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Se passer des procureurs ? Les juges conservateurs des foires de Lyon et les procureurs postulants dans la seconde moitié du XVIIe siècle

Benoît Saint-Cast

 


Résumé : L’étude des auxiliaires de justice a largement contribué à renouveler la connaissance du fonctionnement des institutions judiciaires d’Ancien Régime. Peu d’études en revanche se sont intéressées aux auxiliaires des justices commerciales. L’article s’intéresse au cas des procureurs postulants au tribunal de la conservation des foires de Lyon dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Si la place que ces auxiliaires devaient occuper au sein du tribunal a fait l’objet de débats et de conflits, dans une période de réformes des institutions judiciaires par la monarchie, leur ministère s’avérait indispensable au fonctionnement de la justice des foires. L’histoire mouvementée des procureurs à la conservation dans cette période articule des problématiques cruciales dans l’intégration des juridictions commerciales dans le système judiciaire d’Ancien Régime, entre rivalités avec les juridictions ordinaires, tentative d’uniformisation monarchique et recherche d’un équilibre interne dans ces institutions.

Mots-clés : procureurs ; auxiliaires de justice ; conflits de juridiction ; justice commerciale ; justice sous l’Ancien Régime.


Né à Angers le 18 juin 1990, Benoît Saint-Cast est agrégé d’histoire et prépare une thèse de doctorat en histoire moderne sous la direction de Natacha Coquery à l’Université Lyon 2–Lumière (LARHRA, UMR 5190). Sa thèse porte sur le règlement des litiges commerciaux devant le tribunal de la conservation des foires de Lyon de 1655 aux années 1760. Ses recherches croisent histoire sociale, histoire économique et histoire de la justice pour appréhender les relations entre marchés, pouvoirs et société dans la France d’Ancien Régime. Depuis 2017, il enseigne l’histoire moderne à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes) en qualité d’ATER.


Introduction

Cet article interroge la place occupée par les procureurs postulants au sein du tribunal de la conservation des foires de Lyon dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Ces auxiliaires de justice avaient été bannis des juridictions consulaires au même titre que les avocats par l’édit de 1563, qui créait les juge et consuls parisiens, et par l’ordonnance civile de 1667[1]. Pourtant, à la veille de la Révolution, des postulants avaient été admis à représenter les parties et plaider pour elles dans la plupart des juridictions consulaires malgré leur proscription par les textes de loi[2]. Aucun office royal de procureur n’avait cependant été créé dans ces juridictions et les postulants n’y étaient admis à postuler qu’avec l’agrément des juges et consuls. La création d’offices royaux de procureurs postulants en la conservation des privilèges des foires de Lyon en 1692 distinguait ce tribunal des autres juridictions commerciales du royaume. Avant cette date, l’admission des procureurs au sein du tribunal des foires avait fait l’objet de débats et de contestations. La présence des procureurs touchait à des questions centrales comme l’organisation interne du tribunal, la façon dont la justice était rendue et les relations entre la conservation et la juridiction ordinaire de la ville, la sénéchaussée et siège présidial de Lyon.

L’étude des auxiliaires de justice (greffiers, huissiers, sergents, procureurs, avocats, etc.) tient une place importante dans les renouvellements récents de l’histoire de la justice d’Ancien Régime[3]. S’agissant des procureurs, des travaux récents, en particulier ceux de Claire Dolan, ont permis de mettre en évidence leur rôle essentiel d’interface entre les justiciables et l’institution judiciaire[4]. Les procureurs avaient pour fonction de représenter les parties au tribunal et d’effectuer pour elles toutes les démarches et actes nécessaires au déroulement de la procédure (ce qu’on appelle postuler). Ils devaient aussi défendre les intérêts de leurs parties et pouvaient plaider à la place des avocats. Cependant, notre connaissance des postulants des juridictions commerciales avant la Révolution reste limitée. Les anciennes monographies sur les différentes justices consulaires d’Ancien Régime leur consacrent souvent un chapitre ou quelques pages[5]. Les travaux plus récents sur les juridictions consulaires se sont encore peu intéressés aux auxiliaires de justice[6]. La compagnie des agréés de la juridiction consulaire parisienne reste la mieux connue grâce à d’anciennes études[7] ou au travail récent de Claire Lemercier, qui a montré le rôle crucial des agréés dans le fonctionnement du tribunal de commerce de Paris au XIXe siècle [8]. Dans le cas de Lyon, l’étude de référence de Joseph Vaësen sur le tribunal de la conservation des foires aborde de manière partiale et superficielle le cas des procureurs[9]. L’auteur estimait que l’admission des procureurs dénaturait la justice des foires et participait d’un « luxe de formalités si nuisible aux vrais intérêts du commerce[10] ». En se fondant essentiellement sur les sources normatives, Joseph Vaësen avait conclu à une suppression des procureurs de la conservation en 1669 et à leur rétablissement par un édit royal de 1692. Cette erreur accrédite l’idée selon laquelle le ministère des procureurs était fondamentalement incompatible avec l’exercice d’une justice sommaire destinée aux marchands. En se débarrassant des préjugés qui entourent la fonction des procureurs, un éclairage par les sources de la pratique et du fonctionnement quotidien du tribunal montre leur rôle-clé dans l’institution et permet de réévaluer les enjeux des conflits et des débats qu’a soulevé l’exercice de leur fonction dans la juridiction commerciale de Lyon dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

L’article vise à comprendre l’évolution des relations entre les juges conservateurs et les procureurs qui postulaient au tribunal des foires. Par ce biais, on espère éclairer le rôle des auxiliaires de justice et les enjeux de la postulation dans les juridictions commerciales d’Ancien Régime. La première partie présente l’organisation institutionnelle de la conservation des foires et revient sur l’origine de la présence des procureurs au sein du tribunal. La deuxième partie est consacrée aux circonstances de l’exclusion des procureurs de la conservation par un édit 1669, à la suite d’un important conflit de juridiction entre ce tribunal et la sénéchaussée et siège présidial de Lyon. Il s’agira enfin dans une troisième partie d’interroger les motifs et les enjeux de leur maintien au sein du tribunal, en dépit de leur proscription et bien avant la création d’offices de procureurs postulants en la conservation à la fin du XVIIe siècle.

Aux origines de la présence des procureurs au tribunal des foires de Lyon

Pour comprendre la présence de procureurs postulants dans la conservation des privilèges des foires de Lyon, il convient de revenir sur l’organisation et l’évolution de cette institution depuis sa création au XVe siècle jusqu’au XVIIe siècle. Durant cette période, le tribunal s’est progressivement imposé comme une des principales juridictions de la ville, attirant un nombre croissant de justiciables et d’auxiliaires de justice.

Organisation institutionnelle et compétences de la conservation

La conservation de Lyon avait été érigée en 1463 pour juger les affaires civiles et criminelles liées aux quatre foires annuelles de la ville, créées entre 1420 et 1463[11]. Avec le développement des foires, Lyon s’était affirmée comme un centre commercial essentiel pour le royaume de France au XVIe siècle[12]. En dépit du déclin relatif des foires à la suite des guerres de religion[13], Lyon demeurait au siècle suivant un marché cambiaire et une place marchande d’envergure européenne, tandis que la Grande Fabrique de la soie prenait une importance croissante. Au cours du XVIIe siècle, la conservation des privilèges des foires connut des mutations capitales tant dans son organisation institutionnelle que dans ses compétences. Depuis sa création, la justice y était rendue par un officier royal de robe longue, c’est-à-dire gradué en droit. Par un édit de 1655, la conservation fut rattachée au corps municipal de Lyon (le consulat) à la suite du rachat des différents offices du tribunal par celui-ci. À partir de cette date, la justice des foires fut exercée par le prévôt des marchands et les quatre échevins de Lyon et par six juges assesseurs nommés pour un mandat de deux ans parmi les marchands et bourgeois de la ville, dont un ex-échevin. Chaque année, au mois de janvier, durant lequel deux échevins étaient nouvellement élus, trois nouveaux assesseurs entraient en charge, l’un nommé par le roi et les deux autres choisis par le consulat.

Les compétences de la conservation furent également étendues et consolidées au cours du XVIIe siècle. D’après les édits de 1467 et 1535 qui réglaient ses compétences, le juge conservateur avait la connaissance exclusive de toutes les affaires commerciales liées aux foires, tant civiles que criminelles, y compris les faillites, banqueroutes, saisies et appositions de scellés. À partir du début du XVIIe siècle, la conservation acquit progressivement, en plus de ses compétences foraines, les mêmes compétences que les juridictions consulaires, à savoir la connaissance de tous les procès entre marchands pour fait de marchandises seulement. En 1602, sa juridiction fut étendue à tous les faits de négoce, tant en foire que hors foire[14]. Les compétences consulaires de la conservation furent entérinées par un édit de 1669, surnommé « édit de la conservation », à l’issue d’un important conflit de juridiction qui l’opposa à la sénéchaussée et siège de présidial de Lyon entre 1667 et 1668[15]. L’édit de la conservation consacrait la spécificité du tribunal tout en l’intégrant dans le réseau des juridictions consulaires, dont la monarchie s’efforçait d’uniformiser et de codifier les procédures. La conservation obtenait ainsi de juger souverainement et en dernier ressort jusqu’à la somme de 500 livres, comme les juge et consuls de Paris.

Au milieu du XVIIe siècle, la conservation étendait sa juridiction sur toutes les affaires commerciales, tant civiles que criminelles, d’un pôle économique majeur du royaume. Le tribunal s’affirmait comme l’une des principales juridictions royales de la ville, à côté et aux dépens de la juridiction ordinaire, la sénéchaussée et siège présidial de Lyon[16]. Ville de commerce et cité la plus peuplée du royaume après Paris, Lyon resta dépourvue de cour souveraine jusqu’à l’érection d’une cour des monnaies en 1704 qui disposait d’une juridiction sur l’ensemble du royaume[17]. Hormis durant la courte existence d’un conseil supérieur (1771-1774) à la suite de la réforme du chancelier Maupeou, la ville dépendait du ressort du parlement de Paris. Lyon ne disposait pas non plus d’université, mais seulement d’une école de droit, financée par la municipalité, qui s’adressait aux petits officiers de justice, comme les procureurs. N’ayant comme concurrent que la sénéchaussée, le tribunal des foires pesait de plus en plus lourd dans le monde judiciaire lyonnais.

Les procureurs postulants au tribunal des foires

Jusqu’en 1668, le recours aux procureurs et avocats n’avait pas été explicitement interdit au tribunal de la conservation des foires. Les édits de 1467 et de 1535 rappelaient seulement que les procès devaient être jugés par le conservateur « sommairement et sans figure de plaids[18] ». Cependant, certaines compétences du tribunal rendaient leur ministère nécessaire, comme les saisies, appositions de scellés et inventaires de biens, les ventes judiciaires et les procédures criminelles. Ainsi, dès le début du XVIe siècle, des parties étaient représentées par des procureurs pour les causes ordinaires et sommaires et au tournant des XVIe et XVIIe siècles l’emploi des procureurs et des avocats dans la conservation s’était généralisé[19]. Un mémoire du consulat daté de 1603 déplorait l’accroissement du nombre d’auxiliaires de justice[20]. La justice des foires avait connu une dynamique de professionnalisation et un personnel judiciaire toujours plus nombreux gravitait autour du tribunal. D’après le consulat, la création dans la conservation d’un greffier des présentations – chargé d’inscrire sur un registre le nom des procureurs des parties moyennant une taxe – avait institué l’usage de refuser de recevoir les parties à plaider sans procureur[21]. Le consulat reconnaissait que les parties elles-mêmes étaient à l’origine de cette dynamique. Les procureurs répondaient à une demande de justiciables ignorants des arcanes de la procédure. Les parties étaient alors en mesure d’exploiter toutes les possibilités offertes par la procédure pour allonger les procès ou décliner la justice du conservateur. De surcroit, une partie avait tout intérêt à payer les services d’un procureur dès lors que son adversaire y avait recours. Leur assistance devenait ainsi déterminante dans les chances qu’avaient les justiciables de remporter un procès.

Le quasi-monopole des procureurs dans la représentation des parties suscita de nombreuses critiques de la part du consulat et des marchands[22]. La présence des procureurs dénaturait la justice des foires, anciennement fondée sur la bonne foi des marchands et non sur les stratégies judiciaires qu’ils y avaient introduites. Dans son mémoire de 1603, le consulat écrivait :

« Au lieu que quand les parties plaident par leur bouche et sans assistance de procureur, la bonne foy venoit au dessus ; les amys s’interposoient pour les accorder et au pis aller le Conservateur jugeoit sur le champt et de plain et les greffiers n’estoient point cause de faire constituer les procureurs. […] Et ainsy la simplicité de la foy mercantile n’estoit poinct gauchie lors par les ouvertures que la praticque en faict maintenant[23]. »

Le discours du consulat s’appuyait sur les mêmes arguments qui avaient justifié l’exclusion des procureurs et des avocats des juridictions consulaires. L’édit de création de la juridiction consulaire de Paris ordonnait en 1563 que les parties comparaîtraient en personne « pour estre ouïs par leur bouche », de façon à abréger le déroulement des procès qui devaient se faire « sans aucun ministère d’avocat et de procureur ». Cette mesure était censée garantir une justice prompte, rapide et peu coûteuse. Les procureurs étaient accusés d’inciter à la chicane et d’allonger volontairement les procédures pour augmenter leur salaire. Dans le même temps, la comparution directe des parties reposait sur un idéal d’honnêteté, d’honneur et de vertu des marchands, en opposition aux subtilités du droit et de la procédure et aux artifices des plaidoiries[24].

Les procureurs postulants à Lyon portaient le titre de « procureurs de la Sénéchaussée et Siège Présidial » ou, de manière générique, « procureurs ès cours de Lyon », car ils avaient la faculté de postuler dans toutes les juridictions royales de la ville. Ces charges avaient été érigées en offices royaux par un édit de juillet 1572 et une déclaration royale de 1585 après avoir été temporairement supprimées[25]. Leur nombre avait été fixé à quarante par un arrêt des Grands Jours du 8 octobre 1596 mais ce numerus clausus fut rapidement dépassé[26]. Un édit de février 1620 créa des offices royaux de procureurs postulants dans toutes les juridictions royales, qui devinrent héréditaires par une déclaration du 2 janvier 1630[27]. En 1664, le conseil royal des finances ordonna une enquête sur les auxiliaires de justice qui exerçaient sans lettres de provision et sur simples ordonnances des juges. À cette occasion, un état des « procureurs postulants en la Sénéchaussée et Siège présidial et autres jurisdictions de la ville de Lyon » fut dressé et le numerus clausus fut alors porté à cinquante [28]. À la fin du XVIIe siècle, le nombre de procureurs ès cours de Lyon était de soixante[29].

En dépit des nombreuses plaintes formulées par le consulat à l’égard des procureurs au début du XVIIe siècle, ils furent maintenus au sein du tribunal lors de sa réunion au corps consulaire en 1655[30]. L’édit de réunion ordonnait « que les Procureurs en la Sénéchaussée & Siege Présidial de Lyon continuëront aussi d’occuper & postuler pour leurs parties en ladite jurisdiction[31] ». Le projet d’édit que le consulat avait présenté au conseil, prévoyait déjà cette mesure[32]. Cette décision fut sans doute une concession faite au présidial par le consulat[33]. Le rattachement avait fait l’objet de concertations entre le consulat et des officiers députés par le présidial, dont le président et le lieutenant général, en présence de l’archevêque de Lyon, Camille Neuville de Villeroy[34]. Les membres du consulat, dont certains étaient officiers à la sénéchaussée, étaient sans doute favorablement disposés à l’égard des procureurs. Le maintien des procureurs dans le tribunal fut officialisé solennellement lors de l’inauguration du rattachement de la conservation au consulat le 9 octobre 1655. Les procureurs de Lyon furent convoqués à l’hôtel de ville pour assister à lecture de l’édit de réunion et au serment des nouveaux juges[35].

La remise en question des procureurs en 1667-1669 : conflits de compétences, luttes d’influence et « réformation de la justice »

Les procureurs perdirent la faculté de postuler dans la juridiction des foires, à l’exception de certaines matières, par un arrêt du conseil du roi du 23 décembre 1668, suivi d’un édit en juillet 1669. Cette décision royale s’inscrit dans un double contexte, dans lequel s’entremêlent les rivalités entre la conservation et la sénéchaussée et l’entreprise de réforme des institutions judiciaires menées par la monarchie.

Les procureurs responsables des « transports de juridiction » ?

Une quinzaine d’année après l’édit de 1655, la place des procureurs au sein de la conservation fut durement remise en question lors d’un important conflit entre le tribunal de la conservation et la sénéchaussée au sujet de leurs compétences respectives entre 1667 et 1668. Le conflit éclata en janvier 1667 autour de la faillite d’un marchand teinturier, Jacques Girard[36]. Le secrétaire de la ville, Thomas de Moulceau, qui remplaçait le procureur de la ville en son absence, fut député en cour par le consulat afin d’obtenir un règlement de juge devant le conseil de roi[37].

L’opposition entre les deux tribunaux portait d’abord sur la définition de leurs compétences respectives (en particulier pour les faillites, les voitures et les sociétés commerciales). L’accroissement des compétences du tribunal de la conservation a alimenté tout au long du XVIIe siècle des conflits de juridiction avec la sénéchaussée. Avec la diminution des affaires portées devant eux, les officiers du siège voyaient également leur revenu décroître. Dans le même temps, le conflit révélait des dissensions à l’intérieur du tribunal qui remettaient en cause certains aspects de l’édit de 1655. Ainsi, le consulat, qui n’avait pas pu racheter la charge de procureur du roi en la conservation, dénonçait la double position de son détenteur, Jean Vidaud, qui occupait en même temps l’office de procureur du roi en la sénéchaussée. Une autre cause de conflit était la faculté des procureurs de la sénéchaussée de postuler à la conservation. Ainsi, la question des procureurs émergea progressivement dans les débats qui animaient les deux parties devant le conseil du roi.

L’attitude de certains procureurs suscita des plaintes et des sanctions des juges conservateurs. L’inventaire des effets de Jacques Girard mené par les juges conservateurs en janvier 1667 fut en quelques sortes boycotté par les procureurs. Deux autres conflits éclatèrent lorsque des procureurs portèrent devant la sénéchaussée des affaires du ressort des juges conservateurs. À la fin de l’année 1667, une affaire de société entre les sieurs Dandré et Collemieu fut portée au présidial par le procureur Nicolas Deschamps. Par une sentence du 9 décembre 1667, Deschamps fut interdit d’exercer sa charge dans la conservation pour six mois pour avoir présenté au présidial une affaire relevant de la compétence des juges conservateurs[38]. La sentence portait que les procureurs qui en useraient de même à l’avenir seraient interdits de postuler dans le tribunal. Les juges présidiaux réagirent vivement à cette interdiction et en exigèrent la cassation avec interdiction aux juges conservateurs « de prononcer à l’avenir par interdiction & condamnation d’amende tant contre les Procureurs que contre les parties en cas de conflits, & pour raison de distraction de jurisdiction[39] ». Après avoir présenté ses excuses, Deschamps fut rétabli dans sa charge en janvier 1668[40]. Les procureurs furent encore mis en cause lors de la faillite d’Oudart Mercier au printemps 1668. Après l’ouverture de la faillite par les juges conservateurs, le procureur Jean Dru requit le renvoi de l’affaire à la sénéchaussée. Le lieutenant général de la sénéchaussée se rendit au domicile de Mercier accompagné de « divers procureurs postulants » pour « se saisir de ses livres de compte, apposer les scellés et dresser l’inventaire du failli[41] ». Cinq ou six procureurs, créanciers de Mercier, étaient intéressés dans la faillite. L’un d’eux, Pierre Pillotte, présenta une requête au présidial pour être substitué au saisissant qui s’était pourvu à la conservation afin de poursuivre le règlement de la faillite[42]. Le consulat fit assigner Pillotte devant Pussort le 17 mai 1668 pour répondre de cette tentative de distraire la faillite de la juridiction de la conservation.

Dans ses mémoires adressés au conseil du roi, le consulat exprimait toute sa méfiance à l’égard des procureurs. L’influence exercée sur eux par les officiers de la sénéchaussée en faisait une menace pour l’autorité de la conservation. D’après le consulat, les procureurs sacrifiaient « l’intérêt de leurs parties à l’attachement, au respect & à l’obéissance qu’ils croyent devoir ausdits officiers du présidial[43] ». Leur « aveuglement » et leur « dépendance » les maintenaient dans la crainte de déplaire aux officiers du présidial[44]. Pour appuyer ces allégations, le consulat avait joint à son mémoire plusieurs déclinatoires et demandes de renvoi devant la sénéchaussée faits par les procureurs[45]. Ces derniers étaient présentés comme des suppôts des officiers de la sénéchaussée. De fait, les officiers de la sénéchaussée avaient déjà su par le passé tirer profit de leur autorité sur les procureurs pour cantonner la conservation dans ce qu’ils estimaient être ses justes limites[46]. Un arrêt du parlement de Paris rendu le 8 juin 1628 entre les deux tribunaux rapportait que les officiers du Présidial intimidaient les procureurs par des amendes, des poursuites ou des vexations en pleine audience et leur défendaient de postuler devant la conservation. Ceux-ci, « craintifs de leur déplaire », n’osaient plus s’y présenter. Quelques années plus tard, en 1631, une sentence du présidial faisait défense à tout procureur de porter des procès pour fait de voiture devant le juge conservateur sous peine d’amende[47]. La gradation des tensions entre les juges conservateurs et certains procureurs révélait un défaut d’autorité sur ces auxiliaires de justice.

La demande du consulat : des procureurs « plus soigneux et jaloux » de l’autorité des juges

Le consulat présenta au conseil un projet de règlement définitif qui prévoyait un remède aux « transports de juridiction[48] ». Le prévôt des marchands et les échevins auraient eu la faculté « choisir et nommer tel nombre de procureurs postulans qu’ils jugeront nécessaire, pour occuper et postuler pardevant eux privativement et à l’exclusion de tous les autres ». Les nouveaux procureurs ne pourraient exercer leur fonction qu’à la conservation et devraient « faire leur soumission et serment és mains » des juges. Enfin, il serait fait défense aux procureurs du présidial de postuler à la conservation sous peine d’amende. En appuyant sa demande, le consulat faisait explicitement référence aux agréés du tribunal consulaire parisien, qui y postulaient à l’exclusion des procureurs du Châtelet et du parlement de Paris[49]. En dehors de l’inspiration parisienne, la demande du consulat s’inscrivait dans une dynamique générale inaugurée à partir de 1655 qui consistait à transformer tous les offices royaux du tribunal en commission délivrée par la municipalité. Ainsi, les charges de commis du greffe et d’huissiers audienciers de la conservation avaient été soustraites à la vénalité des offices. Les personnes commises à ces charges prêtaient serment devant le consulat, recevaient des gages fixes et étaient révocables.

Dans le même temps, la création de ces nouvelles charges devait permettre d’éviter les empiètements de la juridiction ordinaire. Des postulants attachés à l’autorité des juges conservateurs auraient été moins susceptibles de demander le renvoi d’affaires à la sénéchaussée. C’est ce que soulignait la communauté des procureurs dans une requête présentée au conseil d’État le 18 octobre[50]. Les procureurs se défendaient de préférer la juridiction de la sénéchaussée à celle des conservateurs, qu’ils avaient servie avec « tout l’honneur et toute l’intégrité possible ». Cependant, ils soulignaient qu’en vertu de leur mandat ils devaient représenter leurs clients et répondre à leurs demandes dans les limites prévues par la loi.

« On ne peut pas leur imputer pour un crime d’assister leurs parties lors qu’elles ont à proposer des declinatoires, soit pour la jurisdiction desdits sieurs Juges Conservateurs, soit pour celle desdits sieurs Seneschal & Presidiaux lors que la matiere n’est pas de leur connoissance, puisqu’au contraire ils ne le peuvent refuser ausdites parties à moins de prévariquer à leur devoir & à l’obligation de leurs charges[51]. »

L’argumentation des procureurs rappelait qu’ils exerçaient leur profession au service de leurs clients et non à celui des juges[52]. Le consulat souhaitait disposer de procureurs qui, selon ses propres mots, « n’ayans désormais aucun attachement audit Présidial, soient plus soigneux & jaloux de cette autorité légitime desdits Conservateurs[53] ». Aux yeux du consulat, des procureurs propres à la conservation devaient avant tout servir à mieux délimiter les frontières entre la juridiction des foires et la juridiction ordinaire.

La réponse du conseil du roi : l’exclusion des procureurs

Au-delà des rivalités entre deux juridictions, le conflit de 1667 s’inscrit dans le contexte des réformes colbertiennes touchant le commerce et la justice. L’oncle de Colbert, Henri Pussort fut rapporteur du procès jusqu’à son règlement définitif. Pleinement investi dans l’entreprise de « réformation de la justice » initiée par le contrôleur général des finances depuis 1665, Pussort avait occupé une place centrale dans la commission chargée de l’élaboration de l’ordonnance sur la procédure civile d’avril 1667 avant de travailler avec Jacques Savary à la rédaction de l’édit de commerce de 1673[54]. Dans son mémoire préparatoire au « conseil de réformation de la justice », il proposait de supprimer la moitié des offices de procureurs, huissiers et commis de greffe, qu’il désignait comme « les vrais ronces et espines de la justice », et de rembourser les charges à leurs propriétaires[55]. À l’inverse, il louait la simplicité et l’efficacité des justices consulaires par rapport aux frais et aux lenteurs de la justice ordinaire[56].

Le conseil d’État mit fin à la contestation par un arrêt rendu le 23 décembre 1668, qui fut suivi par l’édit dit « de la conservation » de juillet 1669[57]. On l’a vu, l’édit respectait les spécificités institutionnelles et juridictionnelles de la conservation, en qualité de tribunal des foires, tout en la mettant sur le même pied que les juridictions consulaires pour les matières commerciales. Le sort qui fut réservé aux procureurs postulants répondait à la même logique. Les procureurs furent interdits de postuler dans la conservation, mais le conseil n’accéda pas à la requête du consulat qui demandait la création de postulants pour la conservation. L’article 12 de l’édit supprimait les offices de procureurs dans la conservation, sans qu’ils puissent y être rétablis. L’article 14 portait que la procédure en vigueur dans les juridictions consulaires définie dans l’ordonnance de 1667 devait être ponctuellement observée, c’est-à-dire que les parties devaient comparaître par elles-mêmes ou se faire représenter par un ami, parent ou voisin. Le ministère des avocats et procureurs était cependant autorisé pour certaines causes dont connaissaient la conservation (contrairement aux justices consulaires), comme les matières criminelles, les scellés, les confections d’inventaires, les saisies et les ventes judiciaires.

Des procureurs indispensables… et plus dociles ?

En dépit de l’édit de 1669, les procureurs continuèrent de postuler dans toutes les affaires avec la complaisance des juges conservateurs. La suppression des procureurs ordonnée par l’article 12 de l’édit de 1669 se heurtait à plusieurs difficultés. Tout d’abord, l’extinction des charges était conditionnée par le rachat des offices. Le consulat devait rembourser la finance des offices à ceux qui en étaient pourvus dans un délai de six semaines à compter de la publication de l’édit. Jusqu’au remboursement, les procureurs ne pouvaient être dépossédés de leurs offices. Cependant, le remboursement ne fut jamais effectué. Sans doute les finances municipales ne permettaient pas de rembourser dans un si bref délai la finance de cinquante offices. Suivant l’article 13 de l’édit, le consulat devait également racheter la charge de procureur du roi en la conservation, qui fut acquise pour 130 000 livres. L’achat des autres offices du tribunal entre 1653 et 1654 avait coûté au consulat environ 250 000 livres. En outre, il n’existait pas en tant que tels d’offices de « Procureurs postulants en la jurisdiction de la Conservation des foires de Lyon », comme mentionné dans l’édit, mais seulement des offices de « procureurs ès cours de Lyon ».

Cependant les considérations financières n’expliquent pas à elles seules le maintien des procureurs dans la conservation. Les prévôts des marchands et échevins de l’année 1738 écrivaient dans un mémoire : « Soit que les Procureurs fussent devenus plus dociles, soit que l’on eût compris qu’il étoit impossible que les affaires fussent traitées par les Parties seules, ce remboursement n’a point été fait[58]. » Après les fortes tensions de la fin des années 1660, les décennies qui suivirent furent marquées par une normalisation des relations entre les juges conservateurs et les procureurs, qui s’avéraient indispensables au bon fonctionnement de la justice.

La réception et l’enregistrement des procureurs : un nouveau moyen de contrôle en 1670 ?

Les registres de distribution des procès suggèrent l’apparition de nouveaux moyens de contrôler les procureurs après le conflit de juridiction avec la sénéchaussée. Dans ces registres, les commis au greffe inscrivaient le nom des juges à qui avaient été distribués les procédures écrites pour en être les rapporteurs. Une fonction essentielle des registres de distribution était de suivre la circulation des liasses et sacs de procédure, notamment lorsqu’ils étaient retirés au greffe par le procureur d’une des parties. À partir de 1670, l’habitude fut prise de consigner au verso des registres de distribution de procès les actes de réception et d’installation des nouveaux procureurs admis à postuler à la conservation[59]. L’enregistrement des actes de réception permettait aux commis du greffe de conserver plus rigoureusement la mémoire des procureurs reçus et installés au tribunal et donc autorisés à y postuler. Dans les années qui suivirent le conflit de 1667-1668, la volonté de contrôler davantage les procureurs dans l’exercice de leur charge n’était sans doute pas étrangère à cette mesure.

Il convient de revenir sur les étapes que devait suivre un particulier avant de pouvoir exercer le métier de procureur[60]. Une fois propriétaire d’un des offices de procureur par achat, résignation ou transmission, il devait obtenir des lettres de provision délivrées par la chancellerie royale. Pourvu du titre et de la « seigneurie » de l’office, il devait ensuite être reçu par les juges royaux du lieu puis installé. Le récipiendaire était soumis à une enquête d’âge, vie, mœurs et religion catholique et à un examen de capacité, et devait avoir obtenu l’avis favorable de la communauté des procureurs. Après approbation du parquet, le récipiendaire prêtait serment devant les juges avant d’être officiellement installé, c’est-à-dire autorisé à exercer. Le serment prêté par les procureurs établissait un lien de subordination entre les procureurs et les magistrats. Le style des actes de réception des procureurs à la conservation a varié entre 1670 et 1716. Le premier acte retranscrit dans les registres de distribution se présentait ainsi[61] :

« Du vendredy dernier may 1670.

Me Michel Domet, pourvu de l’office de procureur ez cours de Lyon qu’exerçoit feu Me Pascal Delaplace, a esté receu et installé aud. office de procureur postulant en notre cour de la Conservation des privilèges royaux des foires de Lyon apprès qu’il nous est apparu et au procureur du Roy en nostredite Cour des provisions et installation en la sénéchaussée et siège présidial dud. Lyon, et après serment par luy fait et presté de bien et fidellement exercer lad. charge et observer les ordonnances. Faict en la chambre du conseil où estaient presents nous, Constant de Silvecanne &c. prevost des marchands, Laurent Anisson, eschevin, François Lumague &c. ancien eschevin, Lambert de Pontsaimpierre, François Dervieu, Jean de La Forcade, Anthoine de Riverieux et Jacques Tiollet, bourgeois, president, juges, gardiens conservateurs des privileges royaux des foires dud. Lyon. »

Les actes de réception permettent de reconstituer la procédure suivante : le procureur se présentait dans la chambre du conseil de l’hôtel-de-ville où se réunissaient les juges conservateurs. Il produisait devant les juges et le procureur du roi ses lettres de provisions et son acte d’installation à la sénéchaussée et siège présidial. Il prêtait ensuite le serment requis de « bien et fidellement exercer ladite charge et observer les ordonnances ». Au terme de cette procédure, il était reçu à « l’office de procureur postulant en la conservation ». Par la suite, la teneur des actes s’est étoffée. À partir de 1675, ils indiquent une information de vie, mœurs, âge et religion catholique. Puis, dans les actes de réception de 1688-1689, un examen de capacité est systématiquement mentionné.

L’installation préalable des procureurs à la sénéchaussée était exigée de tous les nouveaux officiers reçus et installés à la conservation entre 1670 et 1694. Ainsi, Guichard Bouchard présenta une requête au présidial le 22 juin 1675 pour y être reçu « procureur postulant en la sénéchaussée et siège présidial et autres juridictions royales de Lyon[62] ». Après l’enquête d’âge, vie, mœurs et religion catholique et l’accord de la communauté des procureur, Bouchard obtint le 5 juillet 1675 des conclusions favorables du procureur du roi à la sénéchaussée pour sa réception. Le 12 juillet, il se présenta pour être reçu à la conservation, muni de ses lettres de provision et de son acte d’installation à la sénéchaussée[63]. Les procureurs postulants devaient donc faire l’objet d’une nouvelle réception pour exercer à la conservation, après avoir été pourvus de leur office et installés à la sénéchaussée.

Ces documents soulèvent la question de la nouveauté de la procédure de réception des procureurs à la conservation. En effet, nous n’avons trouvé aucune trace de réception et d’installation de procureur au tribunal antérieure au conflit de juridiction de 1667-1668. Si l’absence de documents ne signifie pas que la procédure n’existait pas auparavant, il est possible que les procureurs aient jusqu’alors été admis à postuler à la conservation sans avoir été reçu et installé dans cette juridiction mais seulement à la sénéchaussée. D’après les actes de réception, les procureurs qui se présentaient à la conservation étaient pourvus « procureurs ès cours de Lyon » ou encore de « procureurs en la sénéchaussée, siège présidial, conservation et autres juridictions royales de Lyon ». Néanmoins, le conflit de juridiction avait mis au jour des perceptions divergentes sur les offices dont étaient pourvus les procureurs. Pour ces derniers, les offices qu’ils avaient achetés sous Louis XIII leur permettaient de postuler dans toutes les juridictions lyonnaises sans exception en qualité de « procureurs ès cours de Lyon »[64]. Le consulat insistait pourtant pour les désigner comme « procureurs de la sénéchaussée », soulignant ainsi qu’ils n’appartenaient pas à la conservation, qu’ils y étaient étrangers. Il est possible que cette différence de perception ne reposât pas tant sur le titre des offices dont étaient pourvus les procureurs que sur la juridiction qui procédait à leur réception et installation. D’après un arrêt de règlement du parlement de Paris de 1616, la réception des procureurs de Lyon était réalisée de Lyon devant le sénéchal ou son lieutenant après enquête du parquet[65].

La documentation ne permet pas de trancher définitivement la question de la nouveauté de la procédure de réception des procureurs à la conservation après le conflit de juridiction de 1667-1668. Si l’on retient cette hypothèse, cette mesure aurait permis aux juges conservateurs de s’assurer de leur fidélité et de leur loyauté. Le cérémonial et le serment prêté devant les juges conservateurs solennisaient leur admission dans la juridiction et renforçaient le lien de subordination entre les procureurs et les magistrats. Pour mesurer l’effet de ce dispositif, il faut encore tenir compte du fort turn-over que connaissait la profession. En effet, une partie des procureurs n’exerçaient leur charge que cinq ou dix ans avant de la revendre[66]. Ainsi, en l’espace de six ans, entre 1670 et 1676, vingt-six nouveaux procureurs furent reçus et installés à la conservation, soit environ la moitié du nombre total d’offices de procureurs postulants à Lyon. D’autres mesures ont pu participer à desserrer l’influence qu’exerçaient les officiers de la sénéchaussée sur les procureurs. Par une délibération consulaire de 1679, le consulat avait assuré la communauté des procureurs qu’il prendrait fait et cause pour ceux de ses membres qui feraient l’objet de poursuites ou de condamnations par la sénéchaussée pour avoir porté des affaires devant la conservation[67]. Le prévôt des marchands et les échevins voulaient dissiper l’impression que les menaces des officiers de la sénéchaussée pouvaient faire « sur l’esprit des procureurs les plus foibles et les plus timides ».

« Ils se sont rendus maîtres de toutes les affaires » : les procureurs, la procédure et les juges

Le consulat avait hésité pendant un temps à se mettre en conformité avec l’édit de 1669. Plusieurs projets de « nouveau stile et forme de procéder » furent rédigés qui distinguaient les « matières sommaires et qui seront plaidées par la bouche des parties » et les « causes ou les parties se serviront du ministère des avocats et des procureurs[68] », conformément avec l’article 14 de l’édit. En mai 1670, le consulat députait le prévôt des marchands, Constant de Silvecanne, et le secrétaire de la ville, Thomas de Moulceau, pour solliciter auprès du conseil l’homologation du nouveau style « réformé, corrigé et augmenté sur le dernier arrest de reiglement[69] ». De même, l’acte de réception du procureur Paul Chappuis du 15 janvier 1672 précisait qu’il était reçu et installé comme procureur en la conservation « pour l’exercer en la forme de l’article 12 de l’édit de sa majesté portant règlement pour lad. juridiction du mois de juillet 1669[70] ». Cependant, le projet d’un nouveau style conforme de l’édit de 1669 ne vit pas le jour. Rapidement, les procureurs continuèrent de postuler pour leurs parties dans toutes les affaires, mêmes sommaires. D’après un sondage portant sur les sentences rendues à la conservation en janvier 1682, toutes les parties étaient assistées ou représentées par des procureurs aussi bien pour la demande que pour la défense[71].

Les minutes du tribunal et le Règlement pour la discipline, pratique et forme de procéder… adopté par la conservation en 1686 donnent un aperçu de la place essentielle occupée par les procureurs dans l’activité judiciaire du tribunal[72]. Le recours aux procureurs apportait tout d’abord une solennité à la justice des foires. En dehors de leur fonction d’assistance des magistrats et des parties, les auxiliaires de justice s’inscrivaient dans un apparat qui relevait la dignité des tribunaux[73]. Ainsi, les procureurs étaient tenus de se trouver à heure précise à l’hôtel-de-ville pour l’ouverture des audiences « en habit & en état décent, ainsi qu’il se pratique dans les Tribunaux de Justice Royale » (art. 6). Les procureurs participaient à élever la conservation à la hauteur des juridictions ordinaires. Dans le même temps, ils confortaient l’autorité judiciaire en maintenant les justiciables à « une distance raisonnable » du pouvoir[74].

