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Auberges aristocratiques : l’investissement des aristocrates écossais dans l’activité hôtelière lors du premier essor du tourisme dans les Highlands (1750-1850)

Mathieu Mazé

 


Résumé : L’essor du tourisme dans les Highlands d’Écosse à partir de la fin du XVIIIe siècle s’est accompagné d’une rapide croissance des établissements commerciaux accueillant les voyageurs et d’une véritable amélioration de leur qualité. Une telle transformation n’aurait pu advenir, dans une région pauvre et sous-équipée, sans les investissements réalisés par la noblesse locale. Cet article se propose de mesurer l’ampleur de son intervention dans le réseau hôtelier des Highlands et de réfléchir aux motivations qui ont pu pousser cette élite terrienne à investir dans une telle activité commerciale.


Introduction

Le premier essor du tourisme dans les Highlands d’Écosse, entre les années 1770 et 1850, s’est appuyé sur une amélioration rapide de l’offre hôtelière, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. Cela a été relevé par les voyageurs de ce temps comme par les historiens qui, depuis une cinquantaine d’années, se sont attachés à retracer les débuts de cette pratique qui tient désormais une place si importante dans l’économie de la région et contribue si fortement à définir la manière dont on se la représente[1]. Un peu partout dans les Highlands, de nouveaux établissements sont fondés là on l’on ne pouvait encore compter que sur l’hospitalité que quelque chef de clan consentirait à accorder aux voyageurs de passage. On transforme des masures tout justes bonnes à accueillir les conducteurs de troupeaux en transit vers les marchés du sud, en auberges capables d’accueillir des touristes exigeants et l’on commence même, à partir des années 1790, dans les rares centres urbains de la région, à ouvrir de grands établissements que l’on n’hésite plus à qualifier d’hôtel.

Une telle activité bâtisseuse permettait de répondre à l’afflux grandissant de touristes britanniques sur cette partie du sol national. Cette pratique prit son véritable essor au cours du XVIIIe siècle et elle entraîna une réorientation partielle des flux de voyageurs. L’aristocratie britannique avait en effet, depuis la fin du XVIe siècle, pris l’habitude d’envoyer ses fils en voyage de formation sur le continent européen, avec l’Italie comme objectif majeur. Au XVIIIe siècle, ce Grand Tour, désormais effectué aussi par des représentants des classes moyennes et des hommes et femmes de tous les âges, devint une activité touristique à part entière et connut son apogée[2]. Cependant, à partir du milieu du siècle, tandis que le nationalisme britannique se renforce, il apparaissait désormais comme de bon ton de visiter aussi les hauts lieux du territoire national, étant entendu que les papistes du continent européen ne sauraient détenir le monopole du prestige culturel. Les Highlands étaient alors perçues comme le conservatoire d’une société archaïque et vertueuse rappelant à tous ce que furent les Britanniques des origines. A cela se mêlait étroitement une attirance nouvelle pour les paysages incultes et la montagne que le romantisme naissant contribuait à nourrir. De grands succès littéraires tels que les poèmes d’Ossian publiés par James Macpherson puis les œuvres de Walter Scott fixèrent durablement cette image attractive des Highlands. Les voyageurs, principalement Britanniques, venus visiter les Highlands pour leur plaisir commencèrent alors à se faire de plus en plus nombreux[3].

L’ouverture des Highlands aux circulations touristiques est l’un des aspects des profondes transformations économiques et sociales que connaît la région au XVIIIe siècle, particulièrement après l’échec de la révolte jacobite de 1745. Cette région pauvre et mal soumise au pouvoir central vit alors se défaire l’ancienne organisation sociale en clans, ces groupes de parenté élargie, rompus à l’art de la guerre, qui défiaient les tentatives d’établir un monopole étatique de la violence. Les nobles des Highlands abandonnèrent alors, parfois non sans nostalgie, leur rôle de chefs militaires pour se faire rentiers du sol, à l’image de la noblesse des Lowlands ou d’Angleterre. Certains d’entre eux, loin de se contenter de percevoir passivement leur part des fruits du travail de leurs tenanciers, prirent une part active dans le développement leurs domaines, encourageant la sylviculture ou l’élevage ovin par l’application des méthodes les plus modernes.

