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit[42] ». Au XVIIIe siècle, les contemporains cultivés sont en effet prompts à s’attendrir sur les peuples dits « sauvages », à relativiser la barbarie de l’humain proche de la nature, tout en louant les bienfaits de la « civilisation[43] ». Cette sensibilité s’inscrit dans un courant affectif plus large que l’historiographie anglophone nomme le sentimentalisme[44], favorisant l’expression des « bons sentiments » tels que la pitié ou la compassion chez les philosophes et érudits. Or, les témoignages sur le « cannibalisme » troublent les représentations de ces derniers et engendrent une « souffrance émotionnelle[45] » ; l’horreur, le dégoût et l’indignation dont ils sont les vecteurs doivent donc être combattus. Pour cela, certains penseurs n’hésitent pas à jeter le discrédit sur les voyageurs et nier le phénomène rapporté. Ainsi, pour l’astronome William Wales, qui participe au deuxième voyage de Cook, la découverte d’une tête maorie ne saurait constituer une preuve solide de leur « cannibalisme »[46]. En 1789, un encyclopédiste français tente de réduire cette pratique à un phénomène exceptionnel – et donc insignifiant –, affirmant « que si les sauvages, d’Amérique surtout, ont quelquefois donné des apparences d’antropophagie momentanée, ils n’étoient point antropophages par leurs mœurs, mais seulement accidentellement[47]. » En 1824 encore, le membre de l’Amirauté et écrivain John Barrow s’emploie à disculper les Maoris de « l’odieuse pratique du cannibalisme[48] ». Nul témoignage ne trouve grâce à ses yeux : à propos des corps de Marion Dufresne et de ses hommes « on ne dit rien de leur consommation », quant à la dévoration de l’équipage du Boyd, il n’y a « pas la moindre preuve qu’un tel événement ait eu lieu[49] ». Là encore, la radicalité de l’appareil critique que déploie Barrow vise d’abord à exorciser sa propre horreur.

La négation de l’« anthropophagie » est cependant assez marginale : elle fait par trop courir le risque du discrédit à celui qui ose l’énoncer. En 1776, l’encyclopédiste français Jean-Nicolas Démeunier s’étonne : « Pourquoi donc a-t-on contesté l’existence des antropophages ? […] Le témoignage du capitaine Cook, & de MM. Banks & Solander dissipe enfin tous les doutes[50]. » Dès lors, d’autres tactiques affectives, plus nuancées, sont employées afin d’estomper l’horreur inspirée. Aussi est-il courant de faire remarquer que l’indignation doit se concentrer, non sur la consommation d’un corps humain, mais sur le meurtre de son propriétaire : « [c]’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime, qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien[51] ». Cornélius de Pauw note que cette pratique est « sans doute une action indifférente par elle-même, & n’importe si les vers, les cannibales ou les Iroquois rongent un cadavre[52]. » Le médecin Louis Charles Henri Macquart est du même avis : « [q]u’importe […] à celui qui n’existe plus, que son cadavre soit brûlé, enterré ou dévoré[53]. » Certes, le « cannibalisme » existerait bel et bien mais il n’a pas, à en croire ces savants et philosophes, l’importance que lui prêtent les voyageurs.

Une autre tactique consiste à entretenir la méfiance envers la production des voyageurs. De Pauw affirme qu’il est ardu de « reconnoître et saisir la vérité, tant de fois travestie par leur imbécilité, ou violée par leur malice[54]. » Plus mesuré, Jean-Nicolas Démeunier reconnaît tout de même qu’il y a « dans leurs récits des contradictions à débrouiller[55] ». Cet état d’esprit autorise la déformation des faits rapportés. Faute de pouvoir s’en remettre à la parole du voyageur, le philosophe s’en remet à sa sensibilité : ce qui suscite en lui l’effroi est nécessairement irréel. Voltaire ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit, à propos des récits espagnols sur les « boucheries cannibales » amérindiennes : « refusons notre créance à tout historien ancien et moderne, qui nous rapporte des choses contraires à la nature, et à la trempe du cœur humain[56]. »

En somme, certains philosophes et savants demeurant en Europe forment une « communauté émotionnelle » qui refuse l’horreur et l’indignation, recourant à des tactiques affectives afin de nuancer les récits de voyage qui en sont les principaux vecteurs.