Le rôle-clé des procureurs s’observe dans la conduite de la procédure et le déroulement des procès. Dans la plupart des procès, seuls les demandeurs présentaient un procureur et les procès se réglaient sur défaut de présentation ou de défense des défendeurs. L’importance du nombre de défauts (plus de 60% des sentences en janvier 1682) s’explique moins par l’éloignement des parties – la grande majorité des défendeurs étaient domiciliés à Lyon et les délais d’assignation étaient étendus en fonction de la distance de leur lieu de résidence – que par la nature des litiges. L’essentiel de l’activité du tribunal était des procès pour dettes, fondés sur des pièces (factures, obligations, promesses) souvent difficiles à contester. En ne présentant pas de procureurs, un défendeur économisait des frais de justice (droits de greffe, vacations, assistance et éventuelles écritures du procureur, etc.) et n’avait qu’à payer les dépens du demandeur. Sur les trois audiences hebdomadaires du tribunal qui se tenaient les lundis, mercredis et vendredis de deux ou trois heures à cinq heures de l’après-midi, celles du mercredi étaient spécifiquement consacrées au jugement des procès sur défaut[75]. Les procureurs des demandeurs devaient remettre au greffe la veille ou le matin du jour d’audience une liste des causes en état d’être jugées (art. 18). À l’entrée de l’audience, le greffier appelait chaque procureur par ordre d’ancienneté et les affaires étaient expédiées les unes après les autres. Grâce à une organisation rodée, les juges pouvaient entendre plus d’une centaine d’affaires au cours des deux à trois heures imparties – sans doute régulièrement dépassées[76]. Lorsqu’ils étaient amenés à plaider[77], les procureurs devaient le faire « d’une maniere concise sur le fait de la cause, sans s’écarter ni emporter en injures & sans aucune redite & répétitions inutiles » (art. 13). La concision et la parfaite connaissance de la procédure requises par une telle organisation ne pouvaient être exigées des parties elles-mêmes. Comme l’a remarqué Claire Lemercier au sujet des agréés au tribunal de commerce de Paris au XIXe siècle, l’expédition sommaire des affaires reposait sur « un ensemble de savoirs tacites » partagés par les procureurs et les juges[78]. Cette justice sommaire, bien réglée et, à certains égards, routinière reposait sur les procureurs.

Dans son mémoire sur l’intendance du Lyon, l’intendant Lambert d’Herbigny déplorait en 1698 le « terrible avantage » dont bénéficiaient les procureurs qui s’étaient rendus « maîtres de toutes les affaires » à la conservation[79]. Il expliquait cette situation par le renouvellement annuel de la moitié des juges et l’inexpérience de la plupart d’entre eux en matière de droit et de procédure. Ces observations font échos à d’autres jugements de contemporains, qui remarquaient que les courtes durées des mandats des juges consulaires donnaient plus de poids aux auxiliaires de justice[80]. Les réquisitions du procureur du roi, Thomas de Moulceau, qui constituaient le préambule du Règlement de 1686, soulignaient que la rotation des charges de juges et le grand nombre d’affaires à traiter imposaient d’établir « une pratique & usage qui soient fixes et connus d’un chacun » afin d’éviter les abus. Le parquet jouait un rôle important dans la discipline imposée aux officiers subalternes du tribunal, notamment en raison de la stabilité dans le temps de la charge de procureur du roi. Thomas de Moulceau, à l’origine du Règlement de 1686, avait bénéficié d’une longévité exceptionnelle puisqu’il avait été greffier en chef de la conservation de 1655 à 1672, en qualité de secrétaire de la ville, puis procureur du roi de 1672 à 1695. Le Règlement de 1686 présentait un ensemble de mesures et de règles ad hoc rassemblées par de Moulceau dont la plupart s’adressaient aux auxiliaires de justice en général, et aux procureurs en particulier[81]. Certaines mesures visaient à éviter toute collusion entre les procureurs et les commis du greffe aux dépens des parties ou de la prompte expédition de la justice. Un éventail de sanctions contre les procureurs était prévu : déchéance d’une partie de leur salaire, amende, suspension ou radiation. D’après de Moulceau, la sévérité de ces mesures disciplinaires devait remettre dans le rang certains procureurs qui « se sont si fort prévalus de la tolérance & que l’on a eue pour eux jusques à présent[82] ». La procédure et l’ordre observés dans l’administration de la justice étaient le produit de dynamiques conflictuelles et de compromis entre les différents acteurs de l’institution judiciaire[83].

La communauté des procureurs et la défense d’un marché

Il convient pour finir de souligner le rôle de la communauté des procureurs dans la défense de leurs intérêts. En 1655, la communauté avait fait opposition devant le parlement de Paris à l’enregistrement de l’édit de réunion de la conservation au corps consulaire, craignant d’avoir été exclus du tribunal[84]. En apprenant que l’édit les maintenait dans leur droit de postuler à la conservation, ils s’étaient désistés de leur opposition. De fait, les procureurs tiraient une bonne partie de leur revenu de leur activité à la conservation. La réaction des procureurs à la demande du consulat de nommer ses propres postulants en 1668 est éloquente :

« S’il estoit permis à des Procureurs de preferer leur interest particulier à celuy des parties, & de suivre l’avantage de leur fortune plûtost que la necessité de leur devoir, ils porteroient la connoissance de toutes les affaires dont ils sont chargez à la Conservation ».

Les affaires jugées à la conservation représentaient une part importante de l’activité des procureurs lyonnais. Ainsi, être suspendu ou interdit d’exercer leur fonction à la conservation revenait à perdre une part substantielle de leur revenu. Lorsque la communauté des procureurs défendait la faculté des postulants d’officier en la conservation, il s’agissait de « préserver un marché », selon l’expression de Claire Dolan[85].

Par un édit du 20 août 1692, trente offices de « procureurs en la conservation de Lyon » furent créés. Le préambule remarquait qu’il n’existait pas de procureurs en titre d’office pour la conservation et que les procureurs de la sénéchaussée avaient seulement été autorisés par l’édit de 1655 à postuler sans avoir payé aucune finance[86]. Il était défendu aux procureurs de la sénéchaussée d’exercer en la conservation deux mois après la publication de l’édit, mais ils pouvaient acquérir les nouveaux offices individuellement ou collectivement sans obtenir de nouvelles lettres de provision. Le consulat entreprit en octobre 1692 d’obtenir du conseil du roi la suppression des nouveaux offices, mais il recommanda à Thomas de Moulceau, envoyé à la Cour à cette occasion, de solliciter cette suppression « sans aucune obstination et avec une soumission toute entière au bon plaisir de sa Majesté et de Monseigneur de Pontchartrain[87] », alors contrôleur général des finances. D’autres questions plus pressantes occupaient le consulat. Par ailleurs, l’opposition à ces créations d’office ne revenait pas à demander l’exclusion des procureurs de la juridiction. De fait, l’édit de 1692 répondait à une logique purement bursale. En pleine guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), la monarchie exerçait une pression financière accrue sur les officiers et les municipalités à travers la création et la vente d’offices. La communauté des procureurs dût négocier le rachat des trente offices au prix de 90 000 livres, plus le droit de deux sols pour livre (soit 9 000 livres), ce qui fut fait en 1694[88].

Les pressions financières de la monarchie eurent des effets paradoxaux sur la communauté des procureurs. D’un côté, l’édit de 1692 officialisait l’existence de procureurs de la conservation, bien que la communauté estimât à juste titre qu’elle avait dû racheter des droits dont elle jouissait déjà. D’un autre côté, les créations successives d’offices creusaient l’endettement communautaire. Au début de la Régence, la communauté des procureurs produisit un état des dépenses consenties pour la monarchie entre 1689 et 1712, qu’elle estimait à 310 450 livres[89]. La somme comprenait le rachat de divers offices et de nouvelles taxes sur les actes de justice, la confirmation de l’hérédité de leur charge, la capitation et différents frais de procédure et de représentation au conseil du roi. Pour faire face à ces dépenses, la communauté avait emprunté auprès de particuliers 240 000 livres[90]. Si l’on retient la somme de 4 000 livres par office avancée dans un mémoire accompagnant l’état des dépenses de la communauté[91], celle-ci était endettée à hauteur de la valeur totale des soixante offices de procureurs ès cours de Lyon. Comme dans d’autres sièges[92], l’endettement de la communauté conduisit les procureurs à mettre en commun une partie de leurs droits dans une bourse commune. Au tournant du XVIIIe siècle, ces nouvelles conditions financières imposées aux procureurs de Lyon avaient accru leur dépendance vis-à-vis du travail que leur fournissaient les deux principales juridictions de la ville.

Conclusion

L’histoire des procureurs à la conservation des foires de Lyon illustre le processus de construction institutionnelle des juridictions commerciales et de leur intégration dans le système judiciaire d’Ancien Régime. Ce double processus articule la conflictualité locale avec les autres juridictions, la réception des décisions royales et l’évolution des usages et règles de fonctionnement interne.

Au cours du XVIIe siècle, les juridictions commerciales se sont progressivement professionnalisées et judiciarisées, à des rythmes et avec des résultats différents selon les contextes institutionnels et politiques locaux[93]. La complexité et la masse des affaires à traiter par ces juridictions avaient conduit certains tribunaux à admettre que les parties recourent à une assistance juridique. Des tensions régulières résultaient de l’admission de professionnels du droit au sein de juridictions formées exclusivement ou principalement de magistrats non-professionnels, issus du négoce et peu ou pas formés au droit et à la procédure. À Lyon, les juges conservateurs souffraient d’autant plus de ce défaut d’autorité qu’ils voyaient dans les procureurs des intrus susceptibles de remettre en cause leurs compétences et de favoriser les empiètements de la sénéchaussée. La méfiance des juges conservateurs à l’égard des procureurs s’enracinait dans les luttes qui opposaient les deux juridictions rivales. Il s’agissait de hisser la conservation à la hauteur de la juridiction ordinaire, en termes de dignité, de respectabilité et d’autorité.

Dans le même temps, l’intervention de l’État monarchique avait changé de nature entre le début et la fin du règne de Louis XIV. À la fin des années 1660, l’État se posait comme arbitre d’un conflit de juridiction et comme réformateur. L’inapplication de l’édit de 1669 à l’endroit des procureurs révélait cependant un hiatus entre les usages de la juridiction et l’entreprise de codification et d’uniformisation judiciaire impulsée par Colbert. Le maintien des procureurs illustrait également la difficulté pour le consulat d’affranchir totalement le tribunal de la vénalité des offices. À partir des années 1690, l’action monarchique répondait aux besoins de l’État de finance. L’édit de 1692 reconnaissait officiellement les procureurs postulants à la conservation d’un point de vue institutionnel, à travers la création d’offices propres à la juridiction, mais aussi « fiscal », dans la mesure où la monarchie considérait désormais leur activité au tribunal comme une matière taxable.

Au début du XVIIIe siècle, les juges conservateurs ne songeaient plus à se passer des procureurs qui se révélaient indispensables au bon fonctionnement de la justice des foires. À travers leur participation quotidienne à l’activité du tribunal et les frictions qui pouvaient naître avec les juges, le parquet ou les autres auxiliaires, les procureurs ont contribué à l’évolution des pratiques, des règlements et de la procédure. Il resterait à définir précisément ce rôle des procureurs aussi bien à l’échelle des individus qu’à l’échelle du corps. La communauté des procureurs jouait un rôle de discipline interne, de réglementation et de médiation entre les procureurs et les juges, dont des traces ont été conservées pour le XVIIIe siècle[94]. À la suite des pressions financières de la fin du règne de Louis XIV et du début de la Régence, la gestion de la dette communautaire a pu renforcer ce rôle régulateur[95]. La communauté défendait les intérêts du corps et de ses membres face aux juges mais aussi à d’autres auxiliaires de justice, comme les avocats qui contestèrent en 1737 le monopole des procureurs dans les plaidoiries, furent appuyés dans leur revendication par le consulat[96]. La conservation était un marché à préserver, mais aussi à conquérir pour les professionnels de la justice.


[1] François-André Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, Paris, Belin-Leprieur, 1829, t. 14, p. 153-158 et t. 18, p. 128-129.

[2] Joseph-Nicolas Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale. Ouvrage de plusieurs jurisconsultes : mis en ordre & publié par M. Guyot, écuyer, ancien magistrat. Nouvelle édition corrigée & augmentée, Paris, Visse, 1784, t. 4, p. 571.

[3] Claire Dolan (éd.), Entre justice et justiciables: les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle. Actes du colloque, Québec, 15-17 septembre 2004, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université de Laval, 2005 ; Michel Cassan (éd.), Offices et officiers moyens en France à l’époque moderne: profession, culture, Limoges, PULIM, 2004.

[4] Isabelle Carrier, « L’art de louvoyer dans le système judiciaire de l’Ancien Régime : le procureur et la procédure civile », in Entre justice et justiciables… op. cit., p. 479‑490 ; Claire Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; Claire Dolan, Délibérer à Toulouse au XVIIIe siècle:  les procureurs au parlement, Paris, Éd. du CTHS, 2013 ; Charles Bataillard et Ernest Nusse, Histoire des procureurs et des avoués, 1483-1816, Paris, Hachette, 1882 ; Laure Koenig, La Communauté des procureurs au Parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Cahors, impr. de A. Coueslant, 1937.

[5] On peut se référer notamment à : G. Denière, La juridiction consulaire de Paris, 1563-1792:  sa création, ses luttes, son administration intérieure, ses usages et ses moeurs, Paris, H. Plon, 1872 ; Auguste Breton, La juridiction consulaire à Orléans. Étude historique, Orléans, M. Marron, 1902 ; Paul Logié, Les Institutions du commerce à Amiens au XVIIIe siècle: juridiction consulaire et Chambre de commerce sous l’Ancien régime et pendant la période révolutionnaire, Amiens, Yvert, 1951.

[6] Voir notamment : Jacqueline Lucienne Lafon et Jean Imbert, Les députés du commerce et l’ordonnance de mars 1673. Les juridictions consulaires: principe et compétence, Paris, Éd. Cujas, 1979 ; Idem, Juges et consuls: à la recherche d’un statut dans la France d’Ancien régime, Paris, Economica, 1981 ; Amalia D. Kessler, A Revolution in Commerce. The Parisian Merchant Court and the Rise of Commercial Society in eighteenth-century France, New Haven, Yale University Press, 2007.

[7] Guibert, Recueil des règlements de la compagnie des agréés au Tribunal de commerce de la Seine précédé d’une notice historique sur cette compagnie, Paris, F. Locquin, 1841.

[8] Claire Lemercier, Un modèle français de justice des pairs. Les tribunaux de commerce, 1790-1880, Thèse d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, Paris, 2012.

[9] Joseph Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon sous l’ancien régime: étude historique sur la conservation des privilèges royaux des foires de Lyon, 1463-1795, Lyon, Mougin-Rusand, 1879.

[10] Ibid., p. 172.

[11] Marc Brésard, Les foires de Lyon aux XVe et XVIe siècles, Paris, A. Picard, 1914.

[12] Richard Gascon, Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle. Lyon et ses marchands (environs de 1520-environs de 1580), Paris, France, S.E.V.P.E.N., 1971 ; Nadia Matringe, La banque en Renaissance : les Salviati et la place de Lyon au milieu du XVIe siècle,Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016 ; Agnès Pallini-Martin, Banque, négoce et politique :  les Florentins à Lyon au moment des guerres d’Italie, Paris, Classiques Garnier, 2018.

[13] Jacques Bottin, « Les foires de Lyon autour de 1600 : déclin ou reconfiguration ? », in Paola Lanaro (éd.), La pratica dello scambio. Sistemi di fiere, mercanti e città in Europa (1400-1700), Venise, Saggi Marsiglio, 2003, p. 201‑218.

[14] « Lettres patentes du 2 décembre 1602 », dans Privileges des Foires de Lyon, octroyez par les Roys Tres-Chrestiens, aux Marchands François & Estrangers y negocians sous lesdits Privileges, ou residens en ladite Ville, Lyon, Guillaume Barbier, p. 384.

[15] Edit du roi portant règlement pour la Jurisdiction civile & criminelle des Prevost des Marchands & Eschevins, President, Iuges Gardiens & Conservateurs des Privilèges des Foires de la Ville de Lyon, Lyon, Antoine Jullieron, 1669.

[16] Pour un aperçu général des juridictions lyonnaises, voir : Ennemond Fayard, Etudes sur les anciennes juridictions lyonnaises, précédées d’un essai sur l’établissement de la justice royale à Lyon, Paris, Guillaumin, 1867. Il reste que peu d’études ont été consacrées au monde judiciaire de Lyon à l’époque moderne. On peut néanmoins citer mémoires de maîtrise consacrés au XVIIe siècle : Christiane Grosseau, Les officiers de justice à Lyon (1740-1790), Université Lyon II, 1971 ; Patrick Mignot, Les officiers de la sénéchaussée de Lyon au XVIIIe siècle : étude sociale, Université Lyon II, 1987.

[17] La ville abritait avant 1704 un hôtel des monnaies et un commissaire de la monnaie. La cour des monnaies de Lyon a fait l’objet de travaux récents : Éric Thiou, Les magistrats de la Cour des monnaies de Lyon :  1704-1771. Dictionnaire prosopographique d’une élite urbaine au XVIIIème siècle, Aix-en-Provence, Mémoire et documents, 2014 ; Philippe Paillard, La Cour des monnaies de Lyon & la circulation des métaux précieux dans la France du Sud-Est sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, Lyon, J. André, 2012.

[18] « Edit du 14 novembre 1467 » et « Edit de février 1535 », Privilèges des foires de Lyon… op. cit., p. 36 et 94.

[19] Une sentence datée de 1507 atteste cette présence de procureurs pour représenter le défendeur et le demandeur. Joseph Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon sous l’ancien régime: étude historique sur la conservation des privilèges royaux des foires de Lyon, 1463-1795, Lyon, Mougin-Rusand, 1879, p. 92.

[20] Archives municipales de Lyon (désormais AML), BB 140, fol. 135 v° et seq. Édité dans : Ibidem, pièce justificative n°6, p. 208-214.

[21] « Il fault aussy que puys qu’il y a en la Conservation ung greffier des présentations nul ne soit receu comme à la veritté il ne l’est a y plaider sans procureur contre ce qui estoit de l’ancienne institution. » AML, BB 140, fol. 139 v°.

[22] Ces critiques apparaissent dans de nombreux mémoires produits dans cette période, qui ont été transcrits dans : Ibidem, pièces justificatives n° 5, 6, 7, 8, 9 et 10.

[23] AML, BB 140, fol. 140.

[24] A.D. Kessler, A revolution in commerce…, op. cit., p. 32-33 et p. 88-89 ; Jean Toubeau, Les institutes du droit consulaire, ou La jurisprudence des marchands,… 2e éd. augmentée du tiers, Paris, N. Gosselin, 1700, t. 1, p. 243.

[25] Jean Chenu, Livre des offices de France, Paris, Robert Fouët, 1620, p. 845-846.

[26] Dès 1603, le mémoire du consulat, cité précédemment, affirmait qu’il existait à Lyon cinquante procureurs (AML, BB 140, fol. 137). Le numerus clausus fut encore rappelé en 1616 par un arrêt de règlement du parlement de Paris, car il n’était pas respecté. Arrêt du parlement portant règlement pour les procureurs de Lyon, 17 juillet 1616 (Bibliothèque nationale de France, désormais, BNF, F-23668 (241)).

[27] C. Bataillard et E. Nusse, Histoire des procureurs et des avoués, 1483-1816…, op. cit, p. 153-164.

[28] Extraict de l’estat des notaires, procureurs postulans, huissiers & sergens royaux… arresté au Conseil Royal des Finances le 22 jour de Juin 1665, imprimé, 1665 (Bibliothèque municipale de Lyon, désormais BML, Fonds Coste, 115826).

[29] Déclaration portant réunion des trente offices de procureurs, créez par S. M. pour la Conservation des privilèges royaux des foires de Lyon aux soixante offices des procureurs de la Sénéchaussée & Siège présidial dudit Lyon, 1693 (BNF, F-23615 (440)).

[30] Des projets dans ce sens furent pourtant formulés au début du XVIIe siècle, mais, faute de moyens, jamais mis en œuvre. Assemblée des marchands convoquée par le consulat le 15 juillet 1610 (AML, BB 146, fol. 85, édité dans : J. Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon…, op. cit., pièce justificative n°9, p. 239-246). Assemblée des marchands au consulat du 22 octobre 1615 (AML, BB 151, fol. 105, édité dans : Ibid.,  pièce justificative n° 10, p. 246-254).

[31] Edict du Roy portant union de Jurisdiction de la conservation des Privilèges Royaux des Foires de la Ville de Lyon, au corps Consulaire de ladite Ville, donné à Paris au mois de May 1655, registré en Parlement le 25 Juin audit an, Lyon, Aimé de la Roche, 1776 (AML, FF 67, pièce 27).

[32] L’exposé de l’édit de 1655 retranscrit le projet qui avait été soumis par le consulat au conseil.

[33] J. Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon sous l’ancien régime…, op. cit., p. 75.

[34] Le motif qui a obligé les prévôt des marchands et eschevins de la ville de Lyon…, imprimé, 1655 (AML, FF 67, pièce 28).

[35] Délibérations consulaires des 8 et 9 octobre 1655 (AML, BB 210, fol. 423, 427).

[36] Les pièces du procès et l’édit de 1669 ont été publiées dans un épais volume de quatre-cent soixante pages : Procès en règlement de jurisdiction entre les prevost des marchands & eschevins juges conservateurs des privilèges des foires de la ville de Lyon, et les officiers de la sénéchaussée & siège présidial de ladite ville, jugé par le roy en personne, le 23. jour de décembre 1668, Paris, Pierre Le Petit, 1669. Pour une synthèse du conflit, voir : J. Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon…, op. cit., p. 77-84 et 107-112.

[37] Délibération consulaire du 25 janvier 1667, AML, BB 222, fol. 34.

[38] Sentence du 13 décembre 1667 contre Nicolas Deschamps, procureur (AML, FF 77).

[39] « Contredits des officiers du Présidial », Procès en règlement…op. cit., p. 300.

[40] Sentence du 3 janvier 1668 révoquant l’interdiction de Nicolas Deschamps (AML, FF 77).

[41] « Arrêt de règlement du 23 décembre 1668 », Procès en règlement…, op. cit., p. VII.

[42] « Requête de Pierre Pillotte, procureur ès cours de Lyon », Procès en règlement…, op. cit., p. 196.

[43] « Inventaire de production desdits sieurs Prévost des Marchands & Eschevins Juges Conservateurs servant d’avertissement », Procès en règlement…, op. cit., p. 241.

[44] Ibid.

[45] Ibid., p. 258.

[46] J. Vaësen, La juridiction commerciale à Lyon…, op. cit., p. 76.

[47] « Inventaire de production desdits sieurs Prévost des Marchands & Eschevins Juges Conservateurs servant d’avertissement », Procès en règlement… op. cit., 1669, p. 252.

[48] Ibid., p. 181.

[49] Ibid., p. 242. Sur les agréés de la juridiction consulaire de Paris, voir : G. Denière, La juridiction consulaire de Paris, 1563-1792…, op. cit. ; Guibert, Recueil des règlements de la compagnie des agréés au Tribunal de commerce de la Seine précédé d’une notice historique sur cette compagnie…, op. cit.

[50] « Requête des procureurs postulans aux fins d’estre maintenue en l’exercice de leurs charges … du 18 Octobre 1668 », Procès en règlement…, op. cit., p. 172-178.

[51] Ibid., p. 174.

[52] Cette conception de la profession s’est maintenue en dépit de l’érection des charges de procureur en offices royaux. Voir : Robert Descimon, « Les auxiliaires de justice du Châtelet de Paris : aperçu sur l’économie du monde des offices ministériels (XVIe-XVIIIe siècle) », in Entre justice et justiciables :  les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle. Actes du colloque, Québec, 15-17 septembre 2004, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université de Laval, 2015, p. 301‑325 ; C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit. ; C. Bataillard et E. Nusse, Histoire des procureurs et des avoués, 1483-1816…, op. cit.

[53] « Inventaire de production desdits sieurs Prévost des Marchands & Eschevins Juges Conservateurs servant d’avertissement », Procès en règlement… op. cit., 1669, p. 242.

[54] René Pillorget, « Henri Pussort, oncle de Colbert (1615-1697) », in Roland Mousnier (éd.), Le conseil du roi, de Louis XII à la Révolution, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 262-265.

[55] Mémoire d’Henri Pussort dans « Mémoires de MM. du Conseil pour la réformation de la justice », présentés au roi Louis XIV (1665), p. 424 (BnF, Clairambault 613).

[56] Ibid., p. 413. Procès-verbal des conférences tenues par ordre du roi, pour l’examen des articles de l’ordonnance civile du mois d’avril 1667; et de l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670. Nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Les Associés, 1776, p. 98-107.

[57] Edit du roi portant règlement pour la Jurisdiction civile & criminelle des Prevost des Marchands & Eschevins, President, Iuges Gardiens & Conservateurs des Privilèges des Foires de la Ville de Lyon, Lyon, Antoine Jullieron, 1669.

[58] Mémoire signifié pour les Prévôt des Marchands & Echevins, Présidens, Juges Gardiens et Conservateurs des Privilèges Royaux des Foires de la Ville de Lyon, intervenans dans la cause d’entre les Avocats & la Communauté des Procureurs de la même ville, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1738 (BML, Fonds Coste (23145)).

[59] Une série de neuf registres de distribution de procès a été conservée qui couvre avec des lacunes une période de 1633 à 1716 (AML, FF 100). Les réceptions et installations de procureurs postulants n’apparaissent qu’à l’envers des registres allant de 1670 à 1716. Le registre de distribution de procès pour les années 1655 à 1668 ne comporte aucun acte de réception de procureurs à la conservation.

[60] Pour le détail de ce processus, voir : Roland Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, 2e éd. revue et augmentée., Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 107-116 ; C. Dolan, Délibérer à Toulouse au XVIIIe siècle…, op. cit., p. 181-182.

[61] Registre de distribution des procès, 1670-1677 (AML, FF 100).

[62] ADR, BP 3639.

[63] AML, FF 100, Registre de distribution de procès (1670-1676).

[64] « Requête des procureurs postulans aux fins d’estre maintenue en l’exercice de leurs charges », 18 octobre 1668, dans Procès en règlement… op. cit., p. 172-173.

[65] Arrêt du parlement portant règlement pour les procureurs de Lyon, 17 juillet 1616 (BNF, F-23668 (241))

[66] Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, 40% des procureurs et des huissiers revendaient leur charge moins de cinq ou dix ans après l’avoir acquise. Christiane Grosseau, « Les officiers de justice à Lyon (1740-1789). Étude d’un groupe socio-professionnel », Bulletin du centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 3, 1972, p. 71‑75.

[67] Délibération consulaire du 7 juillet 1679 (AML, BB 235, fol. 116).

[68] « Project des reglemens pour le stile et forme de procéder, qui doit estre estably et observé dans la Jurisdiction de la Conservation des privilèges royaux des foires de Lyon, en exécution du Règlement général ordonné par Arrest du XXIIIe décembre 1668 » (AML, FF 93).

[69] Délibération consulaire du 8 mai 1670 (AML, BB 226, fol. 70).

[70] Registre de distribution des procès, 1670-1677 (AML, FF 100).

[71] Procès et sentences de la conservation, janvier 1682 (AML, FF 323 à 327).

[72] Règlement pour la discipline, pratique et manière de procéder dans la juridiction de la Conservation…, Lyon, Antoine Jullieron, 1686.

[73] Christophe Blanquie, « Les huissiers audienciers des présidiaux », Revue historique de droit français et étranger, 83-3, septembre 2005, p. 421‑439.

[74] C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit., p. 41.

[75] Règlement pour la discipline, pratique et manière de procéder… op. cit.

[76] Un simple comptage dans les plumitifs d’audiences permet de mesurer l’importance du nombre d’affaires entendues lors des audiences du mercredi : 104 affaires le 22 août 1714 (Archives départementales du Rhône, désormais ADR, 8B 1), 126 le mercredi 30 mai 1725 (ADR, 8B 4).

[77] Les procureurs occupaient à la conservation la place d’ordinaire dévolue aux avocats. Bien qu’un jugement arbitral de l’archevêque eût déterminé en 1689 les matières qui devaient être traités par les avocats à la conservation, les procureurs continuaient de plaider à la place de ces derniers. Mémoire pour les avocats de la ville de Lyon contre la communauté des procureurs de la même ville, Paris, veuve d’André Knapen, 1738.

[78] C. Lemercier, Un modèle français de justice des pairs…, op. cit., p. 431.

[79] Henri-François Lambert d’Herbigny et Jean-Baptiste François de La Michodière, L’Intendance de Lyonnais, Beaujolais, Forez en 1698 et en 1762. Édition critique du mémoire rédigé par Lambert d’Herbigny et des observations et compléments de La Michodière, Paris, France, CTHS, 1992, p. 136-137.

[80] Lors de l’examen au conseil de l’ordonnance de 1667, le premier président du parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, remarquait, non sans un certain dédain pour les juges et consuls, que dans « la plupart des sièges le greffier juge seul les affaires, parce qu’il est le seul qui les puisse entendre ». Procès-verbal des conférences tenues par ordre du roi,… op. cit., p. 98.

[81] Neuf articles s’adressaient aux procureurs, quatre au greffier et deux aux huissiers.

[82] Règlement pour la discipline, pratique et manière de procéder… op. cit., p. 15.

[83] Christophe Blanquie, Justice et finance sous l’Ancien Régime: la vénalité présidiale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques historiques », 2001, p. 47 et seq.

[84] « Et si bien il en a paru quelqu’une (opposition) de la part des sieurs Procureur & Advocat du Roy, & des Procureurs en la Senéchaussée & Siège Présidial, ce n’a esté que pour leurs interests particuliers, ausquels ayant recognu que l’on avoit suffisamment pourveu par l’Edict, ils s’en sont tous départis, comme il est cognu par leurs actes de désistement fait sur les Registres du Parlement, les vingtieme May & dix-septiéme Juin de la présente Année. » Le motif qui a obligé les prévôt des marchands et eschevins de la ville de Lyon…, imprimé, 1655 (AML, FF 67, pièce 28).

[85] C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit., chapitre 13.

[86] Édit… portant création de procureurs postulans en la jurisdiction de la conservation des privilèges royaux des foires de la ville de Lyon, 1692 (BNF, F-21048 (82)).

[87] « Mémoire des affaires présentes qu’il s’agit de poursuivre et tacher de terminer au conseil du roi et à Paris… », 22 octobre 1692 (AML, BB 250, fol. 107).

[88] Déclaration portant réunion des trente offices de procureurs, créez par S. M. pour la Conservation des privilèges royaux des foires de Lyon aux soixante offices des procureurs de la Sénéchaussée & Siège présidial dudit Lyon, 1693 (BNF, F-23615 (440)).

[89] « Estat des taxes payées par les procureurs ez cours de Lyon depuis 1689 jusqu’à présent », s.d. (AML, FF 740).

[90] Les créanciers des procureurs n’ont pas pu tous être identifiés, mais y figurent plusieurs conseillers du présidial de Lyon, pour des sommes très élevées, ainsi que des avocats, des bourgeois et des marchands (Ibid.). Les communautés n’avaient pas de difficultés à trouver des prêteurs, car les procureurs s’engageaient solidairement sur leurs biens et leurs offices. Voir : R. Descimon, « Les auxiliaires de justice du Châtelet de Paris : aperçu sur l’économie du monde des offices ministériels (XVIe-XVIIIe siècle) »…, op. cit. ; C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit., p. 250-253.

[91] « À Monseigneur le Mareschal Duc De Villeroy, chef des Conseils de sa Majesté, Gouverneur de la ville de Lyon et des provinces qui en dépendent », s.d. (AML, FF 740).

[92] Ce mécanisme d’endettement des communautés de procureurs s’observe dans de nombreux sièges à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Voir : C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit., p. 249-258.

[93] Jean Hilaire, « Introduction : Perspectives historiques de la juridiction commerciale », Histoire de la justice, 17-1, 2007, p. 9-16.

[94] Certaines délibérations de la communauté des procureurs ont été conservées, essentiellement pour le XVIIIe siècle (ADR, BP 3927).

[95] C. Dolan, Les procureurs du Midi sous l’Ancien régime…, op. cit., p. 249-258.

[96] Hervé Leuwers, L’invention du barreau français, 1660-1830. La construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, Editions de l’EHESS, 2006, p. 33.

Conseiller le roi en Égypte hellénistique : le cas du philosophe Démétrios de Phalère, « expert » royal à la cour de Ptolémée Ier Sôter

Juliette Roy

 


Résumé : Cet article entend s’intéresser à la figure cardinale de l’« expert » royal,  conseiller politique, culturel et intellectuel du souverain, dans le cadre de la monarchie hellénistique des Lagides. Il est issu d’un croisement entre deux mémoires de recherche menés en Master 1 et 2, le premier étant dédié au philosophe grec Démétrios de Phalère, homme d’Etat athénien devenu conseiller de Ptolémée Ier Sôter après son exil ; tandis que le second, basé sur une prosopographie, élargissait la thématique en s’intéressant de manière plus globale aux « experts » grecs et égyptiens constituant l’entourage aulique des Ptolémées tout au long de la période. Liés aux souverains par des liens d’amitié et de fidélité, tel que l’atteste le titre aulique de « philos» (« Ami ») qui leur est parfois attribué (pour ceux d’origine grecque) par la documentation papyrologique, épigraphique et littéraire, ces « experts » vont s’illustrer grâce à des savoirs et surtout des savoir-faire intellectuels particulièrement prisés par le pouvoir royal. Et ce d’autant plus au début de la période hellénistique, au cours des années d’établissement et de construction de ces nouvelles formes de pouvoir que sont les monarchies hellénistiques. À travers le cas de Démétrios de Phalère, figure emblématique de l’« expert royal » dont le prestige intellectuel rejaillit sur le plan politique, cet article souhaite interroger le rôle effectif et la fonction de ces individus essentiels au bon fonctionnement de la monarchie.

Mots-clés : conseiller, Ptolémée, Egypte, Expertise.


Certifiée d’Histoire et Géographie, Juliette Roy a obtenu une double licence en Histoire et Histoire de l’art – Archéologie puis un master recherche en Histoire de l’Égypte hellénistique, sous la direction de Bernard Legras, à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

julietteroymarchand@yahoo.fr


Introduction

« […] Car nous pourrions en rappeler beaucoup qui, avec une formation scientifique médiocre, furent de grands hommes d’État, et des personnages très savants qui ne furent guère versés dans les affaires politiques ; mais un homme éminent sous les deux rapports, capable d’être le premier à la fois par sa culture scientifique et par son talent de diriger l’État, en dehors de Démétrios, qui pourrait-on facilement citer ? »[1]

Cet extrait issu du traité De Legibus de Cicéron offre un passage élogieux sur le philosophe et homme d’État athénien Démétrios de Phalère, vantant sa capacité à combiner habilement sa formation philosophique et son expérience politique[2]. Personnage central de l’histoire d’Athènes après la mort d’Alexandre le Grand, puis lié aux premiers Ptolémées[3] dans la seconde partie de sa vie, Démétrios de Phalère incarne un type d’homme caractéristique de l’époque hellénistique : l’ « intellectuel » grec, le savant de cour détenteur de multiples savoirs et compétences qui se met au service d’un souverain afin de le conseiller, à l’image, toute proportion gardée, du « philosophe-roi » platonicien.

Différentes sources anciennes, grecques et romaines – essentiellement littéraires – nous permettent de retracer, de façon lacunaire, divers aspects de la vie de ce philosophe grec, ainsi que sa postérité[4]. Plus précisément, les historiens sont tributaires de deux documents pour reconstituer les étapes marquantes de la vie de Démétrios de Phalère[5]. La première est une compilation à caractère doxographique de biographies de philosophes antiques classées par écoles de pensée. Le livre V des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce est consacré à l’école péripatéticienne et comprend un passage sur la vie de Démétrios de Phalère. La seconde source constitue une notice biographique issue de la Souda, une encyclopédie byzantine rédigée en grec à la fin du Xe siècle ap. J.-C[6]. En outre, quelques passages de Cicéron offrent des indications sur la réception et la postérité de la figure de Démétrios à l’époque romaine ainsi que des passages biographiques[7]. Enfin, le fragment d’un papyrus littéraire daté probablement du IIIe s. av. J.-C., le P. Lille 88, semble le mentionner avec Callisthène, bien que son identification reste difficile en raison de l’état lacunaire du papyrus[8].

Originaire du dème de Phalère, l’un des trois ports d’Athènes, Démétrios serait le fils d’un certain Phanostratos, d’origine servile, qui aurait appartenu à la maison du stratège athénien Timothée. Plus vraisemblablement, les historiens supposent que Phanostratos faisait partie de la clientèle politique du stratège. En outre, il s’avère que Démétrios a bénéficié d’une solide formation philosophique auprès de l’un des disciples d’Aristote, Théophraste, qui prend par la suite la direction du Lycée à la mort du Stagirite en 322 av. J.-C. Il réapparaît ensuite dans les sources dans le cadre des guerres de succession entre les différents diadoques, désireux de recueillir l’héritage d’Alexandre le Grand. Plus spécifiquement, Démétrios de Phalère apparaît pour la première fois dans le contexte de la lutte entre Cassandre et Polyperchon qui se disputent la succession d’Antipatros, le régent de l’Empire au nom des deux héritiers d’Alexandre. Lorsque Cassandre, le fils d’Antipatros, reprend le contrôle d’Athènes, il place Démétrios de Phalère à la tête de la cité pour la gouverner en son nom à partir de 317 av. J.-C. Les différents titres donnés à Démétrios semblent indiquer à la fois un rôle de gestionnaire des affaires de la cité et de réformateur des lois, dans la tradition des grands législateurs antiques[9]. Les sources épigraphiques et littéraires concernant le rôle de gouverneur de Démétrios ont permis aux historiens de restituer assez fidèlement son œuvre politique à Athènes[10]. Il apparaît que les différentes mesures législatives prises par Démétrios de Phalère sont plurielles et, par bien des points, semblent appliquer les idées élaborées par l’école péripatéticienne.

Toutefois, en 307 av. J.-C., Démétrios de Phalère est contraint de fuir la cité attique suite à l’attaque surprise de Démétrios Poliorcète, mandaté par son père Antigone le Borgne pour la reprendre. Dans la Vie de Démétrios, Plutarque témoigne notamment de l’admiration que vouait le Poliorcète à Démétrios de Phalère, à tel point qu’il l’aurait aidé à fuir à Thèbes[11]. Un autre traité de Plutarque, issu des Moralia, atteste non seulement de l’exil de Démétrios dans la cité béotienne, mais aussi d’une rencontre fortuite avec le philosophe cynique Cratès, maître de Zénon de Kition[12]. Démétrios se réfugie donc quelques temps à Thèbes puis se rend en Égypte, probablement après la mort de son protecteur, Cassandre, en 298 ou 297 av. J.-C. Bien que les circonstances de son arrivée à la cour de Ptolémée Ier Sôter[13] ainsi que la date de celle-ci restent sujets à débats, les historiens admettent qu’il a probablement été introduit à la cour royale lagide par le biais de son ami et mentor, Théophraste. En effet, les liens entre les premiers Lagides et l’école d’Aristote, concrétisés par la fondation de la Bibliothèque d’Alexandrie sous l’impulsion de Démétrios, sont particulièrement étroits, et ce tout au long de la période ptolémaïque[14]. L’ancien gouverneur d’Athènes entame alors une nouvelle carrière  aux côtés du fondateur de la dynastie lagide en tant que conseiller politique, ce qui constitue ici le cadre thématique et chronologique de cet article. Le conseiller royal, en tant qu’individu détenteur de compétences destinées à guider celui qui détient le pouvoir de décision, apparaît comme un personnage-clé des monarchies hellénistiques qui se mettent en place après la mort d’Alexandre[15]. Cette fonction est toutefois loin d’être une spécificité de l’époque hellénistique puisqu’elle constituait déjà une thématique importante de l’œuvre philosophique de Platon au IVe s. av. J.-C., avec la question du rapport entre savoir et politique ainsi que les modalités d’intervention du conseiller auprès du pouvoir royal[16].

