Raison(s) d’agir ? La « découverte » de l’Histoire par les personnages dans les romans sur la révolution de 1848

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Marie Davidoux

 


Résumé : Lorsque la révolution de 1848 apparaît comme objet romanesque dans la littérature du XIXe siècle, elle succède souvent à une étape singulière dans l’intrigue : la découverte de l’Histoire par les personnages. Érigée en topos littéraire original, la découverte de l’Histoire constitue un élément perturbateur dans le récit et entraîne bien souvent les personnages à s’engager dans l’événement révolutionnaire d’un côté ou de l’autre des barricades. Le roman devient un espace d’expérimentation générique et d’investigation épistémologique sur l’Histoire, il se présente comme lieu de réflexion sur les liens entre le développement d’une conscience historique et le passage à l’action révolutionnaire

Mots-clés : 1848, révolution, éducation populaire, épistémologie, roman.


Marie Davidoux est agrégée de lettres modernes et actuellement doctorante à l’Université de Paris Diderot au sein du laboratoire CERILAC (Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma). Elle prépare une thèse sur la représentation de la révolution de 1848 dans les romans du XIXe siècle sous la direction de Paule Petitier.

marie.davidoux@yahoo.fr


Introduction

Lorsque la révolution de 1848 surgit dans le roman du second dix-neuvième siècle, elle s’inscrit souvent dans une suite d’événements qui préparent la rencontre du ou des personnage(s) avec l’Histoire. Pour que les différents fils narratifs du roman historique puissent se croiser – celui de l’itinéraire singulier du personnage, l’histoire ; et celui de l’événement collectif, l’Histoire[1] –, il faut que l’individu personnage ait déjà, au préalable, appréhendé la grande Histoire d’une manière ou d’une autre, et plus précisément dans notre cas, l’Histoire révolutionnaire[2]. Force est de constater en effet que les relations personnage/Histoire les plus développées dans ces romans concernent des personnages du peuple qui prendront part à la révolution du côté des insurgés.

Les romans sur la révolution de 1848 sont des romans historiques, ils sont des histoires (fictionnelles) qui traitent de l’Histoire (factuelle), c’est-à-dire qui représentent de l’histoire passée, par la médiation de l’historiographie[3]. Au sein de ce corpus, certaines fictions thématisent le moment de la rencontre d’un personnage avec l’Histoire. Cet épisode devient, par sa récurrence et par l’effet de reconnaissance qu’il induit, un lieu commun, un motif narratif topique des romans sur la révolution de 1848. Sa manifestation la plus évidente se déploie dans les fictions engagées et militantes que sont Les Mystères du peuple d’Eugène Sue (1849-1857) et l’Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian (1865). Sue commence l’écriture de son cycle au lendemain des journées de juin 1848, au moment du tournant réactionnaire de la Deuxième République « jouant d’une dialectique où l’histoire a clairement vocation à dépasser une Histoire enlisée dans les impasses qu’ont révélées les lendemains de 1848[4] ». Erckmann et Chatrian tentent de participer au « réveil » républicain caractéristique de la deuxième moitié des années 1860 qui prend acte, entre autres, de la « sous-éducation politique de la majorité des militants » et entreprend d’écrire l’histoire du passé proche[5]. Si dans ces deux romans à thèse, la découverte de l’Histoire constitue un lieu commun central qui se déploie au présent dans le récit, elle peut, ailleurs, apparaître à l’arrière-plan de la diégèse, comme une étape plus ou moins décisive dans l’itinéraire des personnages. C’est le cas dans Maurice. Histoire contemporaine de F. Percot (1856) et dans L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869). Percot semble répondre aux enjeux politiques des lendemains d’insurrection, insistant sur la nécessité d’une régénération par les valeurs d’autorité et de religion[6] et dénonçant les conséquences pernicieuses de la découverte de l’Histoire révolutionnaire au contact des ouvriers parisiens. Chez Flaubert, la présence de ce topos ne semble obéir à aucune nécessité, il traverse l’œuvre à rebours de toute perspective édifiante ou éducative. À partir de la caractérisation des rapports des personnages à l’Histoire, ces variations topiques — de la scène au motif — élaborent dans les romans un certain « régime d’historicité[7] », une manière qu’ont les personnages de partager un certain rapport au temps.

Dans ces quatre œuvres, l’Histoire occupe une place multiscalaire : objet du roman à travers la représentation d’un événement majeur – la révolution de 1848 –, elle est aussi objet d’interrogation dans le roman – en faisant le récit du passé, le roman suggère en même temps une certaine conception de l’Histoire, de son épistémologie et de l’historiographie – et objet discursif et réflexif pour les personnages – d’autant plus lorsque certains personnages s’essayent à l’écriture de l’histoire.

Le moment, singularisé, de la rencontre avec l’Histoire devient une étape dans l’itinéraire d’un personnage dont on suit l’évolution, la formation, l’inscription dans un groupe social et politique donné, puis in fine la participation à la Révolution. Un tel effet de montage nous invite à interroger le lien qui s’établit dans les romans entre la « découverte » de l’Histoire et l’action révolutionnaire : en quoi la découverte de l’Histoire serait-elle, pour le personnage, une raison d’agir ou de ne pas agir dans l’événement révolutionnaire ?

