Vie et mort d’un dépôt d’archives. Les archives « de la Bastille » dans les années 1780

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Marie-Elisabeth Jacquet

 


Résumé : Les archives constituées par la police d’Ancien Régime dans la prison de la Bastille connaissent de profondes transformations dans les années 1780. Au cœur des préoccupations d’une Lieutenance soucieuse d’une administration « éclairée » de la ville, ce corpus documentaire y fait en effet dans le même temps l’objet d’une attention nouvelle de la part du secrétariat d’Etat à la Maison du roi. Dans une forme de concurrence mémorielle, cet ensemble de papiers accumulés depuis 1716 entre les murs de la prison bénéficie alors d’une nouvelle politique de conservation, passant par la construction d’une salle d’archives. De ce changement matériel découle la mise en évidence d’un point de bascule dans l’usage d’un corpus retraçant autant l’activité policière dans la capitale parisienne qu’un pan de la justice royale alors fortement contestée.

Mots-clés : archives, mémoire, police, Paris, Bastille.


Marie-Elisabeth Jacquet est chargée de recherches documentaires à la Bibliothèque de l’Arsenal (2020-2024). Elle travaille sous la direction de Vincent Milliot (IDHE.S Paris 8) à la préparation d’une thèse consacrée aux papiers de la police d’Ancien Régime, essentiellement à partir du fonds Bastille de la Bibliothèque de l’Arsenal. De part et d’autre de la coupure révolutionnaire, il s’agit d’étudier un corpus qui fut successivement mémoire vive d’une institution de régulation de la vie urbaine puis matériau premier d’une légende noire de la police. Les usages professionnels et politiques des archives au XVIIIe siècle se trouvent ainsi au cœur de ce travail en cours.


Introduction

J’ai l’honneur de vous prévenir Monsieur que M. Le comte de Oelz se propose d’aller demain mardy à la Bastille vers onze heures du matin. Je ferai mon possible pour m’y trouver avant son arrivée. Mais dans le cas où je ne pourrais m’y rendre avant ce prince, je vous prie de le conduire dans la chambre du conseil, la salle des archives, une ou deux chambres de prisonniers et dans les autres endroits qu’il pourra voir sans inconvénient, en observant d’éviter qu’il puisse apercevoir aucun des prisonniers.[1]

Ainsi s’ouvrent les directives adressées le 27 septembre 1782 par le Lieutenant général de police Jean-Charles-Pierre Lenoir à Bernard-René Jourdan de Launay, gouverneur de la Bastille[2]. Sur ce même courrier, une apostille précise ultérieurement qu’il a été « rendu compte le 28 7bre au ministre de la visite de M. le comte de Oels, qui est le prince henry, frère du roy de Prusse ». A la lecture de cette courte missive administrative, la Bastille apparait comme bien plus qu’un lieu d’enfermement dont l’ombre massive et menaçante couvre le faubourg Saint-Antoine et effraie les Parisiens[3]. La prison s’y fait au contraire relativement ouverte et accessible, lieu d’exposition de la monarchie et de ses dispositifs de pouvoir pour un émissaire étranger[4]. Elle semble enserrée dans un système de gouvernement dépassant la seule échelle du pénitentiaire et du carcéral, la visite de ce prince étranger impliquant certes le gouverneur de la forteresse, mais aussi le Lieutenant général de police et surtout le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Amelot, qui dès le lendemain se fait raconter cette visite au parfum politique et diplomatique.

Dans le parcours proposé par Lenoir pour la venue de celui qui n’est donc rien moins que le frère de Frédéric le Grand, la mention d’une « salle d’archives » a de quoi surprendre. La Bastille, un lieu d’archives ? Si les historiens connaissent bien le fonds identifié aujourd’hui sous son nom à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, s’ils et elles l’ont exploité de façon pionnière pour faire une histoire « par en bas » du peuple de Paris au XVIIIe siècle[5], peu se sont intéressés aux conditions historiques de naissance de ces traces du passé, entre les murs d’une prison. On propose donc ici de revenir sur les circonstances concrètes de leur conservation, sur leur classement, et plus encore sur leur fonction mémorielle préexistante à leur utilisation par la recherche historique contemporaine, avec l’idée que les archives dites « de la Bastille » ont une histoire, tant matérielle que sociale et politique[6]. En prenant, en somme, le tournant archivistique proposé par les sciences humaines depuis une dizaine d’années, cette contribution tente de « problématiser les archives »[7] déposées la Bastille, en évitant d’en faire un donné immuablement fixé par leur institution productrice, ou d’y voir l’expression d’une bureaucratisation policière achevée. Au contraire, l’attention portée à leur trajectoire dans les années 1780 souligne, par une étude de cas, la complexité de leur inscription dans un ensemble institutionnel plus ample que la seule Lieutenance.

De ce point de vue, l’histoire du dépôt durant cette décennie révèle toute l’instabilité de cette supposée « forteresse de papier »[8], même après plus d’un demi-siècle d’existence. Créées en 1716 par ordonnance royale d’un Régent intéressé aux savoir-faire administratifs, mises en service début 1717, les archives conservées à la Bastille connaissent au cours de cette décennie de profondes transformations[9]. Transformations au sens propre, puisqu’une campagne de travaux et de réorganisation du fonds se déploie entre 1782 et 1788 ; elle aboutit à la création de « nouvelles archives », stockées dans une galerie dédiée. Transformations au sens large, puisque ce dépôt fait dans le même temps l’objet d’un réinvestissement et d’un regain d’intérêt de la part du secrétariat à la Maison du roi ; ce dernier en avait jusqu’ici laissé l’administration pleine et entière à la Lieutenance générale de police de Paris, théoriquement placée sous sa tutelle. Depuis la lieutenance du marquis d’Argenson[10], la police parisienne d’Ancien Régime accumulait, à la Bastille, ses « technologies de papiers »[11] -registres, répertoires, carnets-, outils d’une mémoire écrite de l’action policière et de ceux et celles qu’elle vise. Entre les murs de la prison viennent donc s’archiver, pendant des décennies, correspondance, notes et instruments de travail des hommes travaillant à la Lieutenance, aux côtés des dossiers de prisonniers et documents nécessaires à l’administration de la prison. A cet égard, parler d’archives « de la Bastille » s’avère partiellement trompeur. Comprenant également les archives de la police de Paris, rouage primordial de la machine du gouvernement (quel roi peut se passer de l’ordre dans sa capitale ?), ce fonds revêt en effet une portée plus vaste et s’élève alors « en pratique au rang des archives centrales de la monarchie »[12]. D’où cet emplacement de choix, et la visite du comte d’Oels à cette « salle d’archives », un jour de septembre 1782.

Partant donc du constat que ces archives qui ne sont pas tant de que dans la Bastille, c’est l’histoire d’un lieu de mémoire -au sens propre- sédimenté tout au long du XVIIIe siècle qu’il faut en premier lieu interroger, au long de dix années de changements constants[13]. Dans le détail, quelle est la part du fonctionnement policier, carcéral, mémoriel, dans ce lieu-collection ? Et en quoi cette hybridité, caractéristique des lieux de dépôt au XVIIIe siècle[14] intervient-elle dans l’offensive institutionnelle menée à la Bastille par la Maison du roi dans ces années 1780 ?

En parcourant la trajectoire de ce fonds pendant la cruciale décennie 1780, on en vient à penser que la spectaculaire dispersion des archives conservées à la Bastille par les révolutionnaires le 14 juillet 1789 a finalement fait écran à la mort programmée et en somme déjà advenue du fonds de la Lieutenance générale de police.