Dans cette optique, les expertises de Démétrios de Phalère, qui ont contribué à consolider sa position au sein de l’entourage aulique de Ptolémée Ier et vantées a posteriori par Cicéron, tendent à en faire un véritable « expert » royal. Cette dénomination moderne d’ « expert », récemment utilisée par certains chercheurs et appliquée à différentes aires chronologiques de l’Antiquité[17], s’avère particulièrement opérante dans le contexte des monarchies hellénistiques au sein desquelles le savoir intellectuel est valorisé sous toutes ses formes[18]. L’expert royal désigne plus précisément un individu ayant fréquenté ou appartenant à la cour, lié à la personne du souverain et détenteur de compétences dans différents domaines, qui font de lui une autorité préposée à seconder (par le biais du conseil par exemple) et légitimer le gouvernement du roi. Les experts peuvent inclure des intellectuels et des lettrés (philosophes, historiens, poètes) ainsi que des spécialistes dans les domaines du droit, de la médecine, de la religion ou encore de l’art militaire. Le cas de Démétrios de Phalère pour l’Égypte ptolémaïque permet ainsi d’éclairer différents domaines au sein desquels les experts royaux jouent le rôle de conseiller, dans le cadre de liens interpersonnels entre eux et les souverains qu’ils servent. L’intérêt de la figure de ce philosophe permet, en outre, d’étudier l’influence qu’il a eue dans la mise en œuvre d’une « politique culturelle » d’envergure menée par les premiers Ptolémées et destinée à faire d’Alexandrie la « nouvelle Athènes » de l’oïkoumène[19] hellénistique.

De l’exil à la disgrâce : un expert royal intégré dans les sphères du pouvoir lagide

La place de Démétrios de Phalère à la cour : conseiller et « Ami » du roi

Qu’il s’agisse des Ptolémées, des Séleucides ou encore des Antigonides en Grèce, les souverains hellénistiques ont tous eu à cœur de s’attacher les services d’individus qualifiés, pas seulement des militaires, mais aussi des experts aux talents multiples tels que des lettrés, des devins ou des médecins. Comme le note Claire Préaux, « en s’attachant philosophes et poètes, les rois hellénistiques suivent des modèles grecs »[20], et notamment celui d’Alexandre le Grand, particulièrement attaché aux enseignements de son précepteur Aristote. En raison de leur posture de conseiller, certains experts royaux évoluent ainsi dans les cercles les plus proches de l’entourage aulique du souverain, à l’image de Démétrios de Phalère. Si l’on suit la typologie de ces différents cercles, il apparaît qu’après la famille royale et l’ensemble de la bureaucratie régissant une administration centralisée depuis Alexandrie, se trouve le groupe des « Amis du roi »[21] dont la terminologie renvoie, dans le cas des experts, à un titre aulique reflétant un réel lien de proximité avec le souverain[22]. Comme le note Ivana Savalli-Lestrade, les philoi sont des « personnalités exceptionnelles » et forment avec l’armée les deux piliers de tout royaume hellénistique dans la mesure où ils assistent le roi en qualité de conseillers, de stratèges et parfois d’ambassadeurs[23].

L’assimilation de Démétrios de Phalère comme philos de Ptolémée Ier est corroborée par un passage de Plutarque dans son traité De l’Exil : « Après avoir été condamné à l’exil, Démétrios devint à Alexandrie le premier Ami de Ptolémée : ce qui lui permit, non seulement de vivre dans la richesse, mais encore d’envoyer des dons aux Athéniens […] »[24]. Ici, Plutarque désigne explicitement Démétrios comme faisant partie de l’entourage le plus proche de Ptolémée, en sa qualité de « πρῶτος ὢν τῶν Πτολεμαίου φίλων » (littéralement « étant le premier au rang des Amis de Ptolémée »). En outre, la fin de la citation est particulièrement éclairante sur la position de l’Athénien : sa fortune, tant personnelle que financière, s’étant considérablement améliorée à la suite de son arrivée en Égypte, il aurait été en mesure d’envoyer des dons à ses compatriotes, probablement aux alentours de 287 av. J.-C, après la libération de la cité de l’emprise de Démétrios Poliorcète avec le secours de la flotte lagide. Par ailleurs, un autre passage de Plutarque, en plus de confirmer son statut de philos du roi, éclaire une facette importante de son rôle de conseiller royal : il aurait recommandé à Ptolémée l’acquisition et la lecture de traités sur la royauté (basileia)[25]. De fait, c’est à partir de l’époque hellénistique qu’apparaissent ces documents, dont quelques fragments d’écrits ont été conservés au sein de l’Anthologie de Stobée[26]. Ces traités sur la royauté constituent des vitrines de l’idéologie royale qui véhiculent l’idée selon laquelle le roi hellénistique incarne le basilikos anêr (« l’homme idéal ») qui énonce le droit et la loi. Ce sont des philosophes, à l’instar de Démétrios de Phalère, qui élaborent ce type idéal de la royauté et la figure du « bon » souverain afin de le proposer en modèle aux rois. Ainsi, Diogène Laërce, à la fin de la notice dédiée à Démétrios, mentionne parmi la liste des ouvrages écrits par le philosophe plusieurs traités en lien direct avec le gouvernement, la politique et la royauté, ainsi qu’un écrit — probablement de nature politique — dédié à Ptolémée.

La disgrâce d’un conseiller : expert royal, une position précaire à la cour

La fin de la vie de Démétrios de Phalère, marquée par une disgrâce politique au début du règne de Ptolémée II Philadelphe, est un indice de la position privilégiée du philosophe à la cour lagide, en raison de son rôle dans la crise de succession qui s’ouvre au terme du règne de Ptolémée Ier. Elle témoigne, dans le même temps, de l’instabilité de la place du conseiller lorsqu’il se trouve dans le cercles les plus rapprochés du souverain. Rapportée par Diogène Laërce, Cicéron et la notice de la Souda, la disgrâce de Démétrios s’effectue en deux actes : dans un premier temps, sa prise de position dans le choix de l’héritier de Ptolémée Ier, entrainant, dans un second temps, son éviction de la cour et son décès dans des circonstances imprécises. La succession du fondateur de la dynastie lagide intervient à partir de 285 av. J.-C. dans un contexte troublé par les rivalités entre ses deux dernières épouses, Eurydice et Bérénice, qui souhaitent placer leur fils aîné sur le trône : d’une part, Ptolémée Kéraunos, fils d’Eurydice et, d’autre part, Ptolémée II, futur Philadelphe, fils de Bérénice (la dernière épouse). C’est dans ce contexte conflictuel que l’on peut replacer la genèse de la disgrâce de Démétrios, liée à sa prise de position en faveur de Kéraunos, ce que corrobore Diogène Laërce :

« […] aux autres conseils qu’il donna à Ptolémée il ajouta celui de conférer la royauté aux enfants qu’il avait eus d’Eurydice. L’autre ne s’étant pas laissé convaincre, mais ayant transmis le diadème au fils qu’il avait eu de Bérénice, ce dernier, après la mort de Ptolémée, jugea bon de le tenir sous surveillance à la campagne jusqu’à ce qu’il prît un parti à son sujet. »[27] .

Le choix de Ptolémée Ier se porte finalement sur l’enfant de Bérénice, Ptolémée II. Le souverain officialise la succession en offrant la co-régence du royaume à ce dernier jusqu’à sa mort en 283 av. J.-C., contraignant Ptolémée Kéraunos à quitter l’Égypte.

Les sources anciennes ne nous transmettent pas d’explications explicites quant au choix de Démétrios de Phalère de privilégier Ptolémée Kéraunos au détriment de Philadelphe. Diogène Laërce, rapportant un fragment d’une œuvre du philosophe Héraclide Lembos affirme : « Héraclide dans son Abrégé des Successions de Sotion dit que Ptolémée voulait céder la couronne à Philadelphe ; lui [Démétrios de Phalère] l’en détourna en disant : ‘Si tu la donnes à un autre, toi tu ne l’auras plus’ »[28]. Certains historiens ont émis l’hypothèse que ce choix était probablement lié à la généalogie de Kéraunos[29]. Sa mère, Eurydice, est la fille d’Antipatros et donc la sœur de Cassandre, le premier protecteur de Démétrios qui l’a placé à la tête d’Athènes. Cette ancienne proximité entre les deux hommes pourrait alors justifier, ou du moins expliquer, la préférence de Démétrios pour le fils de la sœur de Cassandre, en plus du fait que Kéraunos apparaît comme un héritier qu’il juge plus légitime à ceindre la couronne en raison de sa position d’aîné et de ses origines royales[30]. Suite à cette prise de position contre le futur héritier au trône, Démétrios est retenu prisonnier dans la chôra[31] égyptienne sur les ordres de Ptolémée II et meurt des suites de la morsure d’un aspic venimeux : « Il vivait là dans un grand découragement ; et il abandonna la vie dans une sorte de sommeil, après avoir été mordu à la main par un aspic »[32]. Des débats subsistent sur la nature de ce décès, les hypothèses allant de la thèse du suicide « mélancolique » à cause de la captivité forcée[33], à l’assassinat politique commandité par Ptolémée II pour éliminer l’ancien conseiller de son père qui avait pris position contre lui dans la succession[34].

Conseiller le roi : un expert royal au cœur de la politique du souverain

La potentielle œuvre législatrice de Démétrios de Phalère

À la fois homme politique et philosophe, philos et conseiller du souverain lagide, Démétrios de Phalère a bénéficié d’une position privilégiée à Alexandrie, auprès du pouvoir royal. En plus de conseiller Ptolémée quant à la lecture de traités sur la royauté, le philosophe aurait également eu un rôle législatif, si l’on en croit Claude Elien[35] dans son Histoire variée : « Démétrios de Phalère gouverna excellemment Athènes, jusqu’à ce que la jalousie habituelle des Athéniens ne le chassât ; en Égypte aussi, lorsqu’il fut chez Ptolémée, il présida à l’établissement des lois »[36]. Bien que ce passage soit quelque peu évasif quant au degré d’implication de Démétrios dans la politique de Ptolémée Ier, les historiens ont conjecturé que cette potentielle œuvre législative a surtout été mise en œuvre à Alexandrie et non à l’échelle de la politique globale du royaume. Rapelons que les lois de la capitale lagide sont les mieux connues des trois cités grecques de l’Égypte ptolémaïque[37]. En raison de l’origine athénienne de Démétrios, couplée à son expertise philosophique et politique à la tête de la cité attique, l’historiographie moderne a cherché à lui assigner la paternité de différentes réalisations politiques à Alexandrie, et qui étaient déjà présentes à Athènes.

A titre d’exemple, en s’appuyant sur un papyrus d’Oxyrhynchos (le P. Oxy. XXXII 2645) qui contient un recueil de fragments du traité de Satyros, Sur les dèmes d’Alexandrie, Paul Perdrizet voit une influence de Démétrios dans la mise en place d’un découpage administratif à Alexandrie en tribus et en dèmes[38], dans la tradition des réformes clisthéniennes. Toutefois, les sources papyrologiques attestant de ce découpage ne sont pas en mesure de garantir qu’il a été mis en place au début de l’époque ptolémaïque, lorsque Démétrios était actif. Par ailleurs, une autre réalisation pourrait être attribuée au conseiller de Ptolémée d’après les travaux de Raymond Bogaert. Celui-ci a mis en évidence la filiation entre les banques athéniennes et celles mises en place en Égypte au début de la période lagide, sous le règne de Ptolémée II[39]. Tout en admettant que Démétrios n’a pu présider lui-même à l’ « importation » et l’adaptation de la banque publique aux spécificités du régime monarchique en raison de sa disgrâce, il estime tout à fait crédible que Ptolémée Philadelphe se soit inspiré de sa grande connaissance du fonctionnement d’Athènes. Enfin, P. M. Fraser, en se basant sur l’extrait de l’Histoire variée d’Elien, envisage plus nettement le rôle de Démétrios dans l’élaboration du code civil alexandrin sous le règne de Sôter, en mettant notamment en évidence le grand intérêt des philosophes aristotéliciens pour le domaine de la législation, ce qui s’est traduit par la production de nombreux traités sur ce sujet[40]. Comme l’ont montré les travaux de certains juristes, il existe une certaine parenté entre les lois alexandrines et celles d’Athènes, bien que cela ne justifie pas pour autant, selon Joseph Mélèze-Modrzejewski, d’une réception pure du droit athénien à Alexandrie[41]. En raison d’une insuffisance de sources et de précisions accréditant la parole d’Elien, il est seulement possible de conjecturer que Démétrios de Phalère a pu transmettre ses connaissances des rouages institutionnels d’Athènes au souverain lagide, en sa qualité de conseiller et d’expert royal, en restant prudent toutefois sur l’attribution de certaines réalisations politiques à Alexandrie.

Le Mouseion et la Bibliothèque d’Alexandrie : Démétrios de Phalère et le « rêve d’universalité des Ptolémées »[42]

L’un des faits marquants de l’époque hellénistique repose sur la place importante accordée au savoir intellectuel et scientifique au sein des monarchies : tous les souverains hellénistiques se sont efforcés d’établir leur suprématie intellectuelle en dotant leur capitale, Alexandrie, Antioche et Pergame, de bibliothèques et de centres d’études. Cependant, toutes ces bibliothèques antiques ont disparu, et les sources antiques ne permettent pas de restituer un tableau satisfaisant de leur fonctionnement ou de leur architecture. La plus célèbre de toutes est sans conteste la Bibliothèque d’Alexandrie[43], à la fois par sa vocation encyclopédique et universaliste et par le fait qu’elle était fréquentée par des savants et érudits venus de toutes les régions du monde grec, pensionnés par le pouvoir ptolémaïque au sein du Mouseion[44]. Le modèle des deux institutions alexandrines, et notamment la Bibliothèque, a été cherché par les historiens au niveau de plusieurs aires géographiques : des maisons de vie héritées de l’époque pharaonique[45] à la tradition intellectuelle et culturelle suméro-akkadienne, dans la mesure où la Mésopotamie antique possédait des bibliothèques à caractère encyclopédique et abritant de riches collections de tablettes, à l’instar de l’Esagil à Babylone[46]. Les historiens ont toutefois admis que la Grèce offrait un modèle culturel aux institutions alexandrines particulièrement convaincant, notamment avec le Lycée d’Aristote fondé en 335 av. J.-C., dont la démarche intellectuelle se retrouve en Égypte ptolémaïque dans la vocation universaliste de la Bibliothèque d’Alexandrie. Cette transmission de l’héritage péripatéticien s’est probablement faite par l’entremise de Démétrios de Phalère, lequel avait déjà contribué à obtenir un terrain à son ancien mentor Théophraste pour y installer physiquement le Peripatos à Athènes[47].

En réalité, du fait de témoignages antiques souvent tardifs et allusifs, voire réélaborés et se recopiant parfois les uns les autres, l’incertitude règne sur les origines de la Bibliothèque d’Alexandrie, cette importante collection de rouleaux de papyrus abritée par le Mouseion dans le quartier royal d’Alexandrie[48]. Les sources concernant l’établissement de ces deux institutions alexandrines en attribuent pour la plupart l’inspiration et la paternité à Démétrios de Phalère, en mettant en avant l’héritage d’Aristote dans la nature encyclopédique du Musée ainsi que dans son architecture qui reprend l’agencement spatial du Lycée[49]. La documentation fait cependant état de deux traditions historiques bien distinctes quant au souverain qui a financé et mis en place le projet, entre Ptolémée Ier Soter et son successeur Philadelphe. Le seul document attribuant explicitement la fondation de l’institution à Ptolémée Ier Sôter nous est donné par Eusèbe de Césarée[50] dans son Histoire ecclésiastique, qui cite un passage du Contre les hérésies d’Irénée de Lyon : « Ptolémée, fils de Lagos, très désireux d’orner des meilleurs écrits de tous les hommes la bibliothèque qu’il avait organisée à Alexandrie, demanda aux habitants de Jérusalem leurs Écritures traduites en langue grecque »[51].

A l’inverse, la source qui consacre le mérite de la fondation de la Bibliothèque au successeur de Ptolémée Ier est celle que la tradition postérieure a suivie mais c’est aussi la plus ancienne et la plus problématique d’un point de vue historique qui nous soit parvenue, à savoir La Lettre d’Aristée à Philocrate[52]. Cette œuvre apologétique mêle sous un même règne, celui de Ptolémée II Philadelphe, l’entreprise de traduction en grec du Pentateuque et la fondation de la Bibliothèque qui a accueilli la traduction, grâce à l’impulsion de Démétrios de Phalère[53]. Il apparaît que la gloire de Philadelphe a largement éclipsé celle de son père et, tout au long du Moyen Âge, la fondation de la Bibliothèque lui sera attribuée avec le concours de Démétrios de Phalère. Mais malgré l’impressionnante tradition historique en faveur du fils, les historiens modernes s’accordent tous à attribuer cette fondation royale à Ptolémée Sôter, et ce pour deux principales raisons : d’une part, la contradiction due à l’association entre le philosophe aristotélicien et Philadelphe puisque ce dernier a participé à la disgrâce de l’Athénien ; et d’autre part, l’attachement prégnant de Ptolémée Ier au Lycée d’Aristote, ce qui semble en faire le candidat idéal pour la mise en place d’un projet culturel incluant une institution telle que le Musée d’Alexandrie.

Au regard de la formation philosophique de Démétrios de Phalère à Athènes, son influence sur la « politique culturelle » menée par Ptolémée et poursuivie par son successeur est ainsi tout à fait certaine pour les historiens[54]. En outre, si l’on suit la Lettre d’Aristée à Philocrate, Démétrios aurait également été le premier bibliothécaire de la Bibliothèque d’Alexandrie puisque le philosophe est explicitement désigné comme étant « Κατασταθεὶς ἐπὶ τῆς τοῦ Βασιλέως  Βιβλιοθήκης », littéralement « en charge de la Bibliothèque du roi »[55]. Bien qu’il semble ne pas y avoir eu d’appellation spécifique pour qualifier la charge du bibliothécaire, il existait bel et bien une fonction de « président » de la Bibliothèque d’Alexandrie[56]. Au début de la période ptolémaïque, il s’avère que cet office est systématiquement associé à un rôle de précepteur de la progéniture du couple royal, comme c’est le cas pour le physicien Zénodote d’Ephèse, considéré par les historiens comme le véritable premier bibliothécaire et précepteur de Ptolémée II Philadelphe. Les sources dont les historiens sont tributaires pour reconstituer la liste des bibliothécaires d’Alexandrie, à savoir un papyrus d’Oxyrhynchos (le P.Oxy. X 1241) et une liste issue des Prolégomènes à Aristophane de Tzetzès, sont relativement douteuses et surtout divergentes sur l’ordre de succession. Le croisement de ces deux documents, bien que lacunaires, a permis de dresser une liste approximative dont les noms et la datation sont sujets à débats parmi les spécialistes, mais qui n’inclut pas Démétrios de Phalère. Pour Mostafa El-Abbadi, cette absence s’explique par le fait que l’inventaire des bibliothécaires débute avec la période de co-régence associant Ptolémée II Philadelphe au gouvernement de son père, quelque temps avant la mort de Ptolémée Sôter en 282 av. J.-C. Démétrios n’ayant pu collaborer avec le deuxième des Ptolémées du fait de sa disgrâce au début de son règne, Mostafa El-Abbadi émet l’hypothèse que « la charge consistant à surveiller l’avancement des travaux à la bibliothèque a pu faire l’objet d’une mission royale spéciale, confiée à Démétrios par Sôter[57] ». Le poste de bibliothécaire aurait ainsi véritablement vu le jour sous le règne de Ptolémée II Philadelphe qui a fortement impulsé le rayonnement culturel de l’institution.

Un indice de l’importance de l’action de Démétrios et de son rôle dans la naissance de la Bibliothèque d’Alexandrie nous est, par ailleurs, fourni par l’actuelle Bibliotheca Alexandrina, centre culturel de recherche situé sur l’hypothétique emplacement de son prédécesseur antique et inauguré en octobre 2002 à Alexandrie après plusieurs années de travaux[58]. En effet, installée dans le hall d’entrée et accueillant les lecteurs et visiteurs, se dresse une statue imaginaire d’époque contemporaine de Démétrios de Phalère, vêtu d’un himation et portant un rouleau de papyrus dans la main gauche. En avant de ce portrait, trois inscriptions trilingues rappelant l’identité du philosophe – grec ancien sur la plinthe, arabe et anglais sur la base – rappellent l’universalisme voulu de l’institution, hérité de son modèle ptolémaïque.

Statue fictive de Démétrios de Phalère d’époque contemporaine (Alexandrie, Bibliotheca Alexandrina).

Conclusion

D’abord « gouverneur » d’Athènes pour le compte de Cassandre entre 317 et 307 av. J.-C dans le cadre de la guerre des diadoques, Démétrios de Phalère poursuit ensuite sa carrière politique en Égypte suite à un exil contraint, devenant le conseiller de Ptolémée Ier Sôter. Implanté dans les cercles auliques du pouvoir lagide, Démétrios apparaît véritablement comme une figure intellectuelle de premier plan en incarnant une part de l’héritage classique dans cette civilisation hellénistique dont Alexandre a été à la fois le foyer et le symbole. L’historiographie antique ainsi que les historiens contemporains attribuent au philosophe athénien une action législative et surtout culturelle conséquente à Alexandrie. Dans le cas du Musée et de sa bibliothèque, la formation péripatéticienne de Démétrios est un élément clé pour comprendre la vocation de ces deux institutions et la manière dont elles ont été pensées afin de promouvoir le rayonnement culturel de la capitale. La Lettre d’Aristée à Philocrate va même plus loin en faisant de Démétrios non seulement le premier bibliothécaire, mais aussi l’initiateur de la traduction en grec de la Loi juive à Alexandrie, par soixante-douze traducteurs venus de Jérusalem. Bien que le rôle de Démétrios soit ici sujet à débat en raison de la nature de la source, cette entreprise de traduction en koinè grecque d’un écrit hébraïque sacré au sein de la Bibliothèque témoigne de cette « politique culturelle » universaliste des premiers Ptolémées. De manière plus générale, elle illustre cette posture d’expert royal et témoigne du rôle fondamental joué par le philosophe athénien auprès du pouvoir royal lagide : en effet, la Lettre d’Aristée évoque le fait que c’est Ptolémée II en personne qui aurait demandé à Démétrios, en raison de ses expertises, de mettre en œuvre la traduction[59].

Notons toutefois que Démétrios de Phalère ne constitue pas l’unique exemple de l’intellectuel de cour des débuts de l’époque lagide, puisque d’autres savants grecs et égyptiens ont pu être liés à Ptolémée Ier, à l’instar du philosophe grec Hécatée d’Abdère[60] ou du prêtre égyptien Manéthon de Sébennytos[61]. La question des rapports – réels ou éventuels – qu’ont pu entretenir ces experts entre eux au sein de l’espace curial et avec la royauté reste importante au vu de l’importance de leurs écrits, mais mal documentée et renseignée. Concernant Hécatée d’Abdère, actif essentiellement à la fin du IVe siècle av. J.-C, au temps où Ptolémée n’est pas encore basileus mais un satrape influent, O. Murray rappelle que l’influence croissante de Démétrios à la cour et la mise en place d’une politique visant au rayonnement de la culture grecque, a pu contribuer à créer des visions antagonistes entre ces deux savants[62]. Démétrios aurait même progressivement fait évincer Hécatée, perçu comme un « libre penseur » et dont l’ouvrage sur l’Egypte ne coïncidait plus avec les vues politiques et culturelles de Ptolémée. En outre, comme le rappelle François Hartog dans son ouvrage sur la Mémoire d’Ulysse, les souverains lagides ont également su s’appuyer tout au long de la période sur la sagesse d’experts égyptiens, en particulier des membres de la caste sacerdotale comme Manéthon, susceptibles de leur apporter une connaissance de la tradition intellectuelle égyptienne nécessaire à l’enracinement de leur pouvoir en Égypte[63].


[1] Cicéron, De Legibus,  III, 6, 14 (tr. G. DE PLINVAL, Paris, Les Belles Lettres, 1959).

[2] Dans beaucoup de ses œuvres, Cicéron brosse un portrait élogieux de Démétrios de Phalère, présenté comme une figure politique charismatique et comme un intellectuel ayant réussi à s’adapter aux contraintes de l’action politique pour exceller dans ce domaine. Une seule œuvre, le Brutus, offre une allégation et un jugement péjoratif de la part de Cicéron sur l’éloquence de Démétrios. Voir Pierre CHIRON, « Démétrios de Phalère dans le Brutus » dans S. AUBERT-BAILLOT, C. GUÉRIN, Le « Brutus » de Cicéron : rhétorique, politique et histoire culturelle, Leyde, Brill, 2014, p. 105-120.

[3] La dynastie ptolémaïque (également appelée « lagide », en référence à Lagos, père du premier souverain) est une dynastie de rois gréco-macédoniens fondée par Ptolémée (voir n. 8) et implantée en Egypte suite à la conquête de l’empire perse par Alexandre le Grand. La défaite de Cléopâtre VII et du général romain Marc-Antoine face à Octave lors de la bataille d’Actium (31 av. J.-C.) marque traditionnellement la fin de la dynastie lagide, l’Egypte devenant une province romaine gouvernée par un préfet. Les historiens admettent que la mort de la dernière souveraine lagide marque, plus largement, la fin de la période hellénistique.

[4] Il convient de noter que le corpus de documents anciens concernant la vie de Démétrios de Phalère comprend également d’autres sources iconographiques et archéologiques d’époques variées, mais qui font l’objet de débats importants quant à la figuration réelle ou potentielle du philosophe. Ainsi, il est possible de citer : une statue-portrait (discutée) retrouvée dans l’Exèdre du Sérapéum de Memphis et dont la datation est relativement incertaine, une figuration (discutée) de Démétrios de Phalère sur un gobelet en argent issu du trésor de Boscoreale (daté de la fin du Ier siècle av. J.-C) ; et également une figuration (discutée) du philosophe sur la mosaïque dite des « Sept Sages » de la villa Albani à Rome.

[5] Pour une édition scientifique des sources antiques relatives à la vie de Démétrios de Phalère, avec un apparat critique, se reporter à : William W. FORTENBAUGH, Eckart SCHUTRUMPF (éd.), Demetrius of Phalerum : Text, Translation, and Discussion, Londres, Transaction publishers, 2000.

[6] Souda, s. v. Δημήτριος (Δ 429). Pour consulter les notices de la Souda, voir l’édition numérique Souda On Line (http://www.stoa.org/sol/) qui constitue une base de données des différentes entrées de l’encyclopédie byzantine avec une traduction anglaise.

[7] Démétrios de Phalère est mentionné par Cicéron dans sept de ses œuvres : De republica (II, 2), De legibus (II, 62 ; III, 14), De finibus (V, 53-54), Pro C. Rabirio Postumo (IX, 23), De officiis (II, 60), De oratore (II, 95), Brutus (38 ; 285).

[8] P. Lille 88 = MP3 2845.9 (éd. C. MEILLIER, Études sur l’Égypte et le Soudan anciens, CRIPEL 5, Publications de l’Université de Lille III, 1979,  p. 366-368).

[9] Nous trouvons au moins trois termes différents employés par les auteurs anciens pour désigner son autorité : Polybe (Histoires, XII, I 3, 9) le qualifie de « prostatês », ce qui renvoie à l’idée d’un garant ou d’un tuteur ; Strabon (Géographie, IX, 398) et Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, XX, 45,5) usent du terme « épistatês », qui désigne à Athènes un magistrat, le « président » des Prytanes qui préside le Conseil et l’Assemblée le jour de son élection. Mais le même Diodore le qualifie également (XVIII, 74, 3 et XX, 45, 2) du terme d’ « épimélète », titre vague qui implique surtout une fonction d’administrateur et de gouverneur.

[10] Lara O’SULLIVAN, The regime of Demetrius of Phalerum in Athens, 317-307 BCE. A Philosopher in Politics, Leyde, Brill, 2009, 344 p. Voir aussi : Claude MOSSÉ, « Démétrios de Phalère : un philosophe au pouvoir ? » dans C. JACOB, F. DE POLIGNAC, Alexandrie IIIe siècle. Tous les savoirs du monde ou le rêve d’universalité des Ptolémées, Paris, Éditions Autrement, 1992, p. 83-92.

[11] Plutarque, Vie de Démétrios, 9, 1-3 : « L’homme du Phalère, en raison de ce changement de régime, craignant plus ses concitoyens que les ennemis, Démétrios [Poliorcète] ne se désintéressa pas de lui : plein d’estime pour sa réputation et son mérite, il l’envoya en sécurité, comme il le souhaitait, à Thèbes. » (trad. E. CHAMBRY, R. FLACELIÈRE, Les Belles Lettres, 2013).

[12] Plutarque, Moyen de distinguer le flatteur d’avec l’ami, 28 69 C-D. Voir aussi les témoignages de Diogène Laërce, Vies, VI, 90 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XX, 45, 4.

[13] Général d’Alexandre le Grand, Ptolémée participe à toutes ses campagnes lors de l’Anabase et devient l’un de ses sômatophylaques (garde du corps). Il est désigné satrape d’Égypte lors du partage de Babylone à la mort d’Alexandre en 323 av. J.-C. Lors des guerres des diadoques, il s’oppose principalement aux prétentions hégémoniques d’Antigone le Borgne et de son fils Démétrios Poliorcète qui souhaitent restaurer l’unité de l’empire d’Alexandre. La date de sa proclamation comme roi (basileus) d’Égypte dans le sillage d’Antigone le Borgne fait l’objet de discussions, mais la date de 304 av. J.-C. rallie de plus en plus de spécialistes. La documentation disponible ne renseigne pas sur son couronnement en tant que pharaon, son fils Ptolémée II étant le premier souverain lagide à l’être, mais il est très vraisemblable en raison de son intérêt hautement politique pour la dynastie lagide naissante.

[14] Il  convient de rappeler que dans son enfance, Ptolémée a suivi les enseignements d’Aristote avec les autres hétairoi d’Alexandre le Grand à Mieza.

[15] Très récemment : Anne QUEYREL BOTTINEAU (dir.), Conseillers et ambassadeurs dans l’Antiquité, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2017, 866 p.

[16] Voir Annie HOURCADE, Le conseil dans la pensée antique. Les sophistes, Platon, Aristote, Paris, Hermann Editeurs, 2017, 349 p.

[17] Voir la série de mélanges intitulée « Experts et pouvoirs dans l’Antiquité » et dont les contributions ont été publiées entre 2001 et 2003 au sein de la Revue Historique. Notons également l’utilisation récente du terme pour l’ époque classique dans l’ouvrage de Paulin ISMARD, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Éditions du Seuil, 2015, 269 p.

[18] Pour les royautés hellénistiques en particulier, il convient de citer deux articles traitant des experts royaux « barbares » (dans le sens d’individus de culture ou de naissance non gréco-macédonienne) au sein des monarchies lagide et séleucide :  Bernard LEGRAS, « Les experts égyptiens à la cour des Ptolémées », Revue Historique, n°624, 2002, p. 963-991 ; Nathaël ISTASSE, « Experts ‘barbares’ dans le monde politique séleucide » dans Jean-Christophe COUVENHES, Bernard LEGRAS (dir.), Transferts culturels et politique dans le monde hellénistique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 53-80.

[19] L’oïkoumène (en grec, οἰκουμένη) désigne de manière large le monde grec, le monde habité par les Grecs, par opposition au monde barbare.

[20] Claire PREAUX, Le monde hellénistique. La Grèce et l’Orient de la mort d’Alexandre à la conquête romaine de la Grèce (323-146 av. J.-C.), t. 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 212-213.

[21] En grec « philoi »,  φίλοι τοῦ βασιλέως.

[22] Pour l’étude des philoi royaux en Égypte ptolémaïque, voir les livres de synthèse de Leon MOOREN, The Aulic Titulature in Ptolemaic Egypt and Prosopography, Bruxelles, Palais der Academiën, 1975 ; La hiérarchie de cour ptolémaïque. Contribution à l’étude des institutions et des classes dirigeantes à l’époque hellénistique, Louvain, 1977. Les travaux de L. Mooren attirent l’attention sur la difficulté de cerner les philoi dans l’ensemble du personnel dirigeant ainsi que la nature (réelle ou fictive) des liens de proximité entre le roi et l’individu caractérisé comme philos dans les sources : soit parce que certains individus qui appartiennent à l’entourage royal ne sont pas qualifiés de philoi dans nos sources, soit celles-ci qualifient comme tels des personnes qui ont seulement le titre d’Ami, mais qui sont le plus souvent de simples fonctionnaires. Par conséquent, L. Mooren a proposé une distinction entre philoi « réels », à l’image de Démétrios, et « titulaires ». Toutefois, comme le note Ivana SAVALLI-LESTRADE, Les Philoi royaux dans l’Asie hellénistique, Paris, Droz, 1998, p. XII : « Cette distinction, qui peut paraître au premier abord raisonnable, est en réalité très peu satisfaisante pour l’historien qui manie des sources de nature et d’époques disparates […] ».

[23] Ivana SAVALLI-LESTRADE, Les Philoi royaux dans l’Asie hellénistique, Paris, Droz, 1998, p. X-XI.

[24] Plutarque, De l’Exil, 7 602 A (trad. J. HANI, Paris, Les Belles Lettres, 1980).

[25] Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux, 189 D : « Démétrios de Phalère conseillait au roi Ptolémée d’acquérir et de lire les livres traitant de la royauté et du gouvernement ; ‘car, ce que leurs amis n’osent pas conseiller aux rois, c’est écrit dans les livres » (trad. F. FUHRMANN, Paris, Les Belles Lettres, 1988).

[26] Louis DELATTE, Les Traités de la Royauté d’Ecphante, Diotogène et Sthénidas, Paris, Droz, 1942.

[27] Diogène Laërce, Vies, V, 78 (trad. M.-O. GOULET-CAZE, Paris, Le Livre de Poche, 1999).

[28] Diogène Laërce, Vies, V, 79.

[29] Notamment Auguste BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, t. I, Paris, Ernest Leroux, 1903, p. 96-97.

[30] Il convient de rappeler que Cassandre, le frère d’Eurydice, a été roi de Macédoine. A l’inverse, la mère de Ptolémée II Philadelphe, dernière épouse de Ptolémée Ier, était une suivante d’Eurydice, sans ascendance spécifiquement noble ou royale.

[31] La chôra désigne la campagne égyptienne par opposition à la cité d’Alexandrie. Il faut noter la particularité du lieu de décès de Démétrios, à Diospolis d’aval, aujourd’hui Tell el Balamoum, près de Damiette. Cette dernière ville n’existant pas encore, c’est Diospolis qui faisait fonction de port juste avant l’estuaire. Le philosophe est donc né (Phalère) et mort dans un port. Etant donné les imprécisions autour de ses conditions de détention et de sa mort, il est relativement difficile d’affirmer la dureté de sa situation. Sur Diospolis/Balamoun, voir : Fr. LECLERE, Les villes de Basse Egypte au Ier millénaire av. J.-C. Analyse archéologique et historique de la topographie urbaine. Le Caire, IFAO, Bibliothèque d’Etudes 144/1-2, 2008, p.287-321.

[32] Diogène Laërce, Vies, V, 78. L’épisode de la morsure du serpent est aussi rapporté par Cicéron, Pro C. Rabirio Postumo, IX, 23 : « Démétrius, à qui son excellente administration de l’État et sa science avaient valu gloire et renom, Démétrius, dit de Phalère, perdit la vie dans ce même royaume d’Égypte où il se fit mordre par un serpent ». (trad. A. BOULANGER, Paris, Les Belles Lettres, 1949).

[33] Ce motif du suicide causé par la mélancolie, l’abattement et le découragement (en grec, ἀθυμία) constitue un topos littéraire récurrent que l’on retrouve notamment dans d’autres vies de philosophes de l’œuvre de Diogène Laërce.

[34] Voir Stephen V. TRACY, « Demetrius of Phalerum : Who was He and Whos was He Not ? » dans William W. FORTENBAUGH, Eckart SCHUTRUMPF (éd.), Demetrius of Phalerum : Text, Translation, and Discussion, Londres, Transaction publishers, 2000, p. 331-345.

[35] Compilateur romain de langue grecque du début du IIIe siècle ap. J.-C.

[36] Élien, Histoire variée, III, 17 (trad. A. LUKINOVICH, A.-F. MORAND, La Roue à Livres, 1991).

[37] Voir Julie VELISSAROPOULOU, « Les Lois alexandrines », sous la direction de Joseph Mélèze-Modrzejewski, Université Paris II Panthéon-Assas, 1972 (mémoire de DESS). Les deux autres cités grecques de l’Égypte lagide sont Naucratis et Ptolémaïs.

[38] Paul PERDRIZET, « Le fragment de Satyros sur les dèmes d’Alexandrie », Revue des Études anciennes, t.12, n°3, 1910, p. 217-247.

[39] Raymond  BOGAERT, Trapezitica Aegyptiaca. Recueil de recherches sur la banque en Égypte gréco-romaine, Florence, Gonelli, 1994.

[40] P. M. FRASER, Ptolemaic Alexandria, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1972, p. 113-114.

[41] Joseph MÉLÈZE-MODRZEJEWSKI, Loi et coutume dans l’Égypte grecque et romaine, Varsovie, Warsaw University, 2014, p. 124.

[42] Cette formulée est empruntée au sous-titre de l’ouvrage de Christian JACOB, François DE POLIGNAC (dir.), Alexandrie IIIe siècle av. J.-C. Tous les savoirs du monde ou le rêve d’universalité des Ptolémées, Paris, Editions, 1992.

[43] Il existe une bibliographie conséquente sur la Bibliothèque d’Alexandrie. Voir : Mostafa EL-ABBADI, Vie et destin de l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie, Paris, UNESCO-PNUD, 1992 ; Luciano CANFORA, La véritable histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie, Paris, Desjonquères, 1988. Plus récemment : Frédéric MORI, Charles MELA (éd.), Alexandrie la divine, 2 vol., Genève, La Baconnière, 2016 ; Christophe RICO, Anca DAN (éd.), The Library of Alexandria. A Cultural Crossroads of the Ancient World. Proceedings of the Second Polis Institute Interdisciplinary Conference, Jerusalem, Polis Institute Press, 2017. Plus largement, sur les bibliothèques dans l’Antiquité : Lionel CASSON, Libraries in the Ancient World, Yale University Press, 2001, p. 31-47.

[44] A l’origine, un Mouseion est un sanctuaire consacré aux Muses, divinités liées aux arts. Progressivement, le terme a été employé pour désigner des institutions culturelles et intellectuelles placées sous le patronage des Muses, à l’instar du Mouseion d’Alexandrie qui abritait la bibliothèque.

