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Vie et mort d’un dépôt d’archives. Les archives « de la Bastille » dans les années 1780

Marie-Elisabeth Jacquet

 


Résumé : Les archives constituées par la police d’Ancien Régime dans la prison de la Bastille connaissent de profondes transformations dans les années 1780. Au cœur des préoccupations d’une Lieutenance soucieuse d’une administration « éclairée » de la ville, ce corpus documentaire y fait en effet dans le même temps l’objet d’une attention nouvelle de la part du secrétariat d’Etat à la Maison du roi. Dans une forme de concurrence mémorielle, cet ensemble de papiers accumulés depuis 1716 entre les murs de la prison bénéficie alors d’une nouvelle politique de conservation, passant par la construction d’une salle d’archives. De ce changement matériel découle la mise en évidence d’un point de bascule dans l’usage d’un corpus retraçant autant l’activité policière dans la capitale parisienne qu’un pan de la justice royale alors fortement contestée.

Mots-clés : archives, mémoire, police, Paris, Bastille.


Marie-Elisabeth Jacquet est chargée de recherches documentaires à la Bibliothèque de l’Arsenal (2020-2024). Elle travaille sous la direction de Vincent Milliot (IDHE.S Paris 8) à la préparation d’une thèse consacrée aux papiers de la police d’Ancien Régime, essentiellement à partir du fonds Bastille de la Bibliothèque de l’Arsenal. De part et d’autre de la coupure révolutionnaire, il s’agit d’étudier un corpus qui fut successivement mémoire vive d’une institution de régulation de la vie urbaine puis matériau premier d’une légende noire de la police. Les usages professionnels et politiques des archives au XVIIIe siècle se trouvent ainsi au cœur de ce travail en cours.


Introduction

J’ai l’honneur de vous prévenir Monsieur que M. Le comte de Oelz se propose d’aller demain mardy à la Bastille vers onze heures du matin. Je ferai mon possible pour m’y trouver avant son arrivée. Mais dans le cas où je ne pourrais m’y rendre avant ce prince, je vous prie de le conduire dans la chambre du conseil, la salle des archives, une ou deux chambres de prisonniers et dans les autres endroits qu’il pourra voir sans inconvénient, en observant d’éviter qu’il puisse apercevoir aucun des prisonniers.[1]

Ainsi s’ouvrent les directives adressées le 27 septembre 1782 par le Lieutenant général de police Jean-Charles-Pierre Lenoir à Bernard-René Jourdan de Launay, gouverneur de la Bastille[2]. Sur ce même courrier, une apostille précise ultérieurement qu’il a été « rendu compte le 28 7bre au ministre de la visite de M. le comte de Oels, qui est le prince henry, frère du roy de Prusse ». A la lecture de cette courte missive administrative, la Bastille apparait comme bien plus qu’un lieu d’enfermement dont l’ombre massive et menaçante couvre le faubourg Saint-Antoine et effraie les Parisiens[3]. La prison s’y fait au contraire relativement ouverte et accessible, lieu d’exposition de la monarchie et de ses dispositifs de pouvoir pour un émissaire étranger[4]. Elle semble enserrée dans un système de gouvernement dépassant la seule échelle du pénitentiaire et du carcéral, la visite de ce prince étranger impliquant certes le gouverneur de la forteresse, mais aussi le Lieutenant général de police et surtout le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Amelot, qui dès le lendemain se fait raconter cette visite au parfum politique et diplomatique.

Dans le parcours proposé par Lenoir pour la venue de celui qui n’est donc rien moins que le frère de Frédéric le Grand, la mention d’une « salle d’archives » a de quoi surprendre. La Bastille, un lieu d’archives ? Si les historiens connaissent bien le fonds identifié aujourd’hui sous son nom à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, s’ils et elles l’ont exploité de façon pionnière pour faire une histoire « par en bas » du peuple de Paris au XVIIIe siècle[5], peu se sont intéressés aux conditions historiques de naissance de ces traces du passé, entre les murs d’une prison. On propose donc ici de revenir sur les circonstances concrètes de leur conservation, sur leur classement, et plus encore sur leur fonction mémorielle préexistante à leur utilisation par la recherche historique contemporaine, avec l’idée que les archives dites « de la Bastille » ont une histoire, tant matérielle que sociale et politique[6]. En prenant, en somme, le tournant archivistique proposé par les sciences humaines depuis une dizaine d’années, cette contribution tente de « problématiser les archives »[7] déposées la Bastille, en évitant d’en faire un donné immuablement fixé par leur institution productrice, ou d’y voir l’expression d’une bureaucratisation policière achevée. Au contraire, l’attention portée à leur trajectoire dans les années 1780 souligne, par une étude de cas, la complexité de leur inscription dans un ensemble institutionnel plus ample que la seule Lieutenance.

De ce point de vue, l’histoire du dépôt durant cette décennie révèle toute l’instabilité de cette supposée « forteresse de papier »[8], même après plus d’un demi-siècle d’existence. Créées en 1716 par ordonnance royale d’un Régent intéressé aux savoir-faire administratifs, mises en service début 1717, les archives conservées à la Bastille connaissent au cours de cette décennie de profondes transformations[9]. Transformations au sens propre, puisqu’une campagne de travaux et de réorganisation du fonds se déploie entre 1782 et 1788 ; elle aboutit à la création de « nouvelles archives », stockées dans une galerie dédiée. Transformations au sens large, puisque ce dépôt fait dans le même temps l’objet d’un réinvestissement et d’un regain d’intérêt de la part du secrétariat à la Maison du roi ; ce dernier en avait jusqu’ici laissé l’administration pleine et entière à la Lieutenance générale de police de Paris, théoriquement placée sous sa tutelle. Depuis la lieutenance du marquis d’Argenson[10], la police parisienne d’Ancien Régime accumulait, à la Bastille, ses « technologies de papiers »[11] -registres, répertoires, carnets-, outils d’une mémoire écrite de l’action policière et de ceux et celles qu’elle vise. Entre les murs de la prison viennent donc s’archiver, pendant des décennies, correspondance, notes et instruments de travail des hommes travaillant à la Lieutenance, aux côtés des dossiers de prisonniers et documents nécessaires à l’administration de la prison. A cet égard, parler d’archives « de la Bastille » s’avère partiellement trompeur. Comprenant également les archives de la police de Paris, rouage primordial de la machine du gouvernement (quel roi peut se passer de l’ordre dans sa capitale ?), ce fonds revêt en effet une portée plus vaste et s’élève alors « en pratique au rang des archives centrales de la monarchie »[12]. D’où cet emplacement de choix, et la visite du comte d’Oels à cette « salle d’archives », un jour de septembre 1782.

Partant donc du constat que ces archives qui ne sont pas tant de que dans la Bastille, c’est l’histoire d’un lieu de mémoire -au sens propre- sédimenté tout au long du XVIIIe siècle qu’il faut en premier lieu interroger, au long de dix années de changements constants[13]. Dans le détail, quelle est la part du fonctionnement policier, carcéral, mémoriel, dans ce lieu-collection ? Et en quoi cette hybridité, caractéristique des lieux de dépôt au XVIIIe siècle[14] intervient-elle dans l’offensive institutionnelle menée à la Bastille par la Maison du roi dans ces années 1780 ?

En parcourant la trajectoire de ce fonds pendant la cruciale décennie 1780, on en vient à penser que la spectaculaire dispersion des archives conservées à la Bastille par les révolutionnaires le 14 juillet 1789 a finalement fait écran à la mort programmée et en somme déjà advenue du fonds de la Lieutenance générale de police.

Les archives dans la Bastille, préoccupation personnelle d’un Lieutenant général sous pression

Discret débouché de l’activité policière dans la capitale depuis leur création sous la Régence, les archives policières conservées à la Bastille n’en constituent pas moins une mémoire disponible pour l’administration de la ville et la connaissance de ses habitants[15]. Reposant par définition sur l’accumulation de documents au long des années, ces dernières confrontent la Lieutenance au défi logistique de leur inscription dans le temps après plusieurs décennies d’existence : comment poursuivre une mise en archives durable de la police dans un lieu de stockage quasi-improvisé ? Attaché à l’écrit comme gage de formalisation des procédures et de professionnalisme de ses agents, le Lieutenant général Lenoir se fait bientôt homme de la situation.

L’archivage comme régulateur de la crise de croissance de la bureaucratie policière

Au tournant de la décennie 1780, il devient évident pour les acteurs de la police parisienne d’Ancien Régime que se produit en son sein une forme d’emballement bureaucratique, une crue de papiers nuisible à sa propre efficacité. Si policer Paris au siècle des Lumières consiste en des actions de terrain (règlements de conflits, enquêtes, mais aussi administration urbaine au sens large), le travail de bureau qui l’accompagne pour formaliser ces procédures et en garder mémoire forme également une part importante de la mission de la Lieutenance. Mais au fil des années, cette production écrite policière prend une ampleur et des proportions hors de portée pour cette administration dotée de peu de moyens humains[16].

Le Lieutenant général Lenoir souligne l’ampleur du défi dans ses mémoires écrits en exil après la Révolution :

Plus la quantité de papier devenait considérable, plus il convenait qu’ils fussent tenus en ordre. Tous les papiers n’étaient pas de nature à être enregistrés ; il importait que l’indication de ceux qui devaient être conservés en rendît la recherche facile. J’ai chargé spécialement un commis du bureau de dresser à l’aide des chefs de département des répertoires au moyen desquels on a inventorié les pièces à conserver.[17]

Prenant le problème à bras le corps, le chef de la police parisienne (1774-1775, puis 1776-1785) a donc cherché dans l’exercice de ses fonctions à canaliser un « considérable » flux documentaire. Dépêchant un commis de son propre bureau, il conçoit et organise un travail d’inventaire, de sélection, et d’indexation préalable à la conservation des documents produits dans les départements spécialisés de la police mis en place au mitan du siècle par ses prédécesseurs Berryer (1747-1757) et Sartine (1757-1774). Les « répertoires » qui en résultent auraient constitué, s’ils n’avaient été perdus, de précieux indicateurs de ce qu’il importait à la police de thésauriser. Quoiqu’il en soit, on peut relever que la logique n’est pas à la conservation systématique, mais à l’économie. Lenoir s’inscrit ainsi dans la continuité de la politique d’Antoine de Sartine qui envoyait en 1765 une directive aux commissaires sur la tenue de leurs actes administratifs. Le principe était le même : adopter des usages plus parcimonieux et réfléchis de la production de papier, avec en l’occurrence l’adoption d’un formulaire pour rendre compte des déclarations de vol, au lieu d’une déclaration rédigée à l’appui d’un procès-verbal. Sartine en proposait lui-même la structure[18], tout comme Lenoir conçoit de son propre chef le travail préparatoire à l’archivage.

Les initiatives et orientations de ces deux magistrats à l’égard des pratiques de l’écrit policier convergent ainsi dans leur souci d’un usage raisonné et contenu de cette production documentaire professionnelle et administrative. Pour l’un comme pour l’autre, tout l’enjeu réside dans le circuit de remontée des informations vers le bureau central de la Lieutenance, équivalent d’un « cabinet » du « ministre de Paris », comme on désigne parfois le Lieutenant. Ce dernier doit n’en recevoir, semble-t-il, ni trop…ni trop peu ; les restrictions requises en cette fin de siècle ne doivent pas supprimer les efforts entrepris depuis la magistrature Berryer pour mettre en forme et codifier l’agir policier. Ainsi, tout comme Sartine requérait une gestion en amont des informations envoyées par les commissaires vers son bureau, Lenoir, sur le même schéma, calque la collecte des archives policières à ce circuit de remontée des informations, organisant le processus de versement depuis les bureaux. Au sommet de la pyramide informationnelle architecturée par la hiérarchie policière[19], le Lieutenant général Lenoir voit ainsi converger vers lui depuis ses services l’information « chaude », problèmes et affaires en cours traités par ses agents, et l’information « froide », passée, conclue, d’anciens dossiers.

Les archives au secours d’une police éclairée

Si cette centralisation de l’information semble efficace et pertinente pour administrer quotidiennement les affaires parisiennes, comment comprendre a contrario l’intérêt personnel d’un personnage de premier plan de la monarchie pour cette question si peu directement opérationnelle que celle des archives ? Pourquoi, en ce XVIIIe siècle finissant, penser l’archivage policier ? Figure type du « policier des Lumières »[20], féru de sciences et d’expériences à mettre au service de la cité, Lenoir possède probablement une certaine appétence pour la « logistique des savoirs »[21], soit l’action organisatrice, catégorisante et enregistreuse, permettant d’embrasser des connaissances en nombre croissant. Mais il ne serait pas tout à fait exact de considérer l’intérêt de Lenoir pour l’art classificatoire de l’archivistique comme une pure et simple importation dans sa pratique professionnelle d’une marotte scientifique personnelle. Ses écrits en témoignent : le souci de conservation des papiers de la police n’est pas tant pour lui l’expression d’un « goût de l’archive »[22] qu’un réel besoin institutionnel pour une Lieutenance en crise.

Les années d’exercice de la charge de Lieutenant général de police de Lenoir correspondent en effet à une période de profonde remise en cause de cette administration à peine centenaire. Les réformes de Turgot, ouvrant le marché des grains à la concurrence (1774-1776) et prévoyant la suppression des corporations de métier (1776), malmènent la police parisienne dans sa dimension régulatrice de l’ordre urbain et dans sa mission de garante des cadres sociaux de la monarchie[23]. Ses domaines d’intervention se contractent. Sur la question des grains par exemple, plus question de réguler en amont l’approvisionnement des marchés parisiens pour éviter mouvement de foule et mécontentement au moment de la vente. Face à la libéralisation des transactions, ne lui reste que le rétablissement de l’ordre en aval si les ventes dégénèrent, en bref, le seul recours à la force. Lenoir fait personnellement les frais de ces nouvelles orientations : en porte-à-faux avec cette politique qu’il désavoue mais doit mettre en œuvre[24], il est rapidement démis de ses fonctions en février 1775, remplacé pendant quelques mois par Albert avant son rappel en 1776, année de fermeture de cette parenthèse libérale. Or, si pour Lenoir les archives de police ont quelque importance, c’est qu’elles ont un rôle à jouer dans la restauration du lien alors durablement abîmé entre les habitants de la capitale et la Lieutenance parisienne[25]. Ces dossiers « froids » versés à la Bastille sont autant de preuves du paternalisme, de la prévention, du professionnalisme avec lequel les agents de la police agissent au « service du public » parisien. Le recours à l’écrit, conservé aux archives, est conçu à lui seul comme une garantie contre l’arbitraire et les formes autoritaires de police, que les années Turgot avaient encouragés[26]. Sous la plume de Lenoir dans ses Mémoires, les compétences écrites des agents de la police sont en somme un rempart contre les abus que rendent possible la fréquence des procédures administratives. Leur caractère potentiellement arbitraire se voit -en théorie- désamorcé par une codification des procédures qu’il importe dès lors de protéger au dépôt.

Améliorer un dépôt gagné par l’improvisation

Les marques d’intérêt pour ce chaînon discret de la grande machine policière peuvent être trouvées, sur un plan plus concret, dans diverses commandes réalisées au tournant de la décennie 1780. Plusieurs reçus comptables permettent de relever l’achat de matériel de bureau au papetier Postiens, marchand de la rue Saint-Antoine. Le premier, du 30 mars 1779, témoigne de l’achat pour 24 sols de papier réglé (quadrillé)[27] ; le second, du 20 août 1780, de l’achat de « boettes [boîtes] de grandeur extraordinaire » et d’étiquettes, pour un total de 55 livres 10 sols[28]. Ces investissements matériels soulignent bien, du reste, la spécificité des tâches du « bureau des archives ». Il s’agit d’enregistrer, mettre en tableau, consigner les pièces déposées, ce que permet le papier réglé, dont la police est friande depuis les débuts de son histoire bureaucratique sous Berryer[29]. Il faut aussi, au moyen de boites semble-t-il fabriquées sur mesure et d’étiquettes, conserver et identifier les papiers versés. L’emploi de ce matériel accompagne la transformation du papier, qui de document administratif, vestige de l’activité d’un bureau de police ou pièce de dossier d’un prisonnier, se fait monument de l’activité de la Lieutenance[30].

Dans le détail, ces deux achats coup sur coup donnent à voir un processus d’archivage où l’enregistrement prime la conservation, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Faute de conditions matérielles de conservation satisfaisantes, l’important est donc d’abord d’écrire la possession de la pièce, plus que de la préserver à tout prix d’une éventuelle dégradation. S’il est excessif de tirer des conclusions définitives sur l’esprit du travail des archivistes à partir de deux simples reçus, d’autres éléments viennent confirmer le caractère paradoxalement secondaire de la conservation des documents policiers au dépôt de la Bastille. Commençons par une lettre de Duval, premier secrétaire du Lieutenant général, mais se présentant ici sous l’étiquette de « garde des archives », fonction qu’il est le premier à assumer lors la création du dépôt en 1717[31]. Datée du 9 août 1772, elle décrit l’éparpillement des papiers de la prison et de la police dans la forteresse, mentionnant un « dépôt », mais aussi « une salle par bas du château attenant la salle du conseil », « un endroit au pied de la tour de la chapelle », et enfin « la salle qui est au-dessus des cuisines » comme lieux multiples de stockage des papiers, dans des conditions de conservation donc relativement improvisées[32]. Dans un mémoire adressé le 26 mai 1782 au roi Louis XVI, Amelot, secrétaire d’Etat à la Maison du roi, reprend ce constat et explicite les difficultés ainsi posées pour demander la construction d’une salle dédiée aux archives dans la forteresse royale de la Bastille.

Le lieu qui renferme ce dépôt important est sombre, humide, et dans une forme tellement incommode que l’on a peine à trouver des papiers quoiqu’indiqués par des registres et répertoires tenues aves la plus grande exactitude.[33]

De fait, l’architecture carcérale de la Bastille, fragmentée par huit tours, ne permet pas la centralisation nécessaire pour constituer une série de magasins véritablement continus, et encore moins une salle d’archives. A lire les archives de ces archivistes, pas moins de sept lieux de dépôt des documents sont dénombrables dans le bâtiment au début des années 1780. Comme le souligne Amelot, le travail d’enregistrement des pièces est alors vidé de sa substance par cette « course à l’espace »[34] qui ne permet pas de bonnes conditions de conservation. Le commissaire Chenon en fait le constat peu ragoûtant en 1783 : des documents stockés « dans le magazin » et « dans le cabinet derrière la chambre du conseil », « dans un autre cabinet qui est attenant la chambre qui est au dessus de la cuisine », ainsi que « dans un réduit sous l’escalier du trésor », « la majeure partie est ou rongée de vers ou pourrie d’humidité »…[35]

Cette conservation interstitielle et au fil de l’eau dans un bâtiment qui reste avant tout une forteresse devient donc un véritable problème en cette fin de siècle, alors que s’accumulent une masse toujours plus importante de documents issus de plusieurs décennies d’activités de la police et de la prison. Pour éviter le stockage à même le sol, des étagères sont commandées au menuisier Wattines en 1780[36]. Ce dernier est de nouveau sollicité en 1781 par Boucher, garde des archives, pour remplacer une commode (meuble domestique) par « deux corps de tablettes pareilles aux deux qu’il a déjà placés dans l’embrasure des deux croisées » du dépôt[37].

Ces quelques mouvements à la marge sous une Lieutenance sensible à la codification des procédures et au recours à l’écrit souligne l’actualité (voire le renforcement) de l’intégration d’un dispositif d’archives aux rouages de l’« admirable police » parisienne[38].

1782-1783 : les transformations d’un lieu d’archives

Au dépôt des archives à la Bastille en 1779-1780, l’heure est donc à l’amélioration d’un dispositif de plus en plus sollicité par l’atrophie bureaucratique de la Lieutenance, au moment-même où les exigences de mise à l’écrit de l’action policière se font plus pressantes. Quelques années plus tard, une impulsion nouvelle est donnée au développement de ce lieu de mémoire professionnelle. En réponse à cette crise de croissance des archives, où l’inflation documentaire constante rend d’autant plus criant le manque de place structurel, les cordons de la bourse royale viennent à se desserrer, et donnent naissance à un édifice d’un genre nouveau : une galerie d’archives.

Un volontarisme inédit : le projet Amelot

On a déjà évoqué plus haut le mémoire adressé par Amelot à Louis XVI, le 26 mai 1782[39]. Par ce court texte, le secrétaire d’Etat à la Maison du roi requiert du souverain les fonds nécessaires à l’élévation d’un « bâtiment en forme de galerie », soit 12 000 livres. Justifiant la dépense, l’importance du dépôt de la Bastille est opportunément mise en avant, sur la base de deux arguments majeurs. D’abord, l’histoire :

Depuis 1660, même avant la création d’un Lieutenant de Police, on a renfermé avec grand soin les pièces et papiers relatifs à toutes les personnes conduites et détenues à la Bastille en vertu des ordres du roy.

La collection en est immense et précieuse et le soin de veiller à sa conservation a paru de telle conséquence que l’on a préposé deux gardes des archives qui en sont spécialement chargés.[40]

Ensuite, les chiffres. Le mémoire d’Amelot estime à 4000 les dossiers de prisonniers conservés à la Bastille, contenus dans 400 « volumineux » cartons[41]. Cette quantification des fonds, conjuguée à leur ancienneté, renvoie au souverain l’image d’une mémoire de sa justice et de sa protection envers ses sujets – à laquelle répond l’enfermement des estimés déviants. Au dépôt « sombre, humide, et […] incommode » de la Bastille[42], c’est donc tout un pan de la mémoire de monarchie, conséquente et sédimentée à travers les règnes, qui semble en péril. L’imminence du danger de sa destruction rend pour le secrétaire d’Etat « aussi nécessaire qu’essentiel d’employer le moyen capable de mieux tenir en ordre les papiers de la Bastille »[43]. Mais sous la plume d’Amelot, où alors est la police ? La présence de ses papiers archivés n’est pas mentionnée, mais le rappel de « la création d’un Lieutenant de police » (en 1667) et de la présence de « deux gardes des archives » suffit à suggérer le contexte de gestion du dépôt, compétence policière depuis le décret royal autorisant sa création en 1716. Posant l’enjeu historique et mémoriel des travaux demandés, Amelot fait mouche et obtient l’ampliation royale pour la somme requise. L’affaire est entendue, et s’avère financièrement avantageuse pour la Lieutenance. Les travaux d’amélioration de ses archives sont en effet placés, sur proposition d’Amelot, sur les états de dépense de la forteresse, qui en paiera les mensualités pendant six ans.

Les « nouvelles archives » : dépôt et travaux

L’accord donné à la construction d’une galerie pour sauvegarder les papiers stockés, plus que conservés, à la Bastille ne tarde pas à se voir suivi d’effets. Dès le 8 juin 1782, Lenoir écrit à Launay, major de la Bastille afin qu’il presse Lefebvre, conducteur des travaux, de commencer le chantier pour « profiter de la belle saison »[44]. De fait, la construction de la galerie commence le 22 du même mois, dans des délais extrêmement rapides après l’aval de Louis XVI. En réalité, au vu des difficultés relevées dans la gestion du dépôt dès avant la lieutenance de Lenoir et les tentatives d’y remédier en 1779-1780, il est fort probable que le projet était en réflexion de longue date, n’attendant que l’accord du souverain. Amelot fait ainsi allusion dans son mémoire aux « gens de l’art consultés », témoignant du travail préparatoire réalisé, certainement afin de comparer plans et devis[45]. Ces divers projets architecturaux n’ont semble-t-il pas été conservés, pas plus qu’on ne dispose d’une description complète de la galerie d’archives qui voit donc le jour en un an seulement. Un détour post-révolutionnaire par les plans dressés au moment de la démolition de la prison permet toutefois d’apprécier l’ampleur du changement apporté par cet ouvrage d’art. En comparant ces levées aux plans de la forteresse royale dressés avant 1782[46], on identifie aisément un nouvel ensemble rectangulaire, surgi dans la cour intérieure de la prison, collé au mur d’enceinte courant de la tour de la Berthaudière à la tour de la Bazinière[47]. Les discontinuités des traces au sol correspondent d’ailleurs bien à la représentation de différents arcs de galerie (au nombre de trois). En outre, l’identification de ce bâtiment dans la légende des relevés de l’architecte Cathala avec la lettre « M » le fait correspondre à un « dessous des archives ». Il se peut, comme le suggère aussi le plan de l’architecte Mathieu en coupe transversale, que ces « nouvelles archives » comme les désignent désormais les sources, aient été pour partie souterraines, optimisant là aussi les conditions de conservation[48].

S’il est difficile d’aller plus loin dans la description sur la base de représentations iconographiques de la galerie d’archives de la Bastille, un certain nombre de devis et de factures permettent de documenter son aménagement intérieur. Amelot est plus elliptique sur ce point dans son projet, même s’il est relativement précis sur la question du classement des documents accueillis. Se trouveront dans la galerie « des cartons contenant tous ces papiers [qui] seront rangés par ordre de dattes de manière qu’il sera pourvu à la conservation de toutes les pièces tant anciennes que nouvelles, et que la recherche et vérification en deviendront plus faciles ». Dans l’« Etat des mémoires pour les ouvrages de différentes natures, faits pour l’établissement de la salle des archives du château royal de la Bastille », on relève ainsi la commande de 819 cartons (soit le double du nombre présenté par Amelot) « dont 11 plus grands, le tout numéroté ». S’ajoutent une « échelle de bibliothèque pour atteindre les cartons », un « tapis de drap vert » et six chaises paillées. Le commissaire Chenon, spécialisé dans la charge de la Bastille, venant organiser l’installation des documents dans la nouvelle salle en juin 1783, évoque quant à lui des « tablettes », et mentionne la présence d’une « antichambre »[49]. La liste de ces fournitures compose donc enfin un véritable espace de travail dédié à la gestion du papier, dans un esprit de discrétion, à en juger par la forme étroite des fenêtres réalisées[50] (des jalousies) et le montant du devis en serrurerie (pas moins de 800 livres).

N’est-ce donc alors que cela, la salle d’archives idéale à la fin du XVIIIe siècle ? Si les éléments dont nous disposons sur l’intérieur de la galerie font état d’un dispositif plutôt sobre et chiche[51], sans recherche de prestige, l’existence d’un bâtiment dédié au classement et à la conservation de papiers administratifs hors d’usage est en soi assez exceptionnelle[52]. Le vocable de « nouvelles archives » adopté dès la fin des travaux à l’été 1783 dans toute la correspondance de la Lieutenance signifie l’ampleur de ce saut qualitatif sans équivalent dans l’histoire de ce dépôt, centralisant les informations issues des activités de police dans la capitale.

Nouvelles archives, nouveaux archivistes ?

Au-delà des seuls travaux, les transformations matérielles et architecturales engagées à la Bastille en 1782-1783 se prolongent dans une nouvelle organisation du travail au dépôt. Depuis la création des archives en 1716-1717, ce dernier était confié au personnel de police. A cette date, un garde des archives et un commis sont systématiquement désignés pour travailler au fonds. Souvent par ailleurs secrétaire des bureaux centraux du Lieutenant général, le garde des archives est alors la pierre angulaire du dispositif, à la jonction entre la production documentaire des services de la Lieutenance et leur archivage. Il est l’organisateur de cette mémoire administrative, mi-opérationnelle, mi-historique qui se sédimente autour de l’institution policière de la Régence aux années de règne de Louis XVI. Avec le gouverneur de la forteresse (qui entretient une correspondance quotidienne avec la Lieutenance), ainsi qu’avec le commissaire spécialisé en charge de la prison, ils forment une unité informelle de la police, hommes de confiance du Lieutenant, pour le compte duquel ils manipulent des informations qui, bien que passées, restent sensibles. La conservation à la Bastille de dossiers de prisonniers, livres interdits, registres d’anciens inspecteurs, correspondance d’agents de la Lieutenance signifie assez leur inclusion, au-delà des ans, dans la sphère du secret du gouvernement dont ces agents sont les discrets manutentionnaires[53].

