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Chypre sous la domination des Ptolémées : l’apport des inscriptions hellénistiques de Chypre

Anaïs Michel

 


Résumé : L’entrée dans le monde hellénistique coïncide du point de vue de l’île de Chypre avec la disparition des cités-royaumes autonomes et le début de la domination des Ptolémées, appelée à perdurer jusqu’à l’extrême fin de la période hellénistique. Cette chronologie particulière, ainsi que la position spécifique de Chypre dans le contexte diplomatique, économique et militaire de l’époque hellénistique confèrent à l’intégration de l’île dans le royaume lagide une dimension remarquable. Le corpus des inscriptions grecques de Chypre apporte un témoignage essentiel sur le statut de l’île vis-à-vis d’Alexandrie, et permet de conduire une étude approfondie des rapports entre les Ptolémées et la société locale. L’objet de notre contribution consiste en la présentation de cet ensemble documentaire méconnu, qui permet de nuancer certains jugements antérieurs sur la nature de la domination lagide et les modalités de la relation entre les Ptolémées et les cités chypriotes.


Anaïs Michel est membre scientifique de l’École française d’Athènes depuis septembre 2017. Docteur en archéologie, elle mène actuellement une étude épigraphique des décrets de la cité de Délos et participe à divers projets archéologiques en Grèce. Sa thèse, intitulée «Chypre à l’épreuve de la domination lagide. Recherches épigraphiques sur la société et les institutions chypriotes à l’époque hellénistique», porte sur l’histoire de l’île de Chypre à l’époque hellénistique et sur les rapports entre les cités chypriotes et les rois lagides.

anais.michel@efa.gr


Introduction

L’entrée dans le monde hellénistique coïncide du point de vue de l’île de Chypre avec la disparition des cités-royaumes autonomes et le début de la domination des Ptolémées, appelée à perdurer jusqu’à l’extrême fin de la période hellénistique[1].

Les inscriptions forment un ensemble méconnu qui met en lumière de nombreux aspects de la société chypriote hellénistique. Analysées en combinaison avec d’autres sources historiques (archéologiques, littéraires, papyrologiques et numismatiques), elles constituent une documentation importante et apportent des éclaircissements sur la nature et les modalités de la relation entre Chypre et les Ptolémées, l’organisation de l’armée et de la cour lagides, ainsi que sur les stratégies adoptées par les Lagides pour administrer leurs possessions en dehors de l’Égypte. Le corpus des inscriptions chypriotes de la période hellénistique se compose en majeure partie d’inscriptions votives[2], de bases de statues inscrites, trouvées en très grand nombre, notamment autour des sanctuaires d’Aphrodite à Palaepaphos, de Zeus à Salamine, et, dans une moindre mesure, d’Apollon Hylatès à Kourion. Un très grand nombre d’inscriptions funéraires ont également été découvertes, principalement à Kition et à Amathonte. Le corpus comporte en revanche un nombre très limité d’inscriptions publiques à caractère institutionnel : une petite dizaine de décrets, provenant pour la plupart de la cité de Kourion, un fragment de règlement écomonique provenant de Salamine, un règlement religieux découvert à Amathonte. Le profil singulier du corpus, fortement marqué par la présence de l’administration et des armées lagides, a contribué par le passé à isoler l’histoire hellénistique de Chypre des études épigraphiques.

Nous proposons d’explorer quelques pistes en vue de l’exploitation de cette documentation importante, qui échappe encore largement à l’attention des historiens du monde hellénistique.

Chypre et les inscriptions chypriotes à l’époque hellénistique

Contexte historique et réévaluation de la place de Chypre dans l’histoire hellénistique

Chypre connaît au IVe siècle[3] une série d’événements militaires et politiques majeurs qui conduisent, au tout début du IIIe siècle, à l’installation pérenne des agents de l’armée et de l’administration lagides sur l’île. L’ancienne organisation politique locale[4], qui reposait sur la division en cités-royaumes autonomes, et dont M. Iacovou identifie les prémices dans le courant du IIe millénaire[5], disparaît définitivement dans le dernier quart du IVe siècle, du fait des luttes auxquelles se livrent les Diadoques au lendemain de la mort d’Alexandre en 323.

Ce changement de système politique, première conséquence de l’entrée en scène des Ptolémées à Chypre, a déterminé rétrospectivement une grande partie des études consacrées à l’histoire hellénistique de l’île.

Le nombre et les frontières des cités-royaumes chypriotes ont fluctué avec le temps[6]. La nature et l’organisation interne de ces entités politiques originales demeurent controversées[7]. Bien que placées au cours de leur histoire sous l’autorité des rois d’Assyrie[8] puis d’Egypte[9], puis soumises aux rois de Perse[10], les cités-royaumes chypriotes conservèrent leur autonomie en matière de gestion interne et pratiquèrent des politiques diverses, notamment dans les domaines économique[11] et militaire[12]. Les conquêtes d’Alexandre[13], puis l’éclosion des royaumes hellénistiques, bouleversèrent les conditions d’existence des cités-royaumes. Si les premières n’entraînèrent pas la chute des dynasties locales, la mort du Macédonien eut pour conséquence directe de jeter les cités-royaumes chypriotes dans les guerres diadochiques, dont l’île fut l’un des principaux théâtres, avec la Grèce continentale et une grande partie de l’Orient méditerranéen.

La position géographique de l’île de Chypre en Méditerranée orientale et ses ressources (cuivre, bois, ateliers monétaires, chantiers navals) en firent un terrain d’affrontement majeur dans les conflits entre les Diadoques[14]. Du point de vue d’Alexandrie, l’île présente en effet des intérêts vitaux, permettant de garantir la sécurité du delta et de la vallée du Nil. Sa situation face à la Syrie[15] lui confère en outre un statut de première importance dans le dispositif géostratégique de Ptolémée fils de Lagos.

L’enjeu attaché à la possession de l’île de Chypre a, d’une certaine façon, participé à la constitution de deux grandes dynasties de l’époque hellénistique : la dynastie lagide et la dynastie antigonide. Réciproquement, le conflit qui mit aux prises au tournant des IVe et IIIe siècles Antigone, associé à son fils Démétrios, et Ptolémée, pour le contrôle des circuits égéens, précipita Chypre dans la nouvelle donne de l’époque hellénistique.

Dès l’année 321, Ptolémée manifesta ses premières velléités de rapprochement avec les rois chypriotes, pressé par l’agression de Perdiccas en Égypte. Il conclut ainsi une alliance avec les rois de Salamine, Soloi, Amathonte et Paphos.

Dans les années 316/315, les rois alliés à Ptolémée repoussèrent une première tentative de conquête de la part d’Antigone. En 313/312, Ptolémée exerça des représailles à l’encontre des rois chypriotes dont la fidélité ne lui semblait pas assurée, tout en confortant la position du roi Nicocréon de Salamine, institué garant des intérêts du Lagide sur l’île[16] : d’après le témoignage des sources littéraires[17], la cité de Marion, aurait été détruite à cette occasion. Les rois de Kition, de Lapéthos et de Kyrénia, également alliés à Antigone, subirent eux aussi les représailles de Ptolémée : le premier fut exécuté, les deux autres emprisonnés.

En 310, à la mort de Nicocréon, Ptolémée nomma son propre frère, Ménélas, stratège de Chypre. Celui-ci émit alors un monnayage d’or reprenant le répertoire et l’iconographie des rois de Salamine et portant au revers le signe représentant, en syllabaire chypriote, la première syllabe du titre royal (« pa »)[18]. Ce geste traduit un glissement capital dans la politique lagide. La disparition des dynasties locales[19] coïncide en effet avec l’affirmation des aspirations monarchiques de Ptolémée et, peut-être[20], avec l’avènement des fonctions du strategos. La victoire d’Antigone et de son fils Démétrios Poliorcète, à Salamine, en 306, freina temporairement l’installation lagide à Chypre. Antigone et Démétrios ceignirent à cette occasion le bandeau royal, imités un an plus tard par Ptolémée. Ce n’est qu’en 295/294 que Ptolémée remit la main sur Chypre, à la faveur des campagnes de Démétrios en Grèce.

Un changement de perspective

L’entrée de Chypre dans le dispositif géopolitique des Ptolémées représente un renversement fondamental de perspective pour les cités chypriotes, réunies pour la première fois sous l’autorité d’une puissance étrangère. Au contrôle indirect traditionnellement exercé par les Grands Rois de Perse qui leur assurait une autonomie encore effective du temps d’Alexandre, se substitua, dès le début du IIIe siècle, l’autorité directe des rois d’Alexandrie. La dynamique de recentrement[21] provoquée par la nouvelle configuration géopolitique de l’Orient méditerranéen est particulièrement manifeste pour Chypre : l’île, carrefour économique et culturel situé aux confins des grandes aires d’influence des époques archaïque et classique[22], est désormais au centre de l’échiquier politico-stratégique du monde hellénistique. Sa proximité géographique avec la capitale du royaume lagide, Alexandrie, a des répercussions sensibles dans les domaines militaire, politique, économique, culturel et religieux. Le développement d’une administration forte et généralisée tend à intégrer l’île de Chypre dans le royaume ptolémaïque, lui conférant un statut qui la distingue singulièrement des autres possessions extérieures lagides.

Ce changement de perspective suscite également des questions importantes pour l’histoire des identités. La spécialisation[23] dans ce domaine d’une partie des études chypriotes et la prospérité des discours visant – démarche qui n’est pas sans fondement dans l’antiquité –  à définir le kyprios charakter[24] rendent cette partie de l’enquête plus complexe, et plus pressante encore, à l’époque hellénistique.

Les sources épigraphiques

Le corpus des inscriptions de Chypre[25] est généralement méconnu. Bien qu’il ait fait l’objet par le passé d’initiatives individuelles[26] ou collectives (IG[27]), les historiens et les archéologues ne disposent pas, à ce jour, d’un recueil épigraphique regroupant de façon exhaustive l’ensemble des inscriptions chypriotes. Dans cette attente, ces textes, édités (quand ils ne sont pas simplement mentionnés), pour une grande partie, dans des publications ponctuelles[28] ou plus rarement monographiques (c’est le cas lorsque les corpus épigraphiques ont été insérés dans les publications de fouille[29]) souffrent de leur isolement dans le paysage historiographique. Cette lacune n’est pas sans conséquences sur l’étude de la société chypriote, et s’est révélée particulièrement dommageable pour l’histoire de l’île à la période hellénistique. Si plusieurs travaux se sont, en tout[30] ou en partie[31], fondés sur ce matériel[32], aucun ouvrage de synthèse n’exploite l’ensemble de la documentation épigraphique de la période hellénistique disponible à l’échelle de l’île.

Chypre et les Ptolémées : changements politiques et sociaux à Chypre à l’époque hellénistique

Chypre dans le dispositif politico-stratégique lagide : indices épigraphiques

La possession de Chypre constitue un enjeu majeur pour les Ptolémées et l’île occupe une place centrale dans le dispositif lagide[33].

La présence lagide à Chypre de la fin du IIIe siècle au troisième quart du ie siècle[34] se caractérise par l’occupation militaire de l’île, l’omniprésence des représentants du pouvoir royal dans les cités, le développement de la représentation honorifique et l’émergence d’un culte royal lagide.

Ces différents aspects sont bien visibles dans les sources épigraphiques. Deux inscriptions provenant de Paphos, capitale de la province lagide de Chypre à partir de la fin du IIIe siècle[35], et appartenant à la sphère diplomatique entre la dynastie séleucide et la dynastie lagide apportent sur ce point un témoignage intéressant. La dédicace[36] par le roi Démétrios II Nikatôr d’une base de statue en l’honneur de Ptolémée Philomètôr vers 145, atteste les rapports particuliers entretenus par le Lagide avec la dynastie séleucide dans une période de troubles intenses pour les deux dynasties[37].

La copie[38] d’une lettre d’Antiochos VIII adressée à Ptolémée Alexandre I en 109 présente elle aussi un intérêt majeur pour l’histoire de Chypre et de la dynastie lagide[39]. Il s’agit d’un document à caractère officiel, destiné à assurer la publicité de la décision d’Antiochos VIII d’accorder la liberté à la cité de Séleucie-de-Piérie. Sa présence à Paphos est significative : la cité, forte de la renommée de son sanctuaire à l’échelle méditerranéenne, est, à la date concernée, le siège d’une cour – lagide – locale et autonome, organisée autour du roi Ptolémée X Alexandre I. La présence d’une telle inscription à Paphos témoigne de la reconnaissance du statut de la cour de Paphos : l’île est soumise, tout autant que le territoire égyptien du royaume, aux conséquences de la bonne – ou mauvaise – entente des rois, y compris lorsque les troubles dynastiques divisent la monarchie ptolémaïque.

Une troisième inscription, provenant du sanctuaire d’Aphrodite à Palaepaphos, nous renseigne sur un aspect stratégique de la conquête lagide. Dédiée dans la première moitié du IIIe siècle, la base[40] de statue de l’architecte naval Pyrgotélès fut commandée par un souverain lagide, probablement[41] Ptolémée II Philadelphe. L’honneur accordé à Pyrgotélès, sans doute un Paphien, est unique dans le corpus chypriote : c’est la seule base conservée portant une dédicace émise par un Ptolémée. Une telle marque de reconnaissance royale n’est pas anodine dans le contexte des conflits militaires et économiques de l’époque hellénistique. Les imposants vaisseaux militaires, de combat ou de transport, font l’objet d’une véritable compétition technologique à l’époque hellénistique[42] : Chypre, riche en matières premières (bois, cuivre) et en main d’œuvre qualifiée, joue un rôle important dans le développement de la puissance lagide hors d’Égypte.

Le statut du stratège de Chypre est, lui aussi, particulièrement révélateur de la place de l’île de Chypre dans le dispositif ptolémaïque. Doté du titre de συγγενής (« Parent ») du roi, sa position dans la hiérarchie de cour lagide le hisse au-dessus des autres agents du pouvoir royal : l’importance du stratège de l’île est directement proportionnelle à celle de Chypre, la « perle »[43]  des possessions ptolémaïques. L’autorité du strategos est multiple. Premier représentant du roi à Chypre, il exerce son autorité dans les domaines militaire, administratif et, à partir de la fin du IIIe siècle, religieux[44].

La présence des armées lagides à Chypre est documentée par plusieurs types d’inscriptions : épitaphes et, plus rarement, épigrammes funéraires, dédicaces honorifiques, listes, décrets. Un document exceptionnel[45], comportant la copie d’un édit de Ptolémée Évergète II et une lettre du roi adressée directement aux troupes actives à Chypre, constitue le témoignage le plus éloquent de l’intégration de Chypre dans le système militaire lagide.

Promulguée par Ptolémée Évergète II en 145/144, cette ordonnance, conservée dans un état fragmentaire, constitue un témoignage explicite de la reprise en main de l’île de Chypre, à la suite de la guerre fratricide qui opposa le souverain à son frère Ptolémée Philomètôr[46]. L’édit d’amnistie nous informe indirectement que des représailles avaient été menées à l’encontre des partisans de Philomètôr, civils et militaires. La lettre adressée par le roi aux forces armées en position sur l’île révèle, quant à elle, les rapports privilégiés[47] que le roi entend entretenir avec ses soldats.

Ce texte offre sans doute le témoignage le plus explicite de l’intégration totale de Chypre dans le royaume lagide.

De nombreux documents épigraphiques attestent par ailleurs la présence de troupes lagides à Chypre. Une épigramme funéraire provenant de Kition est particulièrement explicite, tandis que des dizaines d’épitaphes d’étrangers[48], découvertes principalement à Amathonte et Kition, plaident en faveur de l’implantation de garnisons de mercenaires sur le territoire chypriote. Le bloc de marbre blanc inscrit[49], légèrement convexe, portant l’épigramme funéraire de Praxagoras, officier ἐπ’ἀνδρῶν (« commandant des hommes ») de l’armée lagide, rend compte de façon très concrète de la présence militaire à Chypre. L’origine de cet officier correspond par ailleurs aux nombreux témoignages de la présence des troupes crétoises dans les contingents militaires au service des Ptolémées[50].

Le culte royal lagide à Chypre

Un autre aspect important de la visibilité du pouvoir lagide à Chypre tient aux caractéristiques de la représentation honorifique des Ptolémées. Les bases de statue portant des dédicaces en l’honneur des souverains et de leurs représentants forment une part importante du corpus épigraphique chypriote. Au vu de la documentation épigraphique, le sanctuaire de Zeus à Salamine et le sanctuaire d’Aphrodite à Paphos, et, peut-être, dans une moindre mesure, celui d’Apollon Hylatès à Kourion, devaient constituer d’importantes galeries de statues. Les dédicants se répartissent en cinq grandes catégories : les dignitaires (officiers et administrateurs) de la cour lagide en poste à Chypre, les soldats groupés en koina[51], les cités, les prêtres et les agents du gymnase (gymnasiarques, lampadarques, agônothètes).

L’étude précise des formulaires dédicatoires, et notamment du recours aux formules prépositionnelles εὐνοίας et/ou εὐεργεσίας ἕνεκεν révèle qu’à Chypre seuls les représentants du pouvoir lagide prennent part à l’agôn honorifique.

Le culte royal relève d’un degré particulier du phénomène honorifique[52]. Nous regroupons sous ce terme les documents attestant l’existence d’un attachement de type religieux au souverain, ou révélant l’existence de pratiques cultuelles institutionnalisées en l’honneur du roi. Plusieurs textes d’interprétation difficile[53] se rattachent à cette catégorie à Chypre. Les autels ou éléments d’autel portant simplement le nom du souverain au génitif forment la série la plus importante des témoignages du culte royal. Parmi les souverains concernés par ce type d’hommage, la reine Arsinoé II Philadelphe bénéficie d’une audience particulière. Au total, le corpus épigraphique propre à la sœur-épouse de Ptolémée II concerne une trentaine d’inscriptions chypriotes. Cette somme, composée de documents de nature et de facture diverses, suggère que la reine a, parmi les souverains lagides honorés à Chypre, reçu un culte séparé et organisé, comportant des pratiques et un personnel spécifiques[54]. Deux inscriptions provenant d’Idalion, au Sud-Est de la Mesaoria, revêtent pour notre étude un intérêt crucial. La première se présente comme la dédicace, rédigée en langue phénicienne, des statues des trois petits-fils de Batshilem[55]. L’inscription, datée de l’année 254 par une référence calendaire triple, porte ainsi la mention d’une prêtrise locale du culte d’Arsinoé : Batshilem consacre en effet les statues à Resheph-Mikal pendant la canéphorie d’Amatosiris fille de M[…] fils d’Abdsasm fils de GD’T[56]. La référence à une prêtrise d’Arsinoé, vraisemblablement éponyme, suggère l’institutionnalisation du culte et des rites accomplis à Idalion en l’honneur de la reine.

Un petit fragment architectural inscrit, découvert en 1869 à Idalion, constitue le second élément de ce dossier. Les deux lignes qui composent l’inscription Ἀρσινοεῖο[ν̣…] ἀνδράσι α̣[…][57] sont gravées sur la partie gauche d’un bloc en calcaire qui a été interprété comme un fragment de l’architrave d’une petite colonne votive d’ordre dorique[58]. La première des deux lignes porte clairement mention d’un espace réservé au culte d’Arsinoé, un Arsinoeion, au sein du sanctuaire d’Apollon-Resheph d’Idalion, tandis que la seconde suggère l’énoncé d’une prescription (mais pas nécessairement d’une interdiction[59]) réservée aux hommes.

La société et les institutions chypriotes à l’époque hellénistique

La société chypriote hellénistique

La présence à Chypre de mercenaires provenant de différentes régions de la Méditerranée orientale, et celle d’officiers et de fonctionnaires appartenant aux cercles du pouvoir alexandrin, accentue le caractère polymorphe de la société chypriote hellénistique[60]. Cet aspect, inhérent, en effet, à la société chypriote[61], demeure prégnant à l’époque hellénistique, malgré l’affaiblissement manifeste des disparités linguistiques[62]. L’importance des élites phéniciennes[63], et particulièrement au début de la période, tend par ailleurs à démontrer la participation des cadres locaux dans la mise en place de l’administration lagide à Chypre.

L’étude des notables est significative pour l’étude des structures sociales. Cette catégorie est très hétérogène dans la Chypre lagide et repose, probablement jusqu’au Ier siècle, sur une division irréductible entre les agents directement au service du pouvoir lagide et les notables locaux. Les premiers se distinguent par leur appartenance aux cercles de la cour lagide, caractérisée dans les textes par la mention d’un titre aulique[64], tandis que l’identité et les activités des seconds sont plus difficiles à déterminer. L’attribution discriminante de titres auliques à des Chypriotes, à la fin de la période hellénistique, révèle l’émergence, à la faveur de la personnalisation de l’autorité royale et de la création d’une cour lagide locale, d’une nouvelle catégorie de notables chypriotes. Parmi eux, le cas du Paphien Onèsandros est significatif. Connu par deux[65] bases de statues dédiées par la cité de Paphos et datées des années 88-8056, Onèsandros fils de Nausikratès porte le titre de « Parent » du roi Ptolémée IX Sôter II et jouit d’un statut exceptionnel : présenté comme un promoteur indéfectible du culte du souverain, il est prêtre à vie du roi et fondateur d’un Ptolemaion dans sa cité d’origine, c’est-à-dire d’un lieu consacré au culte royal. Sa carrière n’est pas moins remarquable : secrétaire de la cité de Paphos, il fut, in fine, nommé directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie (ἐπὶ τῆς ἐν Ἀλεξανδρείαι μεγάλης βυβλιοθήκης)57.

Rois et cités à Chypre à l’époque hellénistique

L’étude de la relation de la société locale avec les souverains ptolémaïques constitue l’orientation majeure de l’historiographie consacrée à l’île de Chypre à l’époque hellénistique et tend à éclipser58 l’étude des institutions chypriotes pendant la période de la domination lagide. Plusieurs inscriptions importantes permettent néanmoins de constater l’existence et l’activité des cités chypriotes. Connues, à l’époque qui nous intéresse, par le témoignage d’une inscription59 d’Argos enregistrant une donation conjointe des cités chypriotes et du pouvoir lagide, ces entités civiques apparaissent également à de nombreuses reprises dans le corpus local, notamment à l’occasion de dédicaces honorifiques60. Le corpus des décrets, qui constituent généralement sur ce point la catégorie d’inscriptions la plus informative, présente à Chypre un profil très particulier. Représentant, du point de vue quantitatif, une partie très mineure61 du corpus épigraphique chypriote, les décrets conservés proviennent tous de la cité de Kourion. Leur lecture, néanmoins éclairante, tend à nuancer l’ampleur du contrôle lagide sur la vie interne des cités chypriotes. Plusieurs décrets de Kourion attestent ainsi l’effectivité à Chypre des prérogatives traditionnelles de la cité grecque dans les domaines politique, religieux, économique et, peut-être, militaire62.

Le corpus révèle par ailleurs l’existence et l’activité de magistrats (archontes, stratèges et agoranomes) et d’institutions civiques. Remarquablement peu présente dans les textes conservés, la boulè est néanmoins attestée dans les cités de Paphos et de Kourion.

Une catégorie de magistrats occupe une place très prégnante dans la société chypriote à l’époque hellénistique : les gymnasiarques. Placé, comme son nom l’indique, à la tête des activités athlétiques, ce magistrat exerce son autorité sur le principal espace de la vie publique des cités chypriotes à l’époque hellénistique. Le gymnase est également le lieu privilégié du culte dynastique63.

Attesté de façon remarquable dans la plupart des cités chypriotes, le gymnase, entendu à la fois en tant qu’espace architectural, établissement culturel et espace civique – représente une nouveauté importante liée à l’implantation de l’autorité lagide à Chypre.

Enfin, les sources épigraphiques attestent la présence, à côté des cités, de différents groupes au sein de la société chypriote et tendent à montrer que celle-ci reposait, à l’époque hellénistique, sur une pluralité de structures. De nature variée, groupes et associations sont actifs dans divers secteurs de la société (armée, cultes, pratiques athlétiques et artistiques) et sont parfois dotés d’organes de décision fonctionnant vraisemblablement sur le modèle civique64.

Conclusion

La situation de l’île de Chypre de la fin du IVe à la deuxième moitié du Ie siècle repose sur une dynamique singulière qui se caractérise par l’apparition de phénomènes communs à l’ensemble du monde hellénistique, par l’interprétation locale de certains éléments portés par la koinè hellénistique, et par le développement de rapports tout à fait particuliers avec l’Égypte et la dynastie lagide. L’étude des inscriptions chypriotes apporte, sur la longue durée, un éclairage essentiel permettant d’appréhender les conséquences régionales de l’entrée de Chypre dans le monde hellénistique et de son intégration dans le dispositif politico-stratégique de la dynastie lagide. Les sources épigraphiques permettent de nuancer la vision dichotomique généralement portée par les historiens sur la conquête lagide, et de dépasser la question, longtemps dominante dans le domaine des études chypriotes, des « ruptures » et « continuités ». La relation, complexe et durable, entre la société chypriote et les Ptolémées constitue un cas intéressant pour l’étude de la monarchie lagide et de ses rapports avec les cités et les territoires placés sous son contrôle.

 


[1] Cet article présente brièvement les résultats de ma thèse de doctorat, réalisée de 2013 à 2017 à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre Camille Jullian (UMR 7299) et à Université de Chypre, sous la direction conjointe du Pr. Antoine Hermary et du Pr. Demetrios Michaelides. Les résultats exhaustifs et définitifs de cette thèse, soutenue le 14 décembre 2017, sont actuellement en cours de publication. Environ 450 textes (auxquels s’ajoutent les 310 vases inscrits du corpus de Kafizin : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : nouvelles perspectives », BCH 138.1, 2014, p. 245-327) ont, à cette occasion, fait l’objet d’une étude épigraphique et historique. La constitution de ce corpus d’inscriptions relativement limité a donné lieu à une enquête épigraphique et bibliographique approfondie, à un classement des textes et, pour chacun d’entre eux, à une traduction originale et à un commentaire. Le choix de ces textes particulièrement significatifs pour l’étude des rapports entre la société chypriote et les Lagides a, in fine, permis d’établir une synthèse embrassant les domaines administratif, économique, politique, culturel et religieux de l’histoire hellénistique de l’île de Chypre.

[2] Dans cette catégorie, l’ensemble que forment les vases inscrits de Kafizin, consacrés à la « nymphe du piton », occupe une place primordiale : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : nouvelles perspectives », BCH 138, 2014, p. 245-327.

[3] Sauf mention contraire, toutes les dates s’entendent avant notre ère.

[4]Anna Satraki, Κύπριοι Βασιλείς από τον Κόσμασο μέχρι το Νικοκρέοντα. Η πολιτειακή οργάνωση της αρχαίας Κύπρου από την Ύστερη Εποχή του Χαλκού μέχρι το τέλος της Κυπροκλασικής περιόδου με βάση τα αρχαιολογικά δεδομένα (Αρχαιογνωσία 9), Athènes, 2012.

[5]Maria Iacovou, « Advocating Cyprocentricism: An Indigenous Model for the Emergence of State Formation on Cyprus », ‘Up to the Gates of Ekron’. Essays on the Archaeology and History of the Eastern Mediterranean in Honor of Seymour Gitin, Jérusalem, 2007, p. 464-465 ; Maria Iacovou, « Crete and Cyprus: Contrasting Political Configurations », dans C. Cadogan et al. (ed.), Parallel Lives. Ancient Island Societies in Crete and Cyprus (British School at Athens Studies) 20, 2012, p. 355.

[6]Sabine Fourrier, « Les territoires des royaumes chypriotes archaïques : une esquisse de géographie historique », CCEC 32, 2002, p. 135-146 ; Antoine Hermary, « Recherches récentes sur le territoire et les frontières des royaumes chypriotes (VIIIe–IVe siècles av. J.-C.) », dans M.A. Guggisberg (éd.), Grenzen in Ritual und Kult der Antike: internationales Kolloquium, Basel, 5.-6. November 2009, Bâle, 2013, p. 115-129.

[7]Andreas Mehl, « The Cypriot Kings: Despots or Democrats or…? Remarks on Cypriot Kingship Especially in the Time of Persian Suzerainty », Electrum 23, 2016, p. 51-64. Aristote était l’auteur d’une Κυπρίων Πολιτεία, dont seuls quelques fragments subsistent, et son disciple Théophraste celui d’un Περὶ βασιλείας Κυπρίων.  La ruine des sources littéraires ne peut, sur ce point, être compensée.

[8] Maria Iacovou , « From ten to naught. Formation, consolidation and abolition of Cyprus’ Iron age polities », Cahiers du Centre d’Études Chypriotes 32, 2002, p. 73-87.

[9] Hérodote, 2.182.14-15.

[10] Aux alentours de 525, les royaumes chypriotes se soumettent, visiblement, de leur plein gré, au Grand Roi (Hérodote 3.19.3). La nature et les modalités du contrôle exercé par les rois de Perse sur l’île de Chypre sont examinées dans : Antigoni Zournatzi, Persian Rule in Cyprus: Sources, Problems, Perspective (Μελετηματα 44), Athènes, 2005.

[11]Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre : numismatique et histoire à l’époque classique (Μελετηματα 64), Athènes, 2011, notamment p. 60-65.

[12]Hérodote 5.104-105, 108-11 ; Diodore 14.98.

[13]Il semble que les rois chypriotes participèrent volontairement aux campagnes d’Alexandre. Chypre ne fait donc pas à proprement parler partie des territoires conquis par le Macédonien. Voir sur ce point : Édouard Will, « La Cyrénaïque et les partages successifs de l’empire d’Alexandre », L’Antiquité classique 29, 1960, p. 369-390.

[14]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique (323- 30 av. J.-C.), Paris, 2003 (1979-1982 [1re éd. 1966-1967]), I, p. 159-170 ; Anaïs Michel, « Chypre dans le nouvel ordre méditerranéen de l’époque hellénistique. Approches épigraphiques », CCEC 46, 2016, p. 290-294.

[15]Une partie de ce territoire fait l’objet d’un conflit territorial récurrent (les six « Guerres de Syrie ») entre Lagides et Séleucides du deuxième quart du iiie siècle au deuxième quart du iie siècle.

[16]D’après Diodore, Nicocréon aurait alors porté le titre de strategos : Diodore 19.79.5. Ce dernier point est discuté : Roger Shaler Bagnall, The Administration of the Ptolemaic Possessions outside Egypt (Columbia Studies in the Classical Tradition 4), Leyde, 1976, p. 39-40 ; Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus: From the Cypriot Basileis to the Hellenistic Strategos (Mnemosyne Supplements History and Archaeology of Classical Antiquity 347), Leyde – Boston, 2012, p. 9-15.

[17]Diodore 19.57.4 ; 19.59.1 ; 19.79.4-5. Les sources archéologiques relativisent la portée de ces agressions. Ainsi, à Kition : Jean-François Salles (dir.), Kition-Bamboula IV, Les niveaux hellénistiques, Paris, 1993, p. 109 ; Annie Caubet, Sabine Fourrier, Marguerite Yon, Kition-Bamboula VI, Le sanctuaire sous la colline, Lyon, 2015, p. 60.

[18]Le signe du titre royal en syllabaire chypriote « pa » (pour pa-si-le-wo-se : « du roi ») est en effet attesté au revers de deux 1/3 de statère d’or portant au droit les trois premières lettres grecques du nom du roi (MEN). Voir : Evangeline Markou, « Menelaos, King of Salamis », D. Michaelides (éd.), Epigraphy, Numismatics, Prosopography and History of Ancient Cyprus: Papers in Honour of Ino Nicolaou, Uppsala, 2013, p. 3-8 ; Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre…, p. 186, 238.

[19]À cette époque, seule la cité-royaume de Soloi semble encore gouvernée par un roi. Eunostos est connu par le double témoignage des sources littéraires (Athénée 13.37.576e) et des monnaies (Anne Destrooper-Georgiades, « The Cypriote Coinage during the 4th Century B.C.: Unified or Chaotic Evolution in the Hellenistic Period? », dans P. Flourentzos (éd.), Από τον Ευαγόρα Α’ στους Πτολεμαίους : η μετάβαση από τους Κλασικούς στους Ελληνιστικούς χρόνους στην Κύπρο, Λευκωσία 29-30 Νοεμβρίου 2002, Nicosie, 2007, p. 265-281 ; Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre…, p. 186-189). Sur le mariage d’Eunostos avec Eirènè, fille de Ptolémée et de l’hétaïre Thaïs, voir : Brako Van Oppen, « The Marriage of Eirene and Eunostus of Soli: An Episode in the Age of the Successors », Athenaeum 103.2, 2015, p. 458-476.

[20]Les inscriptions ne font pas état de l’existence de la strategia à Chypre avant le règne de Ptolémée Philopatôr (Pélops fils de Pélops porte le titre de strategos entre 217 et 203) : désormais Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus...p. 13-14.

[21]Christian Körner, « The Cypriot Kings under Assyrian and Persian Rule (Eighth to Fourth Century BC): Centre and Periphery in a Relationship of Suzerainty », Electrum 23, 2016, p. 25-49.

[22]En marge du monde grec, l’île est également distante des centres décisionnels de l’empire perse.

[23]Kyprios character. Quelle identité chypriote ? Sources Travaux Historiques 43-44, 1995 ; Yannis Ioannou, Françoise Métral et Marguerite Yon (dir.), Chypre et la Méditerranée orientale : formations identitaires, perspectives historiques et enjeux contemporains. Actes du colloque tenu à Lyon, 1997, Université Lumière-Lyon 2, Université de Chypre (Travaux de la Maison de l’Orient 30), Lyon, 2000 ; Sabine Fourrier, Gilles Grivaud (éd.), Identités croisées en un milieu méditerranéen : le cas de Chypre (Antiquité- Moyen-Âge), 11-13 mars 2004, Mont-Saint-Aignan, 2006.

[24]Eschyle, Suppliantes, v. 281-282.

[25]D’après M. Kantirea, 5 000 inscriptions chypriotes en tout, 3 000 alphabétiques : Maria Kantirea, « The Alphabetic Inscriptions of Cyprus: Epigraphic Contribution to the Reconstruction of the History of Ancient Cyprus », sur le site Internet : Kyprios Character. History, Archaeology & Numismatics of Ancient Cypruskyprioscharacter.eie.gr/en/t/AP.

[26]T.B. Mitford a, le premier, formé le projet, avorté par la suite, de réunir l’ensemble des inscriptions chypriotes dans une monographie : Terence Bruce Mitford, « The Status of Cypriot Epigraphy: Cypriot Writing, Minoan to Byzantine », Archaeology V, 1952, p. 151-156. Les inscriptions en caractères syllabiques sont désormais réunies, à la suite de l’œuvre majeure d’O. Masson, par M. Egetmeyer : Olivier Masson, Les inscriptions chypriotes syllabiques (Études Chypriotes I), Athènes, 1983 (1961) ; Markus Egetmeyer, Le dialecte grec ancien de Chypre, Berlin, 2010.

[27]Pour une présentation de l’historique du projet d’édition du corpus des inscriptions de Chypre, voir : Peter Funke, « Looking for Cypriot inscriptions: first attempts to create a corpus of Cypriot inscriptions (IG XV) at the beginning of the 20th century », dans D. Michaelides (éd.), Epigraphy, numismatics, prosopography and history of ancient Cyprus: papers in honour of Ino Nicolaou, Uppsala, 2013, p. 119-127 ; Daniela Summa, « Inscriptiones Graecae insulae Cypri research project (IG XV 2) », sur le site Internet : Kyprios Character. History, Archaeology & Numismatics of Ancient Cyprus kyprioscharacter.eie.gr/en/t/A2.