La noblesse des Highlands a aussi contribué, au cours de cette période de transition rapide vers une meilleure intégration dans le territoire britannique et de développement d’une économie capitaliste, à l’accroissement des capacités hôtelières de leur région. Moins connue que leur participation à la modernisation agricole du pays, l’implication de ce groupe dans le financement des auberges et hôtels a néanmoins été relevée par les spécialistes de l’histoire du tourisme en Écosse. Katherine Haldane Grenier a ainsi pointé l’activité d’« aristocrates entreprenant  », tels que le comte de Breadalbane, qui supervise la construction et l’entretien de plusieurs établissements sur ses terres[4]. L’objectif de cet article sera de préciser le rôle qu’ont tenu les nobles des Highlands dans le développement de l’hôtellerie locale[5]. Il s’agira d’abord d’identifier les différents groupes sociaux ayant participé au financement des établissements pour mesurer, autant que faire se peut, la part qu’a prise la noblesse. Quelques exemples seront ensuite développés pour que l’on mesure quels furent les effets concrets de l’investissement nobiliaire sur les dimensions, l’aspect extérieur et l’équipement intérieur des auberges et hôtels des Highlands. On s’interrogera sur les motivations qui ont pu conduire ces élites traditionnelles à investir dans ce secteur d’activité émergent avant d’envisager le retrait relatif de ce groupe, soumis à des pressions financières de plus en plus fortes au XIXe siècle.

L’exploitation d’archives de grands domaines aristocratiques, des archives municipales d’Inverness et du fonds relatif aux Domaines réquisitionnés par la Couronne (Forfeited Estates) à la suite des révoltes jacobites de 1715 et 1745, au cours de la préparation de la thèse de l’auteur, a permis de rassembler un dossier éclairant sur l’investissement nobiliaire dans l’hôtellerie des Highlands. À partir de ces documents, il est possible de compléter et de préciser les travaux antérieurs des historiens du tourisme en Écosse, qui reposaient essentiellement sur l’analyse de récits de voyage. Bien qu’il soit loin de représenter l’intégralité des activités de financement de l’hôtellerie au cours de la période comprise entre 1750 et 1850, ce corpus documentaire porte sur quelques cas particulièrement significatifs car les domaines du duc d’Argyll et du comte de Breadaldane, ainsi que la ville d’Inverness, faisaient partie des principales étapes sur le circuit effectué par la grande majorité des touristes dans les Highlands[6].

Les nobles, principaux acteurs du développement de l’hôtellerie des Highlands

Les capitaux détenus par la noblesse ont représenté la principale source de financement des auberges et hôtels des Highlands. Cette prééminence s’explique d’abord par la répartition des terres dans la société locale. En dehors des villes, qui sont petites et rares, la terre appartient à peu près exclusivement à la grande aristocratie titrée ou à la petite noblesse des lairds[7]. Des fortunes issues du monde de la marchandise, des oligarchies urbaines ou du service de l’État commencent à s’y ajouter au XVIIIe siècle mais le transfert de propriété ne commencera à prendre une certaine ampleur qu’au XIXe siècle[8]. Les paysans qui constituent l’essentiel de la population ne sont ici jamais propriétaires. Il en va de même des aubergistes et hôteliers qui, sauf de possibles exceptions en ville, ne possèdent jamais l’établissement qu’ils gèrent.

La noblesse locale n’a toutefois pas été la seule source de financement de l’hôtellerie. Il a existé d’autre catégories d’investisseurs, dont il convient de rappeler la contribution, mais aussi d’en mesurer les limites. Le gouvernement a pu, ponctuellement, contribuer au développement des capacités d’accueil dans les Highlands. Mais il s’agissait alors d’établir les infrastructures permettant de mieux contrôler une région volontiers rebelle, à la suite des deux insurrections jacobites de 1715 et 1745. Des routes ont été construites pour faciliter la circulation des troupes et mieux prévenir une nouvelle insurrection et il a été nécessaire d’entretenir, voire parfois de construire ex nihilo, des établissements en mesure d’héberger les soldats aussi bien que tout voyageur venant à passer dans ces contrées reculées. Entre 1747 et 1784, des représentants du gouvernement central établis à Édimbourg, les barons de l’Échiquier, ont géré, au nom de la Couronne, 13 grands domaines pris aux chefs de clan jacobites qui avaient rejoint le prétendant Charles-Édouard Stuart dans sa tentative de s’emparer du trône. Leurs archives révèlent que leurs interventions, loin de se cantonner à ces domaines, pouvaient s’étendre à tout établissement situé sur une route importante mais ne bénéficiant pas toujours de suffisamment d’investissements d’origine locale. L’auberge de Dalwhinnie par exemple, située sur la route stratégique de Perth à Inverness, a bénéficié de crédits octroyés par les barons de l’Échiquier pour construire un toit d’ardoise en 1760, pour l’équiper d’une nouvelle cuisinière en fonte en 1771, ou encore en 1776 pour revoir l’agencement intérieur de l’édifice afin d’accroître sa capacité d’hébergement[9]. Ce type d’intervention étatique s’efface après le retour des domaines à leurs propriétaires ou à leurs héritiers en 1784.