Philosophes et voyageurs

Face à la critique de leurs témoignages, officiers de la marine et savants de bord remettent, à leur tour, en cause l’autorité des penseurs demeurés en Europe. Pour James Cook, c’est leur ignorance de « ce qu’est un sauvage à l’état naturel » qui conduisit son premier témoignage à être « mis en doute par beaucoup de gens[57] ». George Forster critique, lui aussi, « [c]es philosophes, qui n’ont contemplé l’humanité que depuis leurs cabinets » et qui soutiennent « que toutes les affirmations des auteurs, anciens et modernes, sur l’existence des mangeurs d’hommes ne sont pas crédibles[58]. » Jules Crozet s’en prend plus farouchement encore à l’ignorance des philosophes :

Voilà cependant ces hommes naturels si vantés par ceux qui ne les connoissent pas, & leur supposent gratuitement plus de vertus & moins de vices qu’aux hommes qu’il a plu de nommer factices, parce que l’éducation a perfectionné leur raison ! Pour moi, je soutiens que de tous les animaux de la création, il n’en est point de plus féroces & de plus dangereux pour l’homme, que l’homme naturel & sauvage ; j’aimerois beaucoup mieux rencontrer un tigre ou un lion, parce que je m’en défierois. Je parle d’après ce que j’ai vu[59].

Pour Crozet, il s’agit de faire valoir son expérience des « sauvages » ; expérience que n’ont pas les philosophes et les érudits. Mais son récit est édité par l’académicien Alexis-Marie Rochon, qui fait ajouter une note afin de « désaffecter » le propos et le rendre compatible avec sa sensibilité :

Qu’il nous soit permis de faire ici quelques réflexions que nous arrache un sentiment qu’il nous est impossible de vaincre. […] Si ces sauvages paroissent autour de nos bâtimens en assez grand nombre pour inquiéter, on tire sur eux, & on les instruit du pouvoir des armes à feu, en tuant quelques-uns de leurs compatriotes ; si enfin, ulcérés de ces violences, ils emploient la seule arme qui reste à leur foiblesse, la trahison, pour dégoûter les Européens de venir troubler leur repos, alors la vengeance est sans bornes.[60]

L’idée que les explorateurs provoqueraient l’hostilité – et le cas échéant les actes « anthropophages » – des indigènes se retrouve parfois sous la plume d’académiciens européens. En 1777, Johann Formey affirme, lui aussi, que « les peuples des contrées découvertes dans la Mer du Sud sont accueillans & officieux ; ceux qui ne paroissent pas tels, sont retenus par la timidité, par la crainte. » Il enjoint donc les voyageurs à se montrer bienveillants car « [s]i, dis-je, on tenoit constamment cette conduite, je m’assure que les rivages, au lieu d’être bordés de Sauvages armés, offriroient une foule d’habitans pacifiques qui tiendroient les bras à leurs nouveaux hôtes[61]. »

Nouveaux voyages, nouvelles sensibilités (1814-1840)