Les archives dans la Bastille, préoccupation personnelle d’un Lieutenant général sous pression

Discret débouché de l’activité policière dans la capitale depuis leur création sous la Régence, les archives policières conservées à la Bastille n’en constituent pas moins une mémoire disponible pour l’administration de la ville et la connaissance de ses habitants[15]. Reposant par définition sur l’accumulation de documents au long des années, ces dernières confrontent la Lieutenance au défi logistique de leur inscription dans le temps après plusieurs décennies d’existence : comment poursuivre une mise en archives durable de la police dans un lieu de stockage quasi-improvisé ? Attaché à l’écrit comme gage de formalisation des procédures et de professionnalisme de ses agents, le Lieutenant général Lenoir se fait bientôt homme de la situation.

L’archivage comme régulateur de la crise de croissance de la bureaucratie policière

Au tournant de la décennie 1780, il devient évident pour les acteurs de la police parisienne d’Ancien Régime que se produit en son sein une forme d’emballement bureaucratique, une crue de papiers nuisible à sa propre efficacité. Si policer Paris au siècle des Lumières consiste en des actions de terrain (règlements de conflits, enquêtes, mais aussi administration urbaine au sens large), le travail de bureau qui l’accompagne pour formaliser ces procédures et en garder mémoire forme également une part importante de la mission de la Lieutenance. Mais au fil des années, cette production écrite policière prend une ampleur et des proportions hors de portée pour cette administration dotée de peu de moyens humains[16].

Le Lieutenant général Lenoir souligne l’ampleur du défi dans ses mémoires écrits en exil après la Révolution :

Plus la quantité de papier devenait considérable, plus il convenait qu’ils fussent tenus en ordre. Tous les papiers n’étaient pas de nature à être enregistrés ; il importait que l’indication de ceux qui devaient être conservés en rendît la recherche facile. J’ai chargé spécialement un commis du bureau de dresser à l’aide des chefs de département des répertoires au moyen desquels on a inventorié les pièces à conserver.[17]

Prenant le problème à bras le corps, le chef de la police parisienne (1774-1775, puis 1776-1785) a donc cherché dans l’exercice de ses fonctions à canaliser un « considérable » flux documentaire. Dépêchant un commis de son propre bureau, il conçoit et organise un travail d’inventaire, de sélection, et d’indexation préalable à la conservation des documents produits dans les départements spécialisés de la police mis en place au mitan du siècle par ses prédécesseurs Berryer (1747-1757) et Sartine (1757-1774). Les « répertoires » qui en résultent auraient constitué, s’ils n’avaient été perdus, de précieux indicateurs de ce qu’il importait à la police de thésauriser. Quoiqu’il en soit, on peut relever que la logique n’est pas à la conservation systématique, mais à l’économie. Lenoir s’inscrit ainsi dans la continuité de la politique d’Antoine de Sartine qui envoyait en 1765 une directive aux commissaires sur la tenue de leurs actes administratifs. Le principe était le même : adopter des usages plus parcimonieux et réfléchis de la production de papier, avec en l’occurrence l’adoption d’un formulaire pour rendre compte des déclarations de vol, au lieu d’une déclaration rédigée à l’appui d’un procès-verbal. Sartine en proposait lui-même la structure[18], tout comme Lenoir conçoit de son propre chef le travail préparatoire à l’archivage.

Les initiatives et orientations de ces deux magistrats à l’égard des pratiques de l’écrit policier convergent ainsi dans leur souci d’un usage raisonné et contenu de cette production documentaire professionnelle et administrative. Pour l’un comme pour l’autre, tout l’enjeu réside dans le circuit de remontée des informations vers le bureau central de la Lieutenance, équivalent d’un « cabinet » du « ministre de Paris », comme on désigne parfois le Lieutenant. Ce dernier doit n’en recevoir, semble-t-il, ni trop…ni trop peu ; les restrictions requises en cette fin de siècle ne doivent pas supprimer les efforts entrepris depuis la magistrature Berryer pour mettre en forme et codifier l’agir policier. Ainsi, tout comme Sartine requérait une gestion en amont des informations envoyées par les commissaires vers son bureau, Lenoir, sur le même schéma, calque la collecte des archives policières à ce circuit de remontée des informations, organisant le processus de versement depuis les bureaux. Au sommet de la pyramide informationnelle architecturée par la hiérarchie policière[19], le Lieutenant général Lenoir voit ainsi converger vers lui depuis ses services l’information « chaude », problèmes et affaires en cours traités par ses agents, et l’information « froide », passée, conclue, d’anciens dossiers.

Les archives au secours d’une police éclairée

Si cette centralisation de l’information semble efficace et pertinente pour administrer quotidiennement les affaires parisiennes, comment comprendre a contrario l’intérêt personnel d’un personnage de premier plan de la monarchie pour cette question si peu directement opérationnelle que celle des archives ? Pourquoi, en ce XVIIIe siècle finissant, penser l’archivage policier ? Figure type du « policier des Lumières »[20], féru de sciences et d’expériences à mettre au service de la cité, Lenoir possède probablement une certaine appétence pour la « logistique des savoirs »[21], soit l’action organisatrice, catégorisante et enregistreuse, permettant d’embrasser des connaissances en nombre croissant. Mais il ne serait pas tout à fait exact de considérer l’intérêt de Lenoir pour l’art classificatoire de l’archivistique comme une pure et simple importation dans sa pratique professionnelle d’une marotte scientifique personnelle. Ses écrits en témoignent : le souci de conservation des papiers de la police n’est pas tant pour lui l’expression d’un « goût de l’archive »[22] qu’un réel besoin institutionnel pour une Lieutenance en crise.

Les années d’exercice de la charge de Lieutenant général de police de Lenoir correspondent en effet à une période de profonde remise en cause de cette administration à peine centenaire. Les réformes de Turgot, ouvrant le marché des grains à la concurrence (1774-1776) et prévoyant la suppression des corporations de métier (1776), malmènent la police parisienne dans sa dimension régulatrice de l’ordre urbain et dans sa mission de garante des cadres sociaux de la monarchie[23]. Ses domaines d’intervention se contractent. Sur la question des grains par exemple, plus question de réguler en amont l’approvisionnement des marchés parisiens pour éviter mouvement de foule et mécontentement au moment de la vente. Face à la libéralisation des transactions, ne lui reste que le rétablissement de l’ordre en aval si les ventes dégénèrent, en bref, le seul recours à la force. Lenoir fait personnellement les frais de ces nouvelles orientations : en porte-à-faux avec cette politique qu’il désavoue mais doit mettre en œuvre[24], il est rapidement démis de ses fonctions en février 1775, remplacé pendant quelques mois par Albert avant son rappel en 1776, année de fermeture de cette parenthèse libérale. Or, si pour Lenoir les archives de police ont quelque importance, c’est qu’elles ont un rôle à jouer dans la restauration du lien alors durablement abîmé entre les habitants de la capitale et la Lieutenance parisienne[25]. Ces dossiers « froids » versés à la Bastille sont autant de preuves du paternalisme, de la prévention, du professionnalisme avec lequel les agents de la police agissent au « service du public » parisien. Le recours à l’écrit, conservé aux archives, est conçu à lui seul comme une garantie contre l’arbitraire et les formes autoritaires de police, que les années Turgot avaient encouragés[26]. Sous la plume de Lenoir dans ses Mémoires, les compétences écrites des agents de la police sont en somme un rempart contre les abus que rendent possible la fréquence des procédures administratives. Leur caractère potentiellement arbitraire se voit -en théorie- désamorcé par une codification des procédures qu’il importe dès lors de protéger au dépôt.