[45] Sur les maisons de vie, consulter Vilmos WESSETSKY, « Die ägyptische Tempelbibliothek. Der Schlüssel der Lösung liegt doch in der Bibliothek des Osymandyas ? », ZÄS, 100, 1973, p. 54-59. Egalement : Amandine MARSHALL, Etre un enfant en Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2014 ; K. ZINN, « Libraries and Archives. The Organisation of Collective Wisdom in Ancient Egypt », dans M. Canatta, Chr. Adams (éd.), Current Research in Egyptology 2006. Proceedings of the Seventh Annual Symposium which took place at the University of Oxford 2006, Oxford, 2007, p.169-176.

[46] Voir Philippe CLANCIER, Les bibliothèques en Babylonie dans la deuxième moitié du Ier millénaire av. J.-C., Münster, Ugarit-Verlag, 2009.

[47] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes les plus illustres, V, 39.

[48] Parmi les témoignages les plus suggestifs sur la fondation de la Bibliothèque : Lettre d’Aristée à Philocrate ; Eusèbe de Césarée, Histoirre ecclésiastique ; Clément d’Alexandrie, Stromates ; Epiphane de Salamine, De ponderibus et mensuris ; Galien, Commentaire des Epidémies ; Tzetzès, De comoedia.

[49] Le rare témoignage d’époque impériale fournissant une description du cadre physique du Musée d’Alexandrie se trouve chez Strabon, Géographie, XVII, 1, 8 : « Le Musée fait aussi partie des palais, avec un promenoir, une exèdre, et un grand local dans lequel se trouve le réfectoire des savants membres du Musée. Cette société a des biens en commun et possède un prêtre affecté au Musée nommé autrefois par les rois, et aujourd’hui par César ». (trad. B. LAUDENBACH, Paris, Les Belles Lettres, 2014).

[50] Ecrivain et théologien actif au IVe siècle ap. J.-C. et reconnu comme un Père de l’Eglise.

[51] Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, VIII, 11-12 (trad. G. BARDY, Ed. du Cerf, 1955).

[52] Ecrit apologétique dont la datation varie entre 200 av. J.-C et 80 ap. J.-C, le seul repère chronologie sûr étant que ce document est antérieur à l’historien Flavius Josèphe puisqu’il la reprend entièrement dans ses Antiquités Judaïques. La Lettre d’Aristée retrace de manière légendaire l’entreprise de traduction en grec du Pentateuque à Alexandrie, à l’initiative de Ptolémée II Philadelphe, par soixante-douze intellectuels juifs venus de Jérusalem.

[53] Sur la Septante et la Lettre d’Aristée à Philocrate voir : G. DORIVAL et. alli. (dir.), La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris, Éditions du Cerf, 1988.

[54] Par la formulation « politique culturelle », nous renvoyons ici à la volonté des Ptolémées de faire d’Alexandrie le siège politique et culturel de la dynastie, via la mise en place du Mouseion et de sa bibliothèque qui ont contribué, par leur but encyclopédique et universaliste de rassembler le savoir intellectuel grec et étranger, à déployer l’idéologie royale lagide.

[55] Pseudo-Aristée, Lettre d’Aristée à Philocrate, 9 (trad. A. PELLETIER, Paris, Editions du Cerf, 1976). Il est intéressant de noter que l’on retrouve une expression analogue dans une inscription honorifique de Chypre datée de la fin de la période ptolémaïque (OGIS 172), dédiée à un certain Onasandre de Paphos. Elle affirme que ce dernier a été « nommé à la tête de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie » vers 88 av. J.-C. sous le règne de Ptolémée IX Sôter.

[56] Bien que les historiens aient plus ou moins tendance à associer sous une même bannière le Musée et sa collection de livres, il s’agit de rappeler que les deux institutions – bien que complémentaires – ont eu un fonctionnement différencié. En effet, le fait que la personne nommée à la tête de la Bibliothèque n’était pas la même que celle qui dirige le Mouseion, l’épistatès, semble indiquer une administration distincte.

[57] Mostafa EL-ABBADI, Vie et destin…, p 94.

[58] Sur la Bibliotheca Alexandrina, consulter l’ouvrage de F. PATAUT, La nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, Paris, Buchet-Chastel, 2003.

[59] Pseudo-Aristée, Lettre d’Aristée à Philocrate, 9-11. Il faut ici rappeler l’intérêt particulier des philosophes péripatéticiens, depuis Aristote, pour les législations et les sagesses « barbares », pour reprendre la formulation d’Arnaldo Momigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, Paris, Éditions Maspero, 1979.

[60] Disciple du philosophe sceptique Pyrrhon d’Elise selon Diogène Laërce (Vies, IX), Hécatée est connu pour de nombreux textes sur des thèmes variés, dont certains ont été transmis indirectement par d’autres auteurs, tel que son œuvre sur l’Egypte (περὶ Αἰπτίων), composé grâce au patronage royal de Ptolémée. Connu grâce à Diodore de Sicile qui l’utilise comme source principale du livre I de sa Bibliothèque historique, l’ouvrage aborde différents aspects de l’histoire, de la culture et de la religion de l’Egypte. Voir O MURRAY,  « Hecataeus of Abdera and Pharaonic Kinship »,  JEA 56, 1970, p.141-169.

[61] L’existence historique de ce prêtre, qui aurait rédigé une Histoire de l’Egypte (Aegyptiaca) sous le règne de Ptolémée Ier ou Philadelphe, est sujette à débat. La  bibliographie  sur  Manéthon  est  considérable.  Voir  celle  réunie  par  DILLERY  J.,  « The  First  Egyptian Narrative  History :  Manetho  and  Greek  Historiography »,  ZPE 127  (1999),  p.  113-116.  Du  même  auteur : DILLERY J.,  Clio’s Other Sons. Berossus & Manetho, Ann Arbor, Presses Universitaires du Michigan, 2015.

[62] O MURRAY,  « Hecataeus of Abdera and Pharaonic Kinship »,  JEA 56, 1970, p. 167 : « It may be too adventurous to see Hecateus and Demetrius as the protagonists at court of two explicit and opposed political doctrines, yet they certainly represent two incompatible attitudes. With the arrival of Demetrius, Greek and Egyptian culture fell apart ; and a whole intellectual approach was forgotten, submerged in the excitement of the establishment of Alexandria […] ».

[63] François HARTOG, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996, p. 49. Voir également la prosopographie des experts égyptiens royaux réalisée par Bernard LEGRAS, « Les experts égyptiens… », p. 963-991. Cette réflexion autour des transferts culturels et de la diffusion des cultures orientales dans le monde gréco-romain a notamment été posée de manière inédite par Arnaldo Momigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, Paris, Éditions Maspero, 1979.

Les Affranchis au service des intrigues impériales

Gurvane Wellebrouck

 


Résumé : Dans le droit romain, l’acte de manumissio qui amenait à l’affranchissement d’un esclave ne rompait cependant pas définitivement le lien qui l’engageait avec son maître, aussi il est intéressant de comprendre sous quelles formes l’esclave libéré, le libertus, pouvait entretenir ces obligations, basées sur la loyauté et le respect envers celui qui était désormais son patronus. Cette situation, vécue aussi bien par les affranchis privés que ceux au service de l’Empereur, sera l’objet de notre étude. La position des affranchis impériaux constituant la familia Caesaris révélait souvent le prestige qui les entourait ainsi que leur personnalité car beaucoup d’entre eux identifiaient proximité et collusion avec le pouvoir. À l’appui de textes d’historiens de l’Empire romain, en particulier l’œuvre de Tacite, cette étude aura pour cadre le règne de Néron jusqu’à l’année 69 apr. J. –C., et s’interrogera sur la façon dont certains de ces affranchis furent au cœur des intrigues impériales et des luttes pour le pouvoir dans cette époque troublée de l’histoire romaine.

Mots-clés : Rome, empire, affranchis, pouvoir, histoire.


Gurvane Wellebrouck, née le 25/07/1971. Professeur certifié de Lettres Classiques au Collège Louis Lumière de Marly-le-Roi (78). Titulaire d’un doctorat de Lettres Classiques ; thèse soutenue en 2016 à l’Université Paris-IV Sorbonne, intitulée Présence et ambitions des affranchis dans l’Empire romain. Actuellement membre associé à l’équipe Themam-ArScAn UMR 7041 Université Paris-Ouest Nanterre. Mes recherches portent sur la civilisation romaine impériale, en particulier sa population affranchie grâce à l’étude des textes latins et grecs et l’analyse épigraphique, en particulier de leurs épitaphes funéraires. Une des publications ayant trait à ces recherches : Claudia Acte : le destin d’une affranchie, article paru dans le BAGB, 2017-1.

wellebrouck.gurvane@orange.fr


Introduction

À Rome, l’affranchi, qu’il fût l’esclave d’un citoyen modeste ou celui d’un personnage puissant, devait continuer à manifester sa fidélité et sa loyauté envers son ancien maître, une fois que ce dernier l’avait libéré. Il s’agissait des operae, ou devoirs, qui prenaient alors un aspect concret, notamment lorsque l’affranchi escortait son patron ou lui tenait lieu de confident, situation plus répandue chez les affranchis impériaux car ils étaient au fait de la politique du prince et de ses tractations[1]. Au cours de la période julio-claudienne jusqu’à la période charnière que fut la succession de Néron[2] , nous verrons que les affranchis impériaux ne demeurèrent pas des êtres obscurs mais révélèrent souvent une inclination pour les intrigues et les complots rapportés dans les textes des historiens, notamment ceux de Tacite, Suétone et Dion Cassius. Sous son règne, Claude avait davantage remis le pouvoir à de grands secrétaires impériaux, leur laissant toute latitude pour représenter le pouvoir. Mais au cours des règnes suivants, ces affranchis furent intégrés aux propres intrigues du Princeps ce qui les amena parfois à agir de façon transgressive.  C’est cette place centrale qu’ils occupèrent auprès de l’empereur qui fit diriger les regards des historiens sur eux et eut tendance à les desservir. En effet, cette posture devint un élément récurrent sous la plume des historiens de l’Empire romain, en particulier celle de Tacite, dont le jugement est souvent partial à l’égard des affranchis[3]. En effet, nombreux sont ses textes où le ton et le vocabulaire sont employés avec l’intention de décrire ces hommes au service du pouvoir comme des êtres machiavéliques, prêts à toutes les manœuvres dans le but de plaire au Prince. Ainsi, les différents portraits d’affranchis impériaux que nous allons présenter dans cette étude apparaîtront, certes, dépendants du style et du point de vue des historiens qui rapportent leurs actes, mais aussi de cette incorruptam fidem préconisée par Tacite[4], soucieux de rapporter les événements dans toute leur vérité. Plongés au sein de l’histoire impériale, jalonnée de crimes et d’antagonismes entre clans luttant pour la place suprême, nous nous interrogerons par conséquent sur le rôle que purent avoir ces affranchis, mus par ce lien de servilité envers leur maître, ainsi que sur leur implication dans le jeu politique du Ier siècle apr. J.-C.

Le règne de Néron

Dévouement et abnégation

Du règne de Néron à celui de Vitellius, la vie politique romaine connut de fréquents rebondissements, ne connaissant alors que peu d’années de répit. Epris de pouvoir, certes, mais ressentant aussi une perpétuelle méfiance vis-à-vis de leur entourage, les empereurs s’entouraient d’hommes fidèles, qu’ils connaissaient souvent depuis longtemps, et en faisaient leurs confidents. Parmi ces membres de la familia impériale figurait le groupe des affranchis, anciens esclaves à l’effectif important et désignés dans les textes par le terme générique de liberti. Les historiens antiques ont précisé le rôle de certaines figures marquantes qui restèrent célèbres[5] et qu’un point commun unissait : la loyauté envers leur maître, qui allait les amener à commettre les plus basses actions, sans oublier, cependant, que ce lien était aussi le poids de leur origine servile. Ainsi, quand Néron chercha à se débarrasser de sa mère Agrippine, c’est de son affranchi Anicetus que vint la solution. En tant que préfet de la flotte de Misène, celui-ci s’était proposé pour aménager le navire d’Agrippine de sorte à ce qu’une partie se détachât et entraînât la mère de Néron dans un naufrage. L’affranchi mit donc ses connaissances et son professionnalisme – l’ingenium dont parle Tacite dans les Annales [6]– au service de l’empereur mais sa motivation était aussi personnelle car il était non seulement rempli de haine envers la mère de Néron, qui le lui rendait bien, au vu de la formule utilisée mutuis odiis[7], mais il était aussi présenté comme l’educator de l’empereur, c’est-à-dire celui qui l’avait élevé, charge partagée avec Beryllus, qu’ils avaient reçue en 41, à la mort du père de Néron[8]. C’était donc bien une marque de sa fides que l’affranchi souhaitait montrer dans ce stratagème. Par la suite, Anicetus sera par deux fois l’émissaire de Néron : en effet, le premier plan avait échoué car Agrippine survécut au naufrage de son bateau, contrairement à l’une des femmes de sa suite, nommée Acerronia[9]. Une fois rentrée chez elle, elle trouva l’affranchi accompagné d’un centurion et d’un triérarque, prêts à finir leur mission[10]. Avant même qu’il ne soit accompli, le meurtre d’Agrippine apparut comme une délivrance pour Néron qui attribua la cause de cette joie à son affranchi[11]. Cette phrase, rapportée par Tacite, montre aussi la position que l’historien veut donner à l’affranchi. Les mots imperium et libertus, grâce à l’antithèse, mettent en valeur ce lien ténu entre pouvoir et servilité, incarné ici par Anicetus, car c’est, paradoxalement, d’un affranchi que l’empereur avait obtenu sa délivrance.

Anicetus sera de nouveau le jouet de Néron au moment de sa rupture avec son épouse Octavie, qu’il avait accusée d’adultère afin de l’éloigner de Rome et, par la suite, de lui donner la mort. C’est Anicetus que Néron choisit encore pour supporter la culpabilité de cet adultère, lui rappelant son rôle lors de la mort d’Agrippine et lui promettant de fortes récompenses[12]. La première phase de cette entrevue est à considérer comme le discours d’un maître à son esclave, sur lequel il avait toute puissance, dont celle de tuer. L’affranchi n’avait aucun intérêt à refuser ce que Néron lui demandait de faire, et se devait d’obéir. La deuxième phase de ce face à face va montrer une loyauté, poussée cependant à l’extrême, puisqu’Anicetus accroîtra sa culpabilité de crimes qu’on ne lui attribuait même pas[13]. Cette attitude illustre la personnalité propre à certains affranchis impériaux, au service de maîtres eux-mêmes retors et manipulateurs, puisqu’ils cherchaient à impressionner l’empereur en lui rendant service au-delà de sa demande, au péril de leur vie ou de leur réputation. Tacite, dans ce passage, qualifie même cette attitude de « contraire à la raison » avec le terme uaecordia, composé de la particule de sens privatif ue– et du nom cor, siège de la raison. Le terme flagitium, par ailleurs, qui exprime une action déshonorante, une infamie, est ici employé à l’égard d’Anicetus comme il le fut pour décrire Acratus, un autre serviteur de Néron missionné par l’empereur pour piller et renflouer le trésor de l’Etat : ille libertus cuicumque flagitio promptus[14]. Nous voyons donc combien, chez ces affranchis, la volonté de devancer les services réclamés était présente. Une fois ce complot fomenté et exécuté, qu’advint-il des récompenses promises à Anicetus ? Celui-ci fut mis à l’écart en Sardaigne, terre d’exil traditionnelle, financièrement nanti et y attendit la mort[15]. Ses fonctions, pourtant, lui avaient donné une place importante dans l’aula Caesaris, comme en témoigne une inscription en son honneur, exécutée certainement par l’un de ses affranchis, dont le nom est malheureusement perdu[16].

La manifestation de la fides de la part d’un affranchi envers son maître a souvent été rapportée par l’auteur des Histoires et des Annales ; cependant, ce fut surtout pour y trouver des occasions de donner libre cours à ses critiques acerbes envers le trop grand zèle des anciens esclaves dont il voyait, à cette époque, la prééminence sur les autres organes du pouvoir, en particulier le Sénat. Soulignant ainsi la noirceur des actes infâmants des affranchis impériaux, c’est surtout l’absence de réaction ou de capacité à agir de la part des institutions romaines de l’époque que Tacite mettait en valeur, ce qui amena certains critiques, comme Ronald Mellor, à le considérer comme un historien moraliste[17], nostalgique de l’époque républicaine où les valeurs ancestrales, dont la fides faisait partie, n’étaient pas dévoyées comme elles le furent, selon lui, à cette époque de l’Empire.

Emissaires et hommes de main

Les services rendus par les affranchis impériaux eurent le plus souvent, nous venons de le voir avec l’exemple d’Anicetus, des motivations machiavéliques dans le but de porter atteinte à des ennemis ou des gêneurs de l’Empire. C’est ainsi que de nombreux personnages, acculés au suicide ou exécutés, le furent par l’entremise de ces affranchis nommément désignés dans les textes, tels Evodus, Cleonicus et Helius, affranchis impériaux lors du règne des Julio-Claudiens. Lors du règne de Claude, particulièrement en l’année 48 apr. J.-C., la haine suscitée par Messaline, sa troisième épouse, fut immense parmi une frange des affranchis, notamment ceux qui suivaient l’opinion de Narcisse envers elle depuis qu’elle avait mis à mort l’affranchi Polybe, secrétaire a studiis et a libellis[18]. Narcisse, inquiet, en effet, de constater que Claude était tenté de revenir sur sa décision de faire exécuter son épouse, avait précipité les choses en demandant à l’un des serviteurs de constater si Messaline mettait bien fin à ses jours[19]. Ce qu’il faut noter dans cette scène, c’est le rôle particulier que joue l’affranchi Evodus : il est, en effet, missionné par un affranchi qui lui est supérieur, à qui il obéit, confiant dans le fait, qu’à l’origine, l’ordre venait de Claude. Il a, d’une part, la charge de surveiller le tribun et les centurions, mais on le voit aussi injurier Messaline qui n’est pas encore morte. Evodus peut, par conséquent, être ici considéré comme le porte-parole de l’empereur qui aurait adressé ces reproches à sa propre épouse. Cependant, dans la suite du drame, l’historien nous précise que Messaline est transpercée par un coup venant du tribun : ictu tribuni transigitur[20]. L’affranchi redevient, à ce moment-là, un observateur du meurtre de Messaline, comme on lui en a intimé l’ordre mais n’en est pas acteur, et ne porte pas la main sur la jeune femme. Cela coïncide avec l’attitude d’Anicetus, décrite précédemment, où le meurtre d’Agrippine fut causé par un coup de bâton infligé par un tiers, le triérarque, puis par les coups de glaive assénés par le centurion. Dans les deux cas, aucun des affranchis n’est exécutant, mais ce sont des soldats qui agissent : on peut l’expliquer par le fait que l’ancien esclave ne pouvait pas donner physiquement la mort à un membre de la familia de son maître, comme à son maître lui-même, au risque de commettre un parricide, crime transgressif réclamant la peine capitale[21]. Toutefois, quand l’ordre de supprimer un ennemi passait cette fois par le poison, les gestes des affranchis impériaux sont plus francs mais, là encore, nous allons constater que les textes sont à lire attentivement. Tout d’abord, à la lecture de Tacite, le nommé Cleonicus eut, sur ordre de Néron, à préparer un poison pour Sénèque, son maître, qui refusait l’idée de s’associer aux cruautés de l’empereur et cherchait à s’éloigner de Rome[22]. Dans un autre cas, Agrippine, au début du règne de son fils, usa des services de l’affranchi Helius quand elle décida de faire disparaître le proconsul d’Asie, Junius Silanus, risque potentiel comme successeur au titre d’empereur[23]. S’il est incontestable que les deux affranchis cités aient été responsables de ces agissements, il faut noter que leurs conduites les exemptèrent, d’une certaine manière : pour Cleonicus, le stratagème ne fonctionna pas car Sénèque n’absorba pas le poison, soit de son propre gré, soit à cause du renoncement final de l’affranchi, manifestation tardive de sa fides. Pour Helius, le fait d’être associé à un chevalier romain servit en quelque sorte à le dédouaner puisqu’un homme au statut supérieur au sien aurait aussi à répondre de cet acte criminel, Helius étant le subordonné du chevalier Publius Celer, procurateur nommé en Asie, qu’il secondait dans cette tâche, maintenant ainsi l’affranchi dans cette condition d’infériorité, par laquelle sa naissance servile faisait face à l’ingenuitas du citoyen de naissance libre.

La trahison au service du pouvoir

Le respect affiché par un affranchi envers celui qui lui avait octroyé la liberté connut cependant des heurts et certains personnages franchirent le pas vers la désobéissance, voire la trahison. Ce fut le cas du dénommé Fortunatus, dont le maître était Lucius Antistius Vetus, nommé procurateur d’Asie en 64 av. J. –C., et beau-père de Rubellius Plautus, que Néron avait fait tuer en 62 av. J.-C., craignant un complot de sa part. De retour à Rome, Vetus et sa fille Antistia Politta, veuve de Plautus, subirent à leur tour les attaques de Néron. L’historien Tacite ne nous explique pas les raisons du comportement de Fortunatus mais il nous dit que, par trahison, cet affranchi poussa son maître et sa famille à se suicider, décision prise par Vetus afin de ne pas céder aux revendications venues de son ancien esclave[24]. Ce dernier avait donc porté des accusations « après avoir détourné les biens de son maître ». Est-ce par le chantage qu’il arriva à ses fins, en l’accusant d’être le complice de son gendre Rubellius, auquel cas l’affranchi aurait été, là encore, l’instrument de Néron ? Cela semble crédible lorsqu’on apprend, dans un passage des Annales[25], que Fortunatus s’était associé à Claudius Demianus, que Néron avait fait libérer à la suite d’une arrestation décidée par le même Vetus. Motivé par la vengeance, Demianus, soutenu par Néron, trouva de fait en Fortunatus un acolyte intéressé et vénal. Une inscription datant du règne de Trajan nous informe également sur cet affranchi. Il s’agit d’une dédicace en l’honneur d’un collège cultuel dédié à Silvanus, bien datée par les noms des consuls de l’année et qui correspondrait à 108 apr. J.-C[26]. Cette dédicace nous permet de lire les tria nomina d’un affranchi impérial : Tiberius Claudius Fortunatus, et de supposer que ce dernier était le même personnage que celui de l’épisode rapporté précédemment. En effet, à la mort de son ancien maître, Lucius Vetus, Fortunatus avait très bien pu passer dans la familia de l’empereur Néron, faisant de lui un affranchi impérial, dont il porterait désormais la nomenclature, puisque l’affranchi romain portait les tria nomina du maître qui l’avait libéré ou de celui à qui il était vendu par la suite. Cependant, la marque de son statut servile résidait toujours dans le cognomen qui était son ancien nom d’esclave. La fidélité prouvée à Néron par l’acte commis ainsi que la titulature sur cette inscription rendent, par conséquent, cette explication plausible.

Un autre épisode du règne de l’empereur Néron fut illustré par la déloyauté d’un affranchi et se déroula lors de la conjuration de Pison, fomentée durant les fêtes dédiées à Cérès. L’un des conjurés, Scevinus, avait un affranchi nommé Milichus. Un soir, celui-ci reçut de son maître l’ordre d’aiguiser un poignard ; or, il s’agissait d’une arme que Scevinus portait sans cesse sur lui, comme un objet sacré[27]. De plus, il ordonna à Milichus de préparer tout un nécessaire de secours[28]. Deux orientations sont proposées par l’historien afin de comprendre le geste de Milichus, qui finira par mettre au grand jour les machinations de son maître. D’une part, inquiet et soupçonneux de la tournure que prenaient les événements, voyant notamment que Scevinus en était même arrivé – comme s’il préparait son testament – à offrir de l’argent et la liberté à ses esclaves favoris, l’affranchi l’aurait trahi en dernier recours, ce qui aurait pu être considéré comme un signal positif, destiné à sauver son patron d’un crime irréparable. Cependant, c’est la perfidie, version privilégiée par Tacite, mue par une âme servile, qui aurait conduit l’affranchi à révéler avec empressement le secret stratagème de Scevinus. Le vocabulaire typiquement tacitéen employé ici dépeint l’affranchi, dont la condition inférieure d’ancien esclave est rappelée[29] : seruilis animus, perfidia, immensa pecunia, potentia, tous termes opposés, dans la suite de la phrase, à ceux que le devoir demande d’un serviteur : fas, salus patroni, libertatis memoria. Milichus, agissant en « perfide », avait brisé la confiance due à son ancien maître, exprimée dans le mot fides, dont la racine est aussi celle de foedus : le pacte, l’alliance. Bien sûr, la motivation de l’affranchi était purement opportuniste et financière, et c’est effectivement ce qui arriva : Néron, une fois averti et le complot déjoué, donna lieu à de vastes représailles sanglantes dans la cité, tandis que l’affranchi était honoré et se confortait de ces largesses[30]. Toutes ces figures de liberti jalonnant le règne des Julio-Claudiens, en particulier celui de Néron, permettent finalement de mieux cerner les intentions politiques de l’empereur car les affranchis en étaient les instruments et la main armée, réalisant souvent dans l’ombre ce que l’empereur ne pouvait se permettre de faire ouvertement. Cependant, face à la condition sociale des affranchis impériaux répondaient le mépris et l’ironie des citoyens de haute naissance, relayés ici par les écrits de Tacite, qui ne gardait le plus souvent d’eux que l’image d’anciens esclaves, rappelant que « quels que soient leur puissance, leurs richesses, les honneurs qu’ils obtiennent, on les confond plus facilement avec les esclaves qu’avec les ingénus[31] ».

La période de troubles : de juin 68 à décembre 69 apr. J. –C. 

Galba et le zèle d’Icelus

À la mort de Néron, la situation politique de Rome apparaissait très chaotique et la présence influente des affranchis impériaux reflétait bien cette instabilité. En effet, dans les textes de Tacite, ces événements nous sont retracés en montrant l’urgence d’une décision à prendre ou l’annonce de nouvelles fausses ou trop vite dévoilées. Le style de l’écrivain est, par ailleurs, très clair lors de ces narrations au cours desquelles le lecteur semble assister à de véritables scènes théâtrales. Ronald Mellor, dans son ouvrage sur Tacite, explique aussi parfaitement le dessein de l’historien, soucieux de décrire une société où le pouvoir se mettait en scène. Les missions octroyées aux affranchis suivirent donc l’atmosphère de cette année durant laquelle trois empereurs se succédèrent au pouvoir.

La première période, durant laquelle Galba succéda à Néron, en juin 68, rapportée, cette fois, selon les propos du biographe Suétone, montre que le futur empereur fut très vite assisté de son affranchi, nommé Icelus[32] dont les partisans de Néron avaient néanmoins reçu l’assurance que le corps de l’empereur fût brûlé tout entier, selon sa volonté. Ayant été jeté en prison au début des émeutes[33] contre Néron, il venait d’être libéré, une fois son maître parvenu au pouvoir ; l’affranchi avait, par conséquent, toute latitude pour exercer sa propre influence. Il la mit d’ailleurs en œuvre dès sa libération puisque c’est lui qui, le premier, annonça à Galba la nouvelle de la mort de Néron, après avoir parcouru rapidement le voyage de Rome jusqu’en Espagne, en sept jours, alors qu’il est précisé que l’été était déjà chaud[34]. Jusqu’en janvier 69, période où des tensions naquirent en défaveur de l’empereur Galba, ce dernier, réalisant que son avenir était incertain, accorda de nombreuses faveurs à trois personnages qui l’avaient servi avec zèle. Parmi eux, Icelus, aux côtés du légat d’Espagne, Titus Vinius et du préfet du prétoire, Cornelius Laco, que Tacite qualifie avec force termes dévalorisants[35]. L’affranchi Icelus avait, de plus, reçu le droit de porter l’anneau d’or, symbole de l’entrée dans l’ordre des chevaliers et put dans le même temps porter le cognomen Marcianus, usité dans ce rang social[36], ce que sa nomenclature définitive nous permet de constater : Servius Sulpicius Icelus Marcianus[37]. Il chercha même à postuler pour le grade supérieur de l’ordre équestre, la préfecture du prétoire mais l’assassinat de Galba, quelques jours plus tard, le 15 janvier, stoppa ses velléités de pouvoir personnel et il fut exécuté en public.

Othon et la fidélité d’Onomastus

Préparant le changement, Othon, alors général de l’armée romaine, fomentait un complot destiné à se hisser à la tête de l’Empire. Là encore, Onomastus, l’un de ses affranchis les plus dévoués, était prêt à le servir aux moments les plus importants[38]. Cet affranchi devint donc le complice le plus proche d’Othon, puisqu’il initia un stratagème fameux qui se déroula le 15 janvier 69. Ayant recruté ses acolytes au sein de l’armée, parmi lesquels Barbius Proculus, un tesserarius, soldat chargé de faire circuler parmi la légion la tessera qui était le morceau de bois ou de métal sur lequel était inscrit l’ordre d’un commandant, ainsi que Veturius, un optio, soldat subalterne. Ce choix n’était pas étonnant puisqu’Othon comptait ses plus fidèles alliés dans l’armée et qu’il cherchait à s’attacher les soldats en leur versant des pots-de-vin ou en aidant en sous-main des soldats et des gardes impériaux[39]. Ce jour du 15 janvier marqua donc la réalisation du complot crucial contre Galba : dès le matin, Othon alla présenter ses respects à Galba, au palais impérial, puis attendit le signal convenu[40]. Ce moment, rapporté par Suétone, s’enrichit de détails comme le lieu fixé, qui était l’endroit du Forum situé près du temple de Saturne, autour du milliaire d’or ; nous apprenons ensuite qu’Othon s’était tout d’abord caché dans une litière de femme puis, en étant descendu, il s’était mis à courir mais qu’arrêté en chemin par une de ses chaussures qui s’était délacée, il fut soudain entouré par des soldats qui le portèrent jusqu’au Forum et le proclamèrent empereur, imperator consalutatus. Cependant, là où l’historien Suétone, dans son récit de cet épisode, ne fait mention que d’un anonyme liberto nuntiante, c’est dans les propos de Tacite qu’il faut lire l’identité de cet affranchi qui est bien celle d’Onomastus[41]. La présence de l’affranchi va, de plus, être précisée à un autre endroit, lorsque l’historien déclare qu’Othon « s’était appuyé sur son affranchi », innixus liberto, « en passant par la domus Tiberiana dans le quartier du Vélabre et que, de là, il devait parvenir sur le Forum,  à la borne du Milliarum aureum, près du temple de Saturne, où vingt-trois éclaireurs le saluèrent du titre d’empereur ». Le geste d’Onomastus, exprimé dans innixus liberto, fut sujet à diverses interprétations, comme celle de Paul Noyen et Gabriel Sanders, qui se sont interrogés sur la signification de cette remarque présente uniquement chez Tacite[42] et sur la cause d’une possible défaillance d’Othon. S’était-il vraiment senti mal, comme le propose Suétone, qui rapporte des rumeurs d’une possible fièvre, l’obligeant à quitter le palais de Galba, après l’annonce de son affranchi ? Cette hypothèse est peu plausible puisqu’Othon avait une excuse toute trouvée avec la venue des architectes qui l’attendaient chez lui et n’allait pas, par conséquent, en trouver une deuxième. De plus, le geste d’aide de l’affranchi intervient au moment de la fuite d’Othon, dont la chronologie est à suivre grâce aux détails fournis par Suétone, Tacite et Plutarque. En effet, selon Suétone, Othon s’enfuit du palais de Galba par une porte dérobée ; il monte dans une litière de femme ; ses porteurs, fatigués, vont abandonner en chemin ; Othon descend de la litière et se met à courir vers le Forum[43] ; une de ses chaussures se délace, il s’arrête ; les premiers soldats l’entourent pour le porter en triomphe. Seul Tacite mentionne qu’il s’était appuyé sur son affranchi  au cours de ce trajet, dans le Vélabre. Plutarque, de son côté, mentionne bien qu’il était à pied, en descendant du palais de Tibère vers le Forum, donc il n’avait plus ses porteurs[44]. On peut alors avancer l’idée que, si Othon avait descendu les pentes de la colline du Palatin en courant, il n’était pas illogique que sa chaussure se fût délacée et que, retardé, son affranchi lui ait apporté son soutien. C’est à partir de ce moment que ses partisans l’ont reconnu et l’ont entouré pour le porter sur le Forum.

Si Tacite a évoqué ce moment important pour la suite du récit, c’est que l’historien cherchait aussi à creuser la part psychologique de ceux qu’il mettait en avant. La signification du geste de l’affranchi, exprimé par le verbe innitor, est bien à comprendre comme une manifestation de pur soutien physique, illustrant de nouveau la proximité entre l’affranchi et son ancien maître. Plusieurs occurrences existent en effet avec ce sens propre[45], même si Othon, à cet instant, se reposait aussi entièrement sur Onomastus, au sens figuré, car c’est lui qui avait initié le complot, avait prévenu son ancien maître et l’avait suivi dans sa course effrénée jusqu’à sa reconnaissance comme empereur.

Vitellius et le sacrifice d’Asiaticus

Les liens entre l’affranchi et son patron étaient donc basés sur la confiance et la fidélité, qualités qui permettront souvent au patronus d’accéder au pouvoir suprême. Les affranchis impériaux pouvaient ainsi apparaître comme des « faiseurs » d’empereurs et tenaient vraiment des rôles clés dans ces parcours d’intrigues où chacun était prêt à tout pour parvenir à ses fins. A la lumière des écrits de Tacite, Ronald Mellor a parfaitement décrit ces affranchis impériaux quand il les compare à des « Raspoutine [46] ». L’empereur savait qu’il pouvait compter sur ses serviteurs qui lui devaient respect et fidélité en accomplissant leurs devoirs, matérialisés dans l’obsequium, les operae et les bona[47]. Certains de ces empereurs abusèrent, néanmoins, de cette dépendance en outrepassant leur pouvoir sur des individus qu’ils tenaient entre leurs mains. Ainsi Vitellius, prince avide de luxure, s’était entiché d’un jeune esclave d’origine orientale nommé Asiaticus. Ce dernier, considéré comme un objet de plaisirs s’était enfui devant cette situation répugnante. Pourtant, Vitellius le retrouva à Pouzzoles alors qu’il vendait du vin aigre : en tant qu’esclave en fuite, il encourait la mort de la main de son maître mais le futur empereur lui fit subir ses désirs d’autrefois, entraves aussi dégradantes. D’autant plus que Vitellius sut agir avec une cruauté machiavélique, que nous décrit là encore Tacite[48]. Ce passage nous démontre que, par trois fois, Vitellius fit souffler le chaud et le froid sur le sort d’Asiaticus : tout d’abord, après l’avoir jeté aux fers, il le délivra aussitôt ; ensuite, l’ayant vendu comme gladiateur à un laniste, il le lui enleva de façon soudaine, probablement de peur qu’il ne meure à la fin d’un combat ; enfin, ayant procédé à sa manumissio, il lui accorda le droit des anneaux d’or, c’est-à-dire l’accès au rang équestre, tout en l’ayant pourtant désigné auprès de son entourage comme une souillure pour l’ordre équestre. Cette attitude qui relèverait de la torture psychologique, Asiaticus l’endura au point de finir par ressembler à son ancien maître. Cet affranchi illustra la honte qui se déversait à cette époque sur Rome, à l’instar de ses prédécesseurs de l’époque néronienne[49]. Endurci par les épreuves qu’il avait endurées, il usa finalement de son influence auprès de l’empereur pour accéder au sommet du pouvoir. Ainsi, à l’issue de la campagne militaire menée contre les troupes d’Othon, et principalement la bataille de Bédriac, dans la plaine du Pô, en avril 69, les troupes de Vitellius manifestèrent leur loyauté envers le nouvel empereur en réclamant que son affranchi, Asiaticus, intégrât l’ordre des chevaliers. Comblé de richesses, ce dernier vécut jusqu’en décembre 69, à la mort de Vitellius, où il subit le supplicium seruile, c’est-à-dire la crucifixion, le châtiment réservé aux esclaves, sur ordre de Mucien, émissaire de Vespasien[50].

Ces trois affranchis, ayant accompli des parcours dignes de grands personnages romanesques, révèlent finalement bien les excès qu’ils pouvaient aussi afficher dans leur comportement ou leurs élans dus à la volonté d’être utiles au pouvoir et à l’empereur qu’ils servaient. Cependant, une fois ce pouvoir déchu, comme ce fut le cas pendant cette « année des trois empereurs », leur propre existence se révélait aussi ténue et aussi fragile que lui, si bien que leur condition originelle d’esclave ressortait, ce qui s’était traduit effectivement pour deux d’entre eux par le châtiment public qui leur était réservé.

Conclusion

Ainsi, c’est grâce à ces différentes figures d’affranchis impériaux que nous venons d’étudier et qui exercèrent leurs fonctions de serviteurs auprès des premiers personnages de Rome, qu’on réalise combien leur place fut parfois ambigüe. En effet, ce lien de confiance, de con-fid-ence qui devait exister entre l’empereur et son ancien esclave devenu libre, mais qui était aussi la trace de cette ancienne servilité, entravait ces affranchis dans leur propre parcours personnel. Dépendants du pouvoir, c’est en agissant de façon transgressive que les plus ambitieux devinrent aussi les plus influents, éclipsant les propres décisions de l’empereur, notamment durant le règne de Claude, avec les célèbres Narcisse et Pallas. L’interaction entre l’empereur et ses affranchis était présente à chaque moment, public ou privé, créant souvent une porosité entre ces deux sphères. Nous pouvons néanmoins constater que ces épisodes de l’histoire romaine donnèrent lieu à de formidables récits d’historiens, ceux de Tacite ou Suétone mais aussi de Plutarque ou de Dion Cassius, où le drame se mêle à l’anecdote, ménageant l’attente du lecteur ou le précipitant dans l’urgence d’un événement, le tout orchestré par les manœuvres de ces affranchis impériaux, tiraillés entre la macula de leur naissance servile et leur position influente au sein de l’aula impériale. Cette situation sociopolitique ne fut pourtant pas inhérente à celle de l’époque romaine du Haut-Empire car il pourrait être intéressant de l’étudier de manière comparée entre l’attitude zélée ou intéressée de certains affranchis et l’obséquiosité des courtisans auprès d’un roi. Les réflexions menées dans cette étude permettent, en outre, de s’interroger sur la force du lien existant entre le maître et son esclave, puis de la relation entre le patron et son affranchi, en particulier quand ce maître est l’incarnation du pouvoir, ainsi que sur les limites ou les faiblesses que cet état de fait pouvait engendrer dans une société fondée sur de telles bases.