L’entrée du personnage dans l’Histoire prend d’abord la forme d’une aperception intellectuelle, puis, plus spécifiquement, d’une prise de conscience de la plasticité de l’Histoire –plurielle et critique, autant que critiquable. Cette rencontre avec l’Histoire consiste, pour le personnage, à s’inscrire presque physiquement dans l’Histoire, à prendre conscience d’être situé dans un présent contingent, soit un présent qui a actualisé un des possibles du passé et qui peut rendre possible un futur. C’est en cela que la découverte de l’Histoire peut devenir dans les romans une raison d’agir et de participer à l’événement révolutionnaire.

La « découverte » de l’Histoire par les personnages

La découverte de l’Histoire-discours[8] par un personnage devient une scène topique dans les romans sur la révolution de 1848, elle constitue une « configuration narrative récurrente[9] » dans l’ensemble du corpus. La scène varie très peu : un des personnages principaux rencontre l’Histoire de la Révolution française par l’intermédiaire d’un ou plusieurs personnages.

Une configuration narrative récurrente

Cette configuration narrative met chaque fois en scène au moins deux personnages : un maître et un ignorant, définis comme tels non du point de vue du statut social, mais d’après des séquences d’instruction et d’éducation mutuelle[10] qui les mettent en scène. À l’instar du schéma traditionnel du roman de formation, le personnage dont nous suivons l’itinéraire rencontre un mentor, un maître, qui lui fait découvrir l’Histoire par différents moyens. Les personnages ignorants sont le plus souvent des hommes du peuple, ouvriers, qui avouent une ignorance initiale. Jean-Pierre, dans l’Histoire d’un homme du peuple, déclare : « Moi, je ne comprenais rien, je ne savais rien[11] » ; Georges Duchêne, dans Les Mystères du peuple, confesse à son grand-père qu’il était ignorant avant d’entendre les leçons de son maître d’ouvrage M. Lebrenn. Cette dernière figure – celle du mentor, ou, plus précisément, du passeur – s’incarne le plus souvent dans une figure d’homme plus âgé, ouvrier comme Perrignon, le chef d’atelier dans l’Histoire d’un homme du peuple, ou petit bourgeois comme Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Si ce type de binôme est le plus manifeste et le plus efficace, nous aurions tort néanmoins de ne pas considérer l’importante circulation des rôles au sein des romans. La découverte de l’Histoire est une sorte de scène originelle pour chaque personnage, qui se rejoue plus tard, ailleurs, selon des modalités différentes. Une fois qu’un personnage est intronisé dans l’Histoire, il en intronise un autre. Ainsi, les positions s’inversent, l’élève devient maître à son tour et l’Histoire sort de l’atelier : on peut penser à Georges Duchêne qui raconte à son grand-père les épisodes historiques qu’il a appris auprès de M. Lebrenn ou au narrateur-personnage Jean-Pierre Clavel qui entreprend de faire lui-même le récit de la révolution de février 1848 après avoir été intronisé à l’Histoire par le récit de la Révolution française. Cette forme de relation éducative peut encore apparaître de manière très ponctuelle dans le roman, sans être structurelle. C’est le cas lorsque Frédéric Moreau prête des ouvrages d’histoire à Dussardier dans L’Éducation sentimentale :

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître[12].

Les quatre auteurs se caractérisent par leurs opinions libérales, voire favorables à une partie de la Révolution : Thiers est l’auteur d’une longue Histoire de la Révolution en dix volumes parus entre 1824 et 1827 et d’une Histoire du Consulat et de l’Empire en cours de publication au moment de l’intrigue ; Dulaure est un ancien membre de la Convention qui a publié une Histoire civile, physique et morale de Paris en 1821-1822 et une Histoire de la révolution française, depuis 1814 jusqu’à 1830 en 1838 ; Barante est célèbre pour son Histoire des ducs de Bourgogne parue en 1824 ; enfin, l’Histoire des Girondins de Lamartine est l’ouvrage le plus récent puisqu’il paraît entre le 20 mars au 12 juin 1847. Le prêt de livres est une des modalités les plus visibles de la circulation de l’Histoire dans les romans. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon prête à Jean-Pierre Clavel une Histoire de la Révolution[13] tandis qu’il lit lui-même l’Histoire des Girondins de Lamartine. Le prêt d’ouvrages historiques entre les personnages rend aussi compte d’un réel attrait pour l’Histoire au XIXe siècle, l’Histoire des Girondins constituant, par exemple, un des plus grands succès de librairie du siècle[14].

Une des autres formes de diffusion du savoir entre les personnages est la « leçon d’histoire » telle qu’elle est pratiquée par exemple par Lebrenn dans Les Mystères du peuple. Georges raconte ainsi à son grand-père :

Pendant que j’étais à l’ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais comme vous l’ignoriez. […] Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabotant et en ajustant ; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris le peu que je vous ai dit. Mais… ajouta Georges avec un soupir qu’il put à peine étouffer, mes travaux de menuiserie finis… les leçons d’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père[15].

L’atelier devient souvent le lieu privilégié de la découverte de l’Histoire dans les romans : à la relation de travail qui relie le maître et l’ignorant se superpose un lien éducatif. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon dispense fréquemment son savoir historique à tous ses camarades ouvriers, à l’atelier ou au caboulot, dans lequel ils déjeunent tous ensemble :

En parlant d’Emmanuel et de ceux qui lui ressemblaient, M. Perrignon disait que la place de ces jeunes gens était à la tête du peuple ; que leurs pères avaient fait la Révolution de 89, et que les fils marcheraient sur leurs traces, qu’ils ne se laisseraient pas abrutir par les mauvais exemples, et que le peuple comptait sur eux[16].