Les aubergistes eux-mêmes, sans être propriétaires de leur établissement, ont pu contribuer à des dépenses d’équipement. Un aubergiste de Lochearnhead, Donald Robertson, situé sur une route relativement fréquentée dans la partie méridionale des Highlands, demande en 1811 au comte de Breadalbane qu’il lui prête 180 livres sterling pour adjoindre deux chambres au-dessus de la cuisine de son établissement, ainsi qu’une nouvelle aile avec un salon surmonté de trois chambres. Il s’engage à rembourser le prêt avec intérêts, escomptant pouvoir être en mesure de le faire grâce à l’augmentation de sa clientèle que cet investissement rendra possible[10]. Il s’agit bien ici d’une dépense effectuée par l’aubergiste, qui se tourne vers le principal créancier de la société locale, le grand propriétaire aristocratique, le recours aux banques n’étant pas encore très répandu dans les Highlands. Il a peut-être existé, par ailleurs, des aubergistes propriétaires de leur établissement dans les villes des Highlands, notamment à Inverness[11]. Mais les sources consultées ne permettent pas de l’avancer avec certitude.

L’acquisition et le développement d’établissements hôteliers d’une certaine dimension, en ville, pouvait occasionner des dépenses élevées, difficiles à assumer pour un seul individu. C’est la raison pour laquelle on voit se développer, à Inverness, des compagnies formées par contrat afin de bâtir et d’entretenir un hôtel. La noblesse y participe, s’associant à des éléments de la bourgeoisie. L’une de ces compagnies se forme dans les années 1770 dans le cadre de la sociabilité franc-maçonne. Deux loges locales ont décidé de s’associer pour bâtir un temple maçonnique. Pour assurer l’entretien de ce dernier, les francs-maçons d’Inverness décident d’y adjoindre un hôtel ouvert au public. Ils lancent une souscription parmi leurs membres et lèvent une somme de 191 livres sterling et 2 shillings. Parmi les 63 contributeurs, on trouve au moins trois membres de la couche supérieure de la petite noblesse, Normand MacLeod of MacLeod, le plus grand propriétaire terrien de l’île de Skye et deux baronets, A. Grant et Alexander MacKenzie. S’y ajoutent plusieurs propriétaires plus modestes des environs d’Inverness, onze marchands, deux représentants de l’administration locale, un notaire et un médecin militaire. La contribution des nobles s’élève à 96 livres sterling et 12 shillings, soit la moitié du total, tandis que les marchands n’apportent que 19 livres sterling et 19 shillings. Connu sous le nom de Masons Hotel, l’établissement, dont la construction commence en 1777, ouvre ses portes au plus tard en 1780. Il est alors administré par John Ettles et, avec ses 27 fenêtres, c’est le plus grand hôtel d’Inverness[12].

Quelques décennies plus tard, en 1837, c’est une Inverness Tavern and Hotel Company qui se forme, afin de doter la ville d’un nouvel hôtel de dimensions suffisantes pour répondre à un afflux toujours croissant de visiteurs. Le contrat d’association ne contient plus d’allusion à la franc-maçonnerie, il s’agit cette fois d’une entreprise purement commerciale. Un capital d’une valeur de 5 500 livres sterling a été rassemblé, dont 1 600 ont été investis pour acheter un terrain en plein centre de la ville, dans High Street. On dispose d’une liste de 46 actionnaires ayant souscrit pour 136 parts d’une valeur totale de 3 400 livres sterling. 23 d’entre eux sont membres de la petite noblesse. Les autres sont détenteurs de charges municipales, marchands, officiers, représentants des professions juridiques et l’on trouve aussi quelques représentants de couches plus modestes de la population, qui étaient absentes de l’entreprise franc-maçonne présentée plus haut, tels qu’un épicier, un quincailler, un distillateur de whisky ou encore trois fermiers. Les nobles ont acquis 74 parts (1 850 livres sterling) soit un peu plus de la moitié de la valeur totale[13]. Comme pour le Masons Hotel, l’apport financier de la noblesse s’est révélé décisif. On peut estimer, au vu de ces deux exemples, que le développement spectaculaire de l’hôtellerie d’Inverness dans les années 1790-1840, loin d’être le fruit du seul dynamisme de la bourgeoisie locale, apparaît comme le résultat d’une coopération entre cette classe et une noblesse prompte à investir en dehors de ses domaines ruraux.