[28]Soulignons ici le travail fondamental d’Inô Nicolaou, dont le rapport épigraphique annuel, publié dans le Report of the Department of Antiquities depuis 1963 (mais le premier numéro de ses « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae » fut, quant à lui, publié dans la revue Berytus : Inô Michaelidou-Nicolaou, « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae, 1960-1961, I », Berytus 14, 1963, p. 129-141) recueillait une somme considérable d’informations pour l’étude des inscriptions chypriotes.

[29]C’est notamment le cas pour les missions françaises de Kition et de Salamine (Marguerite Yon [dir.], Kition-Bamboula V, Kition dans les textes : testimonia littéraires et épigraphiques et corpus des inscriptions, Paris, 2004 ; Jean Pouilloux, Paul Roesch, Jean Marcillet-Jaubert, Salamine XIII, Testimonia Salaminia 2, Corpus épigraphique, Paris, 1987). J.-B. Cayla a consacré sa thèse de doctorat, actuellement en cours de publication, à l’étude des inscriptions alphabétiques de Paphos : Jean-Baptiste Cayla, Les inscriptions de Paphos : Corpus des inscriptions alphabétiques de Palaipaphos, de Néa Paphos et de la chôra paphienne, thèse inédite, Université Paris IV, 2003. Les inscriptions de Kourion ont, quant à elles, fait l’objet d’une monographie de la part de l’épigraphiste écossais Terence Bruce Mitford. Publié en 1971 (Terence Bruce Mitford, The Inscriptions of Kourion, Philadelphie, 1971), l’ouvrage fut vivement critiqué par Th. Drew-Bear et R. Bagnall dans deux articles de la revue Phoenix en 1973 : Roger Shaler Bagnall, Thomas Drew-Bear, « Documents from Kourion: A Review Article. Part I: Principles and Methods », Phoenix 27.2, 1973, p. 99-117 ; « Documents from Kourion: A Review Article. Part 2: Individual Inscriptions », Phoenix 27.3, 1973, p. 213-244.

[30]C’est notamment le cas de la vaste étude prosopographique consacrée à la période de la domination lagide : Inô Michaelidou-Nicolaou, Prosopography of Ptolemaic Cyprus (Studies in Mediterranean Archaeology 44), Göteborg, 1976.

[31] Signalons à ce titre plusieurs recherches doctorales récentes : Paul Wallace Keen, Land of Experiment: the Ptolemies and the Development of Hellenistic Cyprus, 312-58 BC, thèse inédite, Chicago, 2012 ; Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus... ; Sidonie Lejeune, Chypre en transition. Les cités chypriotes de la fin des Royaumes autonomes à la mise en ordre lagide, IVe-IIIe siècles av. J.-C., thèse inédite, Paris, 2013. Une autre thèse, bien qu’elle ne fasse qu’un usage très limité du matériel épigraphique pour se consacrer au matériel numismatique, statuaire et architectural, peut encore être mentionnée : Jody Michael Gordon, Between Alexandria and Rome: A Postcolonial Archaeology of Cultural Identity in Hellenistic and Roman Cyprus, thèse inédite, Cincinnati, 2012.

[32]Voir également les recherches d’A. Mehl sur l’histoire de Chypre hellénistique, notamment sa contribution à l’un des volumes de l’Ιστορία τῆς Κύπρου publié en 2000 : Andreas Mehl, « Ἑλληνιστική Κύπρος », dans Th. Papadopoullos (éd.), Ιστορία τῆς Κύπρου, II.B, Ἀρχαία Κύπρος, Nicosie, 2000, p. 619-761. En dernier lieu, voir : Andreas Mehl, « Nea Paphos et l’administration ptolémaïque de Chypre », dans Cl. Balandier (éd.), Nea Paphos : fondation et développement urbanistique d’une ville chypriote de l’antiquité à nos jours. Études archéologiques, historiques et patrimoniales. Actes du 1er colloque international sur Paphos, Avignon 30, 31 octobre et 1er novembre 2012, Bordeaux, 2016, p. 249-260.

[33]Cf. supra, n. 14.

[34]Jean-Baptiste Cayla, « Antoine, Cléopâtre et les technites dionysiaques à Chypre », BCH 141, 2017 (à paraître) ; Anaïs Michel, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite : enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide », dans S. Aufrère, A. Michel (éd.), Cléopâtre en Abyme, (à paraître).

[35]La cité, et son centre administratif et politique situé à Néa Paphos, font actuellement l’objet de nombreuses recherches. Voir : Claire Balandier (éd.), Nea Paphos : fondation et développement urbanistique d’une ville chypriote de l’antiquité à nos jours. Études archéologiques, historiques et patrimoniales. Actes du 1er colloque international sur Paphos, Avignon 30, 31 octobre et 1er novembre 2012, Bordeaux, 2016.

[36]Terence Bruce Mitford, « Seleucus and Theodorus », OpAth 1, 1953, p. 146 n. 33.

[37]Le conflit territorial qui oppose Lagides et Séleucides pour la possession de la Syrie « Creuse » envenime les relations internationales depuis le deuxième quart du IIIe siècle. Lors de la guerre de succession qui opposa, en Syrie, Démétrios II à Alexandre Balas, Ptolémée VI, ayant dans un premier temps penché pour la cause de l’usurpateur, avait finalement pris le parti de Démétrios, insufflant dans sa politique étrangère un revirement, et lui avait donné en mariage sa fille, Cléopâtre Théa. Acclamé roi à Antioche, le Lagide avait ensuite ménagé l’intégrité du royaume séleucide au profit de son jeune gendre — se conservant du même coup la bienveillance de la puissance romaine, dont les interventions en Orient se faisaient alors de plus en plus fréquentes. Voir : Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 377-378, 410, 432, 435, 448.

[38]Londres, British Museum, inv. 1888,1115.16. Charles Bradford Welles, Royal correspondence in the Hellenistic Period: a study in Greek epigraphy, New Haven, 1934, n°71-72 ; Terence Bruce Mitford, « The Hellenistic inscriptions of Old Paphos », ABSA 56, 1961, p. 3-4, n°3.

[39]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 455-457. À l’occasion de la publication d’un exceptionnel autel du culte royal à Amathonte, L. Thély fait précisément le point sur la place de Chypre dans les conflits dynastiques de la fin du iie siècle : Ludovic Thély, « Inscriptions d’Amathonte XI. Un autel en l’honneur de Ptolémée X et Bérénice III découvert aux abords Sud-Ouest de l’agora », BCH 139-140, 2016, p. 463-484.

[40]Musée de Kouklia, inv. KM 51. Marie-Christine Hellmann, Choix d’inscriptions architecturales grecques, traduites et commentées, Paris, 1999, p. 35, n°11.

[41]J.-B. Cayla remet en question la datation traditionnelle de cette inscription et émet l’hypothèse d’une date haute, sous le règne de Ptolémée I : Jean-Baptiste Cayla, « Le paysage des théonymes en Crète et à Chypre », CCEC 46, 2016, p. 153-155.

[42]Jean Rougé, La marine dans l’Antiquité, Paris, 1975, p. 104.

[43]Leon Mooren, La hiérarchie de cour ptolémaïque…, p. 208-209. Ce constat s’étend aux domaines économique et stratégique.

[44]Polykratès d’Argos, stratège entre 203 et 197, est le premier à assumer la fonction d’ἀρχιερεύς, « grand-prêtre » des cultes de l’île.

[45]La pierre est actuellement conservée au musée archéologique de Nicosie : Cyprus Museum, inv. 201. Voir : Marie-Thérèse Lenger, « Décret d’amnistie de Ptolémée Évergète II et lettre aux forces armées de Chypre », BCH 80, 1956, p. 437-461 ; Marie-Thérèse Lenger, Corpus des ordonnances des Ptolémées, Bruxelles, 1980, p. 95-102 ; Francis Piejko, « An act of Amnesty and a Letter of Ptolemy VIII to his Troops on Cyprus », L’Antiquité Classique 56, 1987, p. 254-259 ; Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes : testimonia littéraires et épigraphiques et corpus des inscriptions, Paris, 2004, n°2017.

[46]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 360-364.

[47]La relation étroite nouée entre le roi et ses soldats est notamment soulignée par l’emploi du terme συναναστροφή (« fréquentation ») qui contribue à révéler cet aspect essentiel de la monarchie hellénistique, bien représenté dans le corpus épigraphique chypriote. Les soldats sont quant à eux désignés sous le terme ἀρχηγοί qui en fait les véritables « instigateurs » de l’autorité royale. La bienveillance du monarque – si souvent alléguée dans la rhétorique propre aux inscriptions honorifiques – prend ici un sens très concret par la mention de la distribution de soldes à vie (διὰ βίου σιταρχία). La tonalité emphatique des paroles du roi, rapportées au discours direct, donne également voix à la notion d’εὔνοια, incontournable composante du discours honorifique à l’époque hellénistique.

[48]Inô Michaelidou-Nicolaou, « The Ethnics in Hellenistic Cyprus. I, The Epitaphs », KyprSp 31, 1967, p. 15-36. On recense des individus provenant de Macédoine, de Thrace, d’Épire, d’Illyrie, d’Asie-Mineure, de Phénicie, de Perse, d’Égypte et de Libye.

[49]Londres, British Museum, BM C 1, 2613. Voir : Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n°2070. On lit : « La Crète est ma patrie, passant, Nikô la mère qui m’a donné le jour, et Sôsianax était mon père. J’avais pour nom illustre Praxagoras, moi qu’autrefois le souverain fils de Lagos nomma commandant des hommes ».

[50]Inô Michaelidou-Nicolaou, « The Ethnics in Hellenistic Cyprus… » ; Anaïs Michel, « Chypre dans le nouvel ordre méditerranéen de l’époque hellénistique… », p. 297-300.

[51]Actifs sur l’île à partir du milieu du IIe siècle, ces groupes rassemblent des soldats de diverses origines : Achéens, Thraces, Crétois, Ioniens, Ciliciens et surtout Lyciens. Dotés de moyens financiers importants et d’organes de décision, les koina se signalent par la dédicace de bases de statues en l’honneur des souverains ou de hauts dignitaires lagides et de leur famille. Les troupes achéennes et grecques stationnées à Chypre sont par ailleurs en capacité de consacrer une statue du stratège Séleukos dans le sanctuaire de Zeus à Olympie : IvO, n°301.

[52]Guillaume Biard, La représentation honorifique dans les cités grecques aux époques classique et hellénistique (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome 376), Athènes, 2017 (notamment p. 96-105).

[53]C’est le cas lorsque l’emploi des cas ne permet pas d’identifier clairement le statut du souverain par rapport à la divinité. On pense par exemple à l’inscription bilingue grec-phénicien gravée sur un rocher aménagé près de Lapéthos (LBW n°2778) : Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide : la documentation phénicienne », dans J. Aliquot et C. Bonnet (éd.), La Phénicie hellénistique. Actes du colloque international de Toulouse (18-20 février 2013), Topoi Orient-Occident Supplément 13, 2015, p. 44. L’autel de Kition consacré à Zeus Sôter et Athéna Nikèphoros en l’honneur de Ptolémée Sôter II (Cyprus Museum, inv. 213) entre également dans cette catégorie : Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n°2003.

[54] L’ensemble de la documentation est réunie dans Aristodemos Anastassiades, « Ἀρσινόης Φιλαδέλφου : aspects of a specific cult in Cyprus », Report of the Department of Antiquities Cyprus, 1998, p. 129-140, pl. XIV. Pour les enjeux idéologiques du culte d’Arsinoé à Chypre, et de ses échos dans l’histoire de la présence lagide à Chypre, voir : Hans Hauben, « Arsinoé II et la politique extérieure de l’Égypte », dans E. van’t Dack, P. van Dessel & W. van Gucht (éd.), Egypt and the Hellenistic World (Studia Hellenistica 27), Louvain 1982, p. 99-127 ; Anaïs Michel, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite. Enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide », dans S.H. Aufrère et A. Michel (éd.), Cléopâtre en Abyme, Paris, 2018, p. 243-265.

[55] Corpus Inscriptionum Semiticarum I, Paris, 1881, n° 93 ; Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n° 82 ; Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide… », p. 38-40.

[56] Le texte pose l’équivalence de cette référence calendaire avec la 31e année du règne de Philadelphe (295/294-246) et la 57e année de l’ère civique de Kition, dont il faut logiquement placer l’avènement en 311, date de l’exécution du roi Pumayyaton (Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide… », p. 38).

[57] Les restitutions, proposées par T.B. Mitford (« The Hellenistic inscriptions of Old Paphos… », p. 8) et par O. Masson (« Kypriaka », BCH 92, 1968, p. 400-402), sont probables, mais elles ne sont pas vérifiables en l’état.

[58] British Museum, inv. 1903,1215.4.

[59] Le datif ἀνδράσι indique vraisemblablement que les personnes de sexe masculin sont les destinataires (sans doute exclusifs) de la proposition manquante à droite du fragment conservé, mais rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’une interdiction.

[60]Anaïs Michel, « Cypriot Society and Identity in Hellenistic Times: some Observations on the Epigraphic Evidence », dans L. Bombardieri, M. Amadio, F. Dolcetti (éd.), Ancient Cyprus, an Unexpected Journey: Communities in Continuity and Transition, Rome, 2017, p. 153-172.

[61]Voir à ce sujet les contributions réunies lors de la 14e réunion de la Postgraduate Conference of Cypriot Archaeology qui s’est tenue du 14 au 16 novembre 2014 à Bochum, et intitulée « The Many Face(t)s of Cyprus » (actes à paraître).

[62]Les inscriptions en grec alphabétique sont tout à fait majoritaires à l’époque hellénistique. On dénombre également quelques inscriptions phéniciennes et une exceptionnelle bilingue grec-langue locale d’Amathonte. En ce qui concerne la graphie, le syllabaire chypriote est, malgré un très net recul, encore employé dans des contextes bien spécifiques jusqu’à la basse époque hellénistique. Sur ce dernier point, la relecture des inscriptions de Kafizin est décisive : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : … ».

[63]Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide : la documentation phénicienne… ».

[64]Leon Mooren, The Aulic Titulature in Ptolemaic Egypt: Introduction and Prosopography, Bruxelles, 1975 ; Leon Mooren, La hiérarchie de cour ptolémaïque : contribution à l’étude des institutions et des classes dirigeantes à l’époque hellénistique (Studia Hellenistica 23), Louvain, 1977. Le corpus chypriote porte la mention d’individus appartenant aux groupes des « Parents », « Premiers Amis », « Gardes-du-corps en chef », « Amis » ou « Successeurs ».

[65]Terence Bruce Mitford, « The Hellenistic inscriptions of Old Paphos… », p. 40, n°110 (Musée de Kouklia, inv. KM 33). La seconde dédicace honore la fille d’Onèsandros : Terence Bruce Mitford, « Contributions to the Epigraphy of Cyprus. Some Hellenistic Inscriptions », APF 13, 1939, p. 36, n°18.

56 Ces dates correspondent à celles du règne de Ptolémée Sôter II sur le royaume lagide indivis, en l’occurrence sur l’Égypte et sur Chypre.

57 L’activité d’Onèsandros à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie coïncide avec le retour de Ptolémée Sôter II sur le trône d’Alexandrie, et, qui plus est, du retour de Chypre au sein du royaume lagide indivis. La présence du Paphien auprès du roi dans la capitale égyptienne est sans doute justifiée par l’excellence des rapports qu’il a su entretenir avec le souverain lorsque celui-ci régnait à Chypre sur un royaume lagide dissident (106/105-88).

58 Constat qu’émettait déjà T.B. Mitford : Terence Bruce Mitford, « The Character of Ptolemaic Rule in Cyprus », Aegyptus 33, 1953, p. 80-90.

59 Pierre Aupert, « Une donation lagide et chypriote à Argos », BCH 106, 1982, p. 263-280.

60 Les cités de Paphos, Salamine, Amathonte, Kourion, Kition, Lapéthos, Arsinoé et peut-être Chytroi sont mentionnées sur des bases de statue dont elles sont les dédicantes. Ces bases sont majoritairement destinées à accueillir les statues d’officiers ou de dignitaires lagides, quand elles n’honorent pas directement les souverains.

61 Quelques textes lacunaires ou d’interprétation délicate, provenant de Kourion, Paphos, Chytroi, Lapéthos et Amathonte, complètent peut-être cet ensemble. D’autres inscriptions, rédigées selon le formulaire des décrets civiques, sont émises par des entités hétérogènes : association de technites dionysiaques ou collèges de prêtres.

62 Les décrets de Kourion forment un dossier cohérent pour l’étude des institutions civiques de la Chypre lagide (voir supra, n. 29 ): Inô Nicolaou, « The Greek Inscriptions », dans D. Buitron-Oliver (éd.), The Sanctuary of Apollo Hylates at Kourion: Excavations in the Archaic Precinct (Studies in Mediterranean Archaeology 109), Jonsered, 1996, p. 174, n°2 (Musée d’Épiskopi, inv. I 70-73) ; Anne Bielman, Retour à la liberté. Libération et sauvetage des prisonniers en Grèce ancienne : Recueil d’inscriptions honorant des sauveteurs et analyse critique (Études Épigraphiques I), Athènes, 1994, n°27 ; Peter Thonemann, « A Ptolemaic Decree from Kourion », ZPE 165, 2008, p. 87-95.

63 Sophia Aneziri, Dimitris Damaskos, « Städtische Kulte im hellenistichen Gymnasion », dans D. Kah, P. Scholz (éd.), Das hellenistische Gymnasion, Berlin, 2004, p. 247-271.

64 C’est notamment le cas des nombreux thiases connus à Chypre (Antoine Hermary, « Autour de Golgoi : les cités de la Mesaoria à l’époque hellénistique et sous l’Empire », CCEC 34, 2004, p. 47-68), du bureau des artistes dionysiaques (Sophia Aneziri, « Zwischen Musen und Hof: Die Dionysischen Techniten auf Zypern », ZPE 104, 1994, p. 179-198 ; Jean-Baptiste Cayla, « Antoine, Cléopâtre et les technites dionysiaques à Chypre… ») ou encore de l’association des cultivateurs du lin active à Kafizin (Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin… »).

Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » : une enquête pour contrôler l’activité des cours de justice au XVIIIe siècle

Émilie Leromain

 


Résumé : Le 9 octobre 1733, le chancelier Henri-François d’Aguesseau adresse une circulaire à l’ensemble des intendants et des procureurs généraux du royaume afin que soient établis tous les six mois des « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives ». Il s’agit en recensant les crimes les plus graves de connaître l’activité des cours et de juger le service des officiers de justice. Le chancelier souhaite en effet «  ranimer […] par une attention constante et suivie le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent […] concourir » au bien de la justice. Réalisés jusqu’en 1790, les états des crimes doivent ainsi permettre de rappeler à l’ordre les officiers en charge des procédures qui sont jugées négligées voire même de les condamner à l’amende lorsqu’ils refusent de communiquer les informations nécessaires à l’établissement des états des crimes.


Emilie Leromain est contractuelle à Bibliothèque de Recherche Juridique de l’Université de Strasbourg. Ses recherches portent sur l’administration française au XVIIIe siècle – en particulier sur son usage des enquêtes – et sur la justice criminelle. Plusieurs de ces articles sont en cours de parution. Le dernier paru étant « Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » : une source sur la criminalité et l’activité des juridictions dans tout le royaume au XVIIIe siècle» in Antoine FOLLAIN, Brutes ou braves gens ? La violence et sa mesure (XVIe-XVIIIe siècle), Strasbourg, PUS, 2015, pp. 175-223. L’article est tiré de sa thèse intitulée « Monarchie administrative et justice criminelle en France au XVIIIe siècle. Les états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives (1733-1790) » réalisée sous la direction d’Antoine Follain, Université de Strasbourg 2017 (thèse de doctorat non publiée).

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Introduction

Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » sont le fruit d’une circulaire du chancelier Henri-François d’Aguesseau adressée le 9 octobre 1733 à l’ensemble des procureurs généraux et des intendants du royaume de France. Ils ont été réalisés jusqu’en 1790 et il en demeure aujourd’hui de nombreuses traces. En effet, même si les archives de la chancellerie qui centralisait l’ensemble de l’enquête ont presque entièrement disparu pendant la Révolution française, des registres en ont réchappé. Compilant les états des crimes par ressort de cours souveraines[1], ils sont aujourd’hui conservés aux Archives de la Préfecture de Police[2]. Les intendants ont également gardé dans leurs archives des brouillons ou des copies des états des crimes ainsi que la correspondance entretenue à ce sujet avec leurs subdélégués et les officiers de justice. Bien que les fonds conservés soient de taille inégale[3], ils nous permettent d’embrasser cette enquête de ses origines jusqu’à sa fin. Malgré un corpus impressionnant[4], les états des crimes n’ont fait l’objet que de peu d’études, ils constituent cependant une source importante sur la réalisation d’une enquête au XVIIIe siècle[5]. Ils permettent en effet de suivre la conception et le suivi d’un contrôle de l’activité des cours et des officiers de justice à l’échelle du royaume par la chancellerie. Peu d’enquêtes ont eu pour sujet l’institution judiciaire et il s’agissait alors plus de déterminer le crédit et la moralité des officiers que la qualité de leur service. Ce fut par exemple le cas en 1247 avec les enquêtes ordonnées par Louis XI pour recueillir les plaintes formées par ses sujets envers ses officiers de justice[6]. Ce n’est que dans les années 1660, qu’une enquête, initiée semble-t-il par Fouquet et rapidement reprise par Colbert, s’intéresse pour la première fois à la valeur des officiers, mais elle ne concerne que ceux des cours souveraines et cherche à connaître leur positionnement politique[7]. Les états des crimes constituent donc le cas unique d’une enquête au XVIIIe siècle menée en continu pendant soixante années sur l’ensemble du royaume de France et ayant pour objectif de contrôler la capacité des officiers de justice seigneuriaux et royaux à poursuivre les crimes les plus graves et à instruire rapidement les procédures. Nous verrons tout d’abord quels sont les enjeux de la mise en place d’un tel instrument et comment il est réalisé. Puis nous nous intéresserons aux moyens mis en œuvre pour améliorer d’une part le service des officiers de justice et pour d’autre part les enjoindre à participer à l’enquête qui les évalue. Enfin, nous nous interrogerons sur la qualité des informations fournis par les états des crimes.

La mise en place d’une enquête sur les crimes pour juger les officiers de justice

Un tableau noir de l’institution judiciaire et des officiers de justice

Les états des crimes s’inscrivent dans le programme de réforme de la justice entrepris par Henri-François d’Aguesseau. En effet, considérant que l’institution judiciaire est défaillante, le chancelier a l’intention de contrôler l’activité des cours et des officiers en recensant les crimes les plus graves. Il débute ainsi sa circulaire du 9 octobre 1733 par une critique de l’état de la justice criminelle :

« Il y a long-tems qu’il me vient de tous côtez, que la poursuite des crimes est plus négligée que jamais, dans la plûpart des provinces du roïaume. Et quoique j’excite souvent le zèle de Messieurs les procureurs généraux à réveiller l’attention & l’activité des oficiers inférieurs de leur ressort, dans une matière si importante, je vois néanmoins qu’il y a une […] négligence sur ce point, soit dans les justices des seigneurs ou même dans les sièges roïaux […]. Un grand nombre de crimes, & de crimes très-graves, demeurent sans poursuites ou du moins […] on les poursuit si foiblement, qu’il est rare d’en voir des exemples, & […] les plus grands excès se multiplient, par l’espérance de l’impunité. »[8]

L’idée que la justice est défaillante n’est pas nouvelle. Guillaume Joly de Fleury, procureur général au Parlement de Paris et collaborateur du chancelier d’Aguesseau l’avait déjà signalé dans un mémoire quelques années plus tôt[9]. En 1725, c’est d’ailleurs la lecture du mémoire de l’abbé Saint-Pierre pour diminuer le nombre des procès qui avait engagé d’Aguesseau à rédiger un court traité dans lequel il exprimait sa volonté de réformer l’institution judiciaire[10]. Pour lui, ce sont les officiers de justice indistinctement royaux ou seigneuriaux qui sont coupables de négligence et de laxisme. Cette critique ne touche d’ailleurs pas que les officiers inférieurs puisque le ministre reproche également aux procureurs généraux leur indolence[11].

Une autre enquête réalisée à la même période, mais uniquement en Languedoc, a également pour origine le sentiment d’une piètre qualité du service judiciaire. En effet, face au « defau d’expédition des procès dont les prevosts et leurs lieutenants ont été déclarés compétents et du long temps qu’ils laissent les accusés dans les prisons sans les juger »[12], le secrétaire d’Etat à la guerre, Nicolas-Prosper Bauyn d’Angervilliers, ordonne à l’intendant du Languedoc de dresser tous les trois mois des états des prisonniers de la maréchaussée. Il espère ainsi déterminer « s’il y a lenteur dans l’instruction [et si cela] vient ou de la négligence de ces officiers ou des difficultés qui peuvent les arrester pour être en état d’y pourvoir .»[13]

Si le chancelier insiste longuement dans sa circulaire sur les défaillances de la justice, il s’étend en revanche peu sur la manière dont les états des crimes doivent être réalisés.

Une circulaire peu détaillée

La circulaire du 9 octobre 1733 est très brève. Le chancelier d’Aguesseau y précise que les états des crimes doivent lui être envoyés par les procureurs généraux et les intendants. Il considère d’ailleurs ces derniers comme les plus à même de réaliser cette enquête : « […] comme vous estes à portée d’[…] estre ou plus promptement ou plus exactement informé qu’un procureur général qui est souvent fort éloigné du lieu où le crime a esté commis et que d’ailleurs deux surveillans sont toujours plus utiles qu’un seul […]. »[14]

Le chancelier compte en effet sur le fait que l’intendant soit l’autorité administrative provinciale la plus élevée pour que son enquête soit une réussite et soit exécutée conformément à ses ordres. Il s’appuie notamment sur les responsabilités de l’intendant en matière de maintien de l’ordre dans la province que ce soit dans les domaines militaire, économique, fiscal ou encore judiciaire. L’intendant est un homme de robe et il est ainsi particulièrement qualifié pour contrôler tout ce qui concerne l’exercice de la justice. Fort des attributions en cette matière, le chancelier ne doute pas qu’il aura à cœur d’exécuter son enquête mais aussi l’autorité et les moyens nécessaires à sa réussite comme il l’écrit dans la suite de sa circulaire : « votre zèle pour la justice et pour l’ordre public m’est trop connu pour n’estre pas persuadé de l’attention et de l’exactitude avec laquelle vous concourrés au succès de la mienne. »[15]

Les états doivent être dressés et envoyés tous les six mois (« dans le mois de janvier et dans le mois de juillet »), mais « s’il y a neantmoins des cas particuliers qui vous paroissent mériter que j’en sois instruit, sans attendre ce terme, vous prendrés […] la peine de m’en informer. »[16] Enfin, pour chaque crime recensé, il convient « […] de marquer […], s’il n’a point esté poursuivy ou s’il l’a esté et en ce cas, de quelle manière on la fait et en quel degré est la procédure commencée contre les accusez […]. »[17] Grâce à ce tableau de la justice criminelle, le chancelier entend ainsi « donner les ordres nécessaires pour le bien de la justice et ranimer, s’il se peut par une attention constante et suivie le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent y concourrir. »[18]

Il s’agit des seules consignes données par la chancellerie. Ce n’est que progressivement, au cours de l’enquête, que sont fournies des indications quant à la forme que doivent prendre les états des crimes et les autres informations qui doivent y figurer.

Une mise en forme progressive

La chancellerie ne s’intéresse que tardivement à la présentation des états des crimes. Dans un premier temps, les intendants sont laissés complètement libres de leur forme. Des états imprimés que les officiers de justice et les subdélégués n’ont plus qu’à remplir sont ainsi diffusés[19]. Ce n’est qu’en 1757, que le chancelier Lamoignon décide d’ « établir une uniformité dans la confection de ces sortes d’états […]. »[20] Pour ce faire, il adresse un modèle unique aux intendants[21]. Il s’agit d’un tableau à sept colonnes consacrées à la nature du délit, au nom des accusés, à la date des écrous, au nom des juridictions où se poursuivent les crimes, au nom des parties publiques ou civiles, à la date du dernier acte de la procédure et aux observations sur les crimes qui n’ont pas été poursuivis[22]. L’absence d’un modèle défini par la chancellerie avant 1757 fait que les états ont été présentés alternativement sous la forme de mémoires ou de tableaux. Les mémoires ont essentiellement été utilisés dans les premiers temps de l’enquête, mais les tableaux leur ont été rapidement préférés. En outre, l’instauration d’un modèle standard par la chancellerie n’a pas permis d’uniformiser les états des crimes et nous avons ainsi recensé pas moins de 197 types différents de tableaux utilisés durant toute l’enquête[23].

L’utilisation d’imprimés[24], si elle permet d’harmoniser dans une certaine mesure la production de l’information, permet aussi d’indiquer quelles données doivent figurer dans les états des crimes. En effet, celles-ci ne sont pas toujours précisément connues par les officiers de justice et les subdélégués. En 1760, l’avocat du roi de Carcassonne ignore ainsi s’il doit mentionner les anciennes procédures ou non et demande conseil au subdélégué[25]. Dans le Hainaut, pour les six premiers mois de 1772, lorsque le subdélégué d’Avesnes rend compte d’un coup de couteau dans une simple lettre[26], l’intendance lui envoie un tableau à remplir et lui précise toutes les informations auxquelles il devra se montrer attentif à l’avenir[27]. Deux jours plus tard, le subdélégué renvoie le tableau complété en indiquant combien celui-ci lui a été utile : « Le modèle d’état que vous m’avés fait la grâce de m’adresser m’a servy utilement et j’ay rectiffié par ce qu’il m’a procuré des lumières que je n’avois pas pour avoir des extraits. »[28]

Ces hésitations de la part des officiers de justice mais aussi des administrateurs tiennent au fait que la circulaire de 1733 est plutôt succincte sur ce qu’elle désire voir figurer dans les états des crimes. Ce n’est que progressivement, au fil des années, que les demandes se sont affinées et précisées. Afin de mesurer si les crimes sont correctement poursuivis ou non, des informations relatives aux délits, à l’accusé mais aussi à la peine, aux dates des écrous et du dernier acte de la procédure sont ainsi exigées[29]. La qualité des juges (seigneuriaux ou royaux) doit également être précisée afin de pouvoir déterminer, en cas de négligence, qui en porte la responsabilité. Tout retard doit être mentionné et les procédures doivent être rapportées dans les états jusqu’à ce qu’elles aient été parfaites et aient obtenu un jugement définitif[30]. Les crimes n’ayant pas été poursuivis doivent eux aussi être indiqués[31]. Enfin, en l’absence de crime, un certificat négatif doit obligatoirement être dressé[32].

Les informations exigées par la chancellerie ont pour but de connaître avec précision la durée des procédures afin de déceler celles qui connaissent des retards et les crimes dont les poursuites ont été négligées. Si cette surveillance permet de juger la qualité du service judiciaire, les moyens d’agir de la chancellerie contre les officiers de justice restent néanmoins limités et circonscrits.

Une surveillance précise, mais peu de sanctions

Le recours au procureur général

Afin de « donner les ordres nécessaires pour le bien de la justice et ranimer s’il se peut par une attention constante et suivie, le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent y concourir »[33], le chancelier d’Aguesseau souhaite examiner les états des crimes à la fin de chaque semestre mais aussi être informé immédiatement des cas particuliers. Il prévoit ainsi de donner des ordres au « vû de chaque article .»[34] Ce choix de traiter les affaires une par une a été effectivement suivi par d’Aguesseau mais aussi par ses successeurs durant toute la durée de l’enquête malgré la charge importante de travail que cela implique[35]. La chancellerie est ainsi particulièrement attentive à souligner le manque de précision de certains états des crimes et l’omission de renseignements capitaux comme les dates des différentes étapes de la procédure[36].

Si la chancellerie semble compter davantage sur les intendants pour mener l’enquête, en revanche, pour rappeler à l’ordre les juges coupables de lenteurs dans l’instruction des procédures, elle place sa confiance en le procureur général[37]. L’intendant est essentiellement chargé de l’aspect administratif des états des crimes. Il veille à leur bonne réalisation et à ce qu’ils soient correctement envoyés à la fin de chaque semestre. Il peut néanmoins intervenir lorsque les affaires retardées concernent la maréchaussée[38] sur laquelle le procureur général a perdu tout contrôle depuis la réforme de 1720[39].

Bien que le contenu des états des crimes soit attentivement examiné, la chancellerie n’a pas prévu de réprimer les « mauvais juges ». L’enquête ne pouvant se réaliser sans le concours des officiers des justices, elle souhaite ainsi les encourager à y participer. Malgré l’absence de sanction, certains refusent néanmoins de répondre à l’enquête et de mettre en avant les manquements éventuels dans l’exercice de leur charge. Face à ces officiers réticents, le chancelier Lamoignon décide d’agir.

Un système d’amende pour améliorer la réalisation de l’enquête

L’article 20 du titre X de l’Ordonnance de 1670 prévoyait déjà la mise à l’amende des procureurs qui refuseraient de transmettre au procureur général tous les six mois un état des écrous et recommandations faits dans leur siège[40]. Serpillon considère néanmoins qu’ « il n’y a pas d’article de l’Ordonnance plus mal exécuté que celui-ci […] »[41]. Les sanctions prévues n’ont donc, semble-t-il, jamais été appliquées. Un arrêt du Parlement de Flandres du 22 octobre 1738 insiste aussi sur la mise à l’amende des récalcitrants dans le cadre de la réalisation des états des crimes. À la seconde condamnation, l’officier pouvait être frappé d’interdiction pendant un an[42] mais nous n’avons trouvé aucun document prouvant que ces sanctions ont été mises en place. Ce n’est que le 29 février 1760, que le chancelier Lamoignon prend des mesures concrètes contre les officiers de justice qui refusent ou négligent de participer aux états des crimes. Il écrit ainsi à l’intendant d’Auvergne :

« La lettre que vous m’avés écrite le 28 du mois dernier renferme deux objets qui m’ont paru également importants. Le 1er concerne le refus qui a été fait à vos subdélégués par les procureurs fiscaux de plusieurs justices seigneuriales de fournir les éclaircissements qui avoient été demandés de ma part sur les délits commis dans l’étendue de leurs justices. Un pareil refus mérite punition, mais pour y parvenir il est nécessaire de le constater par des procès-verbaux de vos subdélégués sur le vu desquels j’aurai l’honneur de proposer à Sa Majesté de rendre un avis du Conseil par lequel les officiers réfractaires seront condamnés à une amende qui sera assez forte pour s’assurer de leur docilité à l’avenir. C’est la seule voie qui me paroisse être praticable contre les officiers des seigneurs. Il n’est pas possible de mettre en usage à leur égard celle qui a lieu pour faire rentrer dans leur devoir les juges royaux et qui consiste à les obliger à venir rendre compte de leur conduite. »[43]

Les officiers de justice visés par les mesures du chancelier sont les officiers seigneuriaux et essentiellement les procureurs fiscaux. En effet, de Lamoignon rappelle qu’en ce qui concerne les officiers royaux, il est en mesure de les obliger à rendre compte de leurs actes ce qui n’est pas le cas des officiers seigneuriaux nommés par un seigneur et révocables par lui seul. C’est du reste ce que rappelle en 1722 un arrêt du Parlement :

« Ce qu’on dit, que toutes les justices sont émanées du Roi n’est qu’une fausse subtilité ; il est vrai que les seigneurs particuliers ne la tiennent que du Roi ; mais la justice ne s’exerce pourtant pas au nom du Roi, elle ne s’exerce qu’au nom de seigneurs par des officiers des seigneurs, & non par des officiers du Roi, ce sont les seigneurs seuls qui donnent des provisions à leur volonté. Pourquoi il est naturel que les officiers des seigneurs dépendent des seigneurs seuls, & et que les seigneurs soient en état de veiller à leur conduite. »[44]

Le subdélégué de Saint-Flour, relayant les ordres de la chancellerie par une circulaire du 22 mai 1760[45] précise d’ailleurs aux officiers de sa circonscription que ce sont les procureurs fiscaux qui sont visés par la politique de répression de Lamoignon :

« Monsieur le chancelier s’étant apperçu qu’il restoit dans cette généralité d’Auvergne des crimes & délits impunis soit par la négligence des juges, soit par la crainte des seigneurs de fournir aux frais de procédure vient de donner les ordres convenables pour en être instruit. […] L’intention de M. le chancelier est de punir les procureurs fiscaux qui manqueront d’envoyer leurs états à la fin des mois de juin & décembre de chaque année ou un certificat négatif […] & [il] m’ordonne de dresser procès-verbal du refus ou du silence des procureurs fiscaux. »[46]

La première étape de la répression consiste, de la part des subdélégués, à produire un procès-verbal, que celui-ci soit particulier à chaque officier ou englobe la totalité des contrevenants de leur circonscription. Pour les six premiers mois de 1760, le subdélégué de Rochefort-Montagne constate ainsi que sur les dix-huit procureurs d’office que compte son département, seuls les sieurs Bertrand de la justice de Laqueuille (sept certificats négatifs fournis le 28 juin 1760) et Bruyere des justices de Tauves, de Saint-Gal à Avèze, de Singles et de Saint-Sauves (une lettre) ont répondu à l’enquête[47].