C’est d’ailleurs l’un des piliers du dispositif, le commissaire Chenon, qui se voit chargé du grand chantier documentaire consécutif à l’achèvement de la galerie[54]. Ce « travail exceptionnel », réalisé de juillet à août 1783, atteste du fait que la Lieutenance garde les coudées franches dans l’organisation du dépôt immédiatement après les travaux[55]. La mission de Chenon, commissaire chevronné, chargé « département » de la Bastille en 1774, syndic de la compagnie des commissaires pendant neuf années consécutives, consiste, en habitué des lieux et homme de confiance du Lieutenant général, à rassembler les fonds dispersés dans la forteresse, à trier et éliminer les plus dégradés, bref à mettre en place les « nouvelles archives », avec l’aide du commis Vilgruy[56]. L’été 1783 consacre donc la mise en place d’archives policières (affaires et papiers de police tombés en relative désuétude) et carcérales (dossiers de prisonniers et administration de la prison). Dans et par cette galerie, la Bastille devient plus qu’un simple dépôt ; c’est désormais à la fois une collection de documents, un lieu défini, une sous-branche de l’institution policière parisienne, soit des archives au sens moderne du terme[57]. Si une inauguration n’est évidemment pas envisageable, le nouvel espace est présenté à Amelot le 18 février 1783[58], puis au secrétaire de police et garde des archives Martin et à un commis du dépôt du Louvre par Lenoir[59], qui peut se targuer d’avoir à sa main du lieu dédié à l’archivage de son administration.

Mais à compter du 2 juin 1784, les choses se gâtent ; le monopole policier sur les archives conservées à la Bastille se fissure. Par un ordre de Breteuil, nouveau secrétaire d’Etat à la Maison du roi depuis octobre 1783, un commis supplémentaire est dépêché au dépôt. Nommé Bouin, il est reçu à la Bastille par le Lieutenant général en personne[60]. Les tâches qui lui ont été confiées concurrencent pourtant directement le travail des gardes des archives issus des rangs de la police[61]. Que dire en effet à Chenon et Martin lorsque le nouveau venu se voit assigner la tâche de « mettre en ordre les papiers des archives de la Bastille » ? L’arrivée en sus d’un certain Mariage ne fait que renforcer cette présence nouvelle de la Maison du roi dans les archives et la prison[62]. La correspondance quotidienne envoyée par Launay permet du reste de déceler une certaine méfiance à l’égard de Bouin et Mariage, puisque leurs entrées et sorties sont consignées dans le journalier de la Bastille, malgré le laisser-passer qui leur a été donné à leur arrivée. En dépit d’un travail quasi-quotidien aux archives jusqu’en décembre 1788, ils restent comme étrangers à l’administration de la prison, là où jamais, par le passé, les allées et venues de policiers ou commis de la police au dépôt n’avaient été notés si scrupuleusement. Cet enregistrement systématique permet par ailleurs de collecter quelques données sur le rythme de travail de ce tandem parachuté. Se répartissant la journée (Bouin oeuvrant plutôt le matin, Mariage l’après-midi, cumulant à eux deux « jusqu’à 9h » de travail), ils font montre d’une certaine assiduité qui leur vaut parfois d’être qualifiés d’ « employés aux archives »[63]. Leurs tâches, qui demeurent mal définies hors des attributions classiques d’un archiviste (trier, classer, enregistrer, conserver), semblent par ailleurs justifier un salaire relativement élevé, de l’ordre de 250 livres tournois mensuelles pour Bouin et 100 pour Mariage[64]. La hauteur de leur rémunération, comparée celle d’un policier (124 livres tournois pour Chenon, au titre de commissaire chargé de la Bastille), la date de fin de leur mission, qui correspond à celle du départ de Breteuil (à l’hiver 1788), leur positionnement institutionnel enfin, semblent concourir à en faire des hommes de main du secrétaire de la Maison du roi, l’aidant par leur présence et leurs travaux à reprendre l’ascendant sur le dépôt, au détriment d’une Lieutenance de plus en plus effacée. La marginalisation progressive de l’ancienne organisation de la gestion des fonds de la Bastille (gouverneur, commissaire, garde des archives) se traduit ainsi par l’aveu d’échec de Launay, qui, en octobre 1787, écrit au Lieutenant général de Crosne que

n’étant venu personne travailler aux archives aujourd’hui, je n’ai pu vous faire passer le dossier sur le sieur Rivière parce que je ne connais point leur arrangement[65].

Là où la communication de dossiers à la Lieutenance n’avait auparavant jamais été une difficulté, l’incapacité du gouverneur de la Bastille à se repérer dans les archives stockées dans la forteresse en dit long sur les changements à l’œuvre. Les années d’exercice de Breteuil sont donc celles d’une déprise de la police parisienne sur ses propres archives, alors que la construction de la galerie impulsée par Amelot lui fournissait enfin les moyens d’y mener un réel travail d’archivage. Comment dès lors, s’expliquer un tel rendez-vous manqué ?

D’une mémoire policière aux débats judiciaires : le dépôt réorienté (1783-1789)

Paradoxalement, tout dans la transformation radicale et heureuse du dépôt de la Bastille de 1782-1783 ne joue donc pas, à moyen terme, en faveur de la police d’Ancien Régime. Financièrement gagnante de ces travaux qui ne lui ont rien coûté -bien qu’ils intéressent directement ses activités bureaucratiques-, la Lieutenance voit son monopole de gestion des documents à la Bastille remis en cause par un offensif retour aux affaires du secrétariat à la Maison du roi dès 1783. Sur fond de débats sur la justice du souverain, de remise en cause du secret du gouvernement et de tensions avec le Parlement, les archives stockées dans la Bastille se voient petit à petit vidées de leur substance policière.

Le programme de Breteuil

L’arrivée de Bouin et Mariage à la Bastille à partir de l’été 1784 n’est pas un épiphénomène dans l’histoire du dépôt d’archives. Elle s’ajoute à toute une série de mesures prises par le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Breteuil destinée à marquer le retour de son ministère dans les affaires de la prison[66]. Dans la correspondance échangée entre le gouverneur de la Bastille et le Lieutenant général de police, il se fait acteur de ces archives comme jamais aucun de ses prédécesseurs ne semble l’avoir été. Si par exemple Amelot écrivait le 16 mai 1782 au chef de la police parisienne pour obtenir, pour son ami le major Chevalier, un « pied carré » dans le dépôt de la Bastille afin d’y conserver les papiers familiaux du vieil homme[67], son successeur Breteuil renverse complètement le circuit de commandement, décidant de la forme du dépôt et imposant son propre rythme à la police.

Le ministre est ainsi à la manœuvre dans le déménagement d’une partie des papiers présents dans la forteresse à la Bibliothèque royale[68]. C’est lui encore qui provoque en 1785 le versement des dossiers des années 1768-1775 restés à la Lieutenance au moment de la succession de Lenoir, que remplace Louis Thiroux de Crosne[69]. C’est lui toujours qui met fin aux éventuels versements ultérieurs depuis les bureaux de police[70] ; la mémoire policière à la Bastille s’arrêtera donc en 1775. En revanche, la documentation plus strictement carcérale se voit renflouée par le versement des archives de Vincennes au côté des dossiers des embastillés en 1784[71]. Dans la foulée de la réforme hospitalière engagée par Necker, occasionnant la disparition d’un certain nombre de lieux d’enfermements[72] -et par là le versement de leurs papiers -, les archives de la Bastille voient leur dimension carcérale réaffirmée, là où leur composante policière, non réactualisée, se fait proportionnellement plus mince. Dès lors, si les dossiers de prisonniers de la Bastille se comprenaient auparavant en regard d’une activité policière de connaissance administrative des individus, ces mêmes dossiers, additionnés à ceux de Bicêtre forment un vivier pour penser et dire la justice du roi à travers les âges, loin des considérations utilitaires et logistiques des bureaux de police.

Des archives plastiques : répondre à la crise de la justice royale

En somme, on assisterait donc après les travaux entrepris à la Bastille à une réorientation et un changement de portée de ce dépôt d’archives, conçu comme un conservatoire de la justice royale. De ce point de vue, le droit de regard donné par le financement de la galerie par les deniers royaux s’avère à terme funeste pour la Lieutenance, qui n’est plus seule maître à bord. Désormais, c’est son secrétariat de tutelle, la Maison du roi, qui fait usage du lieu. Certes, les sources présentes entre les murs de la galerie n’ont pas changé. Mais là où la police parisienne voyait la somme des savoirs accumulés sur des générations d’affaires et de cibles potentielles, on pouvait aussi (et le mémoire d’Amelot de 1782 le suggérait d’ailleurs déjà) trouver des réponses au débat constant visant la justice du souverain. Les archives déposées à la Bastille forment aussi, du point de vue de la monarchie, un réservoir de preuves et d’exemples de l’administration d’une justice paternelle et non arbitraire, et ce par-delà les règnes. S’y concentre en effet la documentation qui focalise les critiques : les « ordres du roi » (ou lettres de cachet), procédure d’arrestation administrative régulièrement décriée tant par les pamphlétaires que par les grands commis de l’Etat. Engagée dans une décrue de l’octroi de ces ordres, le secrétariat d’Etat à la Maison du roi fait ainsi main basse sur tout un pan d’histoire de la justice royale en travaillant sur ces archives, tandis que les attaques de l’opinion publique se font toujours plus pressantes[73]. Cette collection de procédures intéresse même au plus haut sommet de l’Etat, dans un esprit de réforme : l’ancien directeur de la Librairie Malesherbes emprunte ainsi les registres d’ordres du roi dressés en son temps par le major Chevalier[74]. Quelques années plus tard, il apporte sa pierre au débat sur la réforme judicaire via un mémoire sur cette modalité décriée de la justice royale[75].

Rejoignant cette dimension historique du travail sur les archives de la prison, on trouve parallèlement une collection des notes sur les prisonniers, non datées et non signées ; soit la preuve d’une mise en écriture à partir des dossiers constitués et conservés à la Bastille. Parmi elles, un fascicule de plus de 200 pages livre une « histoire de l’affaire des poisons » écrite entre les murs de la prison, peut-être par Bouin et Mariage[76]. Quels qu’en soient leurs auteurs, ces documents attestent d’une production historique endogène au dépôt, attestant du bien-fondé de l’exercice de la justice du roi. Cette production constitue un véritable vivier (constitué ad hoc ?) pour la défense de la justice royale[77]. Notons par ailleurs que la justice parlementaire semble fourbir de son côté les mêmes armes[78]. Le puissant et turbulent Parlement de Paris est en effet également engagé, dans cette décennie 1780, dans un travail de fonds sur ses archives. La compilation d’un inventaire des procédures criminelles par ses archivistes n’est pas sans rappeler le souci constant de classification et d’enregistrement qui se manifeste à la Bastille. Bien que les prisonniers y soient de moins en moins nombreux, l’enregistrement des ordres du roi (émetteur, date d’émission) se poursuit en outre avec zèle jusqu’en 1789[79].

De toute évidence, le travail sur archives dans un moment de profonds remous politiques tel que la décennie 1780 vient mobiliser le pouvoir de légitimation de la collection constituée, amassée au fil des ans. Posséder des archives, n’est-ce pas déjà être une institution forte, car inscrite dans le temps long du pouvoir ? En travaillant ses archives, une institution s’écrit, se définit et se donne un périmètre d’action[80]. Elle se cherche et se trouve une coutume, point nodal de toute prétention au pouvoir dans la France moderne. Dans le cadre d’une crise institutionnelle profonde de la monarchie et des débats ouverts sur la justice royale, il semble qu’on puisse trouver là les raisons suffisantes au retour offensif de la Maison du roi à la Bastille sous Breteuil.

Quel avenir pour la police à la Bastille ?

Le mémorial de la police constitué à la Bastille est donc, passé 1784, sérieusement concurrencé par la nouvelle mainmise de la Maison du roi. Désormais largement minoritaires en nombre et en portée, les archives de la Lieutenance générale ne se voient en outre plus augmentées de nouveaux versements, et ne sont, au regard de la correspondance conservées, plus guère sollicitées. Replacer cette nouvelle ambition archivistique à la Bastille dans le contexte plus large d’une concurrence institutionnelle entre Maison du roi et Lieutenance ne semble pas contrevenir aux analyses de Jean-Charles-Pierre Lenoir. Ce dernier note dans ses mémoires que Breteuil aurait cherché à « faire revenir à son département des attributions qu’il prétendait avoir été usurpées par la finance et la police »[81]. Les années de Lieutenance de Lenoir ont vu en effet se diversifier les domaines d’action de la police parisienne, qui, après l’épisode critique des réformes, a souhaité se mettre toujours plus « au service du public », avec en ligne de mire l’amélioration de la vie urbaine dans la capitale[82]. Définie en 1786 par l’avocat Nicolas-Toussaint des Essarts comme la « science de gouverner les hommes et de leur faire du bien, l’art de les rendre heureux autant qu’il est possible et autant qu’ils doivent l’être pour l’intérêt général de la société », la police parisienne fait de plus en plus figure d’administration moderne et puissante, observée par les plus grandes monarchies européennes,[83] sous la bénédiction du souverain et dans une relative autonomie vis-à-vis des ministères. C’est cette ligne de partage des eaux dans la gestion de la capitale que vient interroger Breteuil, et une partie de la bataille pour cette démarcation semble alors se jouer à la Bastille[84], où les nouvelles méthodes de travail qu’il initie rendent après quelques années son propre fonds opaque à la police.

La décision de donner son terminus ad quem au fonds de la Lieutenance générale à la Bastille en 1775 a en outre cet avantage de ne pas intégrer à la mémoire de l’institution les initiatives d’un Lenoir, dont la Lieutenance n’existe pour ainsi pas au regard de cette seule documentation conservée[85]. Ce dernier voit même l’inimitié de Breteuil le poursuivre après sa sortie de fonction, puisqu’ il attribue une cabale montée contre lui à la Bibliothèque royale[86], où il oeuvre de 1784 à 1789, à un espion de Breteuil.[87]

Le contexte politique général des années 1780 incite toutefois à ne pas réduire la conduite de Breteuil à sa seule inimitié avec Lenoir, puisque ses prétentions perdurent après le départ du Lieutenant en 1785. Son successeur, Louis Thiroux de Crosne, ne semble agir aux archives que sur ordre de celui qui est bel et bien redevenu son ministre de tutelle. Les tensions qui se sont manifestées autour des archives conservées dans la Bastille témoignent ainsi d’une évolution du rapport des administrations de la monarchie à leur mémoire dans les années 1780. Or, c’est précocement, dès le début du XVIIIe siècle, que la Lieutenance s’est montrée sensible aux questions de mémoire institutionnelle. Ces dernières se sont d’abord imposées à elle pour des raisons pratiques, puis développées ensuite sur le terrain réflexif des « mémoires policiers »[88], écrits formulant une pré-histoire professionnelle de la police. La mémoire de la police parisienne d’Ancien Régime ne se fait véritablement historique qu’après la Révolution, relevant encore jusqu’en 1789 des savoirs administratifs mobilisables pour gouverner Paris. En attendant,, Breteuil a donc saisi l’occasion d’un fonds constitué par ailleurs pour commencer à construire l’histoire de la justice royale et à engager une reconquête des prérogatives jugées perdues de son ministère dans la gestion de la capitale.

Conclusion

Lorsque le 14 juillet 1789, les révolutionnaires prennent la Bastille et découvrent les archives qui y sont entreposées, le dépôt tel qu’intégré dans la grande machine policière parisienne n’existe pour ainsi dire déjà plus. Depuis la crise de croissance bureaucratique de la Lieutenance jusqu’à son utilisation pour l’affirmation institutionnelle pour la Maison du roi, la trajectoire de ce fonds voit triompher les vues d’un Breteuil qui n’y trouve plus tant une ressource pour gouverner Paris qu’une somme de savoirs historiques à thésauriser. Dans cette perspective, il n’est alors pas complètement hasardeux que la transformation matérielle du dépôt d’archives, sur le plan architectural comme archivistique, intervienne dans un moment de tensions aussi bien internes à l’appareil de gouvernement (vues de la Maison du roi sur les compétences de la Lieutenance générale de police de Paris) qu’externes, à son encontre (contestations croissantes de la justice du souverain). Se faisant plus judiciaire que policier après les travaux des années 1782-1783, l’édifice archivistique constitué à la Bastille évolue en tous cas dans le sens d’une réponse à cette mise en accusation constante de l’arbitraire royal que symbolisent les décriés ordres du roi conservés entre ses murs. Dans la foulée des travaux à la Bastille, le retour de la Maison du roi sur le devant de la scène signe ainsi un nouveau moment dans l’histoire du dépôt, consistant en une habile récupération d’archives de police, initialement sédimentées pour des raisons pratiques (mémoire professionnelle, recherche d’individus, voire jurisprudence), puis retravaillées au service de l’urgente question de la réforme judiciaire. Les regards changeants portés sur un même fond d’archives, la redéfinition de ses contours, l’évolution de ses conditions de conservation en elles-mêmes, tout porte alors à faire des archives dans la Bastille, véritable « lieu de tension » documentaire[89], un observatoire des institutions et de leur mémoire au XVIIIe siècle, et un objet d’histoire pour les historiens du XXIe.

 

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Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702.


[1] Bibliothèque nationale de France (désormais BnF). Bibliothèque de l’Arsenal (désormais BA), ms.12517, fol.18.

[2] L’année de datation est déchirée, mais la lettre est classée dans une pile de correspondance de 1782.

[3] Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt, « La « Bastille » dans l’imaginaire social de la France à la fin du XVIIIe siècle (1744-1799) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 30, n°2, 1983, p.196-234.

[4] Sur la prison comme espace paradoxal de circulations, voir Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Elisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 et Natalia Muchnick, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2019 et

[5] Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles, Paris, Gallimard, 1982.

[6] Une première histoire de ces archives a été réalisée en introduction du catalogue du fonds par son bibliothécaire Frantz Funck-Brentano : Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille, t.9, Paris, Plon, 1892. Récemment, Vincent Denis en a proposé un premier réexamen problématisé (« Quand la police a le goût de l’archive : réflexions sur les archives de la police de Paris au XVIIIe siècle», Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 183 à 203).

[7] Selon la démarche proposée par Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702. Sur la notion de « tournant archivistique », voir les publications d’Olivier Poncet et Etienne Anheim, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de synthèse, n°125, 2004, Olivier Poncet, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2019 et Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 7 à 22.

[8] On reprend ici l’expression forgée par David Feutry, Plumes de fer et robes de papier: logiques institutionnelles et pratiques politiques du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 1715-1790, Bayonne, Institut universitaire Varenne, Collection des Thèses, n˚ 80, p. 21.

[9] Christiane Demeulenaere-Douyère et David .J. Sturdy, L’enquête du Régent 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France pré-industrielle, Turnhout, Brepols, 2008 et Laurent Lemarchand, Paris ou Versailles ? La monarchie absolue entre deux capitales (1715-1723), Paris, CHTS, 2014.

[10] Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, est nommé par le roi en 1697 pour succéder Gabriel Nicolas de la Reynie, premier lieutenant de police de Paris. Il exerce cette charge jusqu’en 1718.

[11] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs. Surabondance d’informations et technologies de papier au XVIIIe siècle », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 102, 2016, p. 107-122.

[12] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 183.

[13] On reprend ici la notion développée par Pierre Nora, dans ses Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.

[14] Françoise Hildesheimer, , « Échec aux Archives : la difficile affirmation d’une administration. », Bibliothèque de l’école des chartes, 156-1, 1998, p. 95.

[15] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire : réflexions sur les compétences et les savoirs policiers à la fin du XVIIIe siècle, d’après les « papiers » du lieutenant général Lenoir », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 19-2, 2008, p. 53-57.

[16] Il reste difficile à ce jour d’établir précisément les effectifs du personnel de bureau de la police parisienne d’Ancien Régime. Une cinquantaine à la veille de la Révolution semble un chiffre raisonnable. Voir Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. Des guerres de religion à nos jours, Paris, Belin, 2020, p.82.

[17] BM Orléans, Ms. 1424, p. 114.

[18] AN, Y 13728. Cité par Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012, p. 205.

[19] Pour un schéma fonctionnel de la police parisienne d’Ancien Régime, se reporter à Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. (…), p. 94-95.

[20] Voir sur cette thématique le catalogue de l’exposition éponyme, La police des Lumières. Ordre et désordres dans les villes au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Archives Nationales, 2020.

[21] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs (…) ».

[22] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989 et Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) ».

[23] Vincent Milliot, Un policier des Lumières, suivi de Mémoires de J. C. P. Lenoir, ancien lieutenant de police de Paris, écrits en pays étrangers dans les années 1790 et suivantes, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 196. Sur la politique de Turgot, voir également Steven L. Kaplan, notamment Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime., Paris, Fayard, 1988.

[24] Il lui est par exemple interdit de poster ses hommes dans les marchés publics pour éviter l’émeute au moment de la vente des grains.

[25] Dans ses mémoires, Lenoir explique comment l’écrit garantit la bonne police. Entre autres passages, on peut considérer le suivant : « (…) C’est en opposant les rapports des commissaires et des insepcteurs les uns aux autres, et en les faisant extraordinairement vérifier, qu’on évitait des méprises et des mesures de police qu’on accusait plus ordinairement de rigueur que de fausseté. », in Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 944-945.

[26] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire (…) », p. 51-73.

[27] BA, ms. 12715, fol. 88. L’usage de ce papier « réglé » (quadrillé) témoigne bien des activités de classement et d’ordonnancement qui se tiennent aux archives conservées à la Bastille.

[28] BA, ms.12715, fol.48.

[29] Le premier registre tenu sur papier réglé est débuté en 1747 par l’inspecteur Jean Poussot (BA, ms.10140).

[30] Cette transition dans la production documentaire de la police d’Ancien Régime se donne notamment à voir dans la production de notes sur des affaires passées, rédigées par les commis des archives (conservées aux Archives de la Préfecture de Police [désormais APP], AA3 à AA5).

[31] Il écrit cette description au soir de sa vie : « lorsque le garde viendra à mourir »… BA, ms.12715, fol.79-80.

[32] Le stockage des papiers à proximité d’une cuisine, et donc de feu et de fumée, est de ce point de vue particulièrement périlleux…

[33] BA, ms.12714, fol.1.

[34] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 190.

[35] BA, ms. 12715, fol.16.

[36] BA, ms. 12 715, fol.87.

[37] BA, ms. 12715, fol.63.

[38] Vincent Milliot (avec la collaboration de Justine Berlière), « L’admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2016.

[39] BA, ms. 12714, fol.1.

[40] BA, ms. 12714, fol.1.

[41] BA, ms. 12714, fol.1.

[42] BA, ms.12714, fol.1.

[43] BA, ms.12714, fol.1.

[44] BA, ms. 12715, fol 93.

[45] BA, ms. 12714, fol.1.

[46] Par exemple, BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Nicolas Chalandat (1733).

[47] BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Cathala (1790).

[48] BnF, département des Estampes, plan de la Bastille levé par Mathieu (1790).

[49] BA, ms.12715, fol.16 à 21.

[50] Peut-être est-ce sinon pour protéger de la lumière ; dans la lignée de La diplomatique pratique de Camille Le Moine (1765), les publications expertes sur une première « science de l’archive » font florès dans les années 1770 : Le nouvel archiviste (1775), L’archiviste francois (1776), L’archiviste-citoyen (seconde édition en 1778) et le Traité des Archives (1779).

[51] La salle d’archives se distingue ici des bibliothèques, dont les décors recherchés en font des lieux et des objets de prestige.

[52] D’après l’inventaire des principaux dépôts d’archives des administrations centrales de la monarchie réalisé par Françoise Hildesheimer, « Echec aux archives (…) », p. 93-94, les dépôts des différentes administrations sont soit contigus aux bureaux dont ils sont issus, soit versés dans les proto-dépôts centraux du Louvre ou du couvent des Petits Pères. A notre connaissance, la construction d’une galerie dédiée telle qu’on la trouve à la Bastille n’a pas d’équivalent pour d’autres administrations.

[53] Une certaine amitié semble même lier Duval, garde des archives, Rochebrune, commissaire de la Bastille et Chevalier, major de la Bastille dans les années 1760, s’invitant mutuellement et volontiers les uns les autres à dîner : voir BA, ms. 12722, fol.44. Sur le secret du gouvernement et son acception de plus en plus réduite dans la seconde partie du XVIIIe siècle, voir Michel Senellart, « Secret et publicité dans l’art gouvernemental des XVIIème et XVIIIème siècles », Quaderni, n°52, 2003, p. 43-54.

[54] Sur le personnage de Chenon, voir Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012.

[55] Trente-et-un jours de travail lui sont payés à 4lt quotidiennes. APP, AA8, fol.175.

[56] Amené « pour travailler aux archives » le 19 mai 1782. Lenoir en personne l’installe dans ses fonctions, pour lesquelles il cesse d’être payé en août 1785, supplanté par Bouin. BA, ms. 15199, p. 28 et p. 73.

[57]Maria-Pia Donato et Anne Saada, Pratiques d’archives à l’époque moderne (…), introduction, p. 11 : « “Archives ” est entendu ici à la fois dans les sens de collection de documents, site de conservation et institution. »

[58] BA, ms. 15199, p. 17v.

[59] BA, ms. 15199, p. 44v.

[60] BA, ms. 15199, p. 45v : « « M. Lenoir est venu à une heure trois quarts il avait donné rendés vous aux sieurs commissaires Chenon, Vilgruy et Bouyn. Il a laissé une lettre pour donner l’entrée au S. Bouyn toutes les fois qu’il se présentera pour travailler aux archives, et pour luy donner communication de tous les renseignements nécessaires ».

[61] Dans une lettre du 17 décembre 1785, Lenoir réprimande ses propres commis pour le mauvais accueil réservé à Bouin (citée par Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), p. XIV).

[62] BA, ms. 12715, fol.90.

[63]APP, AA8, fol.242.

[64] BA, ms. 12715, fol.90. A titre de comparaison, la pension du chirurgien retraité de la Bastille s’élève à 100 lt, celle du confesseur à 124, tout comme celle du commissaire Chénon. Audrey Rosania, étudiant les archivistes de la ville de Marseille dans la même séquence chronologique, observe également des émoluments annuels conséquents pour ce personnel (jusqu’à 4000 lt pour le niveau le plus élevé) : Audrey Rosania, « Le tribunal de police de Marseille au XVIIIe siècle : pratiques de bureau et expériences de terrain », thèse soutenue le 7 décembre 2019 à l’université d’Aix Marseille, p. 49.

[65] APP, AA8, fol.194.

[66] Sur l’action de Breteuil à la Maison du roi, voir René-Marie Rampelberg, Aux origines du ministère de l’Intérieur. Le ministre de la Maison du Roi (1783-1788). Baron de Breteuil., Paris, thèse de droit, 1975.

[67] BA, ms. 12715, fol.17 : « (…) il me semble que les archives sont le dépôt naturel de ces sortes de papiers mais je m’en rapporte entièrement à ce que vous jugerez convenable, mais dont je prie seulement de m’instruire en me renvoyant la lettre du S. Chevalier. ».