En dehors des villes, on ne trouve pas d’exemples de telles associations. Le financement des auberges, si l’on excepte les frais qui étaient parfois engagés par les tenanciers eux-mêmes, relevait essentiellement des grands propriétaires terriens qui, jusqu’au début du XIXe siècle appartenaient généralement à la noblesse[14]. Les aristocrates les plus riches des Highlands, tels que les ducs d’Argyll, d’Atholl ou de Sutherland, ou le comte de Breadalbane, possédaient des domaines immenses, s’étendant sur des dizaines de kilomètres carrés[15]. Ils étaient souvent assez vastes pour contenir plusieurs auberges. C’est là, par excellence, le terrain où se déploie l’initiative nobiliaire, comme le montreront les exemples développés ci-dessous.

En définitive, s’il reste pour l’instant impossible d’effectuer une pesée globale de l’investissement de la noblesse des Highlands dans les auberges et hôtels, il apparaît que les sources de financement concurrentes étaient relativement limitées. L’investissement par les hôteliers eux-mêmes restait vraisemblablement de faible ampleur, à la mesure des moyens financiers modestes dont ils disposaient. Les dépenses du gouvernement, remarquable exception dans un pays et un secteur où l’initiative est généralement laissée à l’entreprise privée, sont restées circonscrites à quelques établissements et l’État a fini par s’effacer à la fin du XVIIIe siècle. Elles ont permis de combler certains interstices d’un réseau hôtelier alors lacunaire, mais guère plus. Dans une ville comme Inverness, la bourgeoisie locale a pu apporter d’importants moyens financiers, mais sans parvenir à éclipser la noblesse.

« Le noble propriétaire, avec une louable attention pour les besoins des voyageurs […] a fait construire plusieurs auberges »

Les archives relatives à la gestion des grands domaines révèlent que les aristocrates pouvaient se montrer très actifs dans le financement de l’hôtellerie locale entre les années 1750 et 1850. L’exemple des comtes de Breadalbane démontre la forte implication de la noblesse dans le développement de l’hôtellerie en milieu rural. Leur domaine d’étendait sur un vaste secteur dans la partie méridionale les Highlands, autour du loch Tay. Il constituait un passage obligé pour les voyageurs voulant se rendre des Grampians aux Highlands de l’Ouest et au-delà, aux îles Hébrides. Deux générations de comtes ont été à l’œuvre au cours de la période du premier essor du tourisme : John Campbell, 3e comte (1692-1782, comte en 1752), et son neveu, John Campbell of Carwhin (1762-1834, 4e comte en 1782, puis 1er marquis en 1831[16]). Plusieurs voyageurs leur ont rendu hommage. John E. Bowman affirme :

Le noble propriétaire [Breadalbane], avec une louable attention pour les besoins des voyageurs aussi bien que pour ses propres intérêts, a fait construire plusieurs auberges, étapes commodes sur la route de Kenmore à Inveraray. Sans celles-ci, il aurait été impossible de traverser l’Écosse dans cette direction. Les auberges de Glenorchy [Dalmally], Tyndrum, Luib et Killin en font partie[17].

L’énumération donne une idée de l’importance de l’œuvre du comte mais elle reste incomplète. D’après les archives de la collection Breadalbane, pas moins d’une douzaine d’auberges se trouvaient sous son administration.

Elles dessinaient un véritable réseau, que l’on peut hiérarchiser en s’appuyant sur la valeur de chaque établissement telle qu’elle est évaluée dans une liste de polices d’assurances datant de 1835. A sa tête, l’auberge de Kenmore, juste à côté du château comtal (600 £). Plusieurs auberges majeures jalonnent ensuite la route vers l’ouest : Killin (600 £), Tyndrum (470 £), Dalmally (500 £), à des intervalles de 20 à 30 km. Entre ces étapes ou sur des routes secondaires, on trouve des half-way houses de moindres prétentions : Tummel Bridge (250 £), Amulree (300 £) et Luib (300 £), Easdale (150 £)[18]. Comme le souligne John E. Bowman, ce réseau d’auberges était d’une importance capitale dans le maintien de communications de bonne qualité. Il facilitait grandement la traversée de la partie méridionale des Highlands d’est en ouest. On comprend les éloges adressés au « noble propriétaire » dont les établissements permettaient de boucler dans de bonnes conditions de confort le circuit effectué par la plupart des touristes, qui ne disposaient pas du temps nécessaire pour effectuer un grand tour des Highlands jusqu’à Inverness.