Les procès-verbaux[48] sont ensuite transmis par l’intendant tels quels ou réunis dans un procès-verbal global à la chancellerie. Pour le premier semestre de 1762, celui de la généralité de Riom recense pas moins de 101 officiers en infraction[49]. Ces procès-verbaux peuvent donner lieu à un arrêt du Conseil d’Etat, mais dans les faits, tous les officiers qui y sont cités ne sont pas systématiquement condamnés. En effet, le chancelier Lamoignon lui-même souhaite distinguer « ceux qui sont coupables de refus, de ceux qui ne [le] sont que de négligence », parce que : « […] les premiers méritent d’estre punis et les seconds peuvent rentrer dans leur devoir par les avis que vous leur ferés donner de nouveau. […] A l’égard des procureurs d’office auxquels on ne peut reprocher de la mauvaise volonté, mais seulement de la négligence, il me paroit à propos de les faire avertir de nouveau par vos subdélégués. »[50]

Une fois l’arrêt du Conseil d’Etat rendu et signifié, l’officier dispose de huit jours pour se mettre en règle sous peine d’être condamné à une amende. Celle-ci est assez élevée mais semble systématiquement modérée. En Auvergne, les cent livres fixées initialement sont ainsi à chaque fois réduites à trois livres, car « il a plu à Sa Majesté de modérer […] par grâce. »[51] Le montant de cent livres est conforme à plusieurs articles de l’Ordonnance de 1670[52]. En Bretagne, en revanche, les condamnations sont bien plus lourdes. Le procureur fiscal de Paimpont doit s’acquitter de trois cents livres[53] et ceux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier sont même condamnés à mille livres avant que leur amende ne soit modérée en six livres[54]. Rien dans l’arrêt n’explique une telle différence, mais il semble que le comportement du procureur fiscal de Paimpont n’est pas étranger à cette sévérité : l’intendant de Bretagne considère en effet que « […] rien ne peut vaincre la résistance du S[ieu]r Gaultier […][et] que cet officier mérite par son opiniâtreté de servir d’exemple aux autres […]. »[55]

Alors que l’intendant de Bretagne préconise la diffusion des arrêts dans l’ensemble de la généralité afin de servir d’exemple, le chancelier est plus réservé à ce sujet, du moins dans le cas de la généralité d’Auvergne. Il écrit ainsi : « Il seroit peut-être à souhaiter que ces arrêts fussent imprimés, publiées et affichées mais j’ai des raisons pour vous prier qu’ils ne le soient pas. »[56] Pour l’intendance d’Auvergne, Viviane Genot émet l’hypothèse que les réponses des procureurs fiscaux ayant été peut-être plus nombreuses, en qualité et en quantité, que ce à quoi s’était attendu le chancelier, il aurait alors préféré ne pas rendre publiques les condamnations à l’amende afin de ne pas accroître la méfiance des officiers de justice. De plus, selon, elle, la publicité du laxisme des juges aurait sans doute encouragé les délinquants à commettre davantage de crimes[57]. Si en Auvergne, les arrêts n’ont effectivement pas été rendus publics, en Bretagne, en revanche, celui contre le sieur Gauthier est bel et bien diffusé[58] et des copies sont envoyées pour être affichées dans les subdélégations[59].

Même condamnés à l’amende, les officiers de justice ont la possibilité de s’en décharger en adressant une supplique à l’intendant. Le procureur fiscal de Saint-Illide invoque ainsi pour sa défense un déplacement qui l’a mis dans l’incapacité de rendre son certificat[60]. Les subdélégués peuvent donner un avis sur les arguments avancés par les officiers condamnés. En 1762, celui d’Aurillac prend notamment la défense du procureur fiscal de Marmanhac : « […] aiant eu le malheur de se casser une jambe et n’étant point en estat de continuer ses fonctions, les seig[neur]s haus justiciers de la parroisse en nommèrent un autre à sa place qui est venu décéder et à présent c’est le nommé De Custon qui est pourvu de cet emploi. »[61]

Même quand le délai de huit jours est dépassé, les officiers ont donc toujours la possibilité d’échapper à l’amende qui leur avait été appliquée, s’ils présentent le document exigé ou si leurs excuses sont jugées solides. Le chancelier Lamoignon informe d’ailleurs lui-même l’intendant lorsqu’il décide d’excuser un officier[62].

Seuls les officiers de justice sont concernés par des sanctions financières. Les administrateurs étant révocables, les subdélégués par l’intendant et celui-ci par le roi, la chancellerie n’a pas craint, semble-t-il, une désobéissance de leur part et a considéré que les difficultés rencontrées dans la réalisation des états des crimes étaient uniquement de la responsabilité des détenteurs d’offices. Cependant, ce système d’amende n’a été appliqué que peu de temps puisque, d’après nos recherches, aucune procédure en ce sens n’a été faite après 1763[63]. La répression semble donc prendre fin avec la mise à l’écart du chancelier Lamoignon[64]. Les amendes n’ont en tout cas pas eu l’effet dissuasif voulu puisque nous constatons que certaines juridictions, comme celle de Bansat[65], apparaissent régulièrement dans les procès-verbaux.

La production de faux états des crimes ou de faux certificats est également réprimée lorsqu’elle est démasquée. C’est d’ailleurs cela, plus que le fait d’avoir négligé de poursuivre les crimes qui est reproché au procureur fiscal de Thynières en 1760 :

« Le Roy étant informé que quoiqu’il eut été commis des crimes dignes de mort ou de peines afflictives dans l’étendue de la jurisdiction de Thinières subdélégation de Bort, généralité d’Auvergne, le procureur fiscal de lad[ite] justice auroit non seulement affecté de ne pas poursuivre les délinquants mais il auroit même remis au subdélégué du sieur intendant […] un certificat portant qu’il n’avoit été commis aucun délit dans l’étendue de laditte justice pendant les six premiers mois de la présente année et […] une prévarication si marquée a paru à Sa Majesté mériter punition […]. »[66]

Si des amendes sont prises à l’encontre de ceux qui refusent de répondre à l’enquête, aucune sanction financière – d’après la correspondance – n’est envisagée contre ceux qui sont coupables de négligence dans la poursuite des crimes ou d’avoir sciemment retardé l’instruction des procès. En agissant de la sorte, la chancellerie a peut-être souhaité éviter de braquer davantage des officiers de justice déjà peu enclins à communiquer sur les affaires criminelles ainsi que la multiplication de faux états des crimes destinés à camoufler les négligences dans l’exercice de leur charge. La participation à l’enquête et la production de documents véritables paraissent être plus importantes aux yeux de la chancellerie que la qualité de l’exercice de la justice. Il semble ainsi que ce soit l’attachement et l’obéissance des officiers de justice aux ordres de l’administration qui soient véritablement évalués. L’exactitude à poursuivre les crimes et à instruire rapidement les procédures ne serait alors plus qu’un prétexte. En effet, bien que la chancellerie a toujours examiné avec exactitude les états qui lui étaient transmis et relevé les négligences des officiers dans l’exercice de leur charge, le manque de sanction concrète envers les « mauvais » juges qui sont simplement rappelés à l’ordre, semble corroborer cette hypothèse.

Comme le prouve l’exemple du procureur fiscal de Thynières, les états des crimes ou les certificats dressés par les officiers de justice ne sont pas toujours exacts et les informations qu’ils recèlent sur la criminalité sont donc à manier avec précaution.

Des informations sur la criminalité à manier avec précaution

Les états des crimes ont pour but de contrôler l’activité des cours et la qualité de service des officiers de justice, mais en s’appuyant sur ces derniers pour obtenir les informations nécessaires à cette évaluation, ils s’exposent à ne pas toujours être exacts.

Des états des crimes mal dressés

Les états des crimes ne sont pas toujours dressés exactement. Plusieurs omettent des renseignements concernant les accusés ou les procédures. En 1760, dans une circulaire adressée à l’ensemble de ses subdélégués, l’intendant de Bretagne exprime d’ailleurs son mécontentement sur le contenu des états des crimes qui lui sont transmis :

« L’examen que j’ai fait des derniers états qui me sont parvenus, m’a présenté bien des inattentions & des erreurs. J’ai vu pour les écroues des accusés, des dates différentes de celles portées sur les mêmes articles dans les précédens états ; & pour le dernier acte de la procédure, une date antérieure à celle qui avoit été donnée sur ces états précédemment fournis. J’ai aperçu aussi des changemens de nom : & malgré la précaution que j’ai eue de prévenir mes subdélégués, qu’aucun article ne devoit disparoître de leurs Etats, que lorsqu’ils auroient enfin annoncé le jugement définitif, je me suis trouvé, à l’égard de plusieurs d’entr’eux, dans la nécessité de relever les omissions qu’ils avoient faites de quelques affaires non terminées : elles doivent être rapellées soigneusement sur chaque état & toujours dans le même ordre qu’elles ont été employées sur l’état précédent, jusqu’à ce qu’elles soient totalement finies. »[67]

La principale crainte de la chancellerie est que l’existence de certains crimes lui soit cachée et que les états des crimes offrent donc une vision tronquée de la criminalité. En effet, régulièrement, la chancellerie considère que les états recensent trop peu de crimes. Ainsi, pour les six derniers mois de 1760, le chancelier Lamoignon ne cache pas ses doutes quant à l’exactitude de l’état des crimes de la généralité de Rouen : « J’ai reçu l’état que vous m’avés envoyé […] ; le nombre m’en a paru petit à proportion de l’étendue de la province. Il ne serait pas impossible qu’il y en eût d’obmis dans les mémoires que vos subdélégués vous ont envoyés. »[68]

Il n’est en effet pas rare que des crimes ou des procès soient absents des états des crimes. En 1741, le chancelier d’Aguesseau fait par exemple remarquer à l’intendant de Rouen :

« J’ai reçu l’état que vous m’avez envoyé des crimes dignes de mort ou de peines afflictives qui ont été commis dans la généralité de Rouen pendant les six derniers mois de l’année 1740, et par l’examen que j’en ai fait, il m’a paru que vous n’aviés pas été informé de tous ceux [les crimes] qui ont été commis. Plusieurs accusations qui ont été poursuivies pendant ce temps à Caudebec et à Pont-Audemer ne sont pas comprises dans votre état. »[69]

De tels exemples attestent que la chancellerie étudie de près les états qui lui sont adressés, puisqu’elle est capable de repérer les anomalies en croisant les résultats obtenus.

Des informations volontairement omises

Les administrateurs considèrent souvent que les officiers omettent volontairement des informations afin de complaire à leur seigneur ou pour masquer leurs éventuelles négligences. Dans l’état des crimes du second semestre de 1757 de l’intendance de Bretagne, il est ainsi précisé pour la subdélégation de Rennes :

« Le subdélégué observe qu’il a écrit au greffier criminel du présidial de Rennes pour avoir les éclaircissemens nécessaires sur la poursuite des crimes. Qu’indépendamment de sa lettre, il a envoïé au moins dix fois les lui demander ; que cet officier a toujours quelques raisons pour s’excuser ; qu’il y a aparence qu’il ne veut pas les donner et qu’il a même des ordres du juge criminel de ne pas le faire. Présomption d’autant mieux fondée que le Parlement a décrété ce juge d’ajournement pour rendre compte de sa conduite et de sa nonchalance dans la poursuite des affaires. »[70]

Dans l’état des crimes des six derniers mois de 1758, il est même précisé pour cette province que ce sont les seigneurs qui sont à l’origine du refus d’information, interdisant à leurs officiers de communiquer aux administrateurs l’avancée des procédures entreprises[71].

Au cours de l’année 1770, la possibilité d’abandonner la poursuite d’affaires criminelles au profit des cours royales est accordée aux seigneurs. L’édit de février 1771 ou de mars 1772 permettent aussi de décharger le seigneur des frais de la justice criminelle[72] qui peuvent s’élever à des sommes conséquentes, puisque les crimes concernés par l’enquête doivent être poursuivis même si aucune partie civile ne s’est présentée. L’édit vise à améliorer l’administration de la justice criminelle en prévoyant que les frais resteront à la charge du seigneur si les juges royaux en concurrence avec les siens, se sont saisis en premier de l’affaire (article 1). Dans le cas inverse, il en est dispensé, mais uniquement si ses juges renvoient l’affaire devant un juge royal[73]. En outre, un règlement du Parlement de Rouen du 17 mars 1768 précise que si les juges des seigneurs négligent de poursuivre les crimes, c’est aux officiers royaux de prendre le relais, mais en imposant les frais de procédure aux seigneurs[74]. L’application de l’édit de 1771 apparaît concrètement dans nos sources puisque des procès commencés au bailliage de Magny, sont renvoyés devant la justice de La Roche Guyon « en exécution de l’art. XIV de l’édit du roi du mois de février 1771. »[75] Cette disposition ne prive pas les seigneurs de leur titre de « hauts justiciers », mais concrètement, après 1772, leur justice cesse de condamner les criminels et se contente de faire les premiers actes de l’instruction[76]. La réforme de la justice du chancelier Lamoignon de 1788 parachève cette évolution en leur retirant toute connaissance des procédures criminelles[77]. Cette politique vise à mieux contrôler l’exercice de la justice criminelle. Celle-ci engrangeant des frais importants, nombreux sont les seigneurs qui omettent de poursuivre les criminels même lorsque ceux-ci sont notoirement connus. Elle assure de plus, un droit de regard de l’Etat sur le service d’officiers qui jusqu’à présent lui échappaient car placés sous l’autorité unique du seigneur qui les avaient nommés et qu’ils servaient. La mise en place d’un système d’amende pour sanctionner les officiers qui refusaient ou omettaient de répondre à l’enquête participe également à cette volonté d’accroître le contrôle de l’Etat sur la justice seigneuriale. Le chancelier de Lamoignon reconnaissait d’ailleurs dans sa lettre explicative à l’intendant d’Auvergne qu’il ne disposait pas envers eux des leviers de pression qu’il pouvait exercer sur les officiers royaux. Le Parlement de Dijon n’avait pas attendu ces mesures pour accroître son contrôle sur les justices seigneuriales. Ainsi, le 19 février 1766, il réédite un ancien arrêt général qui prévoit que les juges seigneuriaux doivent prêter serment devant un juge royal et être inscrits au bailliage. Cet arrêt met également en évidence que les juges sont des serviteurs du roi avant d’être ceux des seigneurs[78].

Après 1772, nous constatons que les officiers seigneuriaux prennent l’habitude de renvoyer les affaires criminelles devant les cours royales. Dans la subdélégation Bavay, dès les six premiers mois de 1772, deux des trois procès débutés par des justices seigneuriales sont continuées par le procureur du roi de Bavay. Les nombreux exemples de renvois de justices seigneuriales dans nos sources sont révélateurs du succès de ces mesures. Dans l’état des crimes du bailliage de Gray pour le dernier semestre de 1785, sur les vingt-six affaires rapportées, vingt ont été commencées par des justices seigneuriales avant d’être renvoyées devant un juge royal[79]. En 1786, dans le Bas-Vivarais, le subdélégué témoigne que la majorité des procédures criminelles sont désormais jugées par les deux cours royales de son département (la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg et le bailliage de Marvejols) :

« L’édit de 1772 permettant aux seigneurs hauts justiciers du Vivarai, après la plainte, information & décret de faire transférer les prévenus dans les prisons des deux sénéchaussées qui y sont établies. Les officiers royaux de ces jurisdictions devant continuer les poursuites, lesd[its] seigneurs ne manquent jamais de profiter de cette faveur en sorte que tous les crimes graves sont poursuivis par les procureurs du roy auxdites justices. »[80]

Quatre des cinq procès rapportés dans son état des crimes ont ainsi été initiés par des justices seigneuriales avant d’être transférés à la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg[81].

Pourtant, malgré la possibilité de renvoyer les affaires aux sièges royaux, certains officiers seigneuriaux continuent à négliger la poursuite de certains crimes afin d’éviter les frais causés par le commencement de la procédure. C’est ce que rapporte en 1788, le subdélégué d’Uzès à l’intendant du Languedoc :

« […] quand M. M. les officiers seigneuriaux n’ont pas de partie civile, les délits les plus graves ne sont pas capables d’exciter leur zèle, ils craindroint de se compromettre et d’imposer les seigneurs à des fraix qu’ils sont fort aisé de leur gagner. Voilà pourquoy j’ignore souvent les crimes qui se commettent dans l’étendue de ma subdélégation, il seroit bon cepandant que je fusse instruit avec exactitude afin de pouvoir aux époques prescrites avoir l’honneur de vous rendre le compte fidèle que vous attendés de moy. »[82]

La question des frais de justice n’est pas seulement importante dans les justices seigneuriales, mais aussi dans les juridictions royales où souvent le procureur du roi est chargé d’avancer les dépenses sans que celles-ci lui soient toujours remboursées rapidement. C’est ce que déplore notamment le procureur du roi de Castelnaudary en 1759 :

« J’eus l’honneur de vous écrire il y a quelque tems qu’ayant reçu vos ord[onnan]ces pour le rembourcement du pain et des états des frais que j’avois avancés au sujet de la procédure qui feut instruitte à ma requette contre Pierre et Guilh[aum]e Rolland frères. Je les présentai au commis du domaine qui les acquittoit sans difficulté. Aujourd’huy il m’a dit que l’ambulant[83] luy a deffendu de les acquitter sans un ordre exprès de M[onsieu]r de la Loge directeur à Toulouse[84]. Il est facheus pour moy d’avoir debourcé cette somme depuis long tems sans en pouvoir avoir mon rembourcement. J’attends de votre bonté ordinaire, des ordres pour mettre à la raison ces fermiers ou commis. »[85]

La difficulté à se faire rembourser les frais engagés dans les procédures criminelles pourrait donc aussi être une cause de dissimulation des crimes par les officiers royaux. Outre les frais de la procédure, l’absence des documents nécessaires[86], la vacance des charges qui laissent des juridictions sans le moindre officier[87], la taille des ressorts[88], voire même la crainte des criminels sont autant de facteurs pouvant affecter la justesse des états des crimes dressés.

C’est cette dernière situation que connaît particulièrement le Vivarais. En 1738, le lieutenant de la maréchaussée écrit ainsi :

« Depuis le 1er 7bre j’ai arrêté en différents lieux plus de 20 particuliers dans le nombre des quels il y a plusieurs accusés de vols, assassinats sur le grand chemin et autres crimes qu’ils ont commis pandent 10 à 12 ans, de magniere que par la terreur qu’eux et leurs complices avoint rependue dans ces cantons, on n’osoit se plaindre de leurs violences et excès et les marchands se determinoint plus tot à abandonner leur commerce que d’en porter leurs plaintes aux juges des lieux dont l’injustice est manifeste et leur prévarication presque générale. J’ose même assurer, Monsieur, qu’ils vendent publiquement la justice. […] j’aurai l’honneur de vous rendre compte des preuves incontestables que j’ai à l’égard des prévarications des officiers ord[inai]res et j’ose me flatter que vous aurés lieu d’être content de mon zèle pour le service du roy et la sureté publique. »[89]

Le refus des habitants de dénoncer les crimes et les criminels connus, est motivé par la peur de représailles qu’elles soient d’ordre physique ou économique. En effet, les criminels par leur statut social (notables, seigneurs), ou par leur nombre et leur association peuvent exercer de véritables pressions sur les particuliers[90]. En outre, ils jouissent parfois du soutien même des officiers de justice comme le dénonce le lieutenant de la maréchaussée du Vivarais. Pour régler le problème une chambre de justice est mise en place à la demande du maréchal des camps et armées du Roi commandant en Vivarais et Velay dans l’intendance du Languedoc, M. de la Devèze. Néanmoins, cette chambre, contrairement à d’autres qui ont été précédemment mises en place[91], n’a pas permis de résoudre complètement le problème[92]. De nouveau grands jours seront tenus en 1764.

S’ils sont parfois complices des criminels, les officiers de justice peuvent également être l’objet d’intimidation qui les pousse à garder le silence. En Bas-Vivarais où le subdélégué ne cesse de dénoncer une criminalité d’autant plus importante qu’impunie[93], il est également question des menaces dont sont victimes les officiers de justice. Le subdélégué écrit ainsi dans son état des crimes des six derniers mois de 1765 :

« Il y a bon nombre d’autres crimes qui ne sont point compris au présent état attendu qu’il n’a pas été possible d’en avoir une connoissance exacte. La terreur répandue par les assassins et les bandits dont le pays est affligé fait que les habitants n’osent pas déclarer les crimes et même que les ministres de la justice n’osent presque pas procéder, ni les greffiers donner connoissance des procédures commencées. L’impunité enhardit les coupables qui s’attroupent avec armes et interrompent le commerce par le peu de sûreté dans la plupart des chemins, rançonnent et assassinent même quelque fois les habitants dans leurs propres maisons. Rien n’est plus nécessaire que de remédier au mal par l’autorité souveraine. »[94]

Certains de ces criminels, soutenus par leur famille et parfois la communauté ou encouragés par la peur qu’ils inspirent, continuent ainsi à résider chez eux sans être inquiétés par la justice.

D’après les lettres et états des crimes, le Haut-Vivarais ne semble pas être dans une situation similaire, même si d’autres problèmes handicapent la formation des états des crimes[95]. Le peu de crimes recensés dans le Vivarais s’explique par le fait que ce pays, à l’instar du Gévaudan appartient à l’immense sénéchaussée de Nîmes qui englobe cinq diocèses mais ne dispose que de vingt-huit officiers[96]. Ils sont trop peu nombreux pour veiller à la poursuite des crimes et ceux des seigneurs[97] sont découragés par le coût et la longueur des transferts des prisonniers à Nîmes et à Toulouse[98]. Si bien que Nicole Castan écrit à propos du Languedoc oriental qu’ici « l’impunité atteint son paroxysme ». Elle considère d’ailleurs que les nombreuses mentions indiquant qu’aucun crime n’a été commis dans les ressorts de juridiction notoirement « dangereux »[99], comme Montauban, Narbonne, Saint-Pons[100] ou encore Rieux et Mende sont fausses. Face à cette situation, l’Etat royal intervient par un édit d’avril 1767 pris suite aux résultats de la commission d’enquête menée par M. de Paraza de Cantalauze et M. de Raffin, conseillers au Parlement de Toulouse et nommés par lettres patentes du roi le 11 septembre 1766[101].

Le recours à d’autres sources d’information

Les subdélégués pour vérifier les données fournies par les officiers de justice peuvent être amenés à faire des recherches de leur côté. Le subdélégué de Cambrai affirme ainsi plusieurs fois avoir fait « une exacte recherche » pour constituer son état des crimes[102]. Les intendants les encouragent d’ailleurs à multiplier et à croiser les sources d’informations. Comme le rapporte la circulaire d’un subdélégué, l’intendant d’Auvergne conseille ainsi de ne pas compter uniquement sur les informations fournies par les officiers de justice pour former les états des crimes :

« M. l’intendant ayant esté informé qu’il y avoit quantité de crimes impunis dans cette province dont les autheurs se montroient avec tranquillité dans leurs domicilles et ayant vu avec peine qu’il n’estoit fait aucune mention dans les états de ses subdélégués qu’ils doivent donner de six mois en six mois manquant dans ce point d’exactitude, il m’a ordonné […] d’écrire à tous les juges de cette subdélégation et de leur faire fournir des états des crimes et délits qui peuvent avoir esté commis dans leurs justices sur lesquels je puisse former celuy que je suis obligé de luy envoyé à la fin de ce mois et sans m’en raporter entièrement à ces états dans le cas qu’ils ne fussent point sincères, il m’exhorte à donner tous mes soins pour découvrir par d’autres voyes tous les coupables qui peuvent se trouver dans cette subdélégation contre lesquels M[essieu]rs les officiers de justice ne font aucune poursuitte ou dont les procès peuvent estre celés pour les comprendre dans mon état […]. »[103]

Le subdélégué de Mauriac assure quant à lui que, s’il a écrit aux juges de son département, « cette precausion ne [l]e dispensera pas de celle de prendre des informations d’ailleurs sur l’impoursuite des crimes dont les autheurs peuvent se montrer dans leurs domicilles. »[104] Et en effet, lors de l’envoi de son état des crimes pour le second semestre de 1759, il précise qu’il s’est adressé aux curés des paroisses pour confirmer les informations fournies par les officiers de justice[105]. En Bretagne, l’intendant enjoint également à ses subdélégués de recourir aux recteurs qui « ne refuseront pas de [leur] […] donner connoissances des crimes commis dans leurs paroisses, chacun de son côté. »[106]

Les curés sont en effet des piliers incontournables de la société et c’est par eux que transitent un bon nombre d’informations. Dans le cadre de la justice, ils sont par exemple chargés de lire lors de la messe les monitoires pour trouver d’éventuels témoins des crimes dont les auteurs sont inconnus. Ils interviennent aussi dans différentes collectes d’informations concernant la criminalité. En 1723, la circulaire du contrôleur général des finances, Dodun, « sur les moyens de découvrir les voleurs et coupables dans chaque parroisse et pourvoir à la sureté publique dans le royaume »[107] demande ainsi aux syndics des paroisses de dresser tous les mois « un compte exact de tous les délits, vols, assassinats et autres crimes qui viendroient à leur connoissance »[108] qui doit être certifié par le curé avant d’être transmis à l’intendant.

Malgré le recours à d’autres sources, certains subdélégués préfèrent ne pas assurer que les informations transmises par les officiers de justice sont exactes, afin de se décharger d’éventuels reproches. En Bretagne, le subdélégué d’Hennebont, lorsqu’il transmet son état des crimes pour les six premiers mois de 1786, prévient ainsi d’emblée l’intendant : « J’ai crû devoir ne pas vous le [l’état des crimes] certifier véritable, estant à ma connoissance qu’il ne contient pas le nom de tous les détenus pour crime dans les prisons de cette ville ; ne voulans pas mériter des reproches de votre part n’y me trouver dans le cas de m’en faire moy même. »[109] En effet, si le subdélégué a bien signé l’état des crimes en y mentionnant la date d’envoi, il n’en a pas certifié le caractère véritable comme il en est l’usage[110].

Conclusion

Par leur longévité – près de 60 ans – les états des crimes constituent une source précieuse sur le fonctionnement d’une enquête ordonnée par l’administration royale au XVIIIe siècle. Les nombreux documents conservés mettent en évidence la manière dont ils ont été mis en place et utilisés. Le chancelier d’Aguesseau les a conçus pour contrôler l’activité des cours et déceler les foyers où l’instruction des procédures était retardée. Les officiers de justice coupables de ces négligences n’ont néanmoins jamais été sanctionnés : la chancellerie s’est toujours bornée à les rappeler à l’ordre par le biais du procureur général dont ils dépendaient. En revanche, les atteintes au déroulement l’enquête, notamment en refusant de transmettre les états des crimes, ont fait l’objet d’une répression, même si, d’après nos sources, elle semble avoir été limitée dans le temps et n’avoir été menée qu’en Auvergne et en Bretagne. Les états des crimes n’ont pas été réalisés et pensés pour obtenir des informations sur la criminalité puisqu’il s’agit avant tout de contrôler la qualité du service des officiers de justice. Néanmoins, ils sont une source précieuse sur le crime et sa répression au XVIIIe siècle même s’il convient de les considérer avec circonspection : les critiques sur l’exactitude des états des crimes sont fréquentes et ils ne sauraient refléter une vision de la criminalité que telle que les officiers de justice et les administrateurs ont bien voulu la transmettre.

 

Bibliographie

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Francis, Monnier, Le chancelier d’Aguesseau : sa conduite et ses idées politiques et son influence sur le mouvement des esprits pendant la première moitié du XVIIIe siècle avec des documents nouveaux et plusieurs ouvrages inédits du chancelier, Paris, Chez Didier et Cie, 1859, p. 322

François Serpillon, Code criminel ou commentaire sur l’Ordonnance de 1670, Lyon, Chez les frères Périsse, 1767, vol. 1-2, 893 p.

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[1] Un registre est néanmoins consacré au Magistrat de la ville de Strasbourg qui avait gardé le privilège de juger au criminel sans appel au Conseil Souverain de Colmar.

[2] Le Pré-Saint-Gervais, Arch. Préf. Police, AB.407 à AB.431

[3] Par exemple, les documents conservés pour l’intendance du Languedoc (3343 pièces) couvrent toute la période de l’enquête alors que pour l’intendance de Tours seuls dix pièces ont été conservés. De même, alors que le registre du Conseil Supérieur de Corse a conservé presque l’intégralité des documents produits depuis le rattachement de l’île à la France en 1769 (il y a quelques lacunes entre 1771 et 1781), pour le Parlement de Provence, seuls les états des crimes d’octobre 1768 à juin 1771 ont été préservés. Montpellier, AD Hérault, C.1569 à 1591 ; Tours, AD Indre-et-Loire, C.400 ; Le Pré-Saint-Gervais, Arch. Préf. Police, AB.407, Parlement d’Aix, 213 f. et AB.415, Conseil Supérieur de Corse, 340 f.

[4] Nous avons recensé 5 416 feuillets pour les Archives de la Préfecture de Police et au moins 9 800 pièces pour l’ensemble des dépôts d’Archives départementales concernés (Le corpus d’Orléans, aujourd’hui disparu, représentait 119 pièces. Nous n’avons pas inclus non plus les documents relatifs de l’intendance du Hainaut car le volume des cotes n’est pas précisé. Néanmoins, nous l’estimons à plus de 1000 pièces).

[5] Avant notre thèse, Monarchie administrative et justice criminelle en France au XVIIIe siècle. Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » (1733-1790) sous la direction d’A. Follain soutenue en juin 2017 à l’Université de Strasbourg, aucun travail n’avait pris en compte l’ensemble de ce corpus. Pour connaître l’ensemble des études traitant des états des crimes, nous renvoyons à l’introduction de notre thèse.

[6] Son frère Alfonse de Poitiers fit de même à partir de 1249 sur ses propres terres. Ces enquêtes donnent lieu à la Grande Ordonnance de 1254 et dans les terres du frère du roi à des ordonnances de réformation dans le Quercy, l’Agenais et le comté de Toulouse entre mars et avril 1254. Louis Carolus-Barré, « La Grande Ordonnance de Réformation de 1254 » in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 117e année, n°1, 1973, p. 181-186.

[7] Gauthier Aubert, « L’enquête de Colbert sur les magistrats : une source pour connaître les « hommes du roi » dans les Parlements ? » in Caroline Le Mao (dir.), Hommes et gens du roi dans les Parlements de France à l’époque moderne, Pessac, MSHA, 2011, p. 17-28.

[8] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[9] Paris, BnF, fonds Joly de Fleury, n°2199, fol. 38-88. Hervé Piant, « État de justice, État de finance : à propos d’un mémoire du procureur général Joly de Fleury sur les frais de justice en matière criminelle » in Benoît Garnot (dir.), Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon, EUD, 2005, p. 39-49 (ici p. 39-40)

[10] Francis, Monnier, Le chancelier d’Aguesseau : sa conduite et ses idées politiques et son influence sur le mouvement des esprits pendant la première moitié du XVIIIe siècle avec des documents nouveaux et plusieurs ouvrages inédits du chancelier, Paris, Chez Didier et Cie, 1859, p. 322.

[11] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[12] Montpellier, AD Hérault, C.1569, Lettre du secrétaire d’Etat à la guerre à l’intendant de Montpellier – 17.12.1732

[13] Id.

Les états des prisonniers sont réalisés au moins jusqu’au quartier de juillet 1767. Proches des états des crimes, ils sont souvent confondus avec eux par les officiers de justice. Ils sont d’ailleurs parfois envoyés en même temps, même si les états des crimes recensent également les procédures instruites par la maréchaussée.

[14] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[15] Id.

[16] Id.

[17] Id.

[18] Id.

[19] Exemple : En juillet 1754, l’intendant de Perpignan pour « faciliter [la] […] besogne » des officiers de justice, leur adresse « un modelle [d’un] état en colonnes » auquel ils devront se conformer pour leurs prochains envois. Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1268, Lettre de l’intendant à ses subdélégués et aux viguiers – 1.07.1754.

[20] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Lettre : accusé de l’état des crimes de l’intendance du Roussillon pour les 6 derniers mois de 1757 – 15.04.1758.

[21] Des traces de cet envoi ont été conservées. Aix-en-Provence, AD Bouches-du-Rhône, C.3521, Lettre : le chancelier à l’intendant – 7. 12.1757 ; Lille, AD Nord, C.9668, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance du Hainaut pour les 6 derniers mois de 1757 – 3.03.1758 ; Alençon, AD Orne, C.757, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 derniers mois de 1757 – 3.03.1758 ; Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Lettre : accusé de l’état des crimes de l’intendance du Roussillon pour les 6 derniers mois de 1757 – 15.04.1758.

[22] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Etat des crimes de l’intendance du Roussillon et du pays de Foix pour les 6 derniers mois de 1757.

[23] Parmi ces 197 modèles, 16 sont imprimés et 181 manuscrits.

[24] L’utilisation d’imprimés lors d’enquêtes n’est pas une spécificité des états des crimes, mais une pratique courante de l’administration. Ils sont régulièrement utilisés pour d’autres enquêtes comme par exemple pour les états des récoltes dressés au moins depuis 1723 et qui ont été réalisés jusqu’à la Révolution. Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France, des enquêtes du XVIIe siècle à 1879, Genève, Droz, 1980, p. 82-86 ; Camille-Ernest, Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1943, p. 62-97.

