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Le mercenaire grec et ses rapports au monde dans l’Anabase de Xénophon

Ophélie Lécuyer

 


Résumé : Véritable professionnel de la guerre, le mercenaire grec parcourait le monde selon les opportunités d’embauche, au rythme des conflits et des affrontements. En effet, ce métier était caractérisé par la mobilité constante de ses acteurs, pour qui le franchissement des frontières et la traversée des espaces étaient à la fois un moteur économique et une réalité sociale. Dans l’étude du mercenariat, l’Anabase de Xénophon est une source incontournable car elle relate l’expédition des troupes mercenaires grecques en Perse, entre 401 et 399 av. J.-C. Livrés à eux-mêmes dans une contrée qui n’était pas la leur, privés de leurs repères culturels et géographiques, les mercenaires grecs ont dû s’adapter à ce nouvel environnement pour survivre et fuir un territoire particulièrement hostile. Alors, dans un tel contexte, quels rapports ces hommes ont-ils entretenu avec l’inconnu ? Comment ont-ils construit leur vision de l’inconnu ? Loin de leur patrie, ces étrangers en armes ont, en réalité, redéfini jusqu’à leur propre identité le temps d’un éprouvant retour vers leur foyer.

Mot-clés : Anabase, Xénophon, mercenaire, mercenariat, Antiquité.


Après l’obtention d’une licence d’histoire à l’Université de Strasbourg en 2014, Ophélie Lécuyer a poursuivi son cursus en Master « Mondes Anciens », sous la direction de Dominique Lenfant. Son mémoire de recherche, soutenu en juin 2016, s’intitule « Aveugles et aveuglements en Grèce classique » ; il s’agit d’une étude inédite de la figure de l’aveugle et de la représentation du handicap visuel dans la société grecque antique. Depuis 2017, Ophélie Lécuyer travaille sur une thèse de doctorat : « Les métiers dans le monde de Xénophon », également sous la direction de Dominique Lenfant. Elle effectue ses recherches au sein du laboratoire Archimède (UMR 7044) de l’Université de Strasbourg.

o.lecuyer@hotmail.fr


Introduction

Dans l’Antiquité, le mercenaire est un véritable professionnel de la guerre, engagé pour se battre et rémunéré pour ses talents martiaux ; une définition demeurée inchangée jusqu’à nos jours[1]. En Grèce ancienne, le terme mistophoros désigne au sens large celui qui vend ses compétences pour percevoir un salaire. En contexte militaire, ce mot qualifie traditionnellement le mercenaire[2], guerrier louant ses services à une autre cité que la sienne. Cette figure du soldat grec contractuel a fait l’objet de maintes publications scientifiques, à commencer par celles de Herbert Parke, parue en 1933[3], et de Guy Griffith, publiée en 1935[4]. Ces recherches ont été abondamment exploitées et approfondies par Ludmila Marinovic dans son ouvrage de 1988, Le mercenariat grec au IVe siècle avant notre ère et la crise de la « polis », qui constitue, pour les spécialistes actuels, le point de départ de l’historiographie moderne sur le mercenariat. En effet, Marinovic s’est démarquée par son analyse pointue des conditions de vie des mercenaires étudiées au prisme de la transformation des cités-États, et notamment d’Athènes[5], à l’époque classique. Grâce à ce travail de référence, la bibliographie sur le sujet a progressivement pris de l’ampleur depuis les années 2000[6].

Les historiens s’accordent sur l’existence ancestrale du mercenariat, même si cette activité demeurait relativement restreinte. Ils constatent cependant une recrudescence au cours du Ve siècle avant notre ère. La raison de ce développement sans précédent réside dans les événements militaires de l’époque : à partir de 431 et jusqu’en 404 av. J.-C., soit pendant près de vingt-sept ans, les cités d’Athènes et de Sparte se livrèrent une guerre sans merci. Dans ce cadre, des mercenaires furent engagés par les cités les plus riches[7] pour renforcer leurs contingents et pallier le manque d’hommes. Ce conflit est pour Marinovic le « prologue » du développement massif du mercenariat car c’est surtout à la fin de la guerre du Péloponnèse que cette profession se répand. C’est là une thèse sur laquelle tous les spécialistes s’accordent[8]. La fin de la guerre signait aussi la fin des embauches pour les mercenaires et la fin du service hoplitique pour les citoyens-soldats. Une partie de la population était donc constituée de combattants désœuvrés.

Bien entendu, l’aptitude au combat n’était pas l’unique motivation des individus pour s’enrôler comme mercenaires, comme l’a montré Yvon Garlan[9]. En effet, les motivations réelles des mercenaires étaient tout à fait variables selon les individus. À la racine, l’exercice d’une profession, quelle qu’elle soit, est justifié par le besoin économique, la nécessité de pourvoir à sa survie et, si possible, à son plaisir. Marinovic souligne dans son étude l’extrême pauvreté des citoyens après la guerre du Péloponnèse, dont la location des services militaires incarnait un ultime recours à leur détresse[10] ; mais, ainsi que le rappelle Roy, « tous les mercenaires ne s’enrôlaient pas comme tels par pauvreté[11]. » Beaucoup de facteurs environnementaux, socio-économiques et personnels influençaient et expliquaient l’enrôlement des uns et des autres dans cette activité. Cependant, une grande partie de ces données nous échappe, et pour cause, le silence des sources sur le sujet.

Indéniablement, le mercenariat constitue l’une des facettes du monde économique de l’Antiquité[12] mais très peu de témoignages évoquent concrètement cette profession. La très mauvaise réputation de cette activité et l’ignorance des auteurs envers le monde mercenaire pourraient expliquer le mutisme des textes. Aux yeux de la population, le mercenaire constituait l’antagoniste du citoyen-soldat : il combattait pour le plus offrant, assumant ainsi une motivation purement financière, tandis que le second combattait au nom de sa cité, non pour le salaire mais pour l’honneur[13]. Il s’avère donc impossible, pour les citoyens de l’époque, de considérer le mercenaire comme un individu moralement bon. Il s’agissait là de théories véhiculées en particulier par les aristocrates, qui aspiraient à une vie vertueuse, et qui condamnaient ce qu’ils jugeaient contraire à leurs principes, or, les auteurs antiques étaient, pour la plupart, issus de l’aristocratie, raison pour laquelle le mercenaire était un sujet tout simplement absent de leurs œuvres.

Toutefois, il nous est parvenu une source extrêmement précieuse sur la question du mercenariat : l’Anabase[14] de Xénophon. L’œuvre constitue une référence incontournable dans cette étude car elle relate la périlleuse expédition des troupes mercenaires grecques en Perse, entre 401 et 399 av. J.-C. La particularité du récit, outre qu’il se concentre sur un contingent mercenaire, repose sur son caractère autobiographique : en effet, l’auteur, Xénophon d’Athènes, a participé à cette campagne militaire. Historien, philosophe, économiste et militaire, Xénophon d’Athènes était issu de l’aristocratie athénienne. En 401 av. J.-C., alors âgé d’une trentaine d’années, il rejoignit le commandement de l’expédition des Dix-Mille, celle-là même qui est au centre de l’Anabase. D’après les spécialistes, cette œuvre a sans doute été rédigée à Scillonte, bien des décennies après l’expédition, entre 390 et 380 av. J.-C., dans le domaine où Xénophon s’établit pendant près de vingt ans[15]. Il se consacra d’ailleurs durant cette période prospère à l’écriture de la quasi-totalité de ses textes. L’expédition de l’Anabase était à l’origine une tentative d’usurpation du trône perse par le cadet de la famille royale, Cyrus le Jeune. Celui-ci, pour mener à bien son entreprise militaire, embaucha beaucoup de mercenaires, qu’il entraîna dans une véritable « anabase », terme qui qualifie la remontée des terres depuis la mer. Grâce aux chiffres que nous livre Xénophon, on dénombre 12 900 mercenaires[16] au moment de la confrontation décisive entre les troupes de Cyrus et celles du roi. L’auteur prend même le soin de présenter quelques profils de ces mercenaires[17].

Ces informations, d’une grande rareté, sont révélatrices du large panel de profils participant à cette expédition. Xénophon lui-même, en tant que mercenaire, se présente. Il explique s’être enrôlé auprès de Cyrus afin d’honorer son lien d’amitié et d’hospitalité avec Proxène de Béotie, lequel participait déjà à l’expédition. Pour Vincent Azoulay, Xénophon était « pris au piège des liens de philia et de xénia[18] ». Un dilemme moral que les aristocrates et lecteurs de Xénophon ne pouvaient que comprendre et approuver.

En fin de compte, l’expédition fut un échec, Cyrus perdit la vie et les mercenaires grecs furent contraints de fuir le territoire perse pour échapper aux troupes royales qui les poursuivaient. C’est alors que commence « la catabase », ou littéralement « la descente des terres » vers la mer. Livrés à eux-mêmes dans un pays qu’ils ne connaissaient pas, privés de leurs repères culturels et géographiques, les mercenaires grecs ont dû organiser leur survie, s’unir pour faire face aux dangers et s’adapter à ce nouvel environnement.

Ce récit constitue l’une des sources fondamentales dans l’étude du mercenariat antique et, de fait, les travaux de Marinovic et de ses successeurs s’appuient en partie sur cette œuvre. Pourtant, Xénophon a longtemps souffert de négligence, notamment parce qu’il fut considéré pendant les derniers siècles comme un médiocre disciple de Socrate, dont la retranscription des dialogues n’avait que peu de pertinence et de profondeur face à l’excellence de l’œuvre platonicienne. De surcroît, l’hétérogénéité de ses textes et la pluridisciplinarité surprenante de ces derniers firent l’objet de critiques acerbes, essentiellement motivées par l’incompréhension des commentateurs face à la diversité de l’œuvre de cet auteur[19]. Cependant, au cours des dernières décennies, l’historiographie s’est renouvelée, réhabilitant Xénophon et ses textes en proposant de nouvelles approches[20]. Cet auteur et son œuvre font donc l’objet de multiples recherches, commentaires et publications depuis plusieurs années[21], l’Anabase devenant une source de référence sur la communauté mercenaire grecque[22].

Dans les études sur cette dernière, le questionnement des spécialistes est généralement centré sur le fonctionnement interne du contingent et la matérialisation de l’unité[23]. Le fait d’étudier le cœur même de cette communauté improvisée implique la considération des rapports fondamentaux entre l’armée grecque et le monde « barbare » dans lequel elle évolue[24], principaux vecteurs de cette communauté. Toutefois, le regard des mercenaires sur cet ailleurs exotique, leurs diverses réactions face à l’inconnu et le comportement des autochtones à leur égard constituent des aspects bien souvent marginalisés. Cet article a donc pour objectif d’éclairer les quelques zones d’ombres du sujet en proposant une approche ambivalente : d’une part, examiner la relation ambigüe qui se tisse entre le mercenaire et le territoire qu’il investit, notamment la vision de cet autre monde, le rôle des frontières dans ses pérégrinations et ce que sa présence inspire aux autochtones. D’autre part, analyser la conception de l’identité du mercenaire, à la fois en tant qu’individu mais aussi en tant qu’élément d’un ensemble. Cela permet ainsi de reconsidérer la notion de solidarité, sur laquelle l’historiographie insiste beaucoup mais qui s’avère bien plus relative et bien moins évidente dans le texte. Comment ces mercenaires ont-ils construit leurs rapports à l’inconnu ? Comment ont-ils appréhendé les autres peuples et comment ont-ils eux-mêmes été perçus ? En tenant compte des circonstances exceptionnelles de cette situation, le mercenaire était-il un homme déraciné, loin de tout, ou au contraire, un homme ancré dans une, voire plusieurs identités clairement définies ? Toutes ces questions mènent, en premier lieu, à l’étude des rapports entre les mercenaires et les autochtones car les peuples rencontrés n’adoptèrent pas les mêmes comportements face à ces étrangers armés. Et si l’attitude des autochtones n’était finalement qu’une réponse face à l’inconnu ? Chacun, dans cette optique, incarnant un étranger, un « barbare » pour l’autre. En second lieu, il s’agit de dépasser la précédente analyse en étudiant les rapports du mercenaire, non pas avec l’environnement extérieur, mais avec sa propre communauté. N’oublions pas que le contingent grec compte près de dix-mille hommes au départ de l’anabase, soit autant d’individus et de personnalités différentes, réunies autour d’un même objectif : survivre. Comment les mercenaires interagissent-ils entre eux ? Quelles sont leurs relations ? Ces hommes apprennent-ils à s’unir dans l’adversité ? L’étude des rapports internes à la communauté de mercenaires est déterminante pour appréhender l’organisation du corps militaire et comprendre comment ce dernier est parvenu à survivre dans un contexte hostile.

D’éternels étrangers ? Les mercenaires et les autochtones

Après la déroute de l’armée de Cyrus à la bataille de Counaxa en 401 av. J.-C., les troupes grecques sont contraintes de fuir les lieux au plus vite. Le monde dans lequel elles évoluent est totalement nouveau et les mercenaires découvrent, pas après pas, jour après jour, les dangers et les richesses dont regorge le pays qui s’ouvre à eux. Très rapidement confrontés à des peuplades inconnues, leur avancée s’avère finalement tributaire de la coopération ou de l’hostilité des communautés qu’ils rencontrent. Or, précisément, ces dernières ne réagissent pas de la même manière à la vue de ces étrangers en armes.

Le mercenaire : un effrayant indésirable

Au cours de leur expédition, les mercenaires rencontrent plusieurs peuples autochtones, certains encore insoumis à la royauté perse. Bien entendu, l’arrivée de près de dix-mille étrangers, d’un corps entièrement composé de militaires lourdement équipés, est une raison suffisante pour susciter la méfiance des communautés. Nul doute qu’une armée aussi ample devait être perçue comme une réelle menace pour les populations locales. De leur côté, les mercenaires ne pouvaient se fier à des peuples dont ils ignoraient la langue, la culture et les liens réels avec le pouvoir royal perse. De surcroît, dès qu’ils atteignent les limites d’une région, toutes les frontières sont solidement gardées par les indigènes. Xénophon en témoigne, par exemple, à l’arrivée des troupes en Arménie occidentale : « Cependant, le jour venu, ils [les Grecs] aperçoivent de l’autre côté du fleuve des cavaliers armés de pied en cap, qui semblaient vouloir leur barrer le passage. Il y avait aussi de l’infanterie rangée sur les talus, au-dessus des cavaliers, pour les empêcher d’entrer en Arménie[25]. » La frontière, marquée par le fleuve, est donc solidement gardée par les locaux, qui protègent fermement leurs terres. Pour s’introduire sur ce territoire, l’armée tente la seule route envisageable, qui s’avère malheureusement impraticable :

La seule route qu’on apercevait était une route montante, qui semblait faite de main d’homme. Les Grecs essayèrent de passer en cet endroit. Mais, en l’essayant, comme ils reconnurent qu’ils avaient de l’eau au-dessus de la poitrine, que le lit du cours d’eau, plein de grosses pierres glissantes était inégal, qu’on ne pouvait tenir son bouclier dans l’eau, sinon il était emporté par le courant, qu’en le mettant sur la tête on était sans protection contre les flèches et les autres projectiles, ils rebroussèrent chemin et campèrent en ce lieu, sur le bord du fleuve[26].

Malgré tous leurs efforts pour franchir cette frontière, les mercenaires sont contraints d’abandonner. Non seulement l’unique chemin envisageable est très difficile d’accès pour des soldats lourdement équipés, mais, de surcroît, il les expose complètement à l’ennemi. Les Grecs sont littéralement pris en étau : « En cette occasion donc un grand découragement se produisit parmi les Grecs : ils voyaient que le fleuve était difficile à traverser ; ils voyaient ceux qui allaient les empêcher de passer ; ils voyaient que s’ils essayaient de passer, les Cardouques allaient leur tomber dans le dos[27]. » Les mercenaires représentent bel et bien une menace à éliminer : chassés par le peuple dont ils ont traversé le pays et repoussés par ceux dont ils doivent parcourir le territoire, ils se retrouvent dans une situation très délicate et extrêmement risquée. Ainsi que l’écrit John Ma, au cours de ce périple « la géographie est marquée par un obstacle, physique et humain[28] ». Effectivement, les frontières, souvent matérialisées par un cours d’eau, font l’objet d’une surveillance scrupuleuse et leur franchissement constitue systématiquement une étape compliquée pour l’armée mercenaire. Il en est de même, lorsque les Grecs arrivent en terre Macron : « Les Macrons avec des boucliers d’osier, des piques, des sayons en poil de chèvre se tenaient alignés sur la berge opposée où il fallait passer ; ils s’encourageaient mutuellement, lançant des pierres : elles n’arrivaient pas, ne faisaient aucun mal, tombaient dans l’eau[29]. » Incontestablement, l’arrivée des mercenaires provoque une vague de méfiance à travers les populations. Cette armée incarne une menace véritable et sème sur sa route un vent d’insécurité.

Ainsi, il semble difficile d’imaginer un dénouement pacifique dans de telles circonstances. Et, effectivement, plusieurs des peuples rencontrés affichèrent une vive hostilité à l’encontre des mercenaires. Xénophon, à la fin du périple, résume l’accueil qui leur était réservé : « Les Cardouques, les Taoques, les Chaldéens n’obéissent pas au Roi ; malgré cela, et quoiqu’ils soient très redoutables, nous nous sommes faits d’eux des ennemis, parce que nous étions bien forcés de prendre chez eux notre nourriture, puisqu’ils ne nous ouvraient pas de marché[30]. » Outre la méfiance et l’insécurité évoquées plus haut, Xénophon dévoile ici la principale raison de cet insuccès auprès des indigènes : les contingents grecs s’adonnaient au pillage afin de pourvoir à leurs besoins vitaux et se procurer les denrées nécessaires à leur survie. Mais l’auteur justifie le pillage comme une conséquence directe du refus de la part des autochtones d’établir des liens commerciaux avec les mercenaires. Il explique ainsi que « partout au contraire où sur notre passage on ne nous ouvre pas de marché, que ce soit en territoire barbare ou grec, nous prenons, non par insolence mais par nécessité, ce dont nous avons besoin[31]. » En réalité, le pillage était une pratique courante du mercenariat, mais, plus généralement, de l’armée car il ne permettait pas seulement d’obtenir facilement des provisions, il était surtout source de butin[32]. C’est pour cette raison qu’il était ponctuellement autorisé par les chefs militaires[33]. Au début de leur périple, les mercenaires se fournissent dans les marchés[34], toutefois, sans monnaie, il demeure impossible d’acheter quelque denrée que ce soit et le salaire vient souvent à manquer. Xénophon rapporte même quelques scènes de réclamations et d’impatience de la part des troupes, déjà sous le commandement de Cyrus[35]. Mais au cours de leur expédition, rares sont les villes et villages qui ouvrirent des marchés aux Grecs. À défaut d’argent et de commerces, les soldats sont aussi amenés à chasser[36] ; cependant dans une telle situation de précarité, le pillage demeure une solution facile pour remédier au manque de vivres et de salaire. Nécessairement, si les mercenaires pillent et volent des espaces qu’ils ne font que parcourir, le rapport aux autochtones s’en trouve directement affecté. Difficile de voir d’un bon œil ces étrangers qui mettent à sac le premier village qu’ils croisent dès qu’ils en ont besoin.

Dans l’Anabase, plusieurs des peuples rencontrés sont présentés comme belliqueux[37], donc hostiles envers les mercenaires. C’est le cas des Cardouques, mentionnés plus haut[38], un peuple habitant les montagnes bordant l’Arménie, dont la rencontre sera des plus éprouvantes pour l’armée grecque. Xénophon relate l’arrivée des mercenaires dans leurs villages :

Il y avait des vivres à prendre en abondance ; les demeures étaient aussi garnies de toutes sortes d’ustensiles d’airain ; les Grecs n’en emportèrent aucun et ne poursuivaient pas les habitants. Ils les ménageaient quelque peu pour voir si les Cardouques consentiraient à laisser passer l’armée chez eux comme en pays ami, puisqu’ils étaient eux-mêmes ennemis du Roi[39].

Dans un premier temps, Xénophon décrit la prudence des Grecs à l’égard des Cardouques : les mercenaires s’abstiennent de piller leurs demeures et laissent les habitants tranquilles. Pourtant, la suite du récit contredit les propos précédents : « Pour les vivres cependant, chacun en prit ce qu’il trouva : on y était bien forcé. Les Cardouques, malgré les appels, faisaient la sourde oreille et s’abstenaient de tout signe amical[40]. » Les Grecs volent toutes les provisions qu’ils trouvent. Il n’est donc pas surprenant que les indigènes n’aient pas été conciliants avec les mercenaires[41] et ce pillage amorce sept jours quasi consécutifs de violence entre Grecs et autochtones.

Cet épisode est à la fois révélateur de la vision que les locaux ont des mercenaires et du regard que ces derniers portent sur eux-mêmes. En effet, le comportement hostile des Cardouques est directement lié à celui des soldats grecs : leur agressivité est en réalité une réponse au pillage auquel s’adonnent les mercenaires. Pourtant, les Grecs considèrent avoir agi par nécessité et, tel que Xénophon l’écrit, estiment faire preuve de retenue, voire de respect envers les indigènes. Aux yeux des locaux, les mercenaires sont de dangereux pillards. Avec une telle réputation, il est compréhensible que les peuples aient été hostiles envers l’armée grecque. De fait, dès que les vivres manquent, cette dernière n’hésite pas à lancer l’assaut au nom de la nécessité, sans même tenter de négocier. C’est ce qui se produit dans le pays des Taoques[42]. Après la prise de l’une de leurs forteresses, Xénophon décrit une scène d’une rare violence : « On vit alors un affreux spectacle : les femmes jetaient leurs petits enfants du haut du rocher et se jetaient ensuite elles-mêmes après eux ; les hommes en faisaient autant à leur tour[43]. » Par peur d’être réduits en esclavage, soumis à ces envahisseurs, les Taoques préfèrent se donner la mort. Cette scène de suicide collectif témoigne de l’effroi et du désespoir que suscite le passage de l’armée. C’est là une image plutôt sombre que ces extraits reflètent du mercenaire. Toutefois, d’autres scènes contrastent avec cette vision, notamment des scènes de négociations.

La parole pacificatrice

Communiquer avec les locaux était, sans aucun doute, un défi de taille pour les Grecs et l’établissement d’un dialogue constitue une étape fondamentale dans la construction d’une relation de confiance. Au cours de leur expédition, les contingents grecs font ponctuellement appel à des interprètes en langue perse pour négocier avec leur ennemi principal ; néanmoins, même si le perse était la langue officielle du territoire, les communautés locales conservaient leur dialecte. Mais, dans l’œuvre, lorsque les Grecs ont besoin de parlementer avec une autre population, il y a systématiquement un volontaire pour s’improviser interprète. En vérité, les mercenaires sont souvent amenés à négocier avec les communautés qu’ils rencontrent. Par exemple, des suites d’une sanglante confrontation avec les Cardouques, ils obtiennent une entrevue exceptionnelle : « Ce massacre accompli, les barbares vinrent sur une crête en face du mamelon. Xénophon traita avec eux par l’intermédiaire d’un interprète pour obtenir une trêve ; il réclamait aussi les morts. Les barbares déclarèrent qu’ils les rendraient à condition qu’on ne brûlât pas leurs demeures[44]. » Même s’il ne s’agit que d’une interruption temporaire dans le cycle de violence, cette accalmie octroie aux deux camps des garanties. On ignore dans quelle langue se déroule la négociation, il est possible que les Cardouques aient parlé le perse, tout comme l’interprète, à moins que ce dernier n’ait maitrisé leur dialecte. Cette scène prouve aussi que, même en terre hostile, même entre deux adversaires, il était possible de trouver des compromis. Le mercenaire, malgré son comportement invasif à l’encontre des locaux, ne se caractérisait pas non plus par son acharnement militaire[45].

Les Cardouques traitèrent avec les mercenaires afin d’assurer la survie de leur village et sans doute pour limiter les pertes humaines, déjà considérables. Mais d’autres peuples négocient pour des raisons différentes. Dans le cas des Macrons, la négociation intervient dès l’arrivée des mercenaires à leur frontière. En effet, des guerriers sont postés le long du fleuve et tentent de dissuader les Grecs de passer. Les Macrons ont tout à fait conscience de ne pas faire le poids face à cette armée car ils sont trop peu nombreux et trop légèrement armés. La situation, alors très tendue, est finalement désamorcée par un personnage en mesure d’établir le dialogue :

À ce moment s’approche de Xénophon un peltaste qui prétendait avoir été esclave à Athènes : il disait qu’il connaissait la langue de ces gens-là. « Et je crois bien, ajoutait-il, que ce pays est ma patrie ; si rien ne s’y oppose, je veux causer avec eux. – Mais rien ne s’y oppose, répondit Xénophon, cause et apprends d’abord quels sont ces gens. » Ils répondirent à sa question qu’ils étaient des Macrons[46].

Ce personnage a sans doute été capturé enfant et vendu à Athènes et, devenu adulte, après avoir regagné sa liberté, il a été recruté comme mercenaire pour l’expédition[47]. En tout cas, cette intervention inespérée permet aux Grecs de parlementer avec ce peuple inconnu :

Demande-leur donc, dit Xénophon, pourquoi ils nous barrent la route, et quel besoin ils ont d’être nos ennemis. – C’est qu’aussi vous envahissez notre pays, répondirent-ils. – Nous n’avons aucune intention de vous causer du tort ; nous avons fait la guerre au Roi, nous rentrons en Grèce, nous voulons gagner la mer. » Ceux-ci demandèrent s’ils donneraient des gages de ce qu’il disait. Les Grecs répondirent qu’ils étaient prêts à en donner comme à en recevoir. Alors les Macrons donnent une pique barbare aux Grecs, et ceux-ci une pique grecque aux Macrons. Ils prétendaient que chez eux c’étaient des gages. On prit aussi les dieux comme témoins des deux côtés[48].

Ainsi que leur répondent les Macrons, les mercenaires sont perçus comme des envahisseurs, et incarnent la menace d’un conflit. Mais cette fois-ci, les Grecs ont la possibilité d’expliquer leur situation et de négocier leur passage en toute sécurité, tout en garantissant celle des Macrons. Cette scène de tractation s’achève sur un serment, acte sacré par lequel deux partis se jurent loyauté sous l’œil des dieux. Cette collaboration est l’une des plus remarquables de l’œuvre car ce peuple porte une réelle assistance aux mercenaires : « Aussitôt après ces échanges, les Macrons aidèrent les Grecs à couper les arbres et ils leur ouvraient la route pour qu’ils puissent passer, mélangés au milieu d’eux. Ils leur fournirent des provisions comme ils purent, et pendant trois jours ils les guidèrent jusqu’à ce qu’ils les missent en face des hauteurs qu’habitaient les Colques[49]. » Il est dans l’intérêt des Macrons que l’armée quitte leur territoire rapidement, mais ce peuple semble tout de même s’être particulièrement investi dans le soutien des Grecs. Toutefois, ce dénouement favorable est dû à la présence d’un interprète car la situation initiale aurait très bien pu dégénérer sans son intervention.

Au cours du périple, les mercenaires restent constamment sur leurs gardes, mais ils n’adoptent pas toujours une attitude hostile ; il demeure que la présence d’un interprète est essentielle dans le bon déroulement des échanges, même avec les civils :

Pendant qu’ils s’acheminaient ainsi, Chirisophe arrive sur la brune à un village, et devant le retranchement, au bord de la fontaine, il trouve, venues du village, avec des cruches sur la tête, des femmes, des jeunes filles. Elles demandèrent aux Grecs qui ils étaient. L’interprète dit en langue perse que de la part du Roi ils allaient chez le satrape[50].

Pendant leur expédition, les mercenaires étaient régulièrement en contact avec les populations locales. Toutes les rencontres qu’ils firent ne furent pas hostiles ou funestes. Tous les villages ne souffraient pas de pillages et l’attitude des Grecs à l’égard des autochtones n’était pas systématiquement agressive ou reprochable. Mais il demeure souvent une certaine ambiguïté, un malaise parfois palpable :

Xénophon fit partager son repas au chef de ce village ; il l’invitait à ne pas avoir peur, lui assurant qu’aucun de ses enfants ne serait pris et qu’on ne partirait qu’après avoir rempli de provisions sa demeure, s’il se montrait pour l’armée un bon guide, jusqu’à ce qu’on arrivât chez un autre peuple. Cet homme le promit et, pour marquer ses bonnes intentions, il indiqua où l’on tenait enfoui le vin. […] Ils tenaient sous bonne garde le comarque, sans perdre de vue pour cela ses enfants[51].

Sous leurs airs rassurants, Xénophon et les mercenaires prennent en otage la famille du comarque, afin de s’assurer sa loyauté en tant que guide. Certes, les mercenaires souhaitent le traiter avec respect    du moins c’est ce que rapporte Xénophon – toutefois, la prise d’otage témoigne du climat de méfiance qui règne entre locaux et étrangers. Ainsi, le mercenaire inspirait la crainte : celle de l’étranger d’une part et celle du militaire de l’autre.

Incontestablement, les mercenaires étaient perçus comme des indésirables dont la présence temporaire au sein d’un territoire était source de préoccupations et de nuisances. Dans ce monde inconnu, ils entretenaient des rapports très tendus avec leur environnement. Paradoxalement, les mercenaires se sentaient tout aussi menacés que les natifs du territoire et, finalement, le comportement des uns n’était que le reflet de l’attitude des autres, chacun n’étant ni plus ni moins que l’étranger ou le barbare de l’autre.

Unis dans l’adversité ? La communauté des mercenaires

Dans l’Anabase, Xénophon désigne les mercenaires sous une seule et même dénomination : « les Grecs ». Par-delà leur diversité et leurs différences, les quelques dix-mille soldats qui composent l’armée ont pour point commun leur patrie. C’est cette grécité, leur identité fondamentale, qui les caractérise tous par rapport aux barbares. Face à l’inconnu, c’est précisément ce rappel des origines, très vif dans l’œuvre, la nostalgie et l’espoir qui motivent les troupes dans leur avancée. Rentrer chez soi, retrouver les siens ou fonder un nouveau lieu de vie pour les apatrides devient un objectif collectif que seule une véritable solidarité entre mercenaires permet d’atteindre.

Le souvenir de la patrie

Dans l’Anabase, les mercenaires proviennent d’innombrables cités et régions de Grèce. L’auteur, Xénophon, est lui-même originaire d’Athènes. Certains généraux viennent de Sparte, d’autres de Syracuse, de Stymphale ou de Mégare. Au total, c’est environ 12 900 individus venus de part et d’autre de la Grèce qui rejoignent l’expédition. Beaucoup d’entre eux proviendraient d’Arcadie. James Roy estime leur nombre entre 6000 et 9000, soit à minima près de la moitié du contingent[52]. De fait, même si tous ces hommes sont grecs par leur naissance et leur sang, leur cité d’appartenance, la culture locale à laquelle chacun s’identifie diverge d’un individu à l’autre. Si, face aux barbares, il n’y a que des Grecs, au sein même du contingent il existe une forte diversité d’origines. Ponctuellement, Xénophon relève les particularités des différents mercenaires, par exemple en ce qui concerne la formation militaire :

Or, j’entends dire qu’il y a dans l’armée des Rhodiens, dont la plupart, assure-t-on, savent se servir de la fronde et que leurs projectiles, ont une portée, par rapport à ceux des Perses, qui va jusqu’au double. Ces derniers, en effet, qui ne lancent que des pierres grosses comme le poing n’atteignent pas loin, tandis que les Rhodiens savent employer les balles de plomb[53].

Tandis que les Rhodiens sont réputés pour leur formation de frondeurs, les Crétois sont connus pour leur aptitude en archerie[54]. Dans un contexte militaire, les identités trouvent une valorisation en fonction des spécificités guerrières qui leur correspondent. Mais Xénophon témoigne aussi d’une scène de moquerie entre Athéniens et Spartiates, d’abord amorcée par une critique acerbe des pratiques de ces derniers :

Vous autres, Lacédémoniens[55], vous, les pairs[56], j’entends dire, Chirisophe, que dès l’enfance vous vous exercez à prendre, à voler, et que ce n’est pas pour vous une honte, mais un honneur de voler tout ce que la loi n’interdit pas. Pour que vous voliez avec un art supérieur, et que vous tâchiez de ne pas être vus, la loi prescrit chez vous que si vous êtes attrapés en train de voler, vous êtes fouettés. Voilà donc pour toi une occasion décisive de montrer les fruits de ton éducation : prends garde que nous ne soyons attrapés en train de voler un coin de la montagne : sinon, gare les coups[57].

Il est vrai, l’éducation spartiate encourageait le vol pour inculquer aux enfants la discrétion et la stratégie[58]. Par cette référence à la formation de Chirisophe, Xénophon, qui est ici le locuteur du discours, le provoque délibérément tout en le menaçant d’une punition en cas d’échec. À son tour, Chirisophe renchérit :

Mais, n’entends-je pas dire, moi aussi, répondit Chirisophe, que vous autres Athéniens, vous êtes forts pour voler l’argent public, si fort que soit le danger pour le voleur, et que même ce sont les meilleurs qui y excellent, si toutefois aux meilleurs on consent chez vous à donner le pouvoir. Par conséquent, c’est aussi pour toi le moment de montrer les fruits de ton éducation[59].

Dans sa réplique, le Spartiate s’attaque au régime politique d’Athènes : la démocratie. Chirisophe fait référence aux politiciens démagogues, qui profitaient de leur titre pour s’enrichir personnellement. Ces deux moqueries, relatives à l’origine de l’autre, sont toutes deux axées sur la notion de vol car l’armée s’apprête à piller les Chalybes. Les railleries sont totalement gratuites, il s’agit de pures provocations entre deux chefs dont la concurrence au sein de l’œuvre est palpable, toutefois la nécessité d’unir leurs forces face à l’adversité dépasse cet esprit de compétition[60]. Cet extrait peut ainsi être interprété comme un défi mutuel, une proposition d’alliance implicite, que se lancent ces deux commandants avant l’assaut.

Cette scène témoigne du fait que les mercenaires ont conscience de la diversité qui constitue leur contingent et qu’ils s’identifient les uns par rapport aux autres selon leurs origines, bien avant de se considérer comme une communauté de Grecs. La patrie est donc bien présente dans leur esprit. Par moment, la nostalgie semble même gagner l’armée entière : « Ils [les Grecs] se couchèrent, chacun où il se trouvait, et ils ne pouvaient dormir par chagrin, par regret de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes, de leurs enfants qu’ils ne croyaient jamais plus revoir[61]. » Indubitablement, ce périple met à rude épreuve les mercenaires, tant physiquement que psychologiquement. Les aléas de leur voyage s’accompagnant d’une motivation et de sentiments fluctuants, ces hommes sont tantôt emplis d’espoir lorsque les circonstances se révèlent favorables, tantôt désespérés par l’ampleur de la tâche. C’est d’ailleurs là le rôle de leurs chefs : assurer le moral des troupes pour optimiser leur avancée : « Soldats, disait-il [Xénophon] songez que cette fois ce combat va décider de votre retour en Grèce ; que cette fois il s’agit de vos enfants et de vos femmes[62]. » Le désir de revoir leur famille est un argument que les généraux exploitent régulièrement pour exhorter les mercenaires au combat. Certes, ces derniers souhaitent rentrer chez eux mais leur objectif réel est de revenir plus riches qu’à leur départ : « Soldats, en ce moment nous vous voyons embarrassés pour avoir des vivres durant la traversée et pour apporter, de retour chez vous, quelques soulagements aux membres de votre foyer[63]. » Tous ces hommes partagent donc un but commun : survivre pour retrouver leur patrie. Même pour les apatrides, il s’agit de s’en sortir pour espérer construire une nouvelle vie en lieu sûr. D’une certaine manière, l’inconnu rappelle à ces hommes qui ils sont et les met face à leurs responsabilités. Ainsi, même au cœur de l’inconnu, le mercenaire n’est pas un homme déraciné, bien au contraire, car sa mission est clairement définie. Chacun porteur d’une histoire qui lui est propre, les individus voyagent avec leurs souvenirs, leurs sentiments et leurs aspirations, mais ils s’affirment aussi et surtout en tant que mercenaire. Alors dans quelle mesure le métier est-il vecteur d’une identité collective ?