[68] BA, ms. 12715, fol.76 : sont mentionnées « deux malles de manuscrits, lettres, etc., concernant M. le duc de Vendosme » . Sur les archives en bibliothèques, voir Emmanuelle Chapron, « Archives en bibliothèque. Constitution et usages des “petits fonds” de la Bibliothèque royale de Paris au XVIIIe siècle », in Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, p. 137-157.

[69] BA, ms. 12517, fol.167 : de Crosne écrit à Launay le 27 décembre 1786 « Monsieur le baron de Breteuil Monsieur m’a écrit pour faire transporter à la Bastille les anciens dossiers relatifs aux prisonniers qui ont été détenus dans ce château depuis 1768 jusques et compris 1775. J’en fais faire la recherche dans mes bureaux et j’aurai l’honneur de vous les renvoyer aussitôt qu’ils seront rassemblés afin de ne retarder en rien le travail qui se fait sur ces objets aux nouvelles archives. » Voir aussi ms. 12715, fol.193 pour la réception de « plusieurs dossiers dont l’état est cy joint et qui doivent être déposés aux archives de la Bastille conformément au désir que m’en a témoigné m le baron de Breteuil ».

[70] Breteuil pousse le détail jusqu’à donner des recommandations pour l’entretien des cheminées des « nouvelles archives (BA, ms.12517, fol.86.).

[71] BA, ms. 12714, fol.5-11. Ce versement – suite et fin de transferts documentaires inaugurés en 1726, et poursuivis en 1755 et 1769-, correspond à la suppression de la prison cette même année.

[72] Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle. Formes et réformes, Seyssel, Champ Vallon, 2019.

[73] A titre d’exemple, Mémoires sur la Bastille, par M. Linguet, chez Le Francq, 1783. Sur cette procédure, voir Claude Quétel, De par le Roy. Essai sur les lettres de cachet, Toulouse, Privat, 1981 et plus récemment, Goulven Kerien, « Police et population à Paris au XVIIIe siècle : un contrôle social partagé », thèse soutenue le 11 décembre 2021 à l’université Paris 8 Vincennes- Saint Denis.

[74] Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), introduction.

[75] Vincent Denis, « Police et justice à travers le mémoires sur les ordres du roi de Malesherbes », in Le Nœud gordien. Police et justice : des Lumières à l’Etat libéral (1750-1850), Chêne-Bourg, Georg, 2017.

[76] APP, AA4, fol 97 à 320. Bouin et Mariage sont les plus susceptibles d’avoir eu le temps et les conditions de mener ce travail de longue haleine

[77] On en pense, en regard, aux mémoires judiciaires rédigés par les avocats pour dénoncer les erreurs et l’arbitraire de la justice royale. Voir Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997.

[78] Aurélien Peter, « Prendre la mesure de paroles insaisissables : Les faux témoins mentionnés dans les archives du Parlement de Paris (XVIIe-XVIIIe siècles) », Histoire & mesure, vol. 31, n° 2, 2016, p. 107‑140 et Julien Duval- Pélissier, « Délits, peines et mesure : les arrêts criminels du Parlement de Paris à l’aube de la Révolution française (1780-1790) », mémoire soutenu en octobre 2020 à l’université du Québec à Montréal.

[79] APP, AA3, fol.402.

[80] Juliette Deloye, « (Ré)écritures d’un ministère. Les Affaires étrangères de la monarchie d’Ancien Régime à la Restauration », thèse soutenue le 4 décembre 2020 à l’université de Strasbourg,

[81] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 870. Les relations entre la LGP et la MDR n’ont cessé de se dégrader après le départ d’Amelot (p. 872) : « il est remarquable que depuis la nomination de Mr de Breteuil, et depuis celle de Mr de Crosne à l’administration la police de cette ville, jusqu’en 1789, ce qui fait l’espace de cinq à six ans de règne de Louis XVI, il y a eu plus d’évènements mémorables et fâcheux qu’il n’y en avait eu pendant le double du temps, à commercer de la date de ce règne malheureux ».

[82] Voir Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…) pour cette dimension primordiale de la magistrature de Lenoir.

[83] En 1780, un Détail sur quelques établissements de la ville de Paris est envoyé à la cour de Vienne par Lenoir à la demande de la reine Marie-Thérèse. Les dispositifs d’administration urbaine dernièrement développés sous sa magistrature y sont exposés à la souveraine.

[84] Breteuil fait également restaurer cuisines et chapelle : la forteresse royale, symbole du pouvoir monarchique dans la capitale, intéresse au-delà des archives.

[85] Dans une lettre adressée au Lieutenant général le 10 novembre 1786, Breteuil indique clairement que l’objectif de mise en ordre des papiers de la Bastille a pour borne terminale « la fin du règne de Louis XV » ; voir A.N, O1497, p. 609. Qu’en est-il alors de l’archivage des papiers que la police continue de produire dans ses bureaux ? La conservation de ces archives « hors Bastille », soit tout un pan de la mémoire policière du règne de Louis XVI et de la magistrature Lenoir, mériterait elle aussi toute notre attention.

[86] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 460 ; sur cet épisode, voir également Alexandre Vidier, « Lenoir, Bibliothécaire du Roi (1784-1790). Ses démêlés avec Carra », Bulletin de la société historique de Paris Ile de France, 1924, p. 49-61.

[87] Celui qui serait l’espion de Breteuil n’est autre que Jean-Louis Carra, s’illustrant plus tard dans la Révolution. Voir les travaux de Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793) : parcours d’un révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 2000.

[88] Vincent Milliot (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850, Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006.

[89] Pour reprendre les mots de Filippo de Vivo, « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 68e année, 2013/3, pp. 699-728.

 

 

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Raison(s) d’agir ? La « découverte » de l’Histoire par les personnages dans les romans sur la révolution de 1848

Marie Davidoux

 


Résumé : Lorsque la révolution de 1848 apparaît comme objet romanesque dans la littérature du XIXe siècle, elle succède souvent à une étape singulière dans l’intrigue : la découverte de l’Histoire par les personnages. Érigée en topos littéraire original, la découverte de l’Histoire constitue un élément perturbateur dans le récit et entraîne bien souvent les personnages à s’engager dans l’événement révolutionnaire d’un côté ou de l’autre des barricades. Le roman devient un espace d’expérimentation générique et d’investigation épistémologique sur l’Histoire, il se présente comme lieu de réflexion sur les liens entre le développement d’une conscience historique et le passage à l’action révolutionnaire

Mots-clés : 1848, révolution, éducation populaire, épistémologie, roman.


Marie Davidoux est agrégée de lettres modernes et actuellement doctorante à l’Université de Paris Diderot au sein du laboratoire CERILAC (Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma). Elle prépare une thèse sur la représentation de la révolution de 1848 dans les romans du XIXe siècle sous la direction de Paule Petitier.

marie.davidoux@yahoo.fr


Introduction

Lorsque la révolution de 1848 surgit dans le roman du second dix-neuvième siècle, elle s’inscrit souvent dans une suite d’événements qui préparent la rencontre du ou des personnage(s) avec l’Histoire. Pour que les différents fils narratifs du roman historique puissent se croiser – celui de l’itinéraire singulier du personnage, l’histoire ; et celui de l’événement collectif, l’Histoire[1] –, il faut que l’individu personnage ait déjà, au préalable, appréhendé la grande Histoire d’une manière ou d’une autre, et plus précisément dans notre cas, l’Histoire révolutionnaire[2]. Force est de constater en effet que les relations personnage/Histoire les plus développées dans ces romans concernent des personnages du peuple qui prendront part à la révolution du côté des insurgés.

Les romans sur la révolution de 1848 sont des romans historiques, ils sont des histoires (fictionnelles) qui traitent de l’Histoire (factuelle), c’est-à-dire qui représentent de l’histoire passée, par la médiation de l’historiographie[3]. Au sein de ce corpus, certaines fictions thématisent le moment de la rencontre d’un personnage avec l’Histoire. Cet épisode devient, par sa récurrence et par l’effet de reconnaissance qu’il induit, un lieu commun, un motif narratif topique des romans sur la révolution de 1848. Sa manifestation la plus évidente se déploie dans les fictions engagées et militantes que sont Les Mystères du peuple d’Eugène Sue (1849-1857) et l’Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian (1865). Sue commence l’écriture de son cycle au lendemain des journées de juin 1848, au moment du tournant réactionnaire de la Deuxième République « jouant d’une dialectique où l’histoire a clairement vocation à dépasser une Histoire enlisée dans les impasses qu’ont révélées les lendemains de 1848[4] ». Erckmann et Chatrian tentent de participer au « réveil » républicain caractéristique de la deuxième moitié des années 1860 qui prend acte, entre autres, de la « sous-éducation politique de la majorité des militants » et entreprend d’écrire l’histoire du passé proche[5]. Si dans ces deux romans à thèse, la découverte de l’Histoire constitue un lieu commun central qui se déploie au présent dans le récit, elle peut, ailleurs, apparaître à l’arrière-plan de la diégèse, comme une étape plus ou moins décisive dans l’itinéraire des personnages. C’est le cas dans Maurice. Histoire contemporaine de F. Percot (1856) et dans L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869). Percot semble répondre aux enjeux politiques des lendemains d’insurrection, insistant sur la nécessité d’une régénération par les valeurs d’autorité et de religion[6] et dénonçant les conséquences pernicieuses de la découverte de l’Histoire révolutionnaire au contact des ouvriers parisiens. Chez Flaubert, la présence de ce topos ne semble obéir à aucune nécessité, il traverse l’œuvre à rebours de toute perspective édifiante ou éducative. À partir de la caractérisation des rapports des personnages à l’Histoire, ces variations topiques — de la scène au motif — élaborent dans les romans un certain « régime d’historicité[7] », une manière qu’ont les personnages de partager un certain rapport au temps.

Dans ces quatre œuvres, l’Histoire occupe une place multiscalaire : objet du roman à travers la représentation d’un événement majeur – la révolution de 1848 –, elle est aussi objet d’interrogation dans le roman – en faisant le récit du passé, le roman suggère en même temps une certaine conception de l’Histoire, de son épistémologie et de l’historiographie – et objet discursif et réflexif pour les personnages – d’autant plus lorsque certains personnages s’essayent à l’écriture de l’histoire.

Le moment, singularisé, de la rencontre avec l’Histoire devient une étape dans l’itinéraire d’un personnage dont on suit l’évolution, la formation, l’inscription dans un groupe social et politique donné, puis in fine la participation à la Révolution. Un tel effet de montage nous invite à interroger le lien qui s’établit dans les romans entre la « découverte » de l’Histoire et l’action révolutionnaire : en quoi la découverte de l’Histoire serait-elle, pour le personnage, une raison d’agir ou de ne pas agir dans l’événement révolutionnaire ?

L’entrée du personnage dans l’Histoire prend d’abord la forme d’une aperception intellectuelle, puis, plus spécifiquement, d’une prise de conscience de la plasticité de l’Histoire –plurielle et critique, autant que critiquable. Cette rencontre avec l’Histoire consiste, pour le personnage, à s’inscrire presque physiquement dans l’Histoire, à prendre conscience d’être situé dans un présent contingent, soit un présent qui a actualisé un des possibles du passé et qui peut rendre possible un futur. C’est en cela que la découverte de l’Histoire peut devenir dans les romans une raison d’agir et de participer à l’événement révolutionnaire.

La « découverte » de l’Histoire par les personnages

La découverte de l’Histoire-discours[8] par un personnage devient une scène topique dans les romans sur la révolution de 1848, elle constitue une « configuration narrative récurrente[9] » dans l’ensemble du corpus. La scène varie très peu : un des personnages principaux rencontre l’Histoire de la Révolution française par l’intermédiaire d’un ou plusieurs personnages.

Une configuration narrative récurrente

Cette configuration narrative met chaque fois en scène au moins deux personnages : un maître et un ignorant, définis comme tels non du point de vue du statut social, mais d’après des séquences d’instruction et d’éducation mutuelle[10] qui les mettent en scène. À l’instar du schéma traditionnel du roman de formation, le personnage dont nous suivons l’itinéraire rencontre un mentor, un maître, qui lui fait découvrir l’Histoire par différents moyens. Les personnages ignorants sont le plus souvent des hommes du peuple, ouvriers, qui avouent une ignorance initiale. Jean-Pierre, dans l’Histoire d’un homme du peuple, déclare : « Moi, je ne comprenais rien, je ne savais rien[11] » ; Georges Duchêne, dans Les Mystères du peuple, confesse à son grand-père qu’il était ignorant avant d’entendre les leçons de son maître d’ouvrage M. Lebrenn. Cette dernière figure – celle du mentor, ou, plus précisément, du passeur – s’incarne le plus souvent dans une figure d’homme plus âgé, ouvrier comme Perrignon, le chef d’atelier dans l’Histoire d’un homme du peuple, ou petit bourgeois comme Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Si ce type de binôme est le plus manifeste et le plus efficace, nous aurions tort néanmoins de ne pas considérer l’importante circulation des rôles au sein des romans. La découverte de l’Histoire est une sorte de scène originelle pour chaque personnage, qui se rejoue plus tard, ailleurs, selon des modalités différentes. Une fois qu’un personnage est intronisé dans l’Histoire, il en intronise un autre. Ainsi, les positions s’inversent, l’élève devient maître à son tour et l’Histoire sort de l’atelier : on peut penser à Georges Duchêne qui raconte à son grand-père les épisodes historiques qu’il a appris auprès de M. Lebrenn ou au narrateur-personnage Jean-Pierre Clavel qui entreprend de faire lui-même le récit de la révolution de février 1848 après avoir été intronisé à l’Histoire par le récit de la Révolution française. Cette forme de relation éducative peut encore apparaître de manière très ponctuelle dans le roman, sans être structurelle. C’est le cas lorsque Frédéric Moreau prête des ouvrages d’histoire à Dussardier dans L’Éducation sentimentale :

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître[12].

Les quatre auteurs se caractérisent par leurs opinions libérales, voire favorables à une partie de la Révolution : Thiers est l’auteur d’une longue Histoire de la Révolution en dix volumes parus entre 1824 et 1827 et d’une Histoire du Consulat et de l’Empire en cours de publication au moment de l’intrigue ; Dulaure est un ancien membre de la Convention qui a publié une Histoire civile, physique et morale de Paris en 1821-1822 et une Histoire de la révolution française, depuis 1814 jusqu’à 1830 en 1838 ; Barante est célèbre pour son Histoire des ducs de Bourgogne parue en 1824 ; enfin, l’Histoire des Girondins de Lamartine est l’ouvrage le plus récent puisqu’il paraît entre le 20 mars au 12 juin 1847. Le prêt de livres est une des modalités les plus visibles de la circulation de l’Histoire dans les romans. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon prête à Jean-Pierre Clavel une Histoire de la Révolution[13] tandis qu’il lit lui-même l’Histoire des Girondins de Lamartine. Le prêt d’ouvrages historiques entre les personnages rend aussi compte d’un réel attrait pour l’Histoire au XIXe siècle, l’Histoire des Girondins constituant, par exemple, un des plus grands succès de librairie du siècle[14].

Une des autres formes de diffusion du savoir entre les personnages est la « leçon d’histoire » telle qu’elle est pratiquée par exemple par Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Georges raconte ainsi à son grand-père :

Pendant que j’étais à l’ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais comme vous l’ignoriez. […] Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabotant et en ajustant ; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris le peu que je vous ai dit. Mais… ajouta Georges avec un soupir qu’il put à peine étouffer, mes travaux de menuiserie finis… les leçons d’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père[15].

L’atelier devient souvent le lieu privilégié de la découverte de l’Histoire dans les romans : à la relation de travail qui relie le maître et l’ignorant se superpose un lien éducatif. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon dispense fréquemment son savoir historique à tous ses camarades ouvriers, à l’atelier ou au caboulot, dans lequel ils déjeunent tous ensemble :

En parlant d’Emmanuel et de ceux qui lui ressemblaient, M. Perrignon disait que la place de ces jeunes gens était à la tête du peuple ; que leurs pères avaient fait la Révolution de 89, et que les fils marcheraient sur leurs traces, qu’ils ne se laisseraient pas abrutir par les mauvais exemples, et que le peuple comptait sur eux[16].

Perrignon tire parti du présent pour convoquer l’Histoire, il entremêle au discours historique un discours politique sur le contemporain, construisant des ponts entre les luttes passées et la situation politique présente. Le motif de la découverte de l’Histoire s’épanouit dans un processus plus large de socialisation professionnelle et de politisation des personnages. Dans des romans qui thématisent moins la question, les ateliers ouvriers sont déjà décrits comme des espaces propices à une socialisation historienne et politique au sein desquels les personnages s’imprègnent d’Histoire. C’est le cas par exemple dans Maurice, histoire contemporaine, roman dans lequel le personnage éponyme, après avoir commencé à travailler en tant qu’ouvrier, prend ses distances avec l’Église et déclare à sa sœur que « l’histoire est là pour nous apprendre que l’Église a toujours cherché à s’emparer de l’autorité[17]. » La circulation de l’Histoire dans l’atelier met en évidence la forme d’un enseignement par les pairs. C’est qu’entre les murs de l’atelier, l’Histoire se ravive pour les personnages et sort de la catégorie du passé froid et éteint : sa transmission augmente le « bagage de souvenirs historiques[18] » de chaque personnage, faisant de l’espace professionnel des personnages le lieu propice à la constitution et l’entretien d’une « mémoire collective[19] ».

Le personnage, un sujet devenu historique

La découverte de l’Histoire amène les personnages à développer une conscience historique, une capacité à historiciser, au sens où le définit Ludivine Bantigny, c’est-à-dire comme « capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent[20]. » Pour l’historienne, « la force de cette conscience historique vient de ce qu’elle défatalise la temporalité comme succession de durées et rend par là même le présent moins évident[21]. » Le présent, perçu comme produit possible de l’Histoire, autorise une distance par rapport à l’immédiateté. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon fait découvrir à Jean-Pierre « d’où viennent nos droits, ce que nous étions avant 89, et ce que les anciens ont fait de nous[22]. » Le développement de la conscience historique du personnage s’accompagne alors d’une capacité à retirer au présent son caractère d’évidence :

[…] ces grandes disputes sur les droits du peuple, sur l’honneur de la. France, sur la réforme, sur la Révolution, tout cela me faisait oublier un peu mes chagrins, tout cela me montrait un nouveau monde […][23].

La perspective d’un « nouveau monde » témoigne justement d’une mise en question du « régime de ce qui va sans dire[24] » que constituait jusque-là le présent du personnage. La présence nouvelle de la Révolution chez Jean-Pierre fait exister de nouveaux « horizons possibles[25] » et situe le présent comme un possible parmi d’autres. Dans les discours des personnages, les références aux révolutions de 1789 et 1830 ou, plus généralement, aux luttes passées ne se situent pas dans un hors-sol de l’Histoire, dans une antériorité close qui laisserait le présent sans signification. Au contraire, l’Histoire est sollicitée pour parler du futur et donc de ce que le présent peut offrir. Les harangues de Lebrenn sont, à ce titre, exemplaires :

Et lorsque vous verrez, mes amis, qu’aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique ; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l’ESCLAVAGE pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l’avenir[26]

En une seule phrase, le personnage lie le passé au présent et au futur en analysant la succession des luttes contre l’oppression comme le signe évident du progrès de l’Histoire et son moteur essentiel[27]. Apparaît dans ce discours un certain mode de rapport au temps que le roman permet de réfléchir – en ce double sens qu’il interroge et qu’il diffracte. Lorsque les romans nous permettent d’accéder ainsi à la manière dont les personnages pensent la structure et l’ordonnancement du temps, ils élaborent des « régimes d’historicité [28]» fictionnels, des manières pour les personnages de penser les articulations entre passé, présent et futur.

La transformation du personnage en sujet historique entraîne une présence de l’Histoire et une présence à l’Histoire. L’Histoire s’épaissit dans l’air. Jean-Pierre se promène au Jardin des Plantes et songe :

[…] c’est là que la vie me revenait avec ces grandes histoires de la Révolution, où les gens, au lieu de croupir et de moisir comme ces animaux d’Afrique et d’Asie dans des cages, voulaient être libres et faire de grandes choses[29].

Ou lorsqu’il regarde la Seine :

[…] les terribles histoires de la Révolution me revinrent, et je pensai : ‘Combien la vieille rivière a déjà porté de morts ! des gueux et des braves gens[30] !’

Si la Révolution n’a pas été vécue par le personnage, sa découverte, même intellectuelle, semble faire des motifs ordinaires du paysage parisien des écrins mémoriels déjà-là qui n’attendaient que l’activation d’une conscience historique. Se mêle à l’histoire apprise l’histoire vécue sur laquelle s’appuie la mémoire du personnage, « mémoire empruntée[31] » aux mémoires des autres partagées dans l’atelier[32]. En ce sens, la « découverte » de l’Histoire est toute relative : l’Histoire est un déjà-là que vient activer ou sonder le personnage qui en découvre la plasticité discursive.

Une prise de conscience des enjeux de la fabrique de l’Histoire

La découverte d’une autre histoire

La rencontre avec l’Histoire révolutionnaire est l’occasion pour les personnages d’un état des lieux de leur propre connaissance de l’Histoire-événement et de l’Histoire-discours. Ce qu’ils découvrent se heurte à ce qu’ils connaissent déjà, soit sur le mode de l’affrontement discursif – dans ce cas, deux discours historiques entrent en contradiction –, soit sur celui de la complémentation – le discours ou l’événement découvert met en lumière le vide qui le précédait et déplace, pour le personnage, la compréhension du passé. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, Jean-Pierre, en découvrant l’Histoire de la Révolution, comprend qu’il n’avait jusque-là qu’une version tronquée de l’Histoire, partielle et partiale :

Je ne savais pour ainsi dire rien de notre Révolution, j’avais seulement entendu maudire Robespierre à Saverne, et dire qu’il guillotinait les gens comme des mouches[33].

Il déclare également n’avoir jamais lu que « le catéchisme et l’histoire sainte[34]. » Jean-Pierre cible les deux institutions chargées, en premier lieu, de la transmission du savoir historique, l’école et l’Église :

Non ! de tout cela je ne savais pas un mot, et de temps en temps je m’écriais en moi-même :

« Comment ne nous a-t-on jamais rien appris de notre propre histoire ? Qu’est-ce que me faisait le roi David, ou le prophète Jonas à côté de cette histoire ? »

J’étais indigné de voir qu’on m’avait tenu dans une pareille ignorance. Je médisais : « Il est clair qu’on veut tous nous abrutir, en nous faisant croire que nous sommes responsables de ce qu’Adam a mangé des pommes, au lieu de nous parler de nos droits et de nous apprendre à aimer et à respecter nos anciens, qui ont fait toutes ces grandes choses dont nous jouissons maintenant[35][…] »

En plus de s’étonner de certains enseignements très lacunaires de l’Histoire, Jean-Pierre pense les effets, donc les enjeux, de l’enseignement, ici l’abrutissement programmé de l’individu. Il oppose à la croyance coupable d’un péché originel, la connaissance des actions passées. S’agissant de la Révolution, ses connaissances n’étaient pas nulles mais se limitaient, selon lui, à un discours contre-révolutionnaire primaire – constitué d’imprécations inutiles et d’analogies douteuses – et désigné comme histoire officielle. L’Histoire contemporaine semble ne pouvoir se découvrir qu’en dehors des murs de l’école et de l’Église qui pratiquent l’omission politique et volontaire de sa dimension populaire et révolutionnaire. Au contact de Perrignon et des Histoires de la Révolution, Jean-Pierre découvre cette Histoire populaire, une Histoire des luttes et une mémoire des peuples. Par conséquent, ce que les personnages perçoivent de nouveau, c’est le caractère idéologique qui préside à et/ou procède de l’élaboration de l’Histoire. À ce titre, la multiplicité des ouvrages d’Histoire qui circulent entre les personnages dans L’Éducation sentimentale rend compte de la diversité possible des interprétations – en l’occurrence plutôt favorables – auxquelles a pu donner lieu la Révolution française. Nous ne saurons rien en revanche des éventuels débats entre Dussardier et Frédéric. Cette diversité semble au contraire gommée par l’absence de précision sur le nom de l’auteur de l’Histoire de la Révolution prêtée à Jean-Pierre par Perrignon dans l’Histoire d’un homme du peuple.

Lorsque Jean-Pierre s’étonne de ne pas avoir entendu parler de « nos droits » et de « nos anciens », il réclame la transmission d’une histoire qui lui appartienne, dont il fasse partie et dans laquelle il pourrait trouver « cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble[36]. » Le déterminant possessif – « nos droits » – a une valeur schismatique qui distingue deux Histoires, la nôtre et la leur. Or l’Histoire que raconte Perrignon à Jean-Pierre et aux autres ouvriers de l’atelier est précisément « l’histoire de notre Révolution[37] ». Dans son discours, le déterminant possessif agit comme marque de reconnaissance et d’appartenance à un même groupe social et à une même manière de faire, d’écrire et de concevoir l’Histoire par le bas, par le peuple. C’est cette histoire que transmet Lebrenn dans Les Mystères du peuple :

Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elle s’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage, l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant[38].

Contrairement à l’Histoire officielle, l’Histoire transmise par Lebrenn ou Perrignon apparaît plus proche et plus familière, plus immédiatement actualisable au présent aussi parce qu’à travers elle, le personnage se découvre une filiation : c’est l’« histoire de notre famille plébéienne », comme la désigne Lebrenn. Dans les romans, les personnages qui découvrent l’Histoire populaire et révolutionnaire se découvrent du peuple et trouvent leur place dans une généalogie révolutionnaire. De fait, la thématisation de la découverte de l’Histoire concerne principalement, sinon exclusivement, les personnages du peuple – entendu comme ceux qui ne possèdent pas les moyens de production et qui n’appartiennent pas aux classes dominantes d’un point de vue économique, social et culturel[39] – qui vont prendre part à la révolution de 1848. Si l’Histoire devient ainsi omniprésente pour ces personnages c’est parce qu’elle est le lieu de l’espoir et des possibles, soit un terreau fertile pour ceux qui ont des raisons de s’indigner du présent.

Fictionnaliser les réflexions épistémologiques contemporaines

La question que soulèvent ces personnages est celle du sujet de l’Histoire et témoigne de la « révolution historiographique[40] » qui s’est jouée sous la Restauration. D’une certaine manière, les romans fictionnalisent des débats qui sont déjà inscrits dans les mémoires depuis quelques décennies : avec la Révolution française et l’irruption du peuple sur la scène historique, les chroniques de la cour royale et la mémoire des grands hommes ne permettent plus, seules, d’écrire l’Histoire[41]. Dès 1820, dans la première des Lettres sur l’histoire de France, Augustin Thierry déplore l’absence de « l’histoire des citoyens, l’histoire des sujets, l’histoire du peuple », en appelant à une « véritable histoire de France » dont le « héros serait la nation tout entière[42] ». L’enjeu est alors de déterrer une Histoire populaire ensevelie sous une Histoire des rois. C’est dans cette entreprise que semblent s’engager de manière très explicite certains romanciers. Si ces derniers ont recours à l’historiographie[43], le passage par la fiction leur permet de faire une histoire que l’historiographie ne peut pas encore, ou pas absolument, prendre en charge, une Histoire plus populaire, centrée sur le peuple et écrite par le peuple. Il n’est pas anodin, en cela, de convoquer à nouveau les titres des œuvres : Les Mystères du peuple ou l’Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, ou Histoire d’un homme du peuple, ou L’Éducation sentimentale, Histoire d’un jeune homme, ou bien encore Maurice, histoire contemporaine. Nombreux sont les romans à porter dans le titre le nom d’ « Histoire », à flouter leur appartenance générique et à proposer une mise en scène de la manière de faire ou d’écrire l’Histoire.