[25] Montpellier, AD. Hérault, C.1584, Lettre : envoi de l’état des crimes de la justice de Carcassonne pour les 6 derniers mois de 1760 – 3.01.1760.

[26] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre : un crime commis dans la subdélégation d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772 – 5.07.1772.

[27] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre de l’intendance au subdélégué d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772 – 16.07.1772.

[28] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772

[29] En 1739, le chancelier d’Aguesseau demande que la date des crimes ainsi que celles des dernières procédures réalisées soient indiquées. La distinction entre les affaires jugées en premier ou en dernier ressort doit aussi être faite. Montpellier, AD Hérault, C.1570, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance du Languedoc pour les 6 derniers mois de 1738 – 21.05.1739.

En Auvergne, l’intendant demande par exemple des informations très détaillées : la date du délit, le lieu où il a été commis, la demeure et le nom de l’accusé, le ou les victimes et enfin le détail, date par date, des poursuites et des actes de la procédure réalisés. Cela tient notamment au fait que beaucoup de crimes semblent rester impunis dans cette généralité. Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre du subdélégué d’Aurillac à l’intendant – 7.01.1760 ; Copie de la circulaire du subdélégué de Lempdes aux juges de son département – 18.12.1759.

[30] Exemples : Lille, AD Nord, C.9573, Lettre : l’intendant à ses subdélégués – 4.01.1744 ; C.11135, Lettre de l’intendant à ses subdélégués – 4.07.1778

[31] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1267, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Perpignan pour les 6 premiers mois de 1738 – 19.09.1738.

[32] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[33] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[34] Id.

[35] Exemples : Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 premiers mois de 1741 – 1.08.1741 ; Châlons-en-Champagne, AD Marne, C.1786, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Châlons pour les 6 derniers mois de 1762 – 22.02.1763 ; Alençon, AD Orne, C.764, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 premiers mois de 1771 – 13.08.1771 ; Roue, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 premiers mois de 1785 – 23.10.1785.

[36] Le garde des sceaux Miromesnil marque ainsi : « J’ai reçu l’état que vous m’avés adressé pour les six derniers mois de l’année 1783 des crimes commis en Bretagne et par l’examen que j’en ai fait, j’ai remarqué plusieurs procès qui concernent les officiers des justices d’Hennebon, Châteauneuf du Faou et de la Roche et Laz dont la date des derniers actes des procédures est la même que celle portée dans l’état du dernier semestre 1782. J’en ai envoyé la note dans le tems à M. le procureur général du Parlement de Rennes qui a pris des éclaircissemens sur ces procès et il m’a mandé qu’ils étoient terminés les uns par la mort des accusés et les autres par des jugemens. Vous voudrés bien donner des ordres pour que ces états soient conformes à l’avenir aux mémoires qui vous seront remis […]. » Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1783 – 22.03.1784.

[37] Les arrêts du Conseil d’État pris à l’encontre des procureurs d’office insistent d’ailleurs sur le rôle du procureur général : « Sa Majesté […] auroit jugé à propos […] de maintenir la règle qu’elle s’est prescrite de conoitre par la voye de Monsieur le chancelier les crimes qui se commettent dans l’étendue des terres de son obéissance afin de faire adresser aux procureurs généraux de ses cours les ordres qu’elle juge nécessaires pour réparer les négligence des officiers à qui la poursuite en est confiée[…]. » Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil du Roi contre le procureur fiscal de Paimpont – 18.04.1760 ; E.2404, Arrêt du Conseil d’État contre des procureurs fiscaux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier – 26.03.1763.

[38] La chancellerie peut aussi faire appel au prévôt général. Exemple : Alençon, AD Orne, C.766, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 derniers mois de 1772 – 21.02.1773.

[39] François-Xavier Emmanuelli, Un mythe de l’absolutisme bourbonien : l’intendance, du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle (France, Espagne, Amérique), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1981, p. 75.

[40] Grande ordonnance criminelle de 1670, Titre X, article 20.

[41] François Serpillon, Code criminel ou commentaire sur l’Ordonnance de 1670, Lyon, Chez les frères Périsse, 1767, vol. 1-2, p. 574.

Daniel Jousse dans son commentaire ne donne aucune précision sur l’efficacité ou non de cet article et renvoie au 19ème du titre VI de la même Ordonnance où il rappelle que les officiers s’exposent à une interdiction ou une amende mais il ne précise pas si les sanctions prévues ont été effectivement mises en place et exécutées. Daniel, Jousse Nouveau commentaire sur l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, Paris, Chez Debure l’aîné, 1753, p. 149-150 et 184.

[42] Arrêt du Parlement de Flandres du 22 octobre 1738 in « Réquisitoire du procureur général du parlement de Flandres sur lequel la Cour rendit, le 22 octobre 1738 un arrêt de règlement conforme, relatif aux statistiques criminelles » cité par Pierre Dautricourt, La criminalité et la répression au parlement de Flandres au XVIIIe siècle (1721-1790), Lille, Chez G. Sautai, 1912,  pièces annexes.

[43] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1554, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 derniers mois de 1759 – 29.02.1760.

[44] Arrêt de la Cour du Parlement du 5 février 1722 qui juge que les officiers des justices subalternes seront réprimés par le bailli dont ils dépendent in Du Chemin, Michel, Journal des principales audiences du Parlement avec les arrêts qui y ont été rendu et plusieurs questions et règlements placés selon l’ordre des temps depuis l’année 1718 jusqu’en 1722, Paris, Chez Durand, 1754, vol. 7, p. 639.

[45] Si la circulaire elle-même ne porte pas de date, nous la connaissons grâce aux certificats des procureurs fiscaux. Exemple : Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Certificat de la ville et baronnie de Chaudes-Aigues pour les 6 premiers mois de 1760 – 21.06.1760.

[46] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Circulaire du subdélégué de Saint-Flour aux procureurs fiscaux – 1760.

[47] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Etat des justices de la subdélégation de Rochefort – 25.07.1760.

[48] Seuls les procès-verbaux produits par les subdélégués d’Auvergne ont été conservés, mais il en a également été dressé en Bretagne. Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[49] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Procès-verbal contre les officiers de justice de la généralité de Riom pour le premier semestre de 1762

[50] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1762 – 10.09.1762.

[51] Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre les procureurs fiscaux de la généralité d’Auvergne pour les 6 premiers mois de 1760- 13.09.1760.

[52] Grande Ordonnance criminelle de 1670, Titre VIII, article 9 ; Titre X, article 20 ; Titre XXV, article 8 ; Titre XXVI, article 4.

[53] Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’État contre le procureur fiscal de Paimpont– 18.04.1760.

[54] Paris, AN, E.2404, Arrêt du Conseil d’État contre les procureurs fiscaux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier – 26.03.1763

[55] Rennes, AD Ille et Vilaine, C.137, Lettre : envoi de l’état des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1759 – 19.03.1760.

[56] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1554, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1760 – 3.09.1760.

[57] Viviane Genot, Justices seigneuriales de Haute-Auvergne au XVIIIe siècle (1695-1791), thèse de doctorat de droit, s.l., s.n, 2004, 2 vol., p. 117.

[58] Le texte de l’arrêt précise en effet que celui-ci « sera imprimé, publié et affiché partout où besoin sera ». Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre le procureur fiscal de Paimpont – 18.04.1760.

[59] Exemple°: Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre : accusé de réception à Vitré de l’arrêt du conseil du roi condamnant le procureur fiscal de Paimpont – 6.05.1760- 6.05.1760.

[60] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1561, Lettre : supplique du procureur d’office de Saint Illide concernant l’arrêt du Conseil d’État du 13 septembre 1760.

[61] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1561, Lettre du subdélégué d’Aurillac à l’intendant – 11.01.1762.

[62] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1762 – 10.09.1762.

[63] Si nous avons retrouvé dans les archives du Conseil d’État, les arrêts correspondant aux extraits conservés dans les archives de l’intendance d’Auvergne et celui concernant le procureur fiscal de Paimpont en Bretagne, nous n’en avons trouvé aucun autre, à part celui pris à l’encontre d’officiers des subdélégations de Tréguier et de Concarneau en 1763. Des procès-verbaux ont en revanche été dressés au moins jusqu’au second semestre de 1766. Exemple : Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1580, Procès-verbal contre les procureurs de la subdélégation de Vic-le-Comte pour les 6 derniers mois de 1766 – 1.04.1767.

[64] Il est exilé en octobre 1763 mais ne donne sa démission qu’en 1768.

[65] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1559, Procès-verbal contre le procureur d’office de la justice Bansat pour les 6 premiers mois de 1761 – 20.07.1761 ; 1C.1570, Idem pour les 6 premiers mois de 1763 – 16.07.1763 ; 1C.1571, Idem pour les 6 premiers mois de 1763 – 15.01.1764 ; 1C.1573, Idem pour les 6 premiers mois de 1764 – 15.07.1764.

[66] L’instruction du procès est confiée à l’intendant et au présidial de Clermont. Nous ignorons la suite de cette affaire. Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre le procureur fiscal de Thynières – 13.09.1760.

[67] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[68] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 derniers mois de 1760 – 10.02.1761.

[69] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 derniers mois de 1740 – 20.02.1741.

[70] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Etat des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1757.

[71] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Etat des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1758.

[72] Antoine Follain, « Justice seigneuriale, justice royale et régulation sociale du XVe au XVIIIe siècle : rapport de synthèse » in François Brizay, Antoine Follain, Véronique Sarrazin (dir.), Les Justices de village. Administration et justice locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Rennes, PUR, 2002, p. 9-58 (ici pp. 56-57) ; André Edmond Victor Giffard, Les justices seigneuriales en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles (1661-1791), Paris, Chez A. Rousseau, 1902, p. 126 et Anna Zink, Clochers et troupeaux. Les communautés rurales des Landes et du Sud-Ouest avant la Révolution, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 182.

[73] Giffard, Les justices seigneuriales…, p.126-127.

[74] Alençon, AD Orne, C.764, Lettre concernant les crimes non poursuivis par les justices seigneuriales – 15.07.1771.

L’article 23 de l’ordonnance du 8 mai 1788 prévoit aussi cela. Ordonnance du roi sur l’administration de la justice, 8 mai 1788.

[75] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Etat des crimes du bailliage de Magny pour les 6 derniers mois de 1785.

[76] André Edmond Victor Giffard, Les justices seigneuriales…, p. 128.

[77] Ordonnance du roi sur l’administration de la justice, 8 mai 1788. Les articles 21 et 22 confirment la possibilité aux seigneurs de renvoyer les procès criminels après l’interrogatoire aux présidiaux et bailliages royaux, tous les frais étant alors à la charge du roi. Voir aussi Benoît Garnot, Histoire de la justice, France, XVIe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2009, p. 195 ; Antoine Follain, « Justice seigneuriale… » in François Brizay, Antoine Follain, Véronique Sarrazin (dir.), Les Justices de village…, p. 56-57.

[78] Jeremy Hayhoe, « Le Parlement de Dijon et la transformation de la justice royale (1764-1774) » in Benoît Garnot (dir.), Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon, EUD, 2005, p. 49-58 (ici p. 50-51).

[79] Exemple : le procès par contumace contre Christine Gueldry et sa sœur Jeanne Françoise accusées de vol en foire a été commencé par la justice de Dampierre[-sur-Salon] avant d’être renvoyé au bailliage de Gray qui les a toutes deux condamnées le 24 décembre 1785 au fouet, à la marque, à cinq ans de bannissement hors de la province et à 10 livres d’amende envers le roi. Besançon, AD Doubs, 1C.386, Etat des crimes du bailliage de Gray pour les 6 derniers mois de 1785 – 10.01.1786.

[80] Montpellier, AD. Hérault, C.1589, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1786 – 12.07.1786.

[81] Le cinquième procès contre Jean Bedejus accusé d’assassinat et d’excès est également instruit par la sénéchaussée car les officiers seigneuriaux ont négligé de faire les poursuites. Id.

[82] Montpellier, AD Hérault, C.1590, Lettre : aucun crime dans la subdélégation d’Uzès pour les 6 derniers mois de 1787 – 27.01.1788.

[83] Le contrôleur-ambulant a pour principales activités de vérifier par le biais de tournées les comptes des commis, de collecter le numéraire et de le remettre au directeur. Leur nombre est variable, on en compte en 1777 sept dans la généralité de Tours, quatre dans celle de Rouen, 3 dans celle de Riom, un seul dans celle de Perpignan et neuf dans celle de Paris. Jean-Paul Massaloux, La Régie de l’Enregistrement et des Domaines aux XVIIIe et XIXe siècles, Genève, Librairie Droz, 1989, p. 85-86.

[84] Le directeur représente la compagnie de financiers qui a affermé les revenus du Domaine. Il a tous les devoirs du fermier. Il est responsable de la marche des services et chargé de régler les contentions ayant cours dans la généralité. Ibid. (ici p. 85).

[85] Montpellier, AD Hérault, C.1582, Lettre : envoi de l’état des crimes de la justice de Castelnaudary pour les 6 premiers mois de 1759 – 4.07.1759.

[86] Exemple : En 1770, l’accès aux documents de la maréchaussée de La Rochelle est impossible à cause du décès du greffier et de la mise sous scellés de tous les papiers et procédures de ce dernier. La Rochelle, AD Charente-Maritime, C.177, Etat des crimes de la généralité de La Rochelle pour les 6 derniers mois de 1770.

[87] En 1744, dans l’intendance du Languedoc, l’ancien procureur du roi de la juridiction de Cruzy certifie avoir démissionné de sa charge il y a plusieurs années, car il ne pouvait résider sur place. Il précise également qu’il n’y a aucun officier en poste dans cette justice et qu’en l’absence de personnel, il suppose qu’aucun crime n’a été commis, mais sans pouvoir l’affirmer avec certitude. Montpellier, AD Hérault, C.1574, Lettre : aucun crime dans la juridiction de Cruzy pour les 6 derniers mois de 1743 – 25.01.1744.

[88] En Auvergne, les subdélégations sont très étendues et les juridictions nombreuses et dispersées. A la fin de l’année 1759, le subdélégué de Saint-Flour explique ainsi à l’intendant que jusqu’à présent il s’est uniquement contenté d’exiger les états des crimes de la maréchaussée et du bailliage de Saint-Flour, car il est compliqué pour lui, du moins pour ce semestre, de lui fournir ceux de l’ensemble des justices de son département, car celles-ci sont bien trop nombreuses. Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre du subdélégué de Saint-Flour à l’intendant – 17.12.1759.

[89] Montpellier, AD Hérault, C.1570, Lettre : le lieutenant de maréchaussée du Vivarais à l’intendance – 23.09.1738

[90] Garnot, Benoît « Justice, infrajustice, parajustice et extra justice dans la France d’Ancien Régime » in Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 4, n°1, 2000, p. 103-120 (ici p. 115)

[91] Nous pouvons notamment citer celle instaurée en 1716 contre les gens d’affaire. Jean Villain, « Naissance de la Chambre de justice de 1716 » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 35, 1988, p. 544-576 ; Henri See, « La Chambre de Justice de 1716 en Bretagne » in Annales de Bretagne, t.39, n°2, 1930, p. 223-241 ; Pierre Ravel La Chambre de justice de 1716, Paris, E. de Boccard, 1928.

[92] Montpellier, AD Hérault, C.1570, Copie de la lettre envoyée par M. de la Deveze à M. d’Angervilliers le 24.12.1738.

[93] Montpellier, AD Hérault, C.1584, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1761 – 3.01.1762 ; C.1585, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1764 – 6.07.1764 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1764 – 4.07.1764 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1765 – 20.07.1765 ; C.1586, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765 – 8.01.1766 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1765 – 20.07.1765 ; C.1586, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765 ; Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1766 – 14.02.1767 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1766 – 10.02.1767 ; Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1767 – 20.01.1768 ; C.1587, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1767 – 14.07.1767.

[94] Montpellier, AD Hérault, C.1586, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765.

[95] Montpellier, AD Hérault, C.1583, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Haut-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1760 – 19.08.1760 ; Etat des crimes de la subdélégation du Haut-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1760 ; C.1584, Etat des crimes pour les 6 premiers mois de 1762.

Il est même noté dans l’état des six derniers mois de 1762 du diocèse de Viviers que « les procureurs jurisdictionnels ont bien remplis leurs fonctions ». Montpellier, AD Hérault, C.1583, C.1584, Etat des crimes du diocèse de Viviers pour les 6 premiers mois de 1762.

[96] Nicole Castan évoque un mémoire anonyme qui estime la population de cette sénéchaussée à précisément 634 484 personnes. Nicole Castan, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, Flammarion, 1980, p. 119.

[97] La justice seigneuriale est restée très vivace dans le Vivarais comme dans le Velay. Ibidem, p. 150-151.

[98] Le procureur du roi de la sénéchaussée du Puy rappelle à l’intendant du Languedoc les frais importants que les procédures criminelles instruites sans partie civile et les transferts des prisonniers engrangent pour les seigneurs : « Les juges de Pradelles après avoir condemné à mort un homme accusé d’assassinat ont été obligés par arret du parlement où cet accusé avoir eté conduit de continuer la procedure en sorte qu’il a eté reconduit sur les lieux et il faudra encore le faire reconduire à Toulouse. Des frais aussi considerables sont capables d’effrayer les seigneurs qui ne se trouvent pas bien riches et c’est ce qui cause l’impunité et m’oblige de me donner bien des mouvemens pour avoir connoissance de ce qui se passe. » Montpellier, AD Hérault, C.1575, Lettre : envoi de l’état des crimes de la sénéchaussée du Puy pour les 6 derniers mois de 1744 – 25.01.1745.

[99] Le mot est de Nicole Castan. Castan, Nicole, Justice et répression…, p. 119.

[100] Dans le cas de Saint-Pons, le subdélégué argue du fait qu’il n’y a aucune justice royale dans sa circonscription pour assurer l’intendant qu’aucun crime n’y a été commis. Les justices seigneuriales relèvent du sénéchal de Béziers ou de celui de Carcassonne et selon lui ne concernent donc pas son département. Montpellier, AD Hérault, C.1590, Lettre : aucun crime dans la subdélégation de Saint Pons pour les 6 derniers mois de 1786 – 22.01.1787.

[101] Cet édit prévoit de regrouper l’administration de la justice de plusieurs juridictions en un seul endroit afin de limiter les frais. L’Etat définit ainsi 29 districts dans le cadre desquels, les seigneurs sont censés s’entendre et collaborer. Les chefs-lieux désignés de ces districts sont les bourgs les plus importants de la province comme Annonay, Tournon, Joyeuse, Privas etc. Pour lutter contre l’insécurité et encourager les officiers seigneuriaux à poursuivre les crimes, la monarchie construit deux grandes prisons à Montpezat et Privat. En outre, elle prend en charge les frais relatifs aux prisonniers poursuivis à la requête des officiers seigneuriaux et détenus dans les prisons royales d’Annonay, de Montpezat, de Villeneuve-de-Berg et de Privat. Malgré ces mesures, la situation resta sensiblement la même et les deux nouvelles prisons construites par la monarchie n’accueillirent de fait que peu d’individus. Cet édit bien que destiné au Vivarais et au Gévaudan a, semble-t-il, aussi été appliqué dans le Velay. Didier Catarina, Les justices ordinaires, inférieures et subalternes de Languedoc : essai de géographie judiciaire, 1667-1789, Montpellier, Publications de l’Université Paul Valéry, Montpellier III, 2002, p. 242-246.

[102] Lille, AD Nord, C.11135, Etat des crimes de la subdélégation de Cambrai pour les 6 premiers mois de 1763.

[103] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Projet de la circulaire du subdélégué de Langeac pour les officiers de justice – 18.12.1759.

[104] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre : accusé de réception à Mauriac des ordres de l’intendant concernant l’état des crimes des 6 derniers mois de 1759 – 21.12.1759.

[105] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation de Mauriac pour les 6 derniers mois de 1759 – 5.01.1760.

[106] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre de l’intendant au subdélégué de Vannes – 9.01.1758

[107] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1267, Lettre du contrôleur général Dodun aux généralités – 15.09.1723.

[108] Id.

[109] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.138, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation d’Hennebont pour les 6 premiers mois de 1786 – 17.07.1786.

[110] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.138, Etat des crimes de la subdélégation d’Hennebont pour les 6 premiers mois de 1786 – 17.07.1786.

Auberges aristocratiques : l’investissement des aristocrates écossais dans l’activité hôtelière lors du premier essor du tourisme dans les Highlands (1750-1850)

Mathieu Mazé

 


Résumé : L’essor du tourisme dans les Highlands d’Écosse à partir de la fin du XVIIIe siècle s’est accompagné d’une rapide croissance des établissements commerciaux accueillant les voyageurs et d’une véritable amélioration de leur qualité. Une telle transformation n’aurait pu advenir, dans une région pauvre et sous-équipée, sans les investissements réalisés par la noblesse locale. Cet article se propose de mesurer l’ampleur de son intervention dans le réseau hôtelier des Highlands et de réfléchir aux motivations qui ont pu pousser cette élite terrienne à investir dans une telle activité commerciale.


Introduction

Le premier essor du tourisme dans les Highlands d’Écosse, entre les années 1770 et 1850, s’est appuyé sur une amélioration rapide de l’offre hôtelière, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. Cela a été relevé par les voyageurs de ce temps comme par les historiens qui, depuis une cinquantaine d’années, se sont attachés à retracer les débuts de cette pratique qui tient désormais une place si importante dans l’économie de la région et contribue si fortement à définir la manière dont on se la représente[1]. Un peu partout dans les Highlands, de nouveaux établissements sont fondés là on l’on ne pouvait encore compter que sur l’hospitalité que quelque chef de clan consentirait à accorder aux voyageurs de passage. On transforme des masures tout justes bonnes à accueillir les conducteurs de troupeaux en transit vers les marchés du sud, en auberges capables d’accueillir des touristes exigeants et l’on commence même, à partir des années 1790, dans les rares centres urbains de la région, à ouvrir de grands établissements que l’on n’hésite plus à qualifier d’hôtel.

Une telle activité bâtisseuse permettait de répondre à l’afflux grandissant de touristes britanniques sur cette partie du sol national. Cette pratique prit son véritable essor au cours du XVIIIe siècle et elle entraîna une réorientation partielle des flux de voyageurs. L’aristocratie britannique avait en effet, depuis la fin du XVIe siècle, pris l’habitude d’envoyer ses fils en voyage de formation sur le continent européen, avec l’Italie comme objectif majeur. Au XVIIIe siècle, ce Grand Tour, désormais effectué aussi par des représentants des classes moyennes et des hommes et femmes de tous les âges, devint une activité touristique à part entière et connut son apogée[2]. Cependant, à partir du milieu du siècle, tandis que le nationalisme britannique se renforce, il apparaissait désormais comme de bon ton de visiter aussi les hauts lieux du territoire national, étant entendu que les papistes du continent européen ne sauraient détenir le monopole du prestige culturel. Les Highlands étaient alors perçues comme le conservatoire d’une société archaïque et vertueuse rappelant à tous ce que furent les Britanniques des origines. A cela se mêlait étroitement une attirance nouvelle pour les paysages incultes et la montagne que le romantisme naissant contribuait à nourrir. De grands succès littéraires tels que les poèmes d’Ossian publiés par James Macpherson puis les œuvres de Walter Scott fixèrent durablement cette image attractive des Highlands. Les voyageurs, principalement Britanniques, venus visiter les Highlands pour leur plaisir commencèrent alors à se faire de plus en plus nombreux[3].

L’ouverture des Highlands aux circulations touristiques est l’un des aspects des profondes transformations économiques et sociales que connaît la région au XVIIIe siècle, particulièrement après l’échec de la révolte jacobite de 1745. Cette région pauvre et mal soumise au pouvoir central vit alors se défaire l’ancienne organisation sociale en clans, ces groupes de parenté élargie, rompus à l’art de la guerre, qui défiaient les tentatives d’établir un monopole étatique de la violence. Les nobles des Highlands abandonnèrent alors, parfois non sans nostalgie, leur rôle de chefs militaires pour se faire rentiers du sol, à l’image de la noblesse des Lowlands ou d’Angleterre. Certains d’entre eux, loin de se contenter de percevoir passivement leur part des fruits du travail de leurs tenanciers, prirent une part active dans le développement leurs domaines, encourageant la sylviculture ou l’élevage ovin par l’application des méthodes les plus modernes.

La noblesse des Highlands a aussi contribué, au cours de cette période de transition rapide vers une meilleure intégration dans le territoire britannique et de développement d’une économie capitaliste, à l’accroissement des capacités hôtelières de leur région. Moins connue que leur participation à la modernisation agricole du pays, l’implication de ce groupe dans le financement des auberges et hôtels a néanmoins été relevée par les spécialistes de l’histoire du tourisme en Écosse. Katherine Haldane Grenier a ainsi pointé l’activité d’« aristocrates entreprenant  », tels que le comte de Breadalbane, qui supervise la construction et l’entretien de plusieurs établissements sur ses terres[4]. L’objectif de cet article sera de préciser le rôle qu’ont tenu les nobles des Highlands dans le développement de l’hôtellerie locale[5]. Il s’agira d’abord d’identifier les différents groupes sociaux ayant participé au financement des établissements pour mesurer, autant que faire se peut, la part qu’a prise la noblesse. Quelques exemples seront ensuite développés pour que l’on mesure quels furent les effets concrets de l’investissement nobiliaire sur les dimensions, l’aspect extérieur et l’équipement intérieur des auberges et hôtels des Highlands. On s’interrogera sur les motivations qui ont pu conduire ces élites traditionnelles à investir dans ce secteur d’activité émergent avant d’envisager le retrait relatif de ce groupe, soumis à des pressions financières de plus en plus fortes au XIXe siècle.

L’exploitation d’archives de grands domaines aristocratiques, des archives municipales d’Inverness et du fonds relatif aux Domaines réquisitionnés par la Couronne (Forfeited Estates) à la suite des révoltes jacobites de 1715 et 1745, au cours de la préparation de la thèse de l’auteur, a permis de rassembler un dossier éclairant sur l’investissement nobiliaire dans l’hôtellerie des Highlands. À partir de ces documents, il est possible de compléter et de préciser les travaux antérieurs des historiens du tourisme en Écosse, qui reposaient essentiellement sur l’analyse de récits de voyage. Bien qu’il soit loin de représenter l’intégralité des activités de financement de l’hôtellerie au cours de la période comprise entre 1750 et 1850, ce corpus documentaire porte sur quelques cas particulièrement significatifs car les domaines du duc d’Argyll et du comte de Breadaldane, ainsi que la ville d’Inverness, faisaient partie des principales étapes sur le circuit effectué par la grande majorité des touristes dans les Highlands[6].

Les nobles, principaux acteurs du développement de l’hôtellerie des Highlands

Les capitaux détenus par la noblesse ont représenté la principale source de financement des auberges et hôtels des Highlands. Cette prééminence s’explique d’abord par la répartition des terres dans la société locale. En dehors des villes, qui sont petites et rares, la terre appartient à peu près exclusivement à la grande aristocratie titrée ou à la petite noblesse des lairds[7]. Des fortunes issues du monde de la marchandise, des oligarchies urbaines ou du service de l’État commencent à s’y ajouter au XVIIIe siècle mais le transfert de propriété ne commencera à prendre une certaine ampleur qu’au XIXe siècle[8]. Les paysans qui constituent l’essentiel de la population ne sont ici jamais propriétaires. Il en va de même des aubergistes et hôteliers qui, sauf de possibles exceptions en ville, ne possèdent jamais l’établissement qu’ils gèrent.

La noblesse locale n’a toutefois pas été la seule source de financement de l’hôtellerie. Il a existé d’autre catégories d’investisseurs, dont il convient de rappeler la contribution, mais aussi d’en mesurer les limites. Le gouvernement a pu, ponctuellement, contribuer au développement des capacités d’accueil dans les Highlands. Mais il s’agissait alors d’établir les infrastructures permettant de mieux contrôler une région volontiers rebelle, à la suite des deux insurrections jacobites de 1715 et 1745. Des routes ont été construites pour faciliter la circulation des troupes et mieux prévenir une nouvelle insurrection et il a été nécessaire d’entretenir, voire parfois de construire ex nihilo, des établissements en mesure d’héberger les soldats aussi bien que tout voyageur venant à passer dans ces contrées reculées. Entre 1747 et 1784, des représentants du gouvernement central établis à Édimbourg, les barons de l’Échiquier, ont géré, au nom de la Couronne, 13 grands domaines pris aux chefs de clan jacobites qui avaient rejoint le prétendant Charles-Édouard Stuart dans sa tentative de s’emparer du trône. Leurs archives révèlent que leurs interventions, loin de se cantonner à ces domaines, pouvaient s’étendre à tout établissement situé sur une route importante mais ne bénéficiant pas toujours de suffisamment d’investissements d’origine locale. L’auberge de Dalwhinnie par exemple, située sur la route stratégique de Perth à Inverness, a bénéficié de crédits octroyés par les barons de l’Échiquier pour construire un toit d’ardoise en 1760, pour l’équiper d’une nouvelle cuisinière en fonte en 1771, ou encore en 1776 pour revoir l’agencement intérieur de l’édifice afin d’accroître sa capacité d’hébergement[9]. Ce type d’intervention étatique s’efface après le retour des domaines à leurs propriétaires ou à leurs héritiers en 1784.

Les aubergistes eux-mêmes, sans être propriétaires de leur établissement, ont pu contribuer à des dépenses d’équipement. Un aubergiste de Lochearnhead, Donald Robertson, situé sur une route relativement fréquentée dans la partie méridionale des Highlands, demande en 1811 au comte de Breadalbane qu’il lui prête 180 livres sterling pour adjoindre deux chambres au-dessus de la cuisine de son établissement, ainsi qu’une nouvelle aile avec un salon surmonté de trois chambres. Il s’engage à rembourser le prêt avec intérêts, escomptant pouvoir être en mesure de le faire grâce à l’augmentation de sa clientèle que cet investissement rendra possible[10]. Il s’agit bien ici d’une dépense effectuée par l’aubergiste, qui se tourne vers le principal créancier de la société locale, le grand propriétaire aristocratique, le recours aux banques n’étant pas encore très répandu dans les Highlands. Il a peut-être existé, par ailleurs, des aubergistes propriétaires de leur établissement dans les villes des Highlands, notamment à Inverness[11]. Mais les sources consultées ne permettent pas de l’avancer avec certitude.

L’acquisition et le développement d’établissements hôteliers d’une certaine dimension, en ville, pouvait occasionner des dépenses élevées, difficiles à assumer pour un seul individu. C’est la raison pour laquelle on voit se développer, à Inverness, des compagnies formées par contrat afin de bâtir et d’entretenir un hôtel. La noblesse y participe, s’associant à des éléments de la bourgeoisie. L’une de ces compagnies se forme dans les années 1770 dans le cadre de la sociabilité franc-maçonne. Deux loges locales ont décidé de s’associer pour bâtir un temple maçonnique. Pour assurer l’entretien de ce dernier, les francs-maçons d’Inverness décident d’y adjoindre un hôtel ouvert au public. Ils lancent une souscription parmi leurs membres et lèvent une somme de 191 livres sterling et 2 shillings. Parmi les 63 contributeurs, on trouve au moins trois membres de la couche supérieure de la petite noblesse, Normand MacLeod of MacLeod, le plus grand propriétaire terrien de l’île de Skye et deux baronets, A. Grant et Alexander MacKenzie. S’y ajoutent plusieurs propriétaires plus modestes des environs d’Inverness, onze marchands, deux représentants de l’administration locale, un notaire et un médecin militaire. La contribution des nobles s’élève à 96 livres sterling et 12 shillings, soit la moitié du total, tandis que les marchands n’apportent que 19 livres sterling et 19 shillings. Connu sous le nom de Masons Hotel, l’établissement, dont la construction commence en 1777, ouvre ses portes au plus tard en 1780. Il est alors administré par John Ettles et, avec ses 27 fenêtres, c’est le plus grand hôtel d’Inverness[12].

Quelques décennies plus tard, en 1837, c’est une Inverness Tavern and Hotel Company qui se forme, afin de doter la ville d’un nouvel hôtel de dimensions suffisantes pour répondre à un afflux toujours croissant de visiteurs. Le contrat d’association ne contient plus d’allusion à la franc-maçonnerie, il s’agit cette fois d’une entreprise purement commerciale. Un capital d’une valeur de 5 500 livres sterling a été rassemblé, dont 1 600 ont été investis pour acheter un terrain en plein centre de la ville, dans High Street. On dispose d’une liste de 46 actionnaires ayant souscrit pour 136 parts d’une valeur totale de 3 400 livres sterling. 23 d’entre eux sont membres de la petite noblesse. Les autres sont détenteurs de charges municipales, marchands, officiers, représentants des professions juridiques et l’on trouve aussi quelques représentants de couches plus modestes de la population, qui étaient absentes de l’entreprise franc-maçonne présentée plus haut, tels qu’un épicier, un quincailler, un distillateur de whisky ou encore trois fermiers. Les nobles ont acquis 74 parts (1 850 livres sterling) soit un peu plus de la moitié de la valeur totale[13]. Comme pour le Masons Hotel, l’apport financier de la noblesse s’est révélé décisif. On peut estimer, au vu de ces deux exemples, que le développement spectaculaire de l’hôtellerie d’Inverness dans les années 1790-1840, loin d’être le fruit du seul dynamisme de la bourgeoisie locale, apparaît comme le résultat d’une coopération entre cette classe et une noblesse prompte à investir en dehors de ses domaines ruraux.

En dehors des villes, on ne trouve pas d’exemples de telles associations. Le financement des auberges, si l’on excepte les frais qui étaient parfois engagés par les tenanciers eux-mêmes, relevait essentiellement des grands propriétaires terriens qui, jusqu’au début du XIXe siècle appartenaient généralement à la noblesse[14]. Les aristocrates les plus riches des Highlands, tels que les ducs d’Argyll, d’Atholl ou de Sutherland, ou le comte de Breadalbane, possédaient des domaines immenses, s’étendant sur des dizaines de kilomètres carrés[15]. Ils étaient souvent assez vastes pour contenir plusieurs auberges. C’est là, par excellence, le terrain où se déploie l’initiative nobiliaire, comme le montreront les exemples développés ci-dessous.

En définitive, s’il reste pour l’instant impossible d’effectuer une pesée globale de l’investissement de la noblesse des Highlands dans les auberges et hôtels, il apparaît que les sources de financement concurrentes étaient relativement limitées. L’investissement par les hôteliers eux-mêmes restait vraisemblablement de faible ampleur, à la mesure des moyens financiers modestes dont ils disposaient. Les dépenses du gouvernement, remarquable exception dans un pays et un secteur où l’initiative est généralement laissée à l’entreprise privée, sont restées circonscrites à quelques établissements et l’État a fini par s’effacer à la fin du XVIIIe siècle. Elles ont permis de combler certains interstices d’un réseau hôtelier alors lacunaire, mais guère plus. Dans une ville comme Inverness, la bourgeoisie locale a pu apporter d’importants moyens financiers, mais sans parvenir à éclipser la noblesse.