[1] Le thème des affranchis à Rome, qui fut le sujet de ma thèse, Gurvane Wellebrouck, Présence et ambitions des affranchis dans l’Empire romain, sous la direction de Gérard Capdeville, Université Paris-IV Sorbonne, 2016 (thèse non publiée), fut l’objet de travaux d’envergure tels ceux de Gérard Boulvert, Les esclaves et les affranchis impériaux sous le Haut-Empire romain, rôle politique et administratif,  Naples, Jovene, 1970 ou de Henrik Mouritsen, The Freedmen in the Roman World, Cambridge, 2011. Au-delà de l’étude du statut ambigu de ces anciens esclaves, que Rome continue à voir porteurs de la macula servile mais auxquels elle accorde certains droits échus aux citoyens, il faut aussi considérer la place souvent influente qu’ils prirent au sein de la société romaine, face aux citoyens de naissance libre, et, pour les affranchis impériaux, leur poids dans l’évolution du cadre politique et administratif au Ier siècle de l’Empire. C’est la démarche engagée dans cette étude, où est exposée la présence des affranchis impériaux, et comment ces derniers, serviteurs et instruments du Prince pouvaient refléter les velléités des aspirants au pouvoir comme celles de la familia des Césars.

[2] Cette période dite des « quatre empereurs », de mars 68 à décembre 69 apr. J.-C., voit la fin du règne de Néron et l’irruption des légions provinciales dans l’appareil politique romain. En effet, après le suicide de Néron, il n’y a pas d’héritier direct désigné, ce que les armées situées dans les provinces comprirent en portant au pouvoir successivement Galba, alors en Hispanie, Othon, ancien gouverneur de la Lusitanie et Vitellius, chef des légions de Germanie. Sur ce rôle des légions dans les provinces sous l’empire, Patrick Le Roux, le Haut-Empire romain en Occident, d’Auguste aux Sévères, Seuil, 1998. Au début des Histoires, Tacite clame, en effet, qu’à la mort de Néron, « le secret de l’Etat venait d’être révélé : un empereur pouvait se faire autrement que dans Rome », Histoires, I, 4.

[3] Dans son ouvrage, Jean Louis Augier est d’avis que les Annales, œuvre ultime de l’historien, « quoique inachevées n’en sont pas moins le sommet de Tacite. Elles nous livrent sa pensée suprême sur l’Empire et sa dernière conception de l’art d’un écrivain. Le sujet est celui de la déchéance totale de Rome dans l’esclavage d’empereurs indignes de leur haute mission. La Cour –favoris, femmes et affranchis- déchaîne les intrigues. », Tacite, Paris, Seuil, 1969.

[4] Tacite, Histoires, I, 1. (les sources antiques de cette étude ont été consultées dans la collection Budé, Les Belles-Lettres, Paris).

[5] À la lecture des écrits du biographe Suétone, les affranchis de Claude, à qui il consacre de nombreux passages, furent parmi les plus célèbres à recevoir les largesses impériales, parmi lesquels les anciens esclaves d’origine grecque Narcisse, Pallas et son frère Félix, ou encore Polybe : Claude, V, 28 ; V, 37.

[6] Tacite, Annales, XIV, 3, 3 : Obtulit ingenium Anicetus libertus, classi apud Misenum praefectus et pueritiae Neronis educator : « L’affranchi Anicetus offrit ses talents, en tant que préfet de la flotte de Misène et comme celui qui avait pris soin de l’enfance de Néron. »

[7] Tacite, Annales, XIV, 3, 3 : ac mutuis odiis Agripinnae inuisus : « il haïssait Agrippine autant qu’il en était haï. »

[8] Suétone, Néron, VI, 4-5 : trimulus patrem amisit (…) nutritus est sub duobus paedagogis saltatore atque tonsore : « il perdit son père à l’âge de trois ans et son éducation fut confiée aux soins de deux pédagogues, l’un danseur, l’autre barbier. »

[9] Tacite, Annales, XIV, 3 : imprudentia dum se Agrippinam esse utque subueniretur matri principis clamitat, contis et remis et quae fors obtulerat naualibus telis conficitur : « elle eut l’imprudence de s’écrier qu’elle était Agrippine, qu’on sauvât la mère du prince et elle fut tuée à coups de crocs, de rames et d’autres instruments qui tombaient sous la main. »

[10] Ibidem, XIV, 8, 4-5 : respicit Anicetum, trierarcho Herculeio et Obarito centurione classiario comitatum : ac si ad uisendum uenisset, refotam nuntiaret, sin facinus patraturus, nihil se de filio credere ; non imperatum parricidium. Circumsistunt lectum percussores et prior trierarchus fusti caput eius adflixit. Iam in mortem centurioni ferrum destringenti protendens uterum « uentrem feri » exclamauit multisque uulneribus confecta est : « elle aperçoit Anicetus, accompagné du triérarque Herculeus et d’Oloarite, centurion de la flotte : s’il était venu pour la voir, qu’il annonce qu’elle était remise mais si c’était pour commettre un meurtre, elle en croyait son fils innocent ; qu’il n’avait pas ordonné un parricide. Les assassins se tiennent autour de son lit et le triérarque le premier lui asséna un coup de bâton sur la tête. Au centurion qui tirait alors son glaive pour lui donner la mort, elle lui cria de la frapper au ventre et elle expira sous de nombreux coups. »

[11] Ibidem, XIV, 7, 5 : ad eam uocem Nero illo sibi die dari imperium auctoremque tanti muneris libertum profitetur : « à l’instant Néron s’écrie que c’est en ce jour qu’il reçoit l’empire et qu’il tient de son affranchi ce magnifique présent. »

[12] Ibidem, XIV, 62, 3 : igitur accitum eum Caesar operae prioris admonet (…) locum haud minoris gratiae instare, si coniugem infensam depelleret. Nec manu aut telo opus : fateretur Octauiae adulterium. Occulta quidem ad praesens,  sed magna ei praemia et secessus amoenos promittit, uel, si negauisset, necem intentat : « César, l’ayant fait mandé, lui rappelle son précédent service (…) le moment de recueillir une non moins grande reconnaissance arrivait, à condition qu’il écarte Octavie, son ennemie. Point n’était besoin de sa main ni d’une arme : il aurait juste à avouer son adultère avec Octavie. Secrètes pour l’instant, il lui promet néanmoins d’importantes récompenses et des retraites agréables, mais, s’il refusait, c’est la mort qui l’attendait. »

[13] Ibidem, XIV, 62, 4 : ille, insita uaecordia et facilitate priorum flagitiorum, plura etiam quam iussum erat fingit  plura etiam quam iussum erat fingit fateturque apud amicos, quos uelut consilio adhibuerat princeps : « celui-là, comme la démence s’était introduit en lui ainsi que la facilité née de ses premiers crimes, invente plus de mensonges que ce qu’on lui avait ordonné et passe aux aveux, devant des proches que le prince avait réunis en guise de conseil. »

[14] Tacite, Annales, XV, 45, 2 : « Cet affranchi-là était prêt à toutes sortes d’infamies. » Le terme flagitium est encore employé par l’historien pour parler des exactions commises par Claudius Demianus en Asie (Annales, XVI, 10).

[15] Ibidem, XIV, 62, 4 : tum in Sardiniam pellitur, ubi non inops exilium tolerauit et fato obiit : « il est alors relégué en Sardaigne, il supporta un exil non dénué de richesses et y finit sa destinée. »

[16] CIL, VI, 8758 : dis manibvs / Ti(berii) Clavdi Aniceti / Neronis Avgvsti  lib(erti) / ….cvbicvlo / (…)s fecit : « Aux dieux Mânes de Tiberius Claudius Anicetus, affranchi de l’empereur Néron. (…)s, préposé à la chambre, a réalisé ceci. »

[17] Ronald Mellor, Tacitus, 1993, p.52 : Tacitus not only judge politics in moral terms but he saw political change, especially  the loss of senatorial liberty, as deeply affecting moral values : « Tacite ne juge pas seulement les politiques en des termes moralisateurs mais il a réalisé aussi le changement en politique, spécialement la perte de la liberté chez les sénateurs, comme une profonde affection des valeurs morales. »

[18] Dion Cassius, LX, 31 : τέως μὲν γὰρ οἱ Καισάρειοι πάντες ὡμολόγουν αὐτῇ, καὶ οὐδὲν τι οὐκ ἀπὸ κοινῆς γνώμης ἐποίουν· ἐπεὶ δὲ τὸν Πολύβιον, καίτοι καὶ ἐκείνῳ πλησιάζουσα, καὶ διέβαλε καὶ ἀπέκτεινεν, οὐκέτι αὐτῇ ἐπίστευον : « tous les Césariens, en effet, jusque-là parlaient comme elle, et rien ne se faisait que d’un commun accord ; mais quand elle eut, malgré ses accointances avec lui, accusé et fait périr Polybe, ils n’eurent plus confiance en elle. »

[19] Tacite, Annales, XI, 37, 2-4 : prorumpit Narcissus denuntiatque centurionibus et tribuno, qui aderat, exequi caedem : ita imperatorem iubere. Custos et exactor e libertis Euodus datur ; isque raptim in hortos praegressus repperit fusam humi. (…) Adstitit tribunus per silentium, at libertus increpans multis et seruilibus probris : « Narcisse sort avec violence et déclare aux centurions et au tribun qui était là, de constater que le meurtre allait à son terme : que c’était ce que l’empereur ordonnait. Parmi les affranchis, Evodus est nommé pour surveiller et vérifier ; celui-ci, les ayant aussitôt précédés dans les jardins, la trouve étendue par terre. (…) Le tribun se tient debout, en silence, mais l’affranchi se répand en injures nombreuses et dignes d’un esclave. »

[20] Ibidem, XI, 38, 2.

[21] Georges Fabre, Libertus. Recherches sur les relations patron-affranchi à la fin de la République, 1981, déclare que l’affranchi, selon la lex Pompeia des parricidiis, de 54 av. J.-C., du fait du lien avec son ancien maître, est considéré comme proche parent et de ce fait, s’il est meurtrier de son patron, il encourt la peine de parricide, le condamnant à « être enfermé dans un sac de cuir et précipité dans le fleuve le plus proche ou dans la mer », Institutes, IV, 18, 6.

[22] Tacite, Annales, XV, 45, 3 : tradidere quidam uenenum ei per libertum ipsius, cui nomen Cleonicus, paratum iussu Neronis uitatumque a Seneca proditione liberti seu propria formidine, dum per simplicem uictum et agrestibus pomis, ac si sitis admoneret, profluente aqua uitam tolerat : « on raconte même que du poison fut préparé pour lui, par son propre affranchi, nommé Cleonicus, sur ordre de Néron mais qu’il fut évité par Sénèque, soit par l’aveu de l’affranchi, soit par sa propre crainte, en raison de sa nourriture simple, faite de fruits des champs, et si la soif se faisait sentir, il se maintenait en bonne santé avec de l’eau courante. »

[23] Ibidem, XIII, 1, 2 : quippe et Silanus diui Augusti abnepos erat : haec causa necis. Ministri fuere P. Celer eques Romanus et Helius libertus, rei familiari principis in Asia impositi. Ab his proconsuli uenenum inter epulas datum est, apertius quam ut fallerent. : « en effet, Silanus était l’arrière-petit-fils d’Auguste : ce fut la cause de sa mort. Le chevalier romain Publius Celer et l’affranchi Helius en furent les instruments, alors qu’ ils avaient été assignés en Asie pour se charger des biens domestiques du prince. C’est par eux que le poison fut donné au proconsul, lors d’un banquet, tellement ouvertement que personne ne s’y trompât. »

[24] Tacite, Annales, XVI, 10, 2 : sed initium detegendae saeuitiae praebuit interuersis patroni rebus ad accusandum transgrediens Fortunatus libertus. : « mais cette haine attendait, pour éclater, une occasion : l’affranchi Fortunatus la fournit, en accusant son maître, après l’avoir ruiné. »

[25] Ibidem, XVI, 10 : adscito Claudio Demiano, quem ob flagitia uinctum a Vetere Asiae proconsule exoluit Nero in praemium accusationis : « il se fit appuyer de Claudius Demianus, que Vetus, proconsul d’Asie, avait emprisonné pour ses infamies et que Néron mit en liberté en récompense de sa délation. »

[26] CIL, VI, 630 : Silvano sacrvm sodal(icio) / eivs et Larvm donvm / posvit Ti(berius) Clavdivs Avg(usti) / lib(ertus) Fortvnatvs  a / cvra amicorvm / idemqve dedicavit / et epvlvm dedit / decvris n(umero) IIII / k(alendis) Avgvstis C(aio) Min / cio Fvndano et / C(aio) Vettennio se / vero co(n)s(ulibus) : «  Tiberius Claudius Fortunatus, affranchi impérial a consacré ceci à Silvain comme cadeau pour sa confrérie et aux Lares grâce au soin de ses amis ; lui-même l’a dédicacé et a donné un repas aux décuries, au nombre de quatre. Le jour des Calendes d’Août, sous le consulat de Caius Minicius Fundanus et de Caius Vettenius Severus. »

[27] Tacite, Annales, XV, 53, 2 : primas sibi partes expostulante Scaeuino, qui pugionem templo Salutis in Etruria siue, ut alii tradidere, Fortunae Ferentino in oppido detraxerat gestabatque uelut magno operi sacrum : « réclamant le premier rôle, Scevinus, qui avait enlevé un poignard dans le temple du Salut, en Etrurie, ou, comme certains le rapportent, dans celui de la Fortune, dans la ville de Ferentinum, et la portait toujours comme s’il était destiné à un grand événement. »

[28] Tacite, Annales, XV, 54, 2-4 : Eamque curam liberto Milicho mandauit. (…) Postremo uulneribus ligamenta quibusque sistitur sanguis parari iubet idque eundem Milichum monet, siue gnarum coniurationis et illuc usque fidum, seu nescium et tunc primum arreptis suspicionibus, ut plerique tradidere. De consequentibus consentitur. Nam cum secum seruilis animus praemia perfidiae reptauit simulque immensa pecunia et potentia obuersabantur, cessit fas et salus patroni et acceptae libertatis memoria : « Il confia ce soin à l’affranchi Milichus (…) enfin, il charge ce même Milichus d’apprêter ce qu’il faut pour bander des plaies et arrêter le sang ; soit que cet affranchi connût la conjuration et eût été fidèle jusqu’alors, soit qu’il ignorât un secret dont le premier soupçon lui serait venu à cet instant même, comme la suite l’a fait dire à plusieurs. Quand cette âme servile eut calculé le prix de la perfidie, ne rêvant plus que trésors et puissance, elle oublia le devoir, la vie d’un patron, la liberté reçue. »

[29] Ces termes sont également employés quand l’historien veut décrire l’attitude ou le caractère de ceux qui, par exemple, agissent tels des esclaves, malgré leur haute naissance ; ainsi, Tigrane, choisi comme souverain de l’Arménie par Néron est-il présenté comme Cappadocum e nobilitate, regis Archelai nepos : « né d’un sang illustre en Cappadoce », sed quod diu obses apud urbem fuerat, usque ad seruilem patientiam demissus, « mais retenu longtemps comme otage à Rome, il en avait rapporté l’esprit lâche et rampant d’un esclave. », Annales, XIV, 26 ; de plus, les termes fides/perfidia sont souvent utilisés de pair pour illustrer le comportement dégradant ou versatile d’un homme politique, tel Fabius Valens qu’il présente comme Galbae proditor, Vitellio fidus et aliorum perfidia inlustratus : « traître à Galba, fidèle à Vitellius, il reçut quelque éclat de la perfidie des autres. », Histoires, III, 62 ou encore lors d’une décision de Vitellius après la débâcle des Othoniens : Vitellius credidit de perfidia et fidem absoluit : « Vitellius crut récompenser la perfidie mais ne fit qu’absoudre la fidélité », Histoires, II, 60. On peut citer encore Histoires, III, 61 ; Annales, I, 55.

[30] Ibidem, XV, 71, 2 : Milichus praemiis ditatus conseruatoris sibi nomen Graeco eius rei uocabulo adsumpsit : « Milichus, comblé de richesses, se donna pour nom un mot grec qui signifiait sauveur ».

[31] Gérard Boulvert, Domestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire romain : la condition de l’affranchi et de l’esclave du prince, Les Belles-Lettres, Paris, 1974, p.256.

[32] Suétone, Néron, XLIX : nihil prius aut magis a comitibus exegerat quam ne potestas cuiquam capitis sui fieret, sed ut quoquo modo totus cremaretur. Permisit hoc Icelus, Galbae libertus : « la première et principale promesse qu’il avait exigée de ses compagnons était qu’on n’abandonnât sa tête à personne, mais qu’on le brûlât tout entier, de quelque manière que ce fût. Icelus, affranchi de Galba, permit ceci. »

[33] Ibidem, XLIX : non multo ante uinculis exsolutus, in quae primo tumultu coniectus fuerat : « (Icelus) qui venait d’être délivré de la prison où on l’avait jeté au commencement de l’insurrection. »

[34] Plutarque, Vie de Galba, VIII : ῏Ην δὲ θέρος ἤδη, καὶ βραχὺ πρὸ δείλης ἧκεν ἀπὸ ῾Ρώμης ῎Ικελος ἀνὴρ ἀπελεύθερος ἑβδομαῖος. Πυθόμενος δὲ τὸν Γάλβαν ἀναπαύεσθαι καθ’ ἑαυτὸν ἐβάδιζε συντόνως ἐπὶ τὸ δωμάτιον αὐτοῦ, καὶ βίᾳ τῶν θαλαμηπόλων ἀνοίξας καὶ παρελθὼν ἀπήγγειλεν ὅτι καὶ ζῶντος ἔτι τοῦ Νέρωνος, οὐκ ὄντος δὲ φανεροῦ, τὸ στράτευμα πρῶτον, εἶτα ὁ δῆμος καὶ ἡ σύγκλητος αὐτοκράτορα τὸν Γάλβαν ἀναγορεύσειεν, ὀλίγον δὲ ὕστερον ἀπαγγελθείη τεθνηκὼς ἐκεῖνος : « on était au commencement de l’été : un soir, vers la fin du jour, un de ses affranchis, nommé Icelus, arriva de Rome au camp en sept jours. Ayant appris que Galba s’était déjà retiré dans sa tente, il y courut, entra malgré ses domestiques, et lui annonça que l’armée d’abord et le sénat ensuite, ne voyant pas paraître Néron, quoiqu’il fût encore en vie, l’avaient proclamé empereur, et que quelques instants après on avait appris sa mort. »

[35] Suétone, Galba, XIV : regebatur trium arbitrio, quos una et intra palatium habitantis nec umquam non adhaerentis paedagogos uulgo uocabant. Hi erant T. Vinius legatus eius in Hispania, cupiditatis immensae ; Cornelius Laco ex assessore praefectus praetorii, arrogantia socordiaque intolerabilis ; libertus Icelus, paulo ante anulis aureis et Marciani cognomine ornatus ac iam summae equestris gradus candidatus. His diuerso uitiorum genere grassantibus adeo se abutendum permisit et tradidit, ut uix sibi ipse constaret, modo acerbior parciorque, modo remissior ac neglegentior quam conueniret principi electo atque illud aetatis. : « il était gouverné par trois hommes qui logeaient dans l’intérieur de son palais et ne le quittaient point. On les appelait ses pédagogues. C’étaient T. Vinius, son légat en Espagne, homme d’une cupidité effrénée ; Cornelius Laco, qui de simple assesseur était devenu préfet du prétoire, et dont l’arrogance et la sottise étaient insupportables ; enfin l’affranchi Icelus, déjà décoré de l’anneau d’or et du surnom de Marcianus, et qui prétendait au suprême degré de l’ordre des chevaliers. Ces trois hommes, dominés par des vices différents, gouvernaient si despotiquement le vieil empereur, qu’il ne s’appartenait plus, tantôt trop dur et trop avare pour un souverain élu, tantôt trop faible et trop insouciant pour un souverain de son âge. » ; on retrouve la narration de cet épisode chez Plutarque, Galba, VII et Tacite, Histoires, I, 13.

[36] Paul Richard Carey Weaver, Familia Caesaris. A social study of the emperor’s freedmen and slaves, Cambridge, University Press, 1972, p. 87. L’auteur y livre une étude sur la nomenclature des affranchis et le port de leurs cognomina.

[37] Ségolène Demougin, Prosopographie des chevaliers romains Julio-claudiens (43 av. J. –C., 70 apr. J. –C.), Rome,  Publications de l’Ecole Française de Rome, 1992, 153, p. 546-547.

[38] Tacite, Histoires, I, 25, 1 : sed tum e libertis Onomastum futuro sceleri praefecit, a quo Barbium Proculum tesserarium speculatorum et Veturium optionem eorundem perductos : « mais alors, il donna l’initiative de ce futur crime à l’un de ses affranchis, Onomastus, qui s’adjoignit Barbius Proculus, un tesséraire des corps de garde et Veturius, sous-officier du même corps. ». Dans Galba, XXIV, Plutarque cite également ces deux personnages, accompagnant l’affranchi.

[39] Suétone, Othon, IV : nullo igitur officia ut ambitionis in quemquam genere omisso, quotiens cena principem acciperet, aureos excubanti cohorti uiritim diuidebat, nec minus alium alia uia militum demerebatur : « aussi n’omettant rien qui pût lui permettre de solliciter quiconque, à chaque fois qu’il recevait le Prince à sa table, il distribuait des pièces d’or par tête à la cohorte chargée de monter la garde et ce n’est pas autrement qu’il cherchait à s’attirer les bonnes grâces des soldats. »

[40] Ibidem, VI : deinde liberto adesse architectos nuntiante, quod signum conuenerat, quasi uenalem domum inspecturus abscessit, proripuitque se postica parte Paltii ad constitutum : « ensuite, un affranchi vint lui annoncer que les architectes étaient là, ce qui avait été convenu comme signal. Il quitta les lieux, prétextant qu’il allait visiter une maison à vendre et se précipita vers une sortie dérobée du Palais pour aller au rendez-vous. »

[41] Tacite, Histoires, I, 27, 1 : nec multo post libertus Onomastus nuntiat expectari eum ab architecto et redemptoribus, quae significatio coeuntium iam militum et paratae coniurationis conuenera:  « et peu de temps après, son affranchi Onomastus lui annonce qu’il est attendu par l’architecte et par les entrepreneurs, ce qui était le signal du rassemblement des soldats et de la préparation de la conjuration. »

[42] Paul Noyen, Gabriel Sanders, « Innixus liberto (Tacite, Histoires, I, 27) », L’Antiquité classique, tome 28, fasc.1, 1959, p.223-231.

[43] Suétone, Othon, VI : ac deficientibus lecticariis cum descendisset cursumque cepisset. De même, chez Dion Cassius, LXIV, 5.

[44] Plutarque, Vie de Galba, XXIV : καὶ διὰ τῆς Τιβερίου καλουμένης οἰκίας καταβὰς ἐβάδιζεν εἰς ἀγοράν, οὗ χρυσοῦς εἱστήκει κίων, εἰς ὃν αἱ τετμημέναι τῆς ᾿Ιταλίας ὁδοὶ πᾶσαι τελευτῶσιν : « il descendit le long du palais de Tibère et se rendit vers la place publique, là où se trouve le milliaire d’or, auquel aboutissent tous les chemins d’Italie. »

[45] Pline le Jeune, Lettres, VI, 16, 19 : Innitens seruolis duobus, assurexit et statim concidit : « S’appuyant sur deux jeunes esclaves, il se leva mais retomba aussitôt » ; Suétone, César, 57 : si flumina morarentur, nando traiciens uel innixus inflatis utribus : « si des fleuves lui faisaient obstacle, il les traversait à la nage ou appuyé sur des outres gonflées » ; ibidem, Néron, 43 : innixus umeris familiarum : « appuyé sur les épaules de ses proches. »

[46] Ronald Mellor, Tacitus, p.195 : « He provides the first, and perhaps the deepest, analysis of paranoid government, in which freedmen play upon the fears of the emperor to gain temporary bureaucratic victories. (…) There have always been Rasputins, eager and ready to lead their insecure master to disaster. » : « Il fournit le premier, et peut-être le plus précisément, l’analyse d’un gouvernement paranoïaque, dans lequel les affranchis jouent sur les peurs de l’empereur pour gagner provisoirement des victoires bureaucratiques. »

[47] Ces trois notions juridiques en vigueur au début du Principat sont à la base d’un chapitre développé par Gérard Boulvert dans lequel il déclare que « l’affranchi est toujours tenu d’obéir en toutes circonstances à son ancien maître et spécialement de remplir tous les services qu’il lui demandera » à tel point que les décisions d’exil ou de mort sont même l’expression de ce lien de dépendance et d’autorité entre le patronus et son affranchi. Gérard Boulvert, Domestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire romain : la condition de l’affranchi et de l’esclave du Prince, Annales littéraires de l’Université de Besançon, (CRHA, 9), Les Belles-Lettres, Paris, 1974, p.101-107.

[48] Suétone, Vitellius, XII : Hunc adulescentulum mutua libidinem constupratum, mox taedio profugum cum Puteolis poscam uendentem reprehendisset, coiecit in compedes statimque soluit et rursus in deliciis habuit ; iterum deinde ob nimiam contumaciam et furacitatem grauatus circumforano lanistae uendidit dilatumque ad finem numeris repente subripuit, et prouincia demum accepta manumisit, ac primo imperii die aureis donauit anulis super cenam, cum mane, rogantibus pro eo cunctis, detestatus esset seuerissime talem equestris ordinis maculam : « Ce dernier, par un commerce de prostitution mutuelle, alors qu’il était tout jeune homme, s’était enfui de dégoût. Alors que Vitellius l’avait repéré à Pouzzoles en train de vendre de l’eau vinaigrée, il lui fit mettre les entraves mais aussitôt le délivra et le tint de nouveau sous ses caprices ;  cependant, peiné à la longue de son esprit trop rebelle et de son penchant pour le vol, il le vendit à un laniste ambulant ; puis, voyant qu’il était réservé pour la fin du spectacle, il l’enleva soudain et l’affranchit seulement une fois qu’il eut reçu la charge d’une province ; au premier jour de son règne d’empereur, il lui accorda le droit à l’anneau d’or après un dîner, alors que le matin-même, il avait répondu à ceux qui demandaient cette faveur pour Asiaticus, qu’il repoussait très sévèrement une telle tache de l’ordre équestre. »

[49] Tacite, Histoires, II, 95, 2 : uetera odiorum nomina aequebat : « il égalait les anciens noms devenus odieux. » ; II, 57, 2 : foedum mancipium et malis artibus ambitiosum : « un esclave indigne et avide d’honneurs, au prix de funestes procédés. »

[50] Ibidem, IV, 11, 3 : Asiaticus (is enim libertus) malam potentiam seruili supplicio expiauit : « Asiaticus, qui était un affranchi, expia sa misérable puissance dans un supplice digne d’un esclave. »


Bibliographie complémentaire

Jean-Marie AndrÉ (dir.), L’histoire à Rome : historiens et biographes dans la littérature latine, Paris, PUF, 1974.

Gérard Boulvert, Les esclaves et les affranchis impériaux sous le Haut-Empire romain, rôle politique et administratif,  Naples, Jovene, 1970.

Domestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire romain : la condition de l’affranchi et de l’esclave du Prince, Annales littéraires de l’Université de Besançon, (CRHA, 9), Paris, Les Belles-Lettres, 1974.

Isabelle Cogitore, La légitimité dynastique d’Auguste à Néron à l’épreuve des conspirations, EFR, 2002.

Cynthia Couhade-Beyneix, Traîtres et trahisons dans la Rome antique, de la fin de la République au début de l’Empire, 2 vol., Paris, 2012 (thèse non publiée).

Ségolène Demougin, Prosopographie des chevaliers romains Julio-claudiens (43 av. J. –C., 70 apr. J. –C.), Rome, Publications de l’Ecole Française de Rome, 153, 1992.

Arnold Mackay Duff,  Freedmen in the early Roman Empire, Oxford, Clarendon Press, 1928.

Georges Fabre, Libertus. Recherches sur les rapports patron-affranchi à la fin de la République, Rome, (CEFR, 50), 1981.

« Les affranchis et serviteurs impériaux sous Domitien », Pallas, 40, 1994, p.337-355.

Jean-Louis Laugier, Tacite, Paris, Seuil, 1969.

Marcel Le Glay, La place des affranchis dans la vie municipale et dans la vie religieuse, MEFRA, 1990, p.621-638.

Ronald Mellor, Tacitus, New York-Londres, Routledge, 1993.

Paul Noyen, (dir.), « Innixus liberto (Tacite, Histoires, I, 27) », L’Antiquité Classique, Tome 28, fasc. 1, 1959.

Lily Ross Taylor,  Freedmen and freeborn in the epitahs of imperial Rome, AJP 82, 1961.

Ronald Syme, Tacitus, 2 vol., Oxford, Clarendon Press, 1958.

Susan Treggiari,  Roman Freedmen during the late Republic, Oxford, Clarendon Press, 1969.

Andrew Wallace-Hadrill, Patronage in Ancient Society, London, New York, Routledge, 1989.

Paul Richard Carey Weaver, Familia Caesaris. A social study of the emperor’s freedmen and slaves, Cambridge, University Press, 1972.

Aloys Winterling, Aula Caesaris. Studien zur Institutionalisierung des römischen Kaiserhofes in der Zeit von Augustus bis Commodus (31 v. Chr.-192 n. Chr.), Munich, R. Oldenburg, 1999.

Chypre sous la domination des Ptolémées : l’apport des inscriptions hellénistiques de Chypre

Anaïs Michel

 


Résumé : L’entrée dans le monde hellénistique coïncide du point de vue de l’île de Chypre avec la disparition des cités-royaumes autonomes et le début de la domination des Ptolémées, appelée à perdurer jusqu’à l’extrême fin de la période hellénistique. Cette chronologie particulière, ainsi que la position spécifique de Chypre dans le contexte diplomatique, économique et militaire de l’époque hellénistique confèrent à l’intégration de l’île dans le royaume lagide une dimension remarquable. Le corpus des inscriptions grecques de Chypre apporte un témoignage essentiel sur le statut de l’île vis-à-vis d’Alexandrie, et permet de conduire une étude approfondie des rapports entre les Ptolémées et la société locale. L’objet de notre contribution consiste en la présentation de cet ensemble documentaire méconnu, qui permet de nuancer certains jugements antérieurs sur la nature de la domination lagide et les modalités de la relation entre les Ptolémées et les cités chypriotes.


Anaïs Michel est membre scientifique de l’École française d’Athènes depuis septembre 2017. Docteur en archéologie, elle mène actuellement une étude épigraphique des décrets de la cité de Délos et participe à divers projets archéologiques en Grèce. Sa thèse, intitulée «Chypre à l’épreuve de la domination lagide. Recherches épigraphiques sur la société et les institutions chypriotes à l’époque hellénistique», porte sur l’histoire de l’île de Chypre à l’époque hellénistique et sur les rapports entre les cités chypriotes et les rois lagides.

anais.michel@efa.gr


Introduction

L’entrée dans le monde hellénistique coïncide du point de vue de l’île de Chypre avec la disparition des cités-royaumes autonomes et le début de la domination des Ptolémées, appelée à perdurer jusqu’à l’extrême fin de la période hellénistique[1].

Les inscriptions forment un ensemble méconnu qui met en lumière de nombreux aspects de la société chypriote hellénistique. Analysées en combinaison avec d’autres sources historiques (archéologiques, littéraires, papyrologiques et numismatiques), elles constituent une documentation importante et apportent des éclaircissements sur la nature et les modalités de la relation entre Chypre et les Ptolémées, l’organisation de l’armée et de la cour lagides, ainsi que sur les stratégies adoptées par les Lagides pour administrer leurs possessions en dehors de l’Égypte. Le corpus des inscriptions chypriotes de la période hellénistique se compose en majeure partie d’inscriptions votives[2], de bases de statues inscrites, trouvées en très grand nombre, notamment autour des sanctuaires d’Aphrodite à Palaepaphos, de Zeus à Salamine, et, dans une moindre mesure, d’Apollon Hylatès à Kourion. Un très grand nombre d’inscriptions funéraires ont également été découvertes, principalement à Kition et à Amathonte. Le corpus comporte en revanche un nombre très limité d’inscriptions publiques à caractère institutionnel : une petite dizaine de décrets, provenant pour la plupart de la cité de Kourion, un fragment de règlement écomonique provenant de Salamine, un règlement religieux découvert à Amathonte. Le profil singulier du corpus, fortement marqué par la présence de l’administration et des armées lagides, a contribué par le passé à isoler l’histoire hellénistique de Chypre des études épigraphiques.

Nous proposons d’explorer quelques pistes en vue de l’exploitation de cette documentation importante, qui échappe encore largement à l’attention des historiens du monde hellénistique.

Chypre et les inscriptions chypriotes à l’époque hellénistique

Contexte historique et réévaluation de la place de Chypre dans l’histoire hellénistique

Chypre connaît au IVe siècle[3] une série d’événements militaires et politiques majeurs qui conduisent, au tout début du IIIe siècle, à l’installation pérenne des agents de l’armée et de l’administration lagides sur l’île. L’ancienne organisation politique locale[4], qui reposait sur la division en cités-royaumes autonomes, et dont M. Iacovou identifie les prémices dans le courant du IIe millénaire[5], disparaît définitivement dans le dernier quart du IVe siècle, du fait des luttes auxquelles se livrent les Diadoques au lendemain de la mort d’Alexandre en 323.

Ce changement de système politique, première conséquence de l’entrée en scène des Ptolémées à Chypre, a déterminé rétrospectivement une grande partie des études consacrées à l’histoire hellénistique de l’île.

Le nombre et les frontières des cités-royaumes chypriotes ont fluctué avec le temps[6]. La nature et l’organisation interne de ces entités politiques originales demeurent controversées[7]. Bien que placées au cours de leur histoire sous l’autorité des rois d’Assyrie[8] puis d’Egypte[9], puis soumises aux rois de Perse[10], les cités-royaumes chypriotes conservèrent leur autonomie en matière de gestion interne et pratiquèrent des politiques diverses, notamment dans les domaines économique[11] et militaire[12]. Les conquêtes d’Alexandre[13], puis l’éclosion des royaumes hellénistiques, bouleversèrent les conditions d’existence des cités-royaumes. Si les premières n’entraînèrent pas la chute des dynasties locales, la mort du Macédonien eut pour conséquence directe de jeter les cités-royaumes chypriotes dans les guerres diadochiques, dont l’île fut l’un des principaux théâtres, avec la Grèce continentale et une grande partie de l’Orient méditerranéen.

La position géographique de l’île de Chypre en Méditerranée orientale et ses ressources (cuivre, bois, ateliers monétaires, chantiers navals) en firent un terrain d’affrontement majeur dans les conflits entre les Diadoques[14]. Du point de vue d’Alexandrie, l’île présente en effet des intérêts vitaux, permettant de garantir la sécurité du delta et de la vallée du Nil. Sa situation face à la Syrie[15] lui confère en outre un statut de première importance dans le dispositif géostratégique de Ptolémée fils de Lagos.

L’enjeu attaché à la possession de l’île de Chypre a, d’une certaine façon, participé à la constitution de deux grandes dynasties de l’époque hellénistique : la dynastie lagide et la dynastie antigonide. Réciproquement, le conflit qui mit aux prises au tournant des IVe et IIIe siècles Antigone, associé à son fils Démétrios, et Ptolémée, pour le contrôle des circuits égéens, précipita Chypre dans la nouvelle donne de l’époque hellénistique.

Dès l’année 321, Ptolémée manifesta ses premières velléités de rapprochement avec les rois chypriotes, pressé par l’agression de Perdiccas en Égypte. Il conclut ainsi une alliance avec les rois de Salamine, Soloi, Amathonte et Paphos.

Dans les années 316/315, les rois alliés à Ptolémée repoussèrent une première tentative de conquête de la part d’Antigone. En 313/312, Ptolémée exerça des représailles à l’encontre des rois chypriotes dont la fidélité ne lui semblait pas assurée, tout en confortant la position du roi Nicocréon de Salamine, institué garant des intérêts du Lagide sur l’île[16] : d’après le témoignage des sources littéraires[17], la cité de Marion, aurait été détruite à cette occasion. Les rois de Kition, de Lapéthos et de Kyrénia, également alliés à Antigone, subirent eux aussi les représailles de Ptolémée : le premier fut exécuté, les deux autres emprisonnés.

En 310, à la mort de Nicocréon, Ptolémée nomma son propre frère, Ménélas, stratège de Chypre. Celui-ci émit alors un monnayage d’or reprenant le répertoire et l’iconographie des rois de Salamine et portant au revers le signe représentant, en syllabaire chypriote, la première syllabe du titre royal (« pa »)[18]. Ce geste traduit un glissement capital dans la politique lagide. La disparition des dynasties locales[19] coïncide en effet avec l’affirmation des aspirations monarchiques de Ptolémée et, peut-être[20], avec l’avènement des fonctions du strategos. La victoire d’Antigone et de son fils Démétrios Poliorcète, à Salamine, en 306, freina temporairement l’installation lagide à Chypre. Antigone et Démétrios ceignirent à cette occasion le bandeau royal, imités un an plus tard par Ptolémée. Ce n’est qu’en 295/294 que Ptolémée remit la main sur Chypre, à la faveur des campagnes de Démétrios en Grèce.

Un changement de perspective

L’entrée de Chypre dans le dispositif géopolitique des Ptolémées représente un renversement fondamental de perspective pour les cités chypriotes, réunies pour la première fois sous l’autorité d’une puissance étrangère. Au contrôle indirect traditionnellement exercé par les Grands Rois de Perse qui leur assurait une autonomie encore effective du temps d’Alexandre, se substitua, dès le début du IIIe siècle, l’autorité directe des rois d’Alexandrie. La dynamique de recentrement[21] provoquée par la nouvelle configuration géopolitique de l’Orient méditerranéen est particulièrement manifeste pour Chypre : l’île, carrefour économique et culturel situé aux confins des grandes aires d’influence des époques archaïque et classique[22], est désormais au centre de l’échiquier politico-stratégique du monde hellénistique. Sa proximité géographique avec la capitale du royaume lagide, Alexandrie, a des répercussions sensibles dans les domaines militaire, politique, économique, culturel et religieux. Le développement d’une administration forte et généralisée tend à intégrer l’île de Chypre dans le royaume ptolémaïque, lui conférant un statut qui la distingue singulièrement des autres possessions extérieures lagides.

Ce changement de perspective suscite également des questions importantes pour l’histoire des identités. La spécialisation[23] dans ce domaine d’une partie des études chypriotes et la prospérité des discours visant – démarche qui n’est pas sans fondement dans l’antiquité –  à définir le kyprios charakter[24] rendent cette partie de l’enquête plus complexe, et plus pressante encore, à l’époque hellénistique.