À partir de 1814, les rencontres entre Anglais et Maoris sur le sol néo-zélandais s’intensifient. Le révérend Samuel Marsden, pasteur anglican et propriétaire foncier en Australie, ambitionne d’évangéliser les natifs de l’archipel et fonde une colonie protestante à la Baie des îles. Il y arrive en décembre, accompagné de chefs maoris rencontrés à Sydney, de missionnaires et de John Liddiard Nicholas, qui tient le journal de ce voyage[62]. Soucieux d’obtenir le soutien des souverains locaux, Marsden applique les analyses sensibles des philosophes du siècle dernier. Il remet notamment au chef Duaterra « une copie imprimée des Instructions du gouverneur Macquarrie [de la colonie australienne] aux capitaines de navires » afin de fournir aux indigènes une protection contre d’éventuelles violences des marins. Marsden note que le chef maori « a reçu ces instructions avec beaucoup de satisfaction[63]. » Pour lui comme pour Nicholas, les voyageurs précédents étaient des individus « aux cœurs insensibles, qui étaient aussi peu disposés à concilier l’amitié des rudes habitants » ; au contraire, affirme Nicholas, Marsden est animé d’« un esprit sincère de philanthropie[64] ». Les deux hommes s’entretiennent avec Te Ara, le chef maori ayant participé au massacre du Boyd : il leur apprend que le capitaine du navire l’avait maltraité à bord et que c’était là la raison de l’attaque et des actes d’« anthropophagie »[65]. En 1816, dans un article du Missionary Register, Marsden en conclut que l’« anthropophagie », exceptionnelle, ne survient qu’« en représailles d’un grand préjudice » ; il poursuit : « [p]our autant que je puisse me faire une opinion sur cette horrible coutume, je suis enclin à croire que les Néo-Zélandais ne considèrent pas plus un crime de manger leurs ennemis que les nations civilisées de pendre un délinquant[66]. »

Le témoignage de Marsden se veut apaisant et, avec l’implantation de la première colonie missionnaire, il contribue dans la décennie 1820 à la venue d’autres Anglais ; tels ces gentlemen-voyageurs, férus d’ethnographie et à la recherche d’indices et d’informations sur le « cannibalisme » local. Ces derniers, à l’instar de Marsden ou Nicholas, font de longs séjours chez les Maoris. En 1820, Richard Cruise, profitant de la supervision d’un chargement de bois, collecte patiemment, dix mois durant, de nombreuses informations sur les mœurs des indigènes[67]. Entre 1828 et 1829, l’artiste-peintre Augustus Earle visite l’archipel et s’installe dans un village, se plaçant sous la protection d’un chef local, un certain « king George ». Il assiste, durant son séjour, à la préparation du cadavre d’une femme afin, écrit-il, qu’elle soit consommée. La vue de la scène le choque profondément ; le lendemain, il s’entretient avec « king George ». Earle donne à lire au lecteur une citation du chef maori – qui n’est pas sans rappeler les propos des philosophes de la fin du XVIIIe siècle : « La seule différence dans nos lois est que vous fouettez et pendez, alors que nous abattons et mangeons[68]. » En ce début de XIXe siècle, la « communauté émotionnelle » favorisant la pitié et la compassion à l’égard des « cannibales » paraît triompher, se répandant chez les Anglais qui se déplacent en Nouvelle-Zélande.

Certains voyageurs se risquent pourtant à perpétuer une image horrifiante de la pratique, tel le marchand Joël Polack en 1838, pour qui, les Maoris « dévore[nt] avec une gloutonnerie insatiable le corps de leurs parents et amis[69]. » Mais l’effroi qu’il cherche à inspirer le disqualifie aux yeux du public cultivé. L’auteur a beau avoir résidé près de six ans sur l’archipel, il n’en est pas moins sèchement critiqué dans un compte rendu de la revue Athenaeum, lui reprochant sa crédulité[70]. De la même manière, quatorze ans plus tôt, Richard Cruise qui affirmait dans son récit que le « cannibalisme » pouvait, parfois, être le résultat d’une pure gourmandise, recevait une fin de non-recevoir dans la recension qu’en donnait la Quarterly Review[71].

Excuser ou accabler ? Déterminer les causes de la pratique

L’impossible gestion de l’horreur ?