Solidarité et esprit de corps en contexte de survie ?

Après la défaite de Counaxa, les mercenaires grecs se retrouvent désemparés, forcés de fuir le champ de bataille. Leur chance de survie repose entièrement entre les mains de leurs commandants et la capacité de ces derniers à coopérer. Comme l’écrit Michael Whitby, l’armée mercenaire était composée de différentes troupes, chacune obéissant à un capitaine distinct car cela permettait d’assurer une meilleure gestion des soldats : « Les Dix-Mille ont commencé en tant que groupe disparate, créé à partir des divers contingents […]. Bien que la plupart des troupes étaient en définitive financées par Cyrus, les soldats étaient principalement attachés à un capitaine précis et il n’y avait pas de chef unique pour le contingent grec avant Cunaxa[64]. » Il est vrai, les Grecs n’étaient pas sous les ordres directs de Cyrus le Jeune, ils obéissaient à toute une hiérarchie militaire rigoureusement définie. Pour reprendre la phrase de John Ma, « les mercenaires n’existaient pas en tant que groupe mais en tant que plusieurs contingents avec leurs propres chefs et leurs propres solidarités[65]. » Pourtant, cette solidarité devient très vite nécessaire à la survie de l’ensemble du groupe, elle doit donc rapidement dépasser les limites de chaque bataillon. Mais la solidarité dépend complètement de la manière dont le mercenaire conçoit sa position au sein de la collectivité. Nécessairement, le fait de côtoyer les mêmes compagnons d’armes pendant des mois solidifie les liens entre les soldats. Cléarque, l’un des commandants grecs, déclame d’ailleurs son absolue dévotion envers ses compagnons : « Vous êtes pour moi ma patrie, mes amis, mes compagnons d’armes ; avec vous, j’en suis sûr, partout où j’irai, je serai honoré ; sans vous, je ne serais capable, je le sens, ni d’aider un ami, ni de repousser un ennemi. Ainsi donc mettez-vous bien ceci dans l’esprit : partout où vous irez, j’irai[66]. » Cléarque, qui a été banni de Sparte, semble trouver en ces mercenaires une famille de substitution, une nouvelle patrie. Même si son discours est en réalité à demi sincère[67], sa représentation du corps de mercenaires n’en reste pour le moins idyllique. Ces dix-mille hommes ont-ils réellement pu former une communauté aussi unie ? La question est légitime puisque même Xénophon, en tant que commandant des troupes, s’interroge quant à la potentielle fondation d’une cité sur la côte de la mer Noire par et pour l’armée de mercenaires :

Xénophon voyant cette multitude d’hoplites, de peltastes, d’archers, de frondeurs et de cavaliers, tous exercés longtemps au métier des armes, et devenus d’excellentes troupes, les voyant, dis-je, sur les bords du Pont-Euxin, où l’on ne pourrait qu’avec des frais énormes rassembler de telles forces, songea qu’il serait glorieux d’y fonder une ville et d’y augmenter et la puissance et les possessions des Grecs. Le nombre des troupes et celui des peuples qui habitent le long des rivages de cette mer lui faisaient conjecturer que cette colonie deviendrait considérable.[68]

Aux yeux de Xénophon, le nombre et l’excellence des mercenaires sont des critères déterminants dans l’établissement d’une colonie, il considère que cette armée constitue une aubaine pour la Grèce de s’exporter par-delà la mer Noire et d’y asseoir une puissance militaire redoutable. Le fait est que toute cette communauté de mercenaires adopte par moment le comportement d’une foule citoyenne : cela s’observe en particulier dans les scènes de vote et de sondage, qui rappellent fortement les assemblées athéniennes démocratiques où chacun est libre d’exprimer son opinion[69]. Néanmoins, le projet, si ce n’est le rêve de Xénophon, ébruité par le devin Silanos, ne tarde pas à se répandre en rumeur parmi les troupes, qui souhaitent pour beaucoup retourner dans leur patrie, puis dans les cités alentour, l’idée crée alors une véritable polémique, au point que les villes voisines proposent que leurs propres flottes renvoient les Grecs chez eux et soudoient des dignitaires pour qu’ils exhortent le contingent à partir. De toute évidence, les cités refusent l’installation pérenne de ces mercenaires dans leurs environs. En réalité, au lieu d’entériner les tensions sous-jacentes, cette histoire ne fait que les accentuer, raison pour laquelle Xénophon est contraint d’abandonner ce projet.

Dans les faits, l’Anabase témoigne d’une solidarité très variable selon les circonstances. Généralement, les individus doivent compter sur eux-mêmes pour s’en sortir. Lorsque les forces d’un mercenaire l’abandonnent, il n’est pas toujours soutenu par ses compagnons. C’est ainsi que certains perdent la vie en Arménie : « Chirisophe donc et tous ceux de l’armée qui en eurent la force campèrent dans le village ; les autres soldats qui ne purent achever la route passèrent la nuit sans nourriture et sans feu ; là encore il périt quelques hommes[70]. » Ceux qui n’ont plus la force d’avancer sont donc laissés en arrière tandis que le contingent progresse tant bien que mal. Pour ne pas ralentir leurs troupes et maintenir la cadence de leur avancée, les chefs ne peuvent se concentrer sur les soldats à la traîne. Il arrive donc que les blessés ou les plus affaiblis soient tout simplement abandonnés, c’est ce qui se produit dans les montagnes d’Arménie, où l’armée, poursuivie par l’ennemi, souffre particulièrement du froid et de la neige : « On abandonna ceux des soldats que la neige avait rendus aveugles et ceux à qui le froid avait gangréné les doigts des pieds[71]. » Le fait de s’occuper des malades retarde le groupe entier, raison pour laquelle l’individu se voit sacrifier pour la survie du plus grand nombre. Mais les soldats ne sont pas toujours tendres entre eux et ce passage si difficile en Arménie en atteste :

On passa la nuit en faisant du feu. Le bois était abondant à l’étape mais les derniers venus n’en trouvaient plus. Ceux donc qui étaient arrivés depuis longtemps et qui faisaient du feu n’en laissaient pas approcher les retardataires, à moins que ceux-ci ne leur donnassent du blé ou toute autre chose qu’ils avaient, qui pût se manger. Alors donc ils partageaient entre eux ce que chacun possédait[72].

La situation n’est pas évidente pour les mercenaires : chacun doit assurer sa propre survie, c’est pourquoi les retardataires, sans doute aussi les plus affaiblis, sont si mal accueillis par leurs compagnons. Il n’y a pas de générosité ou de solidarité spontanée ici, l’entraide suppose un échange de bienfaits : les vivres contre la chaleur. De fait, les mercenaires n’ont pas toujours la notion du collectif, mais leurs chefs tentent de sauver le plus d’effectifs possible[73]. La solidarité existe surtout à l’échelle des petits bataillons, et surtout envers leur commandant respectif. Cette loyauté est d’ailleurs à l’origine d’un incident, dès le premier livre de l’œuvre :

En ce lieu deux soldats, l’un à Ménon, l’autre à Cléarque, s’étant pris de querelle, Cléarque jugeant que l’homme de Ménon avait tort, lui fit donner des coups. Ce soldat alla raconter la chose à ceux de son armée. À ce récit, ses camarades s’indignèrent et se mirent dans une violente colère contre Cléarque. […] Un soldat de Ménon qui fendait du bois, voit passer Cléarque, lui lance sa cognée, le manque ; mais un autre lui jeta une pierre, puis un autre, puis ce fut une pluie de projectiles […][74].

Cet incident manque de dégénérer en émeute, chacun des deux chefs ayant rassemblé ses hommes, prêts à en découdre. Finalement, aucun affrontement n’a lieu et il s’agit du seul épisode où deux factions du corps mercenaire manquent de s’entretuer. Néanmoins, cela prouve les tensions intestines au sein d’une même armée et la difficulté d’unifier autant d’individus. La satisfaction de l’ensemble de l’armée repose sur un très fragile équilibre, lequel, ébranlé par les maintes péripéties et divers retournements de situation, ne tarde pas à être rompu. L’exaspération et la fatigue des troupes sont à l’origine d’une première véritable scission au sein du corps mercenaire. Ainsi, se sentant lésés par l’élection de deux généraux suprêmes après d’éreintants affrontements, Arcadiens et Achéens décident de quitter l’armée :

Ils disaient entre eux que c’était une honte qu’un Athénien [Xénophon] commandât à des Péloponnésiens et à des gens de Lacédémone, quand il n’avait pas amené de troupes à l’armée, que la peine était pour eux, le profit pour d’autres, et cela bien que ce fût eux qui eussent assuré le salut […] Effectivement, les Arcadiens et les Achéens formaient plus de la moitié de l’armée. […] Tout ce qu’il pouvait y avoir d’Arcadiens et d’Achéens auprès de Chirisophe l’abandonna ; il en fut de même pour Xénophon[75].

L’armée, déjà fortement réduite depuis son rassemblement initial au premier livre, se voit diminuée de moitié avec le départ de ces deux factions. Dans ce cas, le choix de quitter le contingent apparaît distinctement comme une réponse à un désaccord profond, une manifestation radicale d’un ressentiment intériorisé depuis trop longtemps et d’une rancœur impossible à contenir davantage. La patrie, l’origine du mercenaire, se révèle essentielle dans de telles circonstances car c’est bien au nom de leur ethnie, faute d’être représenté par l’un des leurs, que les factions concernées se détournent de la communauté.

Une deuxième brisure s’opère. Cette fois-ci, l’ébranlement vient de la hiérarchie. Les oppositions marquées entre les différents commandants s’avèrent finalement irréconciliables et provoquent la déroute naturelle de l’armée. En effet, lorsque les mercenaires parviennent en Thrace, le roi Seuthès insiste pour les enrôler dans la reconquête de son royaume, or les dissensions entre généraux entraînent la dispersion des soldats, qui abandonnent le corps mercenaire, le collectif, pour suivre leur propre route, individuelle :

Les généraux n’étaient pas d’accord entre eux ; Cléanor et Phrynisque voulaient conduire l’armée au service de Seuthès ; car ce Thrace les avait gagnés, et avait fait présent à l’un d’eux d’un cheval, à l’autre d’une femme. Néon souhaitait qu’on se portât vers la Chersonèse. Il pensait que si l’armée était en pays dépendant des Lacédémoniens, le commandement suprême lui serait probablement déféré. Timasion brûlait de repasser en Asie. Il espérait être admis peut-être ainsi à rentrer dans sa patrie ; c’était le vœu des soldats. Le temps s’écoulait cependant ; beaucoup de soldats vendirent leurs armes dans le pays, et s’embarquèrent comme ils purent pour retourner dans leur patrie ; d’autres les donnèrent aux habitants de la campagne, et se mêlèrent à ceux des villes voisines[76].

Xénophon témoigne ici de la lassitude d’une majorité de soldats : la longue route parcourue au cours de l’expédition ainsi que les multiples dangers surmontés ont intensifié pour beaucoup le souhait de rentrer auprès des leurs. Un sentiment mu en volonté qui se matérialise par le renoncement pur et simple au corps mercenaire, lequel se trouve progressivement démantelé. Le groupe est mis à mal et cet épisode confirme le lent déclin de la communauté au profit de chacun de ses membres, comme si le retour à la normale signifiait aussi un retour à l’individualité.

En fait, la situation de crise qui suit Counaxa est la clé de l’unité du corps d’armée. Même si la solidarité demeure mesurée, même si l’individu ne peut s’effacer totalement par rapport au collectif, l’unité est essentielle à l’avancée et au bien-être du groupe entier.  Et c’est parce qu’ils parviennent à s’identifier en tant que communauté à part entière que les mercenaires réinventent et reconstruisent leurs repères. Par exemple, lorsqu’ils improvisent des jeux : « Ils célébrèrent aussi des jeux gymniques dans la montagne où ils campaient […]. Ce fut un beau spectacle : nombreux furent ceux qui descendirent dans l’arène, et comme c’étaient leurs camarades qui les regardaient, l’émulation était générale […]. Alors de toutes parts c’étaient des cris, des rires, des encouragements[77]. » Cette scène d’amusement et de partage constitue une pause récréative dans cette longue et laborieuse expédition. Elle renouvelle aussi la vision des mercenaires : ce ne sont pas seulement des militaires, ce sont avant tout des hommes liés les uns aux autres par un même but et, de ce fait, appartenant à une même communauté. À l’image d’une cité organisant des festivités, l’armée mercenaire offre à ses membres l’occasion de célébrer les liens qui les unissent. Or, contrairement à une cité, cette communauté n’est qu’éphémère, vouée à se disloquer naturellement à la fin du périple. Mais Xénophon prouve, par quelques rares scènes de communion, qu’il est possible pour autant d’individus, à un moment donné, de former une collectivité unie.

Conclusion

Au total, dans l’Anabase, les mercenaires parcoururent à pied plus de 6 400 kilomètres[78]. À son départ l’armée de Cyrus dénombrait 12 900 mercenaires grecs, mais seuls 5 000 d’entre eux survécurent à ce périple. Cette expédition, inédite dans l’Histoire, demeura dans les mémoires telle une profonde source d’inspiration : elle prouvait qu’il était possible de mener une armée dans le territoire perse et de l’en ramener. C’est sur les traces de l’Anabase qu’Alexandre le Grand conquît l’Empire achéménide en 330 av. J.-C. soit près de soixante-dix ans après l’expédition des Dix-Mille.

Dans un contexte militaire particulièrement oppressant où l’ennemi les poursuivait sans relâche, les mercenaires de l’Anabase ont dû puiser dans leurs moindres ressources pour survivre à ce voyage. Aux yeux des populations locales, une armée de milliers d’étrangers représentait une sérieuse menace, d’autant plus que ces soldats s’adonnaient au pillage des vivres et des richesses. Face à eux, les locaux se sont donc souvent montrés hostiles, voire agressifs. En réalité, les uns comme les autres n’agissaient réellement que pour leur survie mais le manque de dialogue et la méfiance réciproque dégénéraient en conflits ouverts. Pourtant, ces peuples ne souhaitaient que maintenir l’intégrité de leurs biens et préserver les membres de leur communauté, une motivation parfaitement analogue à celle des mercenaires. En fin de compte, lorsqu’il leur était possible de communiquer, les différents partis parvenaient parfois à négocier et à éviter une effusion de sang supplémentaire.

Indéniablement, le mercenaire entretenait des rapports ambigus à l’inconnu car ce dernier constituait une zone d’insécurité constante, un espace dans lequel l’incertitude régnait. Toutefois, l’inconnu était aussi vecteur d’identité. Malgré ses pérégrinations, le mercenaire n’oubliait pas ses origines, au contraire, il revendiquait son identité familiale et culturelle. La diversité qui composait les troupes mercenaires réunissait aussi tous ces hommes sous un même objectif : survivre. Toutefois les relations internes au contingent n’étaient pas évidentes car la solidarité n’était ni systématique ni naturelle. En effet, puisque chacun souhaitait survivre, l’individu prévalait instinctivement sur le collectif.

Mais il demeure que le corps d’armée devint la seule source de réconfort, l’unique repère amical dans un monde hostile et méconnu. Le mercenaire construit alors son identité en tant que membre à part entière de cette communauté improvisée.  John Ma écrit à ce sujet que « l’identité commune est centrée sur un projet commun : continuer à avancer, s’en sortir ; l’identité n’est pas fondée sur ‘‘le fait d’être là’’, mais précisément sur un ‘‘ailleurs’’ : venir d’ailleurs, aller ailleurs. La contradiction repose dans le projet partagé en lui-même : il crée, mais détruit aussi, la communauté[79]. » Et, effectivement, cette identité est éphémère car elle ne dure que le temps du voyage. D’une certaine manière, le métier permet alors la construction d’un espace immatériel, mobile, où se jouent des liens de solidarité, parfois d’amitié, voire même de citoyenneté.


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[1] Le dictionnaire Le Robert, par exemple, définit le terme français ainsi : « « Soldat à la solde d’un gouvernement étranger » (Paris, éd. Le Robert, 1995, p. 451).

[2] « μισθος » dans Pierre Chantraîne, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, édition Klincksieck, 1980, p. 705-706.

[3] Herbert Parke, Greek mercenary soldiers from the Earliest Times to the Battle of Ipsus, Oxford, Clarendon Press, 1933.

[4] Guy Thompson Griffith, The Mercenaries of the Hellenistic World, Cambridge, Cambridge University Press, 1935.

[5] Elle écrit notamment, dès la première page de son introduction : « Étant l’un des phénomènes caractéristiques de la réalité historique grecque du ive siècle, le mercenariat donne amplement matière à qui veut comprendre ses profondes transformations structurelles. » cf. Ludmila P. Marinovic, Le mercenariat grec au IVe siècle avant notre ère et la crise de la « polis », Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1988, p. 1.

[6] Pour n’en citer que quelques-uns : Matthew Trundle, Greek mercenaries : from the late archaic period to Alexander, New York, Routledge, 2004 ; Stephen English, Mercenaries in the classical world : to the death of Alexander, Barnsley, Pen and sword, 2012 ; Marco Bettalli, Mercenari : il mestiere delle armi nel mondo greco antico : età arcaica e classica, Roma, Carocci editore, 2013 ; Pierre Ducrey, Polemica : études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2019.

[7] Surtout Athènes, Sparte et Corinthe. Cf. Ludmila P. Marinovic, op. cit., p. 22 : l’entretien de troupes mercenaires s’ajoute aux charges financières de la cité. Marinovic commente la nouveauté de ce phénomène en ces termes : « Pour la première fois dans son histoire, la polis a besoin d’utiliser des contingents mercenaires n’ayant aucun lien organique avec la collectivité citoyenne afin de compléter sa milice civile. »

[8] Ibid., voir le chapitre 1 « Entre deux siècles », p. 24-56. Les explications peuvent être multiples mais Marinovic estime que le rassemblement du corps mercenaire de Cyrus le jeune en 401, jusqu’alors inégalé en nombre, influa sur la généralisation du mercenariat. Voir également James Roy, « The ambitions of mercenary » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, édité par Robin Lane Fox, New Haven, Yale University Press, 2004, p. 267-268. Celui-ci considère aussi qu’une fois la paix établie, beaucoup d’hommes accoutumés à la vie de soldat et n’ayant connu que la guerre ont poursuivi dans cette voie. C’est également l’avis de Stephen English, op. cit., p. 52 : « The end of the Peloponnesian War saw large number of men released onto the streets of the various city-states with no other way to make a living than through force of arms. » : « La fin de la guerre du Péloponnèse a vu un grand nombre d’hommes libérés dans les rues des diverses cité-États sans aucun autre moyen de faire vivre qu’à travers la force des armes. »

[9] Yvon Garlan, « L’homme et la guerre » dans La guerre en Grèce à l’époque classique, textes réunis par Pierre Brulé et Jacques Oulhen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 38. Selon lui, « les causes du mercenariat sont multiples et complexes. Les principales devaient être celles qui aboutissaient à détacher l’individu de sa patrie, soit que celle-ci se trouvât disloquée (principalement par la guerre), soit qu’il en fût banni, soit surtout qu’il y fût réduit à l’indigence par le surpeuplement, des catastrophes naturelles ou un changement de régime socio-politique. Mais il pouvait aussi se laisser entraîner sur les chemins de l’aventure par la perspective de tirer à l’étranger un bon parti de sa qualification militaire (hoplites péloponnésiens, archers crétois, peltastes thraces) et de bénéficier des largesses d’un employeur victorieux et fortuné. »

[10] Ludmila P. Marinovic, op.cit., p. 34-35.

[11] James Roy, op. cit. p. 270 : « Not all mercenaries were driven to mercenary service by poverty. » Dans son article, l’auteur tente avec beaucoup de prudence d’identifier les profils des mercenaires.

[12] Voir sur le sujet, le très récent ouvrage de Pierre Ducrey, Polemica : études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, et notamment le chapitre 13 « Aspects économiques de l’usage des mercenaires dans la guerre en Grèce ancienne », op. cit., p. 283-300.

[13] Vincent Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2004, p. 191 : « Le misthos du citoyen-soldat n’est destiné qu’à assurer son entretien pendant qu’il combat loyalement pour sa propre cité : il ne symbolise nullement une volonté pernicieuse d’enrichissement et semble légitime même aux plus acharnés des aristocrates. À l’inverse, combattant pour de l’argent et répondant à la logique de l’offre et de la demande, le mercenaire entretient une relation contractuelle avec son employeur, tout comme le prostitué vend son corps à un client. »

[14] La traduction exploitée pour cet article est celle de Paul Masqueray, 9e tirage (2009), 1ère édition de 1930 pour le volume 1 (livres I à III) et 8e tirage (2009), 1ère édition de 1931 pour le volume 2 (Livres IV à VII), Paris, CUF.

[15] Paul Masqueray, traducteur et commentateur de Xénophon (cf. édition référencée en note n°16), dresse un tableau des différentes théories concernant la date de rédaction de l’Anabase et justifie la période sur laquelle s’accorde les spécialistes. Il différencie bien la date de rédaction de la date de publication car si cette œuvre a bien été écrite pendant l’exil de Xénophon, à Scillonte, elle a connu quelques ajouts par après, lorsque Xénophon s’installe à Corinthe, après 371. Cf. notice de l’Anabase, traduite et commentée par Paul Masqueray, p. 7-10. Cf. George Cawkwell : « When, How and Why did Xenophon write the Anabasis ? » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, édité par Lane Fox Robin, Yale University Press, 2004, p. 47-67.

[16] Marcel Gabrielli, « Transport et logistique militaire dans l’Anabase » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, édité par Pierre Briant, actes de la table ronde internationale (1995), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Pallas », 1998, p. 111.

[17] Certains d’entre eux ont été bannis de leur cité et, devenus apatrides, tentent de survivre grâce au mercenariat. Par exemple, le commandant Cléarque, banni de Sparte, Dracontios exilé après avoir été jugé pour meurtre ou encore le cas de la population de Milet en Asie Mineure : « Il appela aussi ceux qui assiégeaient Milet, et il (Cyrus le Jeune) invita les bannis à l’accompagner dans son expédition, leur promettant s’il atteignait le but qu’il poursuivait, de ne pas déposer les armes avant de les avoir ramenés dans leurs foyers » dans Xénophon, Anabase, I, 2, 1. D’autres comme Coeratadas sont enrôlés pour le simple plaisir de se battre : « Cet homme (Coeratadas) n’était pas banni de la Grèce : ce qui le faisait voyager de côté et d’autre, c’est qu’il cherchait un commandement et qu’il s’offrait spontanément si quelque cité, quelque nation avait besoin d’un stratège. », dans Xénophon, Anabase, VIII, 1, 33. Enfin, Xénophon témoigne d’enrôlements effectués sous la contrainte. Lorsque Cyrus mentionne deux mercenaires réticents à s’engager, il souligne qu’il détient leur famille en otage : « Pourtant je tiens sous ma garde leurs enfants et leurs femmes à Tralles, mais je ne les leur prendrai point ; au contraire, je les leur remettrai, en récompense du courage qu’ils ont précédemment montré à mon service. », Xénophon, Anabase., I, 4, 8.

[18] Vincent Azoulay, op. cit., p. 198. La philia est la relation sacrée d’amitié qui lie deux individus, elle implique des obligations, notamment celle de venir en aide à l’ami dans le besoin. La xénia, quant à elle, correspond à la règle d’hospitalité, selon laquelle notamment l’étranger doit être bien accueilli, mais dans ce cas, il est aussi redevable envers son hôte pour avoir été reçu dans les règles de l’art.

[19] Une réputation changeante au fil des siècles sur laquelle revient Michael A. Flower en introduction de son ouvrage collectif : « Introduction » dans The Cambridge companion to Xenophon, édité par A. Michael Flower, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 1-12.

[20] Le « Socrate » de Xénophon a notamment fait l’objet d’une réelle réhabilitation, son portrait est à présent perçu comme, certes différent de celui de Platon, mais tout aussi réfléchi et construit. À ce sujet, voir Louis-André Dorion, L’autre Socrate, études sur les récits socratiques de Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, « L’Âne d’or », 2013 ; Gabriel Danzig, Apologizing for Socrates : How Plato and Xenophon created our Socrates, Lanham, Lexington Books, 2010 ; Vivienne Gray, The framing of Socrates : the literary interpretation of Xenophon’s Memorabilia, Stuttgart, Steiner, 1998.

[21] Parmi les multiples publications, citons, par ordre chronologique, quelques titres de référence : William E. Higgins, Xenophon the Athenian : the problem of the Individual and the Society of the Polis, New York, State University of New York Press, 1977 ; Stevens Hirsch, The Friendship of the Barbarians : Xenophon and the Persian Empire, Londres, Presses universitaires de Nouvelle Angleterre, 1985 ; Bodil Due, The Cyropaedia : Xenophon’s aims and methods, Aarhus, Aarhus University Press, 1989 ; John Dillery, Xenophon and the history of his time, Londres, Routledge, 1995 ; Angela Andrisano, « Les performances du Symposion de Xénophon » dans Pallas, n°61 : Symposion : Banquet et représentations en Grèce et à Rome, 2003, p. 287-302 ; Vincent Azoulay, op. cit. ; Louis L’Allier, « La parole et le geste : danse et communication chez Xénophon » dans Phoenix, vol. 58, n°3/4, 2004, p. 229‑240 ; ainsi que les articles très hétérogènes de l’ouvrage collectif The Cambridge Companion to Xenophon, paru sous la direction de Michael A. Flower, op. cit. ; enfin, Xénophon a fait l’objet d’un colloque organisé en 1999 par Christopher Tuplin et dont les actes ont fait l’objet d’une importante publication en 2004 : Xenophon and his world : papers from a conference held in Liverpool in July 1999, Stuttgart, Steiner, 2004.

[22] Sur cette œuvre, voir notamment : Michael A. Flower, Xenophon’s Anabasis or the expedition of Cyrus, New-York, Oxford University Press USA, 2012 ; Robin Waterfield, Xenophon’s retreat, Cambridge, Belknap Press, 2006 ; et tous les articles réunis dans l’ouvrage collectif :  The long march : Xenophon and the Ten Thousand, édité par Robin Lane Fox, London, Yale University Press, 2004 ; ainsi que les articles de l’ouvrage Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, op. cit.

[23] Marcel Gabrielli, « Transport et logistique militaire dans l’Anabase » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, op. cit., p. 109-122 ; John Ma, « You can’t go home again : Displacement and identity in Xenophon’s Anabasis » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit., p. 330-345 et Michael Whitby, « Xenophon’s Ten Thousand as a fighting force » dans le même ouvrage, p. 215-242.

[24] À ce sujet : Pierre Brulé, « Un nouveau monde, ou le même monde ? » dans Dans les pas des dix-mille : peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec, ibid., p. 3-20 ; Jeannine Boëldieu-Trevet, « Dire l’autre et l’ailleurs ? Récit, guerre et pouvoir dans l’Anabase de Xénophon » dans Dialogues d’histoire ancienne. Supplément n°4-2, Jeux et enjeux de la mise en forme de l’histoire. Recherches sur le genre historique en Grèce et à Rome, 2010, p. 351-369.

[25] Xénophon, Anabase, IV, 3, 4.

[26] Xénophon, Anabase., IV, 3, 5-6.

[27] Ibid., IV, 3, 7.

[28] John Ma, « You can’t go home again : Displacement and identity in Xenophon’s Anabasis » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit., p.331.

[29] Xénophon, Anabase, IV, 8, 3.

[30] Xénophon, Anabase, V, 5, 15-19.

[31] Ibid., V, 5, 16.

[32] James Roy explique que les mercenaires pillent dès qu’ils n’ont plus d’employeurs, mais même sous contrat, le butin constitue un bonus parfois non négligeable en addition de leur paye, op. cit. p. 278.

[33] Xénophon, Anabase, I, 4, 9.

[34] Ibid., I, 5, 10.

[35] Ibid., I, 2, 11. Voir également : VII, 3, 1 et VII, 5, 3 à la fin du périple.

[36] Xénophon relate d’ailleurs quelques anecdotes sur la chasse à l’onagre, à l’autruche et à l’outarde : I, 5, 2-3.

[37] Pierre Brulé, « Un nouveau monde, ou le même monde ? », op. cit. p. 15. Mais sur cette question, voir plus en détail le chapitre complet : 4.3 « Xénophon ethnographe ». Ainsi que l’observe Pierre Brulé, Xénophon classe les populations selon les trois critères suivants : si elles obéissent ou non au roi, s’il s’agit de barbares ou de Grecs, si elles sont hostiles ou pacifiques, ce dernier critère reposant sur l’observation de la cruauté.

[38] Xénophon, Anabase, III, 5, 16.

[39] Xénophon, Anabase, IV, 1, 8.

[40] Ibid., IV, 1, 9.

[41] Ibid., livres IV-VII, vol. II, p.8, note 1.

[42] Ibid., IV, 7, 2.

[43] Ibid., IV, 7, 13.

[44] Xénophon, Anabase, IV, 2, 18-19. Voir en complément le paragraphe 23.

[45] Michael Whitby, op. cit., p. 215-242.

[46] Xénophon, Anabase, IV, 8, 4-5.

[47] John Ma, op. cit. p. 331.

[48] Xénophon, Anabase, IV, 8, 5-7.

[49] Ibid., IV, 8, 8.

[50] Xénophon, Anabase, IV, 5, 9-10.

[51] Ibid., IV, 5, 29.

[52] James Roy, op. cit. p. 273-275. La pauvreté de cette région serait une explication à l’enrôlement de nombreux hommes en tant que mercenaires.

[53] Xénophon, Anabase, III, 3, 17.

[54] Ibid., III, 4, 17.

[55] Lacédémone est le nom de la région où se situe Sparte. Les Lacédémoniens sont les Spartiates.

[56] Référence aux homoioi, littéralement les « égaux », qui désignent les citoyens spartiates.

[57] Xénophon, Anabase, IV, 6, 14-15.

[58] Nicolas Richer, Sparte : cité des arts, des armes et des lois, Paris, Perrin, 2018 ; Geneviève Hoffmann, Naître et devenir Grec dans les cités antiques, VIIIe-IIIe siècles avant notre ère, Paris, Éditions Macenta, 2017 ; The Oxford handbook of childhood and education in the classical world, édité par Judith Evans Grubbs et Tim Parkin, New York, Oxford University Press USA, 2013.

[59] Xénophon, Anabase, IV, 6, 16.

[60] La relation entre Xénophon et Chirisophe paraît effectivement concurrentielle mais il demeure que leur association sauve à plusieurs reprises l’armée.

[61] Xénophon, Anabase., III, 1, 3.

[62] Ibid., III, 4, 46 et voir aussi III, 2, 26.

[63] Ibid., V, 6, 20 et voir aussi V, 6, 30.

[64]  Michael Whitby, op. cit. p. 222 : « The Ten Thousand began as a disparate group, created from the various contingents whose preparation and subsequent arrival at Cyrus’ camp are described by Xenophon. Although most of the troops had ultimately been financed by Cyrus, the soldiers were still primarily attached to their particular captain and there was no single leader for the Greek contingent before Cunaxa. »

[65] John Ma, op. cit. p. 337 : « The Greek mercenaries existed not as a group, but as several contingents with their leaders and their own solidarities. »

[66] Xénophon, Anabase, I, 3, 6.

[67] Au sujet du caractère complexe, parfois hypocrite de Cléarque, voir : Thomas Braun, « Xenophon’s dangerous liaisons » dans The Long March. Xenophon and the ten thousand, op. cit. p. 99‑101.

[68] Xénophon, Anabase, V, 6, 15.

[69] Pour John Dillery les Dix-Mille peuvent être considérés comme une « polis mobile », notamment en raison du système décisionnel en place, le fait que les généraux consultent régulièrement les troupes pour choisir la route à suivre ou élire un dignitaire ; op. cit., partie II, chapitre 3 « Xenophon’s Anabasis : Panhellenism and the ideal community », p. 59-98.

[70] Xénophon, Anabase, IV, 5, 11.

[71] Ibid., IV, 5, 12.

[72] Ibid., IV, 5, 5-6.

[73] Ibid., IV, 5, 14-19.

[74] Xénophon, Anabase, I, 5, 11-13.

[75] Ibid., VI, 2, 10.

[76] Xénophon, Anabase, VII, 2, 1.

[77] Ibid., IV, 8, 27-28.

[78] Xénophon écrit à la fin du récit que la distance totale parcourue est de 1 155 parasanges, une unité de mesure perse, et 34 650 stades, unité de mesure grecque. Lorsqu’on effectue le calcul pour l’une et l’autre unité de mesure, en considérant que la parasange correspond environ à 5,5 km et un stade à 185 m, on obtient le même total : 6410 km. Ibid, VII, 8, 26.

[79] John Ma, op. cit. p. 340 : « The common identity is centred on a common project : keep moving, get out of here ; identity is not founded on “being there”, but precisely on an “elsewhere” : coming from elsewhere, going elsewhere. Contradiction lies in the shared project itself : it creates, but also destroys community. »

 

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Les relations diplomatiques en Gaule à la fin de l’âge du Fer

Alexis Bonnefoy

 


Résumé : Loin de l’image d’une Gaule divisée qui a longtemps prévalu, les études récentes tendent à insister sur les facteurs d’unité et les sources à notre disposition témoignent d’intenses relations diplomatiques en Gaule, entre les peuples gaulois eux-mêmes ainsi qu’avec les puissances voisines – Rome au premier plan. Nous sommes plutôt bien documentés pour la fin de l’âge du Fer, en particulier grâce au récit césarien de la guerre des Gaules mais aussi grâce aux sources numismatiques et archéologiques. L’objectif de cette étude est de proposer une première approche de la question et d’en dégager les principaux enjeux. L’un d’eux concerne la nature et le statut des acteurs qui conduisent les négociations. Les moyens employés pour mener les tractations doivent aussi être observés, tout comme les garanties apportées aux accords. Quant aux relations qui émergent du jeu diplomatique, elles sont nombreuses (coalitions, alliances, hospitalité, amitié, etc.) mais sont difficiles à définir précisément.

Mot-clés : Gaule ; âge du Fer ; diplomatie ; ambassades ; alliances.