Améliorer un dépôt gagné par l’improvisation

Les marques d’intérêt pour ce chaînon discret de la grande machine policière peuvent être trouvées, sur un plan plus concret, dans diverses commandes réalisées au tournant de la décennie 1780. Plusieurs reçus comptables permettent de relever l’achat de matériel de bureau au papetier Postiens, marchand de la rue Saint-Antoine. Le premier, du 30 mars 1779, témoigne de l’achat pour 24 sols de papier réglé (quadrillé)[27] ; le second, du 20 août 1780, de l’achat de « boettes [boîtes] de grandeur extraordinaire » et d’étiquettes, pour un total de 55 livres 10 sols[28]. Ces investissements matériels soulignent bien, du reste, la spécificité des tâches du « bureau des archives ». Il s’agit d’enregistrer, mettre en tableau, consigner les pièces déposées, ce que permet le papier réglé, dont la police est friande depuis les débuts de son histoire bureaucratique sous Berryer[29]. Il faut aussi, au moyen de boites semble-t-il fabriquées sur mesure et d’étiquettes, conserver et identifier les papiers versés. L’emploi de ce matériel accompagne la transformation du papier, qui de document administratif, vestige de l’activité d’un bureau de police ou pièce de dossier d’un prisonnier, se fait monument de l’activité de la Lieutenance[30].

Dans le détail, ces deux achats coup sur coup donnent à voir un processus d’archivage où l’enregistrement prime la conservation, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Faute de conditions matérielles de conservation satisfaisantes, l’important est donc d’abord d’écrire la possession de la pièce, plus que de la préserver à tout prix d’une éventuelle dégradation. S’il est excessif de tirer des conclusions définitives sur l’esprit du travail des archivistes à partir de deux simples reçus, d’autres éléments viennent confirmer le caractère paradoxalement secondaire de la conservation des documents policiers au dépôt de la Bastille. Commençons par une lettre de Duval, premier secrétaire du Lieutenant général, mais se présentant ici sous l’étiquette de « garde des archives », fonction qu’il est le premier à assumer lors la création du dépôt en 1717[31]. Datée du 9 août 1772, elle décrit l’éparpillement des papiers de la prison et de la police dans la forteresse, mentionnant un « dépôt », mais aussi « une salle par bas du château attenant la salle du conseil », « un endroit au pied de la tour de la chapelle », et enfin « la salle qui est au-dessus des cuisines » comme lieux multiples de stockage des papiers, dans des conditions de conservation donc relativement improvisées[32]. Dans un mémoire adressé le 26 mai 1782 au roi Louis XVI, Amelot, secrétaire d’Etat à la Maison du roi, reprend ce constat et explicite les difficultés ainsi posées pour demander la construction d’une salle dédiée aux archives dans la forteresse royale de la Bastille.

Le lieu qui renferme ce dépôt important est sombre, humide, et dans une forme tellement incommode que l’on a peine à trouver des papiers quoiqu’indiqués par des registres et répertoires tenues aves la plus grande exactitude.[33]

De fait, l’architecture carcérale de la Bastille, fragmentée par huit tours, ne permet pas la centralisation nécessaire pour constituer une série de magasins véritablement continus, et encore moins une salle d’archives. A lire les archives de ces archivistes, pas moins de sept lieux de dépôt des documents sont dénombrables dans le bâtiment au début des années 1780. Comme le souligne Amelot, le travail d’enregistrement des pièces est alors vidé de sa substance par cette « course à l’espace »[34] qui ne permet pas de bonnes conditions de conservation. Le commissaire Chenon en fait le constat peu ragoûtant en 1783 : des documents stockés « dans le magazin » et « dans le cabinet derrière la chambre du conseil », « dans un autre cabinet qui est attenant la chambre qui est au dessus de la cuisine », ainsi que « dans un réduit sous l’escalier du trésor », « la majeure partie est ou rongée de vers ou pourrie d’humidité »…[35]

Cette conservation interstitielle et au fil de l’eau dans un bâtiment qui reste avant tout une forteresse devient donc un véritable problème en cette fin de siècle, alors que s’accumulent une masse toujours plus importante de documents issus de plusieurs décennies d’activités de la police et de la prison. Pour éviter le stockage à même le sol, des étagères sont commandées au menuisier Wattines en 1780[36]. Ce dernier est de nouveau sollicité en 1781 par Boucher, garde des archives, pour remplacer une commode (meuble domestique) par « deux corps de tablettes pareilles aux deux qu’il a déjà placés dans l’embrasure des deux croisées » du dépôt[37].

Ces quelques mouvements à la marge sous une Lieutenance sensible à la codification des procédures et au recours à l’écrit souligne l’actualité (voire le renforcement) de l’intégration d’un dispositif d’archives aux rouages de l’« admirable police » parisienne[38].

1782-1783 : les transformations d’un lieu d’archives

Au dépôt des archives à la Bastille en 1779-1780, l’heure est donc à l’amélioration d’un dispositif de plus en plus sollicité par l’atrophie bureaucratique de la Lieutenance, au moment-même où les exigences de mise à l’écrit de l’action policière se font plus pressantes. Quelques années plus tard, une impulsion nouvelle est donnée au développement de ce lieu de mémoire professionnelle. En réponse à cette crise de croissance des archives, où l’inflation documentaire constante rend d’autant plus criant le manque de place structurel, les cordons de la bourse royale viennent à se desserrer, et donnent naissance à un édifice d’un genre nouveau : une galerie d’archives.

Un volontarisme inédit : le projet Amelot

On a déjà évoqué plus haut le mémoire adressé par Amelot à Louis XVI, le 26 mai 1782[39]. Par ce court texte, le secrétaire d’Etat à la Maison du roi requiert du souverain les fonds nécessaires à l’élévation d’un « bâtiment en forme de galerie », soit 12 000 livres. Justifiant la dépense, l’importance du dépôt de la Bastille est opportunément mise en avant, sur la base de deux arguments majeurs. D’abord, l’histoire :

Depuis 1660, même avant la création d’un Lieutenant de Police, on a renfermé avec grand soin les pièces et papiers relatifs à toutes les personnes conduites et détenues à la Bastille en vertu des ordres du roy.

La collection en est immense et précieuse et le soin de veiller à sa conservation a paru de telle conséquence que l’on a préposé deux gardes des archives qui en sont spécialement chargés.[40]

Ensuite, les chiffres. Le mémoire d’Amelot estime à 4000 les dossiers de prisonniers conservés à la Bastille, contenus dans 400 « volumineux » cartons[41]. Cette quantification des fonds, conjuguée à leur ancienneté, renvoie au souverain l’image d’une mémoire de sa justice et de sa protection envers ses sujets – à laquelle répond l’enfermement des estimés déviants. Au dépôt « sombre, humide, et […] incommode » de la Bastille[42], c’est donc tout un pan de la mémoire de monarchie, conséquente et sédimentée à travers les règnes, qui semble en péril. L’imminence du danger de sa destruction rend pour le secrétaire d’Etat « aussi nécessaire qu’essentiel d’employer le moyen capable de mieux tenir en ordre les papiers de la Bastille »[43]. Mais sous la plume d’Amelot, où alors est la police ? La présence de ses papiers archivés n’est pas mentionnée, mais le rappel de « la création d’un Lieutenant de police » (en 1667) et de la présence de « deux gardes des archives » suffit à suggérer le contexte de gestion du dépôt, compétence policière depuis le décret royal autorisant sa création en 1716. Posant l’enjeu historique et mémoriel des travaux demandés, Amelot fait mouche et obtient l’ampliation royale pour la somme requise. L’affaire est entendue, et s’avère financièrement avantageuse pour la Lieutenance. Les travaux d’amélioration de ses archives sont en effet placés, sur proposition d’Amelot, sur les états de dépense de la forteresse, qui en paiera les mensualités pendant six ans.