Perrignon tire parti du présent pour convoquer l’Histoire, il entremêle au discours historique un discours politique sur le contemporain, construisant des ponts entre les luttes passées et la situation politique présente. Le motif de la découverte de l’Histoire s’épanouit dans un processus plus large de socialisation professionnelle et de politisation des personnages. Dans des romans qui thématisent moins la question, les ateliers ouvriers sont déjà décrits comme des espaces propices à une socialisation historienne et politique au sein desquels les personnages s’imprègnent d’Histoire. C’est le cas par exemple dans Maurice, histoire contemporaine, roman dans lequel le personnage éponyme, après avoir commencé à travailler en tant qu’ouvrier, prend ses distances avec l’Église et déclare à sa sœur que « l’histoire est là pour nous apprendre que l’Église a toujours cherché à s’emparer de l’autorité[17]. » La circulation de l’Histoire dans l’atelier met en évidence la forme d’un enseignement par les pairs. C’est qu’entre les murs de l’atelier, l’Histoire se ravive pour les personnages et sort de la catégorie du passé froid et éteint : sa transmission augmente le « bagage de souvenirs historiques[18] » de chaque personnage, faisant de l’espace professionnel des personnages le lieu propice à la constitution et l’entretien d’une « mémoire collective[19] ».

Le personnage, un sujet devenu historique

La découverte de l’Histoire amène les personnages à développer une conscience historique, une capacité à historiciser, au sens où le définit Ludivine Bantigny, c’est-à-dire comme « capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent[20]. » Pour l’historienne, « la force de cette conscience historique vient de ce qu’elle défatalise la temporalité comme succession de durées et rend par là même le présent moins évident[21]. » Le présent, perçu comme produit possible de l’Histoire, autorise une distance par rapport à l’immédiateté. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le père Perrignon fait découvrir à Jean-Pierre « d’où viennent nos droits, ce que nous étions avant 89, et ce que les anciens ont fait de nous[22]. » Le développement de la conscience historique du personnage s’accompagne alors d’une capacité à retirer au présent son caractère d’évidence :

[…] ces grandes disputes sur les droits du peuple, sur l’honneur de la. France, sur la réforme, sur la Révolution, tout cela me faisait oublier un peu mes chagrins, tout cela me montrait un nouveau monde […][23].

La perspective d’un « nouveau monde » témoigne justement d’une mise en question du « régime de ce qui va sans dire[24] » que constituait jusque-là le présent du personnage. La présence nouvelle de la Révolution chez Jean-Pierre fait exister de nouveaux « horizons possibles[25] » et situe le présent comme un possible parmi d’autres. Dans les discours des personnages, les références aux révolutions de 1789 et 1830 ou, plus généralement, aux luttes passées ne se situent pas dans un hors-sol de l’Histoire, dans une antériorité close qui laisserait le présent sans signification. Au contraire, l’Histoire est sollicitée pour parler du futur et donc de ce que le présent peut offrir. Les harangues de Lebrenn sont, à ce titre, exemplaires :

Et lorsque vous verrez, mes amis, qu’aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique ; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l’ESCLAVAGE pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l’avenir[26]

En une seule phrase, le personnage lie le passé au présent et au futur en analysant la succession des luttes contre l’oppression comme le signe évident du progrès de l’Histoire et son moteur essentiel[27]. Apparaît dans ce discours un certain mode de rapport au temps que le roman permet de réfléchir – en ce double sens qu’il interroge et qu’il diffracte. Lorsque les romans nous permettent d’accéder ainsi à la manière dont les personnages pensent la structure et l’ordonnancement du temps, ils élaborent des « régimes d’historicité [28]» fictionnels, des manières pour les personnages de penser les articulations entre passé, présent et futur.

La transformation du personnage en sujet historique entraîne une présence de l’Histoire et une présence à l’Histoire. L’Histoire s’épaissit dans l’air. Jean-Pierre se promène au Jardin des Plantes et songe :

[…] c’est là que la vie me revenait avec ces grandes histoires de la Révolution, où les gens, au lieu de croupir et de moisir comme ces animaux d’Afrique et d’Asie dans des cages, voulaient être libres et faire de grandes choses[29].

Ou lorsqu’il regarde la Seine :

[…] les terribles histoires de la Révolution me revinrent, et je pensai : ‘Combien la vieille rivière a déjà porté de morts ! des gueux et des braves gens[30] !’

Si la Révolution n’a pas été vécue par le personnage, sa découverte, même intellectuelle, semble faire des motifs ordinaires du paysage parisien des écrins mémoriels déjà-là qui n’attendaient que l’activation d’une conscience historique. Se mêle à l’histoire apprise l’histoire vécue sur laquelle s’appuie la mémoire du personnage, « mémoire empruntée[31] » aux mémoires des autres partagées dans l’atelier[32]. En ce sens, la « découverte » de l’Histoire est toute relative : l’Histoire est un déjà-là que vient activer ou sonder le personnage qui en découvre la plasticité discursive.