C’est exactement ce qu’accomplit la famille Lebrenn dans Les Mystères du peuple. À la majorité de son fils, Sacrovir, M. Lebrenn lui ouvre la chambre secrète dans laquelle se trouvent les « archives plébéiennes[44] » de la famille datant de plus de deux mille ans. En désignant les reliques, Lebrenn déclare :

À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsque notre descendance possèdera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de M. de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai porté au bagne auront leur signification historique. C’est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection[45].

L’ambition du personnage, et de toute sa famille, est de préserver la mémoire des luttes sociales[46] et, partant, de contribuer à écrire et diffuser l’histoire du peuple. Lebrenn fait découvrir à sa famille et à Georges, son ancien ouvrier devenu son gendre, l’histoire de sa famille et, à travers elle, une Histoire du peuple dont l’insurrection serait le principe moteur. Chez les Lebrenn, chaque génération prend en charge l’écriture de l’histoire du peuple et la transmission d’une méthodologie rigoureuse à travers la constitution, la collecte, la conservation et l’exploitation d’archives et d’objets. En cela, le roman propose une mise en abyme dans laquelle le personnage reproduit exactement l’activité du romancier lui-même. Dans sa lettre aux abonnés, Eugène Sue déclare que si « jusqu’ici […] l’on avait toujours écrit l’histoire de nos rois », il a l’ambition, de proposer avec son récit et ses notes une « histoire authentique des misères, des souffrances, des luttes, et souvent grâce à Dieu, des triomphes de nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois[47]. » La générosité de l’appareil de notes est, quant à elle, destinée à prouver « l’irrécusable autorité historique[48] » de sa proposition littéraire et à diffuser une bibliographie historique à ses lecteur·ice·s[49]. Dans une moindre mesure, l’Histoire d’un homme du peuple met en abyme la prise en charge de l’écriture et de la transmission de l’Histoire par un personnage du peuple à travers le narrateur-personnage, Jean-Pierre Clavel. Lui aussi, au sein du récit, ne cesse de réaffirmer la vérité des faits relatés et d’exhiber, par des excursus métalittéraires, la difficulté d’être scripteur de l’Histoire. Les romanciers et leurs personnages se livrent à une épistémologie en acte en s’essayant à l’écriture de l’Histoire et en exposant leur méthode. Ils interrogent en même temps les enjeux de ce renouveau épistémologique, les nécessités de son dévoilement et de sa transmission ; si la compréhension et, d’une certaine manière, l’expérience de l’Histoire apparaissent comme une nécessité, c’est parce qu’elles semblent conditionner la participation à l’action dans l’Histoire :

Plus nous aurons conscience et connaissance de l’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs […] ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nous l’imposer à nouveau[50].

Du sujet historique au sujet dans l’Histoire

Effectivement, dans sa lettre aux abonnés, l’auteur des Mystères du peuple semble exposer avec clarté une vision du rôle de l’Histoire et des origines de l’action historique latente dans l’ensemble du corpus romanesque sur la révolution de 1848. Les romans semblent tisser un lien de causalité entre la découverte intellectuelle de l’Histoire et la praxis, la possibilité d’agir dans et pour l’Histoire. En ce sens, la transformation du personnage en sujet historique devrait s’accompagner d’une subjectivation politique qui lui permettrait de devenir également un sujet dans l’Histoire.

La découverte de l’Histoire : un événement perturbateur

Dans les romans, la découverte de l’Histoire populaire et révolutionnaire apparaît paradoxalement comme un événement perturbateur qui entraîne le personnage dans un autre rapport au temps, non plus linéaire mais fragmenté. Le temps apparaît comme un mobile et se dévoile comme construction, comme agencement dans lequel les éléments peuvent être mis en mouvement. À ce titre, le présent et le passé n’existent pas seulement dans un rapport de succession ou d’antéposition – l’un ne fait pas que succéder à l’autre – mais passé et présent coexistent dialectiquement pour s’éclairer mutuellement. L’omniprésence nouvelle, et latente, du possible révolutionnaire fracture le temps continu pour ouvrir un temps constellé ou un temps mobile. Cette présence d’une complexion révolutionnaire voit le temps se densifier et dévoiler par de brèves saillies les structures d’appréhension du monde fondées sur l’originelle Révolution de 1789. Dans ces ressauts surgit un geste éminemment révolutionnaire qui consiste à donner une épaisseur au calendrier, de subvertir la continuité historique de l’ordre bourgeois pour mettre en lumière l’existence toujours latente, chez les personnages, d’une temporalité révolutionnaire. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le 24 février 1848, après le sac des Tuileries, Jean-Pierre songe :

Je me rappelais le livre de Perrignon, et je m’écriais en moi-même : ‘‘Est-ce que nous voulons une constituante ? est-ce que nous voulons un directoire ? est-ce que nous voulons des consuls ? ou bien est-ce que nous voulons autre chose de nouveau ? Si nous voulons quelque chose de nouveau, il faut pourtant savoir quoi. Jean-Pierre, qu’est-ce que tu veux[51] ?’’

Les surgissements de fragments révolutionnaires passés sont récurrents dans le roman et Jean-Pierre se trouve souvent confronté à un présent constellé d’Histoire : il imagine défiler sous ses yeux les hommes de la Commune de 1789 tandis qu’il se tient devant l’Hôtel de Ville ; il songe à la révolution confisquée de 1830 tandis qu’il veille, avec d’autres, à ce que celle de 1848 appartienne au peuple. C’est la présence presque palpable de l’Histoire qui ouvre les possibles de l’action au présent :

Je me déshabillais assis sur mon lit, quand tout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mes petites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieu de la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livre du vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mes yeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciens avaient faites, et je pensais à celles que nous pourrions faire[52].

Ce passage se situe dans la nuit du 23 au 24 février 1848, lorsque le tocsin sonne dans Paris à la suite de la fusillade du boulevard des Capucines et de la promenade des cadavres. Par ce « livre [qui] s’ouvr[e] » devant Jean-Pierre, c’est l’Histoire qui prend sens et matière, elle s’incarne et s’intériorise chez ce personnage qui devient pleinement sujet historique, porteur du passé et responsable du futur. L’action possible s’ouvre, paradoxalement, depuis le constat d’actions effectuées. L’instabilité nouvelle du temps présent engage effectivement un processus de subjectivation du personnage qui se découvre progressivement comme acteur possible de l’Histoire. Néanmoins, L’Éducation sentimentale invite à la nuance dans la mesure où la découverte de l’Histoire, ou même sa connaissance, n’apparaît pas comme raison suffisante pour une quelconque mise en mouvement. Si chez les personnages du peuple, la découverte intellectuelle est liée à une praxis, la « pratique » bourgeoise de l’Histoire ne semble pouvoir être qu’intellectuelle. C’est peut-être pour cela que l’enseignement de Frédéric à Dussardier se limite à une circulation de livres, étant entendu que le premier n’éprouve pas la filiation que l’homme du peuple reconnaît au contact de l’histoire populaire et qui vaut comme raison d’agir. Frédéric n’aura rien à enseigner à Dussardier sur les barricades puisqu’il n’y sera pas, contrairement à Perrignon et à Lebrenn.

Raison d’agir ou devoir d’agir ?

De fait, une certaine mémoire populaire et révolutionnaire a besoin d’être réactivée par l’Histoire. La mémoire retrouvée du passé révolutionnaire lie le présent au futur, elle « préserv[e] les promesses et les potentialités qui ont été trahies et même interdites chez l’individu mature et civilisé[53] », elle est tournée vers l’avenir et « doit se forger contre la mémoire aliénée de la société de classe[54] ». On peut penser au personnage du grand-père de Georges Duchêne dans Les Mystères du peuple, qui dit à ce dernier :

[…] eh ! eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection… comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être[55]

Le propos du grand-père fait de l’insurrection une nécessité récurrente. On remarque effectivement que chez les personnages les plus républicains, la continuation de la Révolution apparaît comme un devoir :

C’est sur le grand escalier de l’Hôtel de ville, où tant d’actions terribles et grandioses se sont accomplies durant la Révolution, où tant de paroles généreuses ont été prononcées pour la défense de la justice, c’est là que nous reprîmes un peu de calme, en pensant à ce que de pauvres petits êtres tels que nous étaient auprès de ces hommes de la Commune, auxquels nous devons presque tous nos droits. Oui, tous ces vieux souvenirs bourdonnaient sous les hautes voûtes avec les pas des hommes du peuple, qui montaient fièrement et semblaient dire :

« Nous sommes ici chez nous ! Quand la France parle d’ici à l’Europe, tous les rois tremblent ! … »

Un souffle de force et de grandeur me passait sur la figure[56].

On retrouve ici le sens plein du devoir qui s’entend comme dette des générations présentes aux héros révolutionnaires passés : le peuple de 1848 doit poursuivre et achever la Révolution en assurant une vigilance constante face aux possibles révolutionnaires. C’est précisément ce devoir qui motive les ouvriers de l’atelier de Jean-Pierre à participer au banquet interdit du 21 février 1848 :

— Oui, nous irons, parce que c’est notre devoir, s’écria Quentin ; depuis trop longtemps on humilie le pays avec ces députés à deux cents francs de contribution, qui ne nous regardent pas. Nous en voulons d’autres. Nous voulons que les capacités arrivent[57].

Plus tard, lorsque les autres ouvriers apprennent que Jean-Pierre a combattu sur la barricade de la rue de la Lanterne, Perrignon s’écrie :

Mon pauvre Jean-Pierre, criait Perrignon, je savais bien que tu ferais ton devoir[58].

On songe encore à M. Lebrenn dans Les Mystères du peuple qui déclare à Georges Duchêne qu’il est de son « devoir d’aider [ses] frères à conquérir ce qu’ils n’ont pas[59] ». Aussi, le sentiment d’appartenance à une généalogie révolutionnaire semble se traduire chez les personnages par un devoir de mémoire – une « mémoire ignorée[60] » – et un devoir d’agir, comme s’il existait « un rendez-vous tacite entre les générations passées » et celle du présent, comme s’il était accordé à chacune d’elles une « faible force messianique sur laquelle le passé [faisait] valoir une prétention[61]. » Lorsque Perrignon prête une Histoire de la Révolution à Jean-Pierre, il déclare :

Lis-moi cela… c’est le livre du peuple français. Tu verras le commencement de la Révolution ; le commencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ce que nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup de chapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, ces gaillards-là viendront après nous[62].

Ne rechignant pas devant une certaine sacralisation de l’Histoire, Perrignon tisse entre eux le passé, le présent et le futur dans une perspective d’émancipation. La lecture du passé est la découverte de sa puissance d’agir et d’affecter. La Révolution se déploie dans ses dimensions messianiques, transhistorique et généalogique. Ce qui se transmet et habite l’intérieur des personnages avec le legs de l’Histoire, c’est la conscience de l’inachèvement de la Révolution, pour certain·e·s du rapt de la République démocratique et sociale, et surtout de tou·te·s celles et ceux qui sont mort·e·s dans les luttes. Il n’est pas anodin que l’Histoire des Girondins de Lamartine s’achève sur l’alliance de cette mémoire retrouvée et la nécessité de poursuivre la lutte :

On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain […]. Pardonnons-nous donc, fils des combattants ou des victimes. Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! […] L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire, et comme la veille d’un autre combat.

En effet, la réactivation de l’Histoire, de 1789, de 1830, produit de nouveaux affects au sens où le développement d’une conscience historique se présente comme conscience de capacités d’affecter et d’être affecté : conscience d’être affecté par les échecs et les morts du passé, conscience de pouvoir affecter le présent. Si le spectre historique est un opérateur de subjectivation politique, c’est parce que « cette manière d’être communément affecté·e·s n’est pas sans portée politique[63] » dans la mesure où elle contribue à façonner un « nous » hétérogène, protéiforme, mais capable d’« affecter l’existant[64] ». Ce sont les morts auxquels songe Jean-Pierre en regardant la Seine ou bien ces « premiers révolutionnaires [qui] ont fini par se tuer de désespoir, lorsque le peuple les avait abandonnés », des morts devant lesquels surgissent « les idées en foule[65] ». La découverte et l’omniprésence de l’Histoire font émerger ces « éclats du temps messianiques[66]» que Michaël Löwy interprète comme « les moments de révolte, les brefs instants qui sauvent un moment du passé tout en opérant une interruption éphémère de la continuité historique, une cassure au cœur du présent[67]. » En ce sens, la présence de l’Histoire chez le personnage devient raison d’agir, soit un moteur pour faire ou défaire le présent existant.

Conclusion

Ainsi érigée en topos, la rencontre d’un personnage avec l’Histoire devient, pour le roman, un moyen efficace pour archiver et fictionnaliser les enjeux épistémologiques d’une époque. L’œuvre romanesque ne se contente cependant pas d’être un simple miroir, elle devient elle-même l’espace d’une réflexion épistémologique et politique en suggérant que le développement d’une conscience historique entraîne une subjectivation politique du personnage et un passage possible à l’action révolutionnaire.

 

Bibliographie

Romans du corpus

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1] La distinction typographique entre histoire et Histoire n’a évidemment pas vocation à naturaliser et normativiser une opposition éculée entre une petite histoire et une grande Histoire mais à clarifier notre propos en réutilisant ce que les romans de notre corpus nous proposent comme vision et mode de désignation de l’Histoire. Ainsi, nous utiliserons histoire pour désigner l’itinéraire d’un personnage dans la fiction et Histoire pour désigner, avec les romanciers et les personnages, la reconstruction de l’ensemble des faits du passé prise dans sa situation (historique, politique, sociale).

[2] L’Histoire révolutionnaire apparaît dans les romans à travers les nombreuses références aux révolutions de 1789, de 1830, voire aux différentes insurrections du premier XIXe siècle. La Révolution de 1789 y apparaît toutefois comme un moment originel de fracture et de fondation d’une société nouvelle.

[3] Claudie BERNARD, Le Passé recomposé : le roman historique français du XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 10.

[4] Laure LÉVÊQUE, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, une politique fiction de 1848 : de quoi demain sera-t-il fait ? », Babel, n°30, 2014, p. 303-326.

[5] Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire républicaine 1868-1901 », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.1, 1985, p. 87-113.

[6] Emmanuel FUREIX, « Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.15, 1997, pp. 21-30.

[7] François HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, 2012.

[8] Nous reprenons l’expression de Claudie Bernard qui distingue « l’Histoire-événements, ou plus généralement l’Histoire-développement des sociétés, et l’Histoire-discours, ou plus généralement l’Histoire-connaissance, portant sur ces événements », dans Ibid., p. 9.

[9] Nous reprenons l’expression proposée par Michèle WEIL dans « Comment repérer et définir le topos ? », Topiques. Études satoriennes, volume 2, 2016.

[10] Le choix des termes maître et ignorant n’a ici, évidemment, aucune portée axiologique mais bien une dimension politique : je me permets de reprendre et de défiger l’expression de maître ignorant proposée par Rancière dans son ouvrage éponyme Le Maître ignorant.

[11] ERCKMANN-CHATRIAN, Histoire d’un homme du peuple, Paris, J. Hetzel, 1879 [1865], p. 52.

[12] Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2002 [1869], p. 352.

[13] Nous ne savons pas exactement qui en est l’auteur dans la mesure où de nombreuses Histoires de la Révolution paraissent à cette époque.

[14] Pour plus de détails sur la diffusion et la réception de l’Histoire des Girondins de Lamartine, je renvoie à l’article d’Antoine COURT, « Les Girondins de Lamartine. Un incendie. Un feu de paille. », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47. pp. 305-321.

[15] Eugène SUE, Les Mystères du peuple ou histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, Paris, Robert Laffont, 2003 [1849-1857], p. 24.

[16] Ibid., p. 63.

[17] F. PERCOT, Maurice, histoire contemporaine, Rouen, Mégard & Cie, 1856, p. 181.

[18] Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p.98.

[19] On pense effectivement aux développements de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective qui a « pour support un groupe limité dans l’espace et dans le temps » (La Mémoire collective, op. cit., p. 137) et qui serait au fondement de la mémoire individuelle. Les espaces professionnels, ici les ateliers, sont des lieux idéals pour lui permettre de se structurer et de se renforcer. Cette mémoire collective entraîne chez les membres du groupe qu’elle engage un sentiment de familiarité avec tout ce qui a traversé et travaillé le groupe : « Par une partie de ma personnalité, je suis engagé dans le groupe, en sorte que rien de ce qui s’y produit, tant que j’en fais partie, rien même de ce qui l’a préoccupé et transformé avant que je n’y entre, ne m’est complètement étranger. » (La Mémoire collective, op. cit., p. 99).

[20] Ludivine BANTIGNY, « Historicités du 20e siècle. Quelques jalons sur une notion », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2013/1, n°117, p. 15.

[21] Ibid., p. 16.

[22] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[23] Ibid., p. 66.

[24] Alban BENSA et Éric FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n°38, 2002, p. 5.

[25] Julien JEUSETTE, « Littérature et Révolution : traces, formes, enjeux », dans Émilie GOIN et Julien JEUSETTE (dir.), Écrire la Révolution. De Jack London au Comité invisible, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2018, p. 8.

[26] Eugène SUE, op. cit., p. 110.

[27] Que l’on songe également à l’épigraphe du roman : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION. »

[28] François HARTOG, op. cit.

[29] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 70.

[30] Ibid., p. 75.

[31] Maurice HALBWACHS, op. cit., p. 99.

[32] Je reprends ici la distinction halbwachsienne entre le « passé appris » transmis et fixé par l’histoire écrite, et le « passé vécu », tel qu’il a été transmis dans une certaine communauté donnée (La Mémoire collective).

[33] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[34] Ibid., p. 67.

[35] Ibid., p.68.

[36] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre première, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.64.

[37] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[38] Eugène SUE, op. cit., p. 118.

[39] Cette précision me paraît d’autant plus importante que le mot « peuple » en 1848 est un « instrument politique ». Je renvoie à l’article de Maurice TOURNIER, « Le mot “Peuple” en 1848 : désignant social ou instrument politique ? », Romantisme, 1975, n° 9, p. 6-20.

[40] Aude DÉRUELLE, « Introduction », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 14.

[41] Ibid. p. 13 à 53.

[42] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre VIII, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 94.

[43] Considérant que le roman historique propose un récit du passé déjà médiatisé, doublement recomposé : une première fois par l’historiographie et une seconde fois par le roman (cf. Claudie BERNARD, Le Passé recomposé).

[44] Eugène SUE, op. cit., p. 124.

[45] Ibid., p. 112.

[46] Anthony GLINOER, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue : l’insurrection entre histoire, politique et littérature » dans DELUERMOZ Quentin et GLINOER Anthony, L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 93-105.

[47] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[48] Idem.

[49] Anthony GLINOER, loc. cit.

[50] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[51] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p.107.

[52] Ibid., p. 94.

[53] Herbert MARCUSE, Eros and Civilization, Londres, Sphere, 1970, p. 33.

[54] Enzo TRAVERSO, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe – XXIe siècle), Paris, La Découverte, p. 91.

[55] Eugène SUE, op.cit., p. 24.

[56] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[57] Ibid., p. 83.

[58] Ibid, p. 98.

[59] Eugène SUE, op. cit., p. 41.

[60] Ibid., p. 92.

[61] Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 428.

[62] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[63] Déborah COHEN, Peuple, Paris, Anamosa, 2019, p. 52.

[64] Ibid., p. 53.

[65] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[66] J’emprunte l’expression à Walter Benjamin dans sa thèse A Sur le concept d’histoire, traduite et commentée par Michaël LÖWY dans Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Eclat, 2018, p. 189.

[67] Idem.

 

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Mettre fin à la violence dans les cités : les décrets post-staseis du IVe et IIIe siècle av. J.-C.

Christine Petrazoller

 


Résumé : Dans le monde grec, la violence est présente sous toutes ses formes, individuelles et collectives. Elle est un mode d’expression privilégié pour tout groupe politique qui cherche à imposer ses idées et son pouvoir à l’ensemble de la communauté. La stasis est l’expression ultime de la violence, car elle touche l’essence même de la cité. C’est la haine du familier, c’est la guerre (polémos) qui s’invite dans la cité. En cas de conflit, cette dernière se doit de rechercher la paix ou tout du moins l’apaisement nécessaire à sa stabilité, sa prospérité et sa sécurité. Ce sont ces aspects de la vie politique interne des cités que nous proposons d’analyser à travers des décrets post-staseis datés du IVe et IIIe siècle provenant essentiellement de Grèce propre, de cités insulaires et côtières d’Asie Mineure. Dans cette étude, une attention toute particulière est portée aux résolutions votées par le peuple en matière de politique de réconciliation, de défense de l’État, de renforcement de la législation en cours et de l’établissement de serments, en vue de rompre avec la violence, de rétablir et/ou réaffirmer l’unité du corps civique.

Mots-clés : cités grecques, stasis, violences, décrets, réconciliation, amnistie, serments.


Docteur en histoire et chercheuse associée à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité de Besançon (ISTA EA 4011), Christine Petrazoller est l’auteur de la thèse inédite « La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle av. J.-C. », soutenue à l’Université de Franche-Comté à Besançon en novembre 2020 qui porte sur la guerre civile dans les cités grecques ou hellénisées. L’aire géographique étudiée couvre la Grèce proprement dite, les îles et la partie du monde colonial qui s’étend en 359 av. J.-C. de l’embouchure du Boug en Ukraine (Olbia), aux cités continentales et insulaires d’Asie Mineure et jusqu’en Afrique du Nord (Cyrénaïque). L’article proposé entre dans ce cadre de recherche.

christine.petrazoller@orange.fr


Introduction

Considérée comme l’un des pires maux, la violence n’est pas l’apanage des sociétés modernes. Elle a de tout temps été, comme le souligne J. Freund[1], l’une des formes des rapports de force entre les hommes, au même titre que la collaboration et le compromis. La violence est naturellement présente, sous toutes ses formes dans le monde grec. Cependant, c’est la guerre civile (stasis) qui représente, aux yeux des Grecs, la forme ultime de la violence car elle touche l’essence même de la cité. Elle est, pour reprendre les termes de N. Grangé, la guerre que la cité se livre à elle-même, une guerre sans règles qui met sens dessus dessous, un monde à l’envers[2].

Largement reconnue par les auteurs modernes, il n’y a guère de manuel ou synthèse sur le monde grec qui ne mentionne la stasis de manière plus ou moins sommaire. Pourtant, peu de travaux ont été consacrés à l’étude du phénomène depuis la publication de l’ouvrage de référence de H.-J. Gehrke en 1985 consacré au Ve et IVe siècle[3], en dépit d’un regain d’intérêt pour le sujet ces dernières années, notamment en philosophie politique[4]. Il faudra attendre les années 2010, pour voir paraître les premières études prenant réellement en compte l’époque hellénistique, jusque-là largement délaissée au profit de l’époque classique. Ces travaux, nous les devons, d’une part, à B. Gray qui s’intéresse à la cité et aux idées politiques à travers le prisme de l’exil et des exilés en Méditerranée entre 404 et 146 et, d’autre part, à H. Börm qui illustre la propagation du phénomène d’Alexandre à Auguste, en s’appuyant uniquement sur les sources littéraires pour établir sa chronologie[5]. Malgré ces apports récents, une lecture d’ensemble du phénomène, pour l’époque hellénistique, continuait encore à faire défaut. Notre étude, conduite dans la continuité de celle menée par H.-J. Gehrke, fondée sur une chronologie nouvelle, riche en séismes politiques (359 à 63 av. J.-C.) et reposant aussi bien sur les sources littéraires qu’épigraphiques, tient à combler cette absence[6].

Comme le montre la plupart des études, c’est le rapport de force entre les groupes politiques qui provoque une escalade de violence qui peut conduire, dans les cas les plus extrêmes, à une guerre civile, à l’issue incertaine. Après avoir plongé dans un abîme de violence destructrice, épurative, la cité doit se reconstruire. Mais comment procéder ?

Pour répondre à cette question, peu abordée dans les études[7], nous devons interroger l’histoire politique interne des cités. Celle-ci nous est souvent méconnue dès lors que l’on s’éloigne des cités comme Athènes, en raison d’un manque d’intérêt des auteurs anciens. Nous sommes dès lors largement tributaires de l’épigraphie pour nous renseigner. Alliée de choix, celle-ci a cependant ses limites. Inégalement répandue dans le temps et dans l’espace, les textes qui nous sont conservés ne sont pas toujours datables avec précision, à défaut d’éléments dans le contenu ou de sources littéraires permettant de les relier à un contexte historique précis. D’autre part, certains textes s’avèrent peu exploitables, en raison de leur mauvais état de conservation.

En dehors de ces aspects matériels, il faut surtout garder à l’esprit que ces textes sont le fait des vainqueurs. C’est à eux seuls, que revient le privilège de laisser leurs propres traces de l’histoire et de présenter l’usage de la violence sous un jour négatif pour les opposants et légitime pour la cité qui se défend.

Ce sont ces lois, règlements, serments mais aussi des extraits d’archives publiques, c’est-à-dire des textes votés et reproduits sur une stèle au cours du IVe et IIIe siècle, rassemblés, questionnés et insérés dans la trame historique qui vont nous permettre, à l’aide d’exemple précis, d’examiner la politique mise en œuvre par les cités pour dépasser le conflit ou, tout du moins, trouver un certain apaisement et maintenir l’ordre établi en limitant l’usage de la violence.

Sortir de la crise et retrouver la paix

Pour que la vie politique et sociale puisse reprendre son cours normal, il faut mettre fin à la stasis. Pour ce faire, il faut parvenir à sortir du rapport de force imposé par la violence du conflit, c’est-à-dire revenir à une relation fondée sur l’équilibre et l’échange entre les partis. En réalité, transformer le conflit en réconciliation est souvent difficile, notamment en raison de l’état émotionnel des protagonistes. Elle requiert l’oubli volontaire et collectif, l’amnistie. Plus d’une fois, la situation s’enlise et l’état de stasis préexistant s’installe dans le temps. Bien qu’elle puisse être vécue comme une ingérence dans les affaires de la cité, l’intervention d’un tiers en position de force permet alors parfois d’imposer une paix durable.

La réconciliation : réintégration des bannis politiques et restitutions de biens

La réconciliation repose sur le rétablissement du dialogue entre les partis. Consentie et négociée par la cité, elle est souvent le fruit d’une médiation externe et entre dans le cadre d’une politique de stabilisation, comme celle menée par Alexandre le Grand après la conquête de l’Asie Mineure (334-332) puis en 324 avec la promulgation de l’édit de Suse[8]. Imposée, elle peut être vécue par la cité, comme une atteinte à son autonomie judiciaire[9]. Dans un tel cas de figure, les cités appliquent localement les directives royales. La réconciliation est un processus long, douloureux impliquant, bien qu’elle ne soit pas nommée directement, l’amnistie des faits ayant trait au conflit, y compris les condamnations in absentia et la réintégration des bannis politiques. Ce retour implique une restitution au moins partielle des biens confisqués, véritable pierre d’achoppement entre les partis. Elle symbolise, pour les bannis, la réparation du préjudice moral et matériel subi mais, pour ceux qui ont acquis légalement ces biens, cela revient à porter atteinte à leur droit de propriété. Guère mentionnée dans les sources littéraires, la restitution des biens nous est connue, pour l’essentiel, à travers des règlements post-staseis, plus ou moins bien conservés.