Alexis Bonnefoy est doctorant à l’université Lumière Lyon 2 (ArAr, UMR 5138). La thèse qu’il prépare en langues, histoire et civilisations des mondes anciens sous la direction de M. Poux (université Lumière Lyon 2) et la codirection d’A. Suspène (université d’Orléans) a pour titre provisoire : Rome et les peuples gaulois du Centre-Est (IIe-Ier s. av. J.-C.) : clientélisme, amitié et traités. Approche numismatique et archéologique. Ses recherches portent sur la numismatique gauloise, en particulier l’iconographie et l’épigraphie monétaires. Depuis 2017, il est professeur certifié d’histoire-géographie et enseigne dans l’académie de Versailles.

alexis.bonnefoy@gmail.com


Introduction

La littérature ancienne ou populaire a longtemps véhiculé l’image d’une Gaule divisée que seule la conquête romaine serait parvenue à rassembler. César lui-même, dans son récit de la guerre des Gaules, appuie sur le caractère belliqueux des Gaulois, en particulier de ceux qu’il nomme les chevaliers : « Ceux-ci, quand il le faut, quand quelque guerre éclate (et avant l’arrivée de César cela arrivait à peu près chaque année, soit qu’ils prissent l’offensive, soit qu’ils eussent à se défendre), prennent tous part à la guerre […][1] ». S’il ne s’agit pas de nier les divisions et les affrontements réguliers entre les peuples gaulois, les études actuelles dressent un tout autre portait et insistent sur les nombreux facteurs d’unité[2]. Dans cette perspective, les relations diplomatiques méritent une attention particulière mais n’ont pourtant pas encore fait l’objet, dans le monde celtique, d’une analyse spécifique ni exhaustive[3].  Aujourd’hui, la diplomatie consiste en l’« action et [la] manière de représenter son pays auprès d’une nation étrangère et dans les négociations internationales » ou, plus largement, renvoie à la « politique extérieure d’un pays »[4]. Cette pratique réfère donc avant tout aux relations entretenues par des États souverains et il n’est pas surprenant que la notion ne soit apparue qu’à partir du XVIIIe siècle, où le sens du terme diploma, qui désignait au Moyen-Âge et à la Renaissance les documents officiels, s’élargit pour qualifier les traités conclus entre les souverains[5]. Dans l’antiquité, aucun terme ne renvoie à cette définition moderne de la diplomatie[6], dans la mesure où les institutions qui régissent aujourd’hui les relations internationales n’ont pas d’équivalent dans les mondes anciens[7]. Mais l’historiographie récente a dépassé cette définition très juridique et rigide de la diplomatie, centrée sur l’étude des traités, au profit d’une approche plus culturelle, portée notamment par les anthropologues et les historiens antiquisants et médiévistes[8]. Ces derniers définissent la diplomatie comme un « moyen pacifique et ponctuel de résoudre des conflits ou des tensions entre des acteurs politiques, et ce quels que soient leurs statuts »[9]. L’attention a dès lors été portée sur les pratiques diplomatiques et les acteurs intervenants dans les négociations qui font de la diplomatie un rouage important du pouvoir[10].

À Rome, en l’absence d’une institution spécialisée, ce sont avant tout les notables qui conduisent les négociations ; c’est pourquoi la diplomatie est une composante essentielle de la formation des hommes politiques dès l’époque républicaine[11]. L’article « diplomatie » de l’Encyclopédie Larousse du XIXe siècle avance que le succès de César en Gaule s’explique « en réalité moins par la supériorité de ses armes que par l’habileté de ses négociations[12] ». Cependant, il n’y a pas qu’à Rome que les élites usent des relations diplomatiques pour asseoir leur pouvoir et renforcer la domination de leur État. À bien des égards, il apparaît que les Gaulois ont recours à cet art dans les mêmes objectifs.

La question des sources, centrale pour toute étude historique, l’est d’autant plus pour la protohistoire celtique. Comment appréhender les relations diplomatiques entretenues par des peuples dont nous n’avons conservé aucun témoignage écrit direct ? Comment rendre compte de négociations qui, par définition, laissent peu de traces ? Nécessairement, il faut recourir à des textes exogènes. Pour la fin de l’âge du Fer, qui nous intéresse ici, le récit de la guerre des Gaules de César fourmille de renseignements qui permettent de mieux saisir les enjeux de la diplomatie chez les peuples gaulois. L’archéologie et la numismatique sont aussi des sources essentielles : les relations diplomatiques peuvent se traduire matériellement, par des objets ou des images.

La guerre des Gaules est non seulement un épisode très bien documenté de l’histoire gauloise, mais est aussi, par nature, un moment propice au développement de relations diplomatiques. Ces dernières s’exercent entre Rome et les Gaulois mais également entre les peuples celtiques eux-mêmes. Face à un sujet aussi vaste, cette étude ne prétend pas livrer une analyse exhaustive mais se veut avant tout une première approche. L’objectif est principalement de poser les enjeux des relations diplomatiques en Gaule à la fin de l’âge du Fer. En particulier, nous tenterons de mettre en lumière les constantes autour desquelles elles s’organisent : la prise de contact et les acteurs qui y concourent ; le déroulement des négociations et les garanties apportés aux accords ; enfin, la nature des liens qui peuvent être noués entre les individus et les peuples.

Entrer en relation : ambassades et médiateurs

Pour engager des négociations, il est indispensable d’entrer en relation avec le parti opposé. La prise de contact est menée par différents acteurs et met parfois en tension les intérêts privés et les positions officielles. Des intermédiaires peuvent aussi intervenir pour faciliter ou favoriser les négociations au profit de l’une des parties.

Le mot français ambassade désigne la « mission confiée à un agent diplomatique en vue de représenter, officiellement et en permanence, un État dans un État étranger souverain » et par extension l’« ensemble des personnes attachées à cette mission, l’ambassadeur et sa suite »[13]. Ce terme est attesté au Moyen Âge sous la forme ambasse, où il désigne la « mission officielle auprès d’un haut personnage », adaptée de l’ancien italien ambasciata. Ce dernier est emprunté à l’ancien provençal ambayssada dérivé du latin médiéval ambactia, (message), lui-même issu du gaulois *ambactos latinisé en ambactus[14].  Le mot gaulois *ambactos, littéralement « celui qui est autour » ou « serviteur, envoyé », désigne à l’origine un homme libre qui se place dans la dépendance d’un individu plus important qu’il doit notamment accompagner à la guerre[15]. Ce n’est donc ni un messager et encore moins un représentant officiel au sens où on l’entend aujourd’hui. Le terme employé par César pour désigner les ambassadeurs, qu’ils soient gaulois ou romains est le terme legatus, caractérisé par une grande polysémie[16].  Le sens actuel d’ambassade et d’ambassadeurs ne trouve pas d’équivalent dans le monde antique dans la mesure où il n’existe pas de représentation étrangère permanente dans les États. Il faut donc plutôt entendre par ces termes les missions ponctuelles envoyées auprès d’un pouvoir étranger.

De nombreuses ambassades sont ainsi attestées par les sources. Il est difficile d’évaluer le nombre de personnes qui pouvaient les constituer, les données s’avérant lacunaires. On est en revanche mieux renseigné sur leur composition. Appien décrit ainsi la délégation qui accompagne l’ambassadeur envoyé par Bituitos, chef arverne, à Cn. Domitius Ahenobarbus qui marche contre lui en 122 av. J.-C. :

« […] il était escorté de gardes (δορυφόροι) richement vêtus et de chiens. Les barbares en ces contrées ont aussi une garde de chiens. Un poète  (μουσικός) suivait, qui dans une poésie barbare chantait le roi Bitoïtos, puis les Allobroges[17], puis l’ambassadeur (πρεσβευτὴς) lui-même, leur naissance, leur courage et leurs richesses ; c’est même pour cela surtout que parmi les ambassadeurs (πρεσβευταὶ) ceux qui sont illustres emmènent avec eux des gens de cette sorte[18]. »

Le récit d’Appien met en scène une délégation somptueuse dont le but est d’impressionner l’adversaire. La présence des gardes et des chiens devait, outre assurer la sécurité, montrer la puissance de l’ambassadeur et du roi qu’il représente. Dans un autre registre, le poète (un barde ?) participe lui aussi à cette démonstration de prestige. Selon l’auteur, un tel cortège n’est pas rare et accompagne les ambassadeurs les plus illustres. Entend-il par là l’existence d’ambassadeurs réputés, si ce n’est professionnels, ou bien fait-il référence au statut du personnage, recruté parmi la noblesse ? L’importance des mots et des paroles dans le cadre d’une ambassade est également soulignée par César. Vercingétorix, pour essayer de rallier à ses causes les peuples gaulois, a ainsi recours aux « auxiliaires les plus qualifiés, ceux à qui leur éloquence habile ou leurs relations d’amitié donnaient le plus de moyens de séduction[19] ». Il n’est pas surprenant de fonder le choix des ambassadeurs sur des qualités oratoires, indispensables à la réussite des négociations.

Lorsqu’une ambassade est constituée, le choix se porte aussi plus généralement sur les notables de la cité, personnages dont César donne parfois le nom. Aux prémices de la guerre des Gaules, lorsque les Helvètes se lancent dans leur tentative de traversée du pays, plusieurs délégations sont envoyées à César. Dans un premier temps, pour l’informer de leur intention de traverser la Province, « les Helvètes lui envoient une ambassade composée des plus grands personnages de l’État (nobilissimi civitatis) et qui avait à sa tête Namméios et Verucloétios[20] ». Un peu plus tard, alors que le général franchit la Saône et marche contre eux, « ils lui envoient une ambassade : le chef en était Divico, qui avait commandé aux Helvètes dans la guerre contre Cassius[21] ». L’année suivante, en 57 av. J.-C., les Rèmes députent à César « Iccios et Andocumborios, les plus grands personnages de leur nation (primi civitatis) afin de lui dire qu’ils se plaçaient eux et tous leurs biens, sous la protection de Rome et son autorité […][22] ». Ces précisions montrent que lorsque les Gaulois ont à traiter avec l’adversaire, ils ont recours avant tout aux premiers notables de la cité. Ces derniers agissent en représentants de leurs peuples, comme Iccios et Andocumborios, mais ils sont sans doute les mieux à même de négocier étant données leur formation et leur connaissance de la situation. Iccios, par exemple, commandait la garnison de l’oppidum de Bibrax[23]. En revanche il est difficile de préciser son rôle politique au-delà d’en faire un sénateur influent, tout comme Andocumbrios[24]. Il n’en reste pas moins que cette position privilégiée lui conférait une fine maîtrise des enjeux politiques. En ce qui concerne les ambassades helvètes, Namméios et Verucloétios ne sont connus que par ce passage et il est difficile de déterminer leur statut[25]. Le choix de Divico n’est pas anodin non plus. Comme César le précise, il a été le commandant des forces helvètes (dux Heluetorium) pendant la guerre contre Cassius, au cours de laquelle le général romain est battu en 107 av. J.-C., ce qui amène à estimer l’âge de Divico entre 70 et 80 ans. Cette ancienneté fait assurément de Divico une figure respectable et pleine d’autorité, confortée par son passé de commandant victorieux[26]. Qu’il ait été spécifiquement le vainqueur de Cassius a pu également jouer dans sa désignation comme ambassadeur : le discours qu’il tient à César est en effet bien différent de celui porté par Namméios et Verucloétios. Il menace ouvertement le général romain de lui infliger une nouvelle défaite. Or les duels oratoires sont un moyen privilégié pour les élites gauloises d’accroitre leur prestige et leur honneur ; il est donc essentiel d’opposer à l’adverse un personnage qui possède toutes les qualités pour le remporter[27]. Le choix des ambassadeurs, loin d’être aléatoire, se porte donc généralement sur les notables qui exercent ou ont exercé des responsabilités au sein de la cité et maîtrisent l’art oratoire. En ce sens, le portrait des ambassadeurs gaulois ressemble à celui de leurs homologues grecs dont le profil est bien connu grâce au corpus épigraphique. A Claros, par exemple, deux inscriptions de la fin du IIe siècle av. J.-C. font l’éloge de deux citoyens, Ménippos et Polémaios de Colophon, qui ont mené, en sus de leur activité politique, une véritable carrière diplomatique en conduisant de nombreuses ambassades : elles vantent l’engagement au sein de leur cité et leurs qualités oratoires[28].

Quel que soit l’émissaire choisi, les sources montrent qu’il revêt un caractère sacré et inviolable. Il doit être traité convenablement et ne saurait faire l’objet de menaces ou d’atteintes physiques. Ce statut privilégié des ambassadeurs existe vraisemblablement depuis l’époque royale à Rome, comme le décrit Denys d’Halicarnasse[29], et repose sur le ius legatorum mentionné par César et Cicéron ainsi que sur le ius gentium auquel se réfère notamment Tite-Live[30]. Pendant la guerre des Gaules, ce droit des ambassadeurs est mis en avant par César dans l’épisode du soulèvement des Vénètes et des peuples de l’Océan en 56 av. J.-C. Ces derniers, dans l’espoir de recouvrer leurs otages, retiennent prisonniers des légats envoyés par P. Crassus pour demander du blé. Lorsque César approche pour régler le conflit, les Vénètes et les autres peuples se préparent à la guerre, alors qu’« ils se rendaient compte de la gravité de leur crime (facinus), – n’avaient-ils pas retenu et chargé de fers des ambassadeurs (legati), titre que toutes les nations ont toujours regardé comme sacré (sacer) et inviolable (inuiolatus) ? – […][31] ». C’est bien une terminologie juridique et religieuse qu’utilise ici César pour caractériser le titre d’ambassadeur. Bien qu’il emploie l’adjectif « sacer », il semble que ce soit plutôt le qualificatif sanctus qui s’applique aux ambassadeurs dans les autres sources et fassent d’eux des individus sacrés et inviolables[32]. Il n’est donc pas concevable, pour un Romain, qu’on attente à la sécurité des émissaires[33]. La gravité que constitue un pareil affront est mise en lumière par la sévérité de la sanction. C’est pourquoi, les Vénètes soumis, César « résolut de les châtier sévèrement pour qu’à l’avenir les barbares fussent plus attentifs à respecter le droit des ambassadeurs (ius legatorum). En conséquence, il fit mettre à mort tous les sénateurs et vendit le reste à l’encan[34] ». Cependant, les précisions césariennes rendent compte des mentalités romaines et on peut se demander si pour les peuples étrangers, et notamment les Gaulois, les ambassadeurs possèdent une même nature sacrée et inviolable. Dans le monde grec, il semble qu’ils fassent l’objet d’un droit et d’une protection particuliers, bien que cela ne repose pas sur un système juridique aussi solide qu’à Rome[35]. Dans son récit, César ne fait pas état de plaintes de la part des Gaulois au sujet d’ambassadeurs qui auraient été malmenés, contrairement aux otages, comme ceux remis à Arioviste[36], ce qui tendrait à montrer qu’ils ont toujours été traités avec respect. De plus, le recours à des personnages de haut rang pour négocier, comme nous l’avons illustré précédemment, soulignerait la relative confiance quant au traitement qui leur serait réservé. Cependant, la témérité dont font preuve les Vénètes avec les envoyés de P. Crassus révélerait leur méconnaissance du droit. En l’état, rien ne prouve que les Gaulois confèrent aux ambassadeurs un caractère sacré et inviolable, fondé sur des bases juridiques et religieuses, mais tout comme dans le monde grec, l’usage et un code tacite devaient garantir leur sécurité.

Il est difficile de déterminer qui prend la décision de constituer une ambassade pour délivrer une proposition à la partie adverse. La question est étroitement liée à celle des institutions et de la structuration politiques de la Gaule. Sur ce thème, l’historiographie connaît un fort renouvellement et deux tendances actuelles se dégagent. L’une d’elle, dans la veine du travail fondateur de Ch. Goudineau insiste sur le caractère segmentaire de la société gauloise et de son organisation politique[37]. Au contraire, des travaux plus récents, comme ceux de J.-L. Brunaux ou d’E. Arbabe mettent en relief les facteurs d’unité et l’existence d’un système institutionnel normalisé dont une partie est partagée par tous les peuples gaulois[38]. Dans ce cadre, E. Arbabe fait du sénat le maître de la diplomatie et de l’entrée en guerre, pour les peuples où une telle assemblée est attestée[39]. Par exemple, ce sont bien les sénats helvète et rème qui envoient des ambassades vers César dans les deux exemples évoqués précédemment. Mais dans les cités et les situations où le pouvoir est aux mains d’un individu unique, c’est probablement celui-ci qui missionne les émissaires. C’est le cas par exemple de Vercingétorix lorsqu’il députe pour rallier le plus de peuples à sa cause[40]. Par ailleurs, il apparaît assez clairement que certains notables engagent aussi en leur nom des entreprises diplomatiques pour mener à bien leurs ambitions ou leurs projets personnels. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de Diviciacos, druide éduen mentionné à la fois dans le récit césarien et dans le De Divitatione de Cicéron[41] ainsi que dans un panégyrique de 311[42]. Ce personnage, dont la fonction précise au sein de la cité éduenne a fait l’objet de nombreux débats[43], a joué un rôle dans les événements précédant la guerre des Gaules et les premières années de celle-ci. En 61 ou 60 av. J.-C., il se rend à Rome auprès du Sénat pour demander de l’aide alors que les Éduens subissent la domination des Séquanes et de leurs alliés venus de Germanie[44]. En cela, il n’est nullement député par le Sénat éduen dont les membres ont tous remis des otages et prêté serment de soumission aux Séquanes[45]. Si dans ce cas l’initiative personnelle de Diviciacos vise à assurer la sécurité de son peuple, d’autres notables s’engagent, à l’insu de leur peuple, dans une entreprise diplomatique pour nourrir leurs ambitions personnelles. Orgétorix, que le sénat helvète charge vers 60 av. J.-C. de préparer la migration et à qui il confie le soin d’établir des relations diplomatiques avec les Séquanes et les Éduens, en profite pour renforcer son propre pouvoir[46]. Envoyé personnellement en ambassade auprès de ces peuples, il s’allie deux de leurs plus puissants notables : Casticos chez les Séquanes et Dumnorix chez les Éduens[47]. Tous les trois forment une entente qui doit les conduire à décrocher, au sein de leur cité respective, le pouvoir suprême et in fine l’hégémonie tout entière sur la Gaule. Orgétorix est cependant dénoncé au sénat helvète et, bien qu’il parvienne à éviter un procès, il est vraisemblablement conduit au suicide[48]. Dans cette même entreprise, Dumnorix fomente un accord secret entre les Séquanes et les Helvètes, les premiers autorisant le passage aux seconds, « non seulement sans l’ordre de César ni de ses concitoyens, mais encore à leur insu[49] ». Quelques années plus tard, ce sont les notables trévires qui engagent des relations diplomatiques différenciées avec César. Deux d’entre eux, Cingétorix et Indutiomaros, se disputent le pouvoir ; le premier appartenant au parti pro-romain, le second au parti opposé[50]. Alors que César approche de leur territoire, le premier vient à lui pour lui assurer sa fidélité. Au contraire, Indutiomaros prépare une révolte mais constatant que de plus en plus de notables trévires suivent l’exemple de Cingétorix, il députe lui aussi à César dans le but de le tromper sur ses véritables intentions. Cet épisode et les exemples précédents révèlent les tensions qui se font parfois jour entre les ambitions personnelles des notables gaulois et la position officielle du sénat. Ils mettent aussi en lumière l’existence, par ailleurs bien attestée, des factions rivales au sein de la société celtique, très segmentée. Or dans ce contexte, la capacité de mobilisation d’un individu joue un rôle prépondérant dans l’influence qu’il possède[51]. Les notables cherchent donc à rallier le maximum de soutien à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de leur cité. L’instrumentalisation des relations diplomatiques au profit du pouvoir d’un individu était déjà dénoncée par Polybe au IIe siècle av. J.-C. pour le monde grec[52]. Ainsi décrit-il l’action de Callicratès, chargé en 180 par l’assemblée achéenne de se rendre à Rome. Celui-ci devait annoncer qu’après délibérations, les Achéens refusaient, comme le demandait le Sénat, de rappeler des opposants lacédémoniens exilés. Mais devant les sénateurs, Callicratès annonce ne pas soutenir cette décision et délivre même des conseils pour que Rome parvienne à ses fins. Fort du soutien ainsi obtenu, il s’affirme face aux meneurs du parti anti-romain et se fait élire stratège l’année suivante. En Gaule comme en Grèce, les relations diplomatiques sont donc parfois mises à profit par les notables pour affirmer leur pouvoir, quitte à trahir la position majoritaire dans leur cité.

Dans le jeu diplomatique, on note aussi l’intervention récurrente de médiateurs, c’est-à-dire d’individus qui servent d’intermédiaires entre les deux parties dans le but de favoriser les négociations[53]. Nous pouvons inclure dans cette catégorie les interprètes. Deux passages de César y font explicitement référence. Lorsqu’il s’entretient à huit clos avec Diviciacos, « écartant ses interprètes (cotidiani interpretes) ordinaires, il a recours, pour s’entretenir avec lui, à C. Valerius Troucillus, grand personnage de la Gaule romaine, qui était son ami et en qui il avait la plus entière confiance[54] ». Deux éléments sont à remarquer. Tout d’abord, la présence habituelle auprès de César d’interprètes, indispensables en cela que les Gaulois, même les plus nobles, ne parlaient pas – ou pas suffisamment – le latin[55] et que les Romains, à l’instar des Grecs, ont toujours montré peu d’intérêt pour les langues barbares[56]. Ces interprètes disposaient vraisemblablement d’un statut officiel et bénéficiaient, au même titre que les autres fonctionnaires, d’un traitement versé par l’État[57]. Mais ici, César préfère recourir à des notables gaulois romanisés comme C. Valérius Troucillus dont le praenomen et le nomen révèlent qu’il possède la citoyenneté romaine tandis que son cognomen évoque son origine gauloise[58]. Ce choix s’explique sans doute par l’amitié qui le lie à César et la confiance que ce dernier peut lui accorder. Quant à l’origine gauloise de C. Valérius Troucillus, elle en fait aussi un fin connaisseur des problématiques locales et donc un potentiel conseiller pour le général. On retrouve un personnage semblable en la personne de Cn. Pompée, interprète auprès d’un légat de César, Q. Titurius Sabinus. Ce dernier charge Cn. Pompée d’aller prier Ambiorix, chef des Éburons, de l’épargner lui et ses hommes alors que la bataille tourne à leur défaveur[59]. Avec les deux exemples présentés, on constate donc le rôle important des traducteurs dans les relations diplomatiques, lesquels peuvent aussi se faire conseillers. Néanmoins, rien ne nous est dit sur l’existence d’interprètes ou de conseillers dans les ambassades gauloises ; peut-être composaient-ils en partie le cortège qui accompagnait les ambassadeurs. D’autres situations mettent en jeu des intermédiaires au rôle beaucoup plus significatif. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le notable éduen Dumnorix est prié par les Helvètes d’intercéder en leur faveur auprès des Séquanes pour que ces derniers leur autorisent le passage. Le recours à Dumnorix s’explique par le fait qu’il « disposait de la plus forte influence auprès des Séquanes[60] ». Diviciacos, quant à lui, intervient au profit des Bellovaques, amis des Éduens, lorsqu’ils se soumettent à César en 57 av. J.-C., pour leur obtenir les meilleures conditions de paix possibles[61]. Le même phénomène se retrouve en 53, lorsque les Éduens intercèdent en faveur des Sénons et les Rèmes au profit des Carnutes auprès de César, après une tentative de révolte[62]. Enfin, l’un des meilleurs intermédiaires présents dans le récit césarien est sans doute l’Atrébate Commios que César envoie au cours de l’année 55 auprès des peuples bretons pour les exhorter à se placer sous la protection de Rome[63]. C’est le même Commios qui l’année suivante sert d’intermédiaire entre les ambassadeurs du chef breton Cassivellaunos et César lorsque le premier vient offrir sa reddition[64]. En 52, Commios, qui a basculé dans le camp anti-romain, use des liens d’hospitalité qui l’unissent aux Bellovaques pour obtenir d’eux qu’ils remettent des troupes à Vercingétorix[65]. On le comprend, les relations diplomatiques ne s’inscrivent pas toujours dans des rapports uniquement bilatéraux : il est fréquent qu’un ou des tiers interviennent et emploient leur influence à favoriser l’une des parties.

Les rapports diplomatiques reposent donc sur le concours de différents acteurs, en premier lieu les ambassades. Les émissaires, qui possèdent un caractère sacré et des droits reconnus, ne sont pas choisis au hasard car de leurs qualités dépend le succès des négociations. Bien que le sénat apparaisse comme maître de la diplomatie, certains notables mettent à profit les relations diplomatiques qu’ils conduisent pour mener à bien leurs ambitions personnelles. Dans le jeu diplomatique interviennent aussi des intermédiaires, qu’ils aient un rôle technique – comme les interprètes – ou qu’ils s’imposent, grâce à leur influence ou leur position privilégiée, comme la clef de voûte d’une négociation réussie entre les deux parties. Si tous ces moyens concourent à la prise de contact, il s’agit ensuite pour les acteurs de conduire les discussions et aboutir à des accords.

Mener les négociations et garantir les accords

La guerre des Gaules s’est aussi jouée sur le plan diplomatique. Le récit césarien rend compte de nombreuses négociations aux enjeux déterminants, dont les ressorts sont variés. Dans le cadre des discussions, des garanties sont apportées comme les serments et surtout les otages.

Il existe différentes formes d’échanges et de procédés diplomatiques employés par les Gaulois pendant la guerre des Gaules. La première forme est tout bonnement le strict refus de négocier avec Rome. César témoigne d’une pareille attitude de la part des Nerviens, lors de la campagne qu’il mène contre les Belges en 57 av. J-C., alors que tous les peuples voisins font soumission au général. D’après ce qu’on lui rapporte, les Nerviens, reconnus pour leur valeur guerrière et leur rudesse, auraient affirmés qu’« ils n’enverraient pas de députés et n’accepteraient aucune proposition de paix »[66]. De la même façon, pendant longtemps, ce sont les Morins et les Ménapes, peuples de la Gaule septentrionale, qui refusent d’envoyer des ambassades pour demander la paix, malgré une expédition en 56[67]. Ce n’est que plus tard, en 55 pour les Morins et en 53 pour les Ménapes, que des contacts sont établis[68]. Refuser de négocier avec César permet donc à certains peuples d’apparaître aux yeux de leurs voisins comme particulièrement inflexibles et d’affirmer leur position anti-romaine. D’autres relations sont fondées sur les menaces. On a déjà évoqué l’helvète Divico qui prédit à César une défaite s’il ose s’en prendre à son peuple, en faisait explicitement référence à celle infligée plusieurs décennies auparavant à Cassius[69]. Les Vénètes s’en prennent quant à eux à des envoyés de P. Crassus qu’ils mettent aux fers, en espérant récupérer leurs otages[70]. La pression exercée sur des prisonniers ou des otages est également employée par les Éduens, lors de leur ralliement à Vercingétorix en 52. Les otages reçus par César au cours des années précédentes étaient en effet gardés à Bibracte. Les Éduens, qui les ont à leur merci, espèrent forcer l’adhésion d’autres peuples à Vercingétorix en les soumettant au supplice[71]. Tout à l’inverse de ces moyens de pression, le ressort diplomatique le plus mis à profit sont les promesses. Orgétorix s’attire le soutien de Casticos et de Dumnorix en leur promettant que leur entreprise secrète leur conférera le pouvoir sur leur peuple puis sur la Gaule tout entière[72]. Pour rallier à lui le peuple des Allobroges, Vercingétorix emploie la même stratégie en promettant « que toute la Province lui appartiendra[73] ». Quant aux chefs allobroges, il leur promet « des sommes d’argent[74] ». L’argent est aussi promis par les Éduens pour inciter les peuples de la Gaule à rejoindre Vercingétorix[75]. Déjà avant la guerre, ce sont par des promesses que les Séquanes avaient obtenu le soutien d’Arioviste et des Germains pour s’assurer une position hégémonique en Gaule[76]. Les relations diplomatiques sont aussi mises à profit pour acquérir du secours de la part de peuples étrangers. On l’a dit, Diviciacos vient solliciter au sénat de Rome un appui face aux ravages provoqués par les Séquanes et les Germains[77] tandis que ce sont les plaintes et les appels à l’aide de la part des Éduens, à l’encontre des Helvètes, qui décident César à intervenir[78]. De la même façon, les Bituriges envoient une ambassade à César pour obtenir son aide alors que les Carnutes viennent de leur déclarer la guerre[79].  À l’inverse, les Aquitains et les Trévires, dans leur lutte contre les Romains, sollicitent par des ambassades l’appui de cités d’Espagne citérieure pour les premiers et de Germanie pour les seconds[80]. Enfin, quelques relations reposent sur d’autres intentions. En 55, les Morins députent à César pour s’excuser de leur résistance l’année précédente[81]. Par une ambassade, Indutiomaros, qui fomente une rébellion dans la cité des Trévires, feint de se soumettre à César[82]. À l’issue de la guerre contre les Helvètes, « des députés de presque toute la Gaule, qui étaient les premiers dans leur cité, vinrent féliciter César[83] ». Ainsi, les négociations ou plus largement les échanges engagés entre les peuples gaulois ou avec Rome sont de nature extrêmement variée. Ils rendent compte de la grande complexité du jeu diplomatique.

Seuls deux passages du récit de César évoquent l’existence de cadeaux diplomatiques. Le premier concerne Arioviste, le chef germain, auquel le général rappelle « les riches présents qu’on lui avait prodigués (munera amplissime missa)[84] » dans le cadre d’une relation d’amitié. Le second indique que Vercingétorix cherche « à gagner les chefs des cités encore dissidentes par des présents (dona) et des promesses[85] ». Il peut paraître surprenant qu’on ait aussi peu de mention de cadeaux dans le cadre des relations diplomatiques au cours de la guerre des Gaules. Il faut probablement envisager qu’il s’agit de détails que César n’a pas jugé bon de rapporter, si tant est qu’il en ait eu connaissance. En outre, la volonté de César d’obtenir le maximum d’otages de la part des cités gauloises, en signe de leur soumission, a certainement rendu caduque le recours à des présents. Pourtant, on ne peut pas douter de l’usage de cadeaux diplomatiques pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ces derniers, appelés keimelia, occupent une place importante dans les sociétés antiques[86]. Ensuite, la notion de réciprocité, fondée sur le don et le contre-don, est centrale dans les sociétés celtiques, notamment dans le cadre d’alliances[87]. De plus, les dépenses ostentatoires, dans lesquelles il faut probablement inscrire les présents diplomatiques, sont un élément important dans l’accroissement de l’honneur et du prestige que cherchent les grands aristocrates de la société celtique[88]. Enfin, d’autres sources témoignent plus précisément de pareilles donations. Tite-Live rapporte ainsi deux ambassades envoyées à Rome par des rois celtiques des Alpes orientales au cours de la troisième guerre de Macédoine, l’une en 170 et l’autre 169[89]. Dans les deux cas, les émissaires se voient remettre par le sénat de riches présents très semblables dans leur composition : deux torques d’or, de la vaisselle d’or (vases ou patères), un cheval équipé de phalères d’or et enfin de l’armement de cavalerie[90]. En Gaule, l’archéologie et la numismatique rendent compte de biens de prestige qui ont pu revêtir un rôle diplomatique. À Corent, oppidum arverne, une paire de fibules en or reliées par une chaînette est interprétée comme tel[91]. En outre, de nombreuses sépultures de notables gaulois ont livré des mobiliers de prestige dont certains ont pu s’inscrire dans des relations privilégiées avec Rome[92]. L’iconographie monétaire confirme le rôle joué par ce type de biens. Un statère d’or frappé dans les années 30-20 par un notable suession du nom de Criciru affiche au revers une fibule à collerette et à pied cloisonné. Ce motif, particulièrement mis en valeur et d’une grande précision témoigne sans doute d’une relation étroite entre Criciru et Rome et a pu avoir une existence réelle, à l’instar de la double-fibule découverte à Corent[93]. Les monnaies celtiques elles-mêmes, en particulier d’or, ont pu servir de cadeau diplomatique[94]. Ainsi, bien qu’il soit difficile de démontrer le caractère diplomatique d’un mobilier archéologique, les sources littéraires témoignent de l’usage de présents pour favoriser les négociations et matérialiser les accords et les alliances.

Les promesses et les accords sont souvent au cœur des négociations. Pour assurer ces engagements, deux garanties peuvent être apportées : les serments et les otages. Lorsqu’Orgétorix, Casticos et Dumnorix s’entendent pour prendre le pouvoir dans leur cité respective, ils se lient par un serment (inter se fidem et ius iurandum dant)[95]. La même expression est employée par César lorsqu’il rapporte les paroles de Diviciacos qui décrit la situation des Éduens face aux Séquanes et aux Germains : il est le seul parmi ses concitoyens à ne pas s’être engagé par un serment (ius iurandum) à ne pas aller chercher de l’aide à l’étranger[96]. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une simple promesse. La formule ius iurandum désigne un engagement beaucoup plus fort où la parole donnée a une valeur performative et acquiert une dimension sacrée[97]. Le serment lie donc ceux qui s’engagent bien plus solidement qu’une promesse. César livre même au début du livre VII une description de la cérémonie par laquelle les Gaulois, en 52, prêtent serment de soutenir la révolte générale :

« Après ces discussions passionnées, les Carnutes déclarent que pour le salut de la patrie il n’est pas de danger qu’ils n’acceptent, et ils promettent d’être au premier rang des révoltés. « Puisque pour le moment on ne peut garantir le secret par un échange d’otages, que du moins, disent-ils, on s’engage par des serments solennels (ius iurandum), autour des étendards (militaria signa) réunis en faisceau – cérémonie qui noue, chez eux, le plus sacré des liens – à ne pas les abandonner une fois les hostilités commencées »[98]. »

Cette description montre bien le caractère solennel du serment. La présence des « étendards » dans lesquels il faut voir les enseignes dont on sait que chaque peuple, sinon chaque pagus, possédait la sienne, renforce la dimension sacrée du serment, puisque les enseignes en sont également revêtues, en cela qu’elles étaient conservées dans les sanctuaires[99]. Mais le passage cité montre aussi que le serment n’était pas le moyen privilégié pour garantir un accord, en raison sans doute de sa nature trop symbolique et peu contraignante.

L’échange d’otages est le grand ressort utilisé par les Gaulois et par César pour s’assurer le respect d’un engagement. Le phénomène est bien connu[100] et la place des otages dans la politique de César en Gaule a déjà fait l’objet d’une étude[101]. Concernant les Gaulois, tout porte à croire que cette pratique a constitué un rouage fondamental dans les relations diplomatiques qu’ils entretenaient. Plusieurs passages attestent de l’échange ou la remise d’otages entre eux[102]. Leur choix procède d’une logique spécifique[103]. Ainsi, les Séquanes avaient pris comme otages les plus nobles parmi les Éduens afin de mieux leur imposer leur hégémonie[104]. Prendre comme otage les plus proches parents d’un individu permettait aussi d’accentuer la pression exercée à son encontre. Les fils étaient bien entendu privilégiés, mais aussi les neveux car ces derniers entretenaient une relation particulière avec leur oncle[105]. Cependant, si les otages apparaissent comme le moyen le plus utilisé pour garantir les accords, les études ont montré son manque criant d’efficacité, en particulier pendant la guerre des Gaules[106]. Sauf erreur, César ne témoigne pas d’engagements rompus entre des peuples gaulois alors que des otages avaient été échangés ou remis. Bien au contraire, par exemple, les otages détenus par les Séquanes ont empêché les Éduens de solliciter une aide extérieure, si bien que seul Diviciacos, qui n’avait ni prêté serment ni remis en otages ses enfants, avait pu prendre le risque de se rendre à Rome[107]. Il est intéressant de corréler cette observation à celle du traitement réservé aux otages. Pour M. J. Moscovich, ce qui explique le peu d’efficacité des prises d’otages par César est le traitement privilégié dont ils faisaient l’objet, au nom d’une vraisemblable sacro-sainteté à l’image de celle dont bénéficiaient les ambassadeurs[108]. Or les seules mentions de menace ou de torture à l’encontre d’otages présentes dans le récit césarien concernent les otages détenus par des peuples gaulois ou germains : le fils et le neveu d’Ambiorix, remis aux Atuatuques, sont jetés aux fers[109], les Éduens menacent les otages de plusieurs cités détenus à Bibracte[110] et Arioviste se livre à des cruautés sur les enfants remis par les Éduens[111]. On peut y voir une déformation de la réalité qui permettrait à César de dépeindre ces adversaires comme des barbares qui mépriseraient le ius gentium. Mais il est aussi possible de considérer que les Gaulois n’hésitaient effectivement pas à porter atteinte aux otages pour faire pression sur ceux qui les avaient remis. Au-delà de la question de l’efficacité des otages comme garantie d’un accord il faut souligner le rouage essentiel qu’ils constituent dans la politique extérieure de Rome. Il a été ainsi démontré que les otages, souvent recrutés parmi les jeunes de l’aristocratie, étaient envoyés en Italie pour recevoir une éducation romaine auprès des grandes familles de la nobilitas[112]. Une fois adultes et romanisés, ces otages étaient amenés à jouer un rôle important dans leur État d’origine, parfois même à leur tête ; les liens tissés avec Rome devant assurer des relations pacifiées. Les exemples sont nombreux pour le monde grec, avec en particulier celui d’Antiochos IV Epiphanes de Syrie, otage à Rome de 188 à 176/5 jusqu’à ce qu’il monte sur le trône. Des indices laissent penser que des notables celtiques ont pu eux aussi recevoir dans leur jeunesse une éducation romaine avant d’assurer les plus hautes charges dans leur cité d’origine. J. Creighton émet cette hypothèse pour les rois bretons Tincomarus, Epatticus et Verica, descendants de Commios l’Atrébate, en se fondant sur l’analyse de leur monnayage dont l’iconographie reprend les grands thèmes de l’imagerie augustéenne[113]. Pour les mêmes raisons, P.-M. Guihard soupçonne que Pixtilos, notable carnute, fit partie de ces otages romanisés pendant leur jeunesse[114]. Les otages ne sont pas seulement des garanties apportées dans le cadre d’un accord, ils sont aussi au cœur des stratégies de politiques extérieures.