Les « nouvelles archives » : dépôt et travaux

L’accord donné à la construction d’une galerie pour sauvegarder les papiers stockés, plus que conservés, à la Bastille ne tarde pas à se voir suivi d’effets. Dès le 8 juin 1782, Lenoir écrit à Launay, major de la Bastille afin qu’il presse Lefebvre, conducteur des travaux, de commencer le chantier pour « profiter de la belle saison »[44]. De fait, la construction de la galerie commence le 22 du même mois, dans des délais extrêmement rapides après l’aval de Louis XVI. En réalité, au vu des difficultés relevées dans la gestion du dépôt dès avant la lieutenance de Lenoir et les tentatives d’y remédier en 1779-1780, il est fort probable que le projet était en réflexion de longue date, n’attendant que l’accord du souverain. Amelot fait ainsi allusion dans son mémoire aux « gens de l’art consultés », témoignant du travail préparatoire réalisé, certainement afin de comparer plans et devis[45]. Ces divers projets architecturaux n’ont semble-t-il pas été conservés, pas plus qu’on ne dispose d’une description complète de la galerie d’archives qui voit donc le jour en un an seulement. Un détour post-révolutionnaire par les plans dressés au moment de la démolition de la prison permet toutefois d’apprécier l’ampleur du changement apporté par cet ouvrage d’art. En comparant ces levées aux plans de la forteresse royale dressés avant 1782[46], on identifie aisément un nouvel ensemble rectangulaire, surgi dans la cour intérieure de la prison, collé au mur d’enceinte courant de la tour de la Berthaudière à la tour de la Bazinière[47]. Les discontinuités des traces au sol correspondent d’ailleurs bien à la représentation de différents arcs de galerie (au nombre de trois). En outre, l’identification de ce bâtiment dans la légende des relevés de l’architecte Cathala avec la lettre « M » le fait correspondre à un « dessous des archives ». Il se peut, comme le suggère aussi le plan de l’architecte Mathieu en coupe transversale, que ces « nouvelles archives » comme les désignent désormais les sources, aient été pour partie souterraines, optimisant là aussi les conditions de conservation[48].

S’il est difficile d’aller plus loin dans la description sur la base de représentations iconographiques de la galerie d’archives de la Bastille, un certain nombre de devis et de factures permettent de documenter son aménagement intérieur. Amelot est plus elliptique sur ce point dans son projet, même s’il est relativement précis sur la question du classement des documents accueillis. Se trouveront dans la galerie « des cartons contenant tous ces papiers [qui] seront rangés par ordre de dattes de manière qu’il sera pourvu à la conservation de toutes les pièces tant anciennes que nouvelles, et que la recherche et vérification en deviendront plus faciles ». Dans l’« Etat des mémoires pour les ouvrages de différentes natures, faits pour l’établissement de la salle des archives du château royal de la Bastille », on relève ainsi la commande de 819 cartons (soit le double du nombre présenté par Amelot) « dont 11 plus grands, le tout numéroté ». S’ajoutent une « échelle de bibliothèque pour atteindre les cartons », un « tapis de drap vert » et six chaises paillées. Le commissaire Chenon, spécialisé dans la charge de la Bastille, venant organiser l’installation des documents dans la nouvelle salle en juin 1783, évoque quant à lui des « tablettes », et mentionne la présence d’une « antichambre »[49]. La liste de ces fournitures compose donc enfin un véritable espace de travail dédié à la gestion du papier, dans un esprit de discrétion, à en juger par la forme étroite des fenêtres réalisées[50] (des jalousies) et le montant du devis en serrurerie (pas moins de 800 livres).

N’est-ce donc alors que cela, la salle d’archives idéale à la fin du XVIIIe siècle ? Si les éléments dont nous disposons sur l’intérieur de la galerie font état d’un dispositif plutôt sobre et chiche[51], sans recherche de prestige, l’existence d’un bâtiment dédié au classement et à la conservation de papiers administratifs hors d’usage est en soi assez exceptionnelle[52]. Le vocable de « nouvelles archives » adopté dès la fin des travaux à l’été 1783 dans toute la correspondance de la Lieutenance signifie l’ampleur de ce saut qualitatif sans équivalent dans l’histoire de ce dépôt, centralisant les informations issues des activités de police dans la capitale.

Nouvelles archives, nouveaux archivistes ?

Au-delà des seuls travaux, les transformations matérielles et architecturales engagées à la Bastille en 1782-1783 se prolongent dans une nouvelle organisation du travail au dépôt. Depuis la création des archives en 1716-1717, ce dernier était confié au personnel de police. A cette date, un garde des archives et un commis sont systématiquement désignés pour travailler au fonds. Souvent par ailleurs secrétaire des bureaux centraux du Lieutenant général, le garde des archives est alors la pierre angulaire du dispositif, à la jonction entre la production documentaire des services de la Lieutenance et leur archivage. Il est l’organisateur de cette mémoire administrative, mi-opérationnelle, mi-historique qui se sédimente autour de l’institution policière de la Régence aux années de règne de Louis XVI. Avec le gouverneur de la forteresse (qui entretient une correspondance quotidienne avec la Lieutenance), ainsi qu’avec le commissaire spécialisé en charge de la prison, ils forment une unité informelle de la police, hommes de confiance du Lieutenant, pour le compte duquel ils manipulent des informations qui, bien que passées, restent sensibles. La conservation à la Bastille de dossiers de prisonniers, livres interdits, registres d’anciens inspecteurs, correspondance d’agents de la Lieutenance signifie assez leur inclusion, au-delà des ans, dans la sphère du secret du gouvernement dont ces agents sont les discrets manutentionnaires[53].

C’est d’ailleurs l’un des piliers du dispositif, le commissaire Chenon, qui se voit chargé du grand chantier documentaire consécutif à l’achèvement de la galerie[54]. Ce « travail exceptionnel », réalisé de juillet à août 1783, atteste du fait que la Lieutenance garde les coudées franches dans l’organisation du dépôt immédiatement après les travaux[55]. La mission de Chenon, commissaire chevronné, chargé « département » de la Bastille en 1774, syndic de la compagnie des commissaires pendant neuf années consécutives, consiste, en habitué des lieux et homme de confiance du Lieutenant général, à rassembler les fonds dispersés dans la forteresse, à trier et éliminer les plus dégradés, bref à mettre en place les « nouvelles archives », avec l’aide du commis Vilgruy[56]. L’été 1783 consacre donc la mise en place d’archives policières (affaires et papiers de police tombés en relative désuétude) et carcérales (dossiers de prisonniers et administration de la prison). Dans et par cette galerie, la Bastille devient plus qu’un simple dépôt ; c’est désormais à la fois une collection de documents, un lieu défini, une sous-branche de l’institution policière parisienne, soit des archives au sens moderne du terme[57]. Si une inauguration n’est évidemment pas envisageable, le nouvel espace est présenté à Amelot le 18 février 1783[58], puis au secrétaire de police et garde des archives Martin et à un commis du dépôt du Louvre par Lenoir[59], qui peut se targuer d’avoir à sa main du lieu dédié à l’archivage de son administration.