Les plus exploitables sont ceux de Mytilène[10] sur l’île de Lesbos (ca 332[11]) et celui de Tégée en Arcadie (324)[12] , qui reste le plus complexe[13]. La réconciliation requiert souvent la mise en place d’une commission, composée ordinairement entre dix et vingt membres[14], chargée d’arbitrer les contentieux et veiller au bon déroulement des conciliations. L’arbitrage peut aussi être assuré par un tribunal étranger, comme ce fut le cas à Tégée qui renvoie certaines affaires devant le tribunal de Mantinée, siégeant soixante jours, alors que la cité de Télos sur l’île du même nom (ca 306 – 301), en face de Rhodes, confie, elle aussi probablement sur demande royale, l’arbitrage des différends à des juges étrangers venus de l’île voisine de Kos[15]. Cette pratique va devenir une véritable institution permettant à partir de la fin du IVe siècle de régler de manière pacifique des litiges publics ou privés.

L’atmosphère tendue, qui règne à Chios en 332 malgré la fin des hostilités, illustre parfaitement la difficulté à faire taire les ressentiments tant politiques que privés qui se sont cristallisés au fil du temps entre les partis. Afin de recadrer la situation et ramener les habitants à de meilleurs sentiments, Alexandre intervient au moins à deux reprises. Dans sa lettre adressée aux Chiotes en 332, il s’exprime en tant qu’hégémon de la ligue des Hellènes s’adressant à l’un de ses membres. Les directives sont claires : des nomographes choisis par la cité doivent rédiger et corriger les lois de telle manière que rien ne soit contraire à la démocratie et ne s’oppose au retour des bannis, chassés probablement en 333[16]. Ces lois doivent ensuite lui être présentées. Le roi aborde également le devenir de ceux qui ont trahi la cité au profit des Perses, désignés comme Barbares (τῶν δὲ προδόντων τοῖς βαρβάροις τὴν πόλιν) [17]. Leur sort rejoint celui réservé aux Thébains en 335. Sous le coup d’une procédure de saisie, bien connue du monde grec, les cités membres de la Ligue des Hellènes ont interdiction de les accueillir et, s’ils s’y trouvent, ils doivent être saisis pour être présentés devant le synédrion (conseil) en charge de les juger[18]. Le roi se réserve le jugement des litiges survenant entre les bannis rentrés et ceux de la cité. L’installation d’une garnison royale, chargée d’assurer le maintien de l’ordre jusqu’à la fin du processus de réconciliation, peut être le signe de la méfiance du roi à l’égard du parti des anciens tyrans, probablement encore influent. Cela se traduit aussi dans le sort particulier qui leur est réservé : ils sont les seuls à ne pas avoir été renvoyés dans leur cité pour y être jugés, mais déportés en Égypte, à Éléphantine sur la première cataracte du Nil[19].

Probablement interpellé en raison d’irrégularités, le roi est contraint d’intervenir une nouvelle fois (ca 332/1). Il est fort probable que cette seconde correspondance ait été remise aux ambassadeurs de Chios venus demander le retrait de la garnison, alors qu’Alexandre se trouve en Samarie en 331[20]. Le ton se veut cette fois plus autoritaire, mais l’état lacunaire du début du texte ne se prête guère à l’interprétation. Il s’agit toutefois pour le roi d’interdire toute nouvelle poursuite au chef d’accusation d’être favorable aux Perses (ἐπὶ βαρβαρισμός), pour la simple raison qu’à cette date, la reconquête étant parachevée, un tel motif n’a plus lieu d’être. Le ton change, lorsque le roi s’adresse au peuple à titre privé, pour prendre la défense et témoigner en faveur d’un ami (Alkimachos ?) resté en exil malgré les autorisations de retour[21].

Ce qui fait défaut dans le cas de Chios, c’est le texte concernant la réconciliation. L’édition plutôt récente d’une inscription très fragmentaire retient notre attention[22]. Malgré l’état de la pierre, le vocabulaire utilisé permet de déduire qu’il y a eu conciliations et mise en place d’une commission. Ces informations permettent de faire un rapprochement avec Mytilène, et mettre ce décret en lien avec les directives d’Alexandre. Cependant, la prudence reste de mise.

Le cas de Chios n’est pas une exception. S’engager dans un processus de réconciliation implique de se faire violence, car il s’agit au nom de l’unité de faire abstraction de tout sentiment de colère, de haine, d’injustice, etc. Le serment juré au terme des accords par l’ensemble du peuple engage les partis au pardon mutuel, à l’oubli des maux du passé (μὴ μνησικακεῖν) et à l’abandon de toute colère, de désir de revanche (μνησιχολεῑν)[23].

Plutôt que d’accorder l’amnistie au parti adverse, processus difficile et douloureux, comme nous l’avons vu, certaines cités portent l’affaire en justice, c’est notamment le cas d’Érésos sur l’île de Lesbos.

Les procès

En évoquant cette procédure judiciaire, nous avons avant tout à l’esprit les grands procès qui ont rythmés la vie politique athénienne à la fin du IVe siècle. Dans le cas présent, il s’agit de juger une partie des protagonistes d’une stasis qui se sont rendus coupables de trahison et d’actes de violence collectifs.

En s’engageant une telle procédure, la cité d’Érésos sur l’île de Lesbos ne fait que répondre à des directives laissées par Alexandre[24]. Contrairement au procès de Dikaia en Thrace (ca 365 – 360)[25], le verdict prononcé à Érésos est connu et bien documenté, grâce à des archives publiques gravées sur la pierre entre 306 et 301. Communément connue sous le nom de « dossier d’Érésos », il s’agit d’une stèle monumentale, brisée en deux et sur laquelle est gravé un ensemble de textes (quatre décrets et deux lettres royales) qui rappellent les mesures adoptées à l’encontre de deux groupes de tyrans qui ont exercé le pouvoir dans la cité sous le règne de Philippe II et le début du règne d’Alexandre. Cependant, il reste difficile de se prononcer sur la chronologie et la succession des tyrannies dans la cité entre le milieu du IVe siècle et 334. Les historiens s’accordent néanmoins sur un point : la cité a été dirigée par deux groupes avec d’un côté, trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros et, de l’autre, Agonippos et Eurysilaos[26].

Ces décrets marquent les moments-clés du processus de stabilisation, à commencer par le procès capital d’Agonippos et Eurysilaos, et les décisions concernant leurs descendants et partisans (ca 332/1). Ils retiennent notre attention en raison de leur singularité : il s’agit, à notre connaissance, des seules inscriptions rappelant des actes de violence collectifs commis lors d’un conflit interne[27], comme le montre cet extrait de la mise en accusation d’Agonippos (l. 1 à 13) :

[— — — — — — — — τοὶς πολ]ιορκήθε[ντας]

[εἰς τὰν] ἀ̣[κρ]όπολιν̣ [ἀ]νοινο̣[μ]ό[λη]σε καὶ τοὶ[ς πο]-

[λίτα]ις δισμυρίοις στάτηρας εἰσέπραξε [καὶ]

[τοὶ]ς Ἔλλανας ἐλαΐζετ̣[ο] καὶ τοὶς βώμοις ἀ[νέ]-

5 [σ]καψε τῶ Δίος τῶ [Φ]ιλιππί[ω], καὶ πόλεμον ἐξε[νι]-

[κ]άμενος πρὸς Ἀλέξανδρον καὶ τοὶς Ἔλλανας

τοὶς μὲν πολίταις παρελόμενος τὰ ὄπλα ἐξε-

κλάϊσε ἐκ τᾶς πόλιος [πα]νδ̣άμι, ταὶς δὲ γύνα[ι]-

κας καὶ ταὶς θυγάτερας συλλάβων καὶ ἔρξα[ις]

10 ἐν τᾶ ἀκροπόλι τρισχιλίοις καὶ διακοσίο[ις]

στάτηρας εἰσέπραξε, ταν δὲ πόλιν καὶ τὰ ἶρ[α]

διαρπάσαις μετὰ τῶν [λα]ΐσταν ἐνέπρησε κα[ὶ]

σ[υ]γκατέκαυσε σώματα [τῶν] πολίταν, […]

[—] ceux qui étaient assiégés sur l’acropole et il (Agonippos) a extorqué vingt mille statères aux citoyens, pillé les Grecs, mis à bas les autels de Zeus Philippios, mené la guerre contre Alexandre et les Grecs, retiré les armes aux citoyens et les a tous expulsés de la cité tandis qu’il s’est saisi de leurs épouses et leurs filles, les a retenues sur l’acropole et leur a extorqué trois mille deux cents statères. À l’aide de pirates, il a pillé la cité et ses temples, y a mis le feu et a brûlé les corps de citoyens […][28].

Bien que l’entière véracité des charges retenues puisse interroger[29], celles-ci semblent parfaitement cadrer avec le modus operandi d’une stasis et le climat qui règne dans les cités d’Asie Mineure entre 334 et 332, où des actes similaires d’une extrême violence sont signalés dans les sources littéraires, notamment à Éphèse sur la côte égéenne en 334[30]. Les faits présents sont probablement à replacer dans le contexte de 333, lorsque la flotte dirigée par Memnon de Rhodes, au service du Grand Roi, fait voile vers Lesbos pour y soumettre les cités. C’est l’alliance conclue avec Alexandre et la ligue des Hellènes qui sert de catalyseur à l’opposition entre, d’un côté, Agonippos et Eurysilaos, favorables aux Perses, et, de l’autre, les démocrates soutenus par le peuple. L’intervention de la flotte macédonienne provoque la chute des tyrans des cités insulaires en 332. Les tyrans sont déférés devant Alexandre au moment où celui-ci séjourne en Égypte. Après les avoir entendus, il les renvoie devant le peuple de leurs cités respectives pour y être jugés. C’est certainement à cette occasion que le roi fait parvenir à la cité d’Érésos, la lettre (diagraphé) mentionnée dans le décret concernant Eurysilaos (lignes 17-18 : τὰν διαγράφαν τ[ῶ] │ [β]ασίλεος Ἀλεξάνδ[ρω])[31]. Au terme du procès, les deux tyrans sont condamnés à mort. Le décret d’Agonippos nous révèle le scrutin : sur 883 voix, 7 se sont prononcés pour l’acquittement. Les descendants des deux tyrans sont condamnés au nom de la solidarité familiale. Ils sont bannis de la cité et leurs biens sont confisqués. Ces peines sont conformes aux lois contre la tyrannie, connues par ailleurs à cette époque et sur lesquels nous reviendrons plus loin. L’ancienne loi érésienne, mentionnée à plusieurs reprises dans les autres documents de la stèle ne nous est, par contre, pas parvenue. Cependant, d’après les éléments contenus dans les autres textes de la stèle et au regard d’autres lois de ce type, il est fort probable que les bannis étaient également sous le coup d’une interdiction de fouler le sol érésien et que, s’ils étaient pris, ils pouvaient être exécutés. Les sanctions prévues à l’encontre de tout citoyen qui s’aviserait de les soutenir ou de parler en leur faveur entrent également dans le cadre d’une telle loi.

Pourtant, les mesures adoptées et l’exécution d’Agonippos et d’Eurysilaos ne règlent pas définitivement la situation. La cité doit répondre dans les décennies qui suivent aux prétentions des descendants des tyrans successifs, bien décidés à réintégrer leur patrie. C’est probablement à la faveur de la promulgation de l’édit de Suse de 324 qui porte sur l’amnistie générale de tous les bannis politiques qu’a lieu la première tentative des descendants des anciens tyrans (τῶν πρότερον τυράννων ἀπογόνων) de faire valoir devant Alexandre leurs droits de retour. Cette requête apparaît légitime puisque l’édit annule toutes les condamnations antérieures, ce que la cité conteste. L’ambassade envoyée auprès du roi a très certainement pour mission de négocier les dispositions de l’édit. Afin de répondre aux sollicitations des deux partis, le roi remet une nouvelle diagraphé aux ambassadeurs dans laquelle il laisse ses instructions en vue d’un procès durant lequel les partis vont pouvoir exprimer leur position. L’état fragmentaire du décret ne permet pas d’en savoir davantage concernant le procès, si ce n’est que le tribunal confirme leur condamnation et leur maintien en exil conformément à l’ancienne loi contre la tyrannie. La courte lettre du roi Philippe Arrhidée datée probablement de 319/8, au lendemain de la promulgation de l’édit de Polyperchon, montre la fermeté des Érésiens qui réitèrent une nouvelle fois leur décision de ne pas réintégrer les bannis, avec pour seul concession la levée de la saisie de corps applicable jusque-là.

La dernière tentative mentionnée est celle des fils d’Agonippos. Ces derniers ont cherché le soutien d’Antigone le Borgne qui porte déjà le titre de basileus, ce qui permet de placer son intervention entre 306 et 301, soit près de trente ans après la condamnation de leur père. La lettre envoyée par ce dernier est fragmentaire. Elle mentionne un décret donné en lecture devant lui, témoignant de l’inflexibilité de la cité : les décisions prises par le passé sous le règne d’Alexandre restent en vigueur. Le dernier texte parvenu entérine toutes les décisions prises au cours des trente années écoulées, scellant le sort des bannis. Il rejoint probablement le contenu du décret donné en lecture devant Antigone.

Le choix de ne pas accorder de pardon aux bannis peut avoir plusieurs explications, l’une des plus plausibles est économique : les biens confisqués ont très bien pu servir à indemniser des victimes ou contribuer à réparer des dommages causés. La crainte d’une revanche peut aussi entrer en ligne de compte. En dressant cette stèle monumentale dans les lieux publics, la cité tient à célébrer ses valeurs démocratiques, mais elle permet surtout aux vainqueurs d’exercer à leur avantage, sous prétexte de protéger la communauté civique, le pouvoir dans la cité.

La paix retrouvée est souvent placée sous les auspices des divinités, sous la forme d’une fête civique, répétée chaque année.

La célébration comme moyen d’affirmation et de réactivation de l’union de la cité

Évènement officiel, la célébration a, en dehors de son aspect religieux, une signification politique forte. Elle permet de perpétuer le souvenir, de réaffirmer annuellement l’unité du corps civique et donne lieu à un sacrifice collectif offert aux dieux. Mentionné par décret, le déroulement des fêtes varie peu d’une cité à l’autre, comme le montrent les cas de Mytilène et de Priène.

Dans le premier cas, nous revenons à Mytilène (ca 332), sur l’île de Lesbos, avec deux décrets dont la contemporanéité ne laisse guère de doute. Le décret sur le retour des bannis politiques prévoit d’organiser une fête à l’occasion de la réconciliation entre la cité et les bannis réintégrés. Il est prescrit qu’au vingtième jour du mois, après le sacrifice, le peuple offrira des prières aux dieux pour le salut et le bien-être de tous les citoyens. Tous les prêtres et prêtresses ouvriront les temples afin que le peuple s’y assemble pour prier. Le sacrifice aux dieux est reconduit annuellement en présence des acteurs de la réconciliation, à savoir les vingt arbitres qui ont contribué à résoudre les litiges et les messagers chargés d’en rendre compte auprès d’Alexandre. Le second décret, sur le retour de la concorde, découvert dans les années 1970 confirme l’instauration d’un régime démocratique qui se veut perpétuel (ἐν δαμοκρατίαι τὸμ πάντα χρόνον) [32] et d’un sacrifice en cas d’acceptation des résolutions par le peuple. La particularité de ce texte est qu’il nous apporte l’un des premiers témoignages de vœux adressés à la puissance divine, Homonoia (la Concorde), alors que ce culte n’en était probablement, selon G. Thériault, qu’à ses premiers balbutiements[33].

Le second cas nous amène à Priène située en Ionie (Asie Mineure) au moment où cette dernière s’apprête à tourner une page sombre de son histoire (ca 297), à savoir la stasis qui a opposé une partie de la population à un certain Hiéron, qualifié de tyran. Le contexte qui a conduit à ce conflit nous échappe : cet épisode de son histoire ne nous est connu qu’à travers un arbitrage rendu au IIe siècle dans une affaire de querelle territoriale entre Priène et Samos[34]. Dans ce décret très mutilé, aux restitutions peu satisfaisantes, outre l’éloge fait aux hommes qui ont fait preuve de bravoure au combat et qui ont chassé le tyran et ses partisans au bout de trois années de guerre (300 – 297), la cité décrète l’instauration de sôtéria pour commémorer, chaque année, la liberté retrouvée et témoigner de sa piété envers les dieux qui l’ont sauvée[35]. Seules les grandes lignes du déroulement des fêtes peuvent être restituées. Tous les citoyens sont appelés à sacrifier individuellement et en assemblée du peuple, le jour même de la libération, à Zeus Sôter, Athéna et Nikè. Les fêtes seront célébrées, selon les tribus, sur deux jours consécutifs au mois de Métageitnion. Les prêtres et les prêtresses des dieux de la cité et de sa chôra sont aussi appelés à accomplir des sacrifices. Des sanctions semblent être prévues à l’égard de ceux qui n’accompliraient pas les sacrifices prescrits, sans qu’il ne soit possible d’en dire davantage, en raison de la lacune laissée par le texte. Une telle mesure pourrait être le signe d’un différend persistant au sein du corps civique fraîchement réunifié.

Protéger la cité et éloigner le spectre de la violence collective

Malgré toutes les démonstrations de concorde civique, la cité se sait vulnérable, face à un danger venu de l’intérieur. La crainte d’un complot fomenté en vue de contester et renverser le pouvoir est toujours présent à l’esprit. Afin de contrecarrer tout potentielle action pouvant conduire à une stasis, la cité active ou réactive de sévères mesures dissuasives et répressives[36].

Les lois contre la tyrannie et l’oligarchie (Érétrie et Ilion)

Fréquentes dans le monde grec, celles-ci nous sont connues à travers des inscriptions datées du milieu du IVe siècle à la fin du premier tiers du IIIe siècle, une période durant laquelle le débat classique entre partisans de la démocratie et de l’oligarchie est toujours d’actualité. Dans l’hypothèse d’un renversement ou d’une tentative de subversion de la démocratie, l’oligarchie et la tyrannie sont placées sur un même plan et combattues de la même manière. Néanmoins, peu de textes traitant de cette question ont été conservés et rares sont ceux qui nous sont parvenus dans leur intégralité. Nous pensons notamment à la loi d’Érésos citée plus haut dont nous ne pouvons distinguer que les contours. Toutefois, quelle que soit l’époque ou l’endroit où une telle loi a été votée, nous retrouvons des bases communes. Chaque texte reconnaît à sa manière, l’effort fourni pour rétablir la constitution comme un acte de défense de l’État. Ces lois prévoient en effet toutes de récompenser, selon les règles définies localement, les individus qui ont su agir pour le bien commun. Il est d’usage que le meurtrier d’un rebelle (aspirant à la tyrannie ou à l’oligarchie) ne soit pas souillé par son crime de sang, mais qu’au contraire les plus grands honneurs lui soient décernés pour son geste salvateur : statue de bronze, place privilégiée lors des fêtes, nourriture à vie au Prytanée. Héroïsé, le tyrannicide devient un symbole de la démocratie restaurée et entre dans la postérité avec tous les égards qui lui sont dus, comme le montre le décret concernant la restauration de statue de Philitès d’Érythrées, cité grecque d’Ionie en Asie Mineure, daté probablement de ca 280[37]. La cité peut également concéder, selon ses modalités propres, des avantages financiers à la hauteur du geste (somme fixe versée immédiatement puis suivie d’une rente à vie) ou accorder des avantages à des non-citoyens (étrangers, esclaves) ou des compagnons d’arme d’un chef rebelle prêts à accomplir un tel acte. En fonction de leur statut, ces derniers peuvent se voir attribuer la citoyenneté, la liberté avec un statut de métèque ou l’immunité pour les actes commis.

Ces lois ont d’autres traits communs. En cas de changement politique violent, elles appellent les citoyens à ne pas soutenir ou participer de quelque manière que ce soit à un régime non démocratique. Au contraire, ces lois poussent à prendre parti pour la démocratie. À titre préventif, elles interdisent la présentation de projets de loi contraires à la constitution et prévoient de punir sévèrement les auteurs de tels agissements. Ceux-ci sont ordinairement frappés d’atimie, bannissement avec confiscation des biens et possibilité d’être impunément mis à mort. La loi peut même leur interdire l’inhumation en terre natale, comme à Érétrie.

Généralement inspirées des évènements récents, ces lois peuvent nous éclairer sur les circonstances qui ont conduit à leur élaboration. Le plus ancien de ces décrets et le seul, à côté de celui d’Athènes (337)[38] , à nous être parvenu de Grèce propre est celui de la cité d’Érétrie en Eubée (340). Malgré l’état fragmentaire du texte, celui-ci reste unique[39]. Son originalité repose sur le modus operandi à respecter en cas de situation critique, lorsqu’un changement politique est imposé par la violence, malgré les sanctions encourues. Il est prescrit (l. 20 à 30) :

[—] ἂν δέ τις κ[αθ] –

[ιστεῖ ἢ τυραννίδα] ἢ ὀλιγαρχίην καὶ ἐγβιάρηται, παραχρῆμα βοη-

[θεῖν πολίτας ἁπάντ]ας τοῖ δήμοι καὶ μάχην ἅπτειν τοῖς διακωλύ-

[ρουρι τὴν ἐκκληρίη]ν καὶ πρυτανείην, ἕκαστον ήγείμενον αὐτόν

[ἱκανὸν μάχεσθαι ( ?) ἄν] ε̣υ̣ [π]αρανγέλματος. Ἄν δέ τι συμβαίνει ἀδυνα-

25 [τέον κατασχεῖν ( ?) τὸ Ἀγ]ο̣ρ̣αῖον παραχρῆμα ὥστ’ ὲ̣[ξ]ε[ῖν]αι τεῖ βουλεῖ-

[καθῖσαι κατὰ νόμον ἢ ἂν] ἀποκλεισθεῖ ό δῆμος τῶν τειχέων , καταλ-

[αμβάνειν χωρίον τι τῆ]ς Έρετριάδος ὅ τι ἂν δοκεῖ σύνφορον εἶνα-

[ι πρὸς τὸ ἐκεῖ συνελθεῖ]ν τοὺς β[οη]θέοντας πάντας · καταλαβόντα-

[ς δὲ ὑποδέχεσθαι τὸν ἐλθ]όντα καὶ βολόμενον τῶν Ἑλλήνων βοηθε-

30 [ῖν το͂ι δήμοι το͂ι Έρετριῶν].[—]

[—] si quelqu’un établit (une tyrannie) ou une oligarchie par la force, que, sur le champ (tous les citoyens) viennent en aide au peuple et engagent le combat contre ceux qui empêchent (le fonctionnement de l’Assemblée ?) et de la Prytanie, chacun devant s’estimer (suffisamment apte à combattre ?) sans attendre un ordre. S’il survient un évènement rendant impossible (d’occuper ?) sur le champ l’Agoraion en sorte qu’il soit permis au Conseil (de siéger dans la légalité ?) ou si le peuple est retenu à l’extérieur des murailles, que l’on s’empare (d’une place) située dans l’Érétriade, que l’on estimera avantageuse (pour réunir en ce lieu) tous ceux qui viennent au secours (du peuple) ; une fois qu’on l’aura prise, (que l’on y accueille) ceux des Hellènes qui seront venus avec la volonté de porter secours (au peuple des Érétriens). [—][40]

Bien qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée, il est indéniable que l’histoire interne de la cité entre 356 et 341 n’est pas étrangère à l’adoption de cette loi[41]. Durant plus d’une décennie, la vie de la cité et de l’île dans son ensemble a été rythmée par des affrontements entre groupes d’opposition sur fond de rejet du modèle politique athénien par de riches propriétaires terriens. La loi légitime l’action individuelle même violente, chaque individu devant être prêt à défendre la démocratie, l’arme à la main, sans attendre d’ordre ou d’appel à la mobilisation. Elle prend en compte des obstacles majeurs qui peuvent survenir lors d’un affrontement avec des séditieux, à savoir garder et/ou reprendre le contrôle sur des places stratégiques de la cité dont le siège du Conseil (bouleutérion). Dans le cas d’Érétrie, celui-ci se confond, selon D. Knoepfler, avec l’Agoraion mentionné dans la loi[42].

Même l’éventualité de se voir rejeter hors les murs n’est pas écartée. Énée le Tacticien mettait déjà en garde les cités, face à un tel danger, que l’auteur estime d’autant plus important lors d’une sortie en foule à l’occasion d’un concours ou une célébration religieuse lors desquelles ont lieu des processions en armes qui offrent la possibilité à un groupe séditieux de sortir des rangs, de frapper et occuper la cité[43]. Dans un tel cas de figure, l’occupation d’une place forte (phrourion) n’a rien de surprenant. Il s’agit là d’une pratique bien éprouvée à l’époque hellénistique et, par ailleurs, un sujet de préoccupation majeur en cas de stasis. Cet espace, parfois implanté sur le territoire ou à ses frontières, peut à tout moment devenir un lieu de rassemblement de l’opposition. Dans le cas d’Érétrie, elle doit se situer dans l’Érétriade, qui s’étend, selon D. Knoepfer, en longueur sur près de 50 kilomètres et doit pouvoir accueillir des troupes alliées envoyées par des États voisins peu distants tels Chalcis, Carystos ou Athènes sur le continent, la principale alliée des démocrates. Plusieurs places, plus ou moins éloignées de la cité, peuvent entrer en ligne de compte, dont certaines situées dans la région de Tamynes, théâtre d’opérations durant les luttes civiles de 348[44].

Cependant, la position centrale en face du continent et au cœur du territoire, fait de Porthmos, le lieu idéal pour un tel rassemblement. À l’état de ruine au moment de la publication de la loi en 340, cette dernière doit pourtant être de facto exclue[45].

En comparaison à d’autres lois, celle d’Ilion en Troade[46] est la plus longue connue et s’articule autour d’une série de récompenses et sanctions destinées à détourner les citoyens d’un régime non démocratique, en punissant notamment ceux qui y ont exercé une magistrature. Le contexte historique précis qui a pu conduire à l’élaboration de cette loi, reste incertain. Il est communément admis en raison d’un faible faisceau d’indices de la placer ca 281/0 à la fin du règne de Lysimaque[47].

Nous ne revenons pas ici sur tous les aspects de cette loi qui a fait l’objet de plusieurs commentaires récents, dont ceux de A. Maffi et D. Teegarden[48]. Dans le cadre de notre sujet, ce sont les paragraphes 8, 9 et 10 qui attirent plus particulièrement notre attention. En effet, malgré les difficultés d’interprétation du texte, ces paragraphes font référence à des sanctions infligées en réponse à des comportements radicaux commis à l’encontre de citoyens. Bien que la nature des actes ne puisse être clairement établie, certains sont à imputer à des citoyens (simples particuliers ou magistrats) qui semblent avoir profités de la situation troublée pour se rendre coupables d’homicide, dans le seul but d’assouvir leur cupidité ou des haines privées. Il est également fait mention d’abus (emprisonnements et extorsions de fonds), auxquels certains citoyens ont réussi à se soustraire en prenant la fuite. Les victimes de telles violences peuvent prétendre à des dommages et intérêts.

En effaçant de la mémoire collective, les hommes qui se rendent coupables d’un attentat contre la démocratie, la cité d’Ilion va très loin dans sa détermination à punir un tel acte. Maudit à jamais, leur nom est martelé partout où il apparaît, que ce soit parmi les noms de prêtres, sur un monument votif individuel ou collectif et même sur un tombeau. Le peuple peut aussi décréter la destruction d’un monument individuel de telle manière à ce qu’il ne reste rien du souvenir de ces hommes. En faisant disparaître toute trace de leur existence, la cité les voue à l’éternel oubli. Il s’agit, par un tel châtiment, de marquer les esprits et s’assurer que le peuple tourne définitivement cette page douloureuse de son histoire, tout en rappelant aux potentiels contradicteurs ce qu’il en coûte de s’attaquer à la démocratie.