Il suffit de parcourir les archives de la collection Breadalbane pour constater l’ampleur des travaux effectués pour parvenir à ce degré d’équipement. Les comptes dressés à l’intention du comte par ses intendants attestent d’une intense activité bâtisseuse, se concentrant surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où la fréquentation touristique commence à augmenter[19]. De nouveaux habitats sont construits, d’autres sont agrandis ; des travaux de réparation ou d’ameublement sont fréquemment réalisés.

Travaux effectués sur les auberges appartenant au comte de Breadalbane, 1750-1830

Établissement Construction d’un nouvel édifice Agrandissements, bâtiments annexes Réparations Ameublement
Aberfeldy s. d., 1813 (enseigne), 1822[20]
Amulree 1752, 1766 (garde-manger et arrière-cuisine), 1776-1777 (abri pour voiture), 1794[21] 1751, 1772-1774, 1802, 1828[22]
Dalmally 1781-1782[23] 1784-1785 (écurie et travaux divers), 1805 (porche)[24] 1773, 1781, 1827[25]
Inveroran 1782[26]
Kenmore 1773[27] 1813, 1821, 1822[28] 1774[29]
Killin 1759 (écurie), 1761, 1772 (nouvelle aile)[30] 1759, 1761, 1772, 1814[31]
King’s House 1798[32]
Tyndrum 1789-1790[33] 1772-1774[34]

Le caractère parfois lacunaire des sources rend difficile une évaluation du montant total investi dans ces travaux. Quelques exemples suffiront cependant à donner une idée des sommes investies. Les travaux de construction de la nouvelle auberge de Dalmally, en 1781-1782, s’élèvent à 346 livres sterling 7 shillings et 7 pence. Les écuries et abris ajoutés en 1784-1785 ont coûté 147 livres et 8 pence et demi ; le porche bâti en 1805 a représenté une dépense de 21 livres 10 shillings et 5 pence. Des travaux de réparation et rénovation pouvaient aussi mobiliser des sommes non négligeables. A Kenmore, la principale auberge du domaine Breadalbane, le comte dépense 85 livres, 4 shillings et 6 pence pour des travaux de réparation divers sur les annexes de l’auberge en 1821 et encore 54 livres sterling, 6 shillings et 4 pence pour des travaux de peinture et la pose d’un nouveau papier peint en 1822. Le comte payait également la moitié de la cotisation pour l’assurance contre le feu[35] de l’ensemble de ses établissements et il semble qu’il ait aussi pris en charge le paiement de la taxe sur les fenêtres[36]. Il est vrai que cette activité bâtisseuse se développa dans une conjoncture exceptionnellement bonne pour les grands propriétaires des Highlands. Leurs revenus augmentèrent considérablement entre les années 1770 et 1815. L’élevage ovin connut alors son plus grand essor et la hausse généralisée de la valeur des produits agricoles culmina dans la période des guerres révolutionnaires et impériales. Les revenus des domaines du comte de Breadalbane localisés dans le Perthshire ont ainsi bondi de 2 700 livres sterling en 1774 à 13 450 en 1811[37].

Le duc d’Argyll, dont le domaine couvrait une vaste superficie dans les Highlands de l’Ouest, faisait preuve d’autant de magnificence que son parent éloigné le comte de Breadalbane. Il semble avoir pris un soin particulier à faire de l’auberge principale d’Inveraray, le bourg qui jouxtait son château, l’une des plus belles des Highlands. Elle fut bâtie entre 1751 et 1756, à la demande du 4e duc d’Argyll, par John Adams, aîné d’une fratrie d’architectes réputés du temps de Georges III[38]. Par ses dimensions, elle dépasse tous les établissements des Highlands, y compris ceux d’Inverness. En 1798, elle est encore, avec ses trois étages et ses 66 fenêtres, la plus grande de la région[39]. Son style architectural est en rupture avec le modèle jusqu’alors commun dans une grande partie des Highlands : le toit est en ardoises au lieu d’être en chaume ou en gazon, les murs de pierre de taille recouverts de chaux au lieu d’être faits de pierres non équarries. L’intérieur n’est pas moins remarquable que l’extérieur : le duc y avait en effet fait placer d’anciennes pièces de mobilier issues de son propre château, ce qui tranchait avec le mobilier bien plus rudimentaire que l’on trouvait alors habituellement dans les auberges des Highlands[40].