Mais à compter du 2 juin 1784, les choses se gâtent ; le monopole policier sur les archives conservées à la Bastille se fissure. Par un ordre de Breteuil, nouveau secrétaire d’Etat à la Maison du roi depuis octobre 1783, un commis supplémentaire est dépêché au dépôt. Nommé Bouin, il est reçu à la Bastille par le Lieutenant général en personne[60]. Les tâches qui lui ont été confiées concurrencent pourtant directement le travail des gardes des archives issus des rangs de la police[61]. Que dire en effet à Chenon et Martin lorsque le nouveau venu se voit assigner la tâche de « mettre en ordre les papiers des archives de la Bastille » ? L’arrivée en sus d’un certain Mariage ne fait que renforcer cette présence nouvelle de la Maison du roi dans les archives et la prison[62]. La correspondance quotidienne envoyée par Launay permet du reste de déceler une certaine méfiance à l’égard de Bouin et Mariage, puisque leurs entrées et sorties sont consignées dans le journalier de la Bastille, malgré le laisser-passer qui leur a été donné à leur arrivée. En dépit d’un travail quasi-quotidien aux archives jusqu’en décembre 1788, ils restent comme étrangers à l’administration de la prison, là où jamais, par le passé, les allées et venues de policiers ou commis de la police au dépôt n’avaient été notés si scrupuleusement. Cet enregistrement systématique permet par ailleurs de collecter quelques données sur le rythme de travail de ce tandem parachuté. Se répartissant la journée (Bouin oeuvrant plutôt le matin, Mariage l’après-midi, cumulant à eux deux « jusqu’à 9h » de travail), ils font montre d’une certaine assiduité qui leur vaut parfois d’être qualifiés d’ « employés aux archives »[63]. Leurs tâches, qui demeurent mal définies hors des attributions classiques d’un archiviste (trier, classer, enregistrer, conserver), semblent par ailleurs justifier un salaire relativement élevé, de l’ordre de 250 livres tournois mensuelles pour Bouin et 100 pour Mariage[64]. La hauteur de leur rémunération, comparée celle d’un policier (124 livres tournois pour Chenon, au titre de commissaire chargé de la Bastille), la date de fin de leur mission, qui correspond à celle du départ de Breteuil (à l’hiver 1788), leur positionnement institutionnel enfin, semblent concourir à en faire des hommes de main du secrétaire de la Maison du roi, l’aidant par leur présence et leurs travaux à reprendre l’ascendant sur le dépôt, au détriment d’une Lieutenance de plus en plus effacée. La marginalisation progressive de l’ancienne organisation de la gestion des fonds de la Bastille (gouverneur, commissaire, garde des archives) se traduit ainsi par l’aveu d’échec de Launay, qui, en octobre 1787, écrit au Lieutenant général de Crosne que

n’étant venu personne travailler aux archives aujourd’hui, je n’ai pu vous faire passer le dossier sur le sieur Rivière parce que je ne connais point leur arrangement[65].

Là où la communication de dossiers à la Lieutenance n’avait auparavant jamais été une difficulté, l’incapacité du gouverneur de la Bastille à se repérer dans les archives stockées dans la forteresse en dit long sur les changements à l’œuvre. Les années d’exercice de Breteuil sont donc celles d’une déprise de la police parisienne sur ses propres archives, alors que la construction de la galerie impulsée par Amelot lui fournissait enfin les moyens d’y mener un réel travail d’archivage. Comment dès lors, s’expliquer un tel rendez-vous manqué ?

D’une mémoire policière aux débats judiciaires : le dépôt réorienté (1783-1789)

Paradoxalement, tout dans la transformation radicale et heureuse du dépôt de la Bastille de 1782-1783 ne joue donc pas, à moyen terme, en faveur de la police d’Ancien Régime. Financièrement gagnante de ces travaux qui ne lui ont rien coûté -bien qu’ils intéressent directement ses activités bureaucratiques-, la Lieutenance voit son monopole de gestion des documents à la Bastille remis en cause par un offensif retour aux affaires du secrétariat à la Maison du roi dès 1783. Sur fond de débats sur la justice du souverain, de remise en cause du secret du gouvernement et de tensions avec le Parlement, les archives stockées dans la Bastille se voient petit à petit vidées de leur substance policière.

Le programme de Breteuil

L’arrivée de Bouin et Mariage à la Bastille à partir de l’été 1784 n’est pas un épiphénomène dans l’histoire du dépôt d’archives. Elle s’ajoute à toute une série de mesures prises par le secrétaire d’Etat à la Maison du roi Breteuil destinée à marquer le retour de son ministère dans les affaires de la prison[66]. Dans la correspondance échangée entre le gouverneur de la Bastille et le Lieutenant général de police, il se fait acteur de ces archives comme jamais aucun de ses prédécesseurs ne semble l’avoir été. Si par exemple Amelot écrivait le 16 mai 1782 au chef de la police parisienne pour obtenir, pour son ami le major Chevalier, un « pied carré » dans le dépôt de la Bastille afin d’y conserver les papiers familiaux du vieil homme[67], son successeur Breteuil renverse complètement le circuit de commandement, décidant de la forme du dépôt et imposant son propre rythme à la police.

Le ministre est ainsi à la manœuvre dans le déménagement d’une partie des papiers présents dans la forteresse à la Bibliothèque royale[68]. C’est lui encore qui provoque en 1785 le versement des dossiers des années 1768-1775 restés à la Lieutenance au moment de la succession de Lenoir, que remplace Louis Thiroux de Crosne[69]. C’est lui toujours qui met fin aux éventuels versements ultérieurs depuis les bureaux de police[70] ; la mémoire policière à la Bastille s’arrêtera donc en 1775. En revanche, la documentation plus strictement carcérale se voit renflouée par le versement des archives de Vincennes au côté des dossiers des embastillés en 1784[71]. Dans la foulée de la réforme hospitalière engagée par Necker, occasionnant la disparition d’un certain nombre de lieux d’enfermements[72] -et par là le versement de leurs papiers -, les archives de la Bastille voient leur dimension carcérale réaffirmée, là où leur composante policière, non réactualisée, se fait proportionnellement plus mince. Dès lors, si les dossiers de prisonniers de la Bastille se comprenaient auparavant en regard d’une activité policière de connaissance administrative des individus, ces mêmes dossiers, additionnés à ceux de Bicêtre forment un vivier pour penser et dire la justice du roi à travers les âges, loin des considérations utilitaires et logistiques des bureaux de police.

Des archives plastiques : répondre à la crise de la justice royale

En somme, on assisterait donc après les travaux entrepris à la Bastille à une réorientation et un changement de portée de ce dépôt d’archives, conçu comme un conservatoire de la justice royale. De ce point de vue, le droit de regard donné par le financement de la galerie par les deniers royaux s’avère à terme funeste pour la Lieutenance, qui n’est plus seule maître à bord. Désormais, c’est son secrétariat de tutelle, la Maison du roi, qui fait usage du lieu. Certes, les sources présentes entre les murs de la galerie n’ont pas changé. Mais là où la police parisienne voyait la somme des savoirs accumulés sur des générations d’affaires et de cibles potentielles, on pouvait aussi (et le mémoire d’Amelot de 1782 le suggérait d’ailleurs déjà) trouver des réponses au débat constant visant la justice du souverain. Les archives déposées à la Bastille forment aussi, du point de vue de la monarchie, un réservoir de preuves et d’exemples de l’administration d’une justice paternelle et non arbitraire, et ce par-delà les règnes. S’y concentre en effet la documentation qui focalise les critiques : les « ordres du roi » (ou lettres de cachet), procédure d’arrestation administrative régulièrement décriée tant par les pamphlétaires que par les grands commis de l’Etat. Engagée dans une décrue de l’octroi de ces ordres, le secrétariat d’Etat à la Maison du roi fait ainsi main basse sur tout un pan d’histoire de la justice royale en travaillant sur ces archives, tandis que les attaques de l’opinion publique se font toujours plus pressantes[73]. Cette collection de procédures intéresse même au plus haut sommet de l’Etat, dans un esprit de réforme : l’ancien directeur de la Librairie Malesherbes emprunte ainsi les registres d’ordres du roi dressés en son temps par le major Chevalier[74]. Quelques années plus tard, il apporte sa pierre au débat sur la réforme judicaire via un mémoire sur cette modalité décriée de la justice royale[75].