Les négociations conduites dans le cadre des relations diplomatiques sont donc complexes et mettent en jeu un ensemble de stratégies comme les promesses, les menaces ou encore les présents diplomatiques. Le recours à des garanties apparaît comme indispensable face à des engagements qui ne reposent que sur la parole donnée. Les serments et les otages permettent ainsi de conférer davantage de solidité aux liens établis.

Des liens entre les individus et les peuples

 Les relations diplomatiques constituent de véritables réseaux qui structurent les rapports entre les protagonistes de la guerre des Gaules. Il n’est pas toujours aisé d’en saisir tous les enjeux et les variations ; on note toutefois un certain nombre de constantes.

Les coalitions sont probablement les accords diplomatiques les plus évidents. Elles consistent en l’alliance militaire de plusieurs peuples pour faire face à une menace commune. E. Arbabe a recensé toutes celles connues : on en compte près d’une dizaine[115]. Ces coalitions s’établissent à des échelles variables, la plus importante impliquant la Gaule tout entière en 52 sous le commandement de Vercingétorix tandis que d’autres ne mobilisent que des sous-ensembles de régions. Des similitudes structurelles ont été mises en évidence, permettant de dégager un processus en cinq étapes qui conduit à la formation des coalitions[116]. On retrouve dans ce processus le rôle joué par les ambassades (ou à défaut les messagers) qui permettent aux peuples concernés d’entrer en contact et l’importance des garanties apportées, les serments et les otages notamment, indispensables pour le respect des accords. La fréquence de ces coalitions et leur sophistication en font un « élément structurel des relations entre les peuples gaulois[117] » et mettent en évidence les enjeux des relations diplomatiques entre les cités dans une situation de crise comme la guerre des Gaules.

Un autre type d’alliance lie cette fois-ci non pas les peuples, mais les individus. Le récit de César révèle en effet l’existence d’ententes privées qui reposent sur des liens matrimoniaux[118]. Orgétorix donne ainsi sa fille en mariage à Dumnorix qui devient ami des Helvètes[119]. Il est intéressant de noter ici comment se confondent une nouvelle fois les intérêts privés et collectifs. Certes, le mariage de la fille d’Orgétorix à Dumnorix lie les deux notables mais il rapproche aussi les Helvètes et les Éduens, ou en tout cas confère à Dumnorix une place privilégiée auprès de la cité helvète. Le cas de Dumnorix nous donne aussi un bon aperçu des stratégies matrimoniales qui ont pu exister en Gaule :

« […] son influence ne se limitait pas à son pays, mais s’étendait largement sur les nations voisines. Il avait même, pour développer cette influence, marié sa mère chez les Bituriges, à un personnage de haute noblesse et de grand pouvoir ; lui-même avait épousé une Helvète ; sa sœur du côté maternel et des parentes (propinquae suae) avaient été mariées par ses soins dans d’autres cités[120]. »

L’ampleur de cette politique matrimoniale qui s’étend jusqu’à une partie de la famille éloignée – la propinquitas commence selon S. Lewuillon au 3e ou 4e degré[121] – révèle bien l’importance que les mariages ont pu avoir dans la constitution d’alliances entre les individus mais aussi entre les peuples. Car comme on l’avait déjà évoqué à propos des ambassades dont l’initiative est aux mains tantôt des sénats, tantôt des notables, il existe une confusion entre les relations privées et les relations publiques officielles. Dans le cas d’Orgétorix et de Dumnorix, les alliances matrimoniales procèdent aussi bien d’une volonté d’étendre leur influence personnelle que de nouer des liens entre les peuples concernés. S. Martin a proposé de voir dans l’iconographie de certaines monnaies de Gaule Belgique l’expression de ces alliances mais elles restent difficiles à appréhender[122].

Une grande majorité des ambassades et des relations que nous avons détaillées précédemment s’inscrivent aussi dans le processus de deditio, c’est-à-dire de soumission dans le cadre d’un traité de paix. Les nombreuses redditions que reçoit César permettent de dégager un mode opératoire. En 58, les Helvètes, après avoir été défaits, envoient des députés qui se prosternent devant César, le supplient et implorent la paix tout en pleurant[123]. L’intervention d’ambassadeurs est une constante, que la députation soit destinée à César ou à ses légats. Puis les émissaires retournent à leur cité les conditions de reddition. Dans le cas des Helvètes, César exige la remise d’otages et des armes[124]. En 52, dans le contexte des escarmouches et manœuvres face à Vercingétorix, il ajoute aux conditions la livraison des chevaux lorsqu’il reçoit la deditio des Bituriges puis des Sénons[125]. Les exigences des vainqueurs ne varient pas, si bien qu’elles sont parfois anticipées. En 56, les peuples alpins qui se soumettent à Galba lui envoient spontanément des députés et des otages pour demander la paix[126]. Les Aquitains en font autant face à Crassus la même année[127]. L’évidence avec laquelle s’effectuent toutes ces deditiones laisse penser que les Gaulois opéraient entre eux de la même manière. On a vu que la remise d’otages entre les peuples gaulois étaient monnaie courante, que ce soit dans le cadre d’un rapport d’égalité ou de subordination. Au cours de la guerre des Gaules, César ne mentionne l’imposition d’un tribut (stipendium) à aucun peuple. Les références qui y sont faites concernent toutes des peuples gaulois entre eux. Parmi les ambitieux projets des Helvètes, César relève la volonté d’imposer un tribut à certaines cités[128]. Les Éduens doivent quant à eux un tribut à Arioviste et ses alliés séquanes[129]. Ambiorix, chef des Eburons, est reconnaissant à César de l’avoir délivré du tribut qu’il payait aux Atuatuques[130]. Le tribut est donc un moyen pour les Gaulois d’affirmer leur position hégémonique[131]. Les relations diplomatiques sont donc au cœur des rapports de domination entre Rome et les Gaulois mais aussi entre les cités gauloises.

Deux derniers types de liens unissent les individus et les peuples en Gaule. Ces relations sont caractérisées par César avec les termes d’amicitia (amitié) et d’hospitum (hospitalité). La première notion est très fréquente dans le récit, tandis que la seconde est plus rare. Il faut se demander dans quelle mesure le vocabulaire latin utilisé par César peut traduire des réalités gauloises[132]. Ces deux notions ne sont par ailleurs pas faciles à définir. L’amicitia a souvent été confondue avec une relation de clientèle mais elle repose sur un cadre moins formel et contraignant ; en outre, elle possède une dimension plus personnelle et affective[133]. Rome s’est ainsi beaucoup appuyée sur l’amitié dans le cadre de ses conquêtes. L’un des meilleurs exemples dont on dispose en Gaule, connu bien au-delà de ce qu’en dit César, est celle qui lie le peuple des Éduens à Rome, vraisemblablement dès le milieu du IIe siècle av. J.-C. Cette relation, qui s’inscrit dans un traité officiel à égalité (foedus aequum)[134], est d’autant plus forte que les Éduens sont non seulement amis du peuple romain (amici populi Romani) mais aussi frères de sang de ce dernier (fratres consanguineique)[135]. Cette alliance entre les deux peuples serait en outre commémorée par une frappe monétaire éduenne[136]. L’amitié qui unit les Éduens à Rome est encore d’actualité à l’époque de César qui y fait de nombreuses fois référence[137]. Une relation d’amitié peut aussi lier des peuples gaulois entre eux. Par exemple, les Éduens et les Bellovaques entretiennent des rapports d’amitié et de confiance, c’est pourquoi Diviciacos intervient en leur faveur auprès de César après la révolte belge de 57[138]. Mais ces liens d’amitié unissent aussi des individus entre eux. Cingétorix, chef du parti pro-romain chez les Trévires, assure César que lui et les siens resteront fidèles à l’amitié du peuple romain alors que son opposant Indutiomaros prépare une révolte[139]. Ces rapports d’amitié ne lient pas les notables gaulois qu’à César : certains entretiennent de pareils liens avec ses légats, comme les chefs nerviens amis de Q. Cicéron[140]. L’amitié peut aussi lier un individu et un peuple, ce qui brouille une nouvelle fois la frontière entre les relations privées et publiques, personnelles et officielles. Indutiomaros, par exemple, reçoit des ambassades de plusieurs cités gauloises pour solliciter sa protection et son amitié[141]. Ambiorix, le chef éburon, est quant à lui uni aux Germains par des liens d’amitié grâce à l’entremise des Trévires[142]. Ce notable entretient par ailleurs des liens d’hospitalité avec le légat Q. Titurius Sabinus mais aussi avec le peuple des Ménapes[143]. L’hospitium s’inscrit dans le cadre d’un accord, où les parties se donnent mutuellement le droit et le devoir de protection[144]. C’est pourquoi César craint qu’Ambiorix, après avoir été battu, se réfugie chez les Ménapes où il aurait pu trouver protection[145]. Le devoir d’assistance se retrouve en 52 lorsque Commios qui, en jouant des liens d’hospitalité qu’il entretient avec les Bellovaques, obtient d’eux qu’ils apportent des hommes à Vercingétorix[146]. L’amitié et l’hospitalité structurent donc fondamentalement les relations diplomatiques entre les peuples gaulois et avec Rome.

Les alliances qui unissent les individus et les peuples en Gaule reposent donc sur quatre types de rapports. Tout d’abord, les coalitions, ententes militaires provisoires dont la constitution suit vraisemblablement un processus normé. Viennent ensuite les alliances familiales et matrimoniales dont les quelques exemples connus montrent qu’elles constituent une stratégie efficace pour sceller des liens entre des particuliers ou des cités. La deditio conduit à l’établissement d’un foedus iniquum, caractérisé par la remise d’otages ou l’imposition d’un tribut, par lequel un peuple vaincu se place dans la fides du vainqueur. Enfin, l’amitié et l’hospitalité sont au cœur des relations individuelles et collectives ; les droits et les devoirs qu’elles impliquent sous-tendent les alliances.

Conclusion

Par cette étude, nous avons brossé à grands traits et à titre exploratoire le réseau diplomatique qui lie les individus et les peuples en Gaule à la fin de l’âge du Fer. Les travaux menés actuellement et ceux à venir, en croisant l’ensemble des sources à disposition – littéraires bien sûr mais aussi numismatiques et archéologiques – viendront préciser ce qui a été esquissé, ce dense tissu d’alliances qui a joué un rôle fondamental dans la guerre des Gaules et plus largement les événements du Ier s. av. J.-C. De nombreux contacts et rapports sont entretenus par les Gaulois entre eux et avec les puissances voisines, Rome notamment. Les ambassades et les médiateurs sont autant à l’origine qu’au cœur de ces relations. Les négociations qu’ils conduisent et les accords qu’ils concluent montrent la grande maîtrise qu’avaient les notables gaulois de l’art de la diplomatie. Dans une société où le don et le contre-don tiennent une place centrale, les relations diplomatiques induisent l’échange de présents, de serments et surtout d’otages qui sont la marque tangible et la garantie par excellence des accords. Les traités et les alliances qui émergent de ce jeu complexe sont variés et difficiles à appréhender avec justesse dans la mesure où ils nous sont décrits au travers du prisme romain. Comme dans le monde méditerranéen, les relations diplomatiques en Gaule permettent aux individus et aux cités tout autant de garantir leur sécurité que d’accroître leur influence.


[1] César, Guerre des Gaules, VI, 15 (coll. Budé, Paris, Les Belles-Lettres ; traduction de L.-A. Constans).

[2] Voir en particulier Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois: vie politique et institutions en Gaule chevelue: IIe s. av. n. è.-70, Paris, Éditions de la Sorbonne. 2017.

[3] Une analyse des pratiques diplomatiques entre les populations celtiques et Rome au cours de la conquête de la Gaule cisalpine a été menée par Stéphane BOURDIN, « Pratiques diplomatiques et droit de la guerre durant la conquête de la Cisalpine par Rome (IIIe-IIe s. av. J.-C.) », in Stéphane BOURDIN, Julien DUBOULOZ, Emmanuelle ROSSO, Peupler et habiter l’Italie et le monde romain, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014, p. 19-32.

[4] Encyclopédie Larousse citée par Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, « Introduction. Histoire et théorie de la diplomatie », in Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, Manuel de diplomatie, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, p. 7.

[5] Thierry BALZACQ, Frédéric CHARILLON, Frédéric RAMEL, « Introduction… », p. 18. Pour une synthèse sur l’invention de la diplomatie à l’époque moderne, voir Lucien Bély, « Chapitre 4. L’invention de la diplomatie », in Robert FRANCK (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, PUF, 2012, p. 107-137.

[6] Ghislaine STOUDER, « Diplomacy : Republic », in Yann Le Bohec (dir.), The Encyclopedia of the Roman Army, Chichester, Wiley Blackwell, 2015.

[7] Claude EILERS, Diplomats and diplomacy in the Roman world, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 1.

[8] Pour une synthèse de l’historiographie sur la diplomatique, voir Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction. Une histoire globale de la diplomatie ? », Monde(s), 5, 2014, p. 6-26.

[9] Audrey BECKER, Nicolas DROCOURT (dir.), Ambassadeurs et ambassades au cœur des relations diplomatiques. Rome-Occident médiéval-Byzance (VIIIe s. avant J.-C.-XIIe s. après J.-C.), Mers, Université de Lorrain, 2012, p. 244-245, cité par Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction… », p. 15.

[10] Laurence BADEL, Stanislas JEANNESSON, « Introduction… », p. 16.

[11] Claudine AULIARD, La diplomatie romaine, l’autre instrument de la conquête: de la fondation à la fin des guerres samnites (753-290 av. J.-C.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 11-14.

[12] Larousse du XIXe, cité par Claudine AULIARD, La diplomatie romaine…, p. 11-14.

[13] TLFi, « ambassade », https://www.cnrtl.fr/definition/ambassade [consulté le 26/04/2020].

[14] Id. Voir aussi Pierre-Yves LAMBERT, La langue gauloise : description linguistique, commentaire d’inscriptions choisies, Paris, Errance, 1994, p. 186-187.

[15] Xavier DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise : une approche linguistique du vieux-celtique continental, Paris, Errance, 2003², p. 40-41 ; Venceslas KRUTA, Les Celtes : histoire et dictionnaire. Des origines à la romanisation et au christianisme, Paris, Laffront, 2000, p. 408.

[16] Issu du verbe lego (envoyer), le terme peut désigner tout à la fois un député, un délégué ou un lieutenant. Voir Claudine AULIARD, La diplomatie romaine…, p. 11-14.

[17] Dans son récit, Appien commet une erreur en faisant de Bituitos le roi des Allobroges et non des Arvernes.

[18] Appien, Keltikè, XII (trad. Ph. Remacle : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/appien/celtiquegr.htm [Consulté le 13/04/2020]).

[19] César, Guerre des Gaules, VII, 31.

[20] Ibidem, I, 7.

[21] Ibidem, I, 13.

[22] Ibidem, II, 3.

[23] Venceslas KRUTA, Les Celtes…, p. 677.

[24] Emmanuel Arbabe, La politique des Gaulois…, p. 250.

[25] Ibidem, p. 257. L’auteur souligne le fait qu’ils ne sont pas désignés comme magistrats et doivent être probablement considérés comme des privati choisis pour leur talent de négociateurs ; l’un d’eux pourrait aussi être druide.

[26] Dans les sociétés celtiques, l’âge est un facteur de prestige comme le rappelle Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 258. C’est également le cas à Rome comme le montre par exemple Cicéron dans Cato VI, 17 : « Ce n’est pas la force physique, la promptitude, l’agilité du corps qui font de grandes choses, c’est l’expérience des affaires, l’autorité qu’on a su prendre, la justesse des opinions qu’on soutient ; or loin d’être privée de pareils avantages, la vieillesse les possède à un plus haut degré » (trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier, 1933). Il est intéressant aussi de noter que le terme grec « πρεσβευτς » employé pour désigner un ambassadeur (cf. par exemple supra Appien, Keltikè, XII) renvoie directement à l’idée d’ancienneté.

[27] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 66-67.

[28] Jean-Louis FERRARY, « La rhétorique des ambassadeurs grecs devant le Sénat romain », in Rome et le monde grec : choix d’écrits, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 241-254.

[29] Denys d’Halicarnasse, V, 34 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[30] Pour une analyse des ressorts juridiques de l’inviolabilité des ambassadeurs, voir Ghislaine STOUDER, « Le droit des ambassadeurs : particularismes romains et universalité des pratiques », in Bernard LEGRAS (dir.), Transferts culturels et droits dans le monde grec et hellénistique, Paris, Editions de la Sorbonne, 2019, p. 2.

[31] César, Guerre des Gaules, III, 9.

[32] Ghislaine STOUDER, « Le droits des ambassadeurs… », p. 7.

[33] Tite-Live fait preuve de la même indignation lorsqu’il rapporte la prise en otage de légats romains par les Boïens au cours du siège de Modène (voir Stéphane BOURDIN, Pratiques diplomatiques…, p. 30).

[34] César, Guerre des Gaules, III, 16.

[35] Ghislaine STOUDER, « Le droit des ambassadeurs… », p. 11 ss.

[36] Ibidem, I, 31.

[37] Christian GOUDINEAU, César et la Gaule, Paris, Errance, 1990, Pour l’auteur, César aurait inventé la Gaule qui n’avait pas de réalité propre avant la Conquête.

[38] Jean-Louis BRUNAUX, Les druides : des philosophes chez les Barbares, Paris, Seuil, 2006, p. 290 évoque « un espace politique commun » ; Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…

[39] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 212-215.

[40] César, Guerre des Gaules, VII, 4.

[41] Cicéron, De la divination, I, 41 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[42] Panégyriques latins, VIII, 3, 2-3 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[43] Pour une synthèse, voir Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 186-190. D’après l’auteur, on ne peut voir en Diviciacos qu’un druide, bien qu’il ait assurément disposé d’une grande auctoritas dans sa cité.

[44] César, Guerre des Gaules, I, 31.

[45] Id.

[46] Ibidem, I, 3.

[47] Casticos était le fils de Catamantaloedis, roi des Séquanes et ami de Rome. Quant à Dumnorix, il était le frère de Diviciacos. Tous deux semblent avoir obtenu le pouvoir suprême dans leur cité entre 60 et 58.

[48] César, Guerre des Gaules, I, 4.

[49] Ibidem, I, 19.

[50] Ibidem, V, 3.

[51] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 70.

[52] Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme et impérialisme : aspects idéologiques de la conquête romain du monde hellénistique, de la guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome, Ecole française de Rome, 1988, p. 291-306.

[53] Nous n’incluons pas dans cette catégorie les messagers dont le rôle se limite à transmettre des missives. Il ne faut cependant pas oublier qu’une partie des relations diplomatiques a dû reposer sur l’échange de courriers (César, Guerre des Gaules, I, 26 et VII, 64 à titre d’exemples). De même, nous ne développerons pas le cas, complexe, des druides qui semblent avoir eu une fonction de médiateurs religieux ; notamment, ils « tranchent presque tous les conflits entre États ou entre particuliers » (César, Guerre des Gaules, VI, 13). Pour une synthèse sur les attributions des druides, voir Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 192-199.

[54] Ibidem, I, 19.

[55] John C. ROLFE, « Did Liscus speak latin ? », The Classical Journal, 7-3, 1911, p. 126-129.

[56] Bruno ROCHETTE, « Grecs et latins face aux langues étrangères. Contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 73, 1995, p. 6

[57] Id., p. 9 qui renvoie à Theodor MOMMSEN, Römisches Staatsrecht, I, Leipzig, Verlag von S. Hirzel, 1876 (2e éd.), p. 352.

[58] Ramsay MACMULLEN, Romanization in the time of Augustus, New Haven, Yale Université Press, 2000, p. 99 et note 48.

[59] César, Guerre des Gaules, V, 26. Il est possible de voir en Cn. Pompée le père de l’historien Trogue Pompée qui le décrit comme le secrétaire et le responsable diplomatique de César (cf. Justin, XLIII, 5).

[60] César, Guerre des Gaules, I, 9.

[61] Ibidem, II, 14.

[62] Ibidem, VI, 4.

[63] Ibidem, IV, 21.

[64] Ibidem, V, 22.

[65] Ibidem, VII, 75.

[66] Ibidem, II, 15.

[67] Ibidem, III, 28.

[68] Ibidem, IV, 22 et VI, 6.

[69] Ibidem, I, 13.

[70] Ibidem, III, 9.

[71] Ibidem, VII, 63.

[72] Ibidem, I, 3.

[73] Ibidem, VII, 64.

[74] Id.

[75] Ibidem, VII, 63.

[76] Ibidem, VI, 12.

[77] Ibidem, I, 31.

[78] Ibidem, I, 11.

[79] Ibidem, VIII, 4.

[80] Ibidem, III, 23 et V, 55.

[81] Ibidem, IV, 22.

[82] Ibidem, V, 55.

[83] Ibidem, I, 30.

[84] Ibidem, I, 43.

[85] Ibidem, VII, 31.

[86] Pour les relations entre les mondes celtique et méditerranéen, voir notamment Franz FISCHER, « Keimelia : Bemerkungen zur kulturgeschichtlichen Interpretation des sogenannten Südimports in der späten Hallstatt- und fhrühen Latène-Kulture des westliches Miteleuropa », Germania, 51, 1973, p. 436-459.

[87] Voir notamment Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoires en Gaule indépendante : fragments d’anthropologie », Dialogues d’histoire ancienne, 16-1, 1990, p. 316-326 et Serge LEWUILLON, « Contre le don. Remarques sur le sens de la réciprocité et de la compensation sociale en Gaule », Dialogues d’histoire ancienne, 18-1, 1992, p. 130-150.

[88] Stéphane VERGER, « Société, politique et religion en Gaule… », p. 67-68.

[89] Tite-Live, Histoire romaine, XLIII, 5 et XLIV, 14 (coll. Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[90] Pour une analyse de ces deux ambassades : Valéry RAYDON, « Deux triades trifonctionnelles de cadeaux diplomatiques offerts par Rome à des roitelets gaulois de La Tène C2 », Revue belge de philologie et d’histoire, 92-1, 2014. L’auteur voit dans les présents une donation structurée autour de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne.

[91] Matthieu POUX et al. 2007, « Paire de fibule en or du Ier s. av. J.-C. : autour d’une découverte de l’oppidum de Corent (Puy-de-Dôme) », Gallia, 64, 2007, en particulier p. 214-216.

[92] Recensement et présentation non exhaustifs dans Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 273-291.

[93] Le rapprochement est suggéré par Matthieu POUX et al., « Paire de fibule en or… », p. 215.

[94] Pour les références et une discussion, voir Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce. Monnaie et romanisation dans la Gaule du Nord et de l’Est (IIIe s. a.C. / Ier s. p.C.), Bordeaux, Ausonius Editions, 2015, p. 350 ss.

[95] César, Guerre des Gaules, I, 3.

[96] Ibidem, I, 31.

[97] Pour une fine analyse de l’expression latine et de ses variantes, voir Loriano ZURLI, « Ius iurandum, id est sancire foedus », Rheinisches Museum für Philologie, 123, ¾, 1980.

[98] César, Guerre des Gaules, VII, 2 (trad. L.-A. Constans).

[99] Venceslas KURTA, Les Celtes…, p. 598.

[100] Voir par exemple Saliou NDIAYE, « Le recours aux otages à Rome sous la République », Dialogues d’histoire ancienne, 21, 1995 et plus largement Joel ALLEN, Hostages and hostage-taking in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

[101] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis : hostages in Caesar’s De Bello Gallico », The Classical Journal, 75, 2, 1980.

[102] César, Guerre des Gaules, II, 1 ; V, 27 ; VII, 4 ; VII, 64.

[103] Pour la logique de sélection du point de vue de Rome, voir Saliou NDIAYE, « Le recours aux otages… », p. 151-158.

[104] César, Guerre des Gaules, I, 31.

[105] Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoire… », p. 347-353.

[106] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis… », p. 125 ss.

[107] César, Guerre des Gaules, I, 31. On constate une fois de plus que prendre en otage les plus proches parents, notamment les enfants, permettait un contrôle plus strict et personnel des engagements.

[108] Maurice J. MOSCOVICH, « Obsidibus traditis…. », p. 127.

[109] César, Guerre des Gaules, V, 27.

[110] Ibidem, VII, 63.

[111] Ibidem, I, 31.

[112] David BRAUND, Rome and the friendly king : the character of the client kingship, Londres, Croom Helm, 1984, p. 14-15 ; Joel ALLEN, Hostages and Hostage-taking…, p. 157-163.

[113] John CREIGHTON, « L’aristocratie britannique à travers l’iconographie monétaire à la fin de l’âge du Fer », in : Vincent GUICHARD, Franck PERRIN (dir.), L’aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (IIe s. av. J.-C. – Ier s. ap. J.-C.). Actes de la table ronde des 10 et 11 juin 1999 (Glux-en-Glenne – F. 58), Glux-en-Glenne, Centre archéologie européens du Mont Beuvray, p. 299-309.

[114] Pierre-Marie GUIHARD, « Pixtilos sous d’augustes augures : honneurs adressés au princeps sur une émission gauloise », in Gaël HILY, Patrice LAJOYE, Joël HASCOËT (éd.), Deuogdonion. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Steckx, Rennes, Tir, 2010, p. 305-319.

[115] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 31-38. Pour le développement de trois d’entre elles (Bituitos, Indutiomaros et Vercingétorix), voir p. 58-69.

[116] Ibidem, p. 34-37.

[117] Ibidem, p. 37.

[118] Pour une analyse de la famille gauloise à l’époque de César et la place des femmes et du mariage, voir Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoire… ».

[119] César, Guerre des Gaules, I, 3 et I, 9.

[120] Ibidem, I, 18.

[121] Serge LEWUILLON, « Affinités, parentés et territoires… », p. 343.

[122] Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce…, p. 140-143.

[123] César, Guerre des Gaules, I, 27.

[124] Id.

[125] Ibidem, VII, 11-12.

[126] Ibidem, III, 1.

[127] Ibidem, III, 27.

[128] Ibidem, I, 30.

[129] Ibidem, I, 44.

[130] Ibidem, V, 27.

[131] Emmanuel ARBABE, La politique des Gaulois…, p. 55.

[132] Sur cette question, voir Ibidem, p. 12-13 qui conclut que si l’usage de catégories linguistiques latines ou grecques pour décrire des réalités gauloises n’est pas sans poser problème et invite à la prudence, plusieurs exemples montrent que César s’affirme comme un bon « traducteur culturel ».

[133] Le modèle diplomatique fondé sur la clientela avait été développé par Ernst BADIAN, Foreign Clientelae : 264-70 B.C., Oxford, Clarendon Press, 1958. Il a été remis en question par David BRAUND, Rome and the friendly king…  et plus récemment par Paul J. BURTON, Friendship and empire : roman diplomacy and imperialism in the middle republic (353-146 BC), Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Voir aussi les discussions dans Martin JEHNE, Francisco PINA POLO, Foreigne clientelae in the Roman Empire : a reconsideration, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2015. Pour la dimension personnelle et affective de l’amitié, voir Arnaud SUSPÈNE, « De l’amitié républicaine à l’amitié du prince : une approche politique de l’amicitia romaine (fin de la République – Haut) », Parlement[s], 2016, p. 33-56.

[134] Sur la distinction entre foedus aequum et foedus iniquum, voir Ernst BADIAN, Foreigne Clientelae…, p. 25-28.

[135] Pour fine analyse de cette relation, voir Antony HOSTEIN, La cité et l’empereur : les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 302-313. Comme le souligne en outre l’auteur, on retrouve ici l’importance des liens de parentés dans le monde celtique.

[136] Synthèse et discussion dans Stéphane MARTIN, Du statère au sesterce…, p. 71.

[137] Par exemple : César, Guerre des Gaules, I, 31 et 33.

[138] Ibidem, II, 14.

[139] Ibidem, V, 3.

[140] Ibidem, V, 41.

[141] Ibidem, V, 55.

[142] Ibidem, VI, 5.

[143] Ibidem, V, 27 et VI, 5.

[144] Antony HOSTEIN, La cité et l’empereur…, p. 308-309 avec l’exemple des Éduens.

[145] Ibidem, VI, 5.

[146] Ibidem, VII, 75.

 

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De l’horreur à la méthode dans les savoirs sur l’anthropophagie ? Anglais et Français face au « cannibalisme » néo-zélandais (1769-1840)

Nicolas Cambon

 


Résumé : Lors de son premier passage le long des côtes néo-zélandaises, James Cook conclut à l’anthropophagie des habitants des lieux – les fameux Maoris – sans pour autant l’observer directement. L’affirmation a un grand retentissement en métropole : philosophes et savants nourrissent en effet des doutes sur l’existence des cannibales. Cette suspicion perdure et Cook, ainsi que les voyageurs qui s’aventurent après lui en Nouvelle-Zélande, ont à se justifier d’avoir bel et bien rencontré des « mangeurs d’hommes ». Au-delà de cette polémique, naît surtout une controverse portant sur les causes de la pratique : est-elle le produit de la faim, d’une vengeance guerrière ou bien d’un goût particulier pour cette viande ? Cet intérêt d’alors, pour un sujet suscitant crainte, indignation, pitié ou encore dégoût, permet à l’historien d’interroger le rôle, trop souvent éludé, des affects dans le façonnement d’un savoir scientifique.

Mot-clés : cannibalisme, voyage, Nouvelle-Zélande, savoir, émotion.


Nicolas Cambon, né le 26/08/1993, est agrégé d’histoire et chargé d’enseignement à l’université Toulouse II Jean Jaurès. Il prépare actuellement une thèse intitulée Le savant et le cannibale. Deux siècles de production scientifique sur l’anthropophagie en France et en Angleterre (1688-1914) sous la direction de Sophie Dulucq. Membre du laboratoire Framespa, ses recherches portent sur l’élaboration des savoirs franco-britanniques sur le cannibalisme, de la production ethnographique de terrain (voyageurs, missionnaires, naturalistes) à la formulation de théories explicatives (philosophes, médecins, anthropologues de cabinet). Ce terrain de recherche s’inscrit aussi bien dans l’histoire des sciences et des savoirs que celui des émotions et du sensible.

cambonnicolas7@gmail.com


Introduction

 

Ce matin, la terre était bien visible depuis le pont ; elle semble être très grande. Vers onze heures, une grande fumée a été vue, et peu de temps après plusieurs autres signes plus sûrs de la présence d’habitants.

Joseph Banks, Journal of the Right Hon. Sir Joseph Banks, London, New-York, MacMillan & co, 1896, p. 183.

 

Au petit matin du 7 octobre 1769, depuis le pont de l’Endeavour, plusieurs Anglais notent la lente émergence de la silhouette lointaine et encore imprécise d’une terre qui, tout à l’horizon, se détache de la surface de l’océan. Commandée par James Cook, l’expédition scientifique (1768-1771) qui revient de l’île de Tahiti, approche de la Nouvelle-Zélande. L’objectif premier du voyage est alors accompli, il s’agissait en effet d’observer le transit de Vénus depuis Tahiti. Le second objectif reste encore à réaliser : vérifier l’existence du continent austral, en s’assurant que la Nouvelle-Zélande en est bien l’extrémité septentrionale comme, alors, certains savants le supposent. Rien ne porte jusqu’ici les Européens à croire au « cannibalisme »[1] des insulaires. Le navigateur néerlandais Abel Tasman, qui avait reconnu les côtes nord-ouest de l’archipel en 1642, n’avait rien constaté de tel. Pourtant, l’expédition acquiert rapidement la conviction que les habitants de cette terre, les Maoris, s’adonnent à cette pratique. Commence alors une polémique sur la nature de ce « cannibalisme », opposant voyageurs et académiciens, qui ne se clôt qu’avec la colonisation de l’archipel dans les années 1840 et le sentiment progressif de la disparition de cette pratique. Ce débat a repris en 2005 lorsque l’anthropologue Gananath Obeyesekere a contesté l’existence d’une tradition anthropophage en Nouvelle-Zélande. Selon lui, cette pratique doit être replacée dans « un contexte historique de pouvoir, de domination et de terreur[2] » : le « cannibalisme » aurait d’abord été une réponse à l’intrusion des Européens. Cette position a fortement été discutée par la suite. L’historien néo-zélandais Paul Moon a, par exemple, fait valoir qu’il n’y avait pas d’éléments significatifs pour accréditer une telle thèse[3].

Mais le but de cet article se situe ailleurs : il s’agit d’étudier les connaissances des explorateurs, missionnaires et philosophes anglais et, dans une moindre mesure, français sur le thème, du dernier tiers du XVIIIe au premier tiers du XIXe siècle. Comment démontrent-ils l’existence de « l’anthropophagie » en Nouvelle-Zélande ? Ce faisant, il s’agira de restituer les débats et désaccords d’alors sur l’existence de cette pratique, sur ses causes et ses modalités. Dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, le psychanalyste Georges Devereux signalait l’importance des émotions – l’angoisse, l’horreur, le dégoût – dans l’étude d’un « matériau ethnologique anxiogène » comme l’anthropophagie[4] . Cette étude propose donc de questionner le rôle de l’horreur dans l’érection d’une telle connaissance, en recourant notamment au concept de « communauté émotionnelle[5] » proposé par Barbara Rosenwein, et d’éclairer ainsi les perceptions, discussions et controverses autour du « cannibalisme », que la plupart des Européens prêtent en ce temps aux Maoris.

La période considérée s’étend du premier voyage de Cook à la colonisation de l’archipel, lors de la signature du Traité de Waitangi en 1840 : l’existence de la pratique passe alors pour certaine mais en recul, tandis que les savoirs occidentaux à son sujet se stabilisent, n’engendrant plus de questionnements ni de débats. Le corpus de sources mobilise les récits des officiers et voyageurs-philosophes – animés par « l’idéal encyclopédique de construire une science de l’homme[6] » – visitant l’archipel dans le dernier tiers XVIIIe siècle, puis de ceux des missionnaires, officiers et commerçants y séjournant dans le premier tiers du XIXe siècle. Ces écrits seront mis en regard avec ceux des philosophes et savants, discutant les témoignages et entreprenant de percer les causes de ce « cannibalisme ». Cette réflexion entend faire dialoguer deux champs historiographiques actuellement très féconds : l’histoire des sciences et des savoirs[7] et l’histoire des émotions[8].