Les sources épigraphiques

Le corpus des inscriptions de Chypre[25] est généralement méconnu. Bien qu’il ait fait l’objet par le passé d’initiatives individuelles[26] ou collectives (IG[27]), les historiens et les archéologues ne disposent pas, à ce jour, d’un recueil épigraphique regroupant de façon exhaustive l’ensemble des inscriptions chypriotes. Dans cette attente, ces textes, édités (quand ils ne sont pas simplement mentionnés), pour une grande partie, dans des publications ponctuelles[28] ou plus rarement monographiques (c’est le cas lorsque les corpus épigraphiques ont été insérés dans les publications de fouille[29]) souffrent de leur isolement dans le paysage historiographique. Cette lacune n’est pas sans conséquences sur l’étude de la société chypriote, et s’est révélée particulièrement dommageable pour l’histoire de l’île à la période hellénistique. Si plusieurs travaux se sont, en tout[30] ou en partie[31], fondés sur ce matériel[32], aucun ouvrage de synthèse n’exploite l’ensemble de la documentation épigraphique de la période hellénistique disponible à l’échelle de l’île.

Chypre et les Ptolémées : changements politiques et sociaux à Chypre à l’époque hellénistique

Chypre dans le dispositif politico-stratégique lagide : indices épigraphiques

La possession de Chypre constitue un enjeu majeur pour les Ptolémées et l’île occupe une place centrale dans le dispositif lagide[33].

La présence lagide à Chypre de la fin du IIIe siècle au troisième quart du ie siècle[34] se caractérise par l’occupation militaire de l’île, l’omniprésence des représentants du pouvoir royal dans les cités, le développement de la représentation honorifique et l’émergence d’un culte royal lagide.

Ces différents aspects sont bien visibles dans les sources épigraphiques. Deux inscriptions provenant de Paphos, capitale de la province lagide de Chypre à partir de la fin du IIIe siècle[35], et appartenant à la sphère diplomatique entre la dynastie séleucide et la dynastie lagide apportent sur ce point un témoignage intéressant. La dédicace[36] par le roi Démétrios II Nikatôr d’une base de statue en l’honneur de Ptolémée Philomètôr vers 145, atteste les rapports particuliers entretenus par le Lagide avec la dynastie séleucide dans une période de troubles intenses pour les deux dynasties[37].

La copie[38] d’une lettre d’Antiochos VIII adressée à Ptolémée Alexandre I en 109 présente elle aussi un intérêt majeur pour l’histoire de Chypre et de la dynastie lagide[39]. Il s’agit d’un document à caractère officiel, destiné à assurer la publicité de la décision d’Antiochos VIII d’accorder la liberté à la cité de Séleucie-de-Piérie. Sa présence à Paphos est significative : la cité, forte de la renommée de son sanctuaire à l’échelle méditerranéenne, est, à la date concernée, le siège d’une cour – lagide – locale et autonome, organisée autour du roi Ptolémée X Alexandre I. La présence d’une telle inscription à Paphos témoigne de la reconnaissance du statut de la cour de Paphos : l’île est soumise, tout autant que le territoire égyptien du royaume, aux conséquences de la bonne – ou mauvaise – entente des rois, y compris lorsque les troubles dynastiques divisent la monarchie ptolémaïque.

Une troisième inscription, provenant du sanctuaire d’Aphrodite à Palaepaphos, nous renseigne sur un aspect stratégique de la conquête lagide. Dédiée dans la première moitié du IIIe siècle, la base[40] de statue de l’architecte naval Pyrgotélès fut commandée par un souverain lagide, probablement[41] Ptolémée II Philadelphe. L’honneur accordé à Pyrgotélès, sans doute un Paphien, est unique dans le corpus chypriote : c’est la seule base conservée portant une dédicace émise par un Ptolémée. Une telle marque de reconnaissance royale n’est pas anodine dans le contexte des conflits militaires et économiques de l’époque hellénistique. Les imposants vaisseaux militaires, de combat ou de transport, font l’objet d’une véritable compétition technologique à l’époque hellénistique[42] : Chypre, riche en matières premières (bois, cuivre) et en main d’œuvre qualifiée, joue un rôle important dans le développement de la puissance lagide hors d’Égypte.

Le statut du stratège de Chypre est, lui aussi, particulièrement révélateur de la place de l’île de Chypre dans le dispositif ptolémaïque. Doté du titre de συγγενής (« Parent ») du roi, sa position dans la hiérarchie de cour lagide le hisse au-dessus des autres agents du pouvoir royal : l’importance du stratège de l’île est directement proportionnelle à celle de Chypre, la « perle »[43]  des possessions ptolémaïques. L’autorité du strategos est multiple. Premier représentant du roi à Chypre, il exerce son autorité dans les domaines militaire, administratif et, à partir de la fin du IIIe siècle, religieux[44].

La présence des armées lagides à Chypre est documentée par plusieurs types d’inscriptions : épitaphes et, plus rarement, épigrammes funéraires, dédicaces honorifiques, listes, décrets. Un document exceptionnel[45], comportant la copie d’un édit de Ptolémée Évergète II et une lettre du roi adressée directement aux troupes actives à Chypre, constitue le témoignage le plus éloquent de l’intégration de Chypre dans le système militaire lagide.

Promulguée par Ptolémée Évergète II en 145/144, cette ordonnance, conservée dans un état fragmentaire, constitue un témoignage explicite de la reprise en main de l’île de Chypre, à la suite de la guerre fratricide qui opposa le souverain à son frère Ptolémée Philomètôr[46]. L’édit d’amnistie nous informe indirectement que des représailles avaient été menées à l’encontre des partisans de Philomètôr, civils et militaires. La lettre adressée par le roi aux forces armées en position sur l’île révèle, quant à elle, les rapports privilégiés[47] que le roi entend entretenir avec ses soldats.

Ce texte offre sans doute le témoignage le plus explicite de l’intégration totale de Chypre dans le royaume lagide.

De nombreux documents épigraphiques attestent par ailleurs la présence de troupes lagides à Chypre. Une épigramme funéraire provenant de Kition est particulièrement explicite, tandis que des dizaines d’épitaphes d’étrangers[48], découvertes principalement à Amathonte et Kition, plaident en faveur de l’implantation de garnisons de mercenaires sur le territoire chypriote. Le bloc de marbre blanc inscrit[49], légèrement convexe, portant l’épigramme funéraire de Praxagoras, officier ἐπ’ἀνδρῶν (« commandant des hommes ») de l’armée lagide, rend compte de façon très concrète de la présence militaire à Chypre. L’origine de cet officier correspond par ailleurs aux nombreux témoignages de la présence des troupes crétoises dans les contingents militaires au service des Ptolémées[50].

Le culte royal lagide à Chypre

Un autre aspect important de la visibilité du pouvoir lagide à Chypre tient aux caractéristiques de la représentation honorifique des Ptolémées. Les bases de statue portant des dédicaces en l’honneur des souverains et de leurs représentants forment une part importante du corpus épigraphique chypriote. Au vu de la documentation épigraphique, le sanctuaire de Zeus à Salamine et le sanctuaire d’Aphrodite à Paphos, et, peut-être, dans une moindre mesure, celui d’Apollon Hylatès à Kourion, devaient constituer d’importantes galeries de statues. Les dédicants se répartissent en cinq grandes catégories : les dignitaires (officiers et administrateurs) de la cour lagide en poste à Chypre, les soldats groupés en koina[51], les cités, les prêtres et les agents du gymnase (gymnasiarques, lampadarques, agônothètes).

L’étude précise des formulaires dédicatoires, et notamment du recours aux formules prépositionnelles εὐνοίας et/ou εὐεργεσίας ἕνεκεν révèle qu’à Chypre seuls les représentants du pouvoir lagide prennent part à l’agôn honorifique.

Le culte royal relève d’un degré particulier du phénomène honorifique[52]. Nous regroupons sous ce terme les documents attestant l’existence d’un attachement de type religieux au souverain, ou révélant l’existence de pratiques cultuelles institutionnalisées en l’honneur du roi. Plusieurs textes d’interprétation difficile[53] se rattachent à cette catégorie à Chypre. Les autels ou éléments d’autel portant simplement le nom du souverain au génitif forment la série la plus importante des témoignages du culte royal. Parmi les souverains concernés par ce type d’hommage, la reine Arsinoé II Philadelphe bénéficie d’une audience particulière. Au total, le corpus épigraphique propre à la sœur-épouse de Ptolémée II concerne une trentaine d’inscriptions chypriotes. Cette somme, composée de documents de nature et de facture diverses, suggère que la reine a, parmi les souverains lagides honorés à Chypre, reçu un culte séparé et organisé, comportant des pratiques et un personnel spécifiques[54]. Deux inscriptions provenant d’Idalion, au Sud-Est de la Mesaoria, revêtent pour notre étude un intérêt crucial. La première se présente comme la dédicace, rédigée en langue phénicienne, des statues des trois petits-fils de Batshilem[55]. L’inscription, datée de l’année 254 par une référence calendaire triple, porte ainsi la mention d’une prêtrise locale du culte d’Arsinoé : Batshilem consacre en effet les statues à Resheph-Mikal pendant la canéphorie d’Amatosiris fille de M[…] fils d’Abdsasm fils de GD’T[56]. La référence à une prêtrise d’Arsinoé, vraisemblablement éponyme, suggère l’institutionnalisation du culte et des rites accomplis à Idalion en l’honneur de la reine.

Un petit fragment architectural inscrit, découvert en 1869 à Idalion, constitue le second élément de ce dossier. Les deux lignes qui composent l’inscription Ἀρσινοεῖο[ν̣…] ἀνδράσι α̣[…][57] sont gravées sur la partie gauche d’un bloc en calcaire qui a été interprété comme un fragment de l’architrave d’une petite colonne votive d’ordre dorique[58]. La première des deux lignes porte clairement mention d’un espace réservé au culte d’Arsinoé, un Arsinoeion, au sein du sanctuaire d’Apollon-Resheph d’Idalion, tandis que la seconde suggère l’énoncé d’une prescription (mais pas nécessairement d’une interdiction[59]) réservée aux hommes.

La société et les institutions chypriotes à l’époque hellénistique

La société chypriote hellénistique

La présence à Chypre de mercenaires provenant de différentes régions de la Méditerranée orientale, et celle d’officiers et de fonctionnaires appartenant aux cercles du pouvoir alexandrin, accentue le caractère polymorphe de la société chypriote hellénistique[60]. Cet aspect, inhérent, en effet, à la société chypriote[61], demeure prégnant à l’époque hellénistique, malgré l’affaiblissement manifeste des disparités linguistiques[62]. L’importance des élites phéniciennes[63], et particulièrement au début de la période, tend par ailleurs à démontrer la participation des cadres locaux dans la mise en place de l’administration lagide à Chypre.

L’étude des notables est significative pour l’étude des structures sociales. Cette catégorie est très hétérogène dans la Chypre lagide et repose, probablement jusqu’au Ier siècle, sur une division irréductible entre les agents directement au service du pouvoir lagide et les notables locaux. Les premiers se distinguent par leur appartenance aux cercles de la cour lagide, caractérisée dans les textes par la mention d’un titre aulique[64], tandis que l’identité et les activités des seconds sont plus difficiles à déterminer. L’attribution discriminante de titres auliques à des Chypriotes, à la fin de la période hellénistique, révèle l’émergence, à la faveur de la personnalisation de l’autorité royale et de la création d’une cour lagide locale, d’une nouvelle catégorie de notables chypriotes. Parmi eux, le cas du Paphien Onèsandros est significatif. Connu par deux[65] bases de statues dédiées par la cité de Paphos et datées des années 88-8056, Onèsandros fils de Nausikratès porte le titre de « Parent » du roi Ptolémée IX Sôter II et jouit d’un statut exceptionnel : présenté comme un promoteur indéfectible du culte du souverain, il est prêtre à vie du roi et fondateur d’un Ptolemaion dans sa cité d’origine, c’est-à-dire d’un lieu consacré au culte royal. Sa carrière n’est pas moins remarquable : secrétaire de la cité de Paphos, il fut, in fine, nommé directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie (ἐπὶ τῆς ἐν Ἀλεξανδρείαι μεγάλης βυβλιοθήκης)57.

Rois et cités à Chypre à l’époque hellénistique

L’étude de la relation de la société locale avec les souverains ptolémaïques constitue l’orientation majeure de l’historiographie consacrée à l’île de Chypre à l’époque hellénistique et tend à éclipser58 l’étude des institutions chypriotes pendant la période de la domination lagide. Plusieurs inscriptions importantes permettent néanmoins de constater l’existence et l’activité des cités chypriotes. Connues, à l’époque qui nous intéresse, par le témoignage d’une inscription59 d’Argos enregistrant une donation conjointe des cités chypriotes et du pouvoir lagide, ces entités civiques apparaissent également à de nombreuses reprises dans le corpus local, notamment à l’occasion de dédicaces honorifiques60. Le corpus des décrets, qui constituent généralement sur ce point la catégorie d’inscriptions la plus informative, présente à Chypre un profil très particulier. Représentant, du point de vue quantitatif, une partie très mineure61 du corpus épigraphique chypriote, les décrets conservés proviennent tous de la cité de Kourion. Leur lecture, néanmoins éclairante, tend à nuancer l’ampleur du contrôle lagide sur la vie interne des cités chypriotes. Plusieurs décrets de Kourion attestent ainsi l’effectivité à Chypre des prérogatives traditionnelles de la cité grecque dans les domaines politique, religieux, économique et, peut-être, militaire62.

Le corpus révèle par ailleurs l’existence et l’activité de magistrats (archontes, stratèges et agoranomes) et d’institutions civiques. Remarquablement peu présente dans les textes conservés, la boulè est néanmoins attestée dans les cités de Paphos et de Kourion.

Une catégorie de magistrats occupe une place très prégnante dans la société chypriote à l’époque hellénistique : les gymnasiarques. Placé, comme son nom l’indique, à la tête des activités athlétiques, ce magistrat exerce son autorité sur le principal espace de la vie publique des cités chypriotes à l’époque hellénistique. Le gymnase est également le lieu privilégié du culte dynastique63.

Attesté de façon remarquable dans la plupart des cités chypriotes, le gymnase, entendu à la fois en tant qu’espace architectural, établissement culturel et espace civique – représente une nouveauté importante liée à l’implantation de l’autorité lagide à Chypre.

Enfin, les sources épigraphiques attestent la présence, à côté des cités, de différents groupes au sein de la société chypriote et tendent à montrer que celle-ci reposait, à l’époque hellénistique, sur une pluralité de structures. De nature variée, groupes et associations sont actifs dans divers secteurs de la société (armée, cultes, pratiques athlétiques et artistiques) et sont parfois dotés d’organes de décision fonctionnant vraisemblablement sur le modèle civique64.

Conclusion

La situation de l’île de Chypre de la fin du IVe à la deuxième moitié du Ie siècle repose sur une dynamique singulière qui se caractérise par l’apparition de phénomènes communs à l’ensemble du monde hellénistique, par l’interprétation locale de certains éléments portés par la koinè hellénistique, et par le développement de rapports tout à fait particuliers avec l’Égypte et la dynastie lagide. L’étude des inscriptions chypriotes apporte, sur la longue durée, un éclairage essentiel permettant d’appréhender les conséquences régionales de l’entrée de Chypre dans le monde hellénistique et de son intégration dans le dispositif politico-stratégique de la dynastie lagide. Les sources épigraphiques permettent de nuancer la vision dichotomique généralement portée par les historiens sur la conquête lagide, et de dépasser la question, longtemps dominante dans le domaine des études chypriotes, des « ruptures » et « continuités ». La relation, complexe et durable, entre la société chypriote et les Ptolémées constitue un cas intéressant pour l’étude de la monarchie lagide et de ses rapports avec les cités et les territoires placés sous son contrôle.

 


[1] Cet article présente brièvement les résultats de ma thèse de doctorat, réalisée de 2013 à 2017 à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre Camille Jullian (UMR 7299) et à Université de Chypre, sous la direction conjointe du Pr. Antoine Hermary et du Pr. Demetrios Michaelides. Les résultats exhaustifs et définitifs de cette thèse, soutenue le 14 décembre 2017, sont actuellement en cours de publication. Environ 450 textes (auxquels s’ajoutent les 310 vases inscrits du corpus de Kafizin : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : nouvelles perspectives », BCH 138.1, 2014, p. 245-327) ont, à cette occasion, fait l’objet d’une étude épigraphique et historique. La constitution de ce corpus d’inscriptions relativement limité a donné lieu à une enquête épigraphique et bibliographique approfondie, à un classement des textes et, pour chacun d’entre eux, à une traduction originale et à un commentaire. Le choix de ces textes particulièrement significatifs pour l’étude des rapports entre la société chypriote et les Lagides a, in fine, permis d’établir une synthèse embrassant les domaines administratif, économique, politique, culturel et religieux de l’histoire hellénistique de l’île de Chypre.

[2] Dans cette catégorie, l’ensemble que forment les vases inscrits de Kafizin, consacrés à la « nymphe du piton », occupe une place primordiale : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : nouvelles perspectives », BCH 138, 2014, p. 245-327.

[3] Sauf mention contraire, toutes les dates s’entendent avant notre ère.

[4]Anna Satraki, Κύπριοι Βασιλείς από τον Κόσμασο μέχρι το Νικοκρέοντα. Η πολιτειακή οργάνωση της αρχαίας Κύπρου από την Ύστερη Εποχή του Χαλκού μέχρι το τέλος της Κυπροκλασικής περιόδου με βάση τα αρχαιολογικά δεδομένα (Αρχαιογνωσία 9), Athènes, 2012.

[5]Maria Iacovou, « Advocating Cyprocentricism: An Indigenous Model for the Emergence of State Formation on Cyprus », ‘Up to the Gates of Ekron’. Essays on the Archaeology and History of the Eastern Mediterranean in Honor of Seymour Gitin, Jérusalem, 2007, p. 464-465 ; Maria Iacovou, « Crete and Cyprus: Contrasting Political Configurations », dans C. Cadogan et al. (ed.), Parallel Lives. Ancient Island Societies in Crete and Cyprus (British School at Athens Studies) 20, 2012, p. 355.

[6]Sabine Fourrier, « Les territoires des royaumes chypriotes archaïques : une esquisse de géographie historique », CCEC 32, 2002, p. 135-146 ; Antoine Hermary, « Recherches récentes sur le territoire et les frontières des royaumes chypriotes (VIIIe–IVe siècles av. J.-C.) », dans M.A. Guggisberg (éd.), Grenzen in Ritual und Kult der Antike: internationales Kolloquium, Basel, 5.-6. November 2009, Bâle, 2013, p. 115-129.

[7]Andreas Mehl, « The Cypriot Kings: Despots or Democrats or…? Remarks on Cypriot Kingship Especially in the Time of Persian Suzerainty », Electrum 23, 2016, p. 51-64. Aristote était l’auteur d’une Κυπρίων Πολιτεία, dont seuls quelques fragments subsistent, et son disciple Théophraste celui d’un Περὶ βασιλείας Κυπρίων.  La ruine des sources littéraires ne peut, sur ce point, être compensée.

[8] Maria Iacovou , « From ten to naught. Formation, consolidation and abolition of Cyprus’ Iron age polities », Cahiers du Centre d’Études Chypriotes 32, 2002, p. 73-87.

[9] Hérodote, 2.182.14-15.

[10] Aux alentours de 525, les royaumes chypriotes se soumettent, visiblement, de leur plein gré, au Grand Roi (Hérodote 3.19.3). La nature et les modalités du contrôle exercé par les rois de Perse sur l’île de Chypre sont examinées dans : Antigoni Zournatzi, Persian Rule in Cyprus: Sources, Problems, Perspective (Μελετηματα 44), Athènes, 2005.

[11]Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre : numismatique et histoire à l’époque classique (Μελετηματα 64), Athènes, 2011, notamment p. 60-65.

[12]Hérodote 5.104-105, 108-11 ; Diodore 14.98.

[13]Il semble que les rois chypriotes participèrent volontairement aux campagnes d’Alexandre. Chypre ne fait donc pas à proprement parler partie des territoires conquis par le Macédonien. Voir sur ce point : Édouard Will, « La Cyrénaïque et les partages successifs de l’empire d’Alexandre », L’Antiquité classique 29, 1960, p. 369-390.

[14]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique (323- 30 av. J.-C.), Paris, 2003 (1979-1982 [1re éd. 1966-1967]), I, p. 159-170 ; Anaïs Michel, « Chypre dans le nouvel ordre méditerranéen de l’époque hellénistique. Approches épigraphiques », CCEC 46, 2016, p. 290-294.

[15]Une partie de ce territoire fait l’objet d’un conflit territorial récurrent (les six « Guerres de Syrie ») entre Lagides et Séleucides du deuxième quart du iiie siècle au deuxième quart du iie siècle.

[16]D’après Diodore, Nicocréon aurait alors porté le titre de strategos : Diodore 19.79.5. Ce dernier point est discuté : Roger Shaler Bagnall, The Administration of the Ptolemaic Possessions outside Egypt (Columbia Studies in the Classical Tradition 4), Leyde, 1976, p. 39-40 ; Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus: From the Cypriot Basileis to the Hellenistic Strategos (Mnemosyne Supplements History and Archaeology of Classical Antiquity 347), Leyde – Boston, 2012, p. 9-15.

[17]Diodore 19.57.4 ; 19.59.1 ; 19.79.4-5. Les sources archéologiques relativisent la portée de ces agressions. Ainsi, à Kition : Jean-François Salles (dir.), Kition-Bamboula IV, Les niveaux hellénistiques, Paris, 1993, p. 109 ; Annie Caubet, Sabine Fourrier, Marguerite Yon, Kition-Bamboula VI, Le sanctuaire sous la colline, Lyon, 2015, p. 60.

[18]Le signe du titre royal en syllabaire chypriote « pa » (pour pa-si-le-wo-se : « du roi ») est en effet attesté au revers de deux 1/3 de statère d’or portant au droit les trois premières lettres grecques du nom du roi (MEN). Voir : Evangeline Markou, « Menelaos, King of Salamis », D. Michaelides (éd.), Epigraphy, Numismatics, Prosopography and History of Ancient Cyprus: Papers in Honour of Ino Nicolaou, Uppsala, 2013, p. 3-8 ; Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre…, p. 186, 238.

[19]À cette époque, seule la cité-royaume de Soloi semble encore gouvernée par un roi. Eunostos est connu par le double témoignage des sources littéraires (Athénée 13.37.576e) et des monnaies (Anne Destrooper-Georgiades, « The Cypriote Coinage during the 4th Century B.C.: Unified or Chaotic Evolution in the Hellenistic Period? », dans P. Flourentzos (éd.), Από τον Ευαγόρα Α’ στους Πτολεμαίους : η μετάβαση από τους Κλασικούς στους Ελληνιστικούς χρόνους στην Κύπρο, Λευκωσία 29-30 Νοεμβρίου 2002, Nicosie, 2007, p. 265-281 ; Evangeline Markou, L’or des rois de Chypre…, p. 186-189). Sur le mariage d’Eunostos avec Eirènè, fille de Ptolémée et de l’hétaïre Thaïs, voir : Brako Van Oppen, « The Marriage of Eirene and Eunostus of Soli: An Episode in the Age of the Successors », Athenaeum 103.2, 2015, p. 458-476.

[20]Les inscriptions ne font pas état de l’existence de la strategia à Chypre avant le règne de Ptolémée Philopatôr (Pélops fils de Pélops porte le titre de strategos entre 217 et 203) : désormais Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus...p. 13-14.

[21]Christian Körner, « The Cypriot Kings under Assyrian and Persian Rule (Eighth to Fourth Century BC): Centre and Periphery in a Relationship of Suzerainty », Electrum 23, 2016, p. 25-49.

[22]En marge du monde grec, l’île est également distante des centres décisionnels de l’empire perse.

[23]Kyprios character. Quelle identité chypriote ? Sources Travaux Historiques 43-44, 1995 ; Yannis Ioannou, Françoise Métral et Marguerite Yon (dir.), Chypre et la Méditerranée orientale : formations identitaires, perspectives historiques et enjeux contemporains. Actes du colloque tenu à Lyon, 1997, Université Lumière-Lyon 2, Université de Chypre (Travaux de la Maison de l’Orient 30), Lyon, 2000 ; Sabine Fourrier, Gilles Grivaud (éd.), Identités croisées en un milieu méditerranéen : le cas de Chypre (Antiquité- Moyen-Âge), 11-13 mars 2004, Mont-Saint-Aignan, 2006.

[24]Eschyle, Suppliantes, v. 281-282.

[25]D’après M. Kantirea, 5 000 inscriptions chypriotes en tout, 3 000 alphabétiques : Maria Kantirea, « The Alphabetic Inscriptions of Cyprus: Epigraphic Contribution to the Reconstruction of the History of Ancient Cyprus », sur le site Internet : Kyprios Character. History, Archaeology & Numismatics of Ancient Cypruskyprioscharacter.eie.gr/en/t/AP.

[26]T.B. Mitford a, le premier, formé le projet, avorté par la suite, de réunir l’ensemble des inscriptions chypriotes dans une monographie : Terence Bruce Mitford, « The Status of Cypriot Epigraphy: Cypriot Writing, Minoan to Byzantine », Archaeology V, 1952, p. 151-156. Les inscriptions en caractères syllabiques sont désormais réunies, à la suite de l’œuvre majeure d’O. Masson, par M. Egetmeyer : Olivier Masson, Les inscriptions chypriotes syllabiques (Études Chypriotes I), Athènes, 1983 (1961) ; Markus Egetmeyer, Le dialecte grec ancien de Chypre, Berlin, 2010.

[27]Pour une présentation de l’historique du projet d’édition du corpus des inscriptions de Chypre, voir : Peter Funke, « Looking for Cypriot inscriptions: first attempts to create a corpus of Cypriot inscriptions (IG XV) at the beginning of the 20th century », dans D. Michaelides (éd.), Epigraphy, numismatics, prosopography and history of ancient Cyprus: papers in honour of Ino Nicolaou, Uppsala, 2013, p. 119-127 ; Daniela Summa, « Inscriptiones Graecae insulae Cypri research project (IG XV 2) », sur le site Internet : Kyprios Character. History, Archaeology & Numismatics of Ancient Cyprus kyprioscharacter.eie.gr/en/t/A2.

[28]Soulignons ici le travail fondamental d’Inô Nicolaou, dont le rapport épigraphique annuel, publié dans le Report of the Department of Antiquities depuis 1963 (mais le premier numéro de ses « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae » fut, quant à lui, publié dans la revue Berytus : Inô Michaelidou-Nicolaou, « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae, 1960-1961, I », Berytus 14, 1963, p. 129-141) recueillait une somme considérable d’informations pour l’étude des inscriptions chypriotes.

[29]C’est notamment le cas pour les missions françaises de Kition et de Salamine (Marguerite Yon [dir.], Kition-Bamboula V, Kition dans les textes : testimonia littéraires et épigraphiques et corpus des inscriptions, Paris, 2004 ; Jean Pouilloux, Paul Roesch, Jean Marcillet-Jaubert, Salamine XIII, Testimonia Salaminia 2, Corpus épigraphique, Paris, 1987). J.-B. Cayla a consacré sa thèse de doctorat, actuellement en cours de publication, à l’étude des inscriptions alphabétiques de Paphos : Jean-Baptiste Cayla, Les inscriptions de Paphos : Corpus des inscriptions alphabétiques de Palaipaphos, de Néa Paphos et de la chôra paphienne, thèse inédite, Université Paris IV, 2003. Les inscriptions de Kourion ont, quant à elles, fait l’objet d’une monographie de la part de l’épigraphiste écossais Terence Bruce Mitford. Publié en 1971 (Terence Bruce Mitford, The Inscriptions of Kourion, Philadelphie, 1971), l’ouvrage fut vivement critiqué par Th. Drew-Bear et R. Bagnall dans deux articles de la revue Phoenix en 1973 : Roger Shaler Bagnall, Thomas Drew-Bear, « Documents from Kourion: A Review Article. Part I: Principles and Methods », Phoenix 27.2, 1973, p. 99-117 ; « Documents from Kourion: A Review Article. Part 2: Individual Inscriptions », Phoenix 27.3, 1973, p. 213-244.

[30]C’est notamment le cas de la vaste étude prosopographique consacrée à la période de la domination lagide : Inô Michaelidou-Nicolaou, Prosopography of Ptolemaic Cyprus (Studies in Mediterranean Archaeology 44), Göteborg, 1976.

[31] Signalons à ce titre plusieurs recherches doctorales récentes : Paul Wallace Keen, Land of Experiment: the Ptolemies and the Development of Hellenistic Cyprus, 312-58 BC, thèse inédite, Chicago, 2012 ; Giorgos Papantoniou, Religion and Social Transformations in Cyprus... ; Sidonie Lejeune, Chypre en transition. Les cités chypriotes de la fin des Royaumes autonomes à la mise en ordre lagide, IVe-IIIe siècles av. J.-C., thèse inédite, Paris, 2013. Une autre thèse, bien qu’elle ne fasse qu’un usage très limité du matériel épigraphique pour se consacrer au matériel numismatique, statuaire et architectural, peut encore être mentionnée : Jody Michael Gordon, Between Alexandria and Rome: A Postcolonial Archaeology of Cultural Identity in Hellenistic and Roman Cyprus, thèse inédite, Cincinnati, 2012.

[32]Voir également les recherches d’A. Mehl sur l’histoire de Chypre hellénistique, notamment sa contribution à l’un des volumes de l’Ιστορία τῆς Κύπρου publié en 2000 : Andreas Mehl, « Ἑλληνιστική Κύπρος », dans Th. Papadopoullos (éd.), Ιστορία τῆς Κύπρου, II.B, Ἀρχαία Κύπρος, Nicosie, 2000, p. 619-761. En dernier lieu, voir : Andreas Mehl, « Nea Paphos et l’administration ptolémaïque de Chypre », dans Cl. Balandier (éd.), Nea Paphos : fondation et développement urbanistique d’une ville chypriote de l’antiquité à nos jours. Études archéologiques, historiques et patrimoniales. Actes du 1er colloque international sur Paphos, Avignon 30, 31 octobre et 1er novembre 2012, Bordeaux, 2016, p. 249-260.

[33]Cf. supra, n. 14.

[34]Jean-Baptiste Cayla, « Antoine, Cléopâtre et les technites dionysiaques à Chypre », BCH 141, 2017 (à paraître) ; Anaïs Michel, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite : enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide », dans S. Aufrère, A. Michel (éd.), Cléopâtre en Abyme, (à paraître).

[35]La cité, et son centre administratif et politique situé à Néa Paphos, font actuellement l’objet de nombreuses recherches. Voir : Claire Balandier (éd.), Nea Paphos : fondation et développement urbanistique d’une ville chypriote de l’antiquité à nos jours. Études archéologiques, historiques et patrimoniales. Actes du 1er colloque international sur Paphos, Avignon 30, 31 octobre et 1er novembre 2012, Bordeaux, 2016.

[36]Terence Bruce Mitford, « Seleucus and Theodorus », OpAth 1, 1953, p. 146 n. 33.

[37]Le conflit territorial qui oppose Lagides et Séleucides pour la possession de la Syrie « Creuse » envenime les relations internationales depuis le deuxième quart du IIIe siècle. Lors de la guerre de succession qui opposa, en Syrie, Démétrios II à Alexandre Balas, Ptolémée VI, ayant dans un premier temps penché pour la cause de l’usurpateur, avait finalement pris le parti de Démétrios, insufflant dans sa politique étrangère un revirement, et lui avait donné en mariage sa fille, Cléopâtre Théa. Acclamé roi à Antioche, le Lagide avait ensuite ménagé l’intégrité du royaume séleucide au profit de son jeune gendre — se conservant du même coup la bienveillance de la puissance romaine, dont les interventions en Orient se faisaient alors de plus en plus fréquentes. Voir : Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 377-378, 410, 432, 435, 448.

[38]Londres, British Museum, inv. 1888,1115.16. Charles Bradford Welles, Royal correspondence in the Hellenistic Period: a study in Greek epigraphy, New Haven, 1934, n°71-72 ; Terence Bruce Mitford, « The Hellenistic inscriptions of Old Paphos », ABSA 56, 1961, p. 3-4, n°3.

[39]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 455-457. À l’occasion de la publication d’un exceptionnel autel du culte royal à Amathonte, L. Thély fait précisément le point sur la place de Chypre dans les conflits dynastiques de la fin du iie siècle : Ludovic Thély, « Inscriptions d’Amathonte XI. Un autel en l’honneur de Ptolémée X et Bérénice III découvert aux abords Sud-Ouest de l’agora », BCH 139-140, 2016, p. 463-484.

[40]Musée de Kouklia, inv. KM 51. Marie-Christine Hellmann, Choix d’inscriptions architecturales grecques, traduites et commentées, Paris, 1999, p. 35, n°11.

[41]J.-B. Cayla remet en question la datation traditionnelle de cette inscription et émet l’hypothèse d’une date haute, sous le règne de Ptolémée I : Jean-Baptiste Cayla, « Le paysage des théonymes en Crète et à Chypre », CCEC 46, 2016, p. 153-155.

[42]Jean Rougé, La marine dans l’Antiquité, Paris, 1975, p. 104.

[43]Leon Mooren, La hiérarchie de cour ptolémaïque…, p. 208-209. Ce constat s’étend aux domaines économique et stratégique.

[44]Polykratès d’Argos, stratège entre 203 et 197, est le premier à assumer la fonction d’ἀρχιερεύς, « grand-prêtre » des cultes de l’île.

[45]La pierre est actuellement conservée au musée archéologique de Nicosie : Cyprus Museum, inv. 201. Voir : Marie-Thérèse Lenger, « Décret d’amnistie de Ptolémée Évergète II et lettre aux forces armées de Chypre », BCH 80, 1956, p. 437-461 ; Marie-Thérèse Lenger, Corpus des ordonnances des Ptolémées, Bruxelles, 1980, p. 95-102 ; Francis Piejko, « An act of Amnesty and a Letter of Ptolemy VIII to his Troops on Cyprus », L’Antiquité Classique 56, 1987, p. 254-259 ; Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes : testimonia littéraires et épigraphiques et corpus des inscriptions, Paris, 2004, n°2017.

[46]Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique…, II, p. 360-364.

[47]La relation étroite nouée entre le roi et ses soldats est notamment soulignée par l’emploi du terme συναναστροφή (« fréquentation ») qui contribue à révéler cet aspect essentiel de la monarchie hellénistique, bien représenté dans le corpus épigraphique chypriote. Les soldats sont quant à eux désignés sous le terme ἀρχηγοί qui en fait les véritables « instigateurs » de l’autorité royale. La bienveillance du monarque – si souvent alléguée dans la rhétorique propre aux inscriptions honorifiques – prend ici un sens très concret par la mention de la distribution de soldes à vie (διὰ βίου σιταρχία). La tonalité emphatique des paroles du roi, rapportées au discours direct, donne également voix à la notion d’εὔνοια, incontournable composante du discours honorifique à l’époque hellénistique.

[48]Inô Michaelidou-Nicolaou, « The Ethnics in Hellenistic Cyprus. I, The Epitaphs », KyprSp 31, 1967, p. 15-36. On recense des individus provenant de Macédoine, de Thrace, d’Épire, d’Illyrie, d’Asie-Mineure, de Phénicie, de Perse, d’Égypte et de Libye.

[49]Londres, British Museum, BM C 1, 2613. Voir : Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n°2070. On lit : « La Crète est ma patrie, passant, Nikô la mère qui m’a donné le jour, et Sôsianax était mon père. J’avais pour nom illustre Praxagoras, moi qu’autrefois le souverain fils de Lagos nomma commandant des hommes ».

[50]Inô Michaelidou-Nicolaou, « The Ethnics in Hellenistic Cyprus… » ; Anaïs Michel, « Chypre dans le nouvel ordre méditerranéen de l’époque hellénistique… », p. 297-300.

[51]Actifs sur l’île à partir du milieu du IIe siècle, ces groupes rassemblent des soldats de diverses origines : Achéens, Thraces, Crétois, Ioniens, Ciliciens et surtout Lyciens. Dotés de moyens financiers importants et d’organes de décision, les koina se signalent par la dédicace de bases de statues en l’honneur des souverains ou de hauts dignitaires lagides et de leur famille. Les troupes achéennes et grecques stationnées à Chypre sont par ailleurs en capacité de consacrer une statue du stratège Séleukos dans le sanctuaire de Zeus à Olympie : IvO, n°301.

[52]Guillaume Biard, La représentation honorifique dans les cités grecques aux époques classique et hellénistique (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome 376), Athènes, 2017 (notamment p. 96-105).

[53]C’est le cas lorsque l’emploi des cas ne permet pas d’identifier clairement le statut du souverain par rapport à la divinité. On pense par exemple à l’inscription bilingue grec-phénicien gravée sur un rocher aménagé près de Lapéthos (LBW n°2778) : Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide : la documentation phénicienne », dans J. Aliquot et C. Bonnet (éd.), La Phénicie hellénistique. Actes du colloque international de Toulouse (18-20 février 2013), Topoi Orient-Occident Supplément 13, 2015, p. 44. L’autel de Kition consacré à Zeus Sôter et Athéna Nikèphoros en l’honneur de Ptolémée Sôter II (Cyprus Museum, inv. 213) entre également dans cette catégorie : Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n°2003.

[54] L’ensemble de la documentation est réunie dans Aristodemos Anastassiades, « Ἀρσινόης Φιλαδέλφου : aspects of a specific cult in Cyprus », Report of the Department of Antiquities Cyprus, 1998, p. 129-140, pl. XIV. Pour les enjeux idéologiques du culte d’Arsinoé à Chypre, et de ses échos dans l’histoire de la présence lagide à Chypre, voir : Hans Hauben, « Arsinoé II et la politique extérieure de l’Égypte », dans E. van’t Dack, P. van Dessel & W. van Gucht (éd.), Egypt and the Hellenistic World (Studia Hellenistica 27), Louvain 1982, p. 99-127 ; Anaïs Michel, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite. Enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide », dans S.H. Aufrère et A. Michel (éd.), Cléopâtre en Abyme, Paris, 2018, p. 243-265.

[55] Corpus Inscriptionum Semiticarum I, Paris, 1881, n° 93 ; Marguerite Yon (dir.), Kition-Bamboula V, Kition dans les textes…, n° 82 ; Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide… », p. 38-40.

[56] Le texte pose l’équivalence de cette référence calendaire avec la 31e année du règne de Philadelphe (295/294-246) et la 57e année de l’ère civique de Kition, dont il faut logiquement placer l’avènement en 311, date de l’exécution du roi Pumayyaton (Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide… », p. 38).

[57] Les restitutions, proposées par T.B. Mitford (« The Hellenistic inscriptions of Old Paphos… », p. 8) et par O. Masson (« Kypriaka », BCH 92, 1968, p. 400-402), sont probables, mais elles ne sont pas vérifiables en l’état.

[58] British Museum, inv. 1903,1215.4.

[59] Le datif ἀνδράσι indique vraisemblablement que les personnes de sexe masculin sont les destinataires (sans doute exclusifs) de la proposition manquante à droite du fragment conservé, mais rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’une interdiction.

[60]Anaïs Michel, « Cypriot Society and Identity in Hellenistic Times: some Observations on the Epigraphic Evidence », dans L. Bombardieri, M. Amadio, F. Dolcetti (éd.), Ancient Cyprus, an Unexpected Journey: Communities in Continuity and Transition, Rome, 2017, p. 153-172.