L’opposition entre ces deux « communautés émotionnelles » engendre très tôt un vif débat quant aux causes du « cannibalisme ». La question retient peu l’attention des officiers de la marine. Accoutumés aux violences de la guerre et pressés de démontrer qu’ils ont bel et bien rencontré des « cannibales », James Cook et Jules Crozet n’interrogent pas l’origine de la pratique. En 1783, l’abbé Rochon le reproche à ce dernier : « M. Crozet, dans la relation qu’il donne du massacre des François à la Nouvelle-Zélande, n’assigne aucune cause à ce funeste événement. Il est cependant impossible de concevoir que tout un peuple soit composé de monstres qui égorgent de sang-froid & sans motifs des étrangers[72] ». Ce sont les savants de bord, davantage frappés par la pratique, qui ressentent le besoin pressant de l’expliquer. Mais l’exercice est difficile : comment réfléchir sur un sujet saturé d’affects car contre-nature ? Dès le premier voyage de Cook, Joseph Banks tente une explication ; chez les Maoris, explique-t-il, « la soif de vengeance peut pousser la méchanceté jusqu’au bout quand leurs passions sont laissées aller à leur plein essor[73]. » Mais l’explication est formulée par défaut : l’horreur le pousse surtout à démontrer, avec beaucoup d’étendue, que, selon les lois de la Création, il est impossible qu’un humain en dévore un autre. L’incompréhension ronge le pieux botaniste. John Reinhold Forster, après avoir assisté en 1773 à la consommation d’un morceau de chair humaine par un natif, consacre quelques phrases au « cannibalisme » dans son journal de bord. Mais, rapidement, il doit s’arrêter : « Je suis plutôt las de m’attarder sur ce sujet, qui remplit mon âme de sentiments de compassion et d’horreur, et je vais abandonner ici le Thème ; peut-être serai-je de meilleure humeur pour reprendre la Réflexion une autre fois[74]. »

Chez les voyageurs-philosophes du XVIIIe siècle, réfléchir sur le « cannibalisme » n’est pas aisé, tant est grande la « souffrance émotionnelle » qu’engendre la connaissance du phénomène. Certains s’abritent, nous l’avons vu, derrière le doute ou la réfutation ; l’incompréhension lors de leur confrontation avec un acte cannibale n’en est alors que plus grande. Lorsque Wales, après avoir nié l’existence du « cannibalisme », en devient le témoin oculaire, l’un de ses réflexes est de formuler des hypothèses explicatives. Mais aucune ne lui paraissant suffisamment robuste, il se retranche derrière la seule qui reste, aussi terrible qu’improbable : « Il semble par conséquent s’ensuivre bien sûr, que leur pratique de cette horrible action provient du choix et du goût qu’ils ont pour ce genre de nourriture, et cela n’était que trop manifeste dans le désir et à la satisfaction qu’ils éprouvèrent en mangeant ces restes […].[75] » L’explication est à la mesure de l’horreur qu’il ressentit lorsque l’un des Maoris consomma la chair « avec une avidité » qui le surprit, « se léchant les lèvres et les doigts après comme s’il avait peur de perdre la moindre partie, graisse ou sauce, d’un morceau si délicieux[76]. »

Lors de son témoignage sur la préparation d’un corps, à l’instar de Wales, Augustus Earle ne parvient pas à trouver une explication qui tempérerait la puissance des émotions qu’il éprouve. Il lui semble voir une scène de pure violence, sans justification aucune :

Ils n’avaient pas de vengeance à satisfaire ; ils ne pouvaient pas invoquer le fait que la bataille avait éveillé leurs passions, ni l’excuse qu’ils mangeaient leurs ennemis pour parfaire leur triomphe. C’était un acte de cannibalisme injustifiable. Atoi, le chef, qui avait donné les ordres pour cette cruelle fête, nous avait vendu la veille quatre cochons pour une nouvelle livre de poudre ; il n’avait donc pas même l’excuse du manque de nourriture[77].

Rationaliser l’expérience du « cannibalisme »

Les voyageurs-philosophes recourent à différentes démarches afin de parvenir à penser l’« anthropophagie ». La première consiste, précisément, à refuser les explications qui confortent – voire amplifient – l’horreur que suscite la pratique anthropophage. Ainsi, Banks ne peut « avilir la nature humaine au point d’imaginer qu’ils la savourent comme une friandise, ou même la considèrent comme un aliment ordinaire[78]. » Il est rejoint par George Forster, pour qui, cette hypothèse « est totalement incompatible avec l’existence de société[79] ».