Qu’elles soient inspirées ou non de l’histoire récente ou de la tradition des lois anti-tyrans, ces lois doivent contribuer à limiter l’usage de la violence. D’autres lois, destinées à protéger la cité, viennent également renforcer la législation déjà en place.

Protéger la constitution : les cas de Kymè et Sagalassos

Deux décrets récemment découverts viennent alimenter le dossier encore très partiellement connu des décrets visant à protéger le régime démocratique. Ils semblent, sans certitude, avoir été adoptés dans des contextes politiques et géopolitiques troublés, probablement dans le premier quart du IIIe siècle sur fond de luttes hégémoniques et d’invasions galates en Asie Mineure. Le but est d’assurer la sécurité et la souveraineté de la cité et de son territoire dans un contexte de menées séditieuses.

Ainsi, le texte adopté par le peuple de Kymè, cité d’Éolide sur la côte occidentale de l’Asie Mineure, sur proposition d’un notable local, un certain Euippos fils de Laonikos, pointe du doigt le collège des stratèges[49]. Comme le souligne P. Hamon, le texte rappelle les obligations fondamentales liées à leur charge : loyauté, maintien de l’intégrité politique et territoriale de la cité et interdiction de sacrifier la liberté de celle-ci au nom d’une quelconque alliance interne ou externe avec un groupe séditieux, un roi ou un dynaste. La crainte d’une trahison ou d’un renversement de la constitution est présente à l’esprit des Kyméens. Le terme κατάλυσις (employé dans le sens de dissolution du gouvernement) apparaît au moins à trois reprises dans le texte. Aucun écart de conduite n’est tolérable et tout contrevenant au texte doit être déféré devant le peuple dans le cadre d’une poursuite pour trahison (eisangélia) et/ou tentative de renversement de la démocratie (προδοσίᾳ καὶ τᾷ καταλύσει τῶ δάμω).

Les accords de Sagalassos en Pisidie portent, quant à eux, sur la défection et l’occupation illégale d’une place forte (akra) par un groupe de séditieux[50]. L’akra identifiée par M. Waelkens avec la forteresse de Tekne Tepe surplombant la cité (1885 mètres) est localisée juste au-dessus de l’agora supérieure. La première partie du texte peut être rapprochée des lois contre la tyrannie et l’oligarchie étudiées supra et des serments civiques que nous abordons plus loin. La seconde partie du texte porte sur le règlement d’un hypothétique conflit interne à l’origine de l’occupation illégale de l’akra par un groupe de quinze séditieux qui doit s’en remettre à la justice, selon les accords et les arrangements (αἱ ὁμολογίαι καὶ αἱ συνθῆκαι) pris par les archontes. L’une des clauses qui implique la mise à mort de trois séditieux, considérés comme les meneurs du groupe, pose toutefois des problèmes d’interprétation. En raison de l’état de conservation du texte, il n’est pas possible de déterminer qui des séditieux ou des Sagalassiens sont chargés de leur exécution[51]. L’indemnisation de bannis sur les fonds propres des séditieux témoigne d’actes de violence.

La dernière partie du texte est consacrée à la révision d’une loi sur le vol. La sanction prévue de trois mines, en usage jusque-là, est commuée en peine de mort pour celui qui est reconnu coupable. Ce changement radical laisse suggérer une situation de troubles et d’insécurité conséquents. La question de savoir si nous sommes en présence d’un conflit en cours au moment de la publication du décret ou devant des mesures préventives inspirées d’un passé douloureux récent reste ouverte[52].

Établir des serments

Selon J. Plescia, les serments sont comparables à des contrats. Ils sont jurés dans un contexte particulier, à la suite d’une crise politique interne d’ampleur (stasis), lors d’un acte d’union ou tout simplement dans le but de réaffirmer l’unité de la cité[53]. Lors d’une telle déclaration solennelle, tous les citoyens assemblés jurent, chacun en son propre nom, allégeance à la constitution en place. Ils promettent de respecter, parfois jusqu’à la fin des temps (ἅπαντα τὀν χρὁνον), les conditions stipulées dans le serment (engagements politiques et militaires) et de dénoncer quiconque s’apprêterait à lui nuire de quelque façon que ce soit. Les serments civiques qui ont été conservés, datent du IIIe siècle et proviennent de la région du Pont (Chersonèse[54]) et de Crète (Itanos et Dréros), à l’exception de celui de Mylasa en Carie, estimé du IIe siècle et dont le contexte nous est inconnu[55]. La prestation de serment est un devoir, auquel personne ne peut déroger sous peine de sanction. Ainsi, à Itanos, ceux qui refusent de prêter serment ne peuvent plus prendre part aux affaires religieuses et humaines (καὶ θίνων καὶ ἀνθρωπίνων), ce qui revient à les mettre au banc de la société[56].

Des serments civiques ne ciblant qu’une partie de la population sont rares. Seul un exemple nous est connu, celui de Dréros (ca 220-219), où seuls cent quatre-vingt jeunes sortis de l’enfance (ἀγελάοι) y sont soumis[57]. Ce dernier est très certainement à mettre en relation avec le contexte politique instable qui règne en Crète à cette époque : une guerre est en cours entre les alliances de Cnossos et Lyttos et des conflits locaux comme à Gortyne où une stasis, opposant les jeunes aux anciens, ensanglante la cité et son territoire[58].

Un serment est toujours accompagné d’une imprécation, sanction religieuse, indépendante de la justice des hommes, que le rituel du sacrifice sur l’autel des dieux est censé rendre plus opérant et redoutable. Que la malédiction soit formulée de manière très simple, comme par exemple « καί [μοι ε]ὐορκοῦ[ντι] ǀ [μὲν ε]ὖ εἴη, ἐπιορκοῦντι δὲ κακ[ῶ]ς· »,[59] ou de manière plus détaillée, le citoyen qui se parjure se condamne à une vie misérable et engage ce qu’il laisse pour la postérité : richesse (terres et troupeaux), extinction du genos.

Conclusion

Cette étude permet d’apporter une vue d’ensemble des moyens politiques mis en œuvre par les cités pour, d’une part, sortir du rapport de force imposé par la violence de la guerre civile (stasis) et, d’autre part, prévenir toute forme de contestation de l’ordre établi et de facto limiter l’usage de la violence à des fins séditieuses. Malgré des similitudes de formulation de certaines lois et serments, chaque situation est unique et les textes sont adaptés à un contexte local précis. Leur efficacité à moyen et long terme reste difficilement appréciable.

Il convient également de garder à l’esprit que la violence répressive et contraignante exercée dans le cadre législatif sert les intérêts du pouvoir en place. Elle répond à la crainte du complot, de la trahison ou d’une contestation légitime du pouvoir par un groupe d’opposition. En encourageant les dénonciations d’actions ou délits en préparation, elle favorise aussi des règlements de comptes privés.

 

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[1] Julien FREUND, « La violence dans la société actuelle », Revue européenne des sciences sociales, Tome 30, n°94, 1992, p. 43.

[2] Ninon GRANGÉ, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition, Paris, EHESS, 2015, p. 225.

[3] Hans-Joachim GEHRKE, Stasis : Untersuchungen zu den inneren Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Munich, C.H Beck, 1985.

[4] Le concept de stasis a retenu en premier l’attention de Nicole Loraux, parmi ses nombreuses contributions, retenons : Nicole LORAUX, La cité divisée, Paris, Payot, 1997. Plus récemment, nous pouvons renvoyer aux travaux des philosophes Ninon GRANGÉ id. ; Esther ROGAN, La stasis dans la politique d’Aristote. La cité sous tension, Paris, Garnier, 2018.

[5] Benjamin GRAY, Stasis and Stability : Exile, the Polis, and Political Thought, c. 404-146 BC, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; Henning BÖRM, Mordende Mitbürger. Stasis und Bürgerkrieg in griechischen Poleis des Hellenismus, Stuttgart, Steiner Verlag, 2019.

[6] Christine PETRAZOLLER, La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle avant, J.-C., Besançon (thèse inédite), 2020. Pour l’approche historiographique détaillée du sujet, voir « Présentation de recherche. La stasis dans les cités grecques du IVe au Ier siècle av. J.-C. », DHA 47/2, 2021.

[7] Notons la dissertation d’Astrid DÖSSEL, Die Beilegung innerstaatlicher Konflikte in den griechischen Poleis vom 5-3 Jahrhundert v. Chr., Francfort, Europäische Hochschulschriften, 2003, axée sur l’analyse et le commentaire de quelques textes épigraphiques, concernant le règlement de conflits, d’intensité variable et provenant des deux côtés de la Méditerranée.

[8] Elle peut être plus locale avec des garants externes comme Perdiccas III à Dikaia en Thrace (ca 360) où Cléonyme à Alipheira en Arcadie (270).

[9] C’est notamment le cas en 324, où l’édit de Suse qui promulgue le retour de tous les bannis politiques en Grèce, soulève l’indignation, notamment du côté d’Athènes et des Étoliens.

[10] IG XII,2 6. Cf. notamment Andrew J. HEISSERER, Alexander and the Greek ; the epigraphic evidence, Norman, Oklahoma University Press, 1980 ; Guy LABARRE, Les cités de Lesbos aux époques hellénistique et impériale, Paris, de Boccard, 1996, p. 251-255.

[11] Bien que traditionnellement admise, la datation du décret de Mytilène reste sujet à controverse. Notamment Andrew J. HEISSERER, id. ; Guy LABARRE, id., optent pour 332. Contra notamment Astrid Dössel, Die Beilegun… ; p. 178 ; Dmitriev SVIATOSLAV, « Alexander’s Exiles Decree », Klio 86, 2004, p. 359-360, qui préfèrent l’insérer dans le cadre de l’édit de Suse en 324. Pour la discussion cf. Christine PETRAZOLLER, La stasis…, p. 93 – 94.

[12] IPArk 5. André PLASSART, « Le règlement tégéate concernant le retour des bannis à Tégée en 324 av. JC », 1914, BCH 38.

[13] IED 30. À Élis (ca 350 – 324), il semble que les biens soient restés sous la garde de proches restés dans la cité.

[14] Vingt membres choisis de façon paritaire entre les bannis rentrés et ceux présents dans la cité à Mytilène en 332, dix membres à Chios ca 332 et quinze membres à Sicyone en 250 selon Cicéron, Les devoirs, XXIII et Plutarque, Aratos, XIV, 1.

[15] Gerhard THÜR, Amnestie in Telos (IG XII 4/1, 132), ZRG 128, 2013, p. 351-379.

[16] Arrien, II,1,1 ; III, 2,1 ; Quinte-Curce, IV,5. En 333 au moment de la contre-offensive, la cité tombe par trahison aux mains des Perses et les démocrates pro-macédoniens sont chassés.

[17] Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 80.

[18] Diodore, XVII, 14, 4.

[19] Arrien, III, 2,1.

[20] Quinte-Curce, IV,8.

[21] HEISSERER, ibidem, p. 96-111. L’état de l’inscription ne permet pas de se prononcer sur l’identité de cet ami : voir également Francis PIEJKO, « The second letter of Alexander the Great to Chios », Phoenix 39, 1985 p. 242-243.

[22] Georgia MALOUCHOU, « Χῖοι κατελθόντες », Horos, 14-16, 2000-2003.

[23] IPArk 24. Le terme mnesicholein apparaît à notre connaissance, uniquement dans le décret d’Alipheira.

[24] Arrien, I,3.

[25] La colonie d’Érétrie se prononce en faveur d’un accord mixte, associant amnistie des faits passés et procès de certains meneurs de partis impliqués dans une stasis. Ce n’est qu’en cas d’acquittement qu’ils se voient autorisés à participer aux serments et engagements collectifs. Cf. Emmanuel VOUTARIS « La réconciliation des Dikaiopolites : une nouvelle inscription de Dikaia en Thrace, colonie d’Érétrie », CR Belles-Lettres, 2008, p. 781-792 ; Benjamin GRAY « Justice or Harmony ? Reconciliation after stasis in Dikaia and the fourth-century BC polis », REA 115, 2013, p. 369-404.

[26] Les arguments émis en 1913 par Hans PISTORIUS, Beiträge zur Geschichte von Lesbos im vierten Jahrhundert v. Chr., Jena, sont traditionnellement admis : Agonippos et Eurysilaos occupaient le pouvoir à deux reprises, alors que les trois frères auraient été chassés du pouvoir avec l’aide de Philippe en 343. Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 60-65, propose une nouvelle chronologie avec pour point de départ la campagne de Parménion (336) et une double tyrannie des trois frères. Cette interprétation connaît également ses détracteurs. Pour la discussion voire Christine PETRAZOLLER, La stasis..., p. 76 – 77.

[27] IG XII, 2, 526.

[28] Andrew J. HEISSERER, Alexander…, p. 27 – 28.

[29] Henning BÖRM, Mordende…, p. 265.

[30] Arrien, I, 17, 10.

[31] Il n’est pas entièrement exclu que les enfants d’Apollodoros, probablement mort en exil, et ses frères Hermon et Héraios, anciens tyrans de la cité, aient profité du moment pour exprimer auprès du roi leur souhait de réintégrer la cité.

[32] Éditions et commentaires voir notamment Andrew J. HEISSERER & Robert HODOT, « The Mytilenean Decree and Concord », ZPE 1986, p. 109-128 ; Guy LABARRE, Les cités…, p. 251-252.

[33] Gaëtan THERIAULT, Le culte d’Homonoia dans les cités grecques, Lyon, MOM, p. 1-7 et p.68.

[34] I. Priene, 37 ; 38.

[35] I. Priene 11.

[36] La loi prévoit déjà de réduire certaines magistratures dont la stratégie à un an, six mois voire quatre à l’époque hellénistique, afin de limiter l’apparition de pouvoirs personnels forts.

[37] I. Erythrai & Klazomenai, n° 503. David TEEGARDEN, Death…, p. 115-141.

[38] Agora XVI, 73.

[39] Denis KNOEPFLER, « Loi d’Érétrie contre la tyrannie et l’oligarchie, 1ère partie », BCH 125, 2001, p. 195-238 ; « Loi d’Érétrie contre la tyrannie et l’oligarchie, 2ème partie », BCH 126, 2002, p 149-204. Fragment A découvert à Aliveri aujourd’hui perdu. Le fragment B découvert en 1958, non loin de là, peut-être, selon D. Knoepfler, un genre d’amendement des dispositions précédentes.

[40] Denis KNOEPFLER, id. Traduction personnelle.

[41] Astrid DÖSSEL, « Einige Bemerkungen zum “Gesetz gegen Tyrannis und Oligarchie” aus Eretria, 4 Jahr. v. Ch. », ZPE 161, 2007, p. 115-124. L’auteur défend l’hypothèse de plusieurs lois différentes, attribuant la paternité des dispositions politiques et militaires du fragment B à un groupe démocrate en lutte contre l’oligarchie pro-macédonienne, installé pour reprendre l’auteur en « Sonderpolis » à Porthmos avec une publication vers 343. Contra Denis KNOEPFLER, Revue des études grecques. Bulletin épigraphique, 2008, n°265 qui réfute ces arguments.

[42] Denis KNOEPFLER ibidem, p. 172-174.

[43] Énée le Tacticien, XII, 1.

[44] Les évènements nous sont connus essentiellement à travers des discours : Démosthène, Contre Aristocratès, XXIII, 124 ; Contre Midias, 110 ; Eschine, 86.

[45] Démosthène, Troisième philippique, IX, 57 – 58. Selon l’orateur, Porthmos a été rasée par les troupes de Philippe ca 343-341, alors qu’elle était occupée par des exilés érétriens, favorables à Athènes.

[46] IMT Skam/Neb Täler, 182.

[47] Sur le contexte politique, cf. Christine PETRAZOLLER, La stasis …, p. 194 – 197.

[48] Alberto MAFFI, « De la loi de Solon à la loi d’Ilion ou comment défendre la démocratie », dans Jean-Marie BERTRAND (éd), La violence dans les mondes grec et romain, Paris, Sorbonne, 2005, p. 137-161 ; David TEEGARDEN, Death…, 173-214.

[49] Découvert à Kymè près du théâtre (ou du bouleutérion) lors d’une campagne de fouilles (Mission italienne en 2002) et conservée au Musée d’Izmir. Le texte très fragmentaire a fait l’objet de reconstitutions : Giacomo MANGANARO, « Doveri dello stratego nella Kyme eolica, a regime democratico, nel III sec. A.C », EA 37, 2004, p. 63-68 ; Patrice HAMON, « Kymè d’Éolide, cité libre et démocratique et le pouvoir des stratèges », Chiron 38, 2008, p. 63-106.

[50] Les deux fragments de Sagalassos ont été découverts à six ans d’intervalle (1996 et 2002). Katelijn VANDORPE, « Negociators, Law from rebellious Sagalassos in an early hellenistic inscription », dans Marc WAELKENS & Lieven LOOTS (éds), Sagalassos V, Report on the survey and excavation campaigns of 1996 et 1997, Leuven, University Press, 2000, p. 489-507; Katelijn VANDORPE & Marc WAELKENS, « Protecting Sagalassos, fortress of the Akra. Two large fragments of an early Hellenistic inscription with an appendix by M. Waelkens », AncSoc 37, 2007, p. 121-141.

[51] Katelijn VANDORPE ibidem, p. 493. Le chiffre de quinze séditieux peut paraître insignifiant au regard d’une stasis qui implique souvent plusieurs dizaines, voire centaines d’individus. Rien n’empêche d’imaginer qu’ils puissent bénéficier d’un soutien dans la cité ou à l’extérieur. La situation fait penser au décret d’union de Téos/Kyrbissos qui prévoit des sanctions en cas de rébellion d’un phrourarque (Louis & Jeanne ROBERT, « Une inscription grecque de Téos en Ionie. L’union de Téos et de Kyrbissos », JS 3-4, 1976, p. 153-235).

[52] Katelijn VANDORPE ibidem, p. 492 ; Henning BÖRM, Mordende…, p. 217 sont en faveur d’un conflit en cours.

[53] Joseph PLESCIA, The Oath and Perjury in Ancient Greece, Tallahassee, Florida State University Press, 1970, p. 101.

[54] IosPE I2, 401.

[55] I. Labraunda, 51.

[56] IC III, iv, 8.

[57] IC I, ix, 1.

[58] Polybe, IV, 53, 7. Henri van EFFENTERRE, « À propos du serment de Dréros », BCH 62, 137, p. 330. L’auteur émet, avec une certaine réserve, l’hypothèse d’un serment post-stasis.

[59] « … si je m’en tiens au serment que tout aille bien, si je me parjure que tout aille mal ». Traduction personnelle. Cf. également Louis & Jeanne ROBERT, Une inscription…, p. 153-235.

 

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La crise économique et son impact sur la représentation du travail dans les productions à destination des enfants : étude des longs-métrages Walt Disney Animation Studios (2008-2018)

Fantine Beauvieux

 


Résumé : À travers l’analyse d’un corpus constitué de plusieurs longs-métrages Walt Disney Animation Studios produits entre 2008 et 2018 à destination du jeune public (The Princess and the Frog, Wreck It Ralph, Zootopia…), nous étudierons la manière dont l’ensemble du travail est représenté dans le contexte d’une importante crise financière : la Grande Récession de 2008. Cette dernière bouleverse l’économie mondiale et le taux de chômage américain explose pour redescendre ensuite au fil des années. À l’époque, Disney connait déjà une période difficile marquée par de nombreux échecs commerciaux et une restructuration de ses studios. L’angoisse liée à la crise économique et à la tentative de sauver l’animation Disney se ressent-elle dans les fictions produites ? Si tel est le cas, les représentations du travail encouragent-elles les enfants à ne pas faire de leur désir professionnel un but ultime mais à privilégier leur vie privée pour s’épanouir ? Ou au contraire, le travail est-il présenté comme une situation enviable ? Alors les enfants l’associeraient à un bonheur garanti et redonneraient espoir en une prospérité économique. Nous analyserons les fictions produites à la lumière des conditions de travail au sein de l’entreprise-même.

Mots-clés : Disney, travail, crise économique, jeunesse.


Fantine Beauvieux est née le 28 novembre 1995. Doctorante au sein du laboratoire Littératures, Imaginaire, Sociétés (LIS) de l’Université de Lorraine, elle se consacre à l’étude des différentes représentations du travail et du divertissement qui sont présentes dans les productions de la Walt Disney Company et qui peuvent influencer les attentes des générations futures de leur travail. Elle est également chargée de cours au sein de la Licence Études Culturelles de l’Université de Lorraine pour laquelle elle enseigne l’histoire de la presse jeunesse, la méthodologie rédactionnelle et la méthodologie argumentative.

fantine.beauvieux@univ-lorraine.fr


Introduction

Dans un paysage culturel où l’audiovisuel est très présent, les films d’animation des studios Disney ont une place de choix. Cela se vérifie autant par le succès que ces productions connaissent au box-office (en 2013, 2016 et 2019 les studios ont dépassé le milliard de dollars de recettes au box-office mondial avec Frozen [La Reine des Neiges], Zootopia [Zootopie]et Frozen II [La Reine des Neiges II][1]) que par leur présence dans le paysage culturel mainstream. Christian Chelebourg, spécialiste des fictions de jeunesse, explique que la Walt Disney Company possède une influence si grande dans le paysage culturel que la grande majorité des enfants sont familiers de ses œuvres d’animation[2]. Les films Disney sont devenus des incontournables à montrer aux enfants : « Au cours des entretiens qu’ils ont menés, des auteurs ont relevé l’injonction intérieure – voire le sentiment de culpabilité ressenti par les parents – à l’idée de priver leur progéniture de Disney[3] », écrit Alexandre Bohas lorsqu’il étudie la domination mondiale de l’entreprise. Les longs-métrages Walt Disney Animation Studios sont donc vus de tous, et comme toute fiction, ils possèdent un impact sur leurs spectateurs. Si ces films sont régulièrement étudiés au prisme des représentations de genres et de races, les représentations du monde du travail sont également à interroger puisqu’elles peuvent avoir une influence sur les jeunes générations et leurs aspirations professionnelles.

La Walt Disney Company doit s’adapter au mieux aux attentes de son public car elle est dépendante de la réussite commerciale de ses films pour poursuivre son activité dans les meilleures conditions. « On accuse souvent Disney de formater la conscience de ses consommateurs en oubliant un peu vite que la Walt Disney Company est aussi financièrement tributaire de leurs évolutions[4] », rappelle Christian Chelebourg. Les œuvres culturelles influencent la société, mais la société elle-même a un impact sur ces dernières. Il est donc intéressant de se pencher sur les crises majeures qu’elle a pu connaître pour se demander si les bouleversements sociaux ont pu affecter les représentations présentes dans les films Disney.

S’il est une période qui semble difficile à la fois pour la société et les studios Disney, c’est bien la Grande Récession qui débute en 2008, après que la crise des subprimes américaine a entraîné une crise financière mondiale. Alors que le monde connaît de grands bouleversements économiques et idéologiques (faillites bancaires, montée du chômage, instabilité politique etc.), la Walt Disney Company a multiplié les mauvais films d’animation qui n’ont pas réussi à produire des personnages « populaires ou mémorables[5] ». À la suite du rachat de Pixar, elle place alors John Lasseter et Ed Catmull à la tête du studio Walt Disney Feature Animation. Ce dernier est alors renommé Walt Disney Animation Studios et donne lieu à l’expérimentation de nouvelles formes managériales. Il conviendra donc de faire débuter cette étude en 2008, date marquant le démarrage de la crise financière qui accompagne la restructuration du studio d’animation Disney. Cette crise a eu des conséquences sur la société pendant de nombreuses années, c’est pourquoi nous étudierons les longs-métrages qui ont été produits pendant la décennie qui a suivi son déclanchement. Nous la clôturerons en 2018, au moment du changement de direction des studios, qui voient une nouvelle ère débuter pour l’animation disneyienne, sans exclure les suites des films étudiés qui ont été produites plus tard et qui peuvent éclairer les premiers opus[6].

Il est intéressant d’analyser les représentations du travail présentes dans les long-métrages d’animation produits par une entreprise aussi influente que la Walt Disney Company pendant une telle période de récession, marquée par un taux de chômage important. Les long-métrages produits par les Walt Disney Animation Studios s’adressant en premier lieu aux enfants, il s’agira ici de déceler l’impact produit par l’angoisse économique globale sur la représentation du travail qu’ils proposent aux spectateurs. Est-ce que la peur du chômage et de l’instabilité économique pousse les studios à décourager les enfants du travail, les incitant à privilégier leur vie privée pour trouver leur épanouissement personnel, plutôt que leur vie professionnelle ? Ou, au contraire, est-ce qu’ils essayent de leur présenter le travail comme quelque chose d’enviable afin de maintenir un optimisme autour de l’avenir économique du pays ? Les studios peuvent-ils proposer un discours modéré et novateur en présentant un autre rapport entre travail et loisirs ?

Bouleversements dans la société américaine

Crise économique et idéologique

En 2007 se produit une crise des subprimes aux États-Unis qui entraine une crise financière mondiale. L’économie du pays est bouleversée, et surtout, le taux de chômage explose[7]. Selon les économistes Anton Brender et Florence Pisani, les États-Unis entrent dans une période de récession importante et mettent dix ans pour se remettre de cette crise : fragilité financière, chômage massif mais aussi remises en question importantes quant à l’efficacité du système économique en place[8]. Le taux de chômage dépasse la barre des 5 % en 2008 pour culminer à 10 % en 2009 et ne redescend en-dessous des 5 % qu’à partir de 2016[9]. La crise des subprimes entraine également une crise des saisies immobilières, que certains chercheurs relient à une hausse des suicides dans le pays, ces derniers ayant augmenté de 13 % entre 2005 et 2010[10].

La population mondiale est en plein désarroi face au système économique dans lequel elle évolue et connaît une crise de la confiance, comme le relèvent les psychosociologues Andreea Ernst-Vintila, Sylvain Delouvée et Michel-Louis Rouquette[11]. Les individus ont perdu leurs repères : ils n’ont plus foi en l’économie et la finance pour tout résoudre, et cela s’accompagne plus globalement d’une dégradation générale de leurs conditions de vie, touchant jusqu’à leur santé mentale. L’économiste Lucie Davoine explique que « la crise économique qui a commencé en 2008 s’est immédiatement traduite par une chute de bien-être[12] ». Cela entraine une hausse du recours à des services de développement personnel et à la recherche de pistes pour vivre cette période au mieux, comme l’expliquent le psychologue Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz[13] :

On le sait, la crise de 2008 a entraîné une détérioration spectaculaire de la situation économique mondiale, ouvrant une période caractérisée par un fort rétrécissement des perspectives, par l’aggravation de la pauvreté et des inégalités, la dégradation du marché de l’emploi, l’instabilité institutionnelle et la méfiance envers les politiques. Dix ans se sont écoulés depuis, les conséquences de cette crise persistent, et il semble que nombre d’entre elles ne disparaîtront pas. […] Les sentiments d’incertitude, d’insécurité, d’absence de perspective, d’impuissance et d’anxiété se sont en conséquence enracinés dans les esprits, les discours appelant à se retirer dans la sphère de l’intimité et à se replier sur son moi trouvant ainsi le terreau idéal pour proliférer[14].