[61]Voir à ce sujet les contributions réunies lors de la 14e réunion de la Postgraduate Conference of Cypriot Archaeology qui s’est tenue du 14 au 16 novembre 2014 à Bochum, et intitulée « The Many Face(t)s of Cyprus » (actes à paraître).

[62]Les inscriptions en grec alphabétique sont tout à fait majoritaires à l’époque hellénistique. On dénombre également quelques inscriptions phéniciennes et une exceptionnelle bilingue grec-langue locale d’Amathonte. En ce qui concerne la graphie, le syllabaire chypriote est, malgré un très net recul, encore employé dans des contextes bien spécifiques jusqu’à la basse époque hellénistique. Sur ce dernier point, la relecture des inscriptions de Kafizin est décisive : Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin : … ».

[63]Sabine Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide : la documentation phénicienne… ».

[64]Leon Mooren, The Aulic Titulature in Ptolemaic Egypt: Introduction and Prosopography, Bruxelles, 1975 ; Leon Mooren, La hiérarchie de cour ptolémaïque : contribution à l’étude des institutions et des classes dirigeantes à l’époque hellénistique (Studia Hellenistica 23), Louvain, 1977. Le corpus chypriote porte la mention d’individus appartenant aux groupes des « Parents », « Premiers Amis », « Gardes-du-corps en chef », « Amis » ou « Successeurs ».

[65]Terence Bruce Mitford, « The Hellenistic inscriptions of Old Paphos… », p. 40, n°110 (Musée de Kouklia, inv. KM 33). La seconde dédicace honore la fille d’Onèsandros : Terence Bruce Mitford, « Contributions to the Epigraphy of Cyprus. Some Hellenistic Inscriptions », APF 13, 1939, p. 36, n°18.

56 Ces dates correspondent à celles du règne de Ptolémée Sôter II sur le royaume lagide indivis, en l’occurrence sur l’Égypte et sur Chypre.

57 L’activité d’Onèsandros à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie coïncide avec le retour de Ptolémée Sôter II sur le trône d’Alexandrie, et, qui plus est, du retour de Chypre au sein du royaume lagide indivis. La présence du Paphien auprès du roi dans la capitale égyptienne est sans doute justifiée par l’excellence des rapports qu’il a su entretenir avec le souverain lorsque celui-ci régnait à Chypre sur un royaume lagide dissident (106/105-88).

58 Constat qu’émettait déjà T.B. Mitford : Terence Bruce Mitford, « The Character of Ptolemaic Rule in Cyprus », Aegyptus 33, 1953, p. 80-90.

59 Pierre Aupert, « Une donation lagide et chypriote à Argos », BCH 106, 1982, p. 263-280.

60 Les cités de Paphos, Salamine, Amathonte, Kourion, Kition, Lapéthos, Arsinoé et peut-être Chytroi sont mentionnées sur des bases de statue dont elles sont les dédicantes. Ces bases sont majoritairement destinées à accueillir les statues d’officiers ou de dignitaires lagides, quand elles n’honorent pas directement les souverains.

61 Quelques textes lacunaires ou d’interprétation délicate, provenant de Kourion, Paphos, Chytroi, Lapéthos et Amathonte, complètent peut-être cet ensemble. D’autres inscriptions, rédigées selon le formulaire des décrets civiques, sont émises par des entités hétérogènes : association de technites dionysiaques ou collèges de prêtres.

62 Les décrets de Kourion forment un dossier cohérent pour l’étude des institutions civiques de la Chypre lagide (voir supra, n. 29 ): Inô Nicolaou, « The Greek Inscriptions », dans D. Buitron-Oliver (éd.), The Sanctuary of Apollo Hylates at Kourion: Excavations in the Archaic Precinct (Studies in Mediterranean Archaeology 109), Jonsered, 1996, p. 174, n°2 (Musée d’Épiskopi, inv. I 70-73) ; Anne Bielman, Retour à la liberté. Libération et sauvetage des prisonniers en Grèce ancienne : Recueil d’inscriptions honorant des sauveteurs et analyse critique (Études Épigraphiques I), Athènes, 1994, n°27 ; Peter Thonemann, « A Ptolemaic Decree from Kourion », ZPE 165, 2008, p. 87-95.

63 Sophia Aneziri, Dimitris Damaskos, « Städtische Kulte im hellenistichen Gymnasion », dans D. Kah, P. Scholz (éd.), Das hellenistische Gymnasion, Berlin, 2004, p. 247-271.

64 C’est notamment le cas des nombreux thiases connus à Chypre (Antoine Hermary, « Autour de Golgoi : les cités de la Mesaoria à l’époque hellénistique et sous l’Empire », CCEC 34, 2004, p. 47-68), du bureau des artistes dionysiaques (Sophia Aneziri, « Zwischen Musen und Hof: Die Dionysischen Techniten auf Zypern », ZPE 104, 1994, p. 179-198 ; Jean-Baptiste Cayla, « Antoine, Cléopâtre et les technites dionysiaques à Chypre… ») ou encore de l’association des cultivateurs du lin active à Kafizin (Sidonie Lejeune, « Le sanctuaire de Kafizin… »).

Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » : une enquête pour contrôler l’activité des cours de justice au XVIIIe siècle

Émilie Leromain

 


Résumé : Le 9 octobre 1733, le chancelier Henri-François d’Aguesseau adresse une circulaire à l’ensemble des intendants et des procureurs généraux du royaume afin que soient établis tous les six mois des « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives ». Il s’agit en recensant les crimes les plus graves de connaître l’activité des cours et de juger le service des officiers de justice. Le chancelier souhaite en effet «  ranimer […] par une attention constante et suivie le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent […] concourir » au bien de la justice. Réalisés jusqu’en 1790, les états des crimes doivent ainsi permettre de rappeler à l’ordre les officiers en charge des procédures qui sont jugées négligées voire même de les condamner à l’amende lorsqu’ils refusent de communiquer les informations nécessaires à l’établissement des états des crimes.


Emilie Leromain est contractuelle à Bibliothèque de Recherche Juridique de l’Université de Strasbourg. Ses recherches portent sur l’administration française au XVIIIe siècle – en particulier sur son usage des enquêtes – et sur la justice criminelle. Plusieurs de ces articles sont en cours de parution. Le dernier paru étant « Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » : une source sur la criminalité et l’activité des juridictions dans tout le royaume au XVIIIe siècle» in Antoine FOLLAIN, Brutes ou braves gens ? La violence et sa mesure (XVIe-XVIIIe siècle), Strasbourg, PUS, 2015, pp. 175-223. L’article est tiré de sa thèse intitulée « Monarchie administrative et justice criminelle en France au XVIIIe siècle. Les états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives (1733-1790) » réalisée sous la direction d’Antoine Follain, Université de Strasbourg 2017 (thèse de doctorat non publiée).

eleromain@unistra.fr


Introduction

Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » sont le fruit d’une circulaire du chancelier Henri-François d’Aguesseau adressée le 9 octobre 1733 à l’ensemble des procureurs généraux et des intendants du royaume de France. Ils ont été réalisés jusqu’en 1790 et il en demeure aujourd’hui de nombreuses traces. En effet, même si les archives de la chancellerie qui centralisait l’ensemble de l’enquête ont presque entièrement disparu pendant la Révolution française, des registres en ont réchappé. Compilant les états des crimes par ressort de cours souveraines[1], ils sont aujourd’hui conservés aux Archives de la Préfecture de Police[2]. Les intendants ont également gardé dans leurs archives des brouillons ou des copies des états des crimes ainsi que la correspondance entretenue à ce sujet avec leurs subdélégués et les officiers de justice. Bien que les fonds conservés soient de taille inégale[3], ils nous permettent d’embrasser cette enquête de ses origines jusqu’à sa fin. Malgré un corpus impressionnant[4], les états des crimes n’ont fait l’objet que de peu d’études, ils constituent cependant une source importante sur la réalisation d’une enquête au XVIIIe siècle[5]. Ils permettent en effet de suivre la conception et le suivi d’un contrôle de l’activité des cours et des officiers de justice à l’échelle du royaume par la chancellerie. Peu d’enquêtes ont eu pour sujet l’institution judiciaire et il s’agissait alors plus de déterminer le crédit et la moralité des officiers que la qualité de leur service. Ce fut par exemple le cas en 1247 avec les enquêtes ordonnées par Louis XI pour recueillir les plaintes formées par ses sujets envers ses officiers de justice[6]. Ce n’est que dans les années 1660, qu’une enquête, initiée semble-t-il par Fouquet et rapidement reprise par Colbert, s’intéresse pour la première fois à la valeur des officiers, mais elle ne concerne que ceux des cours souveraines et cherche à connaître leur positionnement politique[7]. Les états des crimes constituent donc le cas unique d’une enquête au XVIIIe siècle menée en continu pendant soixante années sur l’ensemble du royaume de France et ayant pour objectif de contrôler la capacité des officiers de justice seigneuriaux et royaux à poursuivre les crimes les plus graves et à instruire rapidement les procédures. Nous verrons tout d’abord quels sont les enjeux de la mise en place d’un tel instrument et comment il est réalisé. Puis nous nous intéresserons aux moyens mis en œuvre pour améliorer d’une part le service des officiers de justice et pour d’autre part les enjoindre à participer à l’enquête qui les évalue. Enfin, nous nous interrogerons sur la qualité des informations fournis par les états des crimes.

La mise en place d’une enquête sur les crimes pour juger les officiers de justice

Un tableau noir de l’institution judiciaire et des officiers de justice

Les états des crimes s’inscrivent dans le programme de réforme de la justice entrepris par Henri-François d’Aguesseau. En effet, considérant que l’institution judiciaire est défaillante, le chancelier a l’intention de contrôler l’activité des cours et des officiers en recensant les crimes les plus graves. Il débute ainsi sa circulaire du 9 octobre 1733 par une critique de l’état de la justice criminelle :

« Il y a long-tems qu’il me vient de tous côtez, que la poursuite des crimes est plus négligée que jamais, dans la plûpart des provinces du roïaume. Et quoique j’excite souvent le zèle de Messieurs les procureurs généraux à réveiller l’attention & l’activité des oficiers inférieurs de leur ressort, dans une matière si importante, je vois néanmoins qu’il y a une […] négligence sur ce point, soit dans les justices des seigneurs ou même dans les sièges roïaux […]. Un grand nombre de crimes, & de crimes très-graves, demeurent sans poursuites ou du moins […] on les poursuit si foiblement, qu’il est rare d’en voir des exemples, & […] les plus grands excès se multiplient, par l’espérance de l’impunité. »[8]

L’idée que la justice est défaillante n’est pas nouvelle. Guillaume Joly de Fleury, procureur général au Parlement de Paris et collaborateur du chancelier d’Aguesseau l’avait déjà signalé dans un mémoire quelques années plus tôt[9]. En 1725, c’est d’ailleurs la lecture du mémoire de l’abbé Saint-Pierre pour diminuer le nombre des procès qui avait engagé d’Aguesseau à rédiger un court traité dans lequel il exprimait sa volonté de réformer l’institution judiciaire[10]. Pour lui, ce sont les officiers de justice indistinctement royaux ou seigneuriaux qui sont coupables de négligence et de laxisme. Cette critique ne touche d’ailleurs pas que les officiers inférieurs puisque le ministre reproche également aux procureurs généraux leur indolence[11].

Une autre enquête réalisée à la même période, mais uniquement en Languedoc, a également pour origine le sentiment d’une piètre qualité du service judiciaire. En effet, face au « defau d’expédition des procès dont les prevosts et leurs lieutenants ont été déclarés compétents et du long temps qu’ils laissent les accusés dans les prisons sans les juger »[12], le secrétaire d’Etat à la guerre, Nicolas-Prosper Bauyn d’Angervilliers, ordonne à l’intendant du Languedoc de dresser tous les trois mois des états des prisonniers de la maréchaussée. Il espère ainsi déterminer « s’il y a lenteur dans l’instruction [et si cela] vient ou de la négligence de ces officiers ou des difficultés qui peuvent les arrester pour être en état d’y pourvoir .»[13]

Si le chancelier insiste longuement dans sa circulaire sur les défaillances de la justice, il s’étend en revanche peu sur la manière dont les états des crimes doivent être réalisés.

Une circulaire peu détaillée

La circulaire du 9 octobre 1733 est très brève. Le chancelier d’Aguesseau y précise que les états des crimes doivent lui être envoyés par les procureurs généraux et les intendants. Il considère d’ailleurs ces derniers comme les plus à même de réaliser cette enquête : « […] comme vous estes à portée d’[…] estre ou plus promptement ou plus exactement informé qu’un procureur général qui est souvent fort éloigné du lieu où le crime a esté commis et que d’ailleurs deux surveillans sont toujours plus utiles qu’un seul […]. »[14]

Le chancelier compte en effet sur le fait que l’intendant soit l’autorité administrative provinciale la plus élevée pour que son enquête soit une réussite et soit exécutée conformément à ses ordres. Il s’appuie notamment sur les responsabilités de l’intendant en matière de maintien de l’ordre dans la province que ce soit dans les domaines militaire, économique, fiscal ou encore judiciaire. L’intendant est un homme de robe et il est ainsi particulièrement qualifié pour contrôler tout ce qui concerne l’exercice de la justice. Fort des attributions en cette matière, le chancelier ne doute pas qu’il aura à cœur d’exécuter son enquête mais aussi l’autorité et les moyens nécessaires à sa réussite comme il l’écrit dans la suite de sa circulaire : « votre zèle pour la justice et pour l’ordre public m’est trop connu pour n’estre pas persuadé de l’attention et de l’exactitude avec laquelle vous concourrés au succès de la mienne. »[15]

Les états doivent être dressés et envoyés tous les six mois (« dans le mois de janvier et dans le mois de juillet »), mais « s’il y a neantmoins des cas particuliers qui vous paroissent mériter que j’en sois instruit, sans attendre ce terme, vous prendrés […] la peine de m’en informer. »[16] Enfin, pour chaque crime recensé, il convient « […] de marquer […], s’il n’a point esté poursuivy ou s’il l’a esté et en ce cas, de quelle manière on la fait et en quel degré est la procédure commencée contre les accusez […]. »[17] Grâce à ce tableau de la justice criminelle, le chancelier entend ainsi « donner les ordres nécessaires pour le bien de la justice et ranimer, s’il se peut par une attention constante et suivie le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent y concourrir. »[18]

Il s’agit des seules consignes données par la chancellerie. Ce n’est que progressivement, au cours de l’enquête, que sont fournies des indications quant à la forme que doivent prendre les états des crimes et les autres informations qui doivent y figurer.

Une mise en forme progressive

La chancellerie ne s’intéresse que tardivement à la présentation des états des crimes. Dans un premier temps, les intendants sont laissés complètement libres de leur forme. Des états imprimés que les officiers de justice et les subdélégués n’ont plus qu’à remplir sont ainsi diffusés[19]. Ce n’est qu’en 1757, que le chancelier Lamoignon décide d’ « établir une uniformité dans la confection de ces sortes d’états […]. »[20] Pour ce faire, il adresse un modèle unique aux intendants[21]. Il s’agit d’un tableau à sept colonnes consacrées à la nature du délit, au nom des accusés, à la date des écrous, au nom des juridictions où se poursuivent les crimes, au nom des parties publiques ou civiles, à la date du dernier acte de la procédure et aux observations sur les crimes qui n’ont pas été poursuivis[22]. L’absence d’un modèle défini par la chancellerie avant 1757 fait que les états ont été présentés alternativement sous la forme de mémoires ou de tableaux. Les mémoires ont essentiellement été utilisés dans les premiers temps de l’enquête, mais les tableaux leur ont été rapidement préférés. En outre, l’instauration d’un modèle standard par la chancellerie n’a pas permis d’uniformiser les états des crimes et nous avons ainsi recensé pas moins de 197 types différents de tableaux utilisés durant toute l’enquête[23].

L’utilisation d’imprimés[24], si elle permet d’harmoniser dans une certaine mesure la production de l’information, permet aussi d’indiquer quelles données doivent figurer dans les états des crimes. En effet, celles-ci ne sont pas toujours précisément connues par les officiers de justice et les subdélégués. En 1760, l’avocat du roi de Carcassonne ignore ainsi s’il doit mentionner les anciennes procédures ou non et demande conseil au subdélégué[25]. Dans le Hainaut, pour les six premiers mois de 1772, lorsque le subdélégué d’Avesnes rend compte d’un coup de couteau dans une simple lettre[26], l’intendance lui envoie un tableau à remplir et lui précise toutes les informations auxquelles il devra se montrer attentif à l’avenir[27]. Deux jours plus tard, le subdélégué renvoie le tableau complété en indiquant combien celui-ci lui a été utile : « Le modèle d’état que vous m’avés fait la grâce de m’adresser m’a servy utilement et j’ay rectiffié par ce qu’il m’a procuré des lumières que je n’avois pas pour avoir des extraits. »[28]

Ces hésitations de la part des officiers de justice mais aussi des administrateurs tiennent au fait que la circulaire de 1733 est plutôt succincte sur ce qu’elle désire voir figurer dans les états des crimes. Ce n’est que progressivement, au fil des années, que les demandes se sont affinées et précisées. Afin de mesurer si les crimes sont correctement poursuivis ou non, des informations relatives aux délits, à l’accusé mais aussi à la peine, aux dates des écrous et du dernier acte de la procédure sont ainsi exigées[29]. La qualité des juges (seigneuriaux ou royaux) doit également être précisée afin de pouvoir déterminer, en cas de négligence, qui en porte la responsabilité. Tout retard doit être mentionné et les procédures doivent être rapportées dans les états jusqu’à ce qu’elles aient été parfaites et aient obtenu un jugement définitif[30]. Les crimes n’ayant pas été poursuivis doivent eux aussi être indiqués[31]. Enfin, en l’absence de crime, un certificat négatif doit obligatoirement être dressé[32].

Les informations exigées par la chancellerie ont pour but de connaître avec précision la durée des procédures afin de déceler celles qui connaissent des retards et les crimes dont les poursuites ont été négligées. Si cette surveillance permet de juger la qualité du service judiciaire, les moyens d’agir de la chancellerie contre les officiers de justice restent néanmoins limités et circonscrits.

Une surveillance précise, mais peu de sanctions

Le recours au procureur général

Afin de « donner les ordres nécessaires pour le bien de la justice et ranimer s’il se peut par une attention constante et suivie, le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent y concourir »[33], le chancelier d’Aguesseau souhaite examiner les états des crimes à la fin de chaque semestre mais aussi être informé immédiatement des cas particuliers. Il prévoit ainsi de donner des ordres au « vû de chaque article .»[34] Ce choix de traiter les affaires une par une a été effectivement suivi par d’Aguesseau mais aussi par ses successeurs durant toute la durée de l’enquête malgré la charge importante de travail que cela implique[35]. La chancellerie est ainsi particulièrement attentive à souligner le manque de précision de certains états des crimes et l’omission de renseignements capitaux comme les dates des différentes étapes de la procédure[36].

Si la chancellerie semble compter davantage sur les intendants pour mener l’enquête, en revanche, pour rappeler à l’ordre les juges coupables de lenteurs dans l’instruction des procédures, elle place sa confiance en le procureur général[37]. L’intendant est essentiellement chargé de l’aspect administratif des états des crimes. Il veille à leur bonne réalisation et à ce qu’ils soient correctement envoyés à la fin de chaque semestre. Il peut néanmoins intervenir lorsque les affaires retardées concernent la maréchaussée[38] sur laquelle le procureur général a perdu tout contrôle depuis la réforme de 1720[39].

Bien que le contenu des états des crimes soit attentivement examiné, la chancellerie n’a pas prévu de réprimer les « mauvais juges ». L’enquête ne pouvant se réaliser sans le concours des officiers des justices, elle souhaite ainsi les encourager à y participer. Malgré l’absence de sanction, certains refusent néanmoins de répondre à l’enquête et de mettre en avant les manquements éventuels dans l’exercice de leur charge. Face à ces officiers réticents, le chancelier Lamoignon décide d’agir.

Un système d’amende pour améliorer la réalisation de l’enquête

L’article 20 du titre X de l’Ordonnance de 1670 prévoyait déjà la mise à l’amende des procureurs qui refuseraient de transmettre au procureur général tous les six mois un état des écrous et recommandations faits dans leur siège[40]. Serpillon considère néanmoins qu’ « il n’y a pas d’article de l’Ordonnance plus mal exécuté que celui-ci […] »[41]. Les sanctions prévues n’ont donc, semble-t-il, jamais été appliquées. Un arrêt du Parlement de Flandres du 22 octobre 1738 insiste aussi sur la mise à l’amende des récalcitrants dans le cadre de la réalisation des états des crimes. À la seconde condamnation, l’officier pouvait être frappé d’interdiction pendant un an[42] mais nous n’avons trouvé aucun document prouvant que ces sanctions ont été mises en place. Ce n’est que le 29 février 1760, que le chancelier Lamoignon prend des mesures concrètes contre les officiers de justice qui refusent ou négligent de participer aux états des crimes. Il écrit ainsi à l’intendant d’Auvergne :

« La lettre que vous m’avés écrite le 28 du mois dernier renferme deux objets qui m’ont paru également importants. Le 1er concerne le refus qui a été fait à vos subdélégués par les procureurs fiscaux de plusieurs justices seigneuriales de fournir les éclaircissements qui avoient été demandés de ma part sur les délits commis dans l’étendue de leurs justices. Un pareil refus mérite punition, mais pour y parvenir il est nécessaire de le constater par des procès-verbaux de vos subdélégués sur le vu desquels j’aurai l’honneur de proposer à Sa Majesté de rendre un avis du Conseil par lequel les officiers réfractaires seront condamnés à une amende qui sera assez forte pour s’assurer de leur docilité à l’avenir. C’est la seule voie qui me paroisse être praticable contre les officiers des seigneurs. Il n’est pas possible de mettre en usage à leur égard celle qui a lieu pour faire rentrer dans leur devoir les juges royaux et qui consiste à les obliger à venir rendre compte de leur conduite. »[43]

Les officiers de justice visés par les mesures du chancelier sont les officiers seigneuriaux et essentiellement les procureurs fiscaux. En effet, de Lamoignon rappelle qu’en ce qui concerne les officiers royaux, il est en mesure de les obliger à rendre compte de leurs actes ce qui n’est pas le cas des officiers seigneuriaux nommés par un seigneur et révocables par lui seul. C’est du reste ce que rappelle en 1722 un arrêt du Parlement :

« Ce qu’on dit, que toutes les justices sont émanées du Roi n’est qu’une fausse subtilité ; il est vrai que les seigneurs particuliers ne la tiennent que du Roi ; mais la justice ne s’exerce pourtant pas au nom du Roi, elle ne s’exerce qu’au nom de seigneurs par des officiers des seigneurs, & non par des officiers du Roi, ce sont les seigneurs seuls qui donnent des provisions à leur volonté. Pourquoi il est naturel que les officiers des seigneurs dépendent des seigneurs seuls, & et que les seigneurs soient en état de veiller à leur conduite. »[44]

Le subdélégué de Saint-Flour, relayant les ordres de la chancellerie par une circulaire du 22 mai 1760[45] précise d’ailleurs aux officiers de sa circonscription que ce sont les procureurs fiscaux qui sont visés par la politique de répression de Lamoignon :

« Monsieur le chancelier s’étant apperçu qu’il restoit dans cette généralité d’Auvergne des crimes & délits impunis soit par la négligence des juges, soit par la crainte des seigneurs de fournir aux frais de procédure vient de donner les ordres convenables pour en être instruit. […] L’intention de M. le chancelier est de punir les procureurs fiscaux qui manqueront d’envoyer leurs états à la fin des mois de juin & décembre de chaque année ou un certificat négatif […] & [il] m’ordonne de dresser procès-verbal du refus ou du silence des procureurs fiscaux. »[46]

La première étape de la répression consiste, de la part des subdélégués, à produire un procès-verbal, que celui-ci soit particulier à chaque officier ou englobe la totalité des contrevenants de leur circonscription. Pour les six premiers mois de 1760, le subdélégué de Rochefort-Montagne constate ainsi que sur les dix-huit procureurs d’office que compte son département, seuls les sieurs Bertrand de la justice de Laqueuille (sept certificats négatifs fournis le 28 juin 1760) et Bruyere des justices de Tauves, de Saint-Gal à Avèze, de Singles et de Saint-Sauves (une lettre) ont répondu à l’enquête[47].

Les procès-verbaux[48] sont ensuite transmis par l’intendant tels quels ou réunis dans un procès-verbal global à la chancellerie. Pour le premier semestre de 1762, celui de la généralité de Riom recense pas moins de 101 officiers en infraction[49]. Ces procès-verbaux peuvent donner lieu à un arrêt du Conseil d’Etat, mais dans les faits, tous les officiers qui y sont cités ne sont pas systématiquement condamnés. En effet, le chancelier Lamoignon lui-même souhaite distinguer « ceux qui sont coupables de refus, de ceux qui ne [le] sont que de négligence », parce que : « […] les premiers méritent d’estre punis et les seconds peuvent rentrer dans leur devoir par les avis que vous leur ferés donner de nouveau. […] A l’égard des procureurs d’office auxquels on ne peut reprocher de la mauvaise volonté, mais seulement de la négligence, il me paroit à propos de les faire avertir de nouveau par vos subdélégués. »[50]

Une fois l’arrêt du Conseil d’Etat rendu et signifié, l’officier dispose de huit jours pour se mettre en règle sous peine d’être condamné à une amende. Celle-ci est assez élevée mais semble systématiquement modérée. En Auvergne, les cent livres fixées initialement sont ainsi à chaque fois réduites à trois livres, car « il a plu à Sa Majesté de modérer […] par grâce. »[51] Le montant de cent livres est conforme à plusieurs articles de l’Ordonnance de 1670[52]. En Bretagne, en revanche, les condamnations sont bien plus lourdes. Le procureur fiscal de Paimpont doit s’acquitter de trois cents livres[53] et ceux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier sont même condamnés à mille livres avant que leur amende ne soit modérée en six livres[54]. Rien dans l’arrêt n’explique une telle différence, mais il semble que le comportement du procureur fiscal de Paimpont n’est pas étranger à cette sévérité : l’intendant de Bretagne considère en effet que « […] rien ne peut vaincre la résistance du S[ieu]r Gaultier […][et] que cet officier mérite par son opiniâtreté de servir d’exemple aux autres […]. »[55]

Alors que l’intendant de Bretagne préconise la diffusion des arrêts dans l’ensemble de la généralité afin de servir d’exemple, le chancelier est plus réservé à ce sujet, du moins dans le cas de la généralité d’Auvergne. Il écrit ainsi : « Il seroit peut-être à souhaiter que ces arrêts fussent imprimés, publiées et affichées mais j’ai des raisons pour vous prier qu’ils ne le soient pas. »[56] Pour l’intendance d’Auvergne, Viviane Genot émet l’hypothèse que les réponses des procureurs fiscaux ayant été peut-être plus nombreuses, en qualité et en quantité, que ce à quoi s’était attendu le chancelier, il aurait alors préféré ne pas rendre publiques les condamnations à l’amende afin de ne pas accroître la méfiance des officiers de justice. De plus, selon, elle, la publicité du laxisme des juges aurait sans doute encouragé les délinquants à commettre davantage de crimes[57]. Si en Auvergne, les arrêts n’ont effectivement pas été rendus publics, en Bretagne, en revanche, celui contre le sieur Gauthier est bel et bien diffusé[58] et des copies sont envoyées pour être affichées dans les subdélégations[59].

Même condamnés à l’amende, les officiers de justice ont la possibilité de s’en décharger en adressant une supplique à l’intendant. Le procureur fiscal de Saint-Illide invoque ainsi pour sa défense un déplacement qui l’a mis dans l’incapacité de rendre son certificat[60]. Les subdélégués peuvent donner un avis sur les arguments avancés par les officiers condamnés. En 1762, celui d’Aurillac prend notamment la défense du procureur fiscal de Marmanhac : « […] aiant eu le malheur de se casser une jambe et n’étant point en estat de continuer ses fonctions, les seig[neur]s haus justiciers de la parroisse en nommèrent un autre à sa place qui est venu décéder et à présent c’est le nommé De Custon qui est pourvu de cet emploi. »[61]

Même quand le délai de huit jours est dépassé, les officiers ont donc toujours la possibilité d’échapper à l’amende qui leur avait été appliquée, s’ils présentent le document exigé ou si leurs excuses sont jugées solides. Le chancelier Lamoignon informe d’ailleurs lui-même l’intendant lorsqu’il décide d’excuser un officier[62].

Seuls les officiers de justice sont concernés par des sanctions financières. Les administrateurs étant révocables, les subdélégués par l’intendant et celui-ci par le roi, la chancellerie n’a pas craint, semble-t-il, une désobéissance de leur part et a considéré que les difficultés rencontrées dans la réalisation des états des crimes étaient uniquement de la responsabilité des détenteurs d’offices. Cependant, ce système d’amende n’a été appliqué que peu de temps puisque, d’après nos recherches, aucune procédure en ce sens n’a été faite après 1763[63]. La répression semble donc prendre fin avec la mise à l’écart du chancelier Lamoignon[64]. Les amendes n’ont en tout cas pas eu l’effet dissuasif voulu puisque nous constatons que certaines juridictions, comme celle de Bansat[65], apparaissent régulièrement dans les procès-verbaux.

La production de faux états des crimes ou de faux certificats est également réprimée lorsqu’elle est démasquée. C’est d’ailleurs cela, plus que le fait d’avoir négligé de poursuivre les crimes qui est reproché au procureur fiscal de Thynières en 1760 :

« Le Roy étant informé que quoiqu’il eut été commis des crimes dignes de mort ou de peines afflictives dans l’étendue de la jurisdiction de Thinières subdélégation de Bort, généralité d’Auvergne, le procureur fiscal de lad[ite] justice auroit non seulement affecté de ne pas poursuivre les délinquants mais il auroit même remis au subdélégué du sieur intendant […] un certificat portant qu’il n’avoit été commis aucun délit dans l’étendue de laditte justice pendant les six premiers mois de la présente année et […] une prévarication si marquée a paru à Sa Majesté mériter punition […]. »[66]

Si des amendes sont prises à l’encontre de ceux qui refusent de répondre à l’enquête, aucune sanction financière – d’après la correspondance – n’est envisagée contre ceux qui sont coupables de négligence dans la poursuite des crimes ou d’avoir sciemment retardé l’instruction des procès. En agissant de la sorte, la chancellerie a peut-être souhaité éviter de braquer davantage des officiers de justice déjà peu enclins à communiquer sur les affaires criminelles ainsi que la multiplication de faux états des crimes destinés à camoufler les négligences dans l’exercice de leur charge. La participation à l’enquête et la production de documents véritables paraissent être plus importantes aux yeux de la chancellerie que la qualité de l’exercice de la justice. Il semble ainsi que ce soit l’attachement et l’obéissance des officiers de justice aux ordres de l’administration qui soient véritablement évalués. L’exactitude à poursuivre les crimes et à instruire rapidement les procédures ne serait alors plus qu’un prétexte. En effet, bien que la chancellerie a toujours examiné avec exactitude les états qui lui étaient transmis et relevé les négligences des officiers dans l’exercice de leur charge, le manque de sanction concrète envers les « mauvais » juges qui sont simplement rappelés à l’ordre, semble corroborer cette hypothèse.

Comme le prouve l’exemple du procureur fiscal de Thynières, les états des crimes ou les certificats dressés par les officiers de justice ne sont pas toujours exacts et les informations qu’ils recèlent sur la criminalité sont donc à manier avec précaution.

Des informations sur la criminalité à manier avec précaution

Les états des crimes ont pour but de contrôler l’activité des cours et la qualité de service des officiers de justice, mais en s’appuyant sur ces derniers pour obtenir les informations nécessaires à cette évaluation, ils s’exposent à ne pas toujours être exacts.

Des états des crimes mal dressés

Les états des crimes ne sont pas toujours dressés exactement. Plusieurs omettent des renseignements concernant les accusés ou les procédures. En 1760, dans une circulaire adressée à l’ensemble de ses subdélégués, l’intendant de Bretagne exprime d’ailleurs son mécontentement sur le contenu des états des crimes qui lui sont transmis :

« L’examen que j’ai fait des derniers états qui me sont parvenus, m’a présenté bien des inattentions & des erreurs. J’ai vu pour les écroues des accusés, des dates différentes de celles portées sur les mêmes articles dans les précédens états ; & pour le dernier acte de la procédure, une date antérieure à celle qui avoit été donnée sur ces états précédemment fournis. J’ai aperçu aussi des changemens de nom : & malgré la précaution que j’ai eue de prévenir mes subdélégués, qu’aucun article ne devoit disparoître de leurs Etats, que lorsqu’ils auroient enfin annoncé le jugement définitif, je me suis trouvé, à l’égard de plusieurs d’entr’eux, dans la nécessité de relever les omissions qu’ils avoient faites de quelques affaires non terminées : elles doivent être rapellées soigneusement sur chaque état & toujours dans le même ordre qu’elles ont été employées sur l’état précédent, jusqu’à ce qu’elles soient totalement finies. »[67]

La principale crainte de la chancellerie est que l’existence de certains crimes lui soit cachée et que les états des crimes offrent donc une vision tronquée de la criminalité. En effet, régulièrement, la chancellerie considère que les états recensent trop peu de crimes. Ainsi, pour les six derniers mois de 1760, le chancelier Lamoignon ne cache pas ses doutes quant à l’exactitude de l’état des crimes de la généralité de Rouen : « J’ai reçu l’état que vous m’avés envoyé […] ; le nombre m’en a paru petit à proportion de l’étendue de la province. Il ne serait pas impossible qu’il y en eût d’obmis dans les mémoires que vos subdélégués vous ont envoyés. »[68]

Il n’est en effet pas rare que des crimes ou des procès soient absents des états des crimes. En 1741, le chancelier d’Aguesseau fait par exemple remarquer à l’intendant de Rouen :

« J’ai reçu l’état que vous m’avez envoyé des crimes dignes de mort ou de peines afflictives qui ont été commis dans la généralité de Rouen pendant les six derniers mois de l’année 1740, et par l’examen que j’en ai fait, il m’a paru que vous n’aviés pas été informé de tous ceux [les crimes] qui ont été commis. Plusieurs accusations qui ont été poursuivies pendant ce temps à Caudebec et à Pont-Audemer ne sont pas comprises dans votre état. »[69]

De tels exemples attestent que la chancellerie étudie de près les états qui lui sont adressés, puisqu’elle est capable de repérer les anomalies en croisant les résultats obtenus.

Des informations volontairement omises

Les administrateurs considèrent souvent que les officiers omettent volontairement des informations afin de complaire à leur seigneur ou pour masquer leurs éventuelles négligences. Dans l’état des crimes du second semestre de 1757 de l’intendance de Bretagne, il est ainsi précisé pour la subdélégation de Rennes :

« Le subdélégué observe qu’il a écrit au greffier criminel du présidial de Rennes pour avoir les éclaircissemens nécessaires sur la poursuite des crimes. Qu’indépendamment de sa lettre, il a envoïé au moins dix fois les lui demander ; que cet officier a toujours quelques raisons pour s’excuser ; qu’il y a aparence qu’il ne veut pas les donner et qu’il a même des ordres du juge criminel de ne pas le faire. Présomption d’autant mieux fondée que le Parlement a décrété ce juge d’ajournement pour rendre compte de sa conduite et de sa nonchalance dans la poursuite des affaires. »[70]

Dans l’état des crimes des six derniers mois de 1758, il est même précisé pour cette province que ce sont les seigneurs qui sont à l’origine du refus d’information, interdisant à leurs officiers de communiquer aux administrateurs l’avancée des procédures entreprises[71].

Au cours de l’année 1770, la possibilité d’abandonner la poursuite d’affaires criminelles au profit des cours royales est accordée aux seigneurs. L’édit de février 1771 ou de mars 1772 permettent aussi de décharger le seigneur des frais de la justice criminelle[72] qui peuvent s’élever à des sommes conséquentes, puisque les crimes concernés par l’enquête doivent être poursuivis même si aucune partie civile ne s’est présentée. L’édit vise à améliorer l’administration de la justice criminelle en prévoyant que les frais resteront à la charge du seigneur si les juges royaux en concurrence avec les siens, se sont saisis en premier de l’affaire (article 1). Dans le cas inverse, il en est dispensé, mais uniquement si ses juges renvoient l’affaire devant un juge royal[73]. En outre, un règlement du Parlement de Rouen du 17 mars 1768 précise que si les juges des seigneurs négligent de poursuivre les crimes, c’est aux officiers royaux de prendre le relais, mais en imposant les frais de procédure aux seigneurs[74]. L’application de l’édit de 1771 apparaît concrètement dans nos sources puisque des procès commencés au bailliage de Magny, sont renvoyés devant la justice de La Roche Guyon « en exécution de l’art. XIV de l’édit du roi du mois de février 1771. »[75] Cette disposition ne prive pas les seigneurs de leur titre de « hauts justiciers », mais concrètement, après 1772, leur justice cesse de condamner les criminels et se contente de faire les premiers actes de l’instruction[76]. La réforme de la justice du chancelier Lamoignon de 1788 parachève cette évolution en leur retirant toute connaissance des procédures criminelles[77]. Cette politique vise à mieux contrôler l’exercice de la justice criminelle. Celle-ci engrangeant des frais importants, nombreux sont les seigneurs qui omettent de poursuivre les criminels même lorsque ceux-ci sont notoirement connus. Elle assure de plus, un droit de regard de l’Etat sur le service d’officiers qui jusqu’à présent lui échappaient car placés sous l’autorité unique du seigneur qui les avaient nommés et qu’ils servaient. La mise en place d’un système d’amende pour sanctionner les officiers qui refusaient ou omettaient de répondre à l’enquête participe également à cette volonté d’accroître le contrôle de l’Etat sur la justice seigneuriale. Le chancelier de Lamoignon reconnaissait d’ailleurs dans sa lettre explicative à l’intendant d’Auvergne qu’il ne disposait pas envers eux des leviers de pression qu’il pouvait exercer sur les officiers royaux. Le Parlement de Dijon n’avait pas attendu ces mesures pour accroître son contrôle sur les justices seigneuriales. Ainsi, le 19 février 1766, il réédite un ancien arrêt général qui prévoit que les juges seigneuriaux doivent prêter serment devant un juge royal et être inscrits au bailliage. Cet arrêt met également en évidence que les juges sont des serviteurs du roi avant d’être ceux des seigneurs[78].