De la curiosité à l’anxiété : les premiers témoignages sur le « cannibalisme » maori (1769-1809)

Premières rencontres avec des « cannibales » (1769-1770)

La mention est rapportée par les membres de la première circumnavigation de James Cook, en 1769. Ces derniers sont confrontés à ce sujet dès leur arrivée sur l’île nord de l’archipel. Le 10 octobre, trois Maoris sont pris en otages à bord, dans le but d’obtenir des informations sur l’île. Le lendemain, quand James Cook les fait libérer, il note dans son journal qu’« [i]ls étaient très réticents à nous quitter, prétendant qu’ils tomberaient dans les mains de leurs Ennemis, qui les tueraient et les mangeraient[9]. » Présent aux côtés de Cook, le botaniste Joseph Banks confirme l’anecdote[10]. Quelques jours plus tard, Tupaïa, un prince tahitien qui s’est joint à l’équipage, servant d’interprète aux Anglais, désire « savoir si oui ou non ils mang[ent] vraiment des hommes, ce à quoi il était peu enclin à croire ». Il aborde le sujet avec les indigènes qui lui « répond[ent] par l’affirmative, affirmant qu’ils ne mang[ent] les corps que de ceux de leurs ennemis qui [ont] été tués à la guerre[11]. » Présent à ses côté, Banks poursuit : « [d]epuis lors, nous n’avons jamais manqué de poser la question, et nous avons, sans exception, reçu une réponse affirmative[12]. » Mais les témoignages ne satisfont ni le Tahitien ni l’Anglais. Le 16 janvier, après avoir trouvé, dans des paniers, des « os [qui] étaient clairement humains […] [avec] des marques évidentes de dents » et obtenu des Maoris la confirmation qu’il s’agissait bien des restes d’un repas « cannibale », Banks note alors qu’il fut « heureux d’avoir une preuve si forte d’une coutume que la nature humaine a en trop grande abomination pour qu’on puisse lui prêter facilement crédit[13]. »

Mais le doute persiste : il n’y avait en effet nul crâne humain dans les paniers. Le lendemain, Banks et Tupaïa poursuivent donc leur enquête auprès d’un chef maori : « Mais où sont les crânes, dit Tupaïa, les mangez-vous ? Nous ne mangeons pas les têtes, répondit le vieil homme qui était arrivé le premier à bord du navire, mais la cervelle et demain je vous en apporterai une et je vous la montrerai[14]… » Trois jours plus tard, le chef revient à bord de l’Endeavour :

Notre vieil homme est venu ce matin selon sa promesse, avec les têtes de quatre personnes qui ont été préservées avec la chair et les cheveux conservés, je suppose, comme des trophées, comme les scalps l’étaient positivement par les Nord-Américains avant que les Européens ne viennent parmi eux ; le cerveau a cependant été enlevé comme on nous avait dit, peut-être est-il une friandise ici[15].

Versé dans la pratique des collections, Joseph Banks fait l’acquisition d’une de ces têtes, afin de la ramener en Europe. Le 13 juillet 1771, l’équipage rentre à Plymouth. Toutefois, James Cook a beau affirmer qu’à bord de l’Endeavour « il n’y avait pas un seul d’entre nous qui avait le moindre doute que ces gens étaient cannibales[16] », en Angleterre il doit se rendre à l’évidence : c’est « un fait dont beaucoup de gens dout[ent][17] ».

Le deuxième séjour de Cook chez les Maori (1773)

Entre 1772 et 1775, James Cook est à la tête d’une deuxième expédition qui a pour mission de déterminer définitivement l’existence du continent austral. La Nouvelle-Zélande est le principal lieu de ravitaillement choisi pour l’expédition. Le 23 novembre 1773, lors d’une relâche dans le Canal de la reine Charlotte, l’équipage du Resolution est confronté à la question du « cannibalisme » : « Dans l’après-midi, quelques-uns des officiers […] v[oient] sur la plage la tête et les entrailles d’un jeune homme récemment tué[18] ». Un officier apporte ladite tête à bord, où se trouvent d’autres Maoris. Quand James Cook revient sur le vaisseau, son lieutenant, Charles Clerke, lui apprend qu’un indigène vient sous ses yeux d’en manger un morceau[19]. Cook fait part, dans son journal de bord, de son horreur à « [l]a vue de cette tête et le récit de ce qui venait de se passer[20] ». Mais il ajoute :

Néanmoins, la curiosité eut le dessus sur l’indignation, surtout quand je réfléchis que ce sentiment n’aurait pas grand effet, et comme je désirais devenir témoin oculaire d’un fait dont beaucoup de gens doutaient je donnai l’ordre de faire griller un morceau de chair et de l’apporter sur le pont où un de ces cannibales le mangea avec une avidité surprenante[21].

Pour Cook, « [o]n ne peut plus douter que les Néo-Zélandais ne soient des cannibales. » L’un des naturalistes de bord, George Forster lui emboite le pas : « Comme maintenant nous avons vu de nos propres yeux des habitants dévorer de la chair humaine, toute controverse à ce sujet doit cesser[22]. » James Cook ainsi que les deux naturalistes de bord, Johann Reinhold et George Forster rapportent les réactions affectives des membres de l’équipage à la vue de l’ingestion du morceau de chair humaine. « L’effet produit sur nos hommes fut si vif que quelques-uns d’entre eux allèrent jusqu’à se trouver mal », écrit Cook. Odaïdi, un autre Tahitien voyageant entre 1772 et 1773 aux côtés des membres de l’équipage, « fut tellement saisi par ce spectacle qu’il en resta comme paralysé et semblait métamorphosé en statue de l’horreur. Si l’Art tentait de traduire ce sentiment, il resterait bien en-dessous de l’intensité avec laquelle il apparaissait dans sa physionomie[23]. », affirme le capitaine. Plusieurs des témoins précisent qu’il fondit en larmes par la suite et George Forster relève que « [s]a sensibilité […] a brillé d’un éclat supérieur parmi nous[24]. »

Les contemporains du second XVIIIe siècle sont imprégnés des idées de Locke et de Condillac, pour qui l’acquisition de toute connaissance s’enracine dans l’expérience sensible. D’Alembert l’assure dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie : « [t]outes nos connaissances directes se réduisent à celles que nous recevons par les sens ; d’où il s’ensuit que c’est à nos sensations que nous devons nos idées[25]. » C’est pourquoi, dans l’administration de la preuve, une grande importance est accordée à la description des émotions qui traversent les corps des témoins : en effet, « la sensibilité physique transmet à l’être humain une expérience quotidienne qui se traduit en émotions et se transforme en idée[26]. » Barbara Stafford a bien montré cette importance du sensible dans la littérature de voyages entre 1760 et 1840, ce qu’elle nomme l’« esthétique scientifique de la découverte[27] ».

La tête est conservée durant le voyage par l’officier Pickersghill. De retour en Angleterre, elle est exhibée au public[28]. Elle est, avec ses deux lambeaux de chair manquants, un moyen de provoquer chez les contemporains méfiants une partie des émotions que furent celles de l’équipage. Si les membres du Resolution estiment avoir vécu une expérience extrême, attestant l’existence des « mangeurs d’hommes », leurs confrères de l’Adventure en connurent une autre, indirecte, mais plus extrême encore.

La montée de l’angoisse dans les perceptions des « mangeurs d’hommes »

L’Adventure, commandé par Tobias Furneaux, se sépare définitivement du Resolution le 22 octobre 1773, alors que les deux navires font tous deux voile vers la Nouvelle-Zélande. De retour en Angleterre, Furneaux rapporte à Cook un sinistre survenu dans l’archipel. Le 17 décembre 1773, une chaloupe envoyée sur terre ne réapparait plus. Le lendemain une deuxième est mise à la mer afin de retrouver l’équipage manquant. À leur retour, les marins rapportent les restes de leurs camarades et l’un d’entre eux, le lieutenant Burney, raconte ce qu’ils ont vu sur place :

Ce ne fut pas le bateau que nous rencontrâmes, mais un saisissant spectacle de carnage et de barbarie qu’on ne pourra jamais y penser sans horreur ; car les têtes, les cœurs, les poumons de plusieurs de nos hommes gisaient sur la plage, et à une petite distance des chiens dévoraient leurs entrailles.

Tandis que nous restions presque pétrifiés sur place, monsieur Fannin[29] nous cria qu’il entendait les sauvages se rassembler dans les bois ; sur quoi je retournai à notre chaloupe, halant les embarcations des naturels à nos côtés ; nous en démolîmes trois[30].

L’effroi et la tristesse suscités par la vue des restes de leurs camarades, l’anxiété provoquée par les bruits dans la forêt et la crainte de subir le même sort, le désir de vengeance poussant à détruire les embarcations néo-zélandaises : le témoignage, cité par Furneaux, exprime des affects indissociables de l’élaboration des savoirs sur l’« anthropophagie ». Il s’agit ici d’une connaissance d’abord corporelle, inscrivant « les preuves les plus irréfutables » en chacun des témoins, car, « on ne pourra jamais y penser sans horreur » explique Burney qui ajoute, toujours selon Furneaux, que jusque-là « [il] doutai[t] encore qu’[ils eussent] affaire à des cannibales[31]. »

Un an auparavant, des marins des Mascarin et Castries, deux vaisseaux français commandés par le capitaine Marion Dufresne avaient connu pareille mésaventure. Un de ses lieutenants, Jules Crozet, rapporte que, le 12 juin 1772, dans la Baie des îles, dans l’île septentrionale de Nouvelle-Zélande, après s’être rendus à terre, le capitaine et seize de ses hommes ne reparurent plus du reste de la journée. Le lendemain, à cinq heures du matin, une seconde chaloupe fut mise à la mer pour approvisionner les vaisseaux en eau douce, à neuf heures reparut un des hommes. Il rapporta alors au reste de l’équipage qu’il était le seul rescapé d’une attaque des Néo-Zélandais :

Se trouvant plus près du bord de la mer, il s’étoit enfui & caché dans les broussailles ; que là il avoit vu tuer ses camarades ; que les sauvages, après les avoir tués, les avoient dépouillés, leur avoient ouvert le ventre, & commençoient à les hacher en morceaux, lorsqu’il avoit pris le parti de tenter de gagner un des vaisseaux à la nage[32].

Pour Jules Crozet, le « matelot échappé du massacre de la chaloupe a été le triste témoin de la cruauté avec laquelle ces hommes naturels partagent entre eux les cadavres de ceux qu’ils ont tués[33]. » Par la suite, il fait dépêcher une chaloupe « avec des officiers de confiance[34] », afin de s’assurer du sort du capitaine et de ses hommes, toujours sur l’île. S’ensuit l’administration de la preuve de la mort et de la consommation d’une partie du corps des disparus, très semblables à celle rapportée un an plus tard par Furneaux :

On fouilla soigneusement toutes les maisons. On trouva […] le crâne d’un homme qui avoit été cuit depuis peu de jours, où il restoit encore quelques parties charnues, dans lesquelles on voyoit les impressions des dents des anthropophages. On y trouva un morceau de cuisse humaine qui tenoit à une broche de bois, & qui étoit aux trois quarts mangée[35].

Crozet conclut : « Après ce qui nous est arrivé & les recherches que nous avons faites, nous ne pouvons pas douter que les sauvages de cette partie de la Nouvelle-Zélande ne soient anthropophages[36]. »

Au début du siècle suivant, de tels témoignages se reproduisent ; la colonie anglaise de Nouvelle-Galles du Sud est fondée en 1788 en Australie et l’essor de son port, Sydney, amplifie les contacts entre Britanniques et Maoris. Parmi ceux-ci on dénombre trois massacres d’équipages anglais, suivis supposément d’actes cannibales : ceux du Venus en 1807, du Parramatta en 1808 et, surtout, du Boyd en 1809[37]. Ce dernier événement ébranle les Anglais : l’historienne néo-zélandaise Lydia Wevers a bien montré la nappe d’horreur et de méfiance qui enveloppe, à sa suite, les Maoris dans l’imaginaire occidental d’alors[38]. En décembre 1809, l’équipage du Boyd, un voilier anglais, est attaqué et massacré par des Maoris, à la suite des mauvais traitements infligés par le capitaine à Te Ara, un de leurs chefs qui voyageait à bord. Les meurtres provoquent d’autant plus l’indignation qu’ils apparaissent incompréhensibles, aux yeux des contemporains européens. Entre 1809 et 1814, les séjours européens en Nouvelle-Zélande se réduisent fortement. Le 21 avril 1810, une tribune paraît dans le Sydney Gazette, enjoignant les capitaines de vaisseaux à ne pas admettre trop « de natifs à bord car ils pourraient être découpés par surprise en un instant[39]. »

Le terrain et le cabinet : deux « communautés émotionnelles » (1771-1830)

Les philosophes et le « cannibalisme »

En Angleterre et en France, les témoignages sur le « cannibalisme » des Maoris sont critiqués, voire réfutés : ils s’accordent mal avec les représentations de l’Homme qui ont alors cours sur le Vieux continent. Avant 1773 et la publication du récit du premier voyage de Cook[40], philosophes et savants relativisaient – voire niaient – déjà l’existence d’anthropophages. Ainsi, en 1735, le chirurgien de la marine anglaise John Atkins remet en cause les récits mentionnant des « mangeurs d’hommes[41] », tandis qu’en 1756 Voltaire affirme que « [l]es anthropophages sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit[42] ». Au XVIIIe siècle, les contemporains cultivés sont en effet prompts à s’attendrir sur les peuples dits « sauvages », à relativiser la barbarie de l’humain proche de la nature, tout en louant les bienfaits de la « civilisation[43] ». Cette sensibilité s’inscrit dans un courant affectif plus large que l’historiographie anglophone nomme le sentimentalisme[44], favorisant l’expression des « bons sentiments » tels que la pitié ou la compassion chez les philosophes et érudits. Or, les témoignages sur le « cannibalisme » troublent les représentations de ces derniers et engendrent une « souffrance émotionnelle[45] » ; l’horreur, le dégoût et l’indignation dont ils sont les vecteurs doivent donc être combattus. Pour cela, certains penseurs n’hésitent pas à jeter le discrédit sur les voyageurs et nier le phénomène rapporté. Ainsi, pour l’astronome William Wales, qui participe au deuxième voyage de Cook, la découverte d’une tête maorie ne saurait constituer une preuve solide de leur « cannibalisme »[46]. En 1789, un encyclopédiste français tente de réduire cette pratique à un phénomène exceptionnel – et donc insignifiant –, affirmant « que si les sauvages, d’Amérique surtout, ont quelquefois donné des apparences d’antropophagie momentanée, ils n’étoient point antropophages par leurs mœurs, mais seulement accidentellement[47]. » En 1824 encore, le membre de l’Amirauté et écrivain John Barrow s’emploie à disculper les Maoris de « l’odieuse pratique du cannibalisme[48] ». Nul témoignage ne trouve grâce à ses yeux : à propos des corps de Marion Dufresne et de ses hommes « on ne dit rien de leur consommation », quant à la dévoration de l’équipage du Boyd, il n’y a « pas la moindre preuve qu’un tel événement ait eu lieu[49] ». Là encore, la radicalité de l’appareil critique que déploie Barrow vise d’abord à exorciser sa propre horreur.

La négation de l’« anthropophagie » est cependant assez marginale : elle fait par trop courir le risque du discrédit à celui qui ose l’énoncer. En 1776, l’encyclopédiste français Jean-Nicolas Démeunier s’étonne : « Pourquoi donc a-t-on contesté l’existence des antropophages ? […] Le témoignage du capitaine Cook, & de MM. Banks & Solander dissipe enfin tous les doutes[50]. » Dès lors, d’autres tactiques affectives, plus nuancées, sont employées afin d’estomper l’horreur inspirée. Aussi est-il courant de faire remarquer que l’indignation doit se concentrer, non sur la consommation d’un corps humain, mais sur le meurtre de son propriétaire : « [c]’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime, qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien[51] ». Cornélius de Pauw note que cette pratique est « sans doute une action indifférente par elle-même, & n’importe si les vers, les cannibales ou les Iroquois rongent un cadavre[52]. » Le médecin Louis Charles Henri Macquart est du même avis : « [q]u’importe […] à celui qui n’existe plus, que son cadavre soit brûlé, enterré ou dévoré[53]. » Certes, le « cannibalisme » existerait bel et bien mais il n’a pas, à en croire ces savants et philosophes, l’importance que lui prêtent les voyageurs.

Une autre tactique consiste à entretenir la méfiance envers la production des voyageurs. De Pauw affirme qu’il est ardu de « reconnoître et saisir la vérité, tant de fois travestie par leur imbécilité, ou violée par leur malice[54]. » Plus mesuré, Jean-Nicolas Démeunier reconnaît tout de même qu’il y a « dans leurs récits des contradictions à débrouiller[55] ». Cet état d’esprit autorise la déformation des faits rapportés. Faute de pouvoir s’en remettre à la parole du voyageur, le philosophe s’en remet à sa sensibilité : ce qui suscite en lui l’effroi est nécessairement irréel. Voltaire ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit, à propos des récits espagnols sur les « boucheries cannibales » amérindiennes : « refusons notre créance à tout historien ancien et moderne, qui nous rapporte des choses contraires à la nature, et à la trempe du cœur humain[56]. »

En somme, certains philosophes et savants demeurant en Europe forment une « communauté émotionnelle » qui refuse l’horreur et l’indignation, recourant à des tactiques affectives afin de nuancer les récits de voyage qui en sont les principaux vecteurs.

Philosophes et voyageurs

Face à la critique de leurs témoignages, officiers de la marine et savants de bord remettent, à leur tour, en cause l’autorité des penseurs demeurés en Europe. Pour James Cook, c’est leur ignorance de « ce qu’est un sauvage à l’état naturel » qui conduisit son premier témoignage à être « mis en doute par beaucoup de gens[57] ». George Forster critique, lui aussi, « [c]es philosophes, qui n’ont contemplé l’humanité que depuis leurs cabinets » et qui soutiennent « que toutes les affirmations des auteurs, anciens et modernes, sur l’existence des mangeurs d’hommes ne sont pas crédibles[58]. » Jules Crozet s’en prend plus farouchement encore à l’ignorance des philosophes :

Voilà cependant ces hommes naturels si vantés par ceux qui ne les connoissent pas, & leur supposent gratuitement plus de vertus & moins de vices qu’aux hommes qu’il a plu de nommer factices, parce que l’éducation a perfectionné leur raison ! Pour moi, je soutiens que de tous les animaux de la création, il n’en est point de plus féroces & de plus dangereux pour l’homme, que l’homme naturel & sauvage ; j’aimerois beaucoup mieux rencontrer un tigre ou un lion, parce que je m’en défierois. Je parle d’après ce que j’ai vu[59].

Pour Crozet, il s’agit de faire valoir son expérience des « sauvages » ; expérience que n’ont pas les philosophes et les érudits. Mais son récit est édité par l’académicien Alexis-Marie Rochon, qui fait ajouter une note afin de « désaffecter » le propos et le rendre compatible avec sa sensibilité :

Qu’il nous soit permis de faire ici quelques réflexions que nous arrache un sentiment qu’il nous est impossible de vaincre. […] Si ces sauvages paroissent autour de nos bâtimens en assez grand nombre pour inquiéter, on tire sur eux, & on les instruit du pouvoir des armes à feu, en tuant quelques-uns de leurs compatriotes ; si enfin, ulcérés de ces violences, ils emploient la seule arme qui reste à leur foiblesse, la trahison, pour dégoûter les Européens de venir troubler leur repos, alors la vengeance est sans bornes.[60]

L’idée que les explorateurs provoqueraient l’hostilité – et le cas échéant les actes « anthropophages » – des indigènes se retrouve parfois sous la plume d’académiciens européens. En 1777, Johann Formey affirme, lui aussi, que « les peuples des contrées découvertes dans la Mer du Sud sont accueillans & officieux ; ceux qui ne paroissent pas tels, sont retenus par la timidité, par la crainte. » Il enjoint donc les voyageurs à se montrer bienveillants car « [s]i, dis-je, on tenoit constamment cette conduite, je m’assure que les rivages, au lieu d’être bordés de Sauvages armés, offriroient une foule d’habitans pacifiques qui tiendroient les bras à leurs nouveaux hôtes[61]. »

Nouveaux voyages, nouvelles sensibilités (1814-1840)

À partir de 1814, les rencontres entre Anglais et Maoris sur le sol néo-zélandais s’intensifient. Le révérend Samuel Marsden, pasteur anglican et propriétaire foncier en Australie, ambitionne d’évangéliser les natifs de l’archipel et fonde une colonie protestante à la Baie des îles. Il y arrive en décembre, accompagné de chefs maoris rencontrés à Sydney, de missionnaires et de John Liddiard Nicholas, qui tient le journal de ce voyage[62]. Soucieux d’obtenir le soutien des souverains locaux, Marsden applique les analyses sensibles des philosophes du siècle dernier. Il remet notamment au chef Duaterra « une copie imprimée des Instructions du gouverneur Macquarrie [de la colonie australienne] aux capitaines de navires » afin de fournir aux indigènes une protection contre d’éventuelles violences des marins. Marsden note que le chef maori « a reçu ces instructions avec beaucoup de satisfaction[63]. » Pour lui comme pour Nicholas, les voyageurs précédents étaient des individus « aux cœurs insensibles, qui étaient aussi peu disposés à concilier l’amitié des rudes habitants » ; au contraire, affirme Nicholas, Marsden est animé d’« un esprit sincère de philanthropie[64] ». Les deux hommes s’entretiennent avec Te Ara, le chef maori ayant participé au massacre du Boyd : il leur apprend que le capitaine du navire l’avait maltraité à bord et que c’était là la raison de l’attaque et des actes d’« anthropophagie »[65]. En 1816, dans un article du Missionary Register, Marsden en conclut que l’« anthropophagie », exceptionnelle, ne survient qu’« en représailles d’un grand préjudice » ; il poursuit : « [p]our autant que je puisse me faire une opinion sur cette horrible coutume, je suis enclin à croire que les Néo-Zélandais ne considèrent pas plus un crime de manger leurs ennemis que les nations civilisées de pendre un délinquant[66]. »

Le témoignage de Marsden se veut apaisant et, avec l’implantation de la première colonie missionnaire, il contribue dans la décennie 1820 à la venue d’autres Anglais ; tels ces gentlemen-voyageurs, férus d’ethnographie et à la recherche d’indices et d’informations sur le « cannibalisme » local. Ces derniers, à l’instar de Marsden ou Nicholas, font de longs séjours chez les Maoris. En 1820, Richard Cruise, profitant de la supervision d’un chargement de bois, collecte patiemment, dix mois durant, de nombreuses informations sur les mœurs des indigènes[67]. Entre 1828 et 1829, l’artiste-peintre Augustus Earle visite l’archipel et s’installe dans un village, se plaçant sous la protection d’un chef local, un certain « king George ». Il assiste, durant son séjour, à la préparation du cadavre d’une femme afin, écrit-il, qu’elle soit consommée. La vue de la scène le choque profondément ; le lendemain, il s’entretient avec « king George ». Earle donne à lire au lecteur une citation du chef maori – qui n’est pas sans rappeler les propos des philosophes de la fin du XVIIIe siècle : « La seule différence dans nos lois est que vous fouettez et pendez, alors que nous abattons et mangeons[68]. » En ce début de XIXe siècle, la « communauté émotionnelle » favorisant la pitié et la compassion à l’égard des « cannibales » paraît triompher, se répandant chez les Anglais qui se déplacent en Nouvelle-Zélande.

Certains voyageurs se risquent pourtant à perpétuer une image horrifiante de la pratique, tel le marchand Joël Polack en 1838, pour qui, les Maoris « dévore[nt] avec une gloutonnerie insatiable le corps de leurs parents et amis[69]. » Mais l’effroi qu’il cherche à inspirer le disqualifie aux yeux du public cultivé. L’auteur a beau avoir résidé près de six ans sur l’archipel, il n’en est pas moins sèchement critiqué dans un compte rendu de la revue Athenaeum, lui reprochant sa crédulité[70]. De la même manière, quatorze ans plus tôt, Richard Cruise qui affirmait dans son récit que le « cannibalisme » pouvait, parfois, être le résultat d’une pure gourmandise, recevait une fin de non-recevoir dans la recension qu’en donnait la Quarterly Review[71].

Excuser ou accabler ? Déterminer les causes de la pratique

L’impossible gestion de l’horreur ?

L’opposition entre ces deux « communautés émotionnelles » engendre très tôt un vif débat quant aux causes du « cannibalisme ». La question retient peu l’attention des officiers de la marine. Accoutumés aux violences de la guerre et pressés de démontrer qu’ils ont bel et bien rencontré des « cannibales », James Cook et Jules Crozet n’interrogent pas l’origine de la pratique. En 1783, l’abbé Rochon le reproche à ce dernier : « M. Crozet, dans la relation qu’il donne du massacre des François à la Nouvelle-Zélande, n’assigne aucune cause à ce funeste événement. Il est cependant impossible de concevoir que tout un peuple soit composé de monstres qui égorgent de sang-froid & sans motifs des étrangers[72] ». Ce sont les savants de bord, davantage frappés par la pratique, qui ressentent le besoin pressant de l’expliquer. Mais l’exercice est difficile : comment réfléchir sur un sujet saturé d’affects car contre-nature ? Dès le premier voyage de Cook, Joseph Banks tente une explication ; chez les Maoris, explique-t-il, « la soif de vengeance peut pousser la méchanceté jusqu’au bout quand leurs passions sont laissées aller à leur plein essor[73]. » Mais l’explication est formulée par défaut : l’horreur le pousse surtout à démontrer, avec beaucoup d’étendue, que, selon les lois de la Création, il est impossible qu’un humain en dévore un autre. L’incompréhension ronge le pieux botaniste. John Reinhold Forster, après avoir assisté en 1773 à la consommation d’un morceau de chair humaine par un natif, consacre quelques phrases au « cannibalisme » dans son journal de bord. Mais, rapidement, il doit s’arrêter : « Je suis plutôt las de m’attarder sur ce sujet, qui remplit mon âme de sentiments de compassion et d’horreur, et je vais abandonner ici le Thème ; peut-être serai-je de meilleure humeur pour reprendre la Réflexion une autre fois[74]. »

Chez les voyageurs-philosophes du XVIIIe siècle, réfléchir sur le « cannibalisme » n’est pas aisé, tant est grande la « souffrance émotionnelle » qu’engendre la connaissance du phénomène. Certains s’abritent, nous l’avons vu, derrière le doute ou la réfutation ; l’incompréhension lors de leur confrontation avec un acte cannibale n’en est alors que plus grande. Lorsque Wales, après avoir nié l’existence du « cannibalisme », en devient le témoin oculaire, l’un de ses réflexes est de formuler des hypothèses explicatives. Mais aucune ne lui paraissant suffisamment robuste, il se retranche derrière la seule qui reste, aussi terrible qu’improbable : « Il semble par conséquent s’ensuivre bien sûr, que leur pratique de cette horrible action provient du choix et du goût qu’ils ont pour ce genre de nourriture, et cela n’était que trop manifeste dans le désir et à la satisfaction qu’ils éprouvèrent en mangeant ces restes […].[75] » L’explication est à la mesure de l’horreur qu’il ressentit lorsque l’un des Maoris consomma la chair « avec une avidité » qui le surprit, « se léchant les lèvres et les doigts après comme s’il avait peur de perdre la moindre partie, graisse ou sauce, d’un morceau si délicieux[76]. »

Lors de son témoignage sur la préparation d’un corps, à l’instar de Wales, Augustus Earle ne parvient pas à trouver une explication qui tempérerait la puissance des émotions qu’il éprouve. Il lui semble voir une scène de pure violence, sans justification aucune :

Ils n’avaient pas de vengeance à satisfaire ; ils ne pouvaient pas invoquer le fait que la bataille avait éveillé leurs passions, ni l’excuse qu’ils mangeaient leurs ennemis pour parfaire leur triomphe. C’était un acte de cannibalisme injustifiable. Atoi, le chef, qui avait donné les ordres pour cette cruelle fête, nous avait vendu la veille quatre cochons pour une nouvelle livre de poudre ; il n’avait donc pas même l’excuse du manque de nourriture[77].

Rationaliser l’expérience du « cannibalisme »

Les voyageurs-philosophes recourent à différentes démarches afin de parvenir à penser l’« anthropophagie ». La première consiste, précisément, à refuser les explications qui confortent – voire amplifient – l’horreur que suscite la pratique anthropophage. Ainsi, Banks ne peut « avilir la nature humaine au point d’imaginer qu’ils la savourent comme une friandise, ou même la considèrent comme un aliment ordinaire[78]. » Il est rejoint par George Forster, pour qui, cette hypothèse « est totalement incompatible avec l’existence de société[79] ».

Une deuxième démarche consiste à prendre du recul, afin de permettre une réflexivité qu’interdit la confrontation puis le souvenir récent d’une scène d’« anthropophagie ». John Reinhold Forster ne formule pas d’hypothèse dans son journal de bord. En revanche, quelques années plus tard, une fois revenu en Angleterre, il amorce une réflexion sur le thème, appuyée de lectures, telles que les Recherches philosophiques de Cornelius de Pauw. Il consacre ainsi plusieurs pages au « cannibalisme » dans ses Observations Made During a Travel Round the World[80] qui paraissent en 1778. Ce recul peut également s’obtenir par l’entretien avec des indigènes. Lorsque Marsden et Nicholas arrivent en Nouvelle-Zélande en 1814, la mort de leurs compatriotes du Boyd en 1809 hante leurs pensées. Afin d’atténuer l’anxiété, ils entreprennent de récolter le témoignage auprès d’un des chefs ayant été le témoin de cet événement. Ils apprennent alors qu’il ne s’agissait pas d’un acte de pure bestialité mais de vengeance, ce qui les apaise. Augustus Earle qui considère d’abord le « cannibalisme » comme un « acte injustifiable » finit par revenir sur cette conviction après avoir consulté son « vieil ami king George ». Il apprend alors que cette pratique est une « cérémonie » qui obéit à une « loi » et qui se pratique depuis plusieurs décennies[81].

Quelles sont donc les explications formulées par les voyageurs-philosophes ? Le témoignage de Marsden conforte l’hypothèse des savants de bord Joseph Banks, George Forster[82] et John Savage[83] : la pratique serait motivée par la vengeance guerrière. Cette explication est cependant nuancée par les témoignages de Richard Cruise et Augustus Earle, rapportant des cas de consommation de femmes-esclaves[84]. L’explication par l’appétit bestial semble être exceptionnelle – Wales l’affirme, Cruise ne l’exclut pas et Earle l’avance avant de se dédire – et semble relever de la difficulté à penser le phénomène. Elle permet en outre de renforcer la sauvagerie des Maoris afin d’appuyer l’argument de la colonisation de l’archipel ; Polack procède de la sorte en 1838, l’année où le parlement britannique discute de la plausible intégration de l’archipel à l’empire de la jeune reine Victoria.

Justifier les erreurs de l’espèce humaine

Dès le milieu du XVIIIe siècle, philosophes et savants sédentaires quêtent, eux aussi, la raison de cette pratique. Tous s’accordent à bannir l’hypothèse d’un goût dépravé pour la chair humaine ; celle-ci est trop contraire à l’imaginaire sentimentaliste du temps : pour le docteur Macquart, comme pour d’autres, « de pareilles horreurs ne sont pas croyables[85] ». Dans le premier tiers du siècle suivant, cette explication continue à être rejetée, avec moins de force, il est vrai : en 1824, le naturaliste français Julien-Joseph Virey affirme que : « Ceux qui ont prétendu que la faim et ensuite la gourmandise entretiennent cette horrible coutume ne paraissent guère […] fondés ; cependant il est quelques témoignages qui l’annonceraient[86]. » En 1830, l’écrivain George Lillie Craik finit par l’admettre, à l’appui notamment du témoignage de Richard Cruise, tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’un point de controverse[87]. La multiplication de témoignages européens[88] sur l’existence de la pratique dans la « mer du sud » interdit toute certitude ; elle élargit le champ des possibles et avive l’imagination européenne quant à la diversité des formes du « cannibalisme ».

Mais, pour la période qui nous occupe, les causes atténuant le plus l’horreur de l’acte sont néanmoins favorisées par les penseurs demeurant en Angleterre et en France. Ainsi ce sont la famine et l’impulsion vengeresse qui sont les plus avancées. Ces « excuses » confortent les représentations de la nature humaine des sentimentalistes car elles discréditent le caractère intentionnel du « cannibalisme » maori. Elles s’insèrent de surcroît dans l’imaginaire romantique du temps, exaltant l’Homme comme la proie de ses passions. L’horreur s’en trouve décrue.

L’éditeur John Hawkesworth, qui assure l’édition officielle du récit de voyage de l’Endeavour, réécrit abondamment le journal de bord de Cook. Ce dernier, on l’a dit, n’a guère consacré de temps à s’interroger sur les causes du « cannibalisme » ; pourtant l’éditeur lui fait affirmer que « la faim de celui qui est poussé par la famine à combattre, absorbera toute sensibilité, et tout sentiment qui le retiendrait de dévorer le corps de son adversaire[89]. » Ce faisant, Hawkesworth explique que si la pratique naît de la faim, elle se nourrit par la suite des passions qu’engendre la guerre. Sa déformation explique pour beaucoup que certains philosophes prêtent crédit à ce témoignage. Après la lecture de cette édition, le Français Jean-Nicolas Démeunier assure que « l’origine de cette habitude n’annonce aucune perversité, & l’on a fait sur cette matière de bien mauvais raisonnemens. […] Que des sauvages qui n’ont pas d’autre nourriture, mangent des cadavres humains, il n’y a rien là d’étonnant[90]. » Il est d’autant plus disposé à croire le « récit » de Cook que, par la réécriture d’Hawkesworth, explications et excuses s’y confondent. Cette déformation suscite la réaction de Cook et des savants de bord qui l’accompagnent dans son second voyage. Le capitaine croit devoir préciser qu’en Nouvelle-Zélande c’est une « coutume de manger la chair de leurs ennemis », remontant à « l’origine des temps[91] ». Reinhold Forster s’en prend à son tour à Hawkesworth lorsqu’il écrit qu’« [u]n Écrivain ingénieux, a dit que la misère & la faim en sont la première origine : je ne puis pas être de cet avis, car ces peuples ne paraissent pas éprouver la disette[92]. » Un an avant, son fils critiquait déjà cette position, affirmant que de « nombreuses objections sérieuses peuvent cependant être formulées contre cette hypothèse[93] ».

Conclusion

Dans un célèbre ouvrage, George Devereux démontrait que les données premières des sciences du comportement provenaient des réactions des chercheurs et non des objets observés eux-mêmes. C’est pourquoi il appelait confrères et consœurs à considérer ces réactions telles des ressources étudiables à part entière[94]. Cet article, prenant pour terrain d’étude les savoirs sur le « cannibalisme » néo-zélandais en Angleterre et en France, a entrepris d’étudier de telles réactions. L’élaboration de cette connaissance est, en effet, le résultat des tensions entre deux « communautés émotionnelles » : celle de voyageurs en proie à des réactions d’horreur, de dégoût ou d’angoisse, entrant pleinement dans le façonnement de leurs interprétations du « cannibalisme » et qu’ils désirent à la fois maîtriser et transmettre à leurs lecteurs, ainsi que celle des penseurs sédentaires – pour la plupart académiciens – qui refusent d’exprimer ces émotions et favorisent la pitié, sinon la compassion. L’incompréhension mutuelle des codes sensibles de l’autre groupe stimule les questionnements, débats et hypothèses sur cette pratique, entretenant l’essor de témoignages tout au long de la période. Les différentes approches du « cannibalisme » qui en résultent – que ce soit depuis un terrain ou un cabinet – peuvent donc être considérés comme autant d’« écrans filtrants de plus en plus nombreux – des tests, des techniques d’enquêtes, des ‘‘trucs’’ et autres artifices heuristiques[95] » afin de gérer l’horreur.


[1] « Cannibalisme » et « anthropophagie » sont compris comme synonymes, les deux mots désignent la consommation par un humain d’une partie du corps d’un autre humain.