Si la date de 2008 marque le début de la crise financière qui a entrainé la grande récession, elle n’a pas de date de fin. Ainsi, dix ans après, « les sentiments d’incertitude, d’insécurité, d’absence de perspective, d’impuissance et d’anxiété[15] » sont toujours extrêmement présents dans la population, et cela a certainement un impact sur les représentations culturelles qui sont produites autour du monde de l’emploi. Lorsqu’une crise économique a un impact aussi fort sur la population, notamment sur le taux de chômage, le travail possède une place majeure dans les réflexions. De ce fait, il parait important d’étudier les représentations du monde professionnel que propose la culture de masse, dont la Walt Disney Company est une entreprise phare. De quelle manière retrouve-t-on ces sentiments d’insécurité dans les représentations du travail proposées par les films Disney ? Les jeunes spectateurs ne comprennent, certes, pas forcément tous les enjeux de cette crise, cependant, en vivant activement ses conséquences à travers le chômage de leurs parents ou la perte de leur maison, ou bien en partageant l’inquiétude générale de la population, ils sont très certainement perméables à la traduction de ces notions dans les films qu’ils regardent.

Crise de l’animation disneyienne ?

Avant la crise de 2008, le début du deuxième millénaire est synonyme de difficultés pour l’animation Disney : les films produits ne séduisent pas le public et la plupart ne sont pas rentables comme ils pouvaient l’être auparavant. Entre 2000 et 2008, les studios Walt Disney Feature Animation produisent neuf longs-métrages[16], dont un seul dépasse les 300 % de rentabilité (Lilo & Stitch en 2002[17]), tandis qu’ils avaient connu des succès à plus de 900 % de rentabilité dans les années 1990 avec Beauty and the Beast (La Belle et la Bête) en 1991, Aladdin en 1992 et The Lion King (Le Roi Lion) en 1994[18].

Les difficultés connues par la Walt Disney Company au deuxième millénaire ont débuté lors de la deuxième moitié des années 1990. L’année du grand succès de The Lion King est également l’année du décès de Frank Wells[19], président-directeur exécutif et bras droit de Michael Eisner[20]. Jeffrey Katzenberg[21], alors à la tête de l’animation, espère le remplacer mais Michael Eisner refuse et lui préfère son ami Michael Ovitz[22] – un partenariat qui ne fonctionnera pas et qui prendra fin après seulement deux ans. Jeffrey Katzenberg quitte alors la Walt Disney Company pour fonder DreamWorks Pictures aux côtés de Steven Spielberg et David Geffen. Une insécurité se fait sentir dans les studios, notamment au niveau financier : les films d’animation produits souffrent de la concurrence de DreamWorks Pictures et d’autres grands studios d’animation. Mais, surtout, cela oblige la Walt Disney Company à augmenter les salaires de ses employés afin de ne pas les perdre au profit de leurs adversaires qui pouvaient proposer de les payer davantage.

Face aux succès de l’animation 3D des productions DreamWorks Pictures (Shrek de Andrew Adamson et Vicky Jenson en 2001), Blue Sky Studios (Ice Age [L’Âge de glace] de Chris Wedge en 2002) et Pixar (Monsters, Inc. [Monstres et cie] de Pete Docter en 2001), Michael Eisner ferme le studio d’animation 2D de Burbank en 2002, puis celui de Floride en 2004. Sur la fin de sa présidence, il songe sérieusement à fermer la branche d’animation Disney pour se concentrer sur les films en prise de vue réelle, moins chers à produire et plus rapidement profitables. L’animation Disney aurait donc pu prendre fin au début des années 2000, mais Bob Iger, qui arrive à la tête de l’entreprise en 2005, décide de la conserver malgré tout[23] : l’animation est la marque de l’entreprise et sa présidence allait être jugée notamment sur sa capacité à relever le studio d’animation[24]. Il se rend compte que ce secteur a du mal à être rentable, contrairement aux films Pixar produits en collaboration avec Disney. Il négocie donc le rachat de Pixar avec Steve Jobs en 2006.

La Walt Disney Company possède désormais deux studios d’animation : Pixar et Walt Disney Feature Animation. John Lasseter[25] et Ed Catmull[26], forts de leurs succès chez Pixar, sont nommés à la tête des deux studios et donnent un nouveau souffle à l’animation disneyienne grâce à des méthodes de travail qui laissent davantage de place à la créativité. Walt Disney Feature Animation est renommé Walt Disney Animation Studios en 2008. Alors que la crise économique frappe de plein fouet les États-Unis, Disney accepte la supériorité des films d’animation Pixar et laisse carte blanche aux deux figures clés du studio racheté pour restructurer le studio d’animation Disney afin d’en redorer les lettres et retrouver le succès qu’il connaissait auparavant.

Un désir de s’émanciper du travail ?

Travailler, un rejet

Afin de comprendre la façon dont une crise économique d’une telle ampleur a pu impacter l’industrie audiovisuelle de son époque, il faut remonter à la Grande Dépression qui débute également aux États-Unis. Tracey Mollet étudie les conséquences de cette crise sur le monde du cinéma[27] et explique que les Américains ne se sont pas détournés du cinéma durant cette période :

Pendant les jours les plus sombres de la Grande Dépression, le cinéma engrangeait encore 60 à 75 millions de spectateurs par semaine, ce qui prouve le pouvoir et la popularité du cinéma. […] Les historiens du cinéma ont reconnu l’importance des films appartenant aux genres de l’imaginaire dans les années 1930. Les gens cherchaient à s’échapper de leurs vies en noir et blanc, es pérant une échappatoire dans des utopies colorées. Ceci est démontré par The Wizard of Oz (1939) de la MGM, Dorothy rêvant de son « somewhere over the rainbow », son pays libre de tout problème et de tout désespoir. Cependant, une échappatoire pareille peut se retrouver plus spécifiquement à travers le pouvoir merveilleux de Disney. […] Utilisant le pouvoir de l’animation, Disney peut tirer parti des tendances de ces années et reconnecter avec l’idéalisme du rêve américain de succès et de prospérité, tristement perdu tout au long de la Grande Dépression[28].

Tracey Mollet démontre que durant une période économiquement fragile et émotionnellement difficile pour les individus, le cinéma a permis une évasion de la vie quotidienne. Il n’est donc pas surprenant de constater que les productions Disney des années suivant la crise de 2008 mettent un point d’honneur à célébrer les possibilités, à maintenir l’espoir en un monde meilleur. Le film le plus emblématique de cette tendance est Tangled (Raiponce) réalisé par Byron Howard et Nathan Greno en 2010. Relecture du conte de fées Rapunzel des frères Grimm, ce long-métrage plonge les spectateurs dans le merveilleux à travers un parcours initiatique qui leur donne l’occasion de s’échapper du monde réel le temps d’une séance de cinéma : l’enfant d’un couple royal est enlevé alors qu’il n’est qu’un bébé et emprisonné en haut d’une tour puis s’en échappe et découvre le monde extérieur avant de retrouver son royaume. Selon le psychanalyste Bruno Bettelheim, « le conte de fées est optimiste[29] » et permet d’imaginer des résolutions aux difficultés que chacun peut connaître[30]. Tangled peut ainsi aider les individus enfermés dans la crise à oublier leurs inquiétudes professionnelles pour redécouvrir les beautés du monde et avoir à nouveau espoir en ce dernier. Le succès que le film a connu au box-office[31] peut s’expliquer par le fait d’avoir repris un conte connu, de proposer une héroïne plus moderne que ce à quoi les studios avaient habitué les spectateurs, mais le public avait aussi peut-être besoin d’une échappatoire merveilleuse.

Si les contes permettent de s’évader du quotidien, le travail reste central dans la vie des citoyens, surtout en temps de crise. Cependant, il n’est pas systématiquement une source de bonheur et peut s’avérer néfaste. Selon le sociologue Philippe Bernoux, ce ne sont pas tant les tâches effectuées dans le travail que la manière dont elles sont organisées et encadrées qui constituent une véritable souffrance pour le salarié[32]. Bolt (Volt), réalisé par Byron Howard et Chris William en 2008, au moment de l’éclatement de la crise financière, dénonce justement les mauvaises conditions de travail qui entrainent les salariés à trouver leur bonheur dans leur vie privée. Le film raconte l’histoire de Bolt, un chien héros d’une série télévisée et de Penny, une jeune actrice jouant son acolyte. Lorsque Bolt se perd et disparait du plateau de tournage, la production ne montre que très peu de compassion pour Penny et ne se préoccupe pas de son chagrin, remplaçant le chien acteur par un robot. Le film montre un happy ending des plus significatifs : les deux personnages se retrouvent et sont pleinement heureux en ayant quitté la production. Bolt, premier film sorti après le rachat de Pixar et largement remanié par John Lasseter, semble dénoncer les conditions de travail de l’industrie du cinéma et défend la posture selon laquelle le bonheur se trouverait dans les moments partagés en famille, dans la vie privée et certainement pas dans le monde professionnel du divertissement, qui ne ferait qu’exploiter les salariés pour engranger davantage d’argent.

Travailler, un devoir

Le travail a une place centrale dans la vie des individus, la notion de concurrence, notamment, prend toute son importance dans une société néolibérale qui met en avant la performance dans le travail. Claire Siegel, qui étudie le phénomène de gamification du monde, déclare que « le domaine du management voit dans le jeu un nouvel atout, notamment par le biais de la compétition. […] À partir des années 1930, et encore aujourd’hui, la compétition est considérée majoritairement comme une force permettant de pousser l’individu au plus loin de son engagement physique et mental […][33]. » Le dépassement de soi se retrouve également après la crise de 2008 lorsque les individus ont accordé davantage d’importance au développement personnel : se concentrer sur soi afin de devenir la personne la plus efficace possible dans tous les domaines de la vie. On retrouve la représentation de la performance permise grâce à la concurrence dans Winnie the Pooh (Winnie l’Ourson) réalisé par Stephen J. Anderson et Don Hall en 2011. Le récit du film s’ancre dans un monde imaginaire et enfantin. Cependant, il maintient une notion de compétition propre à la culture d’entreprise en montrant les animaux de la forêt des rêves bleus tenter de gagner la rémunération d’un concours au lieu d’apporter une aide désintéressée à un ami dans le besoin, sans jamais remettre en question cette façon de procéder. Dans un monde enchanté, peuplé de peluches qui vivent des aventures imaginées par un petit garçon, le fonctionnement entrepreneurial y trouve déjà sa place. À travers les fictions, les enfants sont familiarisés à la compétition qui les attend dans le monde du travail.

Les fictions à destination des plus jeunes leur permettent de se familiariser davantage avec le monde adulte. La sociologue Martine Court s’appuie sur différentes expériences auprès des enfants pour démontrer les connaissances du monde du travail et des classes sociales qu’ils assimilent dès le plus jeune âge. Elle déclare que les « produits culturels destinés à la jeunesse […] sont […] une des voies par lesquelles les enfants acquièrent des savoirs – fussent-ils stéréotypés – sur les univers sociaux différents du leur[34]. » Les fictions de jeunesse apparaissent comme l’une des premières portes d’entrée de l’enfant dans le monde adulte, donc dans le monde du travail. Certains longs-métrages d’animation Disney proposent en effet des représentations manifestes du monde professionnel. Wreck-It Ralph (Les Mondes de Ralph), réalisé par Rich Moore en 2012, en est un parfait exemple puisqu’il semble clairement assumer son désir de questionner le rapport à l’emploi en transposant le monde du travail à celui du jeu vidéo : Ralph, le personnage principal, travaille comme méchant dans un jeu où il doit détruire un immeuble pour qu’il soit reconstruit par le héros par la suite, et Vanellope, une jeune fille qui se rapproche de Ralph, travaille dans un jeu de course de voitures. À travers ses deux personnages principaux, le film met en avant la question de la valorisation du travail qui permet aux salariés d’être plus performants : Ralph est plus efficace lorsqu’il se sent apprécié, après avoir acquis la reconnaissance qui lui manquait en tant que méchant, tandis que Vanellope se trouve mieux considérée lorsqu’elle devient réellement compétitive, après avoir démontré son talent de pilote. Cette notion de performance est justement étudiée en 2007 par les chercheurs et chercheuses en management Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Commeiras, Dominique Peyrat-Guillard et Patrice Roussel :

Parmi les déterminants psychologiques, la motivation, la satisfaction et l’implication s’avèrent essentielles pour expliquer le processus de la performance au travail. Longtemps étudiés indépendamment, ces concepts sont aujourd’hui développés dans des modèles intégrateurs (Meyer et al., 2004) qui visent à comprendre comment ils sont interreliés avec les comportements attendus par l’organisation, et comment ils contribuent à la performance de l’individu. Par ailleurs, leur intérêt réside dans le fait qu’ils redonnent une place centrale à la variable de personnalité[35].

Représenter deux façons différentes de vivre la performance au travail permet de mettre en avant cette notion de « variable de personnalité ». Les deux personnages de Wreck-It Ralph ne suivent pas le même chemin pour atteindre le degré de performance dont ils sont capables ainsi que la reconnaissance professionnelle qu’ils méritent. Si leur chemin pour y accéder est différent, ils recherchent tous les deux le même bonheur au travail. Cette notion d’épanouissement permise par l’emploi semble être recherchée par nombre de salariés, et est intimement liée à celle de sens du travail, étudiée par la philosophe Fanny Lederlin. Selon elle, il est important que les employés se sentent engagés dans leur entreprise mais aussi utiles à la société en général. Elle accorde également de l’importance à la notion d’épanouissement personnel, qui doit être permis notamment à travers la sensation de reconnaissance et la possibilité d’évolution individuelle[36]. Ralph et Vanellope vivent donc un réel parcours initiatique de quête de sens dans le travail : ils trouvent leur épanouissement grâce à leur évolution personnelle – en devenant davantage performants dans leur travail et dans leur vie privée, prenant chacun une part active dans la vie de leur jeu respectif – et à la reconnaissance qu’ils obtiennent – notamment l’un de l’autre, – mais ils réussissent également à s’intégrer à leur monde professionnel et à se sentir utiles à leur entourage. Cette notion d’utilité est poussée jusqu’à devenir un « devoir[37] » pour le personnage de Ralph, qui refuse la possibilité de ne plus travailler et de vivre chez Vanellope pour retourner au travail. Wreck-It Ralph rappelle l’importance de prendre ses responsabilités professionnelles, de travailler pour rendre service à son entreprise et son pays : il est possible d’y voir un appel à participer à l’effort collectif pour aider l’économie américaine à se redresser après les conséquences de la crise de 2008. C’est également ce qu’explique le personnage de Tadashi à son frère Hiro, dans Big Hero 6 (Les Nouveaux héros), réalisé par Don Hall et Chris Williams en 2014, comme le décrit Christian Chelebourg :

Deux paradigmes s’opposent : celui de la puissance et de la finance d’un côté, de l’autre celui de la recherche scientifique et de l’amélioration des conditions de vie. Ils sont dialectisés d’emblée, lorsque Tadashi, à l’ouverture du film, convainc Hiro qu’il utilisera mieux son talent en rejoignant son équipe de jeunes chercheurs qu’en gagnant son argent de poche dans les paris clandestins, grâce à un robot de combat[38].

Tout comme Ralph doit retourner travailler pour que son jeu fonctionne, Hiro doit trouver un moyen de mettre son talent au service de la société. Ces films montrent qu’il faut faire passer la collectivité avant l’individu et travailler pour aider à son amélioration. Pourtant, les États-Unis sont également reconnus pour mettre en avant des figures de réussite individuelle.

Le travail comme unique moyen de s’épanouir ?

Travailler, un accomplissement

En 2013, le studio connaît un succès pharaonique avec la sortie de Frozen (La Reine des Neiges)[39]. Les thématiques soulevées par le film ont trouvé un large public, qui a pu découvrir l’histoire des sœurs Elsa et Anna. La première, reine du royaume d’Arendelle, fuit ce dernier après l’avoir paralysé à cause de ses pouvoirs qu’elle ne maitrise pas. La seconde part à sa recherche et se retrouve prisonnière d’un sortilège lancé par mégarde par Elsa. On retrouve le mythe du self-made man, ici de la self-made woman, qui se fraye son propre chemin pour atteindre son but et qui s’accomplit par elle-même, notamment à travers le climax de fin montrant Anna se sauvant elle-même : elle n’a besoin de personne pour lever le sortilège dont elle est victime et c’est elle qui produit l’acte qui la sauve et qui permet à sa sœur de libérer le royaume. En cela, Frozen met en avant le modèle américain de la réussite individuelle que décrit Isabelle Rochet en étudiant l’optimisme américain : « La croyance optimiste dans la réussite individuelle, qui a survécu aux bouleversements et aux crises des deux siècles passés, apparaît à la fois comme une cause et une conséquence de la création de la nation américaine[40]. » Le personnage d’Anna est montré comme extrêmement optimiste et prend en main le développement du film en partant à la recherche de sa sœur, malgré les risques qu’elle encourt. Il faut remonter à la création des États-Unis pour comprendre le mythe du self-made man, comme l’explique Jean-Charles Troadec :

Lorsque Thomas Jefferson rédige la Déclaration d’indépendance des treize États-Unis en 1776, il énonce trois droits inaliénables : « parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Il faut souligner que parmi eux, inspirés de la philosophie des Lumières, le droit à la recherche du bonheur est typiquement américain. […] Ce troisième et nouveau droit américain va engendrer un sujet encore inconnu en Europe : le self made man […][41].

La poursuite du bonheur prend évidemment place, en partie, dans le milieu professionnel : atteindre ses buts afin de se donner toutes les chances de vivre la vie qu’on désire, de manière individuelle. Moana (Vaiana : la légende du bout du monde) réalisé par Ron Clements et John Musker en 2016 met en avant son héroïne éponyme qui part seule en mer accomplir son destin en sauvant son île d’une malédiction qui empêche les habitants de se nourrir. C’est donc en poursuivant seule ses objectifs que Moana réussit à atteindre son but, tout comme Anna a pu sauver son royaume. Elles sont toutes les deux aidées dans leur aventure, mais c’est Moana qui part à la recherche du demi-dieu Maui dont elle a besoin dans sa quête, et c’est Anna qui négocie avec Kristoff pour qu’il la guide dans les montagnes. Par ailleurs, c’est par ces actes qu’elles assurent toutes deux la survie de leur peuple et accomplissent ainsi leurs devoirs professionnels : de cheffe pour l’une et de princesse pour l’autre.

Dans le prolongement du premier opus, Frozen II (La Reine des Neiges II), réalisé par Chris Buck et Jennifer Lee en 2019, démontre qu’Anna est la sœur la plus apte à diriger le royaume puisqu’elle prend la place de sa sœur aînée à la tête d’Arendelle. Moana, quant à elle, grâce à sa ténacité, a pu découvrir et réinstaurer le métier pour lequel elle est réellement faite : cheffe exploratrice. À la manière de la promesse de l’American Dream, mise en avant par John Truslow Adams en 1931 dans son œuvre The American Epic, tout est possible à condition de s’en donner les moyens : tout le monde peut trouver le métier qui l’épanouira vraiment, et même si quelques années sont difficiles, il faut persévérer afin d’y arriver et de trouver le bonheur. En cela les productions Disney semblent louer l’exceptionnalisme américain. Rémi Clignet explique que « l’Amérique offre une chance à chacun[42] » et que « ces idéaux reposent […] sur une conception activiste de la personne, […] l’exceptionnalisme américain est ainsi largement fondé sur le besoin de s’accomplir […][43]. » Le rêve américain offrirait donc à toutes et tous une chance de réussir, d’accomplir ses objectifs, à condition que ces individus mettent tout en œuvre pour les atteindre car, comme le rappellent Anton Brender et Florence Pisani, « si la prospérité de tous dépend du travail de chacun, rien ne doit venir le décourager, au contraire : ce qui va à chacun doit dépendre de son seul travail[44] ! » Selon cette idéologie, il semble indispensable de s’accomplir pleinement pour atteindre l’épanouissement et cela demande de la détermination et du travail.

C’est notamment ce que cristallise Zootopia (Zootopie), réalisé en 2016 par Byron Howard et Rich Moore représentant la lutte des classes par une société divisée entre prédateurs et proies. La lapine Judy désire devenir policière alors que c’est un métier que la société ne réserve traditionnellement pas aux animaux appartenant à la catégorie des proies mais à celle des prédateurs, elle redouble donc d’efforts afin de prouver qu’elle y a tout de même sa place et accomplit ainsi son rêve. À travers cet aspect de sa personnalité, elle ressemble beaucoup à Tiana, héroïne du long-métrage The Princess and the Frog (La Princesse et la Grenouille) réalisé par Ron Clements et John Musker en 2009. Un an seulement après le début de la crise économique, ce film semble louer l’acharnement au travail afin d’avoir une vie accomplie. La jeune femme travaille sans relâche et sacrifie sa vie sociale dans le but de réunir assez d’argent pour pouvoir ouvrir son propre restaurant. Pourtant, elle trouvera finalement son bonheur à travers l’équilibre trouvé entre vie professionnelle et vie personnelle.

Travailler, un équilibre

Si le travail est nécessaire afin de se réaliser, Lucie Davoine explique que ce n’est pourtant pas grâce à lui que les salariés se sentent pleinement heureux. Le temps de travail serait le temps le moins apprécié de la journée. Les individus ne devraient donc pas placer le travail au centre de leur vie afin de s’épanouir pleinement, mais plutôt rechercher un équilibre entre vie professionnelle et vie privée[45]. La Walt Disney Company, héritière d’un self-made man accompli, pourrait-elle louer le fait de donner une importance moindre au travail ? The Princess and the Frog lui donne une très grande place dans la vie de son héroïne. Les studios se servent du personnage du prince Naveen pour l’accentuer : Tiana ne jure que par l’acharnement et le travail tandis qu’il n’a jamais eu d’emploi et ne pense qu’à s’amuser. À la fin du film, si elle se marie avec le jeune homme, c’est avec son argent personnel qu’elle réussit à ouvrir son restaurant. Cependant, on remarque que les personnes qui acceptent de lui vendre l’établissement sont les mêmes qui le lui ont refusé auparavant. Leur changement de comportement est dû à la présence de Naveen et à la menace de Louis, un alligator rencontré par le couple au cours de leur aventure. Le film semble montrer qu’il s’avère finalement utile d’entretenir sa vie sociale car il est possible d’en tirer parti dans sa vie professionnelle : l’aide de ses amis permet à la jeune femme d’accéder à son rêve professionnel qui ne semble pas pouvoir être offert à une femme de classe ouvrière si elle n’est pas soutenue par un prince, synonyme de richesse, et un alligator, synonyme de force. Si cet événement prend place pendant le happy ending de Tiana, il met également en avant les difficultés que peuvent rencontrer les classes ouvrières pour accéder à la propriété. Naveen apprend à Tiana à s’amuser et à prendre du temps pour se socialiser, et Tiana apprend à Naveen à apprécier le travail puisqu’il l’aide dans son restaurant. Ils apprennent l’un de l’autre et grandissent de cet enrichissement. Ils trouvent un équilibre de vie et, à travers cela, leur utilité dans la société grâce au travail, corroborant les dires de la chercheuse en sciences de gestion Sophia Belghiti-Mahut qui explique qu’un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée doit permettre aux salariés de se sentir plus impliqués dans leur travail et donc d’être plus productifs[46]. Un an après le début de la crise économique de 2008, The Princess and the Frog propose au spectateur un conte représenté de telle manière qu’on ne nie pas l’importance du travail, mais qu’on insiste sur le fait de ne pas le laisser tout gouverner au détriment de sa vie personnelle car cette dernière détient une part importante dans sa productivité professionnelle.

Près de dix ans plus tard, le deuxième opus de Wreck-It Ralph, Ralph Breaks the Internet (Ralph 2.0), réalisé en 2018 par Phil Johnston et Rich Moore, complexifie encore davantage sa position sur le travail puisqu’il propose deux styles de vie différents mêlant vie professionnelle et vie privée à la convenance de chacun. On y retrouve Ralph et Vanellope, travaillant tous les deux dans leur jeu d’arcade respectif, qui découvrent internet et les multiples possibilités qui en découlent. Au début du film, Ralph est pleinement heureux dans sa vie en passant son temps libre à se divertir la nuit pour ensuite travailler la journée, « la seule chose qu[’il changerait] peut-être dans ce scénario… serait de ne pas avoir à aller au travail[47]. » Il émet l’hypothèse d’une vie où son temps libre serait illimité. Cependant, Lucie Davoine rend compte d’un taux de malheur plus élevé chez les chômeurs que chez les travailleurs et explique que « le désespoir des chômeurs révèle, en creux, à quel point il est important d’avoir un travail pour être heureux, et que ce travail n’est pas seulement un gagne-pain. Il est nécessaire pour s’épanouir et s’intégrer dans la société[48]. » Si Bolt montre que ses personnages trouvent le bonheur en quittant leur travail, c’est parce que nous avons affaire à un chien et à une petite fille, qui n’ont donc pas pour vocation première de travailler. Ralph Breaks the Internet ne pouvait pas se permettre de montrer son personnage principal rejeter le travail et s’épanouir sans celui-ci : le film montre qu’il n’est pas question d’être inutile pour la société, le travail reste primordial afin de contribuer à cette dernière.

Au contraire de Ralph, Vanellope ne se pense pas en-dehors de son travail : « Si je ne suis pas une pilote Ralph… Je suis quoi[49] ? » Pour elle, son métier définit son identité entière, et elle n’est pas la seule. Cette façon de penser le travail est confirmée en 2019 par Alain Supiot qui étudie la place que prend la profession d’un individu dans son identité : « Cette identification de la personne aux savoirs qu’elle a incorporés n’a pas disparu de nos jours. Elle demeure au principe de l’identité professionnelle et des statuts auxquels cette identité donne ou ne donne pas accès, sur le marché du travail comme dans la fonction publique. La profession demeure l’un des éléments de l’état civil […][50]. » L’emploi reste donc l’une des caractéristiques principales de l’identité juridique de l’individu. Vanellope a besoin de travailler pour se sentir exister, son unique problème réside dans le fait qu’elle s’ennuie car elle ne découvre plus rien de nouveau dans son jeu d’arcade, frôlant le bore-out ou « syndrome d’épuisement professionnel par ennui[51] ». Finalement, elle découvre un jeu plus élaboré sur internet et s’y épanouit pleinement. Elle avait besoin de changer d’environnement professionnel et d’évoluer dans sa carrière pour trouver le bonheur. Les deux personnages trouvent ce qui leur correspond dans des orientations de vie différentes : Ralph continue de travailler dans son jeu d’arcade et de se divertir pendant son temps libre tandis que Vanellope vit à temps plein son travail, se divertit à l’intérieur de celui-ci et ne revient voir son ami que pendant ses congés. Le film explique que le travail est nécessaire et que tout le monde peut s’épanouir grâce à lui en adoptant la configuration qui lui convient le mieux. « De fiction en fiction, la Walt Disney Company tâche d’indiquer, dans son dialogue avec une opinion publique en constante mutation, la voie étroite qui mène aux fins heureuses[52] », écrit Christian Chelebourg. Après Ralph Breaks The Internet, il semble que cette voie puisse prendre des chemins divers et variés, afin que tout le monde puisse avoir accès à son propre bonheur, mais toujours à travers le travail d’une manière ou d’une autre, car comme le résume André Gorz, le travail « est considéré tout à la fois comme un devoir moral, comme une obligation sociale et comme la voie vers la réussite personnelle[53]. » Les histoires et les personnages représentés par Disney dans les films que nous étudions proposent différentes manières de s’épanouir dans le travail. Elsa et Moana héritent de leurs positions de reine et de cheffe et remettent toutes les deux en question cette place dont elles ne veulent pas réellement : Elsa[54] laisse le trône d’Arendelle à sa sœur et trouve comment elle peut laisser vivre sa magie en protégeant la Forêt Enchantée tandis que Moana[55] reprend le rôle de son père tout en étant exploratrice. Lorsque les personnages obtiennent leur place professionnelle par leur propre travail, les films montrent la difficulté d’atteindre celle-ci. Tiana[56] redouble d’efforts pour pouvoir passer de cuisinière à propriétaire de son restaurant, Judy[57] fait de même pour entrer dans la police et prouver qu’elle y a sa place. À côté de cela, Hiro[58] nourrit le projet d’entrer à l’université pour mettre ses capacités en robotique au service du progrès technique, abandonne ce dernier après avoir perdu son frère, et intègre finalement cette université. Si les personnages de Winni the Pooh et de Tangled ne travaillent pas et que ceux de Bolt n’ont pas vocation à travailler, tous les autres trouvent leur « voie vers la réussite personnelle[59] » tout en étant utiles et productifs pour la société.