Rejoignant cette dimension historique du travail sur les archives de la prison, on trouve parallèlement une collection des notes sur les prisonniers, non datées et non signées ; soit la preuve d’une mise en écriture à partir des dossiers constitués et conservés à la Bastille. Parmi elles, un fascicule de plus de 200 pages livre une « histoire de l’affaire des poisons » écrite entre les murs de la prison, peut-être par Bouin et Mariage[76]. Quels qu’en soient leurs auteurs, ces documents attestent d’une production historique endogène au dépôt, attestant du bien-fondé de l’exercice de la justice du roi. Cette production constitue un véritable vivier (constitué ad hoc ?) pour la défense de la justice royale[77]. Notons par ailleurs que la justice parlementaire semble fourbir de son côté les mêmes armes[78]. Le puissant et turbulent Parlement de Paris est en effet également engagé, dans cette décennie 1780, dans un travail de fonds sur ses archives. La compilation d’un inventaire des procédures criminelles par ses archivistes n’est pas sans rappeler le souci constant de classification et d’enregistrement qui se manifeste à la Bastille. Bien que les prisonniers y soient de moins en moins nombreux, l’enregistrement des ordres du roi (émetteur, date d’émission) se poursuit en outre avec zèle jusqu’en 1789[79].

De toute évidence, le travail sur archives dans un moment de profonds remous politiques tel que la décennie 1780 vient mobiliser le pouvoir de légitimation de la collection constituée, amassée au fil des ans. Posséder des archives, n’est-ce pas déjà être une institution forte, car inscrite dans le temps long du pouvoir ? En travaillant ses archives, une institution s’écrit, se définit et se donne un périmètre d’action[80]. Elle se cherche et se trouve une coutume, point nodal de toute prétention au pouvoir dans la France moderne. Dans le cadre d’une crise institutionnelle profonde de la monarchie et des débats ouverts sur la justice royale, il semble qu’on puisse trouver là les raisons suffisantes au retour offensif de la Maison du roi à la Bastille sous Breteuil.

Quel avenir pour la police à la Bastille ?

Le mémorial de la police constitué à la Bastille est donc, passé 1784, sérieusement concurrencé par la nouvelle mainmise de la Maison du roi. Désormais largement minoritaires en nombre et en portée, les archives de la Lieutenance générale ne se voient en outre plus augmentées de nouveaux versements, et ne sont, au regard de la correspondance conservées, plus guère sollicitées. Replacer cette nouvelle ambition archivistique à la Bastille dans le contexte plus large d’une concurrence institutionnelle entre Maison du roi et Lieutenance ne semble pas contrevenir aux analyses de Jean-Charles-Pierre Lenoir. Ce dernier note dans ses mémoires que Breteuil aurait cherché à « faire revenir à son département des attributions qu’il prétendait avoir été usurpées par la finance et la police »[81]. Les années de Lieutenance de Lenoir ont vu en effet se diversifier les domaines d’action de la police parisienne, qui, après l’épisode critique des réformes, a souhaité se mettre toujours plus « au service du public », avec en ligne de mire l’amélioration de la vie urbaine dans la capitale[82]. Définie en 1786 par l’avocat Nicolas-Toussaint des Essarts comme la « science de gouverner les hommes et de leur faire du bien, l’art de les rendre heureux autant qu’il est possible et autant qu’ils doivent l’être pour l’intérêt général de la société », la police parisienne fait de plus en plus figure d’administration moderne et puissante, observée par les plus grandes monarchies européennes,[83] sous la bénédiction du souverain et dans une relative autonomie vis-à-vis des ministères. C’est cette ligne de partage des eaux dans la gestion de la capitale que vient interroger Breteuil, et une partie de la bataille pour cette démarcation semble alors se jouer à la Bastille[84], où les nouvelles méthodes de travail qu’il initie rendent après quelques années son propre fonds opaque à la police.

La décision de donner son terminus ad quem au fonds de la Lieutenance générale à la Bastille en 1775 a en outre cet avantage de ne pas intégrer à la mémoire de l’institution les initiatives d’un Lenoir, dont la Lieutenance n’existe pour ainsi pas au regard de cette seule documentation conservée[85]. Ce dernier voit même l’inimitié de Breteuil le poursuivre après sa sortie de fonction, puisqu’ il attribue une cabale montée contre lui à la Bibliothèque royale[86], où il oeuvre de 1784 à 1789, à un espion de Breteuil.[87]

Le contexte politique général des années 1780 incite toutefois à ne pas réduire la conduite de Breteuil à sa seule inimitié avec Lenoir, puisque ses prétentions perdurent après le départ du Lieutenant en 1785. Son successeur, Louis Thiroux de Crosne, ne semble agir aux archives que sur ordre de celui qui est bel et bien redevenu son ministre de tutelle. Les tensions qui se sont manifestées autour des archives conservées dans la Bastille témoignent ainsi d’une évolution du rapport des administrations de la monarchie à leur mémoire dans les années 1780. Or, c’est précocement, dès le début du XVIIIe siècle, que la Lieutenance s’est montrée sensible aux questions de mémoire institutionnelle. Ces dernières se sont d’abord imposées à elle pour des raisons pratiques, puis développées ensuite sur le terrain réflexif des « mémoires policiers »[88], écrits formulant une pré-histoire professionnelle de la police. La mémoire de la police parisienne d’Ancien Régime ne se fait véritablement historique qu’après la Révolution, relevant encore jusqu’en 1789 des savoirs administratifs mobilisables pour gouverner Paris. En attendant,, Breteuil a donc saisi l’occasion d’un fonds constitué par ailleurs pour commencer à construire l’histoire de la justice royale et à engager une reconquête des prérogatives jugées perdues de son ministère dans la gestion de la capitale.

Conclusion

Lorsque le 14 juillet 1789, les révolutionnaires prennent la Bastille et découvrent les archives qui y sont entreposées, le dépôt tel qu’intégré dans la grande machine policière parisienne n’existe pour ainsi dire déjà plus. Depuis la crise de croissance bureaucratique de la Lieutenance jusqu’à son utilisation pour l’affirmation institutionnelle pour la Maison du roi, la trajectoire de ce fonds voit triompher les vues d’un Breteuil qui n’y trouve plus tant une ressource pour gouverner Paris qu’une somme de savoirs historiques à thésauriser. Dans cette perspective, il n’est alors pas complètement hasardeux que la transformation matérielle du dépôt d’archives, sur le plan architectural comme archivistique, intervienne dans un moment de tensions aussi bien internes à l’appareil de gouvernement (vues de la Maison du roi sur les compétences de la Lieutenance générale de police de Paris) qu’externes, à son encontre (contestations croissantes de la justice du souverain). Se faisant plus judiciaire que policier après les travaux des années 1782-1783, l’édifice archivistique constitué à la Bastille évolue en tous cas dans le sens d’une réponse à cette mise en accusation constante de l’arbitraire royal que symbolisent les décriés ordres du roi conservés entre ses murs. Dans la foulée des travaux à la Bastille, le retour de la Maison du roi sur le devant de la scène signe ainsi un nouveau moment dans l’histoire du dépôt, consistant en une habile récupération d’archives de police, initialement sédimentées pour des raisons pratiques (mémoire professionnelle, recherche d’individus, voire jurisprudence), puis retravaillées au service de l’urgente question de la réforme judiciaire. Les regards changeants portés sur un même fond d’archives, la redéfinition de ses contours, l’évolution de ses conditions de conservation en elles-mêmes, tout porte alors à faire des archives dans la Bastille, véritable « lieu de tension » documentaire[89], un observatoire des institutions et de leur mémoire au XVIIIe siècle, et un objet d’histoire pour les historiens du XXIe.

 

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Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702.


[1] Bibliothèque nationale de France (désormais BnF). Bibliothèque de l’Arsenal (désormais BA), ms.12517, fol.18.

[2] L’année de datation est déchirée, mais la lettre est classée dans une pile de correspondance de 1782.

[3] Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt, « La « Bastille » dans l’imaginaire social de la France à la fin du XVIIIe siècle (1744-1799) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 30, n°2, 1983, p.196-234.

[4] Sur la prison comme espace paradoxal de circulations, voir Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Elisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 et Natalia Muchnick, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2019 et

[5] Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles, Paris, Gallimard, 1982.