L’aristocratie n’est pas la seule à prendre la responsabilité d’établir et de maintenir des auberges. Entre ces grands domaines se trouvent aussi des établissements relevant de propriétaires plus modestes qui appartiennent souvent à la petite noblesse des Highlands, les lairds. Il s’agit souvent de familles anciennement établies, que le hasard des héritages ou des conquêtes n’avait pas favorisé autant que les grandes lignées présentées plus haut. Leur activité est plus difficile à retracer que celle des grandes familles, car leurs archives sont généralement moins riches ou moins bien conservées. On peut cependant citer, à titre d’exemple, les MacNab of MacNab qui prenaient en charge l’auberge de Callander[41], très fréquentée par les touristes car située sur la route des Trossachs, un haut-lieu touristique célébré par Walter Scott, ou encore les Stewart de Grandtully[42], dont l’établissement de Grandtully se trouvait à équidistance de trois étapes importantes du circuit dans les Highlands : Dunkeld, Blair Atholl et Kenmore. Compte tenu de la dimension de leurs domaines, l’action de ces lairds se concentrait souvent sur un seul établissement.

L’implication de la noblesse des Highlands ne se limite pas au financement des bâtiments et des meubles. Elle est aussi responsable, par l’intermédiaire des intendants qui gèrent ses domaines, du recrutement des aubergistes. Les postes vacants sont signalés, parfois par voie de presse à partir des années 1800[43]. Lorsqu’une auberge est particulièrement convoitée, les candidats sont mis en concurrence par l’intendant chargé de les sélectionner. Les aspirants aubergistes proposent alors chacun un loyer annuel qu’ils s’engagent à verser s’ils prennent possession des lieux, et font valoir leurs qualifications pour le poste, mentionnant par exemple une expérience préalable en tant que serveur. Être en mesure de produire un certificat de bonnes mœurs signé de la main d’un ecclésiastique, d’un grand propriétaire ou d’un ancien employeur est particulièrement apprécié. Être natif du pays pouvait constituer un autre atout. Les candidatures étaient parfois rédigées sous forme de lettres, lues et annotées par l’intendant, qui donnait son avis sur la valeur des candidatures, le choix final revenant au grand propriétaire[44].

Il n’était par ailleurs pas rare que les aubergistes soient recrutés dans la domesticité du grand propriétaire. Sur un effectif de 31 aubergistes des Highlands pour lesquels il a été possible de trouver l’activité professionnelle antérieure à leur installation, 7 ont exercé l’activité de domestique[45]. L’intérêt de recruter dans ce vivier était double. Il s’agissait d’une part de récompenser le dévouement d’un serviteur en lui offrant l’occasion de s’établir à la tête de sa propre maisonnée, et de lui fournir une source de revenus pour subvenir aux besoins de sa famille. D’autre part, habitués aux exigences de la haute société, les anciens domestiques étaient mieux formés que la paysannerie locale à l’accueil de voyageurs « de qualité ». Loin de se cantonner à un rôle passif de fournisseur de capitaux, la noblesse des Highlands montre un souci d’offrir de bonnes conditions d’accueil aux voyageurs venant à traverser ses domaines, en intervenant aussi bien sur le bâti, sur l’ameublement que sur le recrutement du personnel.

Un investissement de prestige

Cet investissement nobiliaire dans l’hôtellerie peut naturellement s’expliquer par la recherche de profits. L’aisance apportée au tenancier par les voyageurs aisés à qui il proposait le gîte et le couvert pouvait aisément se convertir en augmentations de rentes pour le propriétaire. Mais l’appât du gain était loin d’être suffisant pour expliquer les investissements consentis pour agrandir les établissements et améliorer leur qualité. Une remarque formulée par John Knox met en garde contre toute interprétation trop hâtive allant dans ce sens :

Une auberge spacieuse est louée ici [à Tyndrum] pour 6 livres et le montant de la taxe sur les fenêtres s’élève à 4 livres 10 shillings. Cette disproportion provient de la munificence très avisée du propriétaire [Breadalbane] qui ainsi, presque à ses frais, fournit aux voyageurs un logis décent[46].