[2] C’est pourquoi nous utiliserons l’expression « cannibalisme » avec des guillemets : Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk. The Man-Eating Myth and Human Sacrifice in the South Seas, Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 60.

[3] Paul Moon, This Horrid Practice: The Myth and Reality of Tradition Maori Cannibalism, London, Penguin Group, 2008, 375 p.

[4] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2012 (1980), 474 p.

[5] Barbara Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review, vol. 107, n° 3, 2002, p. 821-845. Pour l’historienne, les « communautés émotionnelles » se définissent par les expressions d’émotions qu’elles « définissent et évaluent comme précieuses ou nuisibles pour elles ; les évaluations qu’elles font des émotions des autres ; la nature des liens affectifs entre les personnes qu’elles reconnaissent ; et les modes d’expression émotionnelle qu’elles attendent, encouragent, tolèrent et déplorent. », p. 842.

[6] Jean-Luc Chappey et Maria Pia Donato, « Voyages et mutations des savoirs. Entre dynamiques scientifiques et transformations politiques. Fin XVIIIe – début XIXe siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 385, 2016, p. 12.

[7] Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 vol., Paris, Seuil, 2015.

[8] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, 3 vol., Paris, Seuil, 2016-2018.

[9] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal During His First Voyage Round the World Made in H. M. Bark, London, Elliot Stock, 1893, p. 207.

[10] John Cawt Beaglehole, The Endeavour’s journal of Sir Joseph Banks from 25 August 1768 – 12 July 1771, 1769 October 10, Sydney, Trutees of the Public Library of New South Wales in association with Angus and Robertson, 1962, numérisé par le Project Gutenberg of Australia eBook : http://gutenberg.net.au/ebooks05/0501141h.html.

[11] Ibidem, 1769 October 25.

[12] Id.

[13] Ibidem, 1770 January 16.

[14] Ibidem, 1770 January 17.

[15] Ibidem., 1770 January 20.

[16] William James Lloyd Wharton, Captain’s Cook Journal…, op. cit., p. 268.

[17] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook on his Voyages of Discovery, vol. II, London and New-York, Routledge, 2017 (1961), p. 293.

[18] Ibidem, p. 292.

[19] Ibidem, p. 293.

[20] Id.

[21] Id.

[22] George Forster, A Voyage Round the World, vol. I, London, B. White, 1777, p. 514.

[23] John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 293.

[24] George Forster, A Voyage…, loc. cit.

[25] Jean Le Rond d’Alembert, « Discours préliminaire des éditeurs » in L’Encyclopédie, vol. I, 1751, p. 2.

[26] Michel Delon, « L’éveil de l’âme sensible » in Alain Corbin, Histoire des émotions. 2. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2016, p. 11.

[27] Barbara Stafford, Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account, 1760-1840, Cambridge, Massachussetts Institute of Technology Press, 1984.

[28] Gananath Obeyesekere, Cannibal Talk…, op. cit., p 44.

[29] Peter Fannin est un des marins de l’expédition.

[30] Christopher Lloyd, James Cook. Relations de voyages autour du monde, Paris, La Découverte & Syros,1998, p. 297.

[31] Ibidem, p. 295.

[32] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage à la mer du Sud, commencé sous les ordres de M. Marion, Paris, Barrois l’aîné, 1783, p. 101.

[33] Ibidem, p. 126-127.

[34] Ibidem, p. 118.

[35] Ibidem, p. 121-122.

[36] Ibidem, p. 126.

[37] Robert Mc Nab, From Tasman to Marsden : A History of Northern New-Zealand from 1642 to 1818, Charleston, Bibliobazaar, 2009 (1914), p. 147.

[38] Lydia Wevers, Country of Writing : Travel Writing and New-Zealand, Auckland, Auckland University Press, 2013, 240 p.

[39] Ibidem, p. 15.

[40] John Hawkesworth, An Account of the Voyages Undertaken by the Order of His Present Majesty for Making Discoveries in the Southern Hemisphere, 3 vol., London, Strahan & Cadell, 1773.

[41] John Atkins, A Voyage to Guinea, Brasil and the West Indies, London, printed for Caesar Ward and Richard Chandler, at the Ship, between the Temple-Gates in Fleet-Street, 1735, 302 p.

[42] Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations in Œuvres complètes de Voltaire, vol. 19, Gotha, Ettinger, 1785 (1756), p. 344.

[43] Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 19.

[44] Pour un aperçu historiographique sur la question, voir le chapitre suivant : « L’âge d’or du sentimentalisme (1700-1789) » in William Reddy, La traversée des sentiments. Un cadre pour l’histoire des émotions (1700-1850), Dijon, Les presses du réel, 2019, pp. 185-222.

[45] Ibidem, pp. 163-166 : William Reddy définit la « souffrance émotionnelle » comme un conflit d’objectifs chez l’individu, tel l’attirance amoureuse non partagée. Ici, l’objectif des philosophes est de défendre une vision bienveillante de l’être humain – plus précisément du « sauvage » ; ce que met à mal la littérature de voyage évoquant l’« anthropophagie ».

[46] « Journal of William Wales » in John Cawte Beaglehole (éd.), The Journals of Captain James Cook…, op. cit., p. 791.

[47] « Anthropophagie » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Jurisprudence, Paris, Chez Panckouke, 1789, p. 326.

[48] John Barrow, « Cruise – New Zealand », Quarterly Review, vol. 31, 1825, p. 58.

[49] Ibidem, p. 59.

[50] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages et des coutumes des différents peuples, vol. 1, Paris, Pissot, 1776, p. 13.

[51] « Anthropophagie » in Voltaire, Dictionnaire philosophique, section iii, 1764, p. 215.

[52] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, vol. 1, Berlin, Decker, 1768-1769, p. 213.

[53] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage » in Charles-Joseph Panckouke (éd.), Encyclopédie méthodique. Vol. 9. Médecine, Paris, Chez Panckouke, 1790, p. 67.

[54] Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques…, op. cit.,  p. 5.

[55] Jean-Nicolas Demeunier, L’esprit des usages…, op. cit., p. 9.

[56] Hubert-François Gravelot, Collection complète des œuvres de M. Voltaire : Histoire de Charles xii, Genève, éditeur inconnu, 1768, p. 40.

[57] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[58] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[59] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 128-129.

[60] Ibidem, p. 141-145.

[61] Johann Heninrich Samuel Formey, « Les physionomies appréciées », Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, Berlin, Frédéric Voss, 1777, p. 392-393.

[62] Ce voyage accouche du récit suivant : Narrative of a Voyage to New Zealand : Performed in the Years 1814 and 1815, 2 vol., London, J. Black and son, 1817.

[63] Samuel Marsden, « New Zealand. Church Missionary Society » in The Missionary Register, London, Seeley, 1816, p. 462.

[64] John Liddiard Nicholas, Narrative of a Voyage…, vol. 1, op. cit., p. 2.

[65] Ibidem, p. 142-145.

[66] Samuel Marsden, « New Zealand… », op. cit., p. 523.

[67] Richard Cruise, Journal of a Ten Month’s Residence in New Zealand, London, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1823, 337 p.

[68] Augustus Earle, A Narrative of a Nine Month’ Residence in New Zealand in 1827, London, Longman, Rees, Orme, Brown, Green, & Longman, 1832, p. 121.

[69] Joël Polack, New Zealand : Being a Narrative of Travels and Adventures, vol. 2, London, Bentley, 1838, p. 2.

[70] « New Zealand, by J. S. Polack », The Athenaeum. Journal of Literature, Science, and the Fine Arts, 1838, p. 579-582.

[71] John Barrow, « Cruise… », op. cit., p. 61.

[72] Alexis-Marie Rochon, Nouveau voyage…, op. cit., p. 141.

[73] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[74] Michael E. Hoare, The Resolution Journal of Johann Reinhold Forster. 1772-1775, vol. 3, London, Hakluyt Society, 1982, p. 427.

[75] « Journal of William Wales », op. cit., p. 818.

[76] Id.

[77] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 115.

[78] The Endeavour journal of Sir Joseph Banks, 1770 March 31, op. cit.

[79] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[80] John Reinhold Forster, Observations made during a Voyage Round the World, 2 vol. London, Robinson, 1778.

[81] Augustus Earle, A Narrative…, op. cit., p. 121.

[82] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 516.

[83] John Savage, Some Account of New Zealand : Particularly the Bay of Islands, and Surrounding Country, London, J. Murray and A. Constable and Company, 1807, p. 35.

[84] Richard Cruise, Journal…, op. cit., p. 287 et Augustus Earle, Narrative…, op. cit., p. 111-120.

[85] Louis Charles Henri Macquart, « Anthropophage », op. cit., p. 66.

[86] Julien-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, 1824, p. 342.

[87] George Lillie Craik, The New Zealanders, London, Charles Knight, 1830, p. 107.

[88] Geoffrey Sanborn The Sign of the Cannibal : Melville and the Making of a Postcolonial Reader, Durham and London, Duke University Press, 1998, 254 p.

[89] John Hawkesworth, An Account…, vol. 3, op. cit., p. 44.

[90] Jean-Nicolas Démeunier, L’esprit…, op. cit., p. 13.

[91] Christopher Lloyd, James Cook…, op. cit., p. 218.

[92] John Reinhold Forster, Observations…, op. cit., p. 327.

[93] George Forster, A Voyage…, op. cit., p. 514.

[94] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode…, op. cit.

[95] Ibidem, p. 17.

 

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Éléments de méthode : statistiques et humanités numériques. Quelles perspectives de recherche pour l’histoire des débuts de l’Islam ?

Adrien de Jarmy

 


Résumé : Le développement des humanités numériques a ouvert de nouvelles perspectives en histoire de l’Islam : que l’on soit face à des corpus de sources minces ou parfois gigantesques (Sīra, al-Ṭabarī, al-Ḏahabī, etc.), ces outils nous permettent d’aborder bien plus efficacement les textes sous l’angle statistique, afin de conforter des hypothèses plus générales et dépasser les études de cas. En nous fondant sur les travaux d’un certain nombre de chercheurs et les nôtres, nous proposons d’étudier les potentialités et les limites posées par les méthodes informatiques pour l’histoire de l’Islam médiéval, en gardant à l’esprit que les conclusions pourront s’avérer utiles aux chercheurs d’autres périodes. Nous insisterons particulièrement sur deux outils : la construction et l’emploi des bases de données relationnelles, et plus récemment, le marquage ou tagging des sources, dont l’objectif affiché est de remédier à certains des problèmes posés par la précédente méthode.

Mot-clés : bases de données relationnelles, tagging, histoire de l’islam, islam médiéval, histoire quantitative, humanités numériques, méthodologie historique.


Adrien de Jarmy est né le 17 juin 1991. Après une scolarité à l’ENS de Lyon et l’agrégation d’histoire, il devient doctorant en histoire de l’Islam médiéval à Sorbonne Université sous la direction de Mathieu Tillier et boursier Idéo-Ifao 1 au Caire. Il travaille sur le sujet suivant : « La construction historiographique de la figure du Prophète dans les sources des débuts de l’Islam, Ier/VIIe – IVe/Xe siècle ». Il est également membre du projet ANR-DFG franco-allemand « PROPHET », préparant la publication de ses travaux chez l’éditeur Brill, et associé au projet ERC KITAB à l’université Aga Khan à Londres.

a.dejarmy@gmail.com


Du problème de la valeur et de l’analyse des sources littéraires à grande échelle

Les difficultés que rencontre l’historien à la lecture des sources littéraires des débuts de l’Islam sont similaires aux questions suscitées par le caractère tardif des textes du Haut Moyen Âge européen. Si l’exemple des études néotestamentaires, par la voie de la méthode historico-critique revient régulièrement comme comparaison[1], on peut ainsi penser au problème auquel fait face l’historien qui étudie la figure de Clovis (m. 511) à travers la lecture de l’Histoire des Francs de Grégoire le Grand (m. 604), voire du Liber historiae Francorum, dont la plus ancienne copie date au plus tôt de 727. De même, pour reconstituer l’histoire du Ier/VIIe[2] au Proche-Orient, telle la biographie historique du Prophète Muḥammad, les règnes des premiers califes dits rāšidūn[3] et le grand mouvement de conquêtes qui leur est associé, nous ne disposons d’aucun texte qui soit antérieur au début du IIIe/IXe siècle, soit près d’un siècle et demi après les événements[4]. Cet important écart temporel qui sépare le temps des événements du temps de l’écriture des textes a engendré des débats houleux sur la valeur historique des sources littéraires des débuts de l’Islam. L’historiographie reste particulièrement divisée sur ce sujet, entre des travaux qui suivent toujours le récit de la Tradition islamique[5] dans ses grandes lignes et le révisionnisme de l’histoire de l’Islam, telle qu’elle a été canonisée par les oulémas à l’époque médiévale, en passant par quantités de positions intermédiaires. Ceci nous rappelle qu’il s’agit là avant tout d’un problème fondamental d’épistémologie, car qu’au-delà de l’interprétation que l’on peut accorder aux événements, c’est bien notre capacité  à accéder à la connaissance du passé qui est mise en jeu[6].

Le IIIe/IXe siècle marque le début d’un fort accroissement de la production de textes, poussé par le développement des réseaux de savants dans les principales villes de l’Empire abbasside[7], l’utilisation du papier qui devient chose commune[8], ainsi que le processus de centralisation de l’État abbasside, dont la cour et les politiques de patronage attirent un plus grand nombre de lettrés[9]. C’est le temps de la rédaction des grandes vies du Prophète[10] et des recueils de ses faits et gestes classés par thèmes (les recueils de adī-s)[11], des histoires universelles[12] et des premières encyclopédies[13]. À partir de cette époque, la masse des sources pour étudier l’Empire abbasside contraste fortement avec le peu de données dont nous disposons pour les époques antérieures.

Pour étudier l’histoire des premiers siècles de l’Islam, mis à part les sources matérielles, l’historien est donc bien contraint de se pencher sur des sources littéraires produites à l’époque abbasside. Face à ce problème, les travaux académiques ont bien souvent été concentrés sur des études de cas, sur un échantillon de textes dont on tirait des conclusions générales. Il est révélateur de noter que, concernant l’histoire des premiers siècles, les partisans d’une lecture plus confiante envers la Tradition islamique, comme les plus critiques, se sont régulièrement accusés de procéder ainsi, comme cela a été le cas dans l’étude du adī par exemple[14]. Le gigantisme de certaines sources, tels les recueils de adī-s, les encyclopédies ou les histoires universelles, à l’image du Taʾ d’al-Ṭabarī, a pu aussi pousser au débat d’érudition, empêchant de porter un regard synthétique sur les textes et de détecter des grandes tendances.

Comment sortir du problème de l’étude de cas pour monter en généralité, et ainsi porter un jugement critique sur toute une œuvre ou même un corpus ? La méthode statistique dans les sciences historiques, dont le but est d’établir des données chiffrées sur les textes afin de donner un support positif et mathématique aux intuitions du chercheur, renoue avec l’esprit de l’école des Annales par le truchement du changement d’échelle. Elle rend plus sûre la détection des thèmes communs entre les textes et fournit un outil supplémentaire pour leur datation, à condition de donner sens aux données chiffrées en contextualisant l’apparition des thèmes dans les textes.  Plus généralement, elle permet d’asseoir sur de solides fondations la compréhension du processus de canonisation des textes au sein d’un corpus, entre les récits qui peu à peu gagnent valeur d’autorité, et ceux qui sont laissés de côté. En cela, la méthode statistique établit aussi un pont avec la méthode historico-critique allemande, et notamment la méthode de la critique de la rédaction[15].

Ce travail est aujourd’hui grandement facilité par l’emploi des outils numériques. Concernant l’histoire de l’Islam médiéval, de nombreuses bases de données qui prennent la forme de recueils de textes sont désormais accessibles et permettent d’effectuer des recherches rapides ainsi que des estimations statistiques manuelles relativement simples[16]. Ne nécessitant que des compétences informatiques basiques, cet outil est le plus largement employé aujourd’hui. Les bases de données relationnelles, dont l’objectif est de relier entre elles des données préalablement insérées par l’utilisateur, sont bien plus rarement utilisées. L’objectif n’est pas le même puisqu’il s’agit ici, non pas de rechercher manuellement des références dans un texte, mais d’automatiser les estimations statistiques en lançant des requêtes informatiques dans la base[17]. La première phase du travail est très laborieuse, puisque l’utilisateur doit insérer les données qui seront ensuite destinées à être traitées, et il doit pour cela décider de s’investir personnellement dans l’apprentissage de l’outil.  En revanche, il peut personnaliser très précisément le type de recherche qu’il veut lancer dans la base de données, en établissant des critères de tri ou de croisement des sources, et établir des estimations statistiques bien plus complexes et plus sûres. C’est pourquoi, en nous fondant sur une méthode mise au point pour notre travail de thèse et que nous développons dans la partie suivante[18], nous proposons dans cet article d’étudier les potentialités offertes par les bases de données relationnelles pour l’établissement de statistiques et l’analyse des grandes thématiques des textes dans l’histoire des débuts de l’Islam. Nous montrerons qu’il est alors possible d’automatiser la recherche de thèmes ou d’auteurs communs entre les textes et d’évaluer statistiquement les relations entre différentes sources. En pointant aussi les apories de ce travail, on s’intéressera aux outils numériques qui visent à combler les limites techniques des bases de données relationnelles, notamment à-travers la méthode du tagging. En développant une réflexion générale sur ces outils et leur potentiel statistique, nous espérons pouvoir établir un pont avec les chercheurs travaillant sur d’autres aires géographiques et temporelles, voire d’autres disciplines.

Réflexion épistémologique sur les modalités de construction d’une base de données relationnelle

La construction d’une base de données relationnelle suppose de réfléchir en amont aux catégories dans lesquelles les données sont insérées, et donc à la nature des informations et des sources exploitées par le chercheur. De ce questionnement proprement technique émerge une réflexion épistémologique, puisque celui-ci doit anticiper les données qui sont susceptibles de ressortir de la base. Il s’interroge ainsi aux moyens d’accès à la connaissance historique, l’encourageant à repenser des catégories parfois considérées comme relevant de l’évidence dans sa discipline[19].

Le chercheur doit au préalable se familiariser avec un langage de programmation. Bien que de nombreux logiciels proposent un assistant à la création de la base de données relationnelle afin d’éviter à avoir à la programmer manuellement – c’est le cas par exemple de Base, logiciel de la suite OpenOffice[20] –, la connaissance d’un langage évite bien des surprises lors de l’enregistrement des données par la suite[21]. Le SQL, abréviation de Structured Query Language, est aujourd’hui le langage standard d’accès aux bases de données relationnelles.

La première étape consiste ensuite à choisir les tables et les catégories, là débute réellement la réflexion épistémologique. La table correspond au premier niveau de l’architecture de la base de données. Elle permet déjà, dans un premier temps, de classifier les informations en grands types. Dans le cadre de notre thèse, nous avons ainsi créé un certain nombre de tables qui répondent directement à la structure des sources de la Tradition islamique. En effet, tout corpus de traditions dans les premiers siècles de l’Islam s’organise selon un schéma similaire : les recueils de textes – qu’il soit question des recueils de adī-s ou des œuvres suivant un fil chronologique, tel la Sīra du Prophète – sont divisés en nombreuses unités narratives. Chacune d’elle comporte une chaîne de garants, c’est-à-dire l’identité des individus censés avoir transmis le récit et dans le but de prouver son authenticité (isnād)[22], et le récit, c’est-à-dire l’information (matn)[23]. La Tradition islamique, malgré des données essentiellement qualitatives et narratives, est marquée par une structure itérative et se prête donc bien à la recension dans les catégories des bases de données. La subdivision du texte entre l’isnād et le matn dans la très grande majorité des textes facilite le processus. On peut extrapoler cet exemple à d’autres types de sources, l’important étant de concevoir la table à partir d’un ensemble de critères communs entre les textes.

À titre d’exemple, nous avons ainsi programmé une table permettant de recenser l’identité des individus[24], une table servant à enregistrer l’ensemble du contenu de la tradition[25] ainsi qu’une table dressant la liste des sources étudiées[26]. Toutes ces tables sont reliées entre elles par des tables de relations, dont le but n’est autre que de lier les tables primaires les unes entre les autres afin de permettre à l’utilisateur de réaliser des requêtes croisées dans l’ensemble de la base de données[27]. Toute information enregistrée dans l’une des deux tables est bien entendue chiffrée pour être compréhensible par l’ordinateur[28], ce nombre sert à identifier l’information . Toute nouvelle liaison entre les deux tables produit aussi un nouveau numéro servant à identifier la connexion entre les données des deux tables[29].

Ensuite vient le choix des catégories inhérentes aux tables ; elles en sont en quelques sortes une subdivision. Trois grands types de catégories sont possibles :

  • Les catégories booléennes[30]. Ce sont les catégories pour lesquelles l’utilisateur n’a le choix qu’entre trois types de réponses : oui (vrai), non (faux) ou la superposition des deux, la troisième réponse correspondant en logique à cet état de superposition qu’est le chat de l’expérience de Schrödinger, évitant de remettre en cause le principe du tiers exclu[31]. Dans notre étude, nous avons ainsi sélectionné des catégories très générales permettant de classer les traditions en grands thèmes : cette tradition a-t-elle une thématique militaire ? théologique ? fiscale ? Dans ce type de cas, seules les réponses oui ou non sont envisageables[32]. Si l’on prend l’exemple de la tradition précédemment citée pour illustrer la structure d’une tradition islamique[33], alors on comprend qu’il s’agit d’un texte ayant une portée militaire, et il suffira de cocher la case appropriée pour que celle-ci ressorte dans une future requête qui viserait à lister toutes les traditions rangées sous cette catégorie dans la base de données. Il est bien entendu possible de cocher plusieurs cases si une tradition appartient à plusieurs catégories. Pour d’autres catégories plus restreintes, la troisième solution peut être d’une grande utilité. Prenons cet exemple : cette tradition comprend-elle un miracle ? Le Prophète fait surgir un torrent d’eau en plein désert pour venir en aide à ses Compagnons, comme c’est le cas dans le récit de l’expédition de Tabūk dans plusieurs sources, il suffit alors de cocher la première case pour retrouver par la suite lors d’une requête, toutes les traditions qui mentionnent un miracle du Prophète. La tradition n’en fait aucunement mention, la seconde option est alors évidente. Mais il peut arriver que la situation soit moins claire. Que choisir lorsque l’événement est sous-entendu mais non explicité ouvertement ? Lorsqu’une tradition plus archaïque nous donne les premiers éléments surnaturels du récit, sans pour autant expliciter clairement qu’il s’agit d’un miracle, que le mot n’est pas prononcé ? Le récit est à ce moment dans un entre-deux, reflétant l’état intermédiaire d’un processus qui associe cet événement à un miracle de la vie du Prophète. La troisième solution permet alors de penser cet entre-deux et de le localiser par la suite dans la base de données.
  • Choix multiple. Ce type de catégorie permet de sélectionner un choix parmi un ensemble de réponses préétablies dans la base de données. Nous avons fait le choix de cette catégorie pour programmer une liste de tous les noms qui apparaissent dans la chaîne des garants des traditions. Ceci nous permet ensuite d’établir une requête pour retrouver l’ensemble des traditions transmises sous un nom particulier[34], ou même de croiser des listes de noms afin de reconstruire les suites les plus courantes. De manière générale, les catégories à choix multiple facilitent grandement l’établissement de listes de tout type ainsi que leur étude au sein d’un corpus.
  • VARCHAR ou TEXT. Ce type de catégorie ne permet pas de réaliser de requête automatique, il s’agit simplement ici d’enregistrer du texte de taille variable selon les besoins. Nous nous en servons de notre côté pour noter le résumé des traditions et éviter de devoir retourner systématiquement au texte de la source.

On comprend ainsi que chaque type de catégorie remplit un but bien précis, qu’il s’agisse de classer une tradition parmi un nombre défini de catégories préétablies ou de lui attribuer une identité en incluant la liste des transmetteurs de l’information. Tout l’intérêt de la base de données relationnelle réside dans la possibilité de croiser les catégories entre elles en lançant une recherche, et d’estimer mathématiquement ces liaisons en prenant appui sur des informations statistiques.

Potentialités d’une base de données relationnelle en matière de datation et de processus de canonisation au sein des sources textuelles

Dans le cadre de notre travail de thèse, l’objectif est d’obtenir des statistiques sur le pourcentage de traditions qui mentionnent le Prophète Muḥammad dans notre corpus, afin d’évaluer l ‘évolution de son autorité dans les textes, et dater l’émergence de cette figure dans la littérature des premiers siècles de l’Islam. S’il est possible d’obtenir ces données manuellement, la base de données relationnelle permet d’automatiser la recherche et de croiser les résultats avec d’éventuelles futures requêtes. En suivant les différentes étapes citées précédemment, nous avons pu produire un certain nombre de statistiques en nous fondant sur un échantillon de livres des expéditions[35] du Prophète extrait de recueils de adī-s[36]. Ici, l’intérêt d’obtenir des statistiques est d’étudier la progression d’un type de donnée enregistré dans la base de données au sein d’un corpus de textes. Dans le tableau de l’annexe 3, nous avons sélectionné trois textes que l’on peut dater de trois époques différentes[37] :

  • Le livre des expéditions de ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī (m. 211/827), inclus dans son Muannāf[38]. En réalité, l’entièreté du texte nous provient de son maître Maʿmar b. Rāšid (m. 152/770), historiographe à la cour des Omeyyades de Damas et qui s’installa à Ṣanʿā au Yémen après la prise de pouvoir des Abbassides en 132/750.
  • Le livre des expéditions de l’irakien Ibn Abī Šayba (m. 234/849), lui aussi inclus dans son propre Muannaf.
  • Le livre des expéditions d’al-Buḫārī (m. 256/870), inclus dans son aī, premier recueil de tradition de la série des recueils canoniques de la Tradition islamique[39].

En réalisant une recherche dans la base de données, nous avons pu établir trois niveaux d’analyse :

  • Le nombre de traditions dans chaque source.
  • Le nombre absolu et le pourcentage de traditions mentionnant le nom du Prophète dans chacun des textes.
  • Le nombre absolu et le pourcentage de chapitres qui mentionnent son nom.

Une simple requête dans la base de données permet à l’utilisateur d’avoir une idée assez précise de la répartition du type de donnée sélectionné dans le corpus. Premièrement, nous pouvons tout de suite voir l’évolution générale du nombre de traditions recensées dans chacun des textes. Alors que le texte de Maʿmar ne comprend que 147 traditions au total, les deux traditionnistes suivants en compilent respectivement 579 et 488. On comprend donc qu’à l’époque du premier traditionniste, les textes de maġāzī sont encore à un stade de développement précoce. Le texte est bien plus court que les sources de ce type que l’historien rencontre habituellement à l’époque abbasside. Au contraire, les deux textes d’Ibn Abī Šayba et d’al-Buḫārī indiquent une nette augmentation dans les deux premiers tiers du IIIe/IXe siècle, suggérant un processus de maturation des textes. De simples petites compilations de traditions au tournant de la Révolution abbasside, les livres des expéditions deviennent d’importants recueils de tradition au siècle suivant. Bien que cela soit déjà mentionné par les spécialistes de la question[40] , la méthode statistique permet de confirmer une intuition en faisant reposer l’argumentation sur des preuves plus solides. Mais il s’agit aussi d’évaluer la progressivité de cette construction en définissant clairement les étapes de cet effort de compilation et en reliant ces données au contexte de production de la source et à la vie de son auteur. Maʿmar b. Rāšid, ancien lettré à la cour des Omeyyades, trouve refuge à Ṣanʿā au Yémen, après la conquête abbasside en 132/750 et transmet les traditions compilées à son disciple favori, ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī. La base de données relationnelle permet d’envisager avec plus de précision l’état de l’historiographie à la fin de la période omeyyade, alors même que nous ne disposons pas du texte.

Deuxièmement, on peut se pencher sur les pourcentages extraits de la base de données. Ces pourcentages nous renseignent sur l’évolution générale des traditions prophétiques, et donc sur la place de la figure du Prophète Muḥammad dans les textes. Une lente évolution se dégage ainsi de l’analyse comparative des sources : de 61,9% de traditions prophétiques dans le premier texte, on passe à 88,3% un siècle plus tard, dans le Ṣaḥī d’al-Buḫārī. On comprend aussi que cette évolution n’est pas linéaire, puisqu’à l’époque d’Ibn Abī Šayba, dans la première moitié du IIIe/IXe siècle, le pourcentage de traditions prophétiques n’atteint plus que 55,1% du texte, un peu plus seulement de la moitié. La requête nous permet également de mesurer la diffusion des traditions prophétiques à l’échelle de chacun des chapitres. Celle-ci est bien plus constante, de 73% dans le premier texte, on passe à 100% dans le second et 96,6% dans le dernier. Chaque chapitre correspond à une sous-thématique ou à un événement important dans la chronologie de l’histoire des débuts de l’islam. Autrement dit, la diffusion des traditions prophétiques est déjà entièrement actée dans les premières décennies du IIIe/IXe siècle et colonise l’ensemble des sujets abordés dans ces textes. On comprend que l’autorité du Prophète, aujourd’hui un unanime parmi tous les courants de l’islam, est pourtant loin d’être évidente et reflète une construction progressive. À la fin de l’époque omeyyade, cette autorité est encore en construction et ne fait pas l’objet d’un consensus, tout une partie du texte ainsi qu’un nombre important de chapitres ne font aucune mention du Prophète. La lecture des catégories VARCHAR/TEXT de la base de données nous révèle qu’il est en fait bien souvent question d’événements postérieurs à la Révélation prophétique, notamment concernant les premiers califes dits bien-guidés. Sur la base de ces chiffres et d’une lecture attentive des textes, on peut formuler l’hypothèse que les débuts de l’historiographie islamique sont marqués par l’émergence de plusieurs autorités, le Prophète ne prenant le dessus que très progressivement sur les autres. Les raisons qui amènent les traditionnistes à favoriser cette figure plutôt qu’une autre feront l’objet d’une discussion dont nous traiteront dans le corps de notre travail de thèse.

La méthode statistique, épaulée par les outils numériques, fournit également de solides fondations pour une datation de ces représentations.  Si l’on peut bien entendu toujours discuter des chiffres qui n’ont aucune valeur en eux-mêmes, cette méthode permet d’éviter un écueil important qui touche malheureusement régulièrement ce que l’on nomme parfois l’histoire des représentations et les problèmes méthodologiques qui y sont associés : la multiplication en série des représentations, décontextualisées de leur milieu et de toute forme de datation. Alors que notre travail de thèse a pour but de dater les représentations du Prophète dans les premiers textes de l’islam médiéval, on peut imaginer bien d’autres utilités pour cette méthode, selon le type de donnée que l’on souhaite faire apparaître dans les requêtes. À ce titre, une seconde requête, fondée sur la liste de noms (isnād-s), nous as permis de relier l’ensemble des traditions – à l’exception d’une seule – présentes dans le livre de ʿAbd al-Razzāq au nom de son maître Maʿmar, facilitant leur datation et l’automatisation des recherches[41]. Ce processus sera répété dans toutes les sources de notre corpus afin de reconstruire la liste des isnād-s, soit la généalogie des autorités qui revendiquent la transmission de traditions prophétiques dans  la Tradition islamique des premiers siècles.

La réalisation d’une base de données relationnelle facilite ainsi le croisement de tout un ensemble de catégories et de thématiques pour automatiser la recherche, rejoignant une nouvelle approche historico-critique des sources. Les potentialités sont particulièrement intéressantes lorsque les textes partagent une structure similaire, la base de données prend ainsi la forme d’une grande liste, suivant la forme d’une pyramide[42], dont les nombreuses catégories et sous-catégories forment les blocs. On peut cependant déjà souligner un problème majeur inhérent à la méthode : sa relative rigidité. En effet, la construction d’une base de données relationnelle suppose au préalable d’avoir une idée relativement précise des sources, afin de modeler sa structure en fonction du type de données que l’on souhaite enregistrer. La base de données ne permet de chercher que des types de données déjà connues du chercheur. Notre étude a été largement facilitée par une série de sondages effectués lors de nos travaux de master, cependant, la multiplication des inattendus aurait pour corollaire la multiplication des catégories, rendant particulièrement complexe la requête la plus simple. La méthode du tagging, dont le processus d’automatisation du marquage des textes arabes est en cours de développement, a pour objectif de pallier cette rigidité[43].

La méthode du tagging comme réponse aux apories des bases de données relationnelles

La méthode quantitative reste malgré tout laborieuse. Comme le rappelle Maxim Romanov, le passage aux bases de données numériques a permis une certaine progression dans le tri des données, donnant aussi la possibilité à l’utilisateur d’automatiser les requêtes et comme nous l’avons souligné précédemment, de croiser facilement les catégories. Cependant, sa construction reste il est vrai, très fastidieuse, l’enregistrement des données se fait toujours manuellement, ce qui n’exempte pas le chercheur de commettre occasionnellement quelques erreurs[44]. La méthode dite du tagging, c’est-à-dire du « marquage » en français, correspond au marquage numérique des termes au sein d’un corpus océrisé[45]. Il s’agit de tagger, c’est-à-dire marquer les termes que l’on souhaite enregistrer au sein d’une base de données – un fichier source – dont le fonctionnement est bien différent. L’incrémentation des données est ainsi réalisée au fur et à mesure de la lecture des sources, ou alors en procédant simplement à des recherches lexicales ciblées. Cette nouvelle base de données fonctionne alors comme un réseau neuronal de points, elle se construit de manière bien plus évolutive et permet de remédier aux deux grands problèmes des bases de données relationnelles : la chronophagie et la rigidité des catégories.

En effet, la construction d’une base de données relationnelles suppose que l’utilisateur, en réfléchissant aux catégories qu’il souhaite programmer, réfléchisse déjà à l’architecture des connaissances et à leur sens. La construction est donc déjà interprétation et présuppose un jugement. Elle forme un nombre restreint de possibilités dont la requête est la résultante. Au contraire, la base de données construite par tagging n’a aucun sens en elle-même, l’interprétation et le jugement ne prennent forme qu’au moment où la requête est lancée et où les relations entre les différents termes du lexique sont créées. L’utilisateur ne fait rien d’autre que de créer un lexique malléable à merci au sein de son corpus, ce qui est à la fois son plus grand atout mais aussi sa faiblesse : les mots du lexique sont extraits du contexte textuel et risquent de perdre leur sens. Il est ensuite possible de formuler toutes sortes d’associations entre des termes pour formuler bien entendu des statistiques à très grande échelle, mais également pour repérer des répétitions lexicales – que ce soit à l’intérieur d’un chapitre, d’une source ou de tout un corpus – ou pour définir le degré d’association entre les termes choisis[46]. Au-delà de l’analyse du vocabulaire, il est possible de repérer des constructions complexes, soit des expressions régulières en termes informatiques[47]. On peut imaginer qu’un tel procédé permette de repérer automatiquement toutes sortes de formulations dans les sources de l’islam médiéval : formulations coraniques, répétitions de topoï caractérisant les récits prophétiques ou autres – on retrouve là aussi la problématique de la canonisation des textes –, syntaxes caractéristiques des prières et admonestations[48] etc. Muazzam Ahmed Siddiqi et Mostafa l-Sayed Saleh ont déjà montré les possibilités d’une telle approche pour l’extraction automatique des chaînes de transmissions des textes, des isnād-s [49], ce qui permet aux auteurs de l’article de retrouver toutes les occurrences d’un nom en ayant préalablement « taggé » le mot dans le lexique de la base de données. De manière générale, le tagging permet de préparer un corpus particulièrement flexible pour la recherche. La méthode est bien sûr applicable à d’autres corpus de textes, tant que ceux-ci sont océrisés. En outre, elle ouvre la porte au potentiel offert par l’intelligence artificielle et donc à la possibilité que l’ordinateur sache progressivement repérer toutes les constructions annexes aux requêtes faites par l’utilisateur[50].