[6] Une première histoire de ces archives a été réalisée en introduction du catalogue du fonds par son bibliothécaire Frantz Funck-Brentano : Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille, t.9, Paris, Plon, 1892. Récemment, Vincent Denis en a proposé un premier réexamen problématisé (« Quand la police a le goût de l’archive : réflexions sur les archives de la police de Paris au XVIIIe siècle», Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 183 à 203).

[7] Selon la démarche proposée par Filippo de Vivo dans son article « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2013, p. 702. Sur la notion de « tournant archivistique », voir les publications d’Olivier Poncet et Etienne Anheim, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de synthèse, n°125, 2004, Olivier Poncet, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences sociales., n°3, 2019 et Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 7 à 22.

[8] On reprend ici l’expression forgée par David Feutry, Plumes de fer et robes de papier: logiques institutionnelles et pratiques politiques du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 1715-1790, Bayonne, Institut universitaire Varenne, Collection des Thèses, n˚ 80, p. 21.

[9] Christiane Demeulenaere-Douyère et David .J. Sturdy, L’enquête du Régent 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France pré-industrielle, Turnhout, Brepols, 2008 et Laurent Lemarchand, Paris ou Versailles ? La monarchie absolue entre deux capitales (1715-1723), Paris, CHTS, 2014.

[10] Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, est nommé par le roi en 1697 pour succéder Gabriel Nicolas de la Reynie, premier lieutenant de police de Paris. Il exerce cette charge jusqu’en 1718.

[11] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs. Surabondance d’informations et technologies de papier au XVIIIe siècle », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 102, 2016, p. 107-122.

[12] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 183.

[13] On reprend ici la notion développée par Pierre Nora, dans ses Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992.

[14] Françoise Hildesheimer, , « Échec aux Archives : la difficile affirmation d’une administration. », Bibliothèque de l’école des chartes, 156-1, 1998, p. 95.

[15] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire : réflexions sur les compétences et les savoirs policiers à la fin du XVIIIe siècle, d’après les « papiers » du lieutenant général Lenoir », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 19-2, 2008, p. 53-57.

[16] Il reste difficile à ce jour d’établir précisément les effectifs du personnel de bureau de la police parisienne d’Ancien Régime. Une cinquantaine à la veille de la Révolution semble un chiffre raisonnable. Voir Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. Des guerres de religion à nos jours, Paris, Belin, 2020, p.82.

[17] BM Orléans, Ms. 1424, p. 114.

[18] AN, Y 13728. Cité par Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012, p. 205.

[19] Pour un schéma fonctionnel de la police parisienne d’Ancien Régime, se reporter à Vincent Milliot (dir.), Histoire des polices en France. (…), p. 94-95.

[20] Voir sur cette thématique le catalogue de l’exposition éponyme, La police des Lumières. Ordre et désordres dans les villes au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Archives Nationales, 2020.

[21] Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La Logistique des savoirs (…) ».

[22] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989 et Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) ».

[23] Vincent Milliot, Un policier des Lumières, suivi de Mémoires de J. C. P. Lenoir, ancien lieutenant de police de Paris, écrits en pays étrangers dans les années 1790 et suivantes, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 196. Sur la politique de Turgot, voir également Steven L. Kaplan, notamment Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime., Paris, Fayard, 1988.

[24] Il lui est par exemple interdit de poster ses hommes dans les marchés publics pour éviter l’émeute au moment de la vente des grains.

[25] Dans ses mémoires, Lenoir explique comment l’écrit garantit la bonne police. Entre autres passages, on peut considérer le suivant : « (…) C’est en opposant les rapports des commissaires et des insepcteurs les uns aux autres, et en les faisant extraordinairement vérifier, qu’on évitait des méprises et des mesures de police qu’on accusait plus ordinairement de rigueur que de fausseté. », in Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 944-945.

[26] Vincent Milliot, « L’oeil et la mémoire (…) », p. 51-73.

[27] BA, ms. 12715, fol. 88. L’usage de ce papier « réglé » (quadrillé) témoigne bien des activités de classement et d’ordonnancement qui se tiennent aux archives conservées à la Bastille.

[28] BA, ms.12715, fol.48.

[29] Le premier registre tenu sur papier réglé est débuté en 1747 par l’inspecteur Jean Poussot (BA, ms.10140).

[30] Cette transition dans la production documentaire de la police d’Ancien Régime se donne notamment à voir dans la production de notes sur des affaires passées, rédigées par les commis des archives (conservées aux Archives de la Préfecture de Police [désormais APP], AA3 à AA5).

[31] Il écrit cette description au soir de sa vie : « lorsque le garde viendra à mourir »… BA, ms.12715, fol.79-80.

[32] Le stockage des papiers à proximité d’une cuisine, et donc de feu et de fumée, est de ce point de vue particulièrement périlleux…

[33] BA, ms.12714, fol.1.

[34] Vincent Denis, « Quand la police a le goût de l’archive (…) », p. 190.

[35] BA, ms. 12715, fol.16.

[36] BA, ms. 12 715, fol.87.

[37] BA, ms. 12715, fol.63.

[38] Vincent Milliot (avec la collaboration de Justine Berlière), « L’admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2016.

[39] BA, ms. 12714, fol.1.

[40] BA, ms. 12714, fol.1.

[41] BA, ms. 12714, fol.1.

[42] BA, ms.12714, fol.1.

[43] BA, ms.12714, fol.1.

[44] BA, ms. 12715, fol 93.

[45] BA, ms. 12714, fol.1.

[46] Par exemple, BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Nicolas Chalandat (1733).

[47] BnF, département des estampes, plan de la Bastille levé par Cathala (1790).

[48] BnF, département des Estampes, plan de la Bastille levé par Mathieu (1790).

[49] BA, ms.12715, fol.16 à 21.

[50] Peut-être est-ce sinon pour protéger de la lumière ; dans la lignée de La diplomatique pratique de Camille Le Moine (1765), les publications expertes sur une première « science de l’archive » font florès dans les années 1770 : Le nouvel archiviste (1775), L’archiviste francois (1776), L’archiviste-citoyen (seconde édition en 1778) et le Traité des Archives (1779).

[51] La salle d’archives se distingue ici des bibliothèques, dont les décors recherchés en font des lieux et des objets de prestige.

[52] D’après l’inventaire des principaux dépôts d’archives des administrations centrales de la monarchie réalisé par Françoise Hildesheimer, « Echec aux archives (…) », p. 93-94, les dépôts des différentes administrations sont soit contigus aux bureaux dont ils sont issus, soit versés dans les proto-dépôts centraux du Louvre ou du couvent des Petits Pères. A notre connaissance, la construction d’une galerie dédiée telle qu’on la trouve à la Bastille n’a pas d’équivalent pour d’autres administrations.

[53] Une certaine amitié semble même lier Duval, garde des archives, Rochebrune, commissaire de la Bastille et Chevalier, major de la Bastille dans les années 1760, s’invitant mutuellement et volontiers les uns les autres à dîner : voir BA, ms. 12722, fol.44. Sur le secret du gouvernement et son acception de plus en plus réduite dans la seconde partie du XVIIIe siècle, voir Michel Senellart, « Secret et publicité dans l’art gouvernemental des XVIIème et XVIIIème siècles », Quaderni, n°52, 2003, p. 43-54.

[54] Sur le personnage de Chenon, voir Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2012.

[55] Trente-et-un jours de travail lui sont payés à 4lt quotidiennes. APP, AA8, fol.175.

[56] Amené « pour travailler aux archives » le 19 mai 1782. Lenoir en personne l’installe dans ses fonctions, pour lesquelles il cesse d’être payé en août 1785, supplanté par Bouin. BA, ms. 15199, p. 28 et p. 73.

[57]Maria-Pia Donato et Anne Saada, Pratiques d’archives à l’époque moderne (…), introduction, p. 11 : « “Archives ” est entendu ici à la fois dans les sens de collection de documents, site de conservation et institution. »

[58] BA, ms. 15199, p. 17v.