« Le noble propriétaire, avec une louable attention pour les besoins des voyageurs […] a fait construire plusieurs auberges »

Les archives relatives à la gestion des grands domaines révèlent que les aristocrates pouvaient se montrer très actifs dans le financement de l’hôtellerie locale entre les années 1750 et 1850. L’exemple des comtes de Breadalbane démontre la forte implication de la noblesse dans le développement de l’hôtellerie en milieu rural. Leur domaine d’étendait sur un vaste secteur dans la partie méridionale les Highlands, autour du loch Tay. Il constituait un passage obligé pour les voyageurs voulant se rendre des Grampians aux Highlands de l’Ouest et au-delà, aux îles Hébrides. Deux générations de comtes ont été à l’œuvre au cours de la période du premier essor du tourisme : John Campbell, 3e comte (1692-1782, comte en 1752), et son neveu, John Campbell of Carwhin (1762-1834, 4e comte en 1782, puis 1er marquis en 1831[16]). Plusieurs voyageurs leur ont rendu hommage. John E. Bowman affirme :

Le noble propriétaire [Breadalbane], avec une louable attention pour les besoins des voyageurs aussi bien que pour ses propres intérêts, a fait construire plusieurs auberges, étapes commodes sur la route de Kenmore à Inveraray. Sans celles-ci, il aurait été impossible de traverser l’Écosse dans cette direction. Les auberges de Glenorchy [Dalmally], Tyndrum, Luib et Killin en font partie[17].

L’énumération donne une idée de l’importance de l’œuvre du comte mais elle reste incomplète. D’après les archives de la collection Breadalbane, pas moins d’une douzaine d’auberges se trouvaient sous son administration.

Elles dessinaient un véritable réseau, que l’on peut hiérarchiser en s’appuyant sur la valeur de chaque établissement telle qu’elle est évaluée dans une liste de polices d’assurances datant de 1835. A sa tête, l’auberge de Kenmore, juste à côté du château comtal (600 £). Plusieurs auberges majeures jalonnent ensuite la route vers l’ouest : Killin (600 £), Tyndrum (470 £), Dalmally (500 £), à des intervalles de 20 à 30 km. Entre ces étapes ou sur des routes secondaires, on trouve des half-way houses de moindres prétentions : Tummel Bridge (250 £), Amulree (300 £) et Luib (300 £), Easdale (150 £)[18]. Comme le souligne John E. Bowman, ce réseau d’auberges était d’une importance capitale dans le maintien de communications de bonne qualité. Il facilitait grandement la traversée de la partie méridionale des Highlands d’est en ouest. On comprend les éloges adressés au « noble propriétaire » dont les établissements permettaient de boucler dans de bonnes conditions de confort le circuit effectué par la plupart des touristes, qui ne disposaient pas du temps nécessaire pour effectuer un grand tour des Highlands jusqu’à Inverness.

Il suffit de parcourir les archives de la collection Breadalbane pour constater l’ampleur des travaux effectués pour parvenir à ce degré d’équipement. Les comptes dressés à l’intention du comte par ses intendants attestent d’une intense activité bâtisseuse, se concentrant surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où la fréquentation touristique commence à augmenter[19]. De nouveaux habitats sont construits, d’autres sont agrandis ; des travaux de réparation ou d’ameublement sont fréquemment réalisés.

Travaux effectués sur les auberges appartenant au comte de Breadalbane, 1750-1830

Établissement Construction d’un nouvel édifice Agrandissements, bâtiments annexes Réparations Ameublement
Aberfeldy s. d., 1813 (enseigne), 1822[20]
Amulree 1752, 1766 (garde-manger et arrière-cuisine), 1776-1777 (abri pour voiture), 1794[21] 1751, 1772-1774, 1802, 1828[22]
Dalmally 1781-1782[23] 1784-1785 (écurie et travaux divers), 1805 (porche)[24] 1773, 1781, 1827[25]
Inveroran 1782[26]
Kenmore 1773[27] 1813, 1821, 1822[28] 1774[29]
Killin 1759 (écurie), 1761, 1772 (nouvelle aile)[30] 1759, 1761, 1772, 1814[31]
King’s House 1798[32]
Tyndrum 1789-1790[33] 1772-1774[34]

Le caractère parfois lacunaire des sources rend difficile une évaluation du montant total investi dans ces travaux. Quelques exemples suffiront cependant à donner une idée des sommes investies. Les travaux de construction de la nouvelle auberge de Dalmally, en 1781-1782, s’élèvent à 346 livres sterling 7 shillings et 7 pence. Les écuries et abris ajoutés en 1784-1785 ont coûté 147 livres et 8 pence et demi ; le porche bâti en 1805 a représenté une dépense de 21 livres 10 shillings et 5 pence. Des travaux de réparation et rénovation pouvaient aussi mobiliser des sommes non négligeables. A Kenmore, la principale auberge du domaine Breadalbane, le comte dépense 85 livres, 4 shillings et 6 pence pour des travaux de réparation divers sur les annexes de l’auberge en 1821 et encore 54 livres sterling, 6 shillings et 4 pence pour des travaux de peinture et la pose d’un nouveau papier peint en 1822. Le comte payait également la moitié de la cotisation pour l’assurance contre le feu[35] de l’ensemble de ses établissements et il semble qu’il ait aussi pris en charge le paiement de la taxe sur les fenêtres[36]. Il est vrai que cette activité bâtisseuse se développa dans une conjoncture exceptionnellement bonne pour les grands propriétaires des Highlands. Leurs revenus augmentèrent considérablement entre les années 1770 et 1815. L’élevage ovin connut alors son plus grand essor et la hausse généralisée de la valeur des produits agricoles culmina dans la période des guerres révolutionnaires et impériales. Les revenus des domaines du comte de Breadalbane localisés dans le Perthshire ont ainsi bondi de 2 700 livres sterling en 1774 à 13 450 en 1811[37].

Le duc d’Argyll, dont le domaine couvrait une vaste superficie dans les Highlands de l’Ouest, faisait preuve d’autant de magnificence que son parent éloigné le comte de Breadalbane. Il semble avoir pris un soin particulier à faire de l’auberge principale d’Inveraray, le bourg qui jouxtait son château, l’une des plus belles des Highlands. Elle fut bâtie entre 1751 et 1756, à la demande du 4e duc d’Argyll, par John Adams, aîné d’une fratrie d’architectes réputés du temps de Georges III[38]. Par ses dimensions, elle dépasse tous les établissements des Highlands, y compris ceux d’Inverness. En 1798, elle est encore, avec ses trois étages et ses 66 fenêtres, la plus grande de la région[39]. Son style architectural est en rupture avec le modèle jusqu’alors commun dans une grande partie des Highlands : le toit est en ardoises au lieu d’être en chaume ou en gazon, les murs de pierre de taille recouverts de chaux au lieu d’être faits de pierres non équarries. L’intérieur n’est pas moins remarquable que l’extérieur : le duc y avait en effet fait placer d’anciennes pièces de mobilier issues de son propre château, ce qui tranchait avec le mobilier bien plus rudimentaire que l’on trouvait alors habituellement dans les auberges des Highlands[40].

L’aristocratie n’est pas la seule à prendre la responsabilité d’établir et de maintenir des auberges. Entre ces grands domaines se trouvent aussi des établissements relevant de propriétaires plus modestes qui appartiennent souvent à la petite noblesse des Highlands, les lairds. Il s’agit souvent de familles anciennement établies, que le hasard des héritages ou des conquêtes n’avait pas favorisé autant que les grandes lignées présentées plus haut. Leur activité est plus difficile à retracer que celle des grandes familles, car leurs archives sont généralement moins riches ou moins bien conservées. On peut cependant citer, à titre d’exemple, les MacNab of MacNab qui prenaient en charge l’auberge de Callander[41], très fréquentée par les touristes car située sur la route des Trossachs, un haut-lieu touristique célébré par Walter Scott, ou encore les Stewart de Grandtully[42], dont l’établissement de Grandtully se trouvait à équidistance de trois étapes importantes du circuit dans les Highlands : Dunkeld, Blair Atholl et Kenmore. Compte tenu de la dimension de leurs domaines, l’action de ces lairds se concentrait souvent sur un seul établissement.

L’implication de la noblesse des Highlands ne se limite pas au financement des bâtiments et des meubles. Elle est aussi responsable, par l’intermédiaire des intendants qui gèrent ses domaines, du recrutement des aubergistes. Les postes vacants sont signalés, parfois par voie de presse à partir des années 1800[43]. Lorsqu’une auberge est particulièrement convoitée, les candidats sont mis en concurrence par l’intendant chargé de les sélectionner. Les aspirants aubergistes proposent alors chacun un loyer annuel qu’ils s’engagent à verser s’ils prennent possession des lieux, et font valoir leurs qualifications pour le poste, mentionnant par exemple une expérience préalable en tant que serveur. Être en mesure de produire un certificat de bonnes mœurs signé de la main d’un ecclésiastique, d’un grand propriétaire ou d’un ancien employeur est particulièrement apprécié. Être natif du pays pouvait constituer un autre atout. Les candidatures étaient parfois rédigées sous forme de lettres, lues et annotées par l’intendant, qui donnait son avis sur la valeur des candidatures, le choix final revenant au grand propriétaire[44].

Il n’était par ailleurs pas rare que les aubergistes soient recrutés dans la domesticité du grand propriétaire. Sur un effectif de 31 aubergistes des Highlands pour lesquels il a été possible de trouver l’activité professionnelle antérieure à leur installation, 7 ont exercé l’activité de domestique[45]. L’intérêt de recruter dans ce vivier était double. Il s’agissait d’une part de récompenser le dévouement d’un serviteur en lui offrant l’occasion de s’établir à la tête de sa propre maisonnée, et de lui fournir une source de revenus pour subvenir aux besoins de sa famille. D’autre part, habitués aux exigences de la haute société, les anciens domestiques étaient mieux formés que la paysannerie locale à l’accueil de voyageurs « de qualité ». Loin de se cantonner à un rôle passif de fournisseur de capitaux, la noblesse des Highlands montre un souci d’offrir de bonnes conditions d’accueil aux voyageurs venant à traverser ses domaines, en intervenant aussi bien sur le bâti, sur l’ameublement que sur le recrutement du personnel.

Un investissement de prestige

Cet investissement nobiliaire dans l’hôtellerie peut naturellement s’expliquer par la recherche de profits. L’aisance apportée au tenancier par les voyageurs aisés à qui il proposait le gîte et le couvert pouvait aisément se convertir en augmentations de rentes pour le propriétaire. Mais l’appât du gain était loin d’être suffisant pour expliquer les investissements consentis pour agrandir les établissements et améliorer leur qualité. Une remarque formulée par John Knox met en garde contre toute interprétation trop hâtive allant dans ce sens :

Une auberge spacieuse est louée ici [à Tyndrum] pour 6 livres et le montant de la taxe sur les fenêtres s’élève à 4 livres 10 shillings. Cette disproportion provient de la munificence très avisée du propriétaire [Breadalbane] qui ainsi, presque à ses frais, fournit aux voyageurs un logis décent[46].

Ce passage semble signifier que le tenancier ne payait que 6 livres par an au comte, qui prenait en charge le paiement au fisc de la taxe sur les fenêtres d’un montant de 4 livres et 10 shillings, ce qui ne lui aurait laissé qu’une livre et 10 shillings de profit, sans tenir compte des travaux d’entretien ou d’amélioration qui étaient à sa charge. Dans ces conditions, il paraît difficile d’avancer la recherche du profit comme moteur principal de l’investissement dans la construction d’auberges. Bien sûr, la mesure pourrait n’avoir été que temporaire et il est probable que le montant du loyer de l’auberge de Tyndrum ait été relevé par la suite. C’est ce que suggère l’évolution des loyers payés par quelques tenanciers d’autres établissements du domaine des comtes de Breadalbane.

Le graphique montre des loyers en hausse modérée jusqu’en 1819, puis s’accélérant entre cette date et 1828. Il pourrait y avoir eu entre ces deux moments un changement dans les choix de gestion de ces établissements ; le comte de Breadalbane serait passé d’une relative modération des loyers propre à attirer la main d’œuvre à une politique d’exploitation rentière plus agressive. Il est difficile, au vu de la quantité réduite de données mobilisées, de conclure avec certitude.

Malgré cette augmentation des revenus tirés des auberges du domaine, l’apport semble relativement modeste si on le rapporte à l’ensemble du revenu généré par les terres possédées par le comte dans le Perthshire. L’ensemble des établissements qu’il contrôle pourrait avoir rapporté au comte de Breadalbane entre 500 et 800 livres sterling en 1828. Cela doit être rapporté aux 13 450 livres sterling générées par l’ensemble du domaine du Perthshire en 1815, somme qui avait sans doute assez peu évolué en 1828[47]. Avec un loyer de 200 livres sterling par an en 1828, l’auberge qui a le plus de valeur, celle de Kenmore, se situe au même niveau qu’une grande exploitation d’élevage ovin comme il s’en est établi en nombre sur les terres du comte au XIXe siècle[48]. Néanmoins, le rapport entre les investissements dans les auberges et les bénéfices qu’elles rapportaient a pu être plus favorable que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, car les loyers ont augmenté tandis que l’essentiel des travaux de construction et d’amélioration de la qualité en vue de répondre aux demandes générées par l’accroissement d’une clientèle aisée étaient déjà réalisés. Dans une conjoncture économique générale qui tendaient à s’assombrir, les auberges représentaient une source de revenus appréciable, quoique mineure. Il ne semble pas cependant que l’ampleur des revenus tirés de cet investissement suffise à rendre compte de la propension de la noblesse des Highlands à s’impliquer dans ce secteur.

« Tout comme certains entrepreneurs, de nombreux propriétaires progressistes semblent avoir été motivés par la recherche de la considération sociale plus que par celle du profit », affirme l’historien de la Révolution industrielle Eric L. Jones[49]. Thomas C. Smout, qui a étudié la contribution de l’aristocratie écossaise au développement économique du pays dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie et des transports entre 1650 et 1850, estime que loin de rechercher le profit immédiat, ces investisseurs désiraient avant tout que l’on dise d’eux qu’ils étaient « soucieux du bien public » et appréciaient de voir leurs bienfaits commémorés par des plaques ou de petits obélisques. Les travaux qu’ils faisaient réaliser nécessitaient des dépenses importantes pour des profits incertains et à long terme[50]. On pourrait aisément ajouter les auberges à la liste des aménagements mentionnés par T. C. Smout. L’investisseur aristocratique ne peut être réduit à une simple incarnation de l’homo oeconomicus. Il y a indéniablement de l’ostentation dans cette activité de bâtisseur. Les plus belles auberges, celles qui se situent à proximité immédiate des lieux de résidence nobiliaires, apparaissent comme des sortes d’extensions dans l’espace public de l’art de recevoir propre à l’aristocratie, dont le cadre originel reste le château familial[51]. Elles ont d’ailleurs, semble-t-il, vocation à recevoir les visiteurs en surnombre qui ne peuvent être logés chez le maître des lieux lors des grandes occasions[52]. Ce désir de paraître explique les dimensions monumentales et le soin apporté aux intérieurs de l’auberge d’Inveraray construite sur les ordres du 3e duc d’Argyll (1682-1761). Ami du premier ministre Robert Walpole, dont il est le représentant officieux en Écosse, patron d’une vaste clientèle et considéré comme l’homme le plus puissant du pays, il s’est fait bâtir une auberge à l’image de son rang dans la société écossaise, et surdimensionnée par rapport aux besoins ordinaires du bourg où elle est localisée. Ce désir des aristocrates des Highlands d’affirmer de manière tangible leur présence et leur puissance se manifeste encore dans l’affichage de leurs armes et de leur nom sur les enseignes suspendues à la façade des édifices, qui sont signalées à partir des années 1810, d’abord sur les terres des grands propriétaires[53].

Ces derniers ne sont d’ailleurs pas les seuls à faire des auberges un support de leur souci de paraître. Des lairds aux revenus plus modestes ont pu montrer le même type de comportement, ce qui n’était pas sans risques eu égard à leurs moyens financiers limités, comme l’illustre l’exemple de Francis McNab of McNab. Une anecdote rapportée par Robert Southey montre bien que le souci de paraître n’était pas réservé aux échelons les plus élevés de l’aristocratie locale :

Au-dessus de l’entrée de la cour de l’auberge de Callander étaient fixés deux statuettes de lions en pierre, le cimier du blason de McNab, seigneur des lieux, qui avait fait construire cette maison. Leur apparence était fort peu lionesque. Lord Breadalbane, qui est un ami de McNab, lui demanda un jour pour quelle raison ces deux horribles choses étaient placées là. “Juste pour faire peur aux Campbells,” je suppose, répondit-il, faisant allusion aux conflits qui avaient existé dans l’ancien temps entre les deux familles[54].

Francis McNab semble avoir voulu faire de l’auberge de Callander un monument suggérant sa magnificence et sa puissance, allant jusqu’à orner de statuettes héraldiques le porche par lequel passaient les voitures à cheval des visiteurs. Pareille décoration tranche avec la sobriété habituelle de l’hôtellerie des Highlands. Si l’on en croit ce que laisse entendre Robert Southey, le laird a fait de son mieux pour impressionner les visiteurs, avec un succès limité car il semble ne pas avoir eu les moyens de s’offrir les compétences d’un sculpteur susceptible de réaliser des statuettes de lion crédibles. On sait par ailleurs que le personnage était coutumier des dépenses ostentatoires et mal avisées, qui le conduisirent à la ruine et à l’émigration au Canada en 1823[55].

On peut aussi voir dans ces constructions une forme de paternalisme. Ouvrir une auberge, c’est créer des situations pour tout un ensemble de dépendants. Les propriétaires montrent aussi par là le souci du bien public. Dans les Highlands, la noblesse était le seul groupe social disposant des capitaux nécessaires à l’ouverture et à l’entretien de tels services. Il semble qu’il existait pour eux comme une responsabilité morale à le faire ; ceux qui négligeaient ces devoirs ne se seraient pas tenus tout à fait à la hauteur de leur rang. Les circulations, la mobilité, le « doux commerce » étaient très valorisés dans l’imaginaire des Lumières que ces propriétaires avaient reçu en héritage. Un aristocrate éclairé se devait de faire ce qui était en son pouvoir pour faciliter la circulation des hommes sur son domaine, dans l’intérêt de l’ensemble de la société. Contribuer au développement de l’hôtellerie relève en définitive au moins autant, si ce n’est plus, d’une quête de prestige que d’une recherche de profit financier.

Vers un déclin de l’investissement nobiliaire

Les anciennes familles ne se sont pourtant pas toujours montrées en mesure d’assurer convenablement l’accueil des visiteurs de passage sur leurs terres. C’est que la situation financière d’un certain nombre d’entre elles devint critique au lendemain des guerres napoléoniennes[56]. La plupart de ces familles, désireuses d’imiter le mode de vie de l’aristocratie anglaise alors qu’elles ne disposaient pas des mêmes sources de revenus, se sont endettées à l’excès[57]. Nombre d’entre elles ont encouragé le développement d’activités nouvelles sur leurs domaines. Or la plupart de ces entreprises entrent en crise dans la période de dépression qui suit les guerres impériales. Si l’élevage ovin ou la pêche survivent tant bien que mal, l’élevage bovin pour l’exportation s’effondre, la filature de lin décline inexorablement pour disparaître dans les années 1840 et, sur les côtes occidentales, l’encouragement donné aux populations littorales pour se consacrer à la collecte du varech tourne au désastre économique lorsqu’un substitut à bon marché commence à être importé d’Espagne à la suite du retrait des troupes françaises[58]. Le Nord-Ouest des Highlands et les Hébrides sont particulièrement touchés et ces régions voient les premières faillites de propriétaires aristocratiques, contraints de vendre les terres ancestrales pour éponger leurs dettes. Dans ces régions, même les plus grandes familles, comme les MacDonald de Sleat et les MacLeod de Talisker ne se maintiennent qu’au prix de la cession d’une partie de leur patrimoine foncier[59].

Dans ce contexte, des hommes nouveaux se portent acquéreurs sur un marché de la terre devenu très actif. Apparus dès le XVIIIe siècle, ils s’impliquent de plus en plus dans les transactions foncières après 1815. Leur fortune s’est bâtie dans le commerce, l’industrie, les colonies ou l’exercice d’une profession libérale. Ils viennent parfois des Lowlands, le plus souvent des Highlands où ils peuvent être issus de branches cadettes de la noblesse, contraints de travailler pour assurer leur existence et en définitive enrichis par cette activité[60]. Que deviennent les auberges sur les terres passées entre les mains de ces hommes nouveaux ? Deux modèles de comportement socio-économique se présentent à eux : entrer dans le rôle du laird bienfaiteur de son pays et poursuivre une gestion paternaliste ou bien adopter une approche capitaliste visant avant tout à l’augmentation rapide des profits. Chacun s’est positionné en fonction de ses convictions ou de ses intérêts.

L’achat de domaines dans les Highlands, compte tenu de leur valeur économique limitée, se faisait avant tout des motifs de prestige[61]. Dans ces conditions, l’acquéreur pouvait entrer de bonne grâce dans le rôle du laird paternaliste avec toutes les obligations afférentes. Entretenir une ou plusieurs auberges en faisait partie. Robert Southey rapporte qu’un major James Montgomery Cunningham, originaire de l’Ayrshire et qui vécut quelque temps aux Indes, fit l’acquisition de 7 000 acres carrés, « dont 6 200 sont désertiques » dans les collines de l’Inverness-shire. Il assura l’entretien d’une auberge, Fairness Inn, sur la route d’Aviemore à Inverness, où il résidait d’ailleurs avec sa famille quand il venait séjourner sur son domaine des Highlands[62]. Mais ces nouveaux arrivants n’ont pas tous fait preuve du même intérêt pour le développement de l’hôtellerie sur leurs domaines. Dans le district d’Applecross, sur la route d’Inverness aux Hébrides, il manque une étape pour que le voyage puisse se faire confortablement du temps de Southey. L’auberge de Shiell House, affirme-t-il, aurait dû remplir cette fonction, « mais le laird entre les mains duquel cet établissement était passé, un certain Mr. Dick, s’est querellé avec le dernier tenancier et a fermé la maison[63] ». Ce Mr. Dick est vraisemblablement une fortune récente, pour qui le devoir de maintenir un bon accueil aux voyageurs qui viennent à passer sur ses terres ne semble pas avoir fait partie des priorités[64]. Ce nouveau venu, moins inséré dans la société locale, moins sensible à la considération liée au maintien de structures de qualité pour assurer le bon accueil des visiteurs, aurait donc peut-être eu moins de scrupules à fermer un établissement qui aurait été sources de problèmes plus que de profits. Par ailleurs, le vaste mouvement de transfert de propriété et la désorganisation des élites locales traditionnelles dans les Hébrides pourraient, mais ce n’est là encore qu’une hypothèse, expliquer la mauvaise réputation que garde l’hôtellerie de l’archipel alors même que certaines de ces îles deviennent des attractions touristiques majeures[65]. Trop occupées à sauver ce qui pouvait rester de leur patrimoine, les familles aristocratiques locales n’étaient peut-être pas en mesure d’effectuer les dépenses de prestige que représentent la rénovation d’une auberge ; les nouveaux arrivants, quant à eux, ne les auraient pas relayés convenablement dans ce rôle de patronage des établissements[66].

Conclusion

Malgré les difficultés économiques qui frappèrent une partie de ses membres, la noblesse des Highlands a fortement contribué à ouvrir la région au tourisme entre les années 1770 et 1850. Tandis que des écrivains tels que James Macpherson ou Walter Scott ont suscité chez leurs compatriotes, et au-delà, l’envie de visiter une région aux paysages grandioses et à l’histoire mouvementée, la noblesse écossaise a fourni une bonne part des ressources financières qui ont permis d’accueillir dans de bonnes conditions les voyageurs qui arrivaient en nombre croissant dans cette période de premier essor du tourisme. Les auberges dont ils étaient propriétaires ont fourni des services d’une qualité inattendue dans une région si pauvre. Grâce à leur activité, d’immenses espaces qui n’étaient jusqu’alors parcourus que par les voyageurs les plus expérimentés du fait des conditions difficiles se sont ouverts au tourisme car ils ont pu accueillir dans de manière satisfaisante ceux qui venaient pour leur plaisir et n’étaient pas prêts à affronter de tels désagréments. Il ne suffit pas, en effet, d’ouvrir des routes pour faciliter l’afflux des touristes, ce qui avait était fait dès le début du XVIIIe siècle. Seul l’établissement de facilités d’hébergement suffisantes peut permettre un véritable développement de cette activité.

Le rôle de la noblesse, et notamment de la noblesse britannique, dans le lancement et la consommation d’activités touristiques a depuis longtemps été mis en évidence[67]. Mais elle a aussi, l’exemple de la noblesse des Highlands le montre, participé au développement des infrastructures nécessaires à cette pratique. S’ils ne s’impliquaient pas dans la gestion au quotidien des établissements, les capitaux qu’ils fournissaient et leur rôle dans le recrutement des aubergistes font des nobles écossais des acteurs à part entière du développement du tourisme dans les Highlands. Les établissements les plus appréciés des voyageurs étaient souvent ceux où se rencontraient un aubergiste qualifié et entreprenant et un noble prêt à financer les améliorations jugées nécessaires. Ces grands propriétaires n’étaient pas animés par une véritable volonté de développer le tourisme en tant que tel, ce serait faire preuve d’anachronisme que de le prétendre. Néanmoins leur habitus les prédisposait remarquablement bien à faciliter l’essor de cette activité. Le souci du paraître et de l’hospitalité qui était le propre de ce groupe social depuis des générations[68] s’est indissolublement lié à la volonté, plus récente, de jouer le rôle d’un notable éclairé facilitant les circulations sur son domaine. A cela s’est ajouté, dans une proportion certes modeste, une recherche de diversification des sources de revenus dans une période de profondes transformations économiques. Sans en être pleinement conscientes, ces élites on ne peut plus traditionnelles ont œuvré au succès d’une pratique alors si nouvelle que les mots venaient tout juste d’être inventés pour la désigner[69].

 


[1] Édimbourg, National Library of Scotland (NLS), MS.3295, p. 205 ; Robert Heron, Observations Made in a Journey through the West Counties of Scotland in 1792, Perth, 1793, p. 264 ; John Lettice, Letters on a Tour through Various Parts of Scotland, in the Year 1792, Londres, 1794, p. 235 ; John Carr, Caledonian Sketches, or a Tour through Scotland in 1807, Londres, 1809, p. 447 ; William Larkin, Sketch of a Tour in the Highlands of Scotland ; through Perthshire, Argyleshire and Inverness-shire in September and October 1818, Londres, 1819, p. 36-37 ;  Richard W. Butler, « The Evolution of Tourism in the Scottish Highlands », Annals of Tourism, vol. 12, 1985, p. 375 ; Thomas C. Smout, « Tours in the Scottish Highlands from the Eighteenth to the Twentieth Century », Northern Scotland, 1983, p. 114 ; Alasdair J. Durie, Scotland for the Holidays ? Tourism in Scotland, 1780-1914, East Linton, Tuckwell Press, p. 28-31, 55 ; Katherine Haldane Grenier, Tourism and Identity in Scotland, 1770-1914. Creating Caledonia, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 33-34, 62-63.

[2] Jeremy Black, The British Abroad. The Grand Tour in the Eighteenth Century, Stroud, Sutton, 1992.

[3] Selon Alasdair J. Durie, le nombre de touristes traversant l’Écosse est passé de quelques centaines à la fin du XVIIIe siècle à quelques milliers dans les années 1820. On ne dispose d’estimations relativement précises que pour quelques rares sites au cours de cette période. A. J. Durie, « Scotland is Scott-land. Scott and the Development of Tourism », in Murray Pittock (dir.), The Reception of Sir Walter Scott in Europe, Londres, Continuum, p. 313-322 ; M. MazÉ, L’Invention de l’Écosse. Premiers touristes dans les Highlands, Paris, Vendémiaire, 2017, p. 249-253.

[4] Katherine Haldane Grenier, op. cit., p. 33. Voir aussi Alasdair J. Durie, op. cit., p. 31.

[5] La noblesse des Highlands s’inscrit dans un mouvement d’ensemble. Les noblesses européennes du XVIIIe-XIXe siècle se sont souvent impliquées de façon active dans la valorisation de leurs domaines et ont parfois pris part à des entreprises dans les domaines les plus divers : mines, industrie, transports, immobilier. Cela a bien été mais en évidence en France par Guy Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1976 ou en Angleterre par John V. Beckett, The Aristocracy in England, 1660-1914, Londres, Basil Blackwell, 1986. Pour une vue d’ensemble à l’échelle européenne : Ellis Wasson, Aristocracy and the Modern World, Londres, Palgrave-Macmillan, 2006.

[6] Le domaine du duc d’Argyll, situés dans le comté (shire) du même nom, étaient situés sur la route menant des Lowlands aux plus visitées des îles Hébrides, celles de Mull et d’Iona. Le château du duc et son jardin à Inveraray constituaient en outre une destination très prisée. Les terres du comte de Breadalbane, situées dans la partie la plus méridionale et la plus facilement accessible des Highlands, étaient traversées par la plupart des touristes, particulièrement ceux, de loin les plus nombreux, qui ne pouvaient se permettre de se rendre plus au nord pour des raisons financières par manque de temps libre. Inverness représentait le point le plus septentrional du circuit plus long effectué par la plupart des voyageurs plus libres de leurs mouvements. Très rares étaient ceux qui se rendaient au-delà, dans le Sutherlandshire, le Ross-shire, le Caithness-shire ou dans les archipels des Orcades et des Shetlands.

[7] Dans les années 1810, seule Inverness approche les 10 000 habitants. Crieff et Stornoway comprennent entre 2 000 et 3 000 habitants, les autres villes (Dingwall, Dunkeld, Inveraray, Fort William, Lerwick, Oban, Tain, Thurso, Wick) ne dépassent pas le seuil de 2 000 habitants. David Webster, A Topographical Dictionary of Scotland, Édimbourg, 1819.

[8] Thomas M. Devine, Clanship to Crofters Wars. Tbe Social Trasformation of the Scottish Highlands, Manchester, Manchester University Press, 1994, p. 63-83.

[9] Annette M. Smith, Jacobite Estates of the Forty-Five, Édimbourg, John Donald, 1982, p. 202.

[10] Édimbourg, National Records of Scotland (NRS), GD112/11/8/6/3.

[11] L’accès à la propriété était plus ouvert en ville que dans les espaces ruraux. Artisans et petits commerçants pouvaient être propriétaires de leur lieu de travail. Loretta Timperley, A Directory of Landownership in Scotland c. 1770, Édimbourg, Scottish Record Society, 1976.

[12] Highland Archives, Inverness/D883/D/1 ; National Records of Scotland, E326/1/182. Ont été considérés comme membres de la noblesse les individus dont le titre est mentionné ou dont le nom était suivi d’un nom de terre précédé de of. Il était d’usage de désigner ainsi les lairds, tandis que ceux qui occupaient une terre sans jouir du statut de noble voyaient le nom de leur localisation précédé par at. Ceux qui exercent l’activité de marchand sont désignés comme tels dans le document.

[13] Highland Archives, Inverness, D43/1. Les nobles sont ici généralement signalés par un titre (baronet, chevalier ou esquire), pour 5 d’entre eux on ne dispose pas de titre mais la mention d’un nom de terre précédé par of.

[14] Loretta Timperley, op. cit. ; Thomas M. Devine,  op. cit..

[15] Le comte de Breadalbane avait la réputation de posséder le plus grand domaine d’un seul tenant de tout le royaume. William A. Gillies, In Famed Breadalbane. The Story of the Antiquities, Lands, and People of a Highland District, Perth, Munro Press, 1938.

[16] Burke’s Peerage, Baronetage and Knightage, Clan Chiefs, Scottish Feudal Barons, Stokesley, Burke’s Peerage and Gentry, 2003, vol. 3, p. 341-348 ; William A. Gillies, op. cit.

[17] John E. Bowman, The Highlands and Islands. A Nineteenth Century Tour., Gloucester, Sutton, 1986, p. 66. John Eddowes Bowman (1785-1841) était un banquier originaire du pays de Galles. En 1825, il effectua un grand circuit dans les Highlands en compagnie de son ami John Dovaston. Son journal est riche en notations sur les auberges qu’il a eu l’occasion de fréquenter.

[18] Édimbourg, NRS, GD112/34/4/7, 9-11. Les half-way houses représentaient des étapes intermédiaires où les voyageurs pouvaient se nourrir et ravitailler des chevaux, mais où en général ils ne passaient pas la nuit.

[19] Dès 1746, la nécessité de maîtriser le territoire des Highlands par un réseau de communications serré et bien entretenu est devenu une priorité. A ces nécessités d’ordre stratégique se substitue bientôt la volonté de répondre à l’essor des circulations civiles de tout ordre, et notamment celle des touristes. La publication des poèmes d’Ossian à partir de 1760, du récit de voyage en Écosse du naturaliste Thomas Pennant en 1769 et de celui du célèbre écrivain Samuel Johnson en 1775 ont en effet mis l’Écosse à la mode.

[20] Édimbourg, NRS, GD112/12/1/5, GD112/74/430/11, GD112/74/483.

[21] Édimbourg, NRS, GD112/15/325/25, GD112/15/331/31, GD112/15/424/8-23, GD112/74/69/4-10.

[22] Édimbourg, NRS, GD112/15/324, GD/112/15/361/97, GD112/15/321/7-10, GD112/74/425/24, GD112/74/500/15.

[23] Édimbourg, NRS, GD112/15/443/11-15, GD112/15/442/27-29, GD112/15/449/11-21.

[24] Édimbourg, NRS, GD112/15/459, GD112/74/300/68-9.

[25] Édimbourg, NRS, GD112/15/419/10, GD112/15/439/27, GD112/74/241/1-2.

[26] Édimbourg, NRS, GD112/15/443/23.

[27] Édimbourg, NRS, GD112/74/355.

[28] Édimbourg, NRS, GD112/74/430/14, GD112/74/477/16-18, GD112/74/483/21-2.

[29] Édimbourg, NRS GD112/21/332/33.

[30] Édimbourg, NRS, GD112/15/361/33-45, GD112/15/366, GD112/15/370/26, GD112/15/379/26, GD112/15/412/5-17, GD112/15/412/18.

[31] Édimbourg, NRS, GD112/15/361/33-45, GD112/4/4/20, GD112/15/412/18.

[32] Édimbourg, NRS, GD112/74/144/39-40.

[33] Édimbourg, NRS, GD112/15/468/132-5, GD112/47/33/6-7.

[34] Édimbourg, NRS, GD112/15/121/16-25.

[35] Édimbourg, NRS, GD112/34/4.

[36] John Knox, A Tour Through the Highlands of Scotland and the Hebrides, in 1786, Londres, 1805, p. 15-16.

[37] Malcolm Gray, The Highland Economy, 1750-1850, Édimbourg-Londres, Oliver and Boyd, 1957, p. 147. La majeure partie des biens du comte de Breadalbane se situaient dans le Perhtshire, mais il possédait aussi des terres dans l’Argyllshire voisin ou encore à Langton, dans le Berwickshire.

[38] David Walker, « Inns, Hotels and Related Building Types », in Geoffrey Stell, John Shaw, Susan Storrier, A Compendium of Scottish Ethnology, vol. 3, Scotland’s Buildings, East Linton, 2003, p. 127-189, in p. 133-135. John Adams  (1721-1792) a cessé de pratiquer l’architecture relativement tôt, dès les années 1760. L’œuvre de ses cadets Robert (1728-1792) et James (1732-1794), est plus conséquente et mieux connue. Ces représentants des Lumières écossaises ont réalisé entre autres, la ligne de forts des Highlands, l’ensemble néoclassique de maisons de ville des Adelphi à Londres et de nombreuses country houses aristocratiques. Oxford Dictionary of National Biography, http://www.oxforddnb.com, art. « Adam, John (1721-1792), Adam, James (1728-1792) and Robert (1732-1794) ». L’auberge du duc d’Argyll à Inveraray existe toujours et, si l’on excepte l’ajout d’une véranda, son extérieur a subi assez peu d’altérations depuis le XVIIIe siècle.