Une prise de conscience des enjeux de la fabrique de l’Histoire

La découverte d’une autre histoire

La rencontre avec l’Histoire révolutionnaire est l’occasion pour les personnages d’un état des lieux de leur propre connaissance de l’Histoire-événement et de l’Histoire-discours. Ce qu’ils découvrent se heurte à ce qu’ils connaissent déjà, soit sur le mode de l’affrontement discursif – dans ce cas, deux discours historiques entrent en contradiction –, soit sur celui de la complémentation – le discours ou l’événement découvert met en lumière le vide qui le précédait et déplace, pour le personnage, la compréhension du passé. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, Jean-Pierre, en découvrant l’Histoire de la Révolution, comprend qu’il n’avait jusque-là qu’une version tronquée de l’Histoire, partielle et partiale :

Je ne savais pour ainsi dire rien de notre Révolution, j’avais seulement entendu maudire Robespierre à Saverne, et dire qu’il guillotinait les gens comme des mouches[33].

Il déclare également n’avoir jamais lu que « le catéchisme et l’histoire sainte[34]. » Jean-Pierre cible les deux institutions chargées, en premier lieu, de la transmission du savoir historique, l’école et l’Église :

Non ! de tout cela je ne savais pas un mot, et de temps en temps je m’écriais en moi-même :

« Comment ne nous a-t-on jamais rien appris de notre propre histoire ? Qu’est-ce que me faisait le roi David, ou le prophète Jonas à côté de cette histoire ? »

J’étais indigné de voir qu’on m’avait tenu dans une pareille ignorance. Je médisais : « Il est clair qu’on veut tous nous abrutir, en nous faisant croire que nous sommes responsables de ce qu’Adam a mangé des pommes, au lieu de nous parler de nos droits et de nous apprendre à aimer et à respecter nos anciens, qui ont fait toutes ces grandes choses dont nous jouissons maintenant[35][…] »

En plus de s’étonner de certains enseignements très lacunaires de l’Histoire, Jean-Pierre pense les effets, donc les enjeux, de l’enseignement, ici l’abrutissement programmé de l’individu. Il oppose à la croyance coupable d’un péché originel, la connaissance des actions passées. S’agissant de la Révolution, ses connaissances n’étaient pas nulles mais se limitaient, selon lui, à un discours contre-révolutionnaire primaire – constitué d’imprécations inutiles et d’analogies douteuses – et désigné comme histoire officielle. L’Histoire contemporaine semble ne pouvoir se découvrir qu’en dehors des murs de l’école et de l’Église qui pratiquent l’omission politique et volontaire de sa dimension populaire et révolutionnaire. Au contact de Perrignon et des Histoires de la Révolution, Jean-Pierre découvre cette Histoire populaire, une Histoire des luttes et une mémoire des peuples. Par conséquent, ce que les personnages perçoivent de nouveau, c’est le caractère idéologique qui préside à et/ou procède de l’élaboration de l’Histoire. À ce titre, la multiplicité des ouvrages d’Histoire qui circulent entre les personnages dans L’Éducation sentimentale rend compte de la diversité possible des interprétations – en l’occurrence plutôt favorables – auxquelles a pu donner lieu la Révolution française. Nous ne saurons rien en revanche des éventuels débats entre Dussardier et Frédéric. Cette diversité semble au contraire gommée par l’absence de précision sur le nom de l’auteur de l’Histoire de la Révolution prêtée à Jean-Pierre par Perrignon dans l’Histoire d’un homme du peuple.

Lorsque Jean-Pierre s’étonne de ne pas avoir entendu parler de « nos droits » et de « nos anciens », il réclame la transmission d’une histoire qui lui appartienne, dont il fasse partie et dans laquelle il pourrait trouver « cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble[36]. » Le déterminant possessif – « nos droits » – a une valeur schismatique qui distingue deux Histoires, la nôtre et la leur. Or l’Histoire que raconte Perrignon à Jean-Pierre et aux autres ouvriers de l’atelier est précisément « l’histoire de notre Révolution[37] ». Dans son discours, le déterminant possessif agit comme marque de reconnaissance et d’appartenance à un même groupe social et à une même manière de faire, d’écrire et de concevoir l’Histoire par le bas, par le peuple. C’est cette histoire que transmet Lebrenn dans Les Mystères du peuple :

Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elle s’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage, l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant[38].

Contrairement à l’Histoire officielle, l’Histoire transmise par Lebrenn ou Perrignon apparaît plus proche et plus familière, plus immédiatement actualisable au présent aussi parce qu’à travers elle, le personnage se découvre une filiation : c’est l’« histoire de notre famille plébéienne », comme la désigne Lebrenn. Dans les romans, les personnages qui découvrent l’Histoire populaire et révolutionnaire se découvrent du peuple et trouvent leur place dans une généalogie révolutionnaire. De fait, la thématisation de la découverte de l’Histoire concerne principalement, sinon exclusivement, les personnages du peuple – entendu comme ceux qui ne possèdent pas les moyens de production et qui n’appartiennent pas aux classes dominantes d’un point de vue économique, social et culturel[39] – qui vont prendre part à la révolution de 1848. Si l’Histoire devient ainsi omniprésente pour ces personnages c’est parce qu’elle est le lieu de l’espoir et des possibles, soit un terreau fertile pour ceux qui ont des raisons de s’indigner du présent.