Conclusion

La crise de 2008 a eu des conséquences importantes sur les populations pendant de nombreuses années : bouleversements économiques, financiers mais aussi idéologiques. Au milieu de tout cela, les individus peuvent trouver une échappatoire à la réalité à travers le cinéma. De fait, les productions audiovisuelles ne sont pas à négliger pendant les périodes de crise. Les films d’animation des Walt Disney Animation Studios trouvent toujours un public important et se destinent en premier lieu aux enfants. Ces derniers retrouvent les valeurs présentes dans la société dans leurs dessins-animés.

Si certaines productions merveilleuses peuvent participer à faire oublier au spectateur les déboires du quotidien rendu plus difficile après le bouleversement de l’économie mondiale, d’autres, au contraire, placent le monde professionnel au centre de leur récit. On retrouve ainsi des manières de fonctionner typiques du monde entrepreneurial au sein de récits de l’imaginaire qui ne semblent pas s’y prêter de prime abord, quand d’autres productions assument plus clairement leur désir de questionner le rapport au travail en rappelant aux individus leur devoir de se rendre utiles à la société. Le monde professionnel pourrait également permettre la recherche du bonheur et l’accomplissement de soi, de nombreux films mettant en avant les mythes de l’American Dream ou du self-made man, notamment à travers leurs héroïnes. Enfin, certaines productions nuancent leurs représentations en proposant deux conceptions du travail radicalement différentes : le travail serait une condition sine qua non pour trouver son bonheur, ou bien au contraire il ne serait qu’un moyen de permettre de gagner sa vie afin de profiter de son temps libre pour se divertir. Les studios Disney rappellent tout de même qu’il est nécessaire de travailler pour se rendre utile à la société, même si l’on trouve son bonheur à côté, car les personnages qui remettent en cause le fait de travailler trouvent toujours un moyen d’apprécier leur emploi et d’y être performants. Il ne semble donc pas imaginable de profiter d’une vie pleinement épanouissante sans être actif. Le bonheur peut se trouver au sein du monde professionnel, dans l’équilibre entre celui-ci et la vie personnelle ou bien uniquement au sein de cette dernière, mais une vie accomplie ne peut pas se passer d’un temps de travail au service du collectif. Au vu de ces représentations, il serait intéressant d’accorder une étude sur la réception de ces représentations auprès des jeunes spectateurs.

Aujourd’hui le monde connaît une nouvelle crise, celle de la Covid-19, qui remet notamment en question les habitudes professionnelles. La philosophe Fanny Lederlin rapproche la multiplication des questionnements autour du sens du travail à la pandémie : les individus interrogent cette notion avant même de se préoccuper de l’éventuelle perte de leur emploi ou bien des conditions dans lesquelles ils l’exercent[60]. Cela montre que cette crise est bien différente de la crise de 2008. Il semble cependant que les individus s’attachent encore beaucoup au recentrement sur soi. Aujourd’hui, la question ne tourne plus seulement autour de l’utilité au travail, mais de sa correspondance avec les valeurs profondes des individus. Il sera donc intéressant de surveiller les longs-métrages d’animation des Walt Disney Animation Studios qui se développeront à la suite de cette crise et les chemins qu’ils prendront quant à la représentation du travail à la lumière de ces questionnements.

 

Filmographie

Buck Chris, Lee Jennifer, Frozen © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2013

Buck Chris, Lee Jennifer, Frozen II © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2019

Clements Ron, Musker John, The Princess and the Frog © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2009

Clements Ron, Musker John, Moana © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2016

Hall Don, Williams Chris, Big Hero 6 © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2014

Howard Byron, Greno Nathan, Tangled © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2010

Howard Byron, Moore Rich, Zootopia © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2016

Howard Byron, Williams Chris, Bolt © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2008

Anderson Stephen J., Hall Don, Winnie the Pooh © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2011

Johnston Phil, Moore Rich, Ralph Breaks the Internet © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2018

Moore Rich, Wreck-It Ralph © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2012

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[1] Frozen (La Reine des Neiges, Chris Buck et Jennifer Lee) : $1,281,508,100 ; Zootopia (Zootopie, Byron Howard et Rich Moore) : $1,024,121,104 ; Frozen II (La Reine des Neiges II, Chris Buck et Jennifer Lee) : $1,450,026,933. Voir « Frozen », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2294629/ [consulté le 21/03/2022] ; « Zootopia », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2948356/ [consulté le 21/03/2022] ; « Frozen II », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt4520988/ [consulté le 21/03/2022].

[2] « La Walt Disney Company est à ce jour le premier groupe mondial de l’industrie du divertissement. Sa domination sur le marché est sans partage […]. Il n’y a guère d’enfants dans le monde, et encore moins dans les pays riches, qui ne connaissent pas les dessins animés de la firme », Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir en couleurs, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2018, p. 8.

[3] Alexandre Bohas, Disney : un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Harmattan, 2010 (Chaos international), p. 113.

[4] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 11.

[5] « The movies weren’t good, which meant the characters weren’t popular or memorable, and that had significant ramifications for our business and our brand. », Robert Iger, The Ride of a Lifetime. Lessons in Creative Leadership from the CEO Of The Walt Disney Company, London (UK), Bantam Press, 2019, p. 131.

[6] Bolt (Volt) de Byron Howard et Chris Williams (2008), The Princess and The Frog (La Princesse et la grenouille) de Ron Clements et John Musker (2009), Tangled (Raiponce) de Byrono Howard et Nathan Greno (2010), Winnie the Pooh (Winnie l’Ourson) de Stephen J. Anderson et Don Hall (2011), Wreck-It Ralph (Les Mondes de Ralph) de Rich Moore (2012), Frozen (La Reine des neiges) de Chris Buck et Jennifer Lee (2013), Big Hero 6 (Les Nouveaux héros) de Don Hall et Chris Williams (2014), Zootopia (Zootopie) de Byron Howard et Rich Moore (2016), Moana (Vaiana : la Légende du bout du monde) de Ron Clements et John Musker (2016), Ralph Breaks the Internet (Ralph 2.0) de Phil Johnston et Rich Moore (2018), Frozen II (La Reine des neiges II) de Chris Buck et Jennifer Lee (2019).

[7] Laure Gaillard, « Subprimes : le chômage US au plus haut depuis 2 ans », EasyBourse, 7 janvier 2018, en ligne sur : https://www.easybourse.com/financieres/article/5000/subprimes-chomage-us-plus-haut-depuis-2-ans.html [consulté le 07/06/2021].

[8] « La récession qui a commencé fin 2008 a été la plus profonde de l’après-guerre : en 2010, le taux de chômage a atteint 10 % et il faudra attendre 2017 pour qu’il retrouve son niveau de 2007. La reprise qui a suivi la crise financière a en effet aussi été la plus lente de ces dernières décennies, et la faible croissance des années 2010 contraste fortement avec celle, plus soutenue, des trois décennies précédentes. Cette faiblesse est vite devenue source d’interrogations sur l’évolution du potentiel de l’économie américaine : cette économie serait-elle désormais condamnée à une croissance atone simplement parce qu’elle aurait déjà tiré pleinement parti des principales sources de progrès techniques ? […] D’où finalement une interrogation centrale : comment ranimer durablement l’activité d’une économie où les leviers habituellement utilisés pour y parvenir – la politique monétaire et la politique budgétaire – ont montré leurs limites ? », Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine, Paris, La Découverte, 2018 (Repères), p. 100.

[9] « Unemployment Rate », FRED, en ligne sur : https://fred.stlouisfed.org/series/UNRATE [consulté le 21/03/2022].

[10] Houle Jason N., Light Michael T., « The home foreclosure crisis and rising suicide rates, 2005 to 2010 », American journal of public health, vol. 104 (6), 2014, en ligne sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4062039/ [consulté le 21/03/2022].

[11] « En évoquant la crise financière, les conversations privées comme les médias ont souvent souligné qu’au-delà d’une crise financière, il s’agissait d’une crise sociétale, d’une crise de la confiance […] », Andreea Ernst-Vintila, Sylvain Delouvée, Michel-Louis Rouquette, « La crise financière de 2008 : menace collective ou défi individuel ? Une analyse de la pensée sociale mobilisée en situation de crise », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, Presses universitaires de Liège, vol. 3, n° 87, 2010, p. 515-542, p. 5.

[12] Lucie Davoine, Économie du bonheur, Paris, La Découverte, 2020 (Repères), p. 35-36.

[13] « Au lendemain de la crise financière de 2008, il devint tout à fait banal de solliciter les services de coachs et d’autres professionnels du développement personnel. Médias, sites internet et blogs se mirent à proposer d’aider leurs lecteurs à ‘‘gérer’’ leurs affects en ces temps difficiles, tout en les mettant en garde : se négliger pouvait avoir des conséquences », Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, p. 88-89.

[14] Ibidem, p. 89.

[15] Id.

[16] The Emperor’s New Groove (Kuzco, l’Empereur mégalo) de Mark Dindal (2000), Atlantis: The Lost Empire (Atlantide, l’empire perdu) de Gary Trousdale et Kirk Wise (2001), Lilo and Stitch (Lilo et Stitch) de Dean DeBlois et Chris Sanders (2002), Treasure Planet (La Planète au trésor : un nouvel univers) de Ron Clements et John Musker (2002), Brother Bear (Frères des Ours) de Robert Walker et Aaron Blaise (2003), Home on the Range (La Ferme se rebelle) de Will Finn et John Sanford (2004) Chicken Little de Mark Dindal (2005), Meet the Robinsons (Bienvenue chez les Robinson) de Stephen J. Anderson (2007), Bolt (Volt, Star malgré lui) de Chris Williams et Byron Howard (2008).

[17] The Emperor’s New Groove : budget $100 000 000 ; recettes box-office mondial $169 661 687 ; rentabilité : 170 % (résultat obtenu en divisant les recettes au box-office mondial de la sortie officielle du film par le budget puis en multipliant par 100), « The Emperor’s New Groove », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0120917/ ; Atlantis : The Lost Empire : budget $120 000 000 ; recettes box-office mondial : $186 053 725 ; rentabilité : 155 %, « Atlantis : The Lost Empire », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0230011/ ; Lilo & Stitch : budget $80 000 000 ; recettes box-office mondial $273 144 151 ; rentabilité : 341 %, « Lilo & Stich », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0275847/ ; Treasure Planet : budget $140 000 000 ; recettes box-office mondial $109,578,115 ; rentabilité : 78 %, « Treasure Planet », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0133240/ ; Brother Bear : budget $128 000 000 ; box-office mondial $250 397 798 ; rentabilité : 196 %, « Frère des Ours », Imdb, en ligne sur : https://www.imdb.com/title/tt0328880/ ; Home on the Range : budget $110 000 000, recettes box-office mondial $145 358 062, rentabilité : 132 %, « Home on the Range », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0299172/ ; Chicken Little : budget $150 000 000 ; recettes box-office mondial $314 432 837 ; rentabilité : 210 %, « Chicken Little », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0371606/ ; Meet the Robinsons : budget $150 000 000 ; box-office mondial $169 333 034 ; rentabilité : 113 %, « Bienvenue chez les Robinson », Imdb, en ligne : https://www.imdb.com/title/tt0396555/ ; Bolt : budget $150 000 000 ; recettes box-office mondial $309 979 994 ; rentabilité : 207 %, « Bolt », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0397892/ [pages consultées le 22/03/2022].

[18] Beauty and the Beast (La Belle et la Bête, Gary Trousdale et Kirk Wise) : budget $25 000 000 ; box-office mondial $248 802 521 ; rentabilité : 995 %, « Beauty and the Beast », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0101414/ ; Aladdin (John Musker et Ron Clements) : budget $28 000 000 ; box-office mondial $346 476 295 ; rentabilité : 1 237 %, « Aladdin », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0103639/ ; The Lion King (Le Roi Lion, Roger Allers et Rob Minkoff) : budget $45 000 000 ; box-office mondial $858 555 561 ; rentabilité : 1 908 %, « The Lion King », Box Office Mojo, en ligne : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0110357/ [pages consultées le 24/03/2022].

[19] Frank Wells est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 1984 à 1994, bras droit de Michael Eisner, il a notamment joué un rôle important en faisant le lien entre ce dernier et les employés de l’entreprise.

[20] Michael Eisner est président-directeur général de la Walt Disney Company de 1984 à 2005 et a relancé l’entreprise à travers une restructuration managériale, la création de filiales afin de s’adresser à un public plus large (Touchstone Pictures, Hollywood Pictures), plusieurs rachats (Miramax Films, Capital Cities-ABC), le développement international (ouverture de nouveaux parcs, création de Disney Cruise Line), etc.

[21] Jeffrey Katzenberg est président des Walt Disney Studios de 1984 à 1994. Il a notamment pris une grande place dans le redressement de l’animation Disney, en berne depuis le décès de Walt Disney en 1966, en supervisant les plus grands succès de cette période.

[22] Michael Ovitz est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 1994 à 1996. Michael Eisner le convainc de devenir son bras droit mais les deux amis ne s’entendent pas au travail et après deux années de tensions Miachel Ovitz est licencié.

[23] Bob Iger est président-directeur exécutif de la Walt Disney Company de 2000 à 2005 puis président-directeur général de 2005 à 2020. Sous sa présidence l’entreprise prospère en poursuivant les actions entamées par Michael Eisner (développement des pacs, internationalisation, etc.). Les événements notables sont le rachat de Pixar en 2006, de Marvel Entertainment en 2009, de Lucasfilm en 2012 et de 21st Century Fox en 2019, la fermeture de Hollywood Pictures en 2007 et de Miramax Films en 2010, ainsi que l’acquisition du contrôle d’Hulu et le lancement de Disney+ en 2019. En 2020 il annonce son intention de prendre sa retraite mais son mandat est prolongé jusqu’à fin 2021 pour qu’il puisse aider son successeur Bob Chapeck à diriger l’entreprise pendant la crise sanitaire. Il quitte totalement la Walt Disney Company à la fin de l’année 2021.

[24] « In so many respects, Disney Animation was the brand. […] I knew that shareholders and analysts were not going to give me a grace period, and the first thing they would judge me on was my ability to turn Disney Animation around », Robert Iger, The Ride of a Lifetime. Lessons in Creative Leadership from the CEO Of The Walt Disney Company, London (UK), Bantam Press, 2019, p. 133.

[25] John Lasseter est directeur artistique de Pixar et de Walt Disney Feature Animation ainsi que conseiller créatif principal pour Walt Disney Ingineering de 2006 à 2018 et directeur artistique de Disneytoon Studios à partir de 2007. En 2017 il reconnait des allégations d’inconduites sexuelles au travail et prend un congé de six mois à la suite duquel il occupe un rôle de consultant jusqu’à son départ à la fin de l’année 2018. En janvier 2019 il prend la tête de Skydance Animation.

[26] Ed Catmull est président de Pixar et de Walt Disney Feature Animation de 2006 à 2018 et de Disneytoon Studios à partir de 2007. À la fin de l’année 2018 il annonce rester consultant jusqu’à son départ en juillet 2019.

[27] Tracey Mollet s’appuie sur l’historien Robert Sklar et son ouvrage Movie Made America : A Cultural History of American Movies, New York, Vintage Books, 1994.

[28] Citation traduite de l’anglais : « During the darkest days of the Depression, movie attendance still averaged sixty to seventy-five million people per week, proving both the power and the popularity of the cinema. […] Film historians have recognized the importance of the fantasy film in the 1930s. People sought deliverance from their black-and-white lives, hoping for escape into colorful utopias. This is demonstrated by MGM’s The Wizard of Oz (1939), Dorothy dreaming of her « somewhere over the rainbow, » a land free from troubles and despair. However, such escapism can be demonstrated more specifically through the fantastical power of Disney. […] Using the power of animation, Disney was able to tap into the spirit of the times and reconnect with the idealism of the American dream of success and prosperity, sadly lost along the highway of Depression », Tracey Mollet, « “With a Smile and a Song…” Walt Disney and the Birth of the American Fairy Tale » in Brode Douglas et Brode Shea T. (éd.), Debating Disney: pedagogical perspectives on commercial cinema, Lanham (USA), Rowman & Littlefield, 2016, p. 57-58.

[29] Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 2014 (1976), p. 60.

[30] « Le conte de fées […] projette le soulagement de toutes les pressions et, sans se contenter de proposer des façons de résoudre le problème, il promet qu’une solution ‘‘heureuse’’ sera trouvée », ibidem, p. 58.

[31] 592 millions de dollars de recettes mondiale pour un budget de 260 millions, « Tangled », BoxOffice Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt0398286/ [consulté le 07/06/2021].

[32] « Le travail est une souffrance […]. Les raisons de cette souffrance viennent d’un malaise, lié pour l’essentiel non pas tant au contenu du travail qu’à la manière dont, dans les entreprises, il est pensé et organisé […] », Philippe Bernoux, Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance, Toulouse, Octarès Éditions, 2015, p. 1.

[33] Claire Siegel, « La gamification du monde : bienvenue dans l’empire du ludique ! » dans Biagini Cédric et Marcolini Patrick (dir.), Divertir pour dominer. 2 : La culture de masse toujours contre les peuples, Paris, L’Echappée, 2019 (Pour en finir avec), p. 119-133.

[34] Martine Court, Sociologie des enfants, Paris, La Découverte, 2017 (Repères), p. 86.

[35] Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Commeiras, Dominique Peyrat-Guillard, Patrice Roussel, « La performance individuelle au travail et ses déterminants psychologiques » dans Saint-Onge Sylvie et Haines Victor (dir.), Gestion des performances au travail. Bilan des connaissances, Louvain-la-Neuve (Belgique), De Boeck Supérieur, 2007, (Méthodes & Recherches), p. 97-150.

[36] « Bien que chacun s’accorde sur le fait que la quête de sens au travail recouvre toujours une dimension intime et subjective qui empêche d’y apporter des réponses toutes faites, elle est en général abordée à travers deux grandes considérations. La première consiste à souligner l’importance de l’engagement des salariés, qui doivent pouvoir ‘‘adhérer au projet de l’entreprise’’ et ‘‘se sentir utiles à la société’’. La seconde consiste à mettre l’accent sur leur épanouissement personnel, lié notamment à la reconnaissance et à l’évolution individuelles », Fanny Lederlin, « Du sens au travail : une quête existentielle », Études, n° 9, 2021, p. 47-57.

[37] Traduit de l’anglais : « It’s my duty », Rich Moore, Wreck It Ralph © Walt Disney Pictures, Walt Disney Animation Studios, 2012, 01:30:22.

[38] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 199.

[39] Plus d’un milliard de dollars de recettes pour 150 millions de dollars de budget, « Frozen », Box Office Mojo, en ligne sur : https://www.boxofficemojo.com/title/tt2294629/ [consulté le 21/03/2022].

[40] Isabelle Rochet, « Optimisme et réussite individuelle » dans Collectif, États-Unis, peuple et culture, Paris, La Découverte, 2004, p. 110.

[41] Jean-Charles Troadec, « Le self made man : ‘‘un étalon de la mesure du réel’’ », La Cause du Désir, vol. 99, n° 2, 2018, p. 2-3.

[42] Rémi Clignet, « L’exceptionnalisme » dans Collectif, États-Unis, peuple et culture, op. cit., p. 81.

[43] Id.

[44] Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine…, op. cit., p. 3.

[45] « Les enquêtes démontrent que nous apprécions bien moins le travail (et le trajet jusqu’au travail) que toutes les autres occupations potentielles de la journée : loisirs, dîner entre amis, en famille, amours, exercice physique. De tels résultats incitent des économistes (Richard Layard, par exemple) à militer pour des politiques qui favorisent l’équilibre entre le travail et la vie familiale, civique et sociale », Lucie Davoine, Économie du bonheur…, op. cit., p. 62.

[46] Sophia Belghiti-Mahut, « Le conflit vie professionnelle/vie privée et la satisfaction », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, vol. 4, n° 18, 2015, p. 8.

[47] Traduit de l’anglais : « The only thing I might do different in that scenario… would be not having to go to work », Rich Moore, Phil Johnston, Ralph Breaks The Internet © Walt Disney Animation Studios, Walt Disney Pictures, 2018, 00:03:49.

[48] Lucie Davoine, Économie du bonheur…, op. cit., p. 46.

[49] Traduit de l’anglais: « If I’m not a racer, Ralph… what am I? » Rich Moore, Phil Johnston, Ralph Breaks The Internet, 00:12:17.

[50] Alain Supiot (dir.), « Introduction : Homo faber : continuité et ruptures », Le travail au XXIe siècle. Livre du centenaire de l’Organisation internationale du Travail, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2019, p. 23.

[51] Charles-Édouard Rengade, « De l’ennui au bore-out, une revue de la littérature », Journal de thérapie comportementale et cognitive, 26 (3), 2016, p. 2.

[52] Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir…, op. cit., p. 20.

[53] André Gorz, Métamorphose du travail : critique de la raison économique, Paris, Gallimard, 2019 (1988, Folio/Essais), p. 344.

[54] Frozen et Frozen II.

[55] Moana.

[56] The Princess and the Frog.

[57] Zootopia.

[58] Big Hero 6.

[59] André Gorz, Métamorphose du travail…, op. cit., p. 344.

[60] « Déjà envahissante avant la crise sanitaire, la question du sens au travail hante plus que jamais les travailleurs […] déboussolés par les bouleversements provoqués par l’épidémie de Covid-19. Au point que la question ‘‘Comment trouver du sens à mon travail ?’’ est devenue pour certains plus impérieuse que ‘‘Comment garder mon emploi ?’’ (et ce, alors qu’une crise sociale pourrait succéder à la crise sanitaire) et plus fondamentale que la traditionnelle revendication ‘‘Comment obtenir de meilleures conditions de travail ?’’ Comme si des mois d’incertitude et de travail à distance avaient fait l’effet d’un ‘‘miroir grossissant’’, révélant un sentiment croissant de dégradation du sens au travail », Fanny Lederlin, « Du sens au travail… », op. cit., p. 1.

 

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Éditorial n°15

 

L’équipe de la revue Circé est ravie de vous présenter ce quinzième volume, qui assied le rythme de publication biannuelle malgré les multiples difficultés de la crise sanitaire. Nous nous félicitions de l’interdisciplinarité des derniers numéros parus, et continuons de le faire ici tant les objets étudiés et les méthodes mobilisées sont divers dans ce varia de six articles de jeunes chercheur·e·s que nous vous proposons. S’il fallait placer l’ensemble de ces contributions sous un même thème, ce serait celui de la diversité des acteurs de l’histoire. Chaque auteur et autrice a en effet choisi de s’écarter de l’histoire établie et des acteurs les plus directement visibles et influents pour en chercher d’autres, ce qui suppose aussi un renouvellement des sources et/ou de leur lecture ; thème particulièrement cher à l’équipe de Circé qui œuvre, d’une autre manière, à donner la parole aux divers acteurs qui font actuellement les sciences sociales, des jeunes chercheur·e·s à ceux plus expérimentés et institutionnellement installés.

Ce numéro s’ouvre ainsi sur un entretien vidéo avec l’historien Nicolas Offenstadt, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que nous remercions pour sa disponibilité et pour l’intérêt qu’il a porté à la revue. De la paix au Moyen Âge aux mémoires de la R.D.A., il nous parle de son parcours qui l’a amené à s’intéresser à une grande variété de périodes, d’objets d’histoire, d’acteurs, de sources et de méthodes, mais aussi aux médiations entre historiens et grand public. Un « décloisonnement » qui introduit donc bien ce numéro.

Si l’on se lance dans une lecture chronologique, on commencera par l’article de Mickael Bouali qui nous emmène plus de deux millénaires en arrière, autour de la question de la colonisation grecque en Méditerranée. L’auteur s’interroge sur les acteurs des fondations de nouvelles cités entre pouvoirs civiques et initiatives privées, mêlés dans une réalité politique, sociale et spatiale complexe mise en lumière par le croisement des sources textuelles traditionnelles et des fouilles archéologiques récentes. Comment ne pas songer à ces réflexions sur les acteurs de la cité en train de se faire lorsque l’on lit, ensuite, l’étude proposée par Yohann Lossouarn ? Il nous fait pourtant voyager à des milliers d’années et de kilomètres de la Méditerranée grecque, jusque dans le São Paulo du début du XXe siècle. L’auteur nous donne à voir la marge d’action de la population noire issue de l’esclavage dans un processus de métropolisation dont les élites européennes voudraient être les seuls acteurs. Pour ce faire, de nouvelles méthodes et de nouvelles sources sont, là aussi, mobilisées, telles que les paysages urbains, les pratiques sportives, la samba, l’alimentation ou la musique. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, Claire Milon s’intéresse à d’autres acteurs, ou plutôt actrices : les féministes allemandes. Par une relecture de quatre revues, l’autrice met en lumière l’effervescence intellectuelle et politique du féminisme de gauche au début des années 1920, à contre-courant de l’historiographie traditionnelle qui le considère en perte d’importance après l’obtention du droit de vote des femmes en 1918.

Trois autres articles proposent une approche des acteurs de l’histoire à travers diverses trajectoires individuelles. En pleine Renaissance, Tassanee Alleau décortique un herbier du médecin et botaniste bavarois Leonhart Fuchs, et montre comment les connaissances qui y sont formalisées se fondent sur les autorités savantes et religieuses du temps, mais mêlent aussi des savoirs et pratiques populaires qui sont ainsi promus. L’œuvre, écrite en vernaculaire et richement illustrée, contribue par ailleurs à rendre accessible cette littérature savante à un plus large public. Margaux Prugnier s’intéresse quant à elle à la littérature de cour en Lorraine au XVIIIe siècle, à travers la figure de François Antoine Devaux dit « Panpan ». L’autrice montre comment il a su construire un dense tissu de relations et une image ambivalente de lui-même qui lui permettait d’être à la fois un courtisan proche du pouvoir lorrain et un homme de lettres reconnu, posant ainsi « les jalons d’une réussite sociale par les lettres ». Manon Bertaux nous propose enfin une réflexion autour de la musique du XIXe siècle, à travers l’influence de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 chez le compositeur français Camille Saint-Saëns. Si le conflit laisse une empreinte profonde dans son œuvre, cette dernière contribue en retour à cristalliser le souvenir amer de la défaite dans la France de la fin du XIXe siècle.

Nous remercions chaleureusement l’ensemble des auteurs et autrices pour ces articles aussi passionnants qu’inspirants. Au-delà de leur intérêt historiographique, la lumière faite sur ces divers acteurs de l’histoire invite encore une fois à ne pas céder à la simplification et à la passivité (ou à son illusion), en pensant toute société comme le résultat des individus et des groupes sociaux qui la composent et qui y agissent à différents degrés.

Le comité de rédaction de Circé. Histoire, Savoirs, Sociétés

 

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