Après 1772, nous constatons que les officiers seigneuriaux prennent l’habitude de renvoyer les affaires criminelles devant les cours royales. Dans la subdélégation Bavay, dès les six premiers mois de 1772, deux des trois procès débutés par des justices seigneuriales sont continuées par le procureur du roi de Bavay. Les nombreux exemples de renvois de justices seigneuriales dans nos sources sont révélateurs du succès de ces mesures. Dans l’état des crimes du bailliage de Gray pour le dernier semestre de 1785, sur les vingt-six affaires rapportées, vingt ont été commencées par des justices seigneuriales avant d’être renvoyées devant un juge royal[79]. En 1786, dans le Bas-Vivarais, le subdélégué témoigne que la majorité des procédures criminelles sont désormais jugées par les deux cours royales de son département (la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg et le bailliage de Marvejols) :

« L’édit de 1772 permettant aux seigneurs hauts justiciers du Vivarai, après la plainte, information & décret de faire transférer les prévenus dans les prisons des deux sénéchaussées qui y sont établies. Les officiers royaux de ces jurisdictions devant continuer les poursuites, lesd[its] seigneurs ne manquent jamais de profiter de cette faveur en sorte que tous les crimes graves sont poursuivis par les procureurs du roy auxdites justices. »[80]

Quatre des cinq procès rapportés dans son état des crimes ont ainsi été initiés par des justices seigneuriales avant d’être transférés à la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg[81].

Pourtant, malgré la possibilité de renvoyer les affaires aux sièges royaux, certains officiers seigneuriaux continuent à négliger la poursuite de certains crimes afin d’éviter les frais causés par le commencement de la procédure. C’est ce que rapporte en 1788, le subdélégué d’Uzès à l’intendant du Languedoc :

« […] quand M. M. les officiers seigneuriaux n’ont pas de partie civile, les délits les plus graves ne sont pas capables d’exciter leur zèle, ils craindroint de se compromettre et d’imposer les seigneurs à des fraix qu’ils sont fort aisé de leur gagner. Voilà pourquoy j’ignore souvent les crimes qui se commettent dans l’étendue de ma subdélégation, il seroit bon cepandant que je fusse instruit avec exactitude afin de pouvoir aux époques prescrites avoir l’honneur de vous rendre le compte fidèle que vous attendés de moy. »[82]

La question des frais de justice n’est pas seulement importante dans les justices seigneuriales, mais aussi dans les juridictions royales où souvent le procureur du roi est chargé d’avancer les dépenses sans que celles-ci lui soient toujours remboursées rapidement. C’est ce que déplore notamment le procureur du roi de Castelnaudary en 1759 :

« J’eus l’honneur de vous écrire il y a quelque tems qu’ayant reçu vos ord[onnan]ces pour le rembourcement du pain et des états des frais que j’avois avancés au sujet de la procédure qui feut instruitte à ma requette contre Pierre et Guilh[aum]e Rolland frères. Je les présentai au commis du domaine qui les acquittoit sans difficulté. Aujourd’huy il m’a dit que l’ambulant[83] luy a deffendu de les acquitter sans un ordre exprès de M[onsieu]r de la Loge directeur à Toulouse[84]. Il est facheus pour moy d’avoir debourcé cette somme depuis long tems sans en pouvoir avoir mon rembourcement. J’attends de votre bonté ordinaire, des ordres pour mettre à la raison ces fermiers ou commis. »[85]

La difficulté à se faire rembourser les frais engagés dans les procédures criminelles pourrait donc aussi être une cause de dissimulation des crimes par les officiers royaux. Outre les frais de la procédure, l’absence des documents nécessaires[86], la vacance des charges qui laissent des juridictions sans le moindre officier[87], la taille des ressorts[88], voire même la crainte des criminels sont autant de facteurs pouvant affecter la justesse des états des crimes dressés.

C’est cette dernière situation que connaît particulièrement le Vivarais. En 1738, le lieutenant de la maréchaussée écrit ainsi :

« Depuis le 1er 7bre j’ai arrêté en différents lieux plus de 20 particuliers dans le nombre des quels il y a plusieurs accusés de vols, assassinats sur le grand chemin et autres crimes qu’ils ont commis pandent 10 à 12 ans, de magniere que par la terreur qu’eux et leurs complices avoint rependue dans ces cantons, on n’osoit se plaindre de leurs violences et excès et les marchands se determinoint plus tot à abandonner leur commerce que d’en porter leurs plaintes aux juges des lieux dont l’injustice est manifeste et leur prévarication presque générale. J’ose même assurer, Monsieur, qu’ils vendent publiquement la justice. […] j’aurai l’honneur de vous rendre compte des preuves incontestables que j’ai à l’égard des prévarications des officiers ord[inai]res et j’ose me flatter que vous aurés lieu d’être content de mon zèle pour le service du roy et la sureté publique. »[89]

Le refus des habitants de dénoncer les crimes et les criminels connus, est motivé par la peur de représailles qu’elles soient d’ordre physique ou économique. En effet, les criminels par leur statut social (notables, seigneurs), ou par leur nombre et leur association peuvent exercer de véritables pressions sur les particuliers[90]. En outre, ils jouissent parfois du soutien même des officiers de justice comme le dénonce le lieutenant de la maréchaussée du Vivarais. Pour régler le problème une chambre de justice est mise en place à la demande du maréchal des camps et armées du Roi commandant en Vivarais et Velay dans l’intendance du Languedoc, M. de la Devèze. Néanmoins, cette chambre, contrairement à d’autres qui ont été précédemment mises en place[91], n’a pas permis de résoudre complètement le problème[92]. De nouveau grands jours seront tenus en 1764.

S’ils sont parfois complices des criminels, les officiers de justice peuvent également être l’objet d’intimidation qui les pousse à garder le silence. En Bas-Vivarais où le subdélégué ne cesse de dénoncer une criminalité d’autant plus importante qu’impunie[93], il est également question des menaces dont sont victimes les officiers de justice. Le subdélégué écrit ainsi dans son état des crimes des six derniers mois de 1765 :

« Il y a bon nombre d’autres crimes qui ne sont point compris au présent état attendu qu’il n’a pas été possible d’en avoir une connoissance exacte. La terreur répandue par les assassins et les bandits dont le pays est affligé fait que les habitants n’osent pas déclarer les crimes et même que les ministres de la justice n’osent presque pas procéder, ni les greffiers donner connoissance des procédures commencées. L’impunité enhardit les coupables qui s’attroupent avec armes et interrompent le commerce par le peu de sûreté dans la plupart des chemins, rançonnent et assassinent même quelque fois les habitants dans leurs propres maisons. Rien n’est plus nécessaire que de remédier au mal par l’autorité souveraine. »[94]

Certains de ces criminels, soutenus par leur famille et parfois la communauté ou encouragés par la peur qu’ils inspirent, continuent ainsi à résider chez eux sans être inquiétés par la justice.

D’après les lettres et états des crimes, le Haut-Vivarais ne semble pas être dans une situation similaire, même si d’autres problèmes handicapent la formation des états des crimes[95]. Le peu de crimes recensés dans le Vivarais s’explique par le fait que ce pays, à l’instar du Gévaudan appartient à l’immense sénéchaussée de Nîmes qui englobe cinq diocèses mais ne dispose que de vingt-huit officiers[96]. Ils sont trop peu nombreux pour veiller à la poursuite des crimes et ceux des seigneurs[97] sont découragés par le coût et la longueur des transferts des prisonniers à Nîmes et à Toulouse[98]. Si bien que Nicole Castan écrit à propos du Languedoc oriental qu’ici « l’impunité atteint son paroxysme ». Elle considère d’ailleurs que les nombreuses mentions indiquant qu’aucun crime n’a été commis dans les ressorts de juridiction notoirement « dangereux »[99], comme Montauban, Narbonne, Saint-Pons[100] ou encore Rieux et Mende sont fausses. Face à cette situation, l’Etat royal intervient par un édit d’avril 1767 pris suite aux résultats de la commission d’enquête menée par M. de Paraza de Cantalauze et M. de Raffin, conseillers au Parlement de Toulouse et nommés par lettres patentes du roi le 11 septembre 1766[101].

Le recours à d’autres sources d’information

Les subdélégués pour vérifier les données fournies par les officiers de justice peuvent être amenés à faire des recherches de leur côté. Le subdélégué de Cambrai affirme ainsi plusieurs fois avoir fait « une exacte recherche » pour constituer son état des crimes[102]. Les intendants les encouragent d’ailleurs à multiplier et à croiser les sources d’informations. Comme le rapporte la circulaire d’un subdélégué, l’intendant d’Auvergne conseille ainsi de ne pas compter uniquement sur les informations fournies par les officiers de justice pour former les états des crimes :

« M. l’intendant ayant esté informé qu’il y avoit quantité de crimes impunis dans cette province dont les autheurs se montroient avec tranquillité dans leurs domicilles et ayant vu avec peine qu’il n’estoit fait aucune mention dans les états de ses subdélégués qu’ils doivent donner de six mois en six mois manquant dans ce point d’exactitude, il m’a ordonné […] d’écrire à tous les juges de cette subdélégation et de leur faire fournir des états des crimes et délits qui peuvent avoir esté commis dans leurs justices sur lesquels je puisse former celuy que je suis obligé de luy envoyé à la fin de ce mois et sans m’en raporter entièrement à ces états dans le cas qu’ils ne fussent point sincères, il m’exhorte à donner tous mes soins pour découvrir par d’autres voyes tous les coupables qui peuvent se trouver dans cette subdélégation contre lesquels M[essieu]rs les officiers de justice ne font aucune poursuitte ou dont les procès peuvent estre celés pour les comprendre dans mon état […]. »[103]

Le subdélégué de Mauriac assure quant à lui que, s’il a écrit aux juges de son département, « cette precausion ne [l]e dispensera pas de celle de prendre des informations d’ailleurs sur l’impoursuite des crimes dont les autheurs peuvent se montrer dans leurs domicilles. »[104] Et en effet, lors de l’envoi de son état des crimes pour le second semestre de 1759, il précise qu’il s’est adressé aux curés des paroisses pour confirmer les informations fournies par les officiers de justice[105]. En Bretagne, l’intendant enjoint également à ses subdélégués de recourir aux recteurs qui « ne refuseront pas de [leur] […] donner connoissances des crimes commis dans leurs paroisses, chacun de son côté. »[106]

Les curés sont en effet des piliers incontournables de la société et c’est par eux que transitent un bon nombre d’informations. Dans le cadre de la justice, ils sont par exemple chargés de lire lors de la messe les monitoires pour trouver d’éventuels témoins des crimes dont les auteurs sont inconnus. Ils interviennent aussi dans différentes collectes d’informations concernant la criminalité. En 1723, la circulaire du contrôleur général des finances, Dodun, « sur les moyens de découvrir les voleurs et coupables dans chaque parroisse et pourvoir à la sureté publique dans le royaume »[107] demande ainsi aux syndics des paroisses de dresser tous les mois « un compte exact de tous les délits, vols, assassinats et autres crimes qui viendroient à leur connoissance »[108] qui doit être certifié par le curé avant d’être transmis à l’intendant.

Malgré le recours à d’autres sources, certains subdélégués préfèrent ne pas assurer que les informations transmises par les officiers de justice sont exactes, afin de se décharger d’éventuels reproches. En Bretagne, le subdélégué d’Hennebont, lorsqu’il transmet son état des crimes pour les six premiers mois de 1786, prévient ainsi d’emblée l’intendant : « J’ai crû devoir ne pas vous le [l’état des crimes] certifier véritable, estant à ma connoissance qu’il ne contient pas le nom de tous les détenus pour crime dans les prisons de cette ville ; ne voulans pas mériter des reproches de votre part n’y me trouver dans le cas de m’en faire moy même. »[109] En effet, si le subdélégué a bien signé l’état des crimes en y mentionnant la date d’envoi, il n’en a pas certifié le caractère véritable comme il en est l’usage[110].

Conclusion

Par leur longévité – près de 60 ans – les états des crimes constituent une source précieuse sur le fonctionnement d’une enquête ordonnée par l’administration royale au XVIIIe siècle. Les nombreux documents conservés mettent en évidence la manière dont ils ont été mis en place et utilisés. Le chancelier d’Aguesseau les a conçus pour contrôler l’activité des cours et déceler les foyers où l’instruction des procédures était retardée. Les officiers de justice coupables de ces négligences n’ont néanmoins jamais été sanctionnés : la chancellerie s’est toujours bornée à les rappeler à l’ordre par le biais du procureur général dont ils dépendaient. En revanche, les atteintes au déroulement l’enquête, notamment en refusant de transmettre les états des crimes, ont fait l’objet d’une répression, même si, d’après nos sources, elle semble avoir été limitée dans le temps et n’avoir été menée qu’en Auvergne et en Bretagne. Les états des crimes n’ont pas été réalisés et pensés pour obtenir des informations sur la criminalité puisqu’il s’agit avant tout de contrôler la qualité du service des officiers de justice. Néanmoins, ils sont une source précieuse sur le crime et sa répression au XVIIIe siècle même s’il convient de les considérer avec circonspection : les critiques sur l’exactitude des états des crimes sont fréquentes et ils ne sauraient refléter une vision de la criminalité que telle que les officiers de justice et les administrateurs ont bien voulu la transmettre.

 

Bibliographie

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[1] Un registre est néanmoins consacré au Magistrat de la ville de Strasbourg qui avait gardé le privilège de juger au criminel sans appel au Conseil Souverain de Colmar.

[2] Le Pré-Saint-Gervais, Arch. Préf. Police, AB.407 à AB.431

[3] Par exemple, les documents conservés pour l’intendance du Languedoc (3343 pièces) couvrent toute la période de l’enquête alors que pour l’intendance de Tours seuls dix pièces ont été conservés. De même, alors que le registre du Conseil Supérieur de Corse a conservé presque l’intégralité des documents produits depuis le rattachement de l’île à la France en 1769 (il y a quelques lacunes entre 1771 et 1781), pour le Parlement de Provence, seuls les états des crimes d’octobre 1768 à juin 1771 ont été préservés. Montpellier, AD Hérault, C.1569 à 1591 ; Tours, AD Indre-et-Loire, C.400 ; Le Pré-Saint-Gervais, Arch. Préf. Police, AB.407, Parlement d’Aix, 213 f. et AB.415, Conseil Supérieur de Corse, 340 f.

[4] Nous avons recensé 5 416 feuillets pour les Archives de la Préfecture de Police et au moins 9 800 pièces pour l’ensemble des dépôts d’Archives départementales concernés (Le corpus d’Orléans, aujourd’hui disparu, représentait 119 pièces. Nous n’avons pas inclus non plus les documents relatifs de l’intendance du Hainaut car le volume des cotes n’est pas précisé. Néanmoins, nous l’estimons à plus de 1000 pièces).

[5] Avant notre thèse, Monarchie administrative et justice criminelle en France au XVIIIe siècle. Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » (1733-1790) sous la direction d’A. Follain soutenue en juin 2017 à l’Université de Strasbourg, aucun travail n’avait pris en compte l’ensemble de ce corpus. Pour connaître l’ensemble des études traitant des états des crimes, nous renvoyons à l’introduction de notre thèse.

[6] Son frère Alfonse de Poitiers fit de même à partir de 1249 sur ses propres terres. Ces enquêtes donnent lieu à la Grande Ordonnance de 1254 et dans les terres du frère du roi à des ordonnances de réformation dans le Quercy, l’Agenais et le comté de Toulouse entre mars et avril 1254. Louis Carolus-Barré, « La Grande Ordonnance de Réformation de 1254 » in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 117e année, n°1, 1973, p. 181-186.

[7] Gauthier Aubert, « L’enquête de Colbert sur les magistrats : une source pour connaître les « hommes du roi » dans les Parlements ? » in Caroline Le Mao (dir.), Hommes et gens du roi dans les Parlements de France à l’époque moderne, Pessac, MSHA, 2011, p. 17-28.

[8] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[9] Paris, BnF, fonds Joly de Fleury, n°2199, fol. 38-88. Hervé Piant, « État de justice, État de finance : à propos d’un mémoire du procureur général Joly de Fleury sur les frais de justice en matière criminelle » in Benoît Garnot (dir.), Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon, EUD, 2005, p. 39-49 (ici p. 39-40)

[10] Francis, Monnier, Le chancelier d’Aguesseau : sa conduite et ses idées politiques et son influence sur le mouvement des esprits pendant la première moitié du XVIIIe siècle avec des documents nouveaux et plusieurs ouvrages inédits du chancelier, Paris, Chez Didier et Cie, 1859, p. 322.

[11] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[12] Montpellier, AD Hérault, C.1569, Lettre du secrétaire d’Etat à la guerre à l’intendant de Montpellier – 17.12.1732

[13] Id.

Les états des prisonniers sont réalisés au moins jusqu’au quartier de juillet 1767. Proches des états des crimes, ils sont souvent confondus avec eux par les officiers de justice. Ils sont d’ailleurs parfois envoyés en même temps, même si les états des crimes recensent également les procédures instruites par la maréchaussée.

[14] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[15] Id.

[16] Id.

[17] Id.

[18] Id.

[19] Exemple : En juillet 1754, l’intendant de Perpignan pour « faciliter [la] […] besogne » des officiers de justice, leur adresse « un modelle [d’un] état en colonnes » auquel ils devront se conformer pour leurs prochains envois. Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1268, Lettre de l’intendant à ses subdélégués et aux viguiers – 1.07.1754.

[20] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Lettre : accusé de l’état des crimes de l’intendance du Roussillon pour les 6 derniers mois de 1757 – 15.04.1758.

[21] Des traces de cet envoi ont été conservées. Aix-en-Provence, AD Bouches-du-Rhône, C.3521, Lettre : le chancelier à l’intendant – 7. 12.1757 ; Lille, AD Nord, C.9668, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance du Hainaut pour les 6 derniers mois de 1757 – 3.03.1758 ; Alençon, AD Orne, C.757, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 derniers mois de 1757 – 3.03.1758 ; Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Lettre : accusé de l’état des crimes de l’intendance du Roussillon pour les 6 derniers mois de 1757 – 15.04.1758.

[22] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1269, Etat des crimes de l’intendance du Roussillon et du pays de Foix pour les 6 derniers mois de 1757.

[23] Parmi ces 197 modèles, 16 sont imprimés et 181 manuscrits.

[24] L’utilisation d’imprimés lors d’enquêtes n’est pas une spécificité des états des crimes, mais une pratique courante de l’administration. Ils sont régulièrement utilisés pour d’autres enquêtes comme par exemple pour les états des récoltes dressés au moins depuis 1723 et qui ont été réalisés jusqu’à la Révolution. Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France, des enquêtes du XVIIe siècle à 1879, Genève, Droz, 1980, p. 82-86 ; Camille-Ernest, Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1943, p. 62-97.

[25] Montpellier, AD. Hérault, C.1584, Lettre : envoi de l’état des crimes de la justice de Carcassonne pour les 6 derniers mois de 1760 – 3.01.1760.

[26] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre : un crime commis dans la subdélégation d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772 – 5.07.1772.

[27] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre de l’intendance au subdélégué d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772 – 16.07.1772.

[28] Lille, AD Nord, C.9537, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation d’Avesnes pour les 6 premiers mois de 1772

[29] En 1739, le chancelier d’Aguesseau demande que la date des crimes ainsi que celles des dernières procédures réalisées soient indiquées. La distinction entre les affaires jugées en premier ou en dernier ressort doit aussi être faite. Montpellier, AD Hérault, C.1570, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance du Languedoc pour les 6 derniers mois de 1738 – 21.05.1739.

En Auvergne, l’intendant demande par exemple des informations très détaillées : la date du délit, le lieu où il a été commis, la demeure et le nom de l’accusé, le ou les victimes et enfin le détail, date par date, des poursuites et des actes de la procédure réalisés. Cela tient notamment au fait que beaucoup de crimes semblent rester impunis dans cette généralité. Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre du subdélégué d’Aurillac à l’intendant – 7.01.1760 ; Copie de la circulaire du subdélégué de Lempdes aux juges de son département – 18.12.1759.

[30] Exemples : Lille, AD Nord, C.9573, Lettre : l’intendant à ses subdélégués – 4.01.1744 ; C.11135, Lettre de l’intendant à ses subdélégués – 4.07.1778

[31] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1267, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Perpignan pour les 6 premiers mois de 1738 – 19.09.1738.

[32] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[33] Dijon, AD Côte-d’Or, C.396, Circulaire du chancelier d’Aguesseau – 9.10.1733.

[34] Id.

[35] Exemples : Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 premiers mois de 1741 – 1.08.1741 ; Châlons-en-Champagne, AD Marne, C.1786, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Châlons pour les 6 derniers mois de 1762 – 22.02.1763 ; Alençon, AD Orne, C.764, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 premiers mois de 1771 – 13.08.1771 ; Roue, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre d’accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 premiers mois de 1785 – 23.10.1785.

[36] Le garde des sceaux Miromesnil marque ainsi : « J’ai reçu l’état que vous m’avés adressé pour les six derniers mois de l’année 1783 des crimes commis en Bretagne et par l’examen que j’en ai fait, j’ai remarqué plusieurs procès qui concernent les officiers des justices d’Hennebon, Châteauneuf du Faou et de la Roche et Laz dont la date des derniers actes des procédures est la même que celle portée dans l’état du dernier semestre 1782. J’en ai envoyé la note dans le tems à M. le procureur général du Parlement de Rennes qui a pris des éclaircissemens sur ces procès et il m’a mandé qu’ils étoient terminés les uns par la mort des accusés et les autres par des jugemens. Vous voudrés bien donner des ordres pour que ces états soient conformes à l’avenir aux mémoires qui vous seront remis […]. » Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1783 – 22.03.1784.

[37] Les arrêts du Conseil d’État pris à l’encontre des procureurs d’office insistent d’ailleurs sur le rôle du procureur général : « Sa Majesté […] auroit jugé à propos […] de maintenir la règle qu’elle s’est prescrite de conoitre par la voye de Monsieur le chancelier les crimes qui se commettent dans l’étendue des terres de son obéissance afin de faire adresser aux procureurs généraux de ses cours les ordres qu’elle juge nécessaires pour réparer les négligence des officiers à qui la poursuite en est confiée[…]. » Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil du Roi contre le procureur fiscal de Paimpont – 18.04.1760 ; E.2404, Arrêt du Conseil d’État contre des procureurs fiscaux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier – 26.03.1763.

[38] La chancellerie peut aussi faire appel au prévôt général. Exemple : Alençon, AD Orne, C.766, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité d’Alençon pour les 6 derniers mois de 1772 – 21.02.1773.

[39] François-Xavier Emmanuelli, Un mythe de l’absolutisme bourbonien : l’intendance, du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle (France, Espagne, Amérique), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1981, p. 75.

[40] Grande ordonnance criminelle de 1670, Titre X, article 20.

[41] François Serpillon, Code criminel ou commentaire sur l’Ordonnance de 1670, Lyon, Chez les frères Périsse, 1767, vol. 1-2, p. 574.

Daniel Jousse dans son commentaire ne donne aucune précision sur l’efficacité ou non de cet article et renvoie au 19ème du titre VI de la même Ordonnance où il rappelle que les officiers s’exposent à une interdiction ou une amende mais il ne précise pas si les sanctions prévues ont été effectivement mises en place et exécutées. Daniel, Jousse Nouveau commentaire sur l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, Paris, Chez Debure l’aîné, 1753, p. 149-150 et 184.

[42] Arrêt du Parlement de Flandres du 22 octobre 1738 in « Réquisitoire du procureur général du parlement de Flandres sur lequel la Cour rendit, le 22 octobre 1738 un arrêt de règlement conforme, relatif aux statistiques criminelles » cité par Pierre Dautricourt, La criminalité et la répression au parlement de Flandres au XVIIIe siècle (1721-1790), Lille, Chez G. Sautai, 1912,  pièces annexes.

[43] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1554, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 derniers mois de 1759 – 29.02.1760.

[44] Arrêt de la Cour du Parlement du 5 février 1722 qui juge que les officiers des justices subalternes seront réprimés par le bailli dont ils dépendent in Du Chemin, Michel, Journal des principales audiences du Parlement avec les arrêts qui y ont été rendu et plusieurs questions et règlements placés selon l’ordre des temps depuis l’année 1718 jusqu’en 1722, Paris, Chez Durand, 1754, vol. 7, p. 639.

[45] Si la circulaire elle-même ne porte pas de date, nous la connaissons grâce aux certificats des procureurs fiscaux. Exemple : Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Certificat de la ville et baronnie de Chaudes-Aigues pour les 6 premiers mois de 1760 – 21.06.1760.

[46] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Circulaire du subdélégué de Saint-Flour aux procureurs fiscaux – 1760.

[47] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1556, Etat des justices de la subdélégation de Rochefort – 25.07.1760.

[48] Seuls les procès-verbaux produits par les subdélégués d’Auvergne ont été conservés, mais il en a également été dressé en Bretagne. Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[49] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Procès-verbal contre les officiers de justice de la généralité de Riom pour le premier semestre de 1762

[50] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1762 – 10.09.1762.

[51] Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre les procureurs fiscaux de la généralité d’Auvergne pour les 6 premiers mois de 1760- 13.09.1760.

[52] Grande Ordonnance criminelle de 1670, Titre VIII, article 9 ; Titre X, article 20 ; Titre XXV, article 8 ; Titre XXVI, article 4.

[53] Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’État contre le procureur fiscal de Paimpont– 18.04.1760.

[54] Paris, AN, E.2404, Arrêt du Conseil d’État contre les procureurs fiscaux des subdélégations de Concarneau et de Tréguier – 26.03.1763

[55] Rennes, AD Ille et Vilaine, C.137, Lettre : envoi de l’état des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1759 – 19.03.1760.

[56] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1554, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1760 – 3.09.1760.

[57] Viviane Genot, Justices seigneuriales de Haute-Auvergne au XVIIIe siècle (1695-1791), thèse de doctorat de droit, s.l., s.n, 2004, 2 vol., p. 117.

[58] Le texte de l’arrêt précise en effet que celui-ci « sera imprimé, publié et affiché partout où besoin sera ». Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre le procureur fiscal de Paimpont – 18.04.1760.

[59] Exemple°: Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre : accusé de réception à Vitré de l’arrêt du conseil du roi condamnant le procureur fiscal de Paimpont – 6.05.1760- 6.05.1760.

[60] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1561, Lettre : supplique du procureur d’office de Saint Illide concernant l’arrêt du Conseil d’État du 13 septembre 1760.

[61] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1561, Lettre du subdélégué d’Aurillac à l’intendant – 11.01.1762.

[62] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1564, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Riom pour les 6 premiers mois de 1762 – 10.09.1762.

[63] Si nous avons retrouvé dans les archives du Conseil d’État, les arrêts correspondant aux extraits conservés dans les archives de l’intendance d’Auvergne et celui concernant le procureur fiscal de Paimpont en Bretagne, nous n’en avons trouvé aucun autre, à part celui pris à l’encontre d’officiers des subdélégations de Tréguier et de Concarneau en 1763. Des procès-verbaux ont en revanche été dressés au moins jusqu’au second semestre de 1766. Exemple : Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1580, Procès-verbal contre les procureurs de la subdélégation de Vic-le-Comte pour les 6 derniers mois de 1766 – 1.04.1767.

[64] Il est exilé en octobre 1763 mais ne donne sa démission qu’en 1768.

[65] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1559, Procès-verbal contre le procureur d’office de la justice Bansat pour les 6 premiers mois de 1761 – 20.07.1761 ; 1C.1570, Idem pour les 6 premiers mois de 1763 – 16.07.1763 ; 1C.1571, Idem pour les 6 premiers mois de 1763 – 15.01.1764 ; 1C.1573, Idem pour les 6 premiers mois de 1764 – 15.07.1764.

[66] L’instruction du procès est confiée à l’intendant et au présidial de Clermont. Nous ignorons la suite de cette affaire. Paris, AN, E.2386, Arrêt du Conseil d’Etat contre le procureur fiscal de Thynières – 13.09.1760.

[67] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Circulaire de l’intendant de Bretagne – 4.05.1760.

[68] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 derniers mois de 1760 – 10.02.1761.

[69] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 derniers mois de 1740 – 20.02.1741.

[70] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Etat des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1757.

[71] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Etat des crimes de l’intendance de Bretagne pour les 6 derniers mois de 1758.

[72] Antoine Follain, « Justice seigneuriale, justice royale et régulation sociale du XVe au XVIIIe siècle : rapport de synthèse » in François Brizay, Antoine Follain, Véronique Sarrazin (dir.), Les Justices de village. Administration et justice locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Rennes, PUR, 2002, p. 9-58 (ici pp. 56-57) ; André Edmond Victor Giffard, Les justices seigneuriales en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles (1661-1791), Paris, Chez A. Rousseau, 1902, p. 126 et Anna Zink, Clochers et troupeaux. Les communautés rurales des Landes et du Sud-Ouest avant la Révolution, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 182.

[73] Giffard, Les justices seigneuriales…, p.126-127.

[74] Alençon, AD Orne, C.764, Lettre concernant les crimes non poursuivis par les justices seigneuriales – 15.07.1771.

L’article 23 de l’ordonnance du 8 mai 1788 prévoit aussi cela. Ordonnance du roi sur l’administration de la justice, 8 mai 1788.

[75] Rouen, AD Seine-Maritime, C.950, Etat des crimes du bailliage de Magny pour les 6 derniers mois de 1785.

[76] André Edmond Victor Giffard, Les justices seigneuriales…, p. 128.

[77] Ordonnance du roi sur l’administration de la justice, 8 mai 1788. Les articles 21 et 22 confirment la possibilité aux seigneurs de renvoyer les procès criminels après l’interrogatoire aux présidiaux et bailliages royaux, tous les frais étant alors à la charge du roi. Voir aussi Benoît Garnot, Histoire de la justice, France, XVIe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2009, p. 195 ; Antoine Follain, « Justice seigneuriale… » in François Brizay, Antoine Follain, Véronique Sarrazin (dir.), Les Justices de village…, p. 56-57.

[78] Jeremy Hayhoe, « Le Parlement de Dijon et la transformation de la justice royale (1764-1774) » in Benoît Garnot (dir.), Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon, EUD, 2005, p. 49-58 (ici p. 50-51).

[79] Exemple : le procès par contumace contre Christine Gueldry et sa sœur Jeanne Françoise accusées de vol en foire a été commencé par la justice de Dampierre[-sur-Salon] avant d’être renvoyé au bailliage de Gray qui les a toutes deux condamnées le 24 décembre 1785 au fouet, à la marque, à cinq ans de bannissement hors de la province et à 10 livres d’amende envers le roi. Besançon, AD Doubs, 1C.386, Etat des crimes du bailliage de Gray pour les 6 derniers mois de 1785 – 10.01.1786.

[80] Montpellier, AD. Hérault, C.1589, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1786 – 12.07.1786.

[81] Le cinquième procès contre Jean Bedejus accusé d’assassinat et d’excès est également instruit par la sénéchaussée car les officiers seigneuriaux ont négligé de faire les poursuites. Id.

[82] Montpellier, AD Hérault, C.1590, Lettre : aucun crime dans la subdélégation d’Uzès pour les 6 derniers mois de 1787 – 27.01.1788.

[83] Le contrôleur-ambulant a pour principales activités de vérifier par le biais de tournées les comptes des commis, de collecter le numéraire et de le remettre au directeur. Leur nombre est variable, on en compte en 1777 sept dans la généralité de Tours, quatre dans celle de Rouen, 3 dans celle de Riom, un seul dans celle de Perpignan et neuf dans celle de Paris. Jean-Paul Massaloux, La Régie de l’Enregistrement et des Domaines aux XVIIIe et XIXe siècles, Genève, Librairie Droz, 1989, p. 85-86.

[84] Le directeur représente la compagnie de financiers qui a affermé les revenus du Domaine. Il a tous les devoirs du fermier. Il est responsable de la marche des services et chargé de régler les contentions ayant cours dans la généralité. Ibid. (ici p. 85).

[85] Montpellier, AD Hérault, C.1582, Lettre : envoi de l’état des crimes de la justice de Castelnaudary pour les 6 premiers mois de 1759 – 4.07.1759.

[86] Exemple : En 1770, l’accès aux documents de la maréchaussée de La Rochelle est impossible à cause du décès du greffier et de la mise sous scellés de tous les papiers et procédures de ce dernier. La Rochelle, AD Charente-Maritime, C.177, Etat des crimes de la généralité de La Rochelle pour les 6 derniers mois de 1770.

[87] En 1744, dans l’intendance du Languedoc, l’ancien procureur du roi de la juridiction de Cruzy certifie avoir démissionné de sa charge il y a plusieurs années, car il ne pouvait résider sur place. Il précise également qu’il n’y a aucun officier en poste dans cette justice et qu’en l’absence de personnel, il suppose qu’aucun crime n’a été commis, mais sans pouvoir l’affirmer avec certitude. Montpellier, AD Hérault, C.1574, Lettre : aucun crime dans la juridiction de Cruzy pour les 6 derniers mois de 1743 – 25.01.1744.

[88] En Auvergne, les subdélégations sont très étendues et les juridictions nombreuses et dispersées. A la fin de l’année 1759, le subdélégué de Saint-Flour explique ainsi à l’intendant que jusqu’à présent il s’est uniquement contenté d’exiger les états des crimes de la maréchaussée et du bailliage de Saint-Flour, car il est compliqué pour lui, du moins pour ce semestre, de lui fournir ceux de l’ensemble des justices de son département, car celles-ci sont bien trop nombreuses. Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre du subdélégué de Saint-Flour à l’intendant – 17.12.1759.

[89] Montpellier, AD Hérault, C.1570, Lettre : le lieutenant de maréchaussée du Vivarais à l’intendance – 23.09.1738

[90] Garnot, Benoît « Justice, infrajustice, parajustice et extra justice dans la France d’Ancien Régime » in Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 4, n°1, 2000, p. 103-120 (ici p. 115)

[91] Nous pouvons notamment citer celle instaurée en 1716 contre les gens d’affaire. Jean Villain, « Naissance de la Chambre de justice de 1716 » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 35, 1988, p. 544-576 ; Henri See, « La Chambre de Justice de 1716 en Bretagne » in Annales de Bretagne, t.39, n°2, 1930, p. 223-241 ; Pierre Ravel La Chambre de justice de 1716, Paris, E. de Boccard, 1928.

[92] Montpellier, AD Hérault, C.1570, Copie de la lettre envoyée par M. de la Deveze à M. d’Angervilliers le 24.12.1738.

[93] Montpellier, AD Hérault, C.1584, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1761 – 3.01.1762 ; C.1585, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1764 – 6.07.1764 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1764 – 4.07.1764 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1765 – 20.07.1765 ; C.1586, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765 – 8.01.1766 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1765 – 20.07.1765 ; C.1586, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765 ; Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1766 – 14.02.1767 ; Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1766 – 10.02.1767 ; Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1767 – 20.01.1768 ; C.1587, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1767 – 14.07.1767.

[94] Montpellier, AD Hérault, C.1586, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 derniers mois de 1765.

[95] Montpellier, AD Hérault, C.1583, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation du Haut-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1760 – 19.08.1760 ; Etat des crimes de la subdélégation du Haut-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1760 ; C.1584, Etat des crimes pour les 6 premiers mois de 1762.

Il est même noté dans l’état des six derniers mois de 1762 du diocèse de Viviers que « les procureurs jurisdictionnels ont bien remplis leurs fonctions ». Montpellier, AD Hérault, C.1583, C.1584, Etat des crimes du diocèse de Viviers pour les 6 premiers mois de 1762.

[96] Nicole Castan évoque un mémoire anonyme qui estime la population de cette sénéchaussée à précisément 634 484 personnes. Nicole Castan, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, Flammarion, 1980, p. 119.

[97] La justice seigneuriale est restée très vivace dans le Vivarais comme dans le Velay. Ibidem, p. 150-151.

[98] Le procureur du roi de la sénéchaussée du Puy rappelle à l’intendant du Languedoc les frais importants que les procédures criminelles instruites sans partie civile et les transferts des prisonniers engrangent pour les seigneurs : « Les juges de Pradelles après avoir condemné à mort un homme accusé d’assassinat ont été obligés par arret du parlement où cet accusé avoir eté conduit de continuer la procedure en sorte qu’il a eté reconduit sur les lieux et il faudra encore le faire reconduire à Toulouse. Des frais aussi considerables sont capables d’effrayer les seigneurs qui ne se trouvent pas bien riches et c’est ce qui cause l’impunité et m’oblige de me donner bien des mouvemens pour avoir connoissance de ce qui se passe. » Montpellier, AD Hérault, C.1575, Lettre : envoi de l’état des crimes de la sénéchaussée du Puy pour les 6 derniers mois de 1744 – 25.01.1745.

[99] Le mot est de Nicole Castan. Castan, Nicole, Justice et répression…, p. 119.

[100] Dans le cas de Saint-Pons, le subdélégué argue du fait qu’il n’y a aucune justice royale dans sa circonscription pour assurer l’intendant qu’aucun crime n’y a été commis. Les justices seigneuriales relèvent du sénéchal de Béziers ou de celui de Carcassonne et selon lui ne concernent donc pas son département. Montpellier, AD Hérault, C.1590, Lettre : aucun crime dans la subdélégation de Saint Pons pour les 6 derniers mois de 1786 – 22.01.1787.

[101] Cet édit prévoit de regrouper l’administration de la justice de plusieurs juridictions en un seul endroit afin de limiter les frais. L’Etat définit ainsi 29 districts dans le cadre desquels, les seigneurs sont censés s’entendre et collaborer. Les chefs-lieux désignés de ces districts sont les bourgs les plus importants de la province comme Annonay, Tournon, Joyeuse, Privas etc. Pour lutter contre l’insécurité et encourager les officiers seigneuriaux à poursuivre les crimes, la monarchie construit deux grandes prisons à Montpezat et Privat. En outre, elle prend en charge les frais relatifs aux prisonniers poursuivis à la requête des officiers seigneuriaux et détenus dans les prisons royales d’Annonay, de Montpezat, de Villeneuve-de-Berg et de Privat. Malgré ces mesures, la situation resta sensiblement la même et les deux nouvelles prisons construites par la monarchie n’accueillirent de fait que peu d’individus. Cet édit bien que destiné au Vivarais et au Gévaudan a, semble-t-il, aussi été appliqué dans le Velay. Didier Catarina, Les justices ordinaires, inférieures et subalternes de Languedoc : essai de géographie judiciaire, 1667-1789, Montpellier, Publications de l’Université Paul Valéry, Montpellier III, 2002, p. 242-246.

[102] Lille, AD Nord, C.11135, Etat des crimes de la subdélégation de Cambrai pour les 6 premiers mois de 1763.

[103] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Projet de la circulaire du subdélégué de Langeac pour les officiers de justice – 18.12.1759.

[104] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre : accusé de réception à Mauriac des ordres de l’intendant concernant l’état des crimes des 6 derniers mois de 1759 – 21.12.1759.

[105] Clermont-Ferrand, AD Puy-de-Dôme, 1C.1552, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation de Mauriac pour les 6 derniers mois de 1759 – 5.01.1760.

[106] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.137, Lettre de l’intendant au subdélégué de Vannes – 9.01.1758

[107] Perpignan, AD Pyrénées-Orientales, 1C.1267, Lettre du contrôleur général Dodun aux généralités – 15.09.1723.

[108] Id.

[109] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.138, Lettre : envoi de l’état des crimes de la subdélégation d’Hennebont pour les 6 premiers mois de 1786 – 17.07.1786.

[110] Rennes, AD Ille-et-Vilaine, C.138, Etat des crimes de la subdélégation d’Hennebont pour les 6 premiers mois de 1786 – 17.07.1786.