[39] Édimbourg, NLS, E326/1/183.

[40] Édimbourg, NLS, MS.3295, p. 406. Placer ces meubles démodés dans l’auberge était une façon de leur trouver un nouvel emploi lorsqu’ils étaient replacés par de nouveaux meubles dans le château.

[41] Robert Southey, Journal of a Journey in Scotland in 1819, Londres, Murray, 1929, p. 35.

[42] Perth Courier, 15 juillet 1819.

[43] Les journaux locaux comme l’Inverness Journal ou le Perth Courier contiennent fréquemment des annonces de ce type.

[44] Les archives Breadalbane contiennent plusieurs dossiers de candidatures correspondant à ce modèle. Mathieu MazÉ, op. cit., p. 192-194.

[45] Ibid., p. 196-199.

[46] John Knox, op. cit., p. 15-16.

[47] La conjoncture s’était retournée dans les Highlands depuis 1815 mais, selon Malcolm Gray, le domaine Breadalbane résistait relativement bien aux difficultés économiques. M. Gray, op. cit., p. 184.

[48] Malcolm Gray, op. cit., p. 93.

[49] Eric L. Jones, cité dans Boyd Hilton, A Mad, Bad and Dangerous People, Oxford, 2006, p. 148.

[50] Thomas C. Smout, « Scottish Landowners and Economic Growth, 1650-1850 », Scottish Journal of Political Economy, vol. 9, n° 3, 1962, p. 218-234.

[51] Sur l’hospitalité aristocratique en Grande-Bretagne : Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, Oxford, Clarendon Press, 1990.

[52] David Walker, art. cité.

[53] Robert Southey, op. cit., p. 133.

[54] Ibidem., p. 35.

[55] William A. Gillies, op. cit., p. 106-111. Francis McNab partit avec un grand nombre de ses dépendants et tente de reconstituer au Canada la domination patriarcale qu’il exerçait en Écosse. Mais dans les grands espaces du Nouveau Monde, il était facile de trouver des terres disponibles pour s’éloigner des potentats locaux à la tutelle trop lourde, et le laird se trouva bientôt abandonné par une bonne partie de ses hommes.

[56] Malcolm Gray, op. cit. ; Thomas M. Devine, op. cit.

[57] Thomas M. Devine, op. cit., p. 63-83 ; Stana Nenadic, Lairds and Luxury. The Highland Gentry in Eighteenth-century Scotland, Édimbourg, John Donald, 2007.

[58] Malcolm Gray, op. cit. Le varech était utilisé pour produire du carbonate de sodium, utilisé dans la verrerie et l’industrie chimique naissante.

[59] Thomas M. Devine, op. cit., p. 63-83. Les MacDonald de Clanranald, qui contrôlaient les seigneuries d’Arisaig et de Moidart sur la côte et les îles d’Eigg, Canna, Muck et South Uist dans les Hébrides perdent toutes ces terres entre 1813 et 1838.

[60] Id.

[61] Id.

[62] Robert Southey, op. cit., p. 100-102. Une note de l’éditeur précise que le major Cunningham n’a pas fait fortune aux Indes, contrairement à ce que pensait R. Southey, mais en se mariant à une riche héritière issue d’une grande famille des Highlands, les Cummings de Logie. Il n’en reste pas moins un homme nouveau.

[63] Robert Southey, op. cit., p. 154-155.

[64] Le titre de « Mr. » qui précède son nom révèle son origine sociale extérieure à la noblesse écossaise, dont les représentants sont habituellement désignés par leur seul patronyme, éventuellement suivi du nom de leur terre ou précédé de leur titre de noblesse, mais jamais de « Mr. »

[65] Voir par exemple John E. Bowman, op. cit., p. 103-123.

[66] Les grands domaines aristocratiques situés plus à l’est ont cependant mieux résisté dans l’ensemble et les ducs d’Argyll, les ducs de Sutherland ou les comtes de Breadalbane ont traversé la crise des années 1815-1850 sans subir d’irrémédiables revers de fortune. Ils ont pu poursuivre le financement des auberges de leur domaine au-delà du milieu du XIXe siècle. Sur les évolutions économiques contrastées des différentes régions des Highlands dans la première moitié du XIXe siècle, voir Malcolm Gray, op. cit.

[67] La noblesse britannique n’est pas la seule à avoir effectué le Grand Tour mais son rôle a été central dans le lancement et la pérennisation de cette pratique. Elle est aussi la première à faire du thermalisme et des bains de mer une activité de loisir attractive. Voir Jeremy Black, op. cit. ; Phyllis Hembry, The English Spa, 1560-1815. A Social History, Londres, Athlone Press, 1990 ; John K. Walton, The English Seaside Resort. A Social History, 1750-1914, Leicester, Leicester University Press, 1983.

[68] Sur le topos de l’hospitalité de la noblesse écossaise, voir Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.

[69] Tourist fait son apparition dans la langue anglaise en 1780, et tourism en 1811. Oxford English Dictionary, http://www.oed.com.

La compagnie dite juive Naftali Botwin, une clef de lecture exemplaire des Brigades internationales comme un projet politique plutôt que militaire

Édouard Sill

 


Résumé : La compagnie dite juive des Brigades internationales à fait l’objet de très nombreux travaux, preuve de l’articulation singulière entre la judéité proclamée de ses membres et le cadre de référence communiste des Brigades internationales, ce projet politico-militaire formé en Espagne aux côtés des républicains durant la guerre civile espagnole. Cependant, cette formation militaire minuscule dotée d’une mémoire majuscule est en réalité très représentative à la fois du projet lui-même de Brigades internationales, du contexte interne du mouvement ouvrier Juif-polonais immigré en France ainsi que des cadres culturel et politique du front populaire antifasciste dans sa dimension communiste entre 1936 et 1939.


Édouard Sill vient de terminer une thèse d’histoire contemporaine à l’EPHE, sous la direction de Gilles Pécout, intitulée : Le phénomène de volontariat international combattant durant la guerre d’Espagne dans sa dimension antifasciste (1936-1938). Il est actuellement codirecteur du colloque international « Solidarias !  L’engagement volontaire & l’action des étrangères dans la solidarité internationale durant la guerre d’Espagne (Paris 24-25-26 octobre 2018) ». Spécialiste des volontariats transnationaux combattants au XXe siècle, entendus comme des engagements éminemment culturels et politiques, il travaille également sur les rapports entre le mouvement social et les cultures militaires, ainsi que sur le mercenariat contemporain.

edouard.sill@gmail.com


Introduction

Les relations compliquées entre communisme et mouvement ouvrier juif au XXe siècle ont été marquées par une période a priori symbiotique lors du développement par l’Internationale communiste de l’antifascisme comme programme politique unitaire, performatif et universel entre 1934 à 1939. Son acmé se situe incontestablement durant la guerre d’Espagne, entre 1936 et 1939, par un engagement considérable du mouvement ouvrier juif, en Europe mais également en Palestine et outre-Atlantique, auprès des républicains espagnols. La participation de volontaires juifs venus combattre en Espagne a fait l’objet de très nombreux travaux et le thème bénéficie encore d’un intérêt du public attesté par le nombre de publications disponibles en français[1]. Parachevant dix années de recherches sur le sujet, la thèse de l’historien hollandais Gerben Zaagsma est venue récemment couronner une bibliographie certes roborative mais d’inégale qualité[2]. Cette mémoire vivace s’est notamment appuyée sur l’existence durant la guerre civile espagnole d’une petite formation militaire de volontaires étrangers dite juive : la compagnie d’infanterie Naftali Botwin. Cette dernière était une subdivision d’un organe politico-militaire tout à fait original : les Brigades internationales.

Autorisée par la présence exponentielle de volontaires étrangers combattants dans la Péninsule ibérique et légitimée par le grand récit de front populaire antifasciste, l’Internationale communiste définit un projet d’intervention militaire non-gouvernemental sous la forme d‘un regroupement paramilitaire de volontaires étrangers qualifiés, spécialement sélectionnés en France et en Belgique pour venir défendre la République espagnole. Cette « colonne internationale » se serait distinguée des autres existantes par son patronage d’unité d’action associant les trois Internationales, communiste (IC), socialiste (IOS) et syndicale (FSI). L’accord ne fut pas conclu, mais le projet fut reconnu et avalisé par le gouvernement espagnol sous la forme d’unités régulières de l’armée républicaine. Celles-ci furent concédées à une entité privée transnationale officiellement autocéphale, mais en réalité contrôlée par le Komintern : les « Brigades internationales » dont la Base fut établie à Albacete puis à Barcelone. Après avoir accueilli près de 40 000 volontaires étrangers et immigrés espagnols, et trois fois plus de conscrits espagnols, les Brigades internationales furent démobilisées en octobre 1938, non sans avoir entre temps considérablement évoluées dans leur nature, fonctions et intentions.

Le 12 décembre 1937, la seconde compagnie du 52e bataillon d’infanterie Palafox de la XIIIe brigade internationale Dombrowski, rassemblant majoritairement des conscrits espagnols et des volontaires polonais, dont quelques Juifs, apprit qu’elle recevait le patronyme imposé de Naftali Botwin. Les vétérans accueillirent peu après de nouvelles recrues, des juifs polonais justement sélectionnés sur ce critère ethnoculturel. Cette simple compagnie d’infanterie de 135 fusiliers-voltigeurs, selon la norme de l’armée républicaine espagnole en 1938, était similaire à la centaine d’autres existantes dans les Brigades internationales. Cependant, sa mémoire possède une force de suggestion qui en a fait un objet mémoriel et symbolique singulier. Elle fut immédiatement présentée puis érigée, de par la judéité de son patronyme et de celle de ses membres, comme l’incarnation de la participation des Juifs au grand combat des peuples du monde entier contre le fascisme. Sans doute, cette présence armée juive en Espagne possédait une dimension spéciale, et symboliquement chargée, depuis l’expulsion des Juifs par les Rois Catholiques en 1492. Mais, après 1945 et la Shoah, cette présence combattante en Espagne à l’orée de la Seconde Guerre mondiale et durant les premiers pogroms nazis prit rétrospectivement une dimension supplémentaire, marquant les prodromes de la résistance juive et attestant de la combativité juive face à l’antisémitisme, comme le revendiquaient déjà les « botviniens », les soldats puis les vétérans de la compagnie Naftali Botwin en 1937-39.

Sans contester la valeur de cette polarisation mémorielle, il semble cependant que cette redéfinition ait considérablement affranchi l’objet de ses cadres et contextes historiques. Ainsi, la perspective historiographique prenant la judéité de la compagnie Botwin comme point central d’analyse a brouillé sa nature originelle. Pour envisager strictement sa nature indépendamment des stratégies discursives déployées autour d’elle depuis près de 80 ans, il est risqué de la déchiffrer seulement à partir de ses membres et des ressources symboliques disponibles, c’est-à-dire de ce qu’elle semble évoquer ou montrer. Deux exemples, parmi d’autres, sont particulièrement illustratifs. Premièrement, une des premières monographies de qualité sur les Brigades internationales relate qu’un transfuge du corps expéditionnaire nazi en Espagne, la Légion Condor, aurait explicitement demandé à combattre dans les rangs de cette unité, soit une situation absolument invraisemblable[3]. Deuxièmement, les soldats franquistes auraient surnommé les botviniens les « Diables rouges » pour leurs qualités guerrières[4]. Pourtant, l’expression semble plutôt appartenir aux désignations péjoratives des Espagnols républicains, « los Rojos (les Rouges) », plutôt qu’à une reconnaissance de gentlemen. Naturellement, ces légendes ne furent pas l’apanage de la compagnie Naftali Botwin : dans le roman des Brigades internationales, dont l’hagiographie a commencé dès leur création pour ne jamais cesser, ces anecdotes servaient d’exempla. Leur forte résilience mémorielle est cependant incontestable.

Gerben Zaagsma a mis en évidence l’ensemble des raisons ayant conduit à la création de cette petite formation, en relation étroite avec les stratégies communistes dans l’immigration juive polonaise de Paris. Il souligne avec à-propos le caractère extérieur à l’Espagne des intentions poursuivies, une perspective qui doit d’ailleurs être étendue à l’ensemble du projet de Brigades internationales. Fort de ses conclusions, il est désormais possible de porter le cadre de l’analyse plus loin encore, en déroulant l’intégralité du champ pour considérer la compagnie Botwin non plus exclusivement pour sa judéité ou comme une entité spéciale mais au contraire comme un archétype sériel. En effet, avant d’être un objet mémoriel, la compagnie Botwin était une subdivision des Brigades internationales et par conséquent le produit d’un certain nombre d’intérêts particuliers, ayant ici peu à voir avec la judéité de ses membres. À ce titre, elle est particulièrement illustrative tant des Brigades internationales que des stratégies politiques poursuivie par le Komintern durant la période du front populaire antifasciste.

La part de la mise en scène fut déterminante dans l’autocélébration et la propagande des Brigades internationales, incarnation du front populaire mondial. Les Brigades internationales ont créé par parthénogenèse des subdivisions militaires de plus petite taille, de produits de synthèse culturels surchargés d’artifices symboliques représentant chacune des « nations » présentes en leur sein. Absolument superfétatoires d’un point de vue militaire, chacune fut déterminée comme autant de miroirs artificiels tournés vers un secteur spécifique de la propagande à l’étranger. Dans le cas de la compagnie Botwin, la charge symbolique implémentée fut telle qu’elle a distordu sa mémoire et autorisé, même préparé, des relectures téléologiques éloignées des conditions et des intentions ayant réellement présidé à sa détermination. Pour envisager pleinement cet artefact, il est nécessaire de considérer l’ensemble de ces faces comme autant de dimensions, c’est-à-dire selon son appartenance au contingent de volontaires polonais, aux Brigades internationales, au mouvement communiste polonais et à la campagne mondiale de front populaire antifasciste développée par l’Internationale communiste.

La compagnie Botwin : une formation militaire polonaise

La présence d’une compagnie dite juive dans les Brigades internationales pose la question préalable de l’existence reconnue d’un « contingent juif » en Espagne. En opposition avec plusieurs théoriciens marxistes, dont Rosa Luxemburg, Lénine fit évoluer très tôt la dimension internationaliste du mouvement communiste. Jusqu’alors déconnecté des questions d’ethnicité au profit de la solidarité de classe, Lénine imposa la reconnaissance du dynamisme des nationalismes comme un puissant facteur des politiques modernes et la nécessité pour les communistes de s’y adosser[5]. Staline, auteur en 1913 d’un opuscule intitulé Le marxisme et la question nationale, plusieurs fois corrigé et réédité, généralisa ensuite la théorie soviétique des nationalités dite « indigénisation » (korenizatsiya). En vigueur depuis 1923, celle-ci prônait la mise en place de structures spécifiques et séparées pour chaque peuple et nation et autorisait le développement d’un discours culturel identitaire à géométrie variable suivant les contextes, les lieux et les besoins soviétiques. Comme le souligne Gerben Zaagsma, il ne s’agissait pas d’une reconnaissance de l’existence d’un peuple juif et d’une question nationale juive mais d’une classification établie selon la langue et la culture[6]. De fait, une catégorie « volontaires juifs » aux contours fort imprécis a été utilisée sporadiquement dans l’administration des Brigades internationales.

Figure 1 : Arrivées mensuelles de volontaires déclarés « Polonais », « Palestiniens » et « Juifs » entre mars 1937 et janvier 1938[7]

Naturellement, l’immense majorité des volontaires juifs ne se sont pas déclarés sous cette dénomination, pas plus qu’ils ne furent ainsi désignés par cet effectif. La compagnie Botwin n’eut pas pour rôle de rassembler ou représenter les volontaires juifs. Il n’existe aucun document attestant d’une demande d’affectation pour cette unité, pratique pourtant courante notamment pour des raisons de confort (langue, culture, régime alimentaire, etc.). De manière inattendue, elle ne fut pas plus destinée à accueillir des volontaires parlant le yiddish. Ainsi, aucun volontaire roumain déclarant la langue yiddish comme langue maternelle ni un seul des 70 roumains de Bessarabie portant un patronyme judaïsant n’a été versé dans la compagnie Botwin[8]. Après croisement et vérifications, l’effectif « Juifs » ne concerne en réalité que des volontaires autrement dits polonais. Sur la totalité de la période où cette mention apparaît, l’effectif « Juifs » représente 20% de l’effectif « Polonais », confirmant les mises au point de l’historien polonais Gabriel Ersler Sichon, lui-même ex-volontaire juif-polonais[9]. En décembre 1937, parmi les 2 674 volontaires de citoyenneté polonaise en Espagne, 521 (19,48%) étaient Juifs[10]. Dans sa globalité, le contingent polonais était majoritairement composé de militants communistes ou communisants et à 85% issus des immigrations polonaises, près des trois-quarts venant de France et de Belgique.

Figure 2 : Pays de provenance de 3 329 volontaires polonais des Brigades internationales[11].

Selon l’historienne de l’immigration polonaise en France Janine Ponty, environ 90 000 juifs-polonais étaient recensés en 1939[12]. De fait, les 4/5e des membres de la compagnie Botwin venaient de France, et presque tous étaient membres du Parti Communiste ou d’une organisation de masse affiliée. Trois caractéristiques distinguent les « botviniens » : la langue yiddish, l’appartenance majoritaire à l’immigration juive polonaise parisienne et l’engagement communiste.

Jusqu’à l’été 1937, les Polonais étaient indistinctement rassemblés dans diverses compagnies et batteries ainsi qu’un (puis deux) bataillon polonais. La désignation des Juifs comme un groupe national infra-étatique était d’ailleurs antérieure à la création de la compagnie Botwin :

« [C’est] une Brigade vraiment Internationale. Son Bataillon Tschaipaïef (sic), comprend à lui seul 15 nationalités différentes de slaves, représentant l’élite révolutionnaire d’une population de 200 millions d’hommes. Et au sein de ce Bataillon se trouve la Compagnie Mitskievitsch (sic) qui comporte à elle seule 4 nationalités différentes […] Ukrainiens, Biélorussiens, Polonais, Juifs, que des siècles d’excitation chauvine et raciale avaient dressés les uns contre les autres, ont cimenté, dans la lutte pour la libération de l’Espagne, leur propre Unité fraternelle[13]. »

Cette mention, au sein d’une itération de nationalités, permettait d’insister sur la nature fédérale de la Pologne dans la vision soviétique. Elle participait à supprimer les frontières de l’État « fasciste » et « grand-polonais » de Józef Piłsudski puis Rydz-Śmigły, issues du traité de paix à Riga en 1920 clôturant la guerre entre les Bolchéviques et la jeune Pologne. L’État soviétique regardait avec intérêt les divisions nationales internes notamment en Europe centrale, les considérants comme autant d’axe de pénétration. De ce fait, la structuration interne des Brigades internationales s’est constamment complexifiée durant leur courte existence selon une taxinomie soviétique distinguant nettement les groupes nationaux infra-étatiques. La plupart des nationalités des États créés lors des traités internationaux de 1919 à 1923 furent redécoupés selon un remembrement insistant davantage sur l’ethnicité plutôt que la citoyenneté ou la langue, faisant éclater par les coutures nationales la carte de l’Europe centrale. Cette « balkanisation » des Brigades internationales atteint son apogée à la fin de l’année 1937, un an après leur création.

Une création conséquente de la reformulation des Brigades internationales à l’automne 1937

La mise sur pied de la compagnie Botwin s’inscrivit dans un contexte particulièrement morose. Après les pertes sévères de l’été 1937 et l’épuisement des arrivées de volontaires étrangers, les Brigades internationales furent secouées par une série de crises fragilisant la structure de cet organe politicomilitaire singulier. Le statut officiel des Brigades internationales, promulgué en septembre par le gouvernement républicain, les obligeait de surcroit à maintenir un certain taux d’effectifs étrangers pour ne pas disparaître. Enfin, Staline avait de toute manière fait évoluer la diplomatie soviétique en prenant acte de la passivité des démocraties d’Europe quant à l’Espagne et face à la montée en puissance de la menace fasciste[14]. Le projet initial de Brigades internationales fut presque entièrement revu à l’automne 1937. De nouvelles consignes furent transmises aux partis communistes concernés : le recrutement de volontaires devait être repris en direction de certaines nationalités dûment précisées, dont les Polonais. L’afflux des nouveaux arrivants, culminant en janvier et février 1938, servit à créer de nouvelles formations plutôt qu’à renforcer les anciens bataillons, parachevant le processus de « balkanisation » des Brigades internationales entamé depuis le début de l’année 1937.

 La « création », en réalité le baptême, de la compagnie Naftali Botwin ne correspondait à aucune nécessité militaire ou fonctionnelle et rien ne prouve qu’elle fût la réponse tardive à une attente ou un souhait exprimé. Luigi Longo dit « Gallo », Commissaire général des Brigades internationales, avait en effet présenté la naissance de la compagnie comme l’accomplissement d’une promesse faite à un des premiers volontaires juifs, tombé en Espagne et élevé au rang de martyr de l’antifascisme auprès de l’immigration juive polonaise parisienne[15]. Cette promesse apocryphe figure dans un ouvrage de propagande dont la parution a justement accompagné la création de la compagnie. Enfin, quelques rares témoignages ont prétendu que cela avait été une réponse à un antisémitisme ambiant[16]. Outre le fait que la majorité des mémorialistes, juifs et non juifs, n’abordent pas ce sujet, l’analyse des archives judiciaires conservées montre que les propos antisémites étaient bel et bien sanctionnés[17] . Des cadres ayant fait preuve de laxisme à ce sujet furent relevés de leurs fonctions[18] . De fait, les journaux des volontaires polonais, et par conséquent les commissaires politiques, dénonçaient régulièrement tant l’antisémitisme que les pogroms perpétrés en Pologne[19]. La création de la compagnie s’est en réalité inscrit dans le cadre d’un plan concernant l’intégralité des Brigades internationales.

Tandis qu’à la fin de l’automne 1936 les exploits de la fameuse « colonne internationale » à Madrid étaient mondialement célébrés, la plupart des partis communistes européens émirent le souhait de voir se constituer une unité militaire de leur propre nationalité. Il n’était pas question que « leurs » volontaires soient dispersés ou invisibles. De même, tandis que les nations les mieux représentées avaient obtenu la création d’un ou plusieurs bataillons, les contingents plus petits n’eurent de cesse de réclamer le même privilège. Ils furent le plus souvent soutenus par leur parti national et leurs représentants à Albacete[20]. Faisant fi de l’épuisement constant des sources du volontariat depuis l’hiver 1936-1937, les Brigades internationales créèrent tout au long de leur existence toujours plus de nouvelles unités, en s’appuyant sur un vivier inépuisable de recrues espagnoles. La distorsion entre la volonté de créer des unités nationales distinctes et l’incapacité à les pourvoir suffisamment en combattants obligea à fixer l’homogénéité sur de petites formations (compagnies, sections d’infanterie ou batteries d’artillerie) au sein de bataillons transnationaux, partiellement homogènes selon des critères tantôt géographiques, linguistiques ou culturels. Ainsi, chacune des entités politico-militaires créées fut appelée à jouer un rôle de représentation en Espagne vers le pays, la région ou la communauté dont provenait tout ou partie de ses membres. La visibilité depuis l’extérieur fut le principal, et parfois l’unique, facteur déterminant la décision de création d’une nouvelle unité militaire dans les Brigades internationales.

Ce processus fut observé par les délégués du Komintern. En août 1937, l’Autrichien Manfred Zalmanovich Stern (« Kleber »), premier commandant militaire des Brigades internationales, signalait que confondre tous les Slaves dans une brigade générique sans égard pour leurs origines avait été une erreur politique[21]. Selon lui, il aurait mieux valu pousser à la création d’une brigade polonaise nommée Dombrowski associant Polonais, Ukrainiens et Biélorusses pour favoriser l’émergence d’un front populaire en Pologne. Il estimait en outre que la proximité linguistique ou culturelle ne pouvait être un critère politiquement efficient. Mieux valait, par exemple, isoler les Allemands des Sudètes[22] de la brigade germanique Thaelmann pour former un bataillon avec les Tchèques et les Slovaques sous le nom de Masaryk, afin de fournir une contre-propagande aux Nazis et aux pangermanistes tchécoslovaques d’Henlein. La même précaution devait être prise à propos des Autrichiens, en les séparant des volontaires allemands, pour ne plus prêter ainsi le flanc aux partisans de l’Anschluss[23]. Si le principe de la création d’une formation d’une unité juive ne figure pas dans les recommandations de Stern, celle-ci s’inscrit cependant absolument dans la logique qu’il énonçait.

Tandis que Manfred Stern, revenu à Moscou, était condamné à quinze ans de travaux forcés dont il ne reviendra jamais, la plupart de ses recommandations furent effectivement appliquées par son rival et ennemi, le Français André Marty. Une brigade dite polonaise fut constituée par l’élévation du premier bataillon polonais Jaroslav Dombrowski et adoptait le numéro XIII. Elle comprenait notamment le bataillon José Palafox, explicitement hispano-polonais de par son patronyme[24]. Ce dernier avait été constitué en juin sur la base de vétérans polonais, dont beaucoup de juifs et d’ukrainiens, presque tous venant de Pologne et non de l’immigration. À l’automne 1937, la XIIIe brigade Dombrowski comprenait trois bataillons pseudo-polonais et un bataillon pseudo-hongrois, tous majoritairement composés d’espagnols mais symboliquement associées à des communautés distinctes, bien que mélangées. Selon l’ancienneté en Espagne, selon les partis communistes de tutelle, les pays d’immigration ou les nationalités, toutes ses communautés infranationales étaient en dialogue constant avec des interlocuteurs différents et parfois opposés, et toutes en rivalité entre elles.

Un corollaire de la liquidation du mouvement communiste polonais en 1937-1938

La troisième dimension dans laquelle vint s’établir la création de la compagnie Botwin est interne au mouvement communiste polonais de l’entre-deux-guerres. En décembre 1937, la liquidation des partis communistes polonais avait été initiée depuis six mois[25]. La direction du KPP fut d’abord frappée, dès juin 1937 avec le jugement et l’exécution des principaux cadres dont son secrétaire général, Julian Leszczyński. L’année suivante, les trois partis étaient dissous et la quasi-totalité des dirigeants éliminés[26] . En Espagne, la forte concentration de militants communistes polonais, provenant cependant de contextes et de cultures militantes très différents, était soumise à des tutelles complexes et embrouillées du fait de l’éloignement des appareils et de la difficulté de la Base des Brigades internationales à s’imposer par-dessus les directions politiques nationales.

De plus, la jeune XIIIe brigade dite « polonaise » fut immédiatement fragilisée par la ségrégation de ses effectifs entre espagnols et étrangers. Comme pour pratiquement toutes les brigades internationales, les effectifs étrangers étaient désormais établis autour d’un tiers des effectifs. Les Espagnols étaient largement majoritaires mais occupaient moins d’un cinquième des postes d’encadrement. Minoritaire, le mouvement communiste polonais dirigeait de fait la brigade, davantage préoccupé par ses propres rivalités que par l’intégration des conscrits espagnols. Bien que la majorité des volontaires polonais fût, comme nous l’avons vu, issue des immigrations de France, le Parti communiste de Pologne disposait d’un représentant en Espagne, avec autorité sur le mouvement communiste polonais des Brigades internationales. Cette fracture séparant Polonais venus de France et ceux venus de Pologne était apparue dès la création du premier bataillon polonais en octobre 1936 et n’avait cessé d’augmenter, menaçant la cohésion du groupe polonais[27] . Enfin, la direction du mouvement communiste polonais devait composer avec précaution par-dessus une autre ligne de faille, bien plus profonde cette fois établie selon l’ancienneté en Espagne et la popularité de cadres vétérans établis non plus selon le numerus clausus du Parti mais « au feu »[28]. Chacun des groupes en rivalité dans la XIIIe brigade disposait de positions de commandement et agrégeait ses partisans selon leurs unités, selon les pays d’origine ou parti communiste de rattachement, en Pologne ou dans les immigrations. En outre, la direction militaire et politique de la brigade, le commandant Yanek Barwinsky et le commissaire Stanislas Matuszeck, était directement visée par une série de dénonciations ayant notamment trait à l’instauration d’un climat de terreur par des exécutions extra judiciaires de soldats indisciplinés et la couverture de différents trafics[29]. Le bataillon Palafox, dont la composition interne avait été imposée par la direction des Brigades internationales aux responsables polonais, fut érigé en modèle de la « coopération internationale hispano-polonaise » par la direction des Brigades internationales contre les deux autres, accusés au contraire de « nationalisme grand polonais »[30].

C’est dans cet environnement particulièrement sensible que vint se superposer la destruction – reconstruction du mouvement communiste polonais, décision prise par Staline au printemps 1937. En Espagne, l’accompagnement de la liquidation fut à la fois une source de complication et une aubaine pour réformer la XIIIe brigade. Selon un plan préparé dès janvier 1938 mais repoussé au mois de mars, les dirigeants communistes polonais des Brigades internationales « Augusto Rwal » (Gustav Reicher), et « Hrabia Winkler » (Kazimierz Cichowski) furent envoyés à Moscou puis exécutés. La quasi-totalité des autres responsables en Espagne furent destitués et soumis à une enquête minutieuse[31]. La reconstruction de l’appareil communiste polonais, provisoire, s’appuya sur les cadres polonais éprouvés en Espagne. L’épuration des cadres permis de renforcer l’hispanisation de la brigade mais les volontaires polonais en furent considérablement ébranlés. Pour raffermir la confiance et renforcer la cohésion, la fragmentation du contingent polonais sur des bases nationales fut un des vecteurs. De plus, comme la totalité des communistes étrangers en Espagne, les volontaires polonais eurent désormais obligation en 1938 de prendre carte au PCE, desserrant d’autant leurs liens avec leur parti national. Enfin, les volontaires polonais furent abreuvés de la presse des Brigades internationales où les enjeux politiques étaient concentrés sur l’Espagne de 1938 et envisagés d’un point de vue strictement contrôlé par le Komintern et non plus un écho de la vie politique de leurs pays et parti d’origine. Les coteries étant éliminées, les liaisons avec l’extérieur furent révisées en correspondance avec les intérêts immédiats du Komintern, non en plus en Pologne mais dans les immigrations polonaises d’Europe et d’Amérique du Nord.

Une fondation auto-démonstrative de l’unité d’action par le « front unique du sang »[32]

Les Partis Communistes reçurent dès la fin de l’automne 1936 l’ordre de constituer des comités de parrainage spécifiques pour chacune des composantes des Brigades internationales. Le parrainage consistait en la collecte et l’envoi de dons en nature, l’organisation de fêtes et d’évènements, la prise en charge des convalescents et des familles des volontaires. Les comités établissaient un lien symbiotique entre chaque contingent de volontaires et sa communauté nationale ; l’un nourrissant l’autre dans une démonstration mutuelle de représentation tant symbolique que matérielle. Dans le cas des immigrations, ce furent parfois des patronats préexistants qui se chargèrent de cette activité, conservant ainsi le combattant dans un cadre militant traditionnel[33]. Ces comités devaient également servir de courroie de transmission pour renforcer la démarche d’hégémonie communiste sur le mouvement ouvrier et appuyer la dynamique unitaire déroulée derrière la stratégie de front populaire antifasciste. Ainsi, le bataillon italien puis brigade Garibaldi fut relié à l’organisation de masse Unione Popolare Italiane, le bataillon Thälmann vers les comités éponymes, le bataillon Henri Barbusse vers Paix et Liberté (ex mouvement Amsterdam-Pleyel), le bataillon Commune de Paris vers les comités locaux du Rassemblement populaire à Paris etc.

Dans la foulée des rassemblements de Front populaire, les organisations juives de gauche créèrent à Paris le Mouvement Populaire Juif (MPJ) en octobre 1935, associant les socialistes du Bund, diverses associations et organisations juives de gauche et les communistes juifs de la sous-section juive de la Main d’Œuvre Immigrée (MOI)[34]. Le Mouvement Populaire Juif, qui revendiquait 30 000 adhérents, fut soutenu et popularisé par le quotidien communiste Naye Prese (Presse Nouvelle) édité par la sous-section juive depuis 1934. La guerre d’Espagne renforça la dynamique unitaire, collaboration cependant troublée par la semi-dissolution surprise par la direction du PCF de ces sous-sections étrangères spécifiques en mars 1937. L’action communiste dans l’immigration juive polonaise procéda désormais de manière indirecte, par son journal et la galaxie de ses propres organisations de masse. Le discours communiste évolua également subitement. L’anticléricalisme de Naye Prese disparut pour laisser place à un appel aux rabbins et aux religieux à s’unir contre l’antisémitisme et le fascisme tandis que la culture yiddish, considérée comme réactionnaire, fut associée : lors des funérailles on chantait désormais L’Internationale et le kaddish[35]. Le Comité d’aide judéo-espagnol (Yiddish-Spanish Hilf-Kommitet, YSHK) fut créé fin juillet 1937. Les efforts unitaires furent bientôt portés vers la préparation en septembre 1937 d’un grand Congrès mondial de la culture yiddish à Paris (où des lettres venues d’Espagne de volontaires juifs furent lues devant l’assistance) tandis que le YSHK organisait une exposition consacrée à la guerre d’Espagne et aux Brigades internationales. Avec la création de la compagnie Botwin, la solidarité en faveur des volontaires juifs en Espagne trouva une matérialité directe et les discours de la propagande une identification concrète.

La 2e compagnie du bataillon international Palafox fut bientôt l’unité militaire la plus petite disposant du plus vaste réseau de solidarité à l’étranger des Brigades internationales. La prise en charge des volontaires et de leur famille, gouffre financier, et la propagande constituèrent les principaux objectifs des comités de parrainage. La galaxie de comités et de réseaux créés autour des volontaires juifs et de la Botwin en particulier, en Europe comme outre atlantique, dépassa très largement les attentes, renouant avec les succès rencontrés durant les premiers temps des Brigades internationales. En novembre 1937, 134 familles de volontaires juifs étaient prises en charge par les Comités pro-espagnols parisiens tenus par le Parti Communiste et ses différents satellites, sur un total de 2 900 familles (pour un coût mensuel de 997 940 francs)[36]. En 1938, le Comité judéo-espagnol pouvait secourir 155 familles en France, 120 en Pologne et 22 en Palestine[37]. Ces dispositifs de parrainage, pratiquement tous similaires à propos des subdivisions des Brigades internationales, permirent d’agréger solidement les sympathies autour des volontaires. Le parrainage rencontra de l’écho parmi les membres d’associations ou d’organisations antifascistes critiques vis-à-vis des communistes, participant au renforcement des communistes d’unité d’action et d’unité organique, horizon politique poursuivi dans la solidarité avec l’Espagne républicaine, et par conséquent à travers les Brigades internationales.