[59] BA, ms. 15199, p. 44v.

[60] BA, ms. 15199, p. 45v : « « M. Lenoir est venu à une heure trois quarts il avait donné rendés vous aux sieurs commissaires Chenon, Vilgruy et Bouyn. Il a laissé une lettre pour donner l’entrée au S. Bouyn toutes les fois qu’il se présentera pour travailler aux archives, et pour luy donner communication de tous les renseignements nécessaires ».

[61] Dans une lettre du 17 décembre 1785, Lenoir réprimande ses propres commis pour le mauvais accueil réservé à Bouin (citée par Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), p. XIV).

[62] BA, ms. 12715, fol.90.

[63]APP, AA8, fol.242.

[64] BA, ms. 12715, fol.90. A titre de comparaison, la pension du chirurgien retraité de la Bastille s’élève à 100 lt, celle du confesseur à 124, tout comme celle du commissaire Chénon. Audrey Rosania, étudiant les archivistes de la ville de Marseille dans la même séquence chronologique, observe également des émoluments annuels conséquents pour ce personnel (jusqu’à 4000 lt pour le niveau le plus élevé) : Audrey Rosania, « Le tribunal de police de Marseille au XVIIIe siècle : pratiques de bureau et expériences de terrain », thèse soutenue le 7 décembre 2019 à l’université d’Aix Marseille, p. 49.

[65] APP, AA8, fol.194.

[66] Sur l’action de Breteuil à la Maison du roi, voir René-Marie Rampelberg, Aux origines du ministère de l’Intérieur. Le ministre de la Maison du Roi (1783-1788). Baron de Breteuil., Paris, thèse de droit, 1975.

[67] BA, ms. 12715, fol.17 : « (…) il me semble que les archives sont le dépôt naturel de ces sortes de papiers mais je m’en rapporte entièrement à ce que vous jugerez convenable, mais dont je prie seulement de m’instruire en me renvoyant la lettre du S. Chevalier. ».

[68] BA, ms. 12715, fol.76 : sont mentionnées « deux malles de manuscrits, lettres, etc., concernant M. le duc de Vendosme » . Sur les archives en bibliothèques, voir Emmanuelle Chapron, « Archives en bibliothèque. Constitution et usages des “petits fonds” de la Bibliothèque royale de Paris au XVIIIe siècle », in Maria-Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, p. 137-157.

[69] BA, ms. 12517, fol.167 : de Crosne écrit à Launay le 27 décembre 1786 « Monsieur le baron de Breteuil Monsieur m’a écrit pour faire transporter à la Bastille les anciens dossiers relatifs aux prisonniers qui ont été détenus dans ce château depuis 1768 jusques et compris 1775. J’en fais faire la recherche dans mes bureaux et j’aurai l’honneur de vous les renvoyer aussitôt qu’ils seront rassemblés afin de ne retarder en rien le travail qui se fait sur ces objets aux nouvelles archives. » Voir aussi ms. 12715, fol.193 pour la réception de « plusieurs dossiers dont l’état est cy joint et qui doivent être déposés aux archives de la Bastille conformément au désir que m’en a témoigné m le baron de Breteuil ».

[70] Breteuil pousse le détail jusqu’à donner des recommandations pour l’entretien des cheminées des « nouvelles archives (BA, ms.12517, fol.86.).

[71] BA, ms. 12714, fol.5-11. Ce versement – suite et fin de transferts documentaires inaugurés en 1726, et poursuivis en 1755 et 1769-, correspond à la suppression de la prison cette même année.

[72] Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle. Formes et réformes, Seyssel, Champ Vallon, 2019.

[73] A titre d’exemple, Mémoires sur la Bastille, par M. Linguet, chez Le Francq, 1783. Sur cette procédure, voir Claude Quétel, De par le Roy. Essai sur les lettres de cachet, Toulouse, Privat, 1981 et plus récemment, Goulven Kerien, « Police et population à Paris au XVIIIe siècle : un contrôle social partagé », thèse soutenue le 11 décembre 2021 à l’université Paris 8 Vincennes- Saint Denis.

[74] Frantz Funck Brentano, Catalogue des archives de la Bastille (…), introduction.

[75] Vincent Denis, « Police et justice à travers le mémoires sur les ordres du roi de Malesherbes », in Le Nœud gordien. Police et justice : des Lumières à l’Etat libéral (1750-1850), Chêne-Bourg, Georg, 2017.

[76] APP, AA4, fol 97 à 320. Bouin et Mariage sont les plus susceptibles d’avoir eu le temps et les conditions de mener ce travail de longue haleine

[77] On en pense, en regard, aux mémoires judiciaires rédigés par les avocats pour dénoncer les erreurs et l’arbitraire de la justice royale. Voir Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997.

[78] Aurélien Peter, « Prendre la mesure de paroles insaisissables : Les faux témoins mentionnés dans les archives du Parlement de Paris (XVIIe-XVIIIe siècles) », Histoire & mesure, vol. 31, n° 2, 2016, p. 107‑140 et Julien Duval- Pélissier, « Délits, peines et mesure : les arrêts criminels du Parlement de Paris à l’aube de la Révolution française (1780-1790) », mémoire soutenu en octobre 2020 à l’université du Québec à Montréal.

[79] APP, AA3, fol.402.

[80] Juliette Deloye, « (Ré)écritures d’un ministère. Les Affaires étrangères de la monarchie d’Ancien Régime à la Restauration », thèse soutenue le 4 décembre 2020 à l’université de Strasbourg,

[81] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 870. Les relations entre la LGP et la MDR n’ont cessé de se dégrader après le départ d’Amelot (p. 872) : « il est remarquable que depuis la nomination de Mr de Breteuil, et depuis celle de Mr de Crosne à l’administration la police de cette ville, jusqu’en 1789, ce qui fait l’espace de cinq à six ans de règne de Louis XVI, il y a eu plus d’évènements mémorables et fâcheux qu’il n’y en avait eu pendant le double du temps, à commercer de la date de ce règne malheureux ».

[82] Voir Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…) pour cette dimension primordiale de la magistrature de Lenoir.

[83] En 1780, un Détail sur quelques établissements de la ville de Paris est envoyé à la cour de Vienne par Lenoir à la demande de la reine Marie-Thérèse. Les dispositifs d’administration urbaine dernièrement développés sous sa magistrature y sont exposés à la souveraine.

[84] Breteuil fait également restaurer cuisines et chapelle : la forteresse royale, symbole du pouvoir monarchique dans la capitale, intéresse au-delà des archives.

[85] Dans une lettre adressée au Lieutenant général le 10 novembre 1786, Breteuil indique clairement que l’objectif de mise en ordre des papiers de la Bastille a pour borne terminale « la fin du règne de Louis XV » ; voir A.N, O1497, p. 609. Qu’en est-il alors de l’archivage des papiers que la police continue de produire dans ses bureaux ? La conservation de ces archives « hors Bastille », soit tout un pan de la mémoire policière du règne de Louis XVI et de la magistrature Lenoir, mériterait elle aussi toute notre attention.

[86] Vincent Milliot, Un policier des Lumières (…), p. 460 ; sur cet épisode, voir également Alexandre Vidier, « Lenoir, Bibliothécaire du Roi (1784-1790). Ses démêlés avec Carra », Bulletin de la société historique de Paris Ile de France, 1924, p. 49-61.

[87] Celui qui serait l’espion de Breteuil n’est autre que Jean-Louis Carra, s’illustrant plus tard dans la Révolution. Voir les travaux de Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793) : parcours d’un révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 2000.

[88] Vincent Milliot (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850, Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006.

[89] Pour reprendre les mots de Filippo de Vivo, « Cœur de l’Etat, lieu de tension. Le tournant archivistique vu de Venise (XVe-XVIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 68e année, 2013/3, pp. 699-728.

 

 

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