Une deuxième démarche consiste à prendre du recul, afin de permettre une réflexivité qu’interdit la confrontation puis le souvenir récent d’une scène d’« anthropophagie ». John Reinhold Forster ne formule pas d’hypothèse dans son journal de bord. En revanche, quelques années plus tard, une fois revenu en Angleterre, il amorce une réflexion sur le thème, appuyée de lectures, telles que les Recherches philosophiques de Cornelius de Pauw. Il consacre ainsi plusieurs pages au « cannibalisme » dans ses Observations Made During a Travel Round the World[80] qui paraissent en 1778. Ce recul peut également s’obtenir par l’entretien avec des indigènes. Lorsque Marsden et Nicholas arrivent en Nouvelle-Zélande en 1814, la mort de leurs compatriotes du Boyd en 1809 hante leurs pensées. Afin d’atténuer l’anxiété, ils entreprennent de récolter le témoignage auprès d’un des chefs ayant été le témoin de cet événement. Ils apprennent alors qu’il ne s’agissait pas d’un acte de pure bestialité mais de vengeance, ce qui les apaise. Augustus Earle qui considère d’abord le « cannibalisme » comme un « acte injustifiable » finit par revenir sur cette conviction après avoir consulté son « vieil ami king George ». Il apprend alors que cette pratique est une « cérémonie » qui obéit à une « loi » et qui se pratique depuis plusieurs décennies[81].

Quelles sont donc les explications formulées par les voyageurs-philosophes ? Le témoignage de Marsden conforte l’hypothèse des savants de bord Joseph Banks, George Forster[82] et John Savage[83] : la pratique serait motivée par la vengeance guerrière. Cette explication est cependant nuancée par les témoignages de Richard Cruise et Augustus Earle, rapportant des cas de consommation de femmes-esclaves[84]. L’explication par l’appétit bestial semble être exceptionnelle – Wales l’affirme, Cruise ne l’exclut pas et Earle l’avance avant de se dédire – et semble relever de la difficulté à penser le phénomène. Elle permet en outre de renforcer la sauvagerie des Maoris afin d’appuyer l’argument de la colonisation de l’archipel ; Polack procède de la sorte en 1838, l’année où le parlement britannique discute de la plausible intégration de l’archipel à l’empire de la jeune reine Victoria.

Justifier les erreurs de l’espèce humaine

Dès le milieu du XVIIIe siècle, philosophes et savants sédentaires quêtent, eux aussi, la raison de cette pratique. Tous s’accordent à bannir l’hypothèse d’un goût dépravé pour la chair humaine ; celle-ci est trop contraire à l’imaginaire sentimentaliste du temps : pour le docteur Macquart, comme pour d’autres, « de pareilles horreurs ne sont pas croyables[85] ». Dans le premier tiers du siècle suivant, cette explication continue à être rejetée, avec moins de force, il est vrai : en 1824, le naturaliste français Julien-Joseph Virey affirme que : « Ceux qui ont prétendu que la faim et ensuite la gourmandise entretiennent cette horrible coutume ne paraissent guère […] fondés ; cependant il est quelques témoignages qui l’annonceraient[86]. » En 1830, l’écrivain George Lillie Craik finit par l’admettre, à l’appui notamment du témoignage de Richard Cruise, tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’un point de controverse[87]. La multiplication de témoignages européens[88] sur l’existence de la pratique dans la « mer du sud » interdit toute certitude ; elle élargit le champ des possibles et avive l’imagination européenne quant à la diversité des formes du « cannibalisme ».

Mais, pour la période qui nous occupe, les causes atténuant le plus l’horreur de l’acte sont néanmoins favorisées par les penseurs demeurant en Angleterre et en France. Ainsi ce sont la famine et l’impulsion vengeresse qui sont les plus avancées. Ces « excuses » confortent les représentations de la nature humaine des sentimentalistes car elles discréditent le caractère intentionnel du « cannibalisme » maori. Elles s’insèrent de surcroît dans l’imaginaire romantique du temps, exaltant l’Homme comme la proie de ses passions. L’horreur s’en trouve décrue.