Bien entendu, la méthode du tagging reste un outil, elle ne fournit elle aussi que des données dont l’interprétation selon des critères académiques (historique, linguistique ou autre) dépend de la corrélation avec des données externes au corpus. Autrement dit, elle ne remplace pas l’analyse et le jugement du chercheur. En effet, à l’heure actuelle, l’ordinateur qui reçoit des requêtes au sein d’une base de données construite par tagging n’est pas encore capable de différencier le contexte énonciatif dans lequel prennent place ces termes. Prenons un exemple fondé sur la structure des sources étudiées dans notre travail de thèse. Nous avons vu précédemment que les sources des débuts de l’islam sont marquées par la division entre l’isnād, la chaîne des garants, et le matn, c’est-à-dire le récit ou la narration. En suivant cette méthode, on pourrait être tenté de lancer une requête sous la forme d’une expression régulière, afin de repérer les listes de noms des isnād-s, et ainsi séparer automatiquement l’isnād du matn. Cependant, l’ordinateur ne fera pas la différence entre les noms insérés dans la liste des garants et ceux qui font partie du corps de la narration. L’utilisateur devra vérifier chacune des références repérées au sein du corpus, ce qui prendrait bien plus de temps que de réaliser une base de données relationnelle. Bien entendu, l’ordinateur n’est pas non plus capable de différencier deux personnes portant le même nom au sein d’un même texte. Or, les textes de l’islam médiéval sont remplis de personnages très sobrement nommés par leur prénom ou une suite similaire de surnoms. Appliquer sans distinction une requête de ce type induirait le chercheur à faire de grossières erreurs. Le second problème est plus spécifiquement lié aux éditions des textes médiévaux dans le monde musulman. Les éditions des sources canoniques, tels les grands recueils de adī-s par exemple, sont réellement foisonnantes. Les éditions océrisées, de certaines bases de données en ligne telle al-Maktaba al-Šāmla[51], sont de qualités très variables et n’échappent pas non plus à la reformulation ou au tri selon un possible biais idéologique. Ce problème n’est pas non plus complètement résolu pour les éditions plus scientifiques comme le corpus OpenITI puisqu’il peut exister des différences notables entre les différentes éditions d’un même texte. Pour y remédier, il faudrait ainsi lancer des requêtes sur l’ensemble des éditions d’un corpus de textes, ce qui a pour corollaire la démultiplication du travail d’oscérisation.

Conclusion

Qu’il s’agisse de construire une base de données relationnelle ou un fichier source à partir de la méthode du tagging, ce type de travail est idéalement à réaliser en équipe. En effet, le caractère laborieux du travail, mais aussi en retour, les potentialités offertes par les requêtes, conviennent particulièrement au partage du fardeau, comme de la récompense. Dans l’attente de l’évolution technique de la méthode du marquage, notamment grâce à la progression de l’intelligence artificielle, on peut envisager que la base de données relationnelle et le tagging puissent se compléter. Alors que le tagging est idéal pour établir une vue d’ensemble d’un corpus, la recherche lexicale tend à éloigner le chercheur du contexte textuel. La base de données relationnelles reste utile pour décomposer des portions de textes selon des thématiques préalablement choisies ainsi que pour établir des listes de noms en évitant l’écueil que peut poser une sur-automatisation de la recherche. Le risque est d’amener le chercheur à travailler de manière « hors-sol », en ne faisant que survoler les sources et en attribuant un sens unique à chaque terme du lexique collecté automatiquement, sans en étudier la place dans le texte. Dans tous les cas, les compétences numériques facilitent aujourd’hui grandement le travail de l’historien, et la réalisation de bases de données encourage le chercheur à développer une réflexion épistémologique sur ses sources qui ne peut être que bienvenue.


Annexes

Annexe 1. Structure générale de la base de données

  • TBL–indiv : table à visée prosopographique servant à la recension du nom et des informations personnelles de tous les individus rencontrés dans les listes des garants (isnād).
  • TBL–recueil : table servant à la recension des différentes œuvres du corps.
  • TBL–trad : table servant à la recension du contenu textuel des traditions (matn), sous la forme d’un texte pour résumer l’information et de catégories à cocher.
  • TBL–fx–adm–1 : table permettant de déplier une liste des différentes fonctions administratives et politiques qu’un individu a pu occuper au cours de sa vie.
  • TBL–indiv–recueil : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–inv et TBL–recueil dans l’objectif d’effectuer des requêtes croisées entre ces tables.
  • TBL–indiv–trad : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–inv et TBL–trad.
  • TBL–recueil–trad : table de liaison permettant de connecter les tables TBL–recueil et TBL–trad.

Annexe 2. Présentation des liens entre les bases de données sous la forme d’un tableau chiffré

Annexe 3. Exemple de catégories booléennes

Ainsi la tradition listée numéro 1 dans la base de données (id–trad 1) a été transmise par deux individus (numéros 3 et 45), chaque numéro de la table id–indiv correspond à un nom précis. Les numéros de la colonne id–indiv/trad correspondent à la table de liaison TBL–indiv–trad qui relie ensemble les données des tables TBL–indiv et TBL–trad.

Annexe 4. Exemple de catégorie à choix multiples : une liste de noms à sélectionner pour déterminer l’isnād d’une tradition

Annexe 5. Résultat d’une requête dans la base de données (en anglais) afin de délimiter le pourcentage de traditions mentionnant le Prophète dans un échantillon de livres de maġāzī, à l’échelle de l’œuvre et des chapitres qui composent les œuvres

Collection and traditionist Number of traditions in the whole text (kitāb) Number of traditions mentioning Muḥammad in the text Number of chapters (bāb)

in the text

Number of chapters mentioning Muḥammad in the text Percentages of traditions mentioning Muḥammad in the text Percentages of chapters mentioning Muḥammad (at least once))
Muṣannaf of ʿAbd al-Razzāq 147 91 31 27 61,9% 73%
Muṣannaf of Ibn Abī Šayba 579 319 47 47 55,1% 100%
Saḥīḥ of al-Buḫārī 488 402 90 87 88,3% 96,6%

 


[1] Voir par exemple A Marginal Jew : Rethinking the Historical Jesus, 5 vols., New-York, Yale University Press, 1991-2016, œuvre monumentale en cinq volume de John P. Meier.

[2] Les dates sont données selon le double calendrier hégirien/grégorien.

[3] Littéralement « bien-guidés » selon l’orthodoxie sunnite. Il s’agit d’Abū Bakr (m. 13/634), ʿUmar (m. 23/644), ʿUṯmān (m. 35/656) et ʿAlī (m. 40/661).

[4] L’exemple type est celui de la célèbre biographie d’Ibn Iṣḥāq (m. 150/762), rédigée déjà bien tardivement, et dont nous ne disposons plus que d’une transmission complète (riwāya) rédigée de la main d’Ibn Hišām (m. 213/828 ou 218/833), à partir d’une copie d’al-Bakkaʾī de Kūfa (m. 182/799).

[5] Ensemble des textes qui forment la Sunna, les règles de la loi islamique, dont la majeure partie a été canonisé autour des ḥadī-s prophétiques. On y inclue aussi les textes plus narratifs, comme les récits des premières expéditions du Prophète Muḥammad, les maġāzī.

[6] Les grands moments de ce débat sont scandés par la remise en question progressive de la valeur historique des sources littéraires des débuts de l’Islam. Ce processus débute réellement à la fin du XIXe siècle avec la publication des travaux d’Ignaz Goldziher, puis s’accélère entre les années 1950 et les années 1980, avec la publication d’une série d’études qui concernent d’abord le droit musulman (Joseph Schacht) puis l’ensemble des sources littéraires de la Tradition islamique (John Wansbrough, Patricia Crone, Martin Hinds). Les dernières théories révisionnistes surgissent au début des années 2000 avec la publication d’ouvrages tels que celui de Yehuda D. Nevo et Judith Koren, The Crossroads to Islam, New York, P. Books, 2003, dont l’étude numismatique reste cependant d’une grande utilité. Pour un éventail complet des positions et de la bibliographie, se reporter à Herbet Berg (dir.), Method and Theory in the Study of Islamic Origins, Leyde, Brill, 2003.

[7] The Princeton Encyclopedia of Islamic Political Thought, ed. Gerhard Bowering, Patricia Crone, Wadad Kadi, Devin H. Stewart, Muhammad Qassim Zaman, Mahan Mirza, Princeton, Princeton University Press, 2012,  Joseph Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 1959.

[8] Frederick Harrison, A Book about Books,  Londres, John Murray, 1943. p. 79, Robin Myers et Michael Harris (ed). A Millennium of the Book: Production, Design & Illustration in Manuscript & Print, 900–1900, Winchester, St. Paul’s Bibliographies, 1994. p. 182.

[9] Lawrence I. Conrad « The mawālī and aarly Arabic historiography” dans Monique Bernards et John Nawas, Patronate and Patronage in Early and Classical Islam, Brill, Leyde, 2005, p. 370-425.

[10] On pense à nouveau à la fameuse Sīra d’Ibn Isḥāq, dans sa recension par Ibn Hiṣām, mais aussi au Kitāb al-maġāzī ou Livre des expéditions d’al-Wāqidī (m. 207/823), connu par la recension de son secrétaire et disciplie Ibn Saʿd (230).

[11] Dès les premières décennies, ʿAbd al-Razzāq b. al-Ṣanʿānī (m. 211/827) et Ibn Abī Šayba (m. 234/849) rédigent deux grands recueils, les muannaf-s, dont les traditions prophétiques ne forment qu’une assez maigre partie. Les recueils canonisés par la tradition islamique, presqu’entièrement focalisés sur le Prophète et jugés les plus authentiques dans la Tradition islamiques sont les kutub al-sitta, la série de six recueils, dont al-Buḫārī (m. 256/870) est à la fois l’auteur le plus ancien et le plus éminent.

[12] La Sīra aurait pu inclure des traditions remontant à la naissance du monde dans sa première version. Mais on pense surtout au Taʾ d’al-Ṭabarī (m. 310/923), aussi connue en français sous le titre les Annales, dont le titre rappelle la comparaison historiographique avec Tacite (m. 120).

[13] Par exemple, les Ṭabaqāt al-kubra d’Ibn Saʿd, recueil de notices biographiques des grands hommes, débutant elle aussi par une compilation de traditions prophétiques.

[14] Voir par exemple les critiques adressées par Muhammad Qassim Zaman dans Religion and Politics under the early ʿAbbāsids. The Emergence of the Proto-Sunnī Elite, Leyde, New-York, Cologne, Brill, 1997 envers l’ouvrage de Patricia Crone et Martin Hinds dans God’s Caliph: Religious Authority in the First Centuries of Islam, London, Cambridge University Press, 1986, leur reprochant de fonder leur analyse de la titulature des califes omeyyades sur des extraits de la poésie de cours d’al-Farazdāq (m. 11/730).  Inversement Stephen J. Shoemaker, partisan d’une approche très critique des sources dans The Death of a Prophet: The End of Muhammad’s Life and the Beginning of Islam, Philadelphie, The University of Pennsylvania Press, 2011, a mis en doute la méthode « isnād-cum-matn » développée par Harald Motzki dans « Dating Muslim Traditions: A Survey », Arabica, 2005, 2/52, p. 204‑253, dont le but est de dater l’apparition des traditions prophétiques dans les textes en procédant à la comparaison de plusieurs transmissions pour chacune d’entre elle, en comparant à chaque fois les deux éléments qui les caractérisent : la chaîne des garants (isnād) et le récit de la tradition, c’est-à-dire le contenu du texte lui-même (matn).

[15] Redaktionsgeschichte. Méthode d’exégèse et de datation des textes bibliques dont une des composantes principales repose sur l’analyse des répétitions thématiques dans un même texte.

[16] Quelques-unes, les plus généralistes, sont bien connues des arabisants. C’est le cas d’al-Maktaba al-Shamela (shamela.ws), d’al-Warraq (www.alwarraq.net) ou d’al-Meshkat (www.almeshkat.net). Il en existe pourtant bien d’autres, selon le type de corpus, telle la Noor Digital Library pour les textes chiites (www.noorlib.ir), ArabiCorpus (arabicorpus.byu.edu) qui propose des outils lexicographiques, à titre d’exemples.

[17] Voir Annexe 1 pour une illustration d’une base de données relationnelle. Toutes les tables sont reliées entre elles afin de lancer des recherches croisées dans la base.

[18] Méthode que nous développons dans notre thèse : « La construction historiographique de la figure du Prophète dans les sources des débuts de l’Islam, Ier/VIIe-IVe/Xe siècle ».

[19] Dans notre cas, alors que les études sur le ḥadī et les maġāzī relèvent traditionnellement de champs disciplinaires distincts, nous avons décidé d’effectuer des requêtes croisées entre ces sources, en nous fondant sur des arguments formels. Les requêtes font alors apparaître des thématiques communes aux textes.

[20] Les annexes de cet article sont tirées du logiciel.

[22] Chaîne de noms sensée remonter au premier locuteur de l’information.

[23] Exemple de la structure d’une tradition. isnād : al-Wāqidī ß Abū Bakr b. Ismāʿīl ß Ismāʿīl ß ʿĀmir b. Saʿd ß Saʿd. Résumé du matn ou du texte de la tradition :  ʿUmayr b. Abī Waqqāṣ, adolescent au sein de l’armée du prophète, se cache dans les rangs de ses aînés, de peur que celui-ci ne lui refuse d’aller au combat à cause de son jeune âge, et le prive ainsi d’accéder au Paradis en qualité de martyre. al-Wāqidī, Kitab al-maġāzī, ed. Marsden Jones, Londres, Oxford University Press, p. 22.

[24] Annexe 1, TBL–indiv.

[25] Annexe 1, TBL–trad.

[26] Annexe 1, TBL–recueil.

[27] Annexe 1, TBL–indiv–recueil, TBL–indiv–trad et TBL–recueil–trad.

[28] Annexe 2, voir les données chiffrées des colonnes id–indiv et id–trad.

[29] Annexe 2, id–indiv/trad.

[30] Du nom du mathématicien et logicien britannique George Boole (m. 1864). Annexe 3. Les catégories booléennes sont des cases à cocher afin de faire entrer la tradition dans une catégorie à choix fermé.

[31] Erwin Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, 1992, p. 184.

[32] Voir à nouveau annexe 3.

[33] Voir note 27.

[34] Annexe 4.

[35] Kutub al-maġāzī, littéralement « livre » ou tout document écrit recensant « les lieux des expéditions » du Prophète Muḥammad.

[36] Voir annexe 5. Ce tableau est extrait d’un article à paraître dans le premier volume du projet “The Presence of the Prophet: Muḥammad in the Mirror of His Community in Early Modern and Modern islam”: Adrien de Jarmy, « Dating the Emergence of a Warrior-Prophet Character in the Maġāzī Literature (2nd/8th – 4th/10thcentury) », dans Denis Gril et Stefan Reichmuth (dir.), “Representations of the Prophet in Doctrine, Literature and Arts”, Handbuch der orientalistik, Leyde, Brill, 2021.

[37] En l’absence d’indication sur la date de rédaction du texte, la convention est de se référer à la date de mort du traditionniste comme date terminus post quem.

[38] Compilations de traditions classées par thèmes, comme l’indique la racine arabe ṣa-na-fa.

[39] Sur le processus de canonisation de cette œuvre majeure par les oulémas de l’Empire abbasside, voir Jonathan Brown, The Canonization of al-Bukhārī and Muslim: the Formation and Function of the Sunnī adīth Canon, Leyde, Brill, 2007.

[40] Pour un résumé de la question voir Martin Hinds, « al-Maghāzī », EI2  et «Mag̲h̲āzī» and «Sīra» in early Islamic scholarship, dans La vie du Prophète Mahomet, colloque de Strasbourg, 23-24 octobre 1980, Paris 1983, 57-66, ainsi que les deux études sur le sujet : Josef Horovitz, The earliest biographies of the Prophet and their authors, éd. Marmaduke Pithall, Islamic Culture, 1927, p 537-539 et Rudi Paret, Die legendäre Maghāzī-Literatur: arabische Dichtungen über die muslimischen Kriegzüge zu Mohammeds Zeit, Mohr, Tübingen, 1930.

[41] Voir l’introduction de l’édition du texte  par Sean W. Anthony, The Expeditions. An Early Biography of Muḥammad by Maʿmar Ibn Rāshid according to the recension of ʿAbd al-Razzāq al-San‘ānī, New York, London, New York University press, 2014.

[42] Voir à nouveau la structure de la base de données relationnelle en annexe 1 ainsi que la liste en annexe 4.

[43] Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 CE), University of Michigan, 2013, p. 58-59.

[44] Maxim Romanov, “Toward the Digital History of the Pre-Modern World: Developing Text-Mining Techniques for the Study of Arabic Biographical Collections”, dans Methods and Means for the Digital analysis of Ancient and Medieval Texts and Manuscripts. Proceedings of the Conference, Louvain, Brepols, 2012. Voir cet article pour une description technique de la méthode, étape par étape.

[45] Un fichier texte dont chacun des caractères est reconnu en standard Unicode et dans lequel l’utilisateur peut effectuer des recherches lexicales. Pour une illustration, voir Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 CE), University of Michigan, 2013, p. 66.

[46] Pour avoir une idée des réalisations graphiques rendues possibles par cette méthode, voir la thèse de Maxim Romanov, Computational Reading of Arabic Biographical Collections with Special Reference to Preaching in the Sunni World (661-1300 C.E.), University of Michigan, 2013.

[47] Le terme est dû au mathématicien et logicien Stephen Cole Kleene (m. 1994). Issue des théories mathématiques des langages formels, une expression régulière désigne une chaîne de caractères suivant une syntaxe précise un ensemble de chaînes de caractères possibles. En informatique, une expression régulière est en fait un code reconnaissable par l’ordinateur, la chaîne de caractères d’une langue donnée (caractères latin, arabes ou autres) correspondant à sa transcription en langage Unicode. Voir plus bas les travaux qui sont effectués sur des ensembles de mots pour former des expressions ou Natural Language Processing (NLP).

[48] C’est par exemple une piste évoquée par exemple par Guillaume Dye pour étudier le processus de canonisation du texte coranique dans « Le corpus coranique, questions autour de sa canonisation », dans Le Coran des historiens, Paris, Le Cerf, 2019, p. 859-906.

[49] Pour une illustration voir Muazzam Ahmed Siddiqi et Mostafa l-Sayed Saleh, « Extraction and Visualization of the Chain of Narrators from Hadiths using Named Entity Recognition and Classification », International Journal of Computational Linguistisc Research, 5/1, 2014, p. 14-25.

[50] Voir le projet ERC « Kitāb » et les données produites à partir des recherches du corpus arabe OpenITI : http://kitab-project.org, ainsi que le projet OpenITI mARKdown : https://alraqmiyyat.github.io/mARkdown/. Pour une introduction à ces outils pour la langue arabe voir Nizar Y. Habash, Introduction to Arabic natural language processing, New-York, New York University Press ,2010. Pour une utilisation du tagging dans d’autres contextes comme le grec ancient voir Giueseppe G. A. Celano, Gregory Crane, Saeed Majidi, « Part of Speech Tagging for Ancient Greek », Open Linguistics, 2/1, 2016 ainsi que les nombreux outils pour historiens développés par Michael Piotrowski sur son site NLP for Historical Texts, https://nlphist.hypotheses.org/author/mxpi.

[51] http://shamela.ws. Cette base de données est réalisée en Arabie saoudite.

 

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Qu’est-ce qu’un bureau ? Le dépôt des Affaires étrangères dans un long XVIIIe siècle

Juliette Deloye

 


Résumé : L’historiographie a volontiers qualifié le dépôt des archives des Affaires étrangères de « bureau » du ministère prenant place dans la constitution de la monarchie administrative à la fin du règne de Louis XIV et de forteresse bien gardée, protégeant les secrets d’État, suscitant fantasmes et tentatives d’intrusion. Or, cette historiographie est tributaire de l’histoire du dépôt écrite par ses commis dès le XVIIIe siècle. En situant ces témoignages de la construction de l’État moderne dans leur contexte précis d’écriture, on les fait apparaître comme une ressource pour les acteurs du temps dans des rapports de pouvoir internes au ministère, et entre le ministère et l’extérieur. En étudiant les pratiques d’archives au sein du ministère, cet article modifie notre compréhension de ce qui constitue un service administratif ou un bureau, et contribue à plus large échelle à l’histoire des Affaires étrangères, de l’État et de l’administration.

Mot-clés : ministère des Affaires étrangères, archives, bureau, secret, lieu.


Juliette DELOYE, née le 22/11/1991, est doctorante en histoire moderne à l’université de Strasbourg, EA 3400 ARCHE /GRIHL et ATER à l’université Paul Valéry – Montpellier 3. Sa thèse, sous la direction d’Isabelle Laboulais (université de Strasbourg) et Nicolas Schapira (Université Paris Nanterre), s’intitule « L’écriture d’un ministère. Les Affaires étrangères, de la Monarchie absolue à la Restauration ». Publication récente : Deloye Juliette et Schapira Nicolas, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804) », in Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux., Classiques Garnier, Paris, 2019, p. 159‑181.


Introduction

Soit une scène d’archives. À la recherche des sources qui lui permettront d’écrire l’histoire du dépôt des Affaires étrangères, un historien se rend aux archives diplomatiques de La Courneuve. La salle des inventaires l’oriente vers la série Direction des archives – les archives des archives –, dont la première cote désigne un volume relié qui renferme une dizaine d’histoires du dépôt écrites par ses commis entre 1720, une décennie après sa création, et 1804. Ces histoires, restées manuscrites, ont été conservées dans ce volume confectionné sous l’Empire au milieu des documents qui avaient servi à les écrire : états des bureaux, règlements et autres mémoires sur les archives. Des phénomènes de reprises d’une histoire à l’autre accentuent l’autoréférentialité du volume et distinguent les écrits du dépôt par leur forte continuité : produits dans des moments habituellement opposés – le premier XVIIIe siècle, la Révolution, l’Empire –, ils contiennent des discours comparables par-delà l’événement qui surgit fortement au moment de la Révolution. Dans cette scène, là où l’historien cherchait de l’archive, il trouve, déjà écrite, une histoire du dépôt du ministère. Cette forte naturalisation de l’histoire archivée a conduit les historiens à considérer comme une source ce qui était un fragment d’une histoire de l’État par lui-même[1]. C’est ainsi que l’historiographie a vu dans ce dépôt un bureau fortement institutionnalisé[2] et une forteresse destinée à protéger les secrets diplomatiques[3] – autant de représentations véhiculées à travers les écrits produits par les commis des archives au XVIIIe siècle.

Voilà longtemps toutefois, « c’est une évidence », que les historiens ne conçoivent plus « les archives comme des gisements de données vierges », affirment M. P. Donato et A. Saada[4]. Dans un article récent, elles retracent le chemin par lequel les historiens en sont venus à interroger les opérations culturelles, sociales et politiques qui constituent la mise en archive. Les travaux qui en ont découlé rappellent ce qui pourrait tenir là aussi de l’évidence mais qui a plutôt pris la forme d’une prise de conscience réflexive : les archives n’ont pas été écrites pour les historiens, elles ont une histoire qui influe en retour sur nos manières de faire de l’histoire[5]. Bien plus, ces travaux restituent les enjeux de pouvoir qui suscitent, accompagnent, constituent la production d’écrits et leur mise en archive[6]. Les écrits qui nous parviennent comme de l’archive procèdent en effet d’un usage propre dans le temps de leur production. Les archives ne sont pas le support du récit des événements, elles en sont des éléments intrinsèques, qui le travaillent autant qu’elles en découlent[7]. Les actions menées avec des archives constituent donc des moyens d’agir dans le cadre de luttes au sein des institutions[8].

S’intéresser aux pratiques d’archives au sein du ministère des Affaires étrangères permet de considérer les histoires endogènes du dépôt non comme de pures descriptions, d’autant plus susceptibles d’infuser nos représentations qu’elles ont été elles-mêmes mise en archives ; mais à nouveau comme de l’archive, comme l’archive d’une pratique d’écriture historienne. Le rapport entre la pratique historiographique et le lieu de sa production, mis en valeur par M. de Certeau, a été appliqué à l’histoire des lieux par des historiens proches de la micro-histoire : le savoir historiographique – les histoires en tant qu’elles constituent une historiographie – est une production du lieu, il dépend de son lieu d’énonciation[9] ; l’histoire des lieux dépend donc non seulement de son lieu d’énonciation – elle est un produit du lieu, mais elle est aussi localisatrice, productrice d’assignations à des lieux [10]. Pour être compris, les écrits sur le dépôt gagnent à être rattachés à leur lieu de production, ce qui revient à prendre en compte le fait qu’ils ont été produits dans le lieu-même dont ils parlent. Les pratiques d’archives permettent ainsi d’appréhender la manière dont le dépôt s’est construit matériellement en même temps qu’il s’est construit comme un lieu d’écriture de sa propre histoire ; et réciproquement, comment l’écriture de l’histoire qui en découle a été productrice de ce lieu, établissant sa première historiographie. Notre compréhension de ce qui constitue un bureau – à la fois subdivision administrative et espace de travail – ou une administration s’en trouve modifiée. À partir de l’observation des usages des archives du ministère, on contribue en effet à plus large échelle à l’histoire des Affaires étrangères, de l’État et de l’administration.

L’institution du dépôt : une opération d’écriture

État des lieux

Dans un mémoire écrit par le garde des archives des Affaires étrangères Claude Gérard Sémonin (1772-1792) en 1787, on peut lire :

La collection du département des affaires étrangères, commencée à Versailles par M. de Croissy, déposée sous le ministère de M. de Torcy dans le couvent des Petits Pères, placée peu après au Louvre dans le Donjon qui est au-dessus de la Chapelle, a été transportée à Versailles au mois de mars 1763 dans les salles de l’hôtel des Affaires étrangères[11].

Le dépôt des Affaires étrangères a déménagé trois fois dans la première moitié du XVIIIe siècle. Sémonin fait remonter l’origine des archives à l’existence d’une collection – les recueils faits par le secrétaire d’État Croissy (1679-1696) de ses papiers et de ceux de ses prédécesseurs, Lionne (1633-1671) et Pomponne (1672-1679) – et non à l’existence d’un dépôt, c’est-à-dire d’un lieu où conserver cette collection. C’est en 1710, sous Torcy (1696-1715), qu’un lieu propre est affecté aux archives des Affaires étrangères à Paris, alors que le ministère est à Versailles. Le dépôt se trouve ainsi dissocié du ministère et ce jusqu’à la fin de la construction de l’hôtel de la Guerre et des Affaires Étrangères à Versailles en 1760[12]. Après l’écriture du mémoire de Sémonin en 1787, les archives ont encore déménagé. À la suite du retour du roi à Paris en octobre 1789, les ministères quittent Versailles. Le ministre Montmorin (1787-1789) loue deux hôtels particuliers faubourg Saint-Germain[13]. Deux ans plus tard, Delessart (1791-1792) fait déménager le ministère dans un hôtel de l’actuelle rue Laffitte, qui déménage à nouveau le 6 mai 1795, dans l’hôtel Gallifet rue de Grenelle[14]. En ce qui concerne les archives, depuis 1789, elles étaient demeurées à Versailles. Le 16 décembre 1795, à la suite d’une décision de Delacroix (1795-1797), elles commencent à être transférées vers l’hôtel Gallifet et donc à rejoindre le ministère, ce qui est chose faite au mois de mars suivant. La place manquant, elles déménagent en 1798 dans l’hôtel Maurepas, qui communique par le jardin avec l’hôtel Gallifet. Mais ce dernier avait été affecté aux Affaires étrangères en tant que bien d’émigré et, en 1822, se trouve restitué aux héritiers du marquis de Gallifet[15]. Le ministère s’installe alors dans l’hôtel de Wagram, boulevard des capucines, tandis que les archives s’établissent rue des capucines, dans un hôtel qui communiquait avec le ministère par un jardin[16].

Date Lieu du dépôt Lieu du ministère
1710 Couvent des Petits Pères puis Louvre, Paris Versailles
1763 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles
1789 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Faubourg Saint-Germain, Paris
1792 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Rue Laffitte, Paris
6 mai 1795 Hôtel de la Guerre et des Affaires étrangères, Versailles Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris
Mars 1796 Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris
1798 Hôtel Maurepas, rue du Bac, Paris

(l’hôtel Maurepas communique par le jardin avec l’hôtel Gallifet)

Hôtel Gallifet, rue de Grenelle, Paris

Tableau 1 Lieux successivement occupés par le dépôt et le ministère des Affaires étrangères

Pour situer les lieux occupés par les archives, il a fallu examiner ce que les commis du dépôt en avaient écrit. Selon Sémonin en 1787, l’histoire du dépôt commence au « couvent des Petits Pères » – les Augustins déchaussés–, à proximité du Palais Royal et de la place des Victoires. Bien avant lui, en 1720, le garde du dépôt Nicolas Le Dran (1711-1762)[17] en retraçait l’origine, sans évoquer le couvent des Augustins :

[L]es volumes […] se trouvèrent en 1710 multipliés considérablement, Mr le M[ar]quis de Torci […] après avoir obtenu du roi, Louis 14 le Cabinet dans le dongeon au dessus de la chappelle du Louvre a Paris, pour les y deposer et conserver soigneusement, le soin en fut alors confié au Sr de St Prêt […][18].

Selon Le Dran, témoin de la création du dépôt, les archives sont passées directement de Versailles au Louvre. Les écrits de la première moitié du XVIIIe siècle ne mentionnent pas le couvent des Petits Pères et l’historiographie sur le couvent non plus[19]. Le premier document du ministère à évoquer ce lieu est un mémoire de 1761 – 50 ans après les faits relatés –, écrit par Le Dran et dans lequel il recopie successivement un extrait du journal du marquis de Dangeau et « une note écrite de la main du Duc de St Simon vers l’année 1736 », qui retracent tous deux la naissance du dépôt[20]. C’est dans la note du duc Saint-Simon que le couvent est évoqué, sous la forme d’une addition au journal de Dangeau qui, lui, ne le mentionnait pas[21]. Or en 1761, les papiers du célèbre mémorialiste viennent justement d’être déposés aux archives des Affaires étrangères, Le Dran les a sous les yeux en écrivant.

Le Dran recopie Saint-Simon mais cela ne vaut pas adhésion, car une note dans la marge nuance son propos : « L’hotel du M[arqu]is de Croissi occupée par le M[arqu]is de Torci son fils etait dans la rue Vivienne sur le jardin des Petits peres, et avait une porte dans ce jardin »[22]. Il ne contredit pas le duc mais, sous la forme bienséante d’une précision, laisse ouvert un champ d’interprétations. L’hôtel de Torcy communiquait en effet avec le couvent. Soit les archives des Affaires étrangères ont été entreposées un court moment dans cet hôtel, que Saint-Simon confondrait avec le couvent, avant de rejoindre le Louvre ; soit la confusion du duc serait à chercher du côté de la Marine, puisqu’au début du XVIIIe siècle on trouve en effet dans le pavillon du jardin des Augustins déchaussés, le dépôt du secrétariat d’État à la Marine. L’hôtel de Pierre Clairambault, le généalogiste du roi, est à deux pas, ainsi que le lieu de résidence d’Eusèbe Renaudot, propriétaire de la Gazette[23]. Des papiers ayant à voir avec les relations internationales de la France circulent sans aucun doute à cette époque dans cet espace. Le Dran, dans son mémoire historique en 1761, se pose en historien continuateur de Saint-Simon et le mobilise pour légitimer sa propre écriture du dépôt. Il ne le contredit pas, mais insinue poliment une nuance dans la marge, ce qui témoigne des difficultés à situer l’origine du dépôt et de l’enjeu que cela représente pour les commis. Après lui, les gardes ont situé la naissance du dépôt au couvent des Petits Pères, dans ce qui constitue sa première et durable historiographie, et dont Saint-Simon est donc, semble-t-il, à l’origine[24].

Les archives, un bureau ?

Le récit de la topographie des archives des Affaires étrangères révèle deux éléments : les nombreux déménagements du dépôt et donc la multiplicité des lieux qu’il a occupés au cours du temps ; une dissociation entre les lieux occupés par le dépôt et ceux occupés par le ministère. De la naissance du dépôt à son emménagement au Quai d’Orsay en 1850, les années 1763-1789 et 1796-1798 sont les seuls moments où il occupe réellement le même bâtiment que le ministère. Alors qu’une institution est communément identifiable par son lieu – on parle aujourd’hui du « Quai d’Orsay » pour désigner, par métonymie, le ministère – le dépôt a occupé des bâtiments variés dans le premier demi-siècle de son existence[27]. Ces éléments nous éloignent de l’identification forte entre lieu, institution et autorité politique et pourtant, ce dépôt comme ceux des autres secrétariats d’État créés au tournant du XVIIIe siècle – de la Marine en 1699, de la Guerre en 1701 – est souvent considéré comme un élément déterminant dans la mise en place d’une bureaucratie ministérielle au temps de la monarchie administrative[28].

Que serait un bureau auquel on confierait les documents transformés en archives parce qu’ils ne sont plus utiles aux affaires ? La distinction spatiale entre dépôt et ministère implique en effet un tri entre les papiers, qui recouvre une séparation fonctionnelle entre ceux jugés utiles au service du ministère – les papiers récents – et ceux qui ne le sont plus – les papiers anciens, selon une distinction entre documents et archives[29]. À la fin de la Régence, le Cardinal Dubois, principal ministre, demande à Le Dran de faire revenir à Versailles – c’est-à-dire au ministère – les papiers « nécessaires ». Le Dran le raconte ainsi à Choiseul, qui vient de prendre la tête du ministère, en 1759 :

Lorsqu’en 1722 Sa M[ajes]té ayant resolu d’etablir a l’exemple du Roy Louis son bisayeul, la residence de sa Cour a Versailles, le C[ardin]al du Bois voulut que j’y fisse transporter dans un bureau qu’il m’avait destiné, ceux des volumes du depost qui pouraient estre les plus necessaires pour le courant des affaires[30].

Toutefois, dans le même mémoire, Le Dran revendique pour le garde des archives – lui-même –un logement au Louvre où sont les archives « pour estre à portée d’envoyer promptem[ent] les volumes ou pieces qui seraient demandées de Versailles » – au ministère. Au moment de demander davantage de personnel pour son dépôt, il décrit aussi les travaux que le ministère demande aux archives : « et cependant nous n’avons que deux commis apointés du Roy pour nous aider dans la confection des tables, extraits et copies à faire pour subvenir a ce qui est souvent demandé des bureaux de Versailles ». Le ministère a besoin des papiers restés à Paris. Dans ce mémoire à l’attention de Choiseul, la séparation entre les papiers nécessaires et les autres n’est pas évidente, elle est flottante ; elle est aussi transcendée par la mise en scène par Le Dran de sa propre nécessité, dans un récit à la première personne où celui qui dit « je » tient la plume : plus que certains papiers, c’est lui-même qui est nécessaire au ministère. On voit que l’écriture du dépôt comme bureau est prise dans les rapports sociaux entre commis et ministre.

En juin 1797, alors que les archives et le ministère viennent d’être réunis, un commis du dépôt écrit au ministre :

[On] ne craint point d’avancer que le nombre des employés attachés aux Archives n’est point proportionné au travail actuel. Il est manifeste que, depuis leur translation à Paris, elles sont devenues une division politique si active par les demandes de tout genre des chefs des autres divisions et du public, que, pour y satisfaire ponctuellement, il a fallu abandonner la confection des tables analytiques des diverses correspondances […][31].