Fictionnaliser les réflexions épistémologiques contemporaines

La question que soulèvent ces personnages est celle du sujet de l’Histoire et témoigne de la « révolution historiographique[40] » qui s’est jouée sous la Restauration. D’une certaine manière, les romans fictionnalisent des débats qui sont déjà inscrits dans les mémoires depuis quelques décennies : avec la Révolution française et l’irruption du peuple sur la scène historique, les chroniques de la cour royale et la mémoire des grands hommes ne permettent plus, seules, d’écrire l’Histoire[41]. Dès 1820, dans la première des Lettres sur l’histoire de France, Augustin Thierry déplore l’absence de « l’histoire des citoyens, l’histoire des sujets, l’histoire du peuple », en appelant à une « véritable histoire de France » dont le « héros serait la nation tout entière[42] ». L’enjeu est alors de déterrer une Histoire populaire ensevelie sous une Histoire des rois. C’est dans cette entreprise que semblent s’engager de manière très explicite certains romanciers. Si ces derniers ont recours à l’historiographie[43], le passage par la fiction leur permet de faire une histoire que l’historiographie ne peut pas encore, ou pas absolument, prendre en charge, une Histoire plus populaire, centrée sur le peuple et écrite par le peuple. Il n’est pas anodin, en cela, de convoquer à nouveau les titres des œuvres : Les Mystères du peuple ou l’Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, ou Histoire d’un homme du peuple, ou L’Éducation sentimentale, Histoire d’un jeune homme, ou bien encore Maurice, histoire contemporaine. Nombreux sont les romans à porter dans le titre le nom d’ « Histoire », à flouter leur appartenance générique et à proposer une mise en scène de la manière de faire ou d’écrire l’Histoire.

C’est exactement ce qu’accomplit la famille Lebrenn dans Les Mystères du peuple. À la majorité de son fils, Sacrovir, M. Lebrenn lui ouvre la chambre secrète dans laquelle se trouvent les « archives plébéiennes[44] » de la famille datant de plus de deux mille ans. En désignant les reliques, Lebrenn déclare :

À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsque notre descendance possèdera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de M. de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai porté au bagne auront leur signification historique. C’est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection[45].

L’ambition du personnage, et de toute sa famille, est de préserver la mémoire des luttes sociales[46] et, partant, de contribuer à écrire et diffuser l’histoire du peuple. Lebrenn fait découvrir à sa famille et à Georges, son ancien ouvrier devenu son gendre, l’histoire de sa famille et, à travers elle, une Histoire du peuple dont l’insurrection serait le principe moteur. Chez les Lebrenn, chaque génération prend en charge l’écriture de l’histoire du peuple et la transmission d’une méthodologie rigoureuse à travers la constitution, la collecte, la conservation et l’exploitation d’archives et d’objets. En cela, le roman propose une mise en abyme dans laquelle le personnage reproduit exactement l’activité du romancier lui-même. Dans sa lettre aux abonnés, Eugène Sue déclare que si « jusqu’ici […] l’on avait toujours écrit l’histoire de nos rois », il a l’ambition, de proposer avec son récit et ses notes une « histoire authentique des misères, des souffrances, des luttes, et souvent grâce à Dieu, des triomphes de nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois[47]. » La générosité de l’appareil de notes est, quant à elle, destinée à prouver « l’irrécusable autorité historique[48] » de sa proposition littéraire et à diffuser une bibliographie historique à ses lecteur·ice·s[49]. Dans une moindre mesure, l’Histoire d’un homme du peuple met en abyme la prise en charge de l’écriture et de la transmission de l’Histoire par un personnage du peuple à travers le narrateur-personnage, Jean-Pierre Clavel. Lui aussi, au sein du récit, ne cesse de réaffirmer la vérité des faits relatés et d’exhiber, par des excursus métalittéraires, la difficulté d’être scripteur de l’Histoire. Les romanciers et leurs personnages se livrent à une épistémologie en acte en s’essayant à l’écriture de l’Histoire et en exposant leur méthode. Ils interrogent en même temps les enjeux de ce renouveau épistémologique, les nécessités de son dévoilement et de sa transmission ; si la compréhension et, d’une certaine manière, l’expérience de l’Histoire apparaissent comme une nécessité, c’est parce qu’elles semblent conditionner la participation à l’action dans l’Histoire :

Plus nous aurons conscience et connaissance de l’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs […] ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nous l’imposer à nouveau[50].

Du sujet historique au sujet dans l’Histoire

Effectivement, dans sa lettre aux abonnés, l’auteur des Mystères du peuple semble exposer avec clarté une vision du rôle de l’Histoire et des origines de l’action historique latente dans l’ensemble du corpus romanesque sur la révolution de 1848. Les romans semblent tisser un lien de causalité entre la découverte intellectuelle de l’Histoire et la praxis, la possibilité d’agir dans et pour l’Histoire. En ce sens, la transformation du personnage en sujet historique devrait s’accompagner d’une subjectivation politique qui lui permettrait de devenir également un sujet dans l’Histoire.

La découverte de l’Histoire : un événement perturbateur

Dans les romans, la découverte de l’Histoire populaire et révolutionnaire apparaît paradoxalement comme un événement perturbateur qui entraîne le personnage dans un autre rapport au temps, non plus linéaire mais fragmenté. Le temps apparaît comme un mobile et se dévoile comme construction, comme agencement dans lequel les éléments peuvent être mis en mouvement. À ce titre, le présent et le passé n’existent pas seulement dans un rapport de succession ou d’antéposition – l’un ne fait pas que succéder à l’autre – mais passé et présent coexistent dialectiquement pour s’éclairer mutuellement. L’omniprésence nouvelle, et latente, du possible révolutionnaire fracture le temps continu pour ouvrir un temps constellé ou un temps mobile. Cette présence d’une complexion révolutionnaire voit le temps se densifier et dévoiler par de brèves saillies les structures d’appréhension du monde fondées sur l’originelle Révolution de 1789. Dans ces ressauts surgit un geste éminemment révolutionnaire qui consiste à donner une épaisseur au calendrier, de subvertir la continuité historique de l’ordre bourgeois pour mettre en lumière l’existence toujours latente, chez les personnages, d’une temporalité révolutionnaire. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, le 24 février 1848, après le sac des Tuileries, Jean-Pierre songe :

Je me rappelais le livre de Perrignon, et je m’écriais en moi-même : ‘‘Est-ce que nous voulons une constituante ? est-ce que nous voulons un directoire ? est-ce que nous voulons des consuls ? ou bien est-ce que nous voulons autre chose de nouveau ? Si nous voulons quelque chose de nouveau, il faut pourtant savoir quoi. Jean-Pierre, qu’est-ce que tu veux[51] ?’’