L’éditeur John Hawkesworth, qui assure l’édition officielle du récit de voyage de l’Endeavour, réécrit abondamment le journal de bord de Cook. Ce dernier, on l’a dit, n’a guère consacré de temps à s’interroger sur les causes du « cannibalisme » ; pourtant l’éditeur lui fait affirmer que « la faim de celui qui est poussé par la famine à combattre, absorbera toute sensibilité, et tout sentiment qui le retiendrait de dévorer le corps de son adversaire[89]. » Ce faisant, Hawkesworth explique que si la pratique naît de la faim, elle se nourrit par la suite des passions qu’engendre la guerre. Sa déformation explique pour beaucoup que certains philosophes prêtent crédit à ce témoignage. Après la lecture de cette édition, le Français Jean-Nicolas Démeunier assure que « l’origine de cette habitude n’annonce aucune perversité, & l’on a fait sur cette matière de bien mauvais raisonnemens. […] Que des sauvages qui n’ont pas d’autre nourriture, mangent des cadavres humains, il n’y a rien là d’étonnant[90]. » Il est d’autant plus disposé à croire le « récit » de Cook que, par la réécriture d’Hawkesworth, explications et excuses s’y confondent. Cette déformation suscite la réaction de Cook et des savants de bord qui l’accompagnent dans son second voyage. Le capitaine croit devoir préciser qu’en Nouvelle-Zélande c’est une « coutume de manger la chair de leurs ennemis », remontant à « l’origine des temps[91] ». Reinhold Forster s’en prend à son tour à Hawkesworth lorsqu’il écrit qu’« [u]n Écrivain ingénieux, a dit que la misère & la faim en sont la première origine : je ne puis pas être de cet avis, car ces peuples ne paraissent pas éprouver la disette[92]. » Un an avant, son fils critiquait déjà cette position, affirmant que de « nombreuses objections sérieuses peuvent cependant être formulées contre cette hypothèse[93] ».

Conclusion

Dans un célèbre ouvrage, George Devereux démontrait que les données premières des sciences du comportement provenaient des réactions des chercheurs et non des objets observés eux-mêmes. C’est pourquoi il appelait confrères et consœurs à considérer ces réactions telles des ressources étudiables à part entière[94]. Cet article, prenant pour terrain d’étude les savoirs sur le « cannibalisme » néo-zélandais en Angleterre et en France, a entrepris d’étudier de telles réactions. L’élaboration de cette connaissance est, en effet, le résultat des tensions entre deux « communautés émotionnelles » : celle de voyageurs en proie à des réactions d’horreur, de dégoût ou d’angoisse, entrant pleinement dans le façonnement de leurs interprétations du « cannibalisme » et qu’ils désirent à la fois maîtriser et transmettre à leurs lecteurs, ainsi que celle des penseurs sédentaires – pour la plupart académiciens – qui refusent d’exprimer ces émotions et favorisent la pitié, sinon la compassion. L’incompréhension mutuelle des codes sensibles de l’autre groupe stimule les questionnements, débats et hypothèses sur cette pratique, entretenant l’essor de témoignages tout au long de la période. Les différentes approches du « cannibalisme » qui en résultent – que ce soit depuis un terrain ou un cabinet – peuvent donc être considérés comme autant d’« écrans filtrants de plus en plus nombreux – des tests, des techniques d’enquêtes, des ‘‘trucs’’ et autres artifices heuristiques[95] » afin de gérer l’horreur.


[1] « Cannibalisme » et « anthropophagie » sont compris comme synonymes, les deux mots désignent la consommation par un humain d’une partie du corps d’un autre humain.

[2] C’est pourquoi nous utiliserons l’expression « cannibalisme » avec des guillemets : Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk. The Man-Eating Myth and Human Sacrifice in the South Seas, Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 60.

[3] Paul Moon, This Horrid Practice: The Myth and Reality of Tradition Maori Cannibalism, London, Penguin Group, 2008, 375 p.

[4] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2012 (1980), 474 p.

[5] Barbara Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review, vol. 107, n° 3, 2002, p. 821-845. Pour l’historienne, les « communautés émotionnelles » se définissent par les expressions d’émotions qu’elles « définissent et évaluent comme précieuses ou nuisibles pour elles ; les évaluations qu’elles font des émotions des autres ; la nature des liens affectifs entre les personnes qu’elles reconnaissent ; et les modes d’expression émotionnelle qu’elles attendent, encouragent, tolèrent et déplorent. », p. 842.