Ce passage semble signifier que le tenancier ne payait que 6 livres par an au comte, qui prenait en charge le paiement au fisc de la taxe sur les fenêtres d’un montant de 4 livres et 10 shillings, ce qui ne lui aurait laissé qu’une livre et 10 shillings de profit, sans tenir compte des travaux d’entretien ou d’amélioration qui étaient à sa charge. Dans ces conditions, il paraît difficile d’avancer la recherche du profit comme moteur principal de l’investissement dans la construction d’auberges. Bien sûr, la mesure pourrait n’avoir été que temporaire et il est probable que le montant du loyer de l’auberge de Tyndrum ait été relevé par la suite. C’est ce que suggère l’évolution des loyers payés par quelques tenanciers d’autres établissements du domaine des comtes de Breadalbane.

Le graphique montre des loyers en hausse modérée jusqu’en 1819, puis s’accélérant entre cette date et 1828. Il pourrait y avoir eu entre ces deux moments un changement dans les choix de gestion de ces établissements ; le comte de Breadalbane serait passé d’une relative modération des loyers propre à attirer la main d’œuvre à une politique d’exploitation rentière plus agressive. Il est difficile, au vu de la quantité réduite de données mobilisées, de conclure avec certitude.

Malgré cette augmentation des revenus tirés des auberges du domaine, l’apport semble relativement modeste si on le rapporte à l’ensemble du revenu généré par les terres possédées par le comte dans le Perthshire. L’ensemble des établissements qu’il contrôle pourrait avoir rapporté au comte de Breadalbane entre 500 et 800 livres sterling en 1828. Cela doit être rapporté aux 13 450 livres sterling générées par l’ensemble du domaine du Perthshire en 1815, somme qui avait sans doute assez peu évolué en 1828[47]. Avec un loyer de 200 livres sterling par an en 1828, l’auberge qui a le plus de valeur, celle de Kenmore, se situe au même niveau qu’une grande exploitation d’élevage ovin comme il s’en est établi en nombre sur les terres du comte au XIXe siècle[48]. Néanmoins, le rapport entre les investissements dans les auberges et les bénéfices qu’elles rapportaient a pu être plus favorable que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, car les loyers ont augmenté tandis que l’essentiel des travaux de construction et d’amélioration de la qualité en vue de répondre aux demandes générées par l’accroissement d’une clientèle aisée étaient déjà réalisés. Dans une conjoncture économique générale qui tendaient à s’assombrir, les auberges représentaient une source de revenus appréciable, quoique mineure. Il ne semble pas cependant que l’ampleur des revenus tirés de cet investissement suffise à rendre compte de la propension de la noblesse des Highlands à s’impliquer dans ce secteur.

« Tout comme certains entrepreneurs, de nombreux propriétaires progressistes semblent avoir été motivés par la recherche de la considération sociale plus que par celle du profit », affirme l’historien de la Révolution industrielle Eric L. Jones[49]. Thomas C. Smout, qui a étudié la contribution de l’aristocratie écossaise au développement économique du pays dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie et des transports entre 1650 et 1850, estime que loin de rechercher le profit immédiat, ces investisseurs désiraient avant tout que l’on dise d’eux qu’ils étaient « soucieux du bien public » et appréciaient de voir leurs bienfaits commémorés par des plaques ou de petits obélisques. Les travaux qu’ils faisaient réaliser nécessitaient des dépenses importantes pour des profits incertains et à long terme[50]. On pourrait aisément ajouter les auberges à la liste des aménagements mentionnés par T. C. Smout. L’investisseur aristocratique ne peut être réduit à une simple incarnation de l’homo oeconomicus. Il y a indéniablement de l’ostentation dans cette activité de bâtisseur. Les plus belles auberges, celles qui se situent à proximité immédiate des lieux de résidence nobiliaires, apparaissent comme des sortes d’extensions dans l’espace public de l’art de recevoir propre à l’aristocratie, dont le cadre originel reste le château familial[51]. Elles ont d’ailleurs, semble-t-il, vocation à recevoir les visiteurs en surnombre qui ne peuvent être logés chez le maître des lieux lors des grandes occasions[52]. Ce désir de paraître explique les dimensions monumentales et le soin apporté aux intérieurs de l’auberge d’Inveraray construite sur les ordres du 3e duc d’Argyll (1682-1761). Ami du premier ministre Robert Walpole, dont il est le représentant officieux en Écosse, patron d’une vaste clientèle et considéré comme l’homme le plus puissant du pays, il s’est fait bâtir une auberge à l’image de son rang dans la société écossaise, et surdimensionnée par rapport aux besoins ordinaires du bourg où elle est localisée. Ce désir des aristocrates des Highlands d’affirmer de manière tangible leur présence et leur puissance se manifeste encore dans l’affichage de leurs armes et de leur nom sur les enseignes suspendues à la façade des édifices, qui sont signalées à partir des années 1810, d’abord sur les terres des grands propriétaires[53].