Les surgissements de fragments révolutionnaires passés sont récurrents dans le roman et Jean-Pierre se trouve souvent confronté à un présent constellé d’Histoire : il imagine défiler sous ses yeux les hommes de la Commune de 1789 tandis qu’il se tient devant l’Hôtel de Ville ; il songe à la révolution confisquée de 1830 tandis qu’il veille, avec d’autres, à ce que celle de 1848 appartienne au peuple. C’est la présence presque palpable de l’Histoire qui ouvre les possibles de l’action au présent :

Je me déshabillais assis sur mon lit, quand tout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mes petites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieu de la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livre du vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mes yeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciens avaient faites, et je pensais à celles que nous pourrions faire[52].

Ce passage se situe dans la nuit du 23 au 24 février 1848, lorsque le tocsin sonne dans Paris à la suite de la fusillade du boulevard des Capucines et de la promenade des cadavres. Par ce « livre [qui] s’ouvr[e] » devant Jean-Pierre, c’est l’Histoire qui prend sens et matière, elle s’incarne et s’intériorise chez ce personnage qui devient pleinement sujet historique, porteur du passé et responsable du futur. L’action possible s’ouvre, paradoxalement, depuis le constat d’actions effectuées. L’instabilité nouvelle du temps présent engage effectivement un processus de subjectivation du personnage qui se découvre progressivement comme acteur possible de l’Histoire. Néanmoins, L’Éducation sentimentale invite à la nuance dans la mesure où la découverte de l’Histoire, ou même sa connaissance, n’apparaît pas comme raison suffisante pour une quelconque mise en mouvement. Si chez les personnages du peuple, la découverte intellectuelle est liée à une praxis, la « pratique » bourgeoise de l’Histoire ne semble pouvoir être qu’intellectuelle. C’est peut-être pour cela que l’enseignement de Frédéric à Dussardier se limite à une circulation de livres, étant entendu que le premier n’éprouve pas la filiation que l’homme du peuple reconnaît au contact de l’histoire populaire et qui vaut comme raison d’agir. Frédéric n’aura rien à enseigner à Dussardier sur les barricades puisqu’il n’y sera pas, contrairement à Perrignon et à Lebrenn.

Raison d’agir ou devoir d’agir ?

De fait, une certaine mémoire populaire et révolutionnaire a besoin d’être réactivée par l’Histoire. La mémoire retrouvée du passé révolutionnaire lie le présent au futur, elle « préserv[e] les promesses et les potentialités qui ont été trahies et même interdites chez l’individu mature et civilisé[53] », elle est tournée vers l’avenir et « doit se forger contre la mémoire aliénée de la société de classe[54] ». On peut penser au personnage du grand-père de Georges Duchêne dans Les Mystères du peuple, qui dit à ce dernier :

[…] eh ! eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection… comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être[55]

Le propos du grand-père fait de l’insurrection une nécessité récurrente. On remarque effectivement que chez les personnages les plus républicains, la continuation de la Révolution apparaît comme un devoir :

C’est sur le grand escalier de l’Hôtel de ville, où tant d’actions terribles et grandioses se sont accomplies durant la Révolution, où tant de paroles généreuses ont été prononcées pour la défense de la justice, c’est là que nous reprîmes un peu de calme, en pensant à ce que de pauvres petits êtres tels que nous étaient auprès de ces hommes de la Commune, auxquels nous devons presque tous nos droits. Oui, tous ces vieux souvenirs bourdonnaient sous les hautes voûtes avec les pas des hommes du peuple, qui montaient fièrement et semblaient dire :

« Nous sommes ici chez nous ! Quand la France parle d’ici à l’Europe, tous les rois tremblent ! … »

Un souffle de force et de grandeur me passait sur la figure[56].

On retrouve ici le sens plein du devoir qui s’entend comme dette des générations présentes aux héros révolutionnaires passés : le peuple de 1848 doit poursuivre et achever la Révolution en assurant une vigilance constante face aux possibles révolutionnaires. C’est précisément ce devoir qui motive les ouvriers de l’atelier de Jean-Pierre à participer au banquet interdit du 21 février 1848 :

— Oui, nous irons, parce que c’est notre devoir, s’écria Quentin ; depuis trop longtemps on humilie le pays avec ces députés à deux cents francs de contribution, qui ne nous regardent pas. Nous en voulons d’autres. Nous voulons que les capacités arrivent[57].

Plus tard, lorsque les autres ouvriers apprennent que Jean-Pierre a combattu sur la barricade de la rue de la Lanterne, Perrignon s’écrie :

Mon pauvre Jean-Pierre, criait Perrignon, je savais bien que tu ferais ton devoir[58].