[6] Jean-Luc Chappey et Maria Pia Donato, « Voyages et mutations des savoirs. Entre dynamiques scientifiques et transformations politiques. Fin XVIIIe – début XIXe siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 385, 2016, p. 12.

[7] Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 vol., Paris, Seuil, 2015.

[8] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, 3 vol., Paris, Seuil, 2016-2018.

[9] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal During His First Voyage Round the World Made in H. M. Bark, London, Elliot Stock, 1893, p. 207.

[10] John Cawt Beaglehole, The Endeavour’s journal of Sir Joseph Banks from 25 August 1768 – 12 July 1771, 1769 October 10, Sydney, Trutees of the Public Library of New South Wales in association with Angus and Robertson, 1962, numérisé par le Project Gutenberg of Australia eBook : http://gutenberg.net.au/ebooks05/0501141h.html.

[11] Ibidem, 1769 October 25.

[12] Id.

[13] Ibidem, 1770 January 16.

[14] Ibidem, 1770 January 17.

[15] Ibidem., 1770 January 20.

[16] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal…, op. cit., p. 268.

[17] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook on his Voyages of Discovery, vol. II, London and New-York, Routledge, 2017 (1961), p. 293.

[18] Ibidem, p. 292.

[19] Ibidem, p. 293.

[20] Id.

[21] Id.

[22] George Forster, A Voyage Round the World, vol. I, London, B. White, 1777, p. 514.

[23] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 293.

[24] George Forster, A Voyage…, loc. cit.

[25] Jean Le Rond d’Alembert, « Discours préliminaire des éditeurs » in L’Encyclopédie, vol. I, 1751, p. 2.

[26] Michel Delon, « L’éveil de l’âme sensible » in Alain Corbin, Histoire des émotions. 2. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2016, p. 11.

[27] Barbara Stafford, Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account, 1760-1840, Cambridge, Massachussetts Institute of Technology Press, 1984.

[28] Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk…, op. cit., p 44.

[29] Peter Fannin est un des marins de l’expédition.

[30] Christopher Lloyd, James Cook. Relations de voyages autour du monde, Paris, La Découverte & Syros,1998, p. 297.

[31] Ibidem, p. 295.

[32] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage à la mer du Sud, commencé sous les ordres de M. Marion, Paris, Barrois l’aîné, 1783, p. 101.

[33] Ibidem, p. 126-127.

[34] Ibidem, p. 118.

[35] Ibidem, p. 121-122.

[36] Ibidem, p. 126.

[37] Robert Mc Nab, From Tasman to Marsden : A History of Northern New-Zealand from 1642 to 1818, Charleston, Bibliobazaar, 2009 (1914), p. 147.

[38] Lydia Wevers, Country of Writing : Travel Writing and New-Zealand, Auckland, Auckland University Press, 2013, 240 p.

[39] Ibidem, p. 15.

[40] John Hawkesworth, An Account of the Voyages Undertaken by the Order of His Present Majesty for Making Discoveries in the Southern Hemisphere, 3 vol., London, Strahan & Cadell, 1773.

[41] John Atkins, A Voyage to Guinea, Brasil and the West Indies, London, printed for Caesar Ward and Richard Chandler, at the Ship, between the Temple-Gates in Fleet-Street, 1735, 302 p.

[42] Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations in Œuvres complètes de Voltaire, vol. 19, Gotha, Ettinger, 1785 (1756), p. 344.

[43] Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 19.

[44] Pour un aperçu historiographique sur la question, voir le chapitre suivant : « L’âge d’or du sentimentalisme (1700-1789) » in William Reddy, La traversée des sentiments. Un cadre pour l’histoire des émotions (1700-1850), Dijon, Les presses du réel, 2019, pp. 185-222.

[45] Ibidem, pp. 163-166 : William Reddy définit la « souffrance émotionnelle » comme un conflit d’objectifs chez l’individu, tel l’attirance amoureuse non partagée. Ici, l’objectif des philosophes est de défendre une vision bienveillante de l’être humain – plus précisément du « sauvage » ; ce que met à mal la littérature de voyage évoquant l’« anthropophagie ».