Les organisations satellites du PCF créées avant et pendant la guerre d’Espagne donnèrent au discours et à la propagande communiste des moyens qu’aucun autre de par le monde n’avait ou ne pouvait employer. Le refus des socialistes de s’engager expressément dans l’unité d’action internationale pour l’Espagne proposée par les communistes attribua à ces derniers une situation centrale et hégémonique. En s’appuyant sur les Brigades internationales, le Komintern poussa à la constitution d’un vaste maillage de comités parfois seulement constitués des communistes et des organisations satellites, mais réussissant souvent à entraîner d’autres secteurs du mouvement ouvrier. Toutes les démocraties du monde, et de nombreux pays autoritaires, connurent une structuration similaire, nationale ou communautaire, couvrant la planète de la plus vaste campagne de communication transnationale jamais entreprise. Dans cette formidable mobilisation de militants en direction d’une opinion publique mondialisée par l’antifascisme, le YSHK n’était qu’un petit rouage, en France et en Belgique. Des « appels des volontaires juifs du monde entier » étaient régulièrement diffusés, appelant de leurs vœux un rassemblement unitaire autour de leur combat en Espagne :

« Leur gloire appartient à tout le peuple juif. Sur les fronts d’Estremadure, d’Aragon et de Catalogne, un front populaire et antifasciste s’est constitué. Des travailleurs, des artisans, de petits commerçants et des intellectuels juifs de toute tendance combattent et versent leur sang pour le même objectif. […] Notre appel s’adresse à des millions de gens des masses populaires juives. Avec nos forces unies, supprimons tous les obstacles sur la voie de l’unité. Opposons à nos ennemis une force unie et puissante. Vive l’unité du peuple juif contre la réaction, le fascisme et l’antisémitisme ! Vive la solidarité du peuple juif avec la République espagnole[38] ! »

Cette stratégie prenant les Brigades internationales comme un fait unitaire accompli et autodémonstratif et assurant de l’existence d’un front unique scellé dans le sang fut considérablement renforcée à partir de l’été 1937. Bien que les interlocuteurs socialistes, travaillistes et syndicaux n’aient pas été dupes du caractère postiche de ces proclamations, il était bien difficile d’y répondre par une fin de non-recevoir tant la charge symbolique était forte. L’aspect « pan-juif » suggéré par la compagnie Botwin censée rassembler « les meilleurs fils du peuple juif » fit largement illusion parmi les observateurs extérieurs, littéralement matraqués par « l’artillerie de papier » de la propagande d’Albacete[39]. Les commissaires politiques avaient pour consigne de faire régulièrement écrire les volontaires aux syndicats, journaux, organisations ouvrières et associations culturelles[40]. Tous ces vecteurs participèrent à surcharger symboliquement la plupart des subdivisions des Brigades internationales.

Des formations militaires imaginées comme des objets culturels hyperboliques

La mise en scène fut une pratique constante dans les Brigades internationales, permise par un Commissariat général particulièrement inventif qui s’était attaché le savoir-faire de nombre de « volontaires à lunettes »[41]. La « balkanisation » de l’automne 1937 permis, par la subdivision méthodique des Brigades internationales,  de les mettre en scène en composant une mosaïque de petites unités pseudo-nationales, gagnant en visibilité et en caractères, malgré le processus inexorable d’hispanisation et l’érosion du volontariat. Cette opération a accompagné et facilité l’érection d’un grand récit inclusif, donnant corps à l’intention internationaliste mais exacerbant les symboliques identitaires. Le rôle de représentation dévolu dès l’origine aux Brigades internationales a signifié un effort constant sur les références implicites et les symboles renvoyés ou suggérés par ces dernières. La définition de leur caractère mondial rassemblant et faisant converger vers l’Espagne tous les peuples du monde, toutes les races, les langues et les nations s’appuyait sur la mise en valeur de ses différentes composantes et de son caractère exotique. Chaque bataillon et compagnie était également en représentation, pour renvoyer une image sublimée vers l’étranger, mais aussi vers les volontaires eux-mêmes. Au-delà de la question des représentations extérieures, il fallait rendre visible et intelligible auprès des volontaires, et, partant, de leurs proches comme des observateurs, l’épopée à laquelle ils participaient par des codes, des symboles et un système de références communes. En substance, il s’agissait de proposer une abstraction positive suffisamment forte pour transcender les déceptions, les regrets et les difficultés et suggérer un idéal de sacrifice capable de transcender les différents groupes nationaux et de solidifier la cohésion du groupe. Pour charger symboliquement chacune de ses formations militaires, le triptyque déployé consistait presque toujours en la bannière, le patronyme et la culture.

À partir de l’été 1937 jusqu’en mars 1938, un grand nombre de nouvelles unités militaires furent créées ou baptisées à cette fin par des patronymes issus du mouvement ouvrier ou du roman national de chacune des nationalités concernées. Au moins 81 subdivisions des Brigades internationales furent baptisées, moins de la moitié selon un patronyme communiste et un tiers selon une référence ou un personnage historique. Citons seulement les exemples de la batterie italienne Carlo Rosselli, la batterie d’artillerie et la compagnie d’infanterie roumaines Tudor Vladimirescu et Boris Stefanov, les batteries baltes Leaona Paegles et Jansona-Brauna, les compagnies slovène Ivan Cankara et croate Stefan Radic, la batterie slovaque Jan Žižka z Trocnova, etc. Ces grands efforts de publicité autour de formations pseudo-nationales visaient à maintenir la spécificité des Brigades internationales à un moment où l’hispanisation menaçait leur visibilité. Les créations régulières de « nouvelles » formations nationales toujours plus petites donnaient l’illusion d’un développement exponentiel où chaque nation trouvait sa place. Le patronyme jouait un rôle irremplaçable de projecteur symbolique garant de la visibilité et de la lisibilité du projet, selon les stratégies du Komintern dans le pays donné.

Au sein de la brigade slave Dombrowski, le bataillon hispano-polonais Palafox rassemblait Polonais et Espagnols dans quatre compagnies dont les patronymes furent eux aussi choisis avec soin : Ludwik Warinski[42], Taras Szewczenko[43] et Naftali Botwin, la quatrième compagnie espagnole n’ayant, semble-t-il, pas été baptisée. Le choix du nom de baptême pour la compagnie dite juive associait judicieusement quatre dimensions : polonité, judéité, communisme et martyr antifasciste. Naftali Botwin était un jeune militant communiste juif polonais qui avait été exécuté le 6 août 1925 en Pologne pour avoir, sur ordre du Parti Communiste, assassiné un agent de police infiltré. Il n’est pas certain qu’il s’agissait alors d’une figure très connue du mouvement ouvrier juif polonais hors de Pologne, mais Arno Lustiger signale judicieusement qu’en 1936 se jouait à Belleville une pièce de théâtre ayant justement pour thème Naftali Botwin, mise en scène par le dramaturge soviétique Abraham Wieviorka[44]. Il ne s’agissait pas de la première ni de la seule formation militaire des Brigades internationales à porter un patronyme juif. Une unité militaire bien plus importante, le groupe international d’artillerie Ana Pauker avait été baptisé neuf mois plus tôt du nom de la communiste juive roumaine, alors incarcérée à Bucarest[45]. Ce nom évoquait une figure communiste martyr du « fascisme » roumain ; jamais sa judéité ne fut mise en avant, dans les Brigades internationales comme ailleurs. Contrairement à Ana Pauker, Naftali Botwin fut immédiatement présenté d’abord comme juif et ensuite comme martyr communiste. La question de l’auto-défense des Juifs fut ainsi triplement associée auprès des volontaires dans un ensemble réunissant la lutte contre l’antisémitisme et contre le régime dit « fasciste » polonais, et le combat antifasciste de la République espagnole[46].

Conjointement aux réformes internes de l’été 1937 et à l’affermissement des relations avec les comités étrangers, une production littéraire intense fut initiée, pour faire connaître chaque contingent national auprès de ses compatriotes. Les opinions publiques de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord se virent proposer au moins une brochure ou un livre spécifique à propos de « leurs » volontaires, belles réalisations de l’appareil de propagande d’Albacete. La journaliste communiste juive (et soviétique) Gina Medem reçut la charge de rédiger et de signer l’ouvrage Les juifs volontaires de la liberté. Un an de lutte dans les Brigades internationales dont la parution suivit de peu la création de la compagnie[47]. Cet album servit ensuite d’appareillage argumentatif pour la compagnie, en insistant sur son appartenance culturelle yiddish, en l’occurrence le véritable point de concentration de la propagande des Brigades internationales vers le mouvement ouvrier juif. Ainsi, quelques mois auparavant, elles avaient publié une édition du journal des Brigades internationales, « Le Volontaire de la Liberté, en langue yiddish : Der Freiheits Kempfer ». Bien que cette entreprise très éphémère ait été en réalité circonstancielle (probablement uniquement destinée à être diffusé à Paris lors du Congrès mondial de la culture Yiddish ou distribué à l’exposition), elle eut une répercussion symbolique considérable : un journal en langue yiddish était imprimé par des soldats juifs en Espagne. Au moins trois hymnes ou chants de marche furent composés en son honneur, mais tous exaltent son caractère prolétarien et non la judéité de ses membres[48]. Enfin, l’étendard de la compagnie, offert par son comité de parrainage parisien, faisait figurer la devise bundiste et patriote polonaise « Pour votre liberté et la nôtre », inscrite en espagnol, polonais et yiddish[49]. Cette dimension culturelle synthétique, associant étroitement les traditions  du mouvement communiste et la culture yiddish et entremêlant l’histoire et l’actualité, donna à cet objet politico-militaire les caractéristiques d’un artefact mémoriel immédiat[50].

Conclusion

La création de cette unité militaire minuscule, la compagnie Naftali Botwin, doit être entendue comme un élément sériel du dispositif de propagande global du soft power communiste concernant les Brigades internationales, comme  une synthèse éclairante des stratégies unitaires du Komintern. Bien que sa judéité ait été mise en avant, par le biais exclusif de la culture yiddish, celle-ci n’a pas marqué une transgression majeure de la ligne stalinienne sur les nationalités. En effet, sans être autrement reconnue sur le plan théorique, l’identité juive fut exacerbée comme support de propagande et comme véhicule pour mobiliser un espace délimité : l’immigration juive polonaise[51] en France et en Belgique. Le processus qui a conduit à la création de la compagnie dite juive Botwin avait déjà été implanté plusieurs fois, par exemple par le bataillon puis la brigade Garibaldi en relation avec l’émergence de l’organisation de masse communiste de l’immigration italienne de France et de Belgique, l’Unione Popolare Italiana, dont les liens étroits ont été mis en évidence par Éric Vial[52] . D’ailleurs, aux côtés de la Botwin, la compagnie ukrainienne Taras Shevchenko suivit les mêmes intentions et dispositifs, cette fois en direction des Ukrainiens des immigrations de France, de Belgique et surtout du Canada, sans toutefois avoir bénéficié d’une mémoire aussi vivace. On ne peut considérer  les Brigades internationales indépendamment de leur système complexe de dépendances arborescentes dans la stratégie mondiale de Front populaire de l’Internationale Communiste.

L’image renvoyée par les Brigades internationales et le contrôle de celle-ci fut probablement le plus grand succès de leurs promoteurs, malgré de nombreux obstacles. La représentation symbolique fut maintenue par la constante valorisation, parfois l’exacerbation, identitaire de leurs subdivisions ethnico-culturelles. Bien que le plus souvent artificiel, puisque les conscrits espagnols furent rapidement majoritaires, ce système producteur d’un imaginaire particulièrement résiliant a considérablement influencé leur mémoire et permis à plusieurs groupes de s’inscrire en propre par la suite dans la geste des Brigades internationales, y compris de manière erronée ou frauduleuse. Après 1945, la mémoire de la compagnie Botwin perdit sa racine polonaise pour conserver uniquement sa dimension juive et sa détermination antifasciste originelle pour la résistance antinazie,  notamment durant le procès Eichmann en 1961 au cours duquel la question de la passivité des masses juives fut au cœur des questions suscitées. Or, comme le souligne Gerben Zaagsma, tandis que la judéité du groupe était rétrospectivement réévaluée, la vocation communiste des engagements combattants avait tendance à être symétriquement sous-évaluée. Dans la mémoire communiste, la compagnie a également suscité des difficultés d’interprétations, notamment lors de la redécouverte poststalinienne des Brigades internationales en Europe de l’Ouest. En 1956, simultanément à la crise de Suez, la première publication mémorielle sur les Brigades internationales du PCF s’interrogeait ainsi sur ce « particularisme ethnique ou religieux » de la compagnie Botwin, oubliant que ce « particularisme » avait été en réalité le commun des Brigades internationales avant leur réinterprétation au travers de la résistance à l’occupant nazi[53] . Aucune autre manifestation du volontariat international durant la guerre d’Espagne n’a donné lieu à une telle projection symbolique. L’évolution discursive du récit mémoriel fut certes le fait des vétérans mais également de sa puissance de suggestion initiale. La compagnie Botwin constitue de ce fait une parfaite illustration de la capacité du volontariat combattant à développer des avatars mémoriels héroïques dont la projection symbolique se réifie jusqu’à se substituer à ses véritables émanations.

 


[1] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole : 1936-1939, Paris, Éditions Renouveau, 1979 ; Arno LUSTIGER, Shalom Libertad ! Les juifs dans la guerre civile espagnole 1936 1939, Edition du Cerf, Paris 1991 ; Danielle ROZENBERG, L’Espagne contemporaine et la question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006. Et deux témoignages Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne. La compagnie Botwin, Paris, Éditions Syllepse (Coll. Yddishland), 2012 et Stein SYGMUNT, Ma guerre d’Espagne. Brigades internationales : la fin d’un mythe, Paris, Éditions du Seuil, 2012. Ce témoignage, en partie fictionnel, doit être manié avec de grandes précautions.

[2]  Gerben ZAAGSMA, Jewish Volunteers, the International Brigades and the Spanish Civil War, Londres, Bloomsbury Publishing, 2017.

[3] Jacques DELPERRIÉ DE BAYAC, Les Brigades internationales, Paris, Marabout, 1968, p. 324. Contrairement au corps expéditionnaire italien, aucun transfuge allemand n’est attesté. Nous sommes, en effet, fort bien renseignés sur la situation des transfuges dans les Brigades internationales depuis la décalcification des archives, sises au Centre russe pour la conservation des archives en histoire politique et sociale (RGASPI) de Moscou.

[4] Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne…, p. 156.

[5] Dan DINER et Jonathan FRANKEL, « Introduction Jews and Communism : The Utopian Temptation »,  Jonathan FRANKEL (dir.), Dark Times, Dire Decisions: Jews and Communism [Studies in Contemporary Jewry Vol. 20], New York, Oxford University Press, 2005, p. 3.

[6] Gerben ZAAGSMA, «‘Red Devils’: The Botwin company in the Spanish civil war», East European Jewish Affairs, vol. 33 n°1, 2003, p. 87.

[7] RGASPI 545.6.35 : Entrada de voluntarios del dia …. [Listes quotidiennes des arrivées de volontaires venant de la frontière] et RGASPI 545.6.31 : Statistiques des arrivées de juillet 1937 à janvier 1938. Relevés inédits réalisés dans le cadre de ma thèse.

[8] Statistiques et vérifications réalisées à partir des dossiers individuels des volontaires Roumains du RGASPI (545.6.836 à 839) complétés par : Archivo Histórico Provincial de Albacete (AHP) – Centro Documental de las Brigadas Internacionales CEDOBI AHP 63232 Caja n°49 : Dossier Mihail Florescu « Voluntarios Rumanos ».

[9] Gabriel ERLSER SICHON, « Polonais d’origine juive volontaires de la Guerre Civile en Espagne 1936-1939 », Matériaux pour l’histoire de notre temps n°73, janvier-mars 2004, pp. 44-48.

[10] Romana TORUNCZYK, « O skladzie osobowym polskich ochotnikow w Hiszpanii republikanskiej w latach 1936-1938 » in Z Pola Walki, vol. 29 n°1, 1965. Cité dans David LEDERMAN, Les Polonais de la Brigade internationale Dabrowski internés en France et en Afrique du Nord, destins et itinéraires, 1940-1945. Mémoire de Maitrise sous la direction de M. Antoine Prost et Céline Gervais soutenu en 1999 à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne UFR d’Histoire, p. 14.

[11] RGASPI 545.6.635 : Commission des Cadres (étrangers) du Comité Central du Parti Communiste Espagnol. Volontaires polonais dans l’Espagne Républicaine (1936-1938), Moscou, novembre 1940, p. 3.

[12] Janine PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 319.

[13] « Six mois de lutte de la Compagnie Mitskievitsch » par J. Soulinsky dans Notre Bulletin – Our Bulletin – Unser Bulletin, n° 2 du 15 aout 1937, p. 30.

[14] Silvio PONS, Stalin and the Inevitable War 1936-1941, Londres & New York, Routledge, 2014 ; Ángel VIÑAS, El honor de la República. Entre el acoso fascista, la hostilidad británica y la política de Stalin. Barcelone, Crítica, 2010.

[15] Il s’agit d’Albert Nachumi (Arié Weitz), 1909-1936. Juif de Galicie, chargé de la jeunesse communiste juive auprès du comité central du PCF. Parti en Espagne parmi les premiers volontaires des Brigades internationales, il y trouve la mort le 15 novembre 1936 à Madrid.

[16] Zygmunt STEIN, Ma guerre d’Espagne…., p. 215 ; Témoignage d’Andrzej Rozborski cité dans Jan Stanislaw CIECHANOWSKI, « La participación de ciudadanos polacos y de origen polaco en las Brigadas internacionales », Manuel REQUENA GALLEGO et Matilde EIROA (dir.), Al lado del gobierno republicano. Los brigadistas del Europa del Este en la guerra civil española. Cuenca, Ediciones de la Universidad de Castilla, La Mancha (coll. La luz de la memoria), n°8, 2009, p. 107. Les références citées sur la page wikipedia “Antisemitism in the International Brigades”, fort peu rigoureuse au demeurant, sont éloquentes : le récit de Zymunt Stein y est, une fois de plus, considéré comme une source crédible. https://en.wikipedia.org/wiki/Antisemitism_in_the_International_Brigad. Consultée le 20 février 2017.

[17] RGASPI 545.2.69 : Base de las Brigadas Internacionales-Sección Política, 19 février 1937 ; 545.1.25 : Informe al comisario inspector (Gallo), del comisario delegado de guerra en la A.M.E (Carlos) 12 juin 1938 ; 545.3.257 : Relacion de malos elementos [Polonais]. Par le chef du camp n°6, 26 décembre 1938.

[18] En l’état actuel des dépouillements, un seul rapport à Moscou d’un officier soviétique des Brigades internationales aborde la question de l’antisémitisme, pour signaler aussi tôt qu’il est presque entièrement éliminé, n’en déplaise aux collectifs d’historiens qui ont souligné cette mention. RGVA 35082.1.95 : « Notes on the Situation in the International Units in Spain. Report by Colonel Com. Sverchevsky (Walter) » dans Ronald RADOSH, Mary R. HABECK, Grigory SEVOSTIANOV, Spain Betrayed. The Soviet Union and the Spanish Civil War, New Haven et Londres, Yale University Press, 2001; document 70, p. 526.

[19] « Przeciw pogromom», Dabrowszcak. Organ Bataljonu im J. Dabrowskego, n°31 du 25 juin 1937, p. 4.

[20] À l’exception notable des Suisses.

[21] RGASPI 495.74.20 : Rapport de M. Fred [Manfred Stern] sur le travail en Espagne, 14 août 1937.

[22] Région germanophone de la Tchécoslovaquie.

[23] RGASPI 495.74.20 : Rapport de M. Fred…, op. cit.

[24] José de Rebolledo Palafox y Melci (1775-1847). Général de l’armée royale espagnole, commandant des patriotes d’Aragon insurgés contre les troupes de Napoléonien. Héros de la guerre d’indépendance.

[25] Depuis la signature du traité de Riga de 1920, trois partis communistes se partageaient le territoire polonais dont les frontières avaient été portées loin à l’Est. Le Parti communiste de Pologne (Komunistyczna Partia Polski, KPP) rassemblait environ la moitié des 40 000 militants communistes polonais, les partis communistes de Biélorussie occidentale (Komunistyczna Partia Bialorusi, KPZB) et d’Ukraine occidentale (ex Galicie, (Komunistyczna Partia Zachodniej Ukrainy, KPZU) encartant les autres.

[26] Ainsi que plusieurs centaines ou milliers de leurs membres, saisis pour la plupart par le NKVD lors de l’application du pacte germano-soviétique réunifiant en septembre 1939 la Biélorussie et l’Ukraine.

[27] RGASPI 545.1.3 : Extracto de un informe del Camarada Regler del Comisario de la XIIa Brigada, 24 avril 1937.

[28] Édouard SILL, « L’épreuve du feu. Quand les militants sont des combattants : discipline et sanctions partisanes au sein des volontaires communistes français des Brigades internationales (1936-1939) », Amin ALLAL et Nicolas BUÉ (dir.), (In)disciplines partisanes, Comment les partis politiques tiennent leurs militants, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, pp. 243-262.

[29] RGASPI : 545.6.654.21 à 28 : Strictement confidentiel. Caractéristique de Yanek BARWINSKY, commandant de la XIIIe Brigade. Par Edo, 15 mars 1940.

[30] Idem ; Pod nowym sztandarem » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°59 du 3 février 1938, p. 8.

[31] Pour la plupart liés aux organisations communistes polonaises de France, aucun ne subira le sort malheureux de Reicher et Cichowski.

[32] Titre d’un article du journal Botwin, de la compagnie éponyme. Cité dans David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, p. 205.

[33] « Do patronatu piatej kompanji w paryzu » in Dabrowszcak.Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°34 du 10 juillet 1937, p. 9.

[34] David WEINBERG, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Paris, Calmann Levy, 1974, p. 55.

[35] Idem, pp. 80-81.

[36] RGASPI 517.1876 : Secours aux familles, mois de novembre 1937.

[37] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, pp. 207-208.

[38] « Appel des soldats Botwin à tous les juifs » in Naye Prese du 17 juillet 1938. Cité dans Arno LUSTIGER , Shalom Libertad !…, p. 475.

[39] Mirta NÚÑEZ DÍAZ-BALART, La disciplina de la conciencia: las Brigadas Internacionales y su artillería de papel, Barcelone, Flor del viento ediciones, 2006.

[40] RGASPI 545.3.507 : Aclaracion (sic) de los Comisarios del B[atall]on. Mack[enzie]- Pap[ipneau], 18 juin 1938.

[41] L’expression est de Koltsov.

[42] Ludwik Tadeusz Waryński (1856-1889). Socialiste et patriote polonais, mort en détention à Saint Petersburg.

[43] Taras Szewczenko (1814-1861). Figure majeure de la culture ukrainienne occidentale (polonaise entre 1919 et 1939). Peintre et poète romantique d’origine servile, sa participation à diverses sociétés secrètes patriotiques ukrainiennes lui vaut de connaître la prison et l’exil.

[44] Arno LUSTIGER, Shalom Libertad !…, p. 431.

[45] Ana Pauker (1893-1960), née Ana Rabinhson en Moldavie dans une famille de Juifs orthodoxes. Elle rejoignit l’aile gauche du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Roumanie en 1915 tout en étant enseignante dans une communauté juive. Elle épousa le socialiste juif roumain Marcel Pauker et fut arrêtée et condamnée à 10 ans de prison pour activités communistes en 1934. Une campagne mondiale de solidarité fut organisée tandis que son mari était condamné à mort comme « traître trotskiste » lors de la grande terreur stalinienne (elle n’apprit son sort qu’en 1959). Fonctionnaire du Komintern jusqu’en 1943, elle rejoignit la direction du Parti Communiste Roumain jusqu’en 1952, puis exclue pour déviationnisme de droite et « cosmopolitisme », et arrêtée l’année suivante avec sa sœur, juive orthodoxe. Voir Robert LEVY, Ana Pauker: The Rise and Fall of a Jewish Communist, Berkeley, University of California Press, 2001.

[46] « Pod nowym sztandarem » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°59 du 3 février 1938, p. 8 ; « Z godnoscia i honorem nosic imie Botwina » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°57 du 19 janvier 1938, pp. 8-9.

[47] Gina Birenzweig Medem (1886 -1977). Née en Pologne, elle rejoignit tout d’abord le Bund dont son mari, Vladimir Medem, était un des fondateurs et théoriciens. Elle devint aux États-Unis une propagandiste de l’Union Soviétique et une des principales figures du mouvement de colonisation juive du Birobidjan (Gezerd). Oratrice talentueuse, elle fut la porte-parole des organisations de masses juives communistes durant les années 30 et correspondante de presse de plusieurs journaux. Voir Gina MEDEM, Los judíos, voluntarios de la libertad. Un año de lucha en las Brigadas Internacionales, Madrid, Ediciones del Comisariado de las Brigadas Internacionales, 1937.

[48] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, pp. 356-359 ; Arno LUSTIGER, Shalom Libertad !…, p. 450 ; Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne…, p. 148. Le vieux chant yiddish « Of Lebn un toït a farband » (Unité de la vie à la mort), d’origine bundiste, figurait dans le principal carnet de chant des Brigades internationales

[49] Le motto Za naszą i waszą wolność (« Pour notre liberté et la vôtre »), devise des patriotes polonais depuis XIXe siècle, fut inversée dans les Brigades internationales : ‘Za wolność waszą i naszą. À l’origine « Au nom de Dieu, pour votre liberté et la nôtre », la devise apparut pour la première fois en Pologne lors d’une commémoration de l’insurrection des Décembristes tenue à Varsovie le 25 janvier 1831. Elle fut également adoptée par le mouvement bundiste.

[50] Lors de l’exposition sur les volontaires juifs de septembre 1937, Maimonides fut présenté comme le premier combattant juif en Espagne. Gerben ZAAGSMA, « Propaganda or fighting the myth of pakhdones ? Naye Prese, the Popular Front, and the Spanish Civil War », Lara RABINOVITCH et al. (dir.), Choosing Yiddish: New Frontiers of Language and Culture, Wayne State University Press, Detroit, 2012, p. 91.

[51] Gerben ZAAGSMA, « Jewish Communists in Paris between Local and International », JBDI / DIYB Simon Dubnow Institute Yearbook, n°8, 2009, p. 17.

[52] Éric VIAL, L’Union populaire italienne, 1937-1940. Une organisation de masse du Parti communiste italien en exil, Rome, École Française de Rome, 2007.

[53] Épopée d’Espagne. Brigades internationales 1936-1939, Recueil de récits vécus et de documents historiques édité par L’Amicale des Anciens Volontaires Français en Espagne Républicaine, Paris, 1957, pp. 57-58.

Les noces incestueuses de Laodice VI

Charlotte Golay

 


Résumé : En 196/5 av. J.-C., le souverain séleucide Antiochos III célèbre les noces de son fils, l’héritier et « co-régnant » Antiochos le Jeune, et de l’une de ses filles, Laodice VI. Nous disposons d’informations sur le parcours et le statut de Laodice VI pendant cette union, notamment sur son rôle au sein du culte royal. En effet, au début de l’année 193 av. J.-C., elle est nommée grande-prêtresse du culte royal de sa mère, Laodice V, en Médie. Antiochos le Jeune est lui aussi envoyé dans cette partie du royaume séleucide afin d’y exercer l’autorité de leur père. La présence du jeune « couple héritier » dans la région aurait ainsi dû étendre l’idéologie familiale d’Antiochos III ; cet objectif ne deviendra jamais effectif, puisqu’Antiochos le Jeune meurt avant d’atteindre la Médie. Malgré sa courte durée, cette union demeure d’un grand intérêt, puisqu’il s’agit du premier cas certain d’un mariage entre un frère et sa sœur chez les Séleucides.


Charlotte Golay est née le 23 décembre 1992 ; actuellement doctorante FNS à l’Université de Lausanne, sa thèse au sein d’un projet consacré aux relations de couple dans l’Antiquité étudie la question des couples des classes basses et moyennes, ainsi que des élites civiques à l’époque hellénistique. La documentation traitée est littéraire, épigraphique et papyrologique. Elle a soutenu en janvier 2017 un mémoire de Master intitulé « Filles et sœurs de rois à la cour d’Antiochos III : les cas d’Antiochis I, Antiochis II, Laodice VI et Nysa ».

charlotte.golay@unil.ch


Introduction : un cas oublié ?

Bien que les études sur les femmes hellénistiques de rang royal soient aujourd’hui nombreuses, elles se limitent le plus souvent aux épouses des souverains et laissent de côté les femmes de rang royal secondaire – filles, sœurs, etc. Ce constat s’applique à la dynastie séleucide, et plus particulièrement à la famille d’Antiochos III, qui régna entre 223 et 187 av. J.-C. Ce roi et son épouse, Laodice V, sont les parents de plusieurs filles souvent oubliées ou laissées de côté par la recherche en raison notamment du manque de documents qui les concernent[1]. Cette observation est également valable pour un cas très particulier, que l’on peut même qualifier d’exceptionnel : Laodice VI, l’une des filles d’Antiochos III, épouse en 196/5 av. J.-C. son frère Antiochos le Jeune, alors héritier et co-roi[2]. Ces noces constituent une nouveauté dans la dynastie séleucide, où les mariages à fort degré d’endogénéité ne sont pas la norme, contrairement à l’Égypte lagide. Cette union prend fin brutalement avec la disparition d’Antiochos le Jeune en 193 av. J.-C.

Malgré la courte durée de ce mariage et le peu de sources relatives à Laodice VI, il demeure possible de retracer certains pans de son parcours en tant que femme de rang royal secondaire et membre d’un couple distinctif. De plus, le cas de Laodice est particulièrement intéressant, puisqu’aucune publication ne s’y est intéressée jusqu’ici de façon détaillée.

L’union entre le frère et la sœur constitue un point essentiel de la politique dynastique d’Antiochos III, aussi est-il essentiel de comprendre ses enjeux : pourquoi le premier mariage véritablement incestueux de la dynastie séleucide intervient-il à ce moment-là ? On s’intéressera également au rôle joué par Laodice VI dans ce cadre déterminé, notamment par la création d’un culte en l’honneur de Laodice V, dont elle est nommée grande-prêtresse pour la Médie.

Le rôle de Laodice VI dans la dynastie séleucide est véritablement forgé par ses noces avec son frère ; il s’agira ainsi de retracer son parcours en s’appuyant sur différents éléments, tels que l’organisation du mariage, sa vie en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune, ainsi que sa charge de grande-prêtresse, afin de reconstituer certains éléments de sa vie et la place de ces premières noces frère-sœur dans la politique d’Antiochos III.

La jeunesse de Laodice VI

Cette première partie de la vie de Laodice VI demeure obscure, car cette dernière n’apparaît nommément dans aucune source avant son mariage avec Antiochos le Jeune. Cette absence de matériel amène donc à formuler des hypothèses et des conjectures sur cette période, bien que ces questions restent sans réponse : avait-elle passé l’entièreté de sa jeunesse dans une seule ville et un seul palais (Antioche, par exemple), ou suivait-elle sa mère Laodice V lors d’éventuels déplacements ? Avait-elle bénéficié d’une éducation à la cour séleucide, et si oui de quel type ?

Malgré l’absence de sources, il demeure essentiel de tenter de situer chronologiquement la naissance de Laodice VI. H. Schmitt propose une date comprise entre 219 et 210 av. J.-C. ; il considère peu probable que sa naissance ait pu avoir lieu plus tard puisqu’au printemps 210 av. J.-C. Antiochos III débute son « Anabase », une série de campagnes à l’est du royaume séleucide[3].

Concernant sa place au sein de la fratrie, il est selon moi cohérent de considérer Laodice VI comme l’une des filles les plus âgées du couple royal – soit l’aînée, soit la deuxième – en observant les dates de leurs mariages. Les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune se tiennent à l’hiver 196/5 av. J.-C., tandis que Cléopâtre I est fiancée à Ptolémée V en 196 av. J.-C., mais le mariage ne prend place qu’en 194/3 av. J.-C. au plus tôt[4]. Quant à Antiochis II, il semble qu’elle ait épousé Ariarathe IV de Cappadoce durant cette même période. Le déroulement de ces différentes unions permet donc de déduire que Laodice VI devait être la plus âgée, puisqu’elle est la première à être mariée. Cette hypothèse est d’autant plus adéquate que Laodice VI aurait eu entre 15 et 24 ans en 196/5 av. J.-C., si l’on suit la proposition de H. Schmitt quant à sa naissance, l’âge le plus bas me paraissant le plus cohérent[5]. Il fait donc sens de placer la naissance de Laodice VI au bas de la fourchette 219-210 av. J.-C., c’est-à-dire peu avant le départ d’Antiochos III pour son Anabase.

Enfin, le prénom de cette princesse est vecteur d’informations : il s’agit en effet du prénom porté par sa mère, et par bon nombre d’autres princesses et reines séleucides[6]. On peut donc penser que Laodice serait devenu un prénom dynastique au fil du temps, dès Laodice II, par exemple, et ainsi envisager la possibilité d’une tradition de renommage des reines et princesses séleucides[7]. Il est possible que ce prénom lui ait été attribué au moment de son mariage avec Antiochos le Jeune, à partir duquel elle devient une potentielle future reine. De plus, la prise d’un prénom dynastique par Laodice VI au moment de ses noces avec son frère serait porteuse de sens dans le contexte idéologique qui entoure cette union : le couple héritier, en portant les mêmes prénoms que le couple régnant, en devient le reflet presque parfait. Cet élément devait avoir pour objectif d’appuyer la légitimité de Laodice VI et Antiochos le Jeune en tant que futurs roi et reine, et également de mettre en avant la propagande familiale d’Antiochos III.

Les noces avec Antiochos le Jeune

La date du mariage

Un extrait d’Appien est la seule source dans laquelle il est explicitement fait mention de l’union entre le frère et la sœur. Dans le onzième livre de son Histoire romaine, consacré aux affaires de Syrie, il relate qu’à la fin de la cinquième Guerre de Syrie, Antiochos III, après avoir eu écho d’une rumeur faisant état de la mort de Ptolémée V, aurait décidé de faire voile pour l’Égypte afin de se saisir des possessions lagides. L’auteur fait le récit suivant[8] :

Pris dans une tempête à la hauteur du fleuve Saros et ayant perdu de nombreux navires (quelques-uns avec leur équipage et certains de ses Amis), il aborda à Séleucie de Syrie où il répara sa flotte endommagée. Il célébra également les épousailles de ses enfants, Antiochos et Laodice, qu’il unit l’un à l’autre.

Appien nous apprend donc que le mariage a lieu à l’hiver 196/5 av. J.-C., mais ne nous dit rien de son organisation. La célébration des noces était-elle prévue depuis un certain temps, ou Antiochos III a-t-il profité de la situation dans laquelle il se trouvait afin de mettre en place cette union ? Toute conquête par voie maritime était alors impossible en raison de l’état de la flotte séleucide tel que rapporté par l’historien, et la saison hivernale rendait de toute manière la navigation en Égée et en Méditerranée malaisée. Antiochos III aurait donc pu profiter de ce calme forcé pour célébrer les noces de ses enfants ; ceci n’empêche pas de penser que le projet du mariage devait avoir été minutieusement préparé.

Comment les noces se sont-elles déroulées ? Bien que l’on ne dispose d’aucun détail sur la question, la célébration du mariage a dû se tenir à Antioche, en raison de la proximité de la ville avec Séleucie de Piérie, mais également au vu de l’importance de ce mariage dans la stratégie dynastique d’Antiochos III ; de ce fait, choisir Antioche, le cœur de la Syrie séleucide dont le nom même faisait écho à celui du souverain et de son héritier, donnait encore davantage d’importance aux noces.