On songe encore à M. Lebrenn dans Les Mystères du peuple qui déclare à Georges Duchêne qu’il est de son « devoir d’aider [ses] frères à conquérir ce qu’ils n’ont pas[59] ». Aussi, le sentiment d’appartenance à une généalogie révolutionnaire semble se traduire chez les personnages par un devoir de mémoire – une « mémoire ignorée[60] » – et un devoir d’agir, comme s’il existait « un rendez-vous tacite entre les générations passées » et celle du présent, comme s’il était accordé à chacune d’elles une « faible force messianique sur laquelle le passé [faisait] valoir une prétention[61]. » Lorsque Perrignon prête une Histoire de la Révolution à Jean-Pierre, il déclare :

Lis-moi cela… c’est le livre du peuple français. Tu verras le commencement de la Révolution ; le commencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ce que nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup de chapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, ces gaillards-là viendront après nous[62].

Ne rechignant pas devant une certaine sacralisation de l’Histoire, Perrignon tisse entre eux le passé, le présent et le futur dans une perspective d’émancipation. La lecture du passé est la découverte de sa puissance d’agir et d’affecter. La Révolution se déploie dans ses dimensions messianiques, transhistorique et généalogique. Ce qui se transmet et habite l’intérieur des personnages avec le legs de l’Histoire, c’est la conscience de l’inachèvement de la Révolution, pour certain·e·s du rapt de la République démocratique et sociale, et surtout de tou·te·s celles et ceux qui sont mort·e·s dans les luttes. Il n’est pas anodin que l’Histoire des Girondins de Lamartine s’achève sur l’alliance de cette mémoire retrouvée et la nécessité de poursuivre la lutte :

On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain […]. Pardonnons-nous donc, fils des combattants ou des victimes. Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! […] L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire, et comme la veille d’un autre combat.

En effet, la réactivation de l’Histoire, de 1789, de 1830, produit de nouveaux affects au sens où le développement d’une conscience historique se présente comme conscience de capacités d’affecter et d’être affecté : conscience d’être affecté par les échecs et les morts du passé, conscience de pouvoir affecter le présent. Si le spectre historique est un opérateur de subjectivation politique, c’est parce que « cette manière d’être communément affecté·e·s n’est pas sans portée politique[63] » dans la mesure où elle contribue à façonner un « nous » hétérogène, protéiforme, mais capable d’« affecter l’existant[64] ». Ce sont les morts auxquels songe Jean-Pierre en regardant la Seine ou bien ces « premiers révolutionnaires [qui] ont fini par se tuer de désespoir, lorsque le peuple les avait abandonnés », des morts devant lesquels surgissent « les idées en foule[65] ». La découverte et l’omniprésence de l’Histoire font émerger ces « éclats du temps messianiques[66]» que Michaël Löwy interprète comme « les moments de révolte, les brefs instants qui sauvent un moment du passé tout en opérant une interruption éphémère de la continuité historique, une cassure au cœur du présent[67]. » En ce sens, la présence de l’Histoire chez le personnage devient raison d’agir, soit un moteur pour faire ou défaire le présent existant.

Conclusion

Ainsi érigée en topos, la rencontre d’un personnage avec l’Histoire devient, pour le roman, un moyen efficace pour archiver et fictionnaliser les enjeux épistémologiques d’une époque. L’œuvre romanesque ne se contente cependant pas d’être un simple miroir, elle devient elle-même l’espace d’une réflexion épistémologique et politique en suggérant que le développement d’une conscience historique entraîne une subjectivation politique du personnage et un passage possible à l’action révolutionnaire.

 

Bibliographie

Romans du corpus

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TRAVERSO Enzo, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe – XXIe siècle), Paris, La Découverte, 300 p.


1] La distinction typographique entre histoire et Histoire n’a évidemment pas vocation à naturaliser et normativiser une opposition éculée entre une petite histoire et une grande Histoire mais à clarifier notre propos en réutilisant ce que les romans de notre corpus nous proposent comme vision et mode de désignation de l’Histoire. Ainsi, nous utiliserons histoire pour désigner l’itinéraire d’un personnage dans la fiction et Histoire pour désigner, avec les romanciers et les personnages, la reconstruction de l’ensemble des faits du passé prise dans sa situation (historique, politique, sociale).

[2] L’Histoire révolutionnaire apparaît dans les romans à travers les nombreuses références aux révolutions de 1789, de 1830, voire aux différentes insurrections du premier XIXe siècle. La Révolution de 1789 y apparaît toutefois comme un moment originel de fracture et de fondation d’une société nouvelle.

[3] Claudie BERNARD, Le Passé recomposé : le roman historique français du XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 10.

[4] Laure LÉVÊQUE, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, une politique fiction de 1848 : de quoi demain sera-t-il fait ? », Babel, n°30, 2014, p. 303-326.

[5] Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire républicaine 1868-1901 », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.1, 1985, p. 87-113.

[6] Emmanuel FUREIX, « Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation », Revue d’histoire du XIXe siècle, t.15, 1997, pp. 21-30.

[7] François HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, 2012.

[8] Nous reprenons l’expression de Claudie Bernard qui distingue « l’Histoire-événements, ou plus généralement l’Histoire-développement des sociétés, et l’Histoire-discours, ou plus généralement l’Histoire-connaissance, portant sur ces événements », dans Ibid., p. 9.

[9] Nous reprenons l’expression proposée par Michèle WEIL dans « Comment repérer et définir le topos ? », Topiques. Études satoriennes, volume 2, 2016.