[46] « Journal of William Wales » in John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 791.

[47] « Anthropophagie » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Jurisprudence, Paris, Chez Panckouke, 1789, p. 326.

[48] John Barrow, « Cruise – New Zealand », Quarterly Review, vol. 31, 1825, p. 58.

[49] Ibidem, p. 59.

[50] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages et des coutumes des différents peuples, vol. 1, Paris, Pissot, 1776, p. 13.

[51] « Anthropophagie » in Voltaire, Dictionnaire philosophique, section iii, 1764, p. 215.

[52] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, vol. 1, Berlin, Decker, 1768-1769, p. 213.

[53] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Médecine, Paris, Chez Panckouke, 1790, p. 67.

[54] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques…, op. cit.,  p. 5.

[55] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages…, op. cit., p. 9.

[56] Hubert-François Gravelot, Collection complète des œuvres de M. Voltaire : Histoire de Charles xii, Genève, éditeur inconnu, 1768, p. 40.

[57] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[58] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[59] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 128-129.

[60] Ibidem, p. 141-145.

[61] Johann Heninrich Samuel Formey, « Les physionomies appréciées », Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, Berlin, Frédéric Voss, 1777, p. 392-393.

[62] Ce voyage accouche du récit suivant : Narrative of a Voyage to New Zealand : Performed in the Years 1814 and 1815, 2 vol., London, J. Black and son, 1817.

[63] Samuel Marsden, « New Zealand. Church Missionary Society » in The Missionary Register, London, Seeley, 1816, p. 462.

[64] John Liddiard Nicholas, Narrative of a Voyage…, vol. 1, op. cit., p. 2.

[65] Ibidem, p. 142-145.

[66] Samuel Marsden, « New Zealand… », op. cit., p. 523.

[67] Richard Cruise, Journal of a Ten Month’s Residence in New Zealand, London, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1823, 337 p.

[68] Augustus Earle, A Narrative of a Nine Month’ Residence in New Zealand in 1827, London, Longman, Rees, Orme, Brown, Green, & Longman, 1832, p. 121.

[69] Joël Polack, New Zealand : Being a Narrative of Travels and Adventures, vol. 2, London, Bentley, 1838, p. 2.

[70] « New Zealand, by J. S. Polack », The Athenaeum. Journal of Literature, Science, and the Fine Arts, 1838, p. 579-582.

[71] John Barrow, « Cruise… », op. cit., p. 61.

[72] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 141.

[73] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[74] Michael E. Hoare, The Resolution Journal of Johann Reinhold Forster. 1772-1775, vol. 3, London, Hakluyt Society, 1982, p. 427.

[75] « Journal of William Wales », op. cit., p. 818.

[76] Id.

[77] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 115.

[78] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[79] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[80] John Reinhold Forster, Observations made during a Voyage Round the World, 2 vol. London, Robinson, 1778.

[81] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 121.

[82] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[83] John Savage, Some Account of New Zealand : Particularly the Bay of Islands, and Surrounding Country, London, J. Murray and A. Constable and Company, 1807, p. 35.

[84] Richard Cruise, Journal…, op. cit., p. 287 et Augustus Earle, Narrative…, op. cit., p. 111-120.

[85] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage », op. cit., p. 66.

[86] Julien-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, 1824, p. 342.

[87] George Lillie Craik, The New Zealanders, London, Charles Knight, 1830, p. 107.

[88] Geoffrey Sanborn The Sign of the Cannibal : Melville and the Making of a Postcolonial Reader, Durham and London, Duke University Press, 1998, 254 p.

[89] John Hawkesworth, An Account…, vol. 3, op. cit., p. 44.

[90] Jean-Nicolas Démeunier, L’esprit…, op. cit., p. 13.

[91] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[92] John Reinhold Forster, Observations…, op. cit., p. 327.

[93] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[94] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode…, op. cit.

[95] Ibidem, p. 17.

 

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