Le choix d’un mariage endogène

Comme on l’a vu, les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune sont le premier cas attesté d’une union entre un frère et sa sœur dans la dynastie séleucide. La recherche s’est interrogée sur la possibilité que d’autres mariages frère-sœur aient eu lieu, mais celle-ci reste au stade d’hypothèse[9]. Il est néanmoins essentiel de rappeler que, même si des unions aussi radicalement endogènes que celle de Laodice VI et Antiochos le Jeune demeurent l’exception chez les Séleucides, les mariages entre parents proches ne sont cependant pas rares : Antiochos III avait épousé lui-même sa cousine Laodice V ; de même, une situation similaire se répète plus tard dans la dynastie, lors des multiples mariages des rois séleucides avec des reines d’origine lagide[10].

Compte tenu de ces éléments, pourquoi Antiochos III a-t-il fait le choix d’un mariage endogène pour ses aînés ? Il est nécessaire de distinguer deux mouvements dans la politique matrimoniale menée par le souverain séleucide : un premier a lieu avec les noces de Laodice VI, et un second avec celles de ses sœurs Cléopâtre I et Antiochis II. Ce second volet a pour objectif principal d’étendre et d’appuyer l’influence séleucide dans les royaumes voisins. L’union endogène de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune répond à un dessein différent. Par le biais de ce premier mouvement, Antiochos III souhaite mettre en avant l’unité dynastique et familiale des Séleucides ; il poursuit ainsi une stratégie qu’il avait déjà mise en place auparavant, que l’on peut qualifier de politique de « mise en scène des relations intrafamiliales »[11]. Celle-ci peut également être perçue en dehors de ses stratégies matrimoniales et plus particulièrement dans la mise en scène de la relation avec son épouse, Laodice V. Divers documents émanant du couple royal attestent notamment de l’utilisation d’un langage affectif, qui voit les souverains se référer l’un à l’autre par l’utilisation des termes de « frère » ou de « sœur », dans un sens symbolique qui vise à étayer l’idée de proximité et d’harmonie au sein de la famille d’Antiochos III. Ces concepts seront encore renforcés par les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune[12].

En plus de célébrer la continuité familiale et dynastique, cette union permet de donner un second niveau de légitimité à Antiochos le Jeune dans son rôle d’héritier du trône séleucide : fils de roi, il est également présenté comme époux d’une fille de roi[13]. Il est possible qu’Antiochos III ait aussi souhaité éviter de faire entrer une princesse étrangère dans la famille royale séleucide et ainsi risquer de fragiliser sa politique idéologique, voire l’influence d’un autre royaume à la cour, ce toujours dans le but de solidifier l’unité familiale et dynastique[14].

L’union d’Antiochos le Jeune et Laodice VI s’étend ainsi sur une brève période, sur laquelle les sources ne nous livrent que peu d’éléments ; s’il est impossible d’avancer des hypothèses développées sur le déroulement exact de ce mariage, on peut en revanche déterminer et analyser plusieurs éléments de la vie de Laodice VI en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune.

Parcours et statut entre 196/5 et 193 av. J.-C. : éléments généraux

Enfants

Aucune des sources relatives au jeune couple n’indique explicitement qu’il ait eu une descendance ; cependant, une fille, Nysa, leur est parfois attribuée[15]. Cette dernière apparaît dans une seule inscription, un décret des Athéniens de Délos en l’honneur de son époux Pharnace I du Pont et d’elle-même ; elle y est désignée comme « fille du roi Antiochos et de la reine Laodice »[16]. La datation de cette inscription est cependant problématique et le manque de précision quant au couple royal parental évoqué dans le décret n’aide pas à déterminer s’il pourrait s’agir de celui qui nous intéresse[17]. Pour ces différentes raisons, je considère qu’il est avisé de ne pas suivre l’hypothèse qui fait de Nysa une fille d’Antiochos le Jeune et Laodice VI.

Comment expliquer cette absence de descendance ? Il convient tout d’abord de rappeler le caractère fort bref de l’union des deux époux, qui a sans doute eu une influence sur cette situation. En effet, leur mariage ne dure qu’environ deux ans et demi, et ce pendant une période troublée par la guerre d’Antiochos III contre Rome. Aussi n’est-il donc pas impossible que les jeunes époux n’aient que très peu été en contact l’un avec l’autre si Antiochos le Jeune participait aux campagnes de leur père. Il est également possible que Laodice fût encore trop jeune à ce moment-là pour procréer, voire qu’il n’y ait pas eu de relations physiques entre les époux pour cette raison.

Aussi convient-il pour l’instant de considérer qu’Antiochos le Jeune et Laodice VI n’ont pas eu d’enfants, tout en gardant à l’esprit que de nouveaux documents pourraient modifier cette conclusion, bien que les arguments donnés ci-dessus soient à mon sens suffisamment pertinents pour que la question de l’absence de descendance soit considérée comme réglée.

Titulature royale

En ce qui concerne la titulature royale, le titre de basilissa n’était pas porté par Laodice, si l’on s’en tient aux documents à disposition[18]. Ce titre royal, signifiant de façon littérale « femme royale », ou « femme de rang royal », peut être considéré comme la version féminine de celui de basileus. Cette titulature était portée par les rois hellénistiques et leurs épouses, ce dès la fin du IVe siècle. Selon Diodore de Sicile, Antigone et Démétrios Poliorcète furent les premiers à s’être dotés du titre de basileus à la suite de leur victoire sur Ptolémée à Salamine en 306 av. J.-C. ; la même année, Phila, épouse d’Antigone, avait reçu celui de basilissa[19]. Les autres Diadoques ne tardent pas à les imiter, y compris Séleucos, fondateur de la dynastie séleucide. En 300 av. J.-C., ce dernier fait également de son épouse Apamée une basilissa[20].

Il apparaît néanmoins que les épouses de souverain (ou de co-roi et d’héritier) ne devenaient pas des basilissai de façon automatique une fois le mariage célébré[21]. Ainsi, bien qu’Antiochos le Jeune porte le titre de basileus dès son association au trône en 209 av. J.-C., il n’est pas surprenant que le titre de basilissa n’ait pas été attribué à Laodice VI à la suite de leur mariage[22]. Il n’est pas non plus étonnant que cette dernière n’ait pas été basilissa en tant que fille de roi. En effet, la question de l’attribution de ce titre aux princesses hellénistiques est problématique : s’il est sûr que les princesses lagides en ont bénéficié, la question reste aujourd’hui débattue pour les autres[23]. Quant aux filles des souverains séleucides, et plus particulièrement celles d’Antiochos III, aucune source ne vient appuyer l’hypothèse de l’obtention d’une titulature avant leur mariage. On peut donc considérer que Laodice VI n’était pas basilissa avant ses noces avec Antiochos le Jeune, et qu’elle ne l’est pas devenue à la suite de cette étape, bien que son époux fût basileus.

L’absence de titulature de Laodice VI en tant qu’épouse du co-roi étonne d’autant moins si l’on prend en considération le fait que sa mère, Laodice V, était encore en vie durant la période de leur mariage. Laodice V était la basilissa d’Antiochos III ; elle incarnait ainsi une forme d’expression de l’autorité séleucide, et participait à la représentation du pouvoir[24]. Alors qu’Antiochos le Jeune devient basileus lorsqu’il est associé au pouvoir par son père, la même chose ne pouvait pas se produire dans le cas de Laodice VI, puisqu’elle n’était pas associée au pouvoir de son père. Si Antiochos le Jeune n’avait pas brutalement disparu avant de devenir le successeur d’Antiochos III, il est possible – mais non obligatoire, comme on l’a vu –  que Laodice VI ait pu devenir basilissa en tant qu’épouse de roi, à l’initiative du nouveau souverain ; on peut donc imaginer qu’une cérémonie similaire à celle organisée pour Laodice V aurait alors eu lieu. Ces différents éléments permettent ainsi d’expliquer pourquoi Laodice VI ne disposait pas d’un titre royal.

Culte

Avant de devenir l’épouse d’Antiochos le Jeune, Laodice VI devait être comprise dans les honneurs cultuels dédiés de façon ponctuelle au couple royal et à ses enfants[25]. Une fois mariée à son frère, les sources dont nous disposons n’indiquent pas que Laodice VI ait bénéficié d’honneurs cultuels particuliers. Aucun culte d’État n’a été mis en place dans son cas, que cela soit en tant que fille du roi ou dans son rôle d’épouse du co-roi et héritier. Malgré tout, il ne paraît pas impossible qu’elle ait été l’objet d’honneurs cultuels spontanés et ponctuels de la part de particuliers ou de certaines cités. Le caractère instable et novateur de son statut d’épouse du co-roi et héritier devait créer un certain flou au niveau des institutions en place. Il semble cependant improbable qu’un véritable culte généralisé ait pu être mis en place durant le court laps de temps durant lequel son union avec Antiochos le Jeune a eu lieu.

Bien que l’on ne dispose d’aucun élément relatif à des honneurs cultuels pour Laodice VI, cette dernière a tout de même tenu un rôle central dans un culte particulier : celui de sa mère, Laodice V.

La grande-prêtresse et le co-roi

En 193 av. J.-C., Antiochos III crée un culte royal d’État, avec pour objectif d’honorer son épouse, Laodice V. Ce nouveau culte devait s’ajouter à d’autres déjà mis en place de manière spontanée par différentes cités ou communautés ; la différence majeure résidait dans son caractère étatique, puisqu’il était administré par le pouvoir royal séleucide[26].

Le souverain proclame la mise en place et l’organisation de ce nouveau culte au moyen d’un prostagma dont on connaît trois versions : l’une à Eriza (Carie ou Phrygie), les deux autres en Médie – la première à Laodicée de Médie, et la seconde dans la région moderne de Kermanshah. Le prostagma en lui-même est à chaque fois similaire, seule la lettre d’accompagnement qui le précède sur l’inscription diffère selon les fonctionnaires à qui elle est adressée.

Pourquoi créer un tel culte ? Différents facteurs entrent en jeu, comme on peut le voir ci-dessous dans l’exemplaire de la ville de Laodicée de Médie[27] :

Μενέδημος Ἀπολλοδώρωι καὶ Λαοδικέων
τοῖς ἄρχουσι καὶ τῆι πόλει χαίρειν · τοῦ
[γ]ραφέντος πρὸς ἡμᾶς προστάγματος
(4) [παρὰ το]ῦ βασιλέως ὑποτέτακται
[τὸ ἀντι]γραφον · κατακολουθεῖτε οὖν
τοῖς ἐπεσταλμένοις καὶ φροντίσατε
ὃπως ἀναγραφὲν τὸ πρόσταγμα εἰς στήλην
(8) λιθίνην ἀνατεθῆι ἐν τῶι ἐπιφανεστάτωι
τῶν ἐν τῆι πόλει ἱερῶν.
Ἔρρωσθε. Θιρ´, Πανήμου        ι´.
Βασιλεὺς Ἀντίοχο[ς Μ]εμεδήμωι χαίρεν ·
(12) [βου]λόμενοι τῆς ἀδ[ε]λφῆς βασιλίσσης
Λαοδίκης τὰς τιμὰς ἐπὶ πλεῖον αὔξειν
καὶ τοῦτο ἀναγκαιότατον ἑαυτόῖς
νομίζοντες εἶν[αι] διὰ τὸ μὴ μόνον ἡμῖν φιλοστόργως
(16) καὶ κηδεμονικῶς αὐτὴν σθμβιοῦν, ἀλλὰ μὲν
πρὸς τὸ θεῖον εὐσεβῶς διακεῖσθαι, καὶ τὰ ἄλλα μὲν
ὅσα πρέπει καὶ δίκαιόν ἐστιν παρ᾽ἡμῶν [αὐτ]ῆι
συναντᾶσθαι διατελοῦμεν μετὰ φιλοστοργίας
(20) ποιοῦντες, χρίνομεν δὲ, χαθάπερ ἡμῶ[ν]
ἀποδείκνυνται κατὰ τὴν βασιλείαν ἀρχιερεῖς,
καὶ ταύτης κ[αθ]ίστασθαι ἐν τοῖς αὐτοῖς τό[ποις]
ἀρχιερείας αἳ φ[ορ]ήσουσιν στεφάνους χρυ[σοῦς]
(24) ἔχοντας εἰκόν[α]ς αὐτῆς, ἐνγραφήσονται δὲ [καὶ]
ἐν τοῖς σθνα[λ]λάμασ[ιν] μετὰ τοὺς τῶν προ[γόνωι]
καὶ ἡμῶν ἀρχι[ερ]εῖς · ἐπει οὖν ἀποδέδεικτ[αι]
ἐν τοῖς ὑπὸ σ[ὲ τό]ποις Λαοδίκη<ς>, συν[τελείσθω]
(28) πάντα τοῖς προγεγραμμένοις ἀκολο[ύθως]
καὶ τὰ ἀντίγραφα τῶν ἐπιστολῶν ἀναγραφέν[τα]
εἰς στήλας ἀματεθήτο ἐν τοῖς ἐπιφανεστάτοις τό[ποις],
ὅπνς νῦν τε καὶ εἰς τὸ λοιπὸν φανερὰ γ[ίν]ηται ἡ ἡμε[τέρα]
(32) καὶ ἐν τούτοις πρὸς τὴν ἀδελφὴν π[ροα]ίπεσις.
Θιρ´, Ξαμ[δικοῦ].

Ménédémos à Apollodôros et aux magistrats et la ville de Laodicée salut. Ci-après est jointe la copie de l’édit que nous a écrit le roi. Conformez-vous donc à ce qui y est mandé et prenez soin de faire transcrire l’édit sur une stèle de pierre et de le consacrer dans le plus illustre des sanctuaires de la ville. Portez-vous bien. An 119, le 10 du mois de Panémos. Le roi Antiochos à Ménédémos, salut. Voulant augmenter les honneurs de notre sœur la reine Laodice et estimant que cela nous est très nécessaire, non seulement parce qu’elle montre son affection et sa sollicitude dans sa vie avec nous, mais encore parce qu’elle est pieuse envers la divinité, nous ne cessons de faire avec affection tout ce qui convient et qu’il est juste qu’elle obtienne de nous, et spécialement nous décidons que, de même que sont nommés dans le royaume des grands-prêtres de nous-mêmes, soient établies dans les mêmes lieux des grandes-prêtresses de Laodice, qui porteront des couronnes d’or ayant son portrait, et dont le nom sera inscrit dans les contrats après les grands-prêtres de nos ancêtres et de nous-mêmes. Or, puisque dans les lieux de ton gouvernement a été nommée Laodice, que tout se fasse conformément à ce qui a été dit ci-dessus, et que les copies des lettres, transcrites sur des stèles, soient consacrées dans les lieux les plus illustres, afin que, maintenant et dans l’avenir, soit manifeste l’excellente attitude que nous avons, en cela aussi, envers notre sœur. An 119, le [ . ] du mois de Xandikos.

Comme un culte royal d’État existait déjà pour Antiochos III, il semble que le souverain ait souhaité l’étendre à son épouse (l. 21-22)[28]. Par ailleurs, il désire également la valoriser pour ses qualités d’épouse, et par ce biais diffuser l’image d’un couple uni (l. 12-20)[29].

Outre la mise en place de ce programme idéologique, le prostagma d’Antiochos III définit les modalités relatives à l’organisation du culte, et notamment les responsabilités des grandes-prêtresses, qui devaient en principe être responsables chacune d’une région du territoire séleucide. Les deux exemplaires de Médie mentionnent la nomination à ce poste d’une Laodice, sans davantage de précision, comme on peut le voir à la ligne 27. Puisque le prostagma n’apporte pas de détails quant à l’identité de cette Laodice, il ne peut s’agir que de Laodice VI, sa fille, puisqu’elle est la seule femme de la famille royale, excepté sa mère, à porter ce prénom. Cette affirmation quant à l’identité de la grande-prêtresse est appuyée par l’exemplaire d’Eriza : dans ce dernier, la grande-prêtresse est une Bérénice, identifiée comme la fille de Ptolémée de Telmessos[30]. D’abord fidèle aux Lagides qui dominaient le sud de l’Asie mineure en ce début de IIe siècle av. J.-C., Ptolémée parvient à conserver son indépendance après la conquête de la région par Antiochos III en 197 av. J.-C. Le souverain séleucide semble avoir réussi à s’attacher sa fidélité en élevant sa fille, Bérénice au rang très enviable de grande-prêtresse[31]. Au vu de ces deux cas, les grandes-prêtresses du culte de Laodice V devaient provenir soit de l’entourage du roi et de la reine, soit de familles d’importance.

Le prostagma reste vague en ce qui concerne les charges attribuées à Laodice VI en tant que grande-prêtresse. Le document indique qu’elle devait porter une couronne d’or sur laquelle était monté un portrait de Laodice V (l. 23-24) ; ainsi, la reine devait être présente par le biais de son image là où se trouvait la grande-prêtresse, comme l’explique P. Iossif : « […] the queen/goddess could receive a cult virtually everywhere in the satrapy, where her high-priestess, the mediator par excellence, would bring her image. »[32] Selon lui, la grande-prêtresse ne devait pas être rattachée à un sanctuaire en particulier, mais se déplaçait sans doute de l’un à l’autre, probablement en fonction du calendrier religieux[33]. Laodice VI devait ainsi être responsable de rituels visant à honorer sa mère là où il était décidé de les performer ; il est donc possible qu’elle ait eu à se déplacer dans toute la Médie. Le prostagma ne précise pas les actions qui devaient être exécutées par la grande-prêtresse, mais il devait s’agir au moins de sacrifices, dont la nature exacte nous demeure inconnue[34].

Laodice VI fut ainsi probablement dépêchée aux confins du royaume par son père ; qu’en est-il de son frère-époux ? Il apparaît qu’Antiochos III avait finalement décidé de favoriser une proximité géographique entre les jeunes époux : en effet, au printemps 193 av. J.-C., Antiochos le Jeune est envoyé dans les Hautes Satrapies afin d’y représenter l’autorité de son père, et de l’y exercer[35]. Selon L. Capdetrey, la Médie servait de base à l’administration des Hautes Satrapies depuis le règne de Séleucos III ; Antiochos le Jeune et Laodice VI devaient donc se trouver dans la même région[36]. La présence de l’héritier et co-roi dans cette partie du royaume relève d’un projet bien réfléchi : en effet, Antiochos III passe la majeure partie de l’année 193 av. J.-C. en Asie mineure occidentale, à préparer son débarquement en Grèce continentale[37]. Cette situation rend indispensable la présence d’Antiochos le Jeune dans la partie orientale du royaume, afin de maintenir l’autorité et l’influence séleucide sur la région, régulièrement sujette aux révoltes ; la nomination de Laodice VI dans ce même territoire répond elle aussi à la nécessité de conserver cette influence en diffusant l’idéologie familiale d’Antiochos III par le biais du culte d’État de Laodice V.

La nomination du jeune couple à deux postes d’importance dans cette partie du territoire participe donc à l’élaboration du discours diffusé par Antiochos III : en envoyant en Médie le couple héritier, miroir du couple formé par lui-même et son épouse, le souverain séleucide déploie ainsi l’image d’une famille unie sur l’ensemble de son royaume.

Une union écourtée

Cette situation va néanmoins tourner court en raison d’un événement imprévu : à l’été 193 av. J.-C., Antiochos le Jeune meurt prématurément dans des circonstances inconnues[38]. Qu’en était-il de Laodice, à ce moment-là ? Elle se trouvait sans doute déjà en Médie afin d’occuper son rôle de grande-prêtresse, ou était au moins en route pour la satrapie. Malgré la disparition de son frère-époux, il est fort probable qu’elle ait conservé cette fonction et qu’elle l’ait occupée au moins jusqu’à la défaite de son père face à Rome en 188 av. J.-C.

La politique familiale et idéologique d’Antiochos III a sans doute été perturbée par la disparition de son héritier et co-roi : alors qu’il disposait d’un couple héritier déjà formé et préparé à prendre la relève, et donc d’une succession a priori stabilisée et organisée en amont, le souverain séleucide devait reprendre cela à la base, d’autant plus qu’Antiochos le Jeune disparaissait alors qu’il n’avait pas lui-même d’héritier. Cette situation, déjà difficile en temps normal, l’était d’autant plus qu’Antiochos III se trouvait alors en plein conflit contre Rome.

Alors que Laodice VI et Antiochos le Jeune devaient représenter le reflet du couple régnant formé par leurs parents, la mort du jeune homme venait mettre un terme à ce pan de la propagande d’Antiochos III.

Conclusion

Le cas de Laodice VI constitue donc une première dans la dynastie séleucide, par son mariage avec son frère. La mort prématurée d’Antiochos le Jeune et l’absence d’héritier issu du jeune couple ne figuraient sans doute pas dans les plans d’Antiochos III ; aussi, nous en sommes réduits à nous demander quelles autres dispositions le souverain séleucide aurait pu prendre si la disparition soudaine de son fils aîné ne s’était pas produite. On peut se demander ce qu’il serait advenu de Laodice VI en cas de succession réussie, ainsi que se questionner sur les stratégies matrimoniales qu’elle et son frère-époux auraient employées pour leur descendance : auraient-ils reproduit leur propre mariage incestueux avec leurs enfants, afin de perpétuer l’image de la famille royale élaborée par Antiochos III ? Cette hypothèse ne paraît pas probable : la politique matrimoniale engagée par le souverain séleucide, le mariage endogène y compris, répond à un besoin issu d’un contexte passager, entièrement lié à la politique et à la propagande menées par Antiochos III. Aussi me semble-t-il peu cohérent de penser que les enfants de ce dernier auraient pu reprendre cette nouveauté à leur propre compte, d’autant plus qu’il n’existe pas d’autres mariages entre un frère et sa sœur – que ce soit en tant que souverains ou en tant qu’héritiers – après la mort de Laodice VI, même après l’arrivée des reines d’origine lagide à partir du milieu du IIème siècle av. J.-C.

Ce mariage endogène, et de façon plus globale la politique d’Antiochos III, sont donc des éléments déterminants du parcours de Laodice VI, qui conditionnent presque tout ce que nous savons d’elle pour cette période-ci. Cette question du mariage entre frère et sœur prend un poids d’autant plus important si l’on observe la suite de son existence. En effet, le destin de Laodice VI ne prend pas fin avec la disparition d’Antiochos le Jeune : il semblerait qu’elle ait été rapidement remariée par Antiochos III au futur Séleucos IV, nouvel héritier et co-roi, voire même qu’à la mort de ce dernier, elle épouse encore Antiochos IV, son dernier frère[39]. Que Laodice VI épouse un seul ou plusieurs de ses frères demeure une problématique intéressante ; cependant, cela ne change rien au fait que Laodice VI est la seule princesse séleucide à être incluse dans une ou plusieurs unions incestueuses. On peut ainsi considérer que l’expérience menée par Antiochos III au sein de sa politique dynastique commence et s’arrête avec Laodice VI, puisque nous n’avons pas de preuves d’autres mariages frère-sœur chez les Séleucides par la suite.

Le parcours de Laodice VI en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune constitue ainsi un élément singulier de l’histoire dynastique séleucide, et plus particulièrement de l’étude des femmes de rang royal secondaire. Au-delà des questions d’âge et d’alliances matrimoniales, Antiochos III eut-il d’autres raisons de la choisir pour incarner une part essentielle de son idéologie familiale ? On ne saurait le dire.

 

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Louis Robert, « Inscriptions séleucides de Phrygie et d’Iran », Hellenica : recueil d’épigraphie, de numismatique et d’antiquités grecques VII, Limoges, A. Bontemps, 1949, p. 5-29.

Ivana Savalli-Lestrade, « Les pouvoirs de Ptolémée de Telmessos », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, volume 17, n°1, 1987, p. 129-137.

Ivana Savalli-Lestrade, « Il ruolo pubblico delle regine ellenistiche », Istorie. Studi offerti dagli allievi a Giuseppe Nenci in occasione del suo settantesimo compleanno, Lecce, Congedo, p. 415-432.

Ivanna Savalli-Lestrade, « Le mogli di Seleuco IV e di Antioco IV », Studi Ellenistici, volume 16, 2005, p. 195-202.

Hatto Schmitt, Untersuchungen zur Geschichte Antiochos des Grossen und seiner Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1964 (Historia Einzelschriften, 6).

Jakob Seibert, Historische Beiträge zu den dynastischen Verbindungen in Hellenistischer Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1967.

Peter Van Nuffelen, « Le culte royal de l’empire des Séleucides : une réinterprétation », Historia, volume 53, n°3, 2004, p. 278-301.

Claude Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la femme mariée à l’époque hellénistique, Paris, E. de Boccard, 1970 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 216).

Anne-Marie Vérilhac, Claude Vial, Le mariage grec, du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste, Paris, De Boccard, 1998 (BCH Supplément, 32).

Marie Widmer, « Pourquoi reprendre le dossier des reines hellénistiques ? Le cas de Laodice V », Egypte-Grèce-Rome. Les différents visages des femmes antiques, Berne, Peter Lang, 2008, p. 63-92 (Echo, 7).

Marie Widmer, La construction des identités politiques des reines séleucides, sous la dir. de Anne Bielman Sánchez, Université de Lausanne, 2015 (thèse de doctorat en cours de publication).

 


[1] Parmi les publications récentes, on trouve un article consacré à Antiochis II : Linda-Marie Günther, « Kappadokien, die seleukidische Heiratspolitik und die Rolle der Antiochis, Tochter Antiochos III », Studien zum antiken Kleinasien III, Bonn, R. Habelt, 1995, p. 47-61 ; un autre relatif à Nysa, si on considère cette dernière comme fille d’Antiochos III : Cristian Ghita, « Nysa – a Seleucid princess in Anatolian context », Seleucid Dissolution. The Sinking of the Anchor, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2011, p. 107-116) ; et enfin un article discutant entre autres les cas d’Antiochis I – sœur d’Antiochos III – et d’Antiochis II : Alex McAuley, « Once a Seleucid, always a Seleucid : Seleucid princesses and their nuptial courts », The Hellenistic Court (sous presse). Je ne prends pas en compte le cas particulier de Cléopâtre I, puisque cette dernière devient reine d’Égypte en épousant Ptolémée V et que nous disposons de davantage de sources à son sujet, grâce notamment aux papyrus. Concernant le comput, j’ai choisi de reprendre celui donné par Daniel Ogden, qui dote d’un numéro chaque Laodice de la dynastie : Daniel Ogden, Polygamy, Prostitutes and Death. The Hellenistic Dynasties, Londres, The Classical Press of Wales, 1999.

[2] App. Syr. IV, 17 ; Claude Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la femme mariée à l’époque hellénistique, Paris, E. de Boccard, 1970, (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 216), p. 87.

[3] Hatto Schmitt, Untersuchungen zur Geschichte Antiochos des Grossen und seiner Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1964, (Historia Einzelschriften, 6), p. 27.  

[4] App. Syr., IV, 17 ; Anne Bielman Sánchez, Giuseppina Lenzo, « Réflexions à propos de la “régence” féminine hellénistique : l’exemple de Cléopâtre I », Studi Ellenistici, volume 29, 2015, p. 1-29.

[5] Sur l’âge des femmes au moment du mariage, voir Anne-Marie Vérilhac, Claude Vial, Le mariage grec, du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste, Paris, De Boccard, 1998 (BCH Supplément, 32), p. 215.

[6] Il s’agissait déjà du prénom porté par la mère et l’une des filles de Séleucos I. A partir d’Antiochos II, toutes les épouses de rois séleucides se prénomment Laodice, jusqu’à ce qu’Alexandre I Balas épouse Cléopâtre Théa vers 150 av. J.-C., sauf Bérénice Phernophoros. Les seules à faire exception à cette règle sont les reines d’origine égyptienne qui épousent des souverains séleucides dès le milieu du IIe siècle av. J.-C. (Cléopâtre Théa, Cléopâtre IV et Cléopâtre Séléné), alors même que leurs propres filles se prénomment toutes Laodice. C’est à cette même époque que commence véritablement le déclin du royaume séleucide, pour diverses raisons sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir ici. On peut, selon moi, établir un lien entre cette situation délicate, qui ne fait qu’empirer pendant près d’un siècle, et les prénoms portés par les princesses de cette période. Il peut s’agir d’une part d’une tentative de diffusion du caractère dynastique incarné par le prénom Laodice, afin de faire de toutes ces princesses de futures reines potentielles. D’autre part, il est probable que la politique onomastique de cette fin de dynastie séleucide devait avoir pour objectif de rappeler un passé glorieux (et perdu), en donnant à ces filles le prénom des grandes reines passées.

[7] Un exemple frappant venant appuyer cette hypothèse est l’envoi en Égypte par Antiochos III de sa fille Cléopâtre, dont le prénom signifie littéralement « la gloire du père », afin d’épouser Ptolémée V à la suite de la défaite de ce dernier lors de la cinquième Guerre de Syrie. Le souverain séleucide aurait donc très bien pu renommer sa fille à la suite de ses fiançailles, donnant à son prénom un poids politique certain.

[8] App. Syr. IV, 17 : Xειμῶνι δ᾿ ἀμφὶ τὸν Σάρον ποταμὸν συμπεσών, καὶ πολλὰς τῶν νεῶν ἀποβαλών, ἐνίας δ᾿αὐτοῖς ἀνδράσι καὶ φίλοις, ἐς Σελεύκειαν τῆς Συρίας κατέπλευσε, καὶ τὸν στόλον κατεσκεύαζε πεπονημένον. γάμους τε τῶν παίδων ἔθυεν, Ἀντιόχου καὶ Λαοδίκης, ἀλλήλοις συναρμόζων. Traduit par Paul Goukowsky, Les Belles Lettres, 2007.

[9] Anne Bielman Sánchez, « Régner au féminin. Réflexions sur les reines attalides et séleucides », L’orient méditerranéen de la mort d’Alexandre aux campagnes de Pompée : cités et royaumes à l’époque hellénistique, actes du colloque international de la sophau, Rennes, 4-6 avril 2003, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 50.

[10] Les parents de Laodice V sont Mithridate II du Pont et Laodice III, fille d’Antiochos II. Quant aux princesses lagides, Cléopâtre Théa épousa son beau-frère Antiochos VII (frère de Démétrios II, son deuxième époux), et Cléopâtre Séléné son petit-neveu Antiochos VIII (fils de sa tante Cléopâtre Théa et d’Antiochos VII), son beau-frère et petit-neveu Antiochos IX (frère d’Antiochos VIII) et son beau-fils et neveu Antiochos IX (fils de sa sœur Cléopâtre IV et d’Antiochos IX).

[11] Marie Widmer, La construction des identités politiques des reines séleucides, sous la direction d’Anne Bielman Sánchez, Université de Lausanne, 2015 (thèse de doctorat en cours de publication), manuscrit p. 170.

[12] Id.

[13] Claude Vatin, Recherches…, p. 88.  

[14] Id.

[15] Voir par exemple Daniel Ogden, Polygamy…, p. 141 et p. 165, n. 141 ; Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 399.

[16] IG XI, 1056, l. 14-15 : ἐπεὶ δὲ καὶ προσήγγελται τὴν βασίλισσαν Νῦσαν βασιλέ|ως Ἀντιόχου θυγατέρα συνωικηκέναι τῶι βασιλεῖ Φαρνάκει̣.

[17] Sur les discussions relatives à cette inscription, voir notamment Cristian Ghita, « Nysa… », p. 107-116.

[18] Sur la question du titre de basilissa, voir Elizabeth Carney, « What’s in a name ? The emergence of a title for royal women in the Hellenistic period », Women’s History and Ancient History, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1991, p. 154-172.

[19] Diod. Sic. XX, 53, 2-4 ; SIG3 333.

[20] Elizabeth Carney, « What’s… », p. 161.

[21] C’est notamment le cas de Laodice V, qui est désignée basilissa à l’occasion d’une proclamation officielle, postérieure aux noces royales. Voir Pol. V, 43, 1-4.

[22] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 161.

[23] Ivana Savalli-Lestrade, « Il ruolo pubblico delle regine ellenistiche », Istorie. Studi offerti dagli allievi a Giuseppe Nenci in occasione del suo settantesimo compleanno, Lecce, Congedo, 1994, p. 417.

[24] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 209.

[25] Voir par exemple les inscriptions suivantes : Klaus Bringmann, Hans von Steuben, Schenkungen hellenistischer Herrscher an griechische Städte und Heiligtümer I, Berlin, Akademie Verlag, 1995, n°260 II ; I. Iasos 5.  

[26] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 197.

[27] Édition et traduction de Louis Robert, « Inscriptions séleucides de Phrygie et d’Iran », Hellenica : recueil d’épigraphie, de numismatique et d’antiquités grecques VII, Limoges, A. Bontemps, 1949, p. 7-8.

[28] La question de la mise en place de ce culte royal est largement débattue, certains faisant notamment d’Antiochos III son créateur. Voir Peter Van Nuffelen, « Le culte royal de l’empire des Séleucides : une réinterprétation », Historia, volume 53, n°3, 2004, p. 278-301.

[29] Marie Widmer, La construction…, p. 200 et suivantes concernant la valeur idéologique du prostagma.

[30] Fils de Lysimaque et Arsinoé II, il reçoit la ville de Telmessos (Lycie) en dôréa de la part de Ptolémée III : Ivana Savalli-Lestrade, « Les pouvoirs de Ptolémée de Telmessos », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, volume 17, n°1, 1987, p. 129-130.

[31] John Ma, Antiochos III and the Cities of Western Asia Minor, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 94.

[32] Panagiotis Iossif, « The apotheosis of the Seleucid king and the question of high-priest/priestess: a reconsideration of the evidence », Divinizazzione, culto del sovrano e apoteosi : tra Antichità e Medioevo, Bologne, Bononia University Press, 2014, p. 143 : « […] la reine/déesse pouvait recevoir un culte pratiquement partout dans la satrapie, là où sa grande-prêtresse, sa médiatrice par excellence, amènerait son image. », ma traduction.

[33] Ibidem, p. 141-143, où il rappelle avec justesse notre manque de connaissances sur l’aspect physique du culte royal séleucide.

[34] Ibidem, p. 143.

[35] Liv. XXXV, 13, 5 sur l’envoi d’Antiochos le Jeune à l’est ; Marie Widmer, « Pourquoi reprendre le dossier des reines hellénistiques ? Le cas de Laodice V », Egypte-Grèce-Rome. Les différents visages des femmes antiques, Berne, Peter Lang, 2008, p. 87.

[36] Laurent Capdetrey, Le pouvoir séleucide : territoire et administration d’un royaume hellénistique (312-129 avant J.-C.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 268 et suivantes.

[37] Louis Robert, « Inscriptions… », p. 17. Le souverain séleucide était en effet engagé dans son conflit contre Rome.

[38] Liv. XXXV, 15, 2.

[39] Cette possibilité, qui me semble satisfaisante, est appuyée notamment par Ivanna Savalli-Lestrade, « Le mogli di Seleuco IV e di Antioco IV », Studi Ellenistici, volume 16, 2005, p. 199. En revanche, je ne crois pas à l’hypothèse qui fait de Laodice VI la femme d’Antiochos IV également, soutenue par Hatto Schmitt, Untersuchungen…, p. 24 ; Jakob Seibert, Historische Beiträge zu den dynastischen Verbindungen in Hellenistischer Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1967, p. 68 ; George Le Rider, « L’enfant-roi Antiochos et la reine Laodice », Bulletin de correspondance hellénique, volume 110, n°1, 1985, p. 409-417 ; Daniel Ogden, Polygamy…, p. 140 ; Anne Bielman Sánchez, « Régner… », p. 46 ; Panagiotis Iossif, Catharine Lorber, « Laodikai and the goddess Nikephoros », L’Antiquité classique, volume 76, 2007, p. 83.