[10] Le choix des termes maître et ignorant n’a ici, évidemment, aucune portée axiologique mais bien une dimension politique : je me permets de reprendre et de défiger l’expression de maître ignorant proposée par Rancière dans son ouvrage éponyme Le Maître ignorant.

[11] ERCKMANN-CHATRIAN, Histoire d’un homme du peuple, Paris, J. Hetzel, 1879 [1865], p. 52.

[12] Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2002 [1869], p. 352.

[13] Nous ne savons pas exactement qui en est l’auteur dans la mesure où de nombreuses Histoires de la Révolution paraissent à cette époque.

[14] Pour plus de détails sur la diffusion et la réception de l’Histoire des Girondins de Lamartine, je renvoie à l’article d’Antoine COURT, « Les Girondins de Lamartine. Un incendie. Un feu de paille. », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47. pp. 305-321.

[15] Eugène SUE, Les Mystères du peuple ou histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, Paris, Robert Laffont, 2003 [1849-1857], p. 24.

[16] Ibid., p. 63.

[17] F. PERCOT, Maurice, histoire contemporaine, Rouen, Mégard & Cie, 1856, p. 181.

[18] Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p.98.

[19] On pense effectivement aux développements de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective qui a « pour support un groupe limité dans l’espace et dans le temps » (La Mémoire collective, op. cit., p. 137) et qui serait au fondement de la mémoire individuelle. Les espaces professionnels, ici les ateliers, sont des lieux idéals pour lui permettre de se structurer et de se renforcer. Cette mémoire collective entraîne chez les membres du groupe qu’elle engage un sentiment de familiarité avec tout ce qui a traversé et travaillé le groupe : « Par une partie de ma personnalité, je suis engagé dans le groupe, en sorte que rien de ce qui s’y produit, tant que j’en fais partie, rien même de ce qui l’a préoccupé et transformé avant que je n’y entre, ne m’est complètement étranger. » (La Mémoire collective, op. cit., p. 99).

[20] Ludivine BANTIGNY, « Historicités du 20e siècle. Quelques jalons sur une notion », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2013/1, n°117, p. 15.

[21] Ibid., p. 16.

[22] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[23] Ibid., p. 66.

[24] Alban BENSA et Éric FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n°38, 2002, p. 5.

[25] Julien JEUSETTE, « Littérature et Révolution : traces, formes, enjeux », dans Émilie GOIN et Julien JEUSETTE (dir.), Écrire la Révolution. De Jack London au Comité invisible, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2018, p. 8.

[26] Eugène SUE, op. cit., p. 110.

[27] Que l’on songe également à l’épigraphe du roman : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION. »

[28] François HARTOG, op. cit.

[29] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 70.

[30] Ibid., p. 75.

[31] Maurice HALBWACHS, op. cit., p. 99.

[32] Je reprends ici la distinction halbwachsienne entre le « passé appris » transmis et fixé par l’histoire écrite, et le « passé vécu », tel qu’il a été transmis dans une certaine communauté donnée (La Mémoire collective).

[33] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[34] Ibid., p. 67.

[35] Ibid., p.68.

[36] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre première, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.64.

[37] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 67.

[38] Eugène SUE, op. cit., p. 118.

[39] Cette précision me paraît d’autant plus importante que le mot « peuple » en 1848 est un « instrument politique ». Je renvoie à l’article de Maurice TOURNIER, « Le mot “Peuple” en 1848 : désignant social ou instrument politique ? », Romantisme, 1975, n° 9, p. 6-20.

[40] Aude DÉRUELLE, « Introduction », dans Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 14.

[41] Ibid. p. 13 à 53.

[42] Augustin THIERRY, Lettres sur l’histoire de France, Lettre VIII, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 94.

[43] Considérant que le roman historique propose un récit du passé déjà médiatisé, doublement recomposé : une première fois par l’historiographie et une seconde fois par le roman (cf. Claudie BERNARD, Le Passé recomposé).

[44] Eugène SUE, op. cit., p. 124.

[45] Ibid., p. 112.

[46] Anthony GLINOER, « Les Mystères du peuple d’Eugène Sue : l’insurrection entre histoire, politique et littérature » dans DELUERMOZ Quentin et GLINOER Anthony, L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 93-105.

[47] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[48] Idem.

[49] Anthony GLINOER, loc. cit.

[50] Eugène SUE, « L’auteur aux abonnés des Mystères du peuple » dans op. cit., p. 125.

[51] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p.107.

[52] Ibid., p. 94.

[53] Herbert MARCUSE, Eros and Civilization, Londres, Sphere, 1970, p. 33.

[54] Enzo TRAVERSO, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe – XXIe siècle), Paris, La Découverte, p. 91.

[55] Eugène SUE, op.cit., p. 24.

[56] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[57] Ibid., p. 83.

[58] Ibid, p. 98.

[59] Eugène SUE, op. cit., p. 41.

[60] Ibid., p. 92.

[61] Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 428.

[62] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 68.

[63] Déborah COHEN, Peuple, Paris, Anamosa, 2019, p. 52.

[64] Ibid., p. 53.

[65] ERCKMANN-CHATRIAN, op. cit., p. 103.

[66] J’emprunte l’expression à Walter Benjamin dans sa thèse A Sur le concept d’histoire, traduite et commentée par Michaël LÖWY dans Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Eclat, 2018, p. 189.

[67] Idem.

 

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