Selon ce commis, c’est la réunion des archives et du ministère dans un même lieu (« Paris », à l’hôtel Gallifet) qui fait des archives une « division » – équivalent de « bureau ». Qualifier les archives de division politique les place en haut de la hiérarchie des bureaux – les divisions politiques s’occupent de la correspondance entre le ministère et les ambassadeurs–, alors que les commis des archives semblent pâtir d’un manque de reconnaissance par rapport à ceux des autres bureaux. Le dépôt aurait, en rejoignant le ministère, changé de fonctions et ses employés auraient changé de travail. Mais cette description s’inscrit dans une demande de moyens financiers et humains faite au ministre pour le service des archives, dans un manuscrit à la présentation particulièrement soignée – il comporte une page de garde par exemple. L’intégration du dépôt au travail proprement diplomatique est mise en valeur pour justifier la nécessité d’augmenter son personnel. L’association du dépôt à un bureau, dans laquelle on lit souvent un élément important de la construction de l’État moderne, est donc d’abord le fait des acteurs, dans le cadre d’une revendication écrite. À suivre l’auteur de ce mémoire, le dépôt lorsqu’il n’est pas au ministère est éloigné du travail des bureaux, ce qui déplace l’association courante entre la création des dépôts et la bureaucratisation des administrations. En 1759 comme en 1797, la représentation du dépôt en bureau à travers la description des tâches effectuées pour le ministère par les commis des archives est prise dans une revendication de privilège – un logement –, de place, de personnel ou d’appointements. Pour le dépôt, essayer d’exister comme bureau est une ressource pour obtenir les mêmes moyens qu’un bureau.

Bureau et patriotisme : le moment 1789-1795

Entre temps, l’histoire du dépôt avait été marquée par une rupture importante. En 1789, le dépôt n’a pas suivi le roi et le ministère à Paris, ce qui a valu au ministère d’être soupçonné d’avoir laissé ses papiers à l’abandon[32]. Selon F. Masson, les raisons pour lesquelles le dépôt serait resté à Versailles sont matérielles : on attendait de trouver les bonnes conditions pour l’accueillir à Paris. L’emménagement du ministère à l’hôtel Gallifet ne suffit cependant pas à expliquer que le dépôt l’y ait rejoint en 1795, comme l’indiquent les alertes du garde Nicolas Geoffroy sur l’insuffisance du local destiné à accueillir les archives[33]. A. Baschet, dont l’ouvrage est contemporain de celui de F. Masson[34], n’en disait pas plus et depuis, la période 1789-1795 fait figure d’ellipse dans les travaux[35].

On pourrait relier le déménagement de 1795 à un mouvement plus large de réorganisation des archives suite à la loi du 25 juin 1794. Mais cette « charte constitutive des archives de France »[36], ne paraît pas avoir concerné le dépôt des Affaires étrangères. Un rapport du commissaire[37] des Relations extérieures Philibert Buchot en 1794 affirme :

[Le dépôt] est actuellement à Versailles parfaitement établi quant à la localité, mais un décret ordonne la translation à Paris ; peut être sera-t-il difficile de trouver un emplacement aussi convenable et la depense qu’entraine ce changement sera sans doute considérable, mais il n’en faut pas moins conserver l’établissement en lui-même et continuer à l’entretenir avec le même soin[38].

Il est possible qu’on ait laissé le dépôt à Versailles pour le préserver. La commission revendique à nouveau le transfert du dépôt à Paris en novembre[39], mais le commissaire André-François Miot (1794-1795) se voit opposer la résistance du garde Geoffroy, qui insiste sur l’importance de fixer les archives à l’abri du feu et de l’humidité, dans un local d’une seule grande pièce de plein pied, pour éviter aux commis des pertes de temps ; ce que l’hôtel Gallifet où se tient le ministère, ne peut offrir. Le garde conclut ainsi son mémoire :

On observera encore que pendant 53 ans, depuis 1710 époque de la formation du dépôt à Paris, jusqu’au moment de sa translation à Versailles en 1763, le service des bureaux ministériels n’a point souffert, quoique éloigne alors, comme aujourd’hui, de 4 lieues, et de 15 à 20 lieues pendant les voyages de Fontainebleau et de Compiègne[40].

Par ces lignes, seul exemple à notre connaissance d’écriture de la distance qui sépare le dépôt du ministère au XVIIIe siècle, Geoffroy affirme que cette distance ne nuit pas au service. En sollicitant le maintien du dépôt à Versailles, il revendique aussi l’autonomie du dépôt vis-à-vis du ministère. Finalement, le ministre Delacroix ordonne la translation du dépôt à Paris le 14 décembre[41]. Or on sait d’après F. Masson que Geoffroy fut peu après chassé du dépôt comme complice de l’insurrection royaliste du 5 octobre 1795[42]. L’autonomie du dépôt versaillais serait-elle à chercher dans sa constitution en bastion royaliste ? En mars 1792, le garde Sémonin avait fait l’objet d’une dénonciation de la part d’un citoyen de Versailles dénommé Genton, qui écrivait au ministre Dumouriez (1792) :

Monsieur, il y a un de vos burau sur lequel vous n’avez pas porté vos regards ou il regne la plus affreuse aristocratie, […] l’on socupe plus souvent au dépôt des affaires etrangeres, a faire des extraits pour le Journal de la cour et de la ville, la gazette de paris et l’amie du Roi, que des affaires de la nasion. je vous dénonce sur tout le chef de ce bureau comme le plus enragé de tous les aristocrate. la preuve de ce que javance c’est que rien na pu encore le forcer a prendre la cocard nasionale […]. il a eu peu de tem le moniteur, mais la lecture de ce journal lui donnait des convultions. il y a quelque chose de pire que tout cela c’est que monsieur simonin qui coute 24 à 30 mille livre par an a la nation ne fait pas dans le courant de son année pour 24 livre de travail à payer très généreusement, il necrit surement pas pour le service de son bureau la valeur d’un cahier de paier [sic] à lettre, il socupe mais cest a sa campagne a planter […] des arbres et à chasser dans son parc. […] il vient a versailles tout les huit jours des foit tout les trois semains quelque fois un mois. […] débarassez vous monsieur d’un de nos grands ennemit et mettez en leur place des hommes patriotes que la nation payera avec plaisir et qui la serviront bien […][43].

On le lit entre les dernières lignes, la dénonciation de Genton est peut-être aussi de sa part une demande d’emploi au dépôt, ce qui sème un peu plus de trouble sur un écrit produit dans l’ère du soupçon[44], ou les écrits de suspicion peuvent eux-mêmes faire l’objet d’une suspicion. Le dépôt est assimilé à un bureau, dans une opération d’écriture qui vise à prémunir le service du ministère d’un mauvais fonctionnaire : comme bureau, le dépôt se doit d’être peuplé d’agents républicains et patriotes. La dénonciation passe par la description du travail effectué au dépôt pour la presse royaliste et contre-révolutionnaire, de l’oisiveté du garde absent et du coût qui en découle pour la nation, mais aussi de son refus de porter la cocarde en un temps où les vêtements sont, comme le langage employé ou le travail, un critère de patriotisme[45]. L’hypothèse du dépôt comme bastion royaliste est à nuancer car, outre la singularité du témoignage, si le dépôt est d’abord accusé dans son ensemble, la dénonciation se resserre finalement sur Sémonin, qu’il faut remplacer, et pourquoi pas, par l’auteur de la lettre[46]. Même si le Comité de Salut Public a pu vouloir neutraliser le dépôt en le ramenant de Versailles à Paris en 1794, ces dénonciations ayant eu lieu en 1792 n’expliquent pas pourquoi le déménagement n’a pas été réalisé avant fin 1795. La résistance des gardes conjointement à la recherche d’un bâtiment convenable peuvent l’expliquer ; et si finalement, le transfert a lieu dans un bâtiment inadapté, c’est peut-être qu’il fut mis un terme brutal à la résistance de Geoffroy en réaction aux dénonciations qui l’acculaient.

Les écritures variées du dépôt comme bureaux déplacent le questionnement qui consisterait à étudier les usages du dépôt-rouage de l’administration, vers celui de l’institution du dépôt comme bureau à travers des pratiques d’écriture. On se donne ainsi les moyens d’observer ce qui « fait lieu » au dépôt des Affaires étrangères, si ce n’est un bâtiment dédié de manière pérenne : une pratique continue d’écriture du lieu.

La construction d’une fiction : le dépôt des Affaires étrangères, lieu du secret

La communication des archives : anatomie d’un volume

En produisant des histoires, les commis font aussi du dépôt une ressource pour l’écriture de l’histoire. Dès le XVIIIe siècle, des historiens extérieurs au ministère ont ainsi sollicité la communication de ses archives. En témoigne le volume relié « Communication des pièces des archives 1752-1830 » conservé dans la série des archives du ministère[47]. Une première partie de ce volume rassemble des écrits normatifs qui rappellent l’interdiction de communiquer des archives à toute personne étrangère au dépôt, agents du ministère compris, sans autorisation du ministre. Ils ont été produits entre 1808 et 1830, principalement par Maurice d’Hauterive, garde des archives de 1807 à sa mort en 1830. Une seconde partie rassemble des dossiers qui portent le nom des individus ayant sollicité la communication d’archives. Ils contiennent parfois leurs demandes et de manière plus systématique, les réponses du garde du dépôt, signifiant presque toujours un refus de communiquer les archives. Ces dossiers s’échelonnent de 1752 à 1830 mais 33 dossiers sur 41 datent de la période où d’Hauterive est garde des archives. On peut voir dans la mise en volume de ces refus de communication la construction d’un savoir historiographique par d’Hauterive, pré-écrivant l’histoire du ministère ; en effet, c’est sur ce volume que s’est appuyée l’historiographie du ministère depuis la seconde moitié du XIXe siècle pour construire l’image d’un dépôt-forteresse[48].

Or, à y regarder de plus près, la construction du dépôt des Affaires étrangères comme un lieu dont rien ne sort est une fiction. Les demandes de communication ont beau être refusées, cela ne signifie pas que les archives ne sortent pas du dépôt d’une manière ou d’une autre : prêt, consultation, réalisation d’extraits ou de copies – le sens du terme « communication » fait précisément l’objet de conflits entre les gardes et les visiteurs. Cette contradiction apparente entre des lettres et des règlements qui refusent de communiquer et une communication effective peut être résolue en prenant en considération la proposition de M. de Certeau, selon laquelle le savoir historiographique dépende de son lieu d’énonciation[49]. La délocalisation de ces écrits, l’oubli de leur lieu d’énonciation dans l’étude qui en a été faite et qui est consécutive de leur mise en archives (la mise en archives – en lieu – paradoxalement, produit là de la délocalisation), a favorisé la mise en valeur du dépôt comme un lieu une forteresse dans l’historiographie[50].

Parmi les dossiers nominatifs, le volume relié conserve celui de Pierre Édouard Lemontey, historien à qui Napoléon confie en 1808 l’écriture de l’histoire de France sous les règnes de Louis XV et Louis XVI. La commande de l’Empereur ne rend pas la communication des archives évidente, et d’Hauterive est chargé par le ministre Champagny (1807-1811) d’un rapport sur les enjeux de cette communication[51]. Fort de son expérience au ministère et produisant par ailleurs tous les règlements de l’institution à cette période – il était auparavant chef de division politique et siégeait au Conseil d’État depuis 1805 –, d’Hauterive ne se contente pas de répondre à Lemontey, il institue[52] : « je prie Votre Excellence de me permettre de lier la décision que je dois lui demander sur le fait particulier de la réclamation qu’elle m’a renvoyée, à la discussion de la règle générale qu’il est dans l’intérêt de mes devoirs de chercher à faire établir », écrit-il à Champagny en décembre 1808[53]. Son rapport contient un refus de communiquer les archives en général, mais aussi une autorisation de communiquer à Lemontey ce qu’il demande. Après trois pages d’écriture du refus, d’Hauterive précise : à condition que Lemontey ne cherche pas lui-même dans les volumes, mais qu’on lui transmette sur place les pièces précisément demandées, si elles ne sont pas directement en lien avec les affaires du temps, la communication peut être accordée.

La carrière de d’Hauterive est longue (23 ans aux archives) et il a produit un volume entier de règlements et de rapports sur l’interdiction de communiquer des archives, arguant de la protection du secret des affaires, ce qui tend à occulter le fait que ces écrits s’inscrivaient souvent dans le cadre d’une communication. Le repérer permet de déplacer les questionnements sur la protection effective ou non du secret, sur les modalités de rétention de l’information dans les monarchies modernes[54], vers les usages sociaux du secret : à quoi cela sert-il de construire par l’écriture le dépôt des archives des Affaires étrangères comme le lieu de la protection du secret diplomatique si ce n’est pas, ou pas seulement, à le protéger ? À travers l’écriture du refus de communiquer les archives, le garde publie le dépôt comme lieu où est gardé le secret diplomatique. Ces écrits circulent dans l’entourage du ministre des Affaires étrangères, du chef de l’État, et bien sûr auprès des historiens qui sollicitent la consultation d’archives.

La publication du secret comme principe de gouvernement

La démarche de Lemontey indique qu’en 1808, lorsqu’un individu veut écrire de l’histoire, il se rend aux archives. La singulière richesse du dépôt des Affaires étrangères est mise en avant comme un argument dans la lettre que Fouché, ministre de la police, écrit à Champagny pour recommander Lemontey – ce dernier travaillait en effet au service de la censure, dans le ministère de Fouché :

Il a paru convenable, Monsieur le Comte, aux vues de Sa Majesté, de faire continuer l’histoire de France commencée par Vely. S. M. a daigné en charger Mr Lemontey, et m’a expressément autorisé à lui faire ouvrir les dépôts et archives du gouvernement. Votre Excellence sentira que sans un tel secours, une histoire moderne, abandonnée aux fausses lueurs des gazettes, et d’un trop petit nombre de mémoires particuliers, ne saurait jamais être classique et digne des hautes pensées de S. M. La source la plus indispensable pour un historien est le dépôt des relations extérieures […].[55]

De son côté, d’Hauterive retourne terme à terme ces arguments pour défendre un usage des archives interne au ministère :

J’ai toujours pensé, Monseigneur, que les archives n’étaient point un dépôt commun pour les travaux de l’histoire. Les journaux, les rapports officiels, les actes publics, les mémoires mis au jour par les contemporains sont les seules sources où les hommes qui s’imposent volontairement la tâche de consigner les évènements de leur temps ou ceux des temps passés, doivent puiser. […] Les moyens particuliers d’instructions que le gouvernement possède lui appartiennent en propre […] [56] .

Pour d’Hauterive, le dépôt n’est pas public et les archives des Affaires étrangères ne peuvent servir de sources qu’aux travaux d’histoire réalisés par les commis du ministère pour le ministère. Les archives sont à usage interne, contrairement aux gazettes où Lemontey peut puiser. C’est la réponse qu’avait fait en son temps Colbert à François Charpentier chargé par Louis XIV d’écrire l’histoire de son règne, et les historiens que sont d’Hauterive et Lemontey le savent sans doute, l’épisode étant raconté par Charles Perrault[57]. C. Jouhaud a identifié dans ce point de blocage – l’accès aux sources – une des causes de l’impasse dans laquelle se sont trouvés les historiographes du règne de Louis XIV. Un siècle et demi plus tard, on voit encore s’affronter deux conceptions des archives : les archives comme sources de l’histoire et les archives comme ressource pour l’action des ministres, qui sont aussi un secret que l’on garde. Cette tension entre usage externe et interne est révélatrice d’une contradiction inhérente aux archives, mise en valeur par F. de Vivo à propos des archives de Venise : elles sont secrètes et pourtant, leur conservation suggère leur exploitation[58].

La protection du secret est le principal argument utilisé par d’Hauterive pour exprimer son refus de communiquer des archives. Il répète craindre la « publicité » des papiers à la fois pour la réputation des agents diplomatiques et pour celle des grandes familles liées aux événements politiques. Les archives communiquées pourraient « fournir dans la période la plus épineuse d’une négociation […] des armes dangereuses aux puissants ennemis […] de la politique du gouvernement » écrit-il[59]. L’association des écrits à des « armes » signifie à la fois le pouvoir de l’écrit et son statut quasi-juridique – c’est l’écrit comme preuve. D’Hauterive a conscience qu’ils peuvent être retournés contre le dépôt :

Il ne peut être sans danger dans aucune circonstance de donner à qui que ce soit un accès indéterminé à toutes les espèces de collections qui peuvent se trouver au dépôt, car cette communication entrainant la faculté de faire des extraits, il est probable qu’elle donnera lieu, soit immédiatement, soit par la suite, à publication de faits ou de maximes qu’il peut être dans l’intention du gouvernement de laisser ignorer[60].

D’Hauterive produit du flou en étant imprécis (« qui que soit », « indéterminé », « les espèces de collections »), ce qui lui permet, au nom du « danger », d’ériger le refus de communiquer en principe général et d’appliquer des ajustements selon les cas. Le danger est le suivant : dès lors qu’ils sont sortis du dépôt, les écrits circulent et leur destin échappe au garde. D’Hauterive témoigne d’un savoir de la circulation, alors qu’il doit précisément argumenter face à Lemontey, censeur impérial, expert en circulation de l’écrit, du moins officiellement habilité à dire ce qui peut circuler. Le secret diplomatique n’est pas seul en jeu ; à bien le lire, la construction de l’identité des grands commis d’État mis en concurrence est au cœur de ce rapport. Reste qu’en dépit des propos de d’Hauterive, les archives sortent du ministère.

L’efficacité de son argument est donc à chercher ailleurs : écrire sur la protection du secret diplomatique, c’est pour le moins publier le secret comme principe de gouvernement[61]. Pour d’Hauterive, la crédibilité du ministère vis-à-vis des puissances étrangères passe par sa représentation, dans l’écriture, comme un lieu qui tient secrètes les traces des négociations entre les États. Publier la défense du secret diplomatique ne permet pas tant de défendre effectivement ce secret, que de publier que les archives sont un lieu sûr. D’Hauterive dédouane le ministère d’une faute politique, pour ses contemporains et la postérité. On a vu l’efficacité historiographique de l’argument du secret, à partir duquel les historiens ont fait de d’Hauterive le bâtisseur d’une forteresse. En cela, les rapports du garde se contredisent eux-mêmes : ils publient que rien ne sort du dépôt, or pour être valables comme publication il faut qu’eux-mêmes, archivés, sortent du dépôt ; il faut accéder à ces archives qui prétendent qu’on ne doit pas accéder aux archives. L’important est donc autant de garder le secret que de dire qu’on le fait, ce qui fait apparaître l’archivage non comme une pratique de mise hors circulation mais comme une publication.

Défendre le secret, défendre son travail

La communication des archives est un terrain qui nous permet, à la suite des travaux de F. de Vivo notamment, d’envisager les archives non comme un lieu clos sur lui-même mais dont le fonctionnement est le fruit d’un « compromis » avec le monde extérieur[62]. Pour bien comprendre ce qui se joue dans la publication du secret, il faut pourtant envisager que la communication des archives est aussi aux prises avec des rapports de pouvoir internes au ministère. En l’occurrence, les écritures du refus sont pour d’Hauterive une occasion de défendre auprès du ministre le travail des commis et le sien en particulier. Cela implique tout d’abord de faire entrer son action de défense du secret dans le domaine de la fidélité en en offrant un témoignage au ministre et à l’Empereur. Toujours dans le même rapport de décembre 1808, d’Hauterive écrit :

D’après ce qui m’a été dit, il parait que ces ordres émanent de Sa Majesté même. Il est vrai que rien n’indique que l’intention de Sa Majesté soit que M. Lemontey puisse recueillir les renseignements nécessaires à son travail partout où ces renseignements existeront : mais il suffit que les volontés d’un souverain tel que le Notre soient connües pour que toutes les personnes qui mettent tout leur bonheur et leur gloire à lui obéir, quelle que soit l’administration qu’ils ayent à diriger ou à servir, se montrent empressées de seconder de tous leurs moyens les efforts de quiconque […]. Je suis assuré, Monseigneur, qu’en ce point ce n’est pas une simple opinion que j’exprime et que je ne fais que professer les sentiments personnels de Votre Excellence[63].

Le garde des archives met en valeur sa proximité avec Napoléon en affirmant qu’il le connaît assez bien pour connaître ses intentions. Il est vrai que d’Hauterive le côtoie au Conseil d’État et a eu l’occasion de travailler directement avec lui à l’hiver 1801-1802, lorsqu’il assurait l’intérim du ministère en l’absence de Talleyrand[64]. D’Hauterive prend la posture de celui qui connaît les intentions de l’Empereur et du ministre mieux que les deux hommes eux-mêmes, ce qui situe sa décision à suivre dans une fidélité parfaite aux vues de ses patrons. Or se conformer à leur désir est essentiel pour celui qui se trouve avec Lemontey concurrencé sur son propre terrain, l’écriture de l’histoire.

Les commis du dépôt produisent en effet des histoires variées appuyées sur leurs archives : histoire des négociations diplomatiques, des puissances étrangères et leurs rapports avec la France, du ministère et du dépôt qu’il abrite. Ces histoires restées manuscrites étaient destinées à un usage interne, aux ambassadeurs qui venaient les consulter aux archives avant de partir en mission, ou au ministre pour préparer la signature d’un traité[65]. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de Le Dran, particulièrement prolifique en la matière puisque Christian Fournier lui attribue 519 histoires, toutes manuscrites, principalement des histoires des négociations[66]. Leur nombre suggère que cela relevait de l’occupation principale, du moins habituelle du garde des archives. Ses successeurs, en écrivant eux aussi de l’histoire et notamment des histoires du dépôt qu’ils offraient à leur ministre, ont construit et revendiqué une profession d’historien. Cela permettait aux commis des archives d’obtenir une forme de reconnaissance de la part du ministre, alors qu’ils étaient souvent dévalorisés par rapport à ceux des autres bureaux[67].

Voilà qui fait apparaître autrement la défense de l’accès aux archives par d’Hauterive. Mettre en valeur la protection du secret, c’est énoncer un argument audible pour le ministre. Mais lorsqu’il affirme que les archives ne sont pas un dépôt pour « les hommes qui s’imposent volontairement la tâche de consigner les évènements de leur temps ou ceux des temps passés », d’Hauterive défend les commis du dépôt pour qui écrire de l’histoire à partir des archives diplomatiques est un travail, qui requiert une expérience et des compétences : « L’usage qui doit être fait de ces documents demande un discernement exercé, une certaine expérience des affaires et à quelques égards une connaissance des rapports secrets de la France avec les cabinets étrangers »[68].  C’est là la définition d’un commis des archives. D’Hauterive l’écrit franchement à Champagny : « Il est donc à désirer que ces matériaux serviront uniquement aux personnes qui appartiennent au ministère […] » ; et lui met sous les yeux les travaux réalisés aux archives, avant de présenter les siens propres : « J’ai eu l’honneur d’entretenir Votre Excellence dans une autre occasion du travail que j’ai fait moi-même sur la dernière correspondance de Turin »[69]. La défense de l’accès aux archives est ainsi l’occasion pour d’Hauterive de présenter au ministre le travail de son dépôt. Face à Lemontey, historiographe nommé par Napoléon, d’Hauterive revendique le monopole de l’accès aux archives du ministère, c’est-à-dire la fonction d’historiographe des Affaires étrangères.

Conclusion

Les mémoires de d’Hauterive donnent à lire deux usages opposés des archives, que l’on distingue nous-mêmes souvent comme historiens, entre les archives comme sources pour l’histoire et les archives comme ressources de l’action politique. Toutefois la vraie tension se situe entre un usage externe au dépôt et un usage interne. En effet, les actions menées par d’Hauterive attestent d’une pratique politique et administrative de l’écriture de l’histoire, qui déplace l’opposition traditionnelle entre histoire et action : ici, la source de l’histoire est la ressource pour l’action ; protéger le secret, c’est contrôler l’écriture de l’histoire, protéger le ministère des représailles diplomatiques, et pour le garde, protéger sa fonction. En laissant l’histoire être prise en charge par d’autres, les commis perdent cet instrument – l’écriture de l’histoire – qui avec le temps, est devenu constitutif de leur métier. En effet, face aux changements de lieux consécutifs du dépôt, le recours à l’écriture a permis à ces derniers d’affermir leur dépôt comme institution bureaucratique et sûre. Situer l’écriture du lieu dans son lieu d’écriture fait apparaître ce que l’on considère d’habitude comme la préhistoire de l’État moderne – l’écriture de la bureaucratisation ou du secret d’État – comme une ressource pour les acteurs du temps dans des rapports sociaux internes – entre un commis et un ministre – et externes au ministère – entre un commis des archives et un visiteur, censeur et historiographe au service de Napoléon par exemple. C’est en ce sens que l’histoire des pratiques archivistiques peut devenir une histoire sociale de l’État.


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[1] C’est ainsi qu’A. Baschet a écrit à la fin du xixe s. une histoire très complète du dépôt des Affaires étrangères. Armand Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères: à Paris au Louvre en 1710, à Versailles en 1763 et de nouveau à Paris en divers endroits depuis 1796, Paris, Plon, 1875.

[2] Jean-Pierre Samoyault, Les Bureaux du Secrétariat d’État des affaires étrangères sous Louis XV: administration, personnel, A. Pedone., Paris, 1971.

[3] Jean Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, Éditions du CNRS, coll.« Histoire de l’administration française », 1984 ; Isabelle Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères », in Lucien Bély et Isabelle Richefort (éd.), L’Invention de la diplomatie. Moyen-Âge-Temps modernes., PUF, 1998, p. 193‑204.

[4] Donato Maria Pia et Saada Anne, Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux., Classiques Garnier, Paris, 2019, p. 9, Introduction.

[5] Anheim Étienne et Poncet Olivier, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, 2004, no 125, pp. 13.

[6] Pour des exemples récents en dehors du seul cas français : Filippo de Vivo, Information and Communication in Venice: Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford university press, 2007 ; Markus Friedrich, Die Geburt des Archivs: Eine Wissensgeschichte, München, De Gruyter Oldenbourg, 2013.

[7] Isabelle Grangaud, « Le passé mis en pièce(s) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72e année-4, 2017, p. 1023‑1053 ; Christian Jouhaud et Dinah Ribard, « Événement, événementialité, traces », Recherches de Science Religieuse, 2014 ; Pauline Lemaigre-Gaffier et Nicolas Schapira, « Introduction », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles. Sociétés de cour en Europe, XVIe-XIXe siècle – European Court Societies, 16th to 19th Centuries, 2019.

[8] Sur l’institution comme enjeu de lutte, voir Bourdieu Pierre, Sur l’État: cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil, 2012, p. 508.

[9] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 95.

[10] Mathilde Bombart et Alain Cantillon, « Localités : localisation des écrits et production locale d’actions – Introduction. Actes de la journée d’étude du 7 octobre 2005 (Paris, Maison des Sciences de l’Homme) », Les Dossiers du Grihl, 1, 2008.

[11] La Courneuve, Archives des Affaires Étrangères [désormais AAE], 404/INVA/1, fol. 230.

[12] Basile Baudez, Élisabeth Maisonnier et Emmanuel Pénicaut (éd.), Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles: deux ministères et une bibliothèque municipale du XVIIIe au XXIe siècle, Paris, N. Chaudun, 2010 ; Les archives de la guerre et de la marine s’y installent également à ce moment-là. Basile Baudez, « Des bureaux pour la Marine: l’hôtel des Affaires étrangères et la Marine à Versailles (1760-1761) », in La liasse et la plume: les bureaux du Secrétariat d’État de la marine, 1669-1792, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 47‑60 ; Thierry Sarmant (éd.), Les ministres de la guerre, 1570-1792: histoire et dictionnaire biographique, Paris, Belin, 2007, p. 119.

[13] La Courneuve, AAE, 404/INVA/12, non folioté, Lettre de Duruey, novembre 1789. Frédéric Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution: 1787-1804, E. Plon et Cie., Paris, 1877, p. 68 ; J. Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français…, op. cit., p. 287.

[14] Emmanuel Pénicault, « Les lieux de la négociation : l’hôtel Gallifet », in Yves Bruley et Thierry Lentz (éd.), Diplomaties au temps de Napoléon, CNRS Éditions., Paris, 2014, p. 300.

[15] Ibid. ; Ministère des Affaires étrangères, Les archives du ministère des relations extérieures depuis les origines: histoire et guide; suivis d’une Étude des sources de l’histoire des affaires étrangères dans les dépôts parisiens et départementaux, 1984, p. 180.

[16] AAE, 404/INVA/12, non folioté, « Développement des principales collections pour servir à la distribution du nouvel hotel des archives rue des capucines ». C’est au milieu des années 1850 que le ministère des Affaires étrangères se fixe dans l’hôtel du Quai d’Orsay avec les archives. Ces dernières y sont restées jusqu’en 2009. Depuis cette date, le ministère est à nouveau dissocié du lieu de conservation de ses archives, qui sont à La Courneuve (Seine-Saint-Denis).

[17] Le Dran fut commis au ministère pendant plus de cinquante ans, alternativement aux archives et dans les bureaux politiques.

[18] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 86.

[19] Jean-Marie Barbiche, Les Augustins déchaussés de Notre-Dame-des-Victoires (1629-1790), École des Chartes, 2007.

[20] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 155.

[21] Louis de Rouvroy Saint-Simon, Mémoires. Additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 930‑932.

[22] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 157.

[23] Je remercie M. Martignon de me l’avoir indiqué. Voir Martignon Maxime, Publier le lointain le lointain à l’époque de Louis xiv, thèse en cours.

[24] A. Baschet imputait déjà cette erreur à Saint-Simon. A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit., p. 117.

[25] Angelo Torre, « « Faire communauté » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e année, 2007, p. 101‑135.

[26] Cette réflexion est empruntée à Judith Lyon-Caen qui l’a développée lors d’un séminaire du Grihl le 28 février 2017, à propos d’un autre lieu, le Palais Royal au xixe s.

[27] Arnaud Fossier et Éric Monnet, « Les institutions, mode d’emploi », Tracés. Revue de Sciences humaines, 17, 2009, p. 7‑28.

[28] Thierry Sarmant, « Mars archiviste : département de la guerre, dépôt de la guerre, archives de la guerre (1630-1791) », Revue historique des armées, 1, 2001, p. 113‑122 ; Étienne Taillemite, « Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870. », Bibliothèque de l’École des chartes, 127-1, 1969, p. 27‑86 ; J.-P. Samoyault, Les Bureaux du Secrétariat d’État des affaires étrangères sous Louis XV…, op. cit.

[29] Étienne Anheim et Olivier Poncet, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, 125, 2004, p. 1‑14.

[30] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol.150-151.

[31] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, fol. 315-316.

[32] Que la Révolution ait été « grande brûleuse d’actes et de pièces » est un lieu commun aujourd’hui largement nuancé. Blandine Kriegel, La République incertaine, Paris, Presses universitaires de France, coll.« Les Historiens et la monarchie, 4 ; Les Chemins de l’histoire », 1988, p. 80 ; cité et critiqué par Dominique Poulot, Surveiller et s’instruire: la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, Oxford, Voltaire foundation, coll.« Studies on Voltaire and the eighteenth century », n˚ 344, 1996, p. 112. « À l’encontre de certains historiens de la fin du XIXe siècle selon lesquels le ministère des Affaires étrangères sous la Révolution aurait laissé dépérir son fonds d’archives », écrit V. Martin, les travaux d’A. Baschet, plus récemment ceux d’I. Nathan soulignent au contraire que le dépôt a vu ses fonds s’enrichir pendant cette période. Virginie Martin, La diplomatie en Révolution : structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques: l’exemple des agents français en Italie (1789-1796), Paris 1, 2011, p. 51.

[33] F. Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution…, op. cit., p. 375. La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc. 46.

[34] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[35] Emmanuel Pénicault, « L’hôtel de la Guerre de la Révolution à nos jours », in Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles: deux ministères et une bibliothèque municipale du XVIIIe au XXIe siècle, Paris, N. Chaudun, 2010, p. 103 ; É. Taillemite, « Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870. », op. cit.

[36] D. Poulot, Surveiller et s’instruire…, op. cit., p. 262.

[37] En 1793, les ministères sont supprimés et remplacés par des commissions. Le département des Affaires étrangères devient la Commission des Relations extérieures. En 1795, le Directoire rétablit les ministères mais le nom de Relations extérieures est conservé jusqu’en 1814. Virginie Martin, La diplomatie en Révolution: structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques: l’exemple des agents français en Italie (1789-1796), Paris 1, 2011.

[38] La Courneuve, AAE, 262QO/1, doc. 45.

[39] Ibid., doc 55.

[40] La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc 46.

[41] Ibid., doc. 55.

[42] F. Masson, Le département des affaires étrangères pendant la révolution…, op. cit., p. 376.

[43] La Courneuve AAE, 266QO/63.

[44] Virginie Martin, « La Révolution française ou “l’ère du soupçon” », Hypothèses, 12-1, 2008, p. 131‑140.

[45] Lynn Hunt, « Révolution française et vie privée », in Philippe Ariès et Georges Duby (éd.), Histoire de la vie privée, tome IV: De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1987, p. 19‑46.

[46] Sémonin retourne l’argument auprès de la municipalité de Versailles lorsqu’après le 10 août, elle a apposé des scellés au dépôt. Il écrit craindre qu’on le voie ainsi que ses collègues « errant dans la ville, privés de nos fonctions », et qu’on les soupçonne d’incivisme. Il est limogé quelques jours plus tard. La Courneuve, AAE, 404/INVA/1, doc. 34.

[47] La Courneuve, AAE, 404/INVA/6.

[48] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[49] M. de Certeau, L’écriture de l’histoire…, op. cit.

[50] J. Baillou, Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit.

[51] D’Hauterive fut employé dans la carrière diplomatique de 1785 jusqu’à sa mort en 1830. Il mena d’abord une brève carrière « à l’extérieur » notamment comme consul à New York avant d’occuper une place de chef de bureau politique entre 1799 et 1807, puis de garde des archives.

[52] Ma thèse en cours est en partie consacrée à ce personnage qui a eu un rôle essentiel dans l’institution du ministère au début du xixe s.

[53] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[54] Voir en dernier lieu Sylvain André, Philippe Castejon et Sébastien Malaprade, Arcana imperii: Gouverner par le secret à l’époque moderne, Paris, Indes savantes, 2019.

[55] La Courneuve, AAE, 404/INVA/6, fol. 77.

[56] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[57] Charles Perrault, Mémoires de ma vie, Paris, Macula, 1993 ; Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature: histoire d’un paradoxe, Gallimard, 2000, p. 151‑250.

[58] F. de Vivo, Information and Communication in Venice…, op. cit.

[59] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[60] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[61] C. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature…, op. cit., p. 211.

[62] Filippo De Vivo et Aurore Clavier, « Cœur de l’État, lieu de tension », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68e année-3, 2013, p. 699‑728.

[63] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[64] La Courneuve, AAE, 53MD/660, Correspondance de Mr le Comte d’Hauterive avec les ministres des Relations extérieures pendant leur absence de Paris.

[65] A. Baschet, Histoire du dépôt des archives des affaires étrangères…, op. cit. ; Ministère des Affaires étrangères, Les archives du ministère des relations extérieures depuis les origines…, op. cit. ; I. Nathan, « Les Archives anciennes du ministère des Affaires étrangères »…, op. cit. ; J. Deloye et N. Schapira, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804) », op. cit.

[66] Christian Fournier, Étude sur Nicolas-Louis Le Dran, 1687-1774, un témoin et historien des affaires étrangères aux temps de la Régence et du règne de Louis XV, 1715-1762, La-Celle-Saint-Cloud, Éditions Douin, 2015.

[67] J. Deloye et N. Schapira, « L’histoire au dépôt. Archivage et histoire au sein du ministère des Affaires étrangères (1720-1804). ».., op. cit.

[68] La Courneuve, AAE, 404/INVA/2, fol. 16-21.

[69] Ibid.

 

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