Ces derniers ne sont d’ailleurs pas les seuls à faire des auberges un support de leur souci de paraître. Des lairds aux revenus plus modestes ont pu montrer le même type de comportement, ce qui n’était pas sans risques eu égard à leurs moyens financiers limités, comme l’illustre l’exemple de Francis McNab of McNab. Une anecdote rapportée par Robert Southey montre bien que le souci de paraître n’était pas réservé aux échelons les plus élevés de l’aristocratie locale :

Au-dessus de l’entrée de la cour de l’auberge de Callander étaient fixés deux statuettes de lions en pierre, le cimier du blason de McNab, seigneur des lieux, qui avait fait construire cette maison. Leur apparence était fort peu lionesque. Lord Breadalbane, qui est un ami de McNab, lui demanda un jour pour quelle raison ces deux horribles choses étaient placées là. “Juste pour faire peur aux Campbells,” je suppose, répondit-il, faisant allusion aux conflits qui avaient existé dans l’ancien temps entre les deux familles[54].

Francis McNab semble avoir voulu faire de l’auberge de Callander un monument suggérant sa magnificence et sa puissance, allant jusqu’à orner de statuettes héraldiques le porche par lequel passaient les voitures à cheval des visiteurs. Pareille décoration tranche avec la sobriété habituelle de l’hôtellerie des Highlands. Si l’on en croit ce que laisse entendre Robert Southey, le laird a fait de son mieux pour impressionner les visiteurs, avec un succès limité car il semble ne pas avoir eu les moyens de s’offrir les compétences d’un sculpteur susceptible de réaliser des statuettes de lion crédibles. On sait par ailleurs que le personnage était coutumier des dépenses ostentatoires et mal avisées, qui le conduisirent à la ruine et à l’émigration au Canada en 1823[55].

On peut aussi voir dans ces constructions une forme de paternalisme. Ouvrir une auberge, c’est créer des situations pour tout un ensemble de dépendants. Les propriétaires montrent aussi par là le souci du bien public. Dans les Highlands, la noblesse était le seul groupe social disposant des capitaux nécessaires à l’ouverture et à l’entretien de tels services. Il semble qu’il existait pour eux comme une responsabilité morale à le faire ; ceux qui négligeaient ces devoirs ne se seraient pas tenus tout à fait à la hauteur de leur rang. Les circulations, la mobilité, le « doux commerce » étaient très valorisés dans l’imaginaire des Lumières que ces propriétaires avaient reçu en héritage. Un aristocrate éclairé se devait de faire ce qui était en son pouvoir pour faciliter la circulation des hommes sur son domaine, dans l’intérêt de l’ensemble de la société. Contribuer au développement de l’hôtellerie relève en définitive au moins autant, si ce n’est plus, d’une quête de prestige que d’une recherche de profit financier.

Vers un déclin de l’investissement nobiliaire

Les anciennes familles ne se sont pourtant pas toujours montrées en mesure d’assurer convenablement l’accueil des visiteurs de passage sur leurs terres. C’est que la situation financière d’un certain nombre d’entre elles devint critique au lendemain des guerres napoléoniennes[56]. La plupart de ces familles, désireuses d’imiter le mode de vie de l’aristocratie anglaise alors qu’elles ne disposaient pas des mêmes sources de revenus, se sont endettées à l’excès[57]. Nombre d’entre elles ont encouragé le développement d’activités nouvelles sur leurs domaines. Or la plupart de ces entreprises entrent en crise dans la période de dépression qui suit les guerres impériales. Si l’élevage ovin ou la pêche survivent tant bien que mal, l’élevage bovin pour l’exportation s’effondre, la filature de lin décline inexorablement pour disparaître dans les années 1840 et, sur les côtes occidentales, l’encouragement donné aux populations littorales pour se consacrer à la collecte du varech tourne au désastre économique lorsqu’un substitut à bon marché commence à être importé d’Espagne à la suite du retrait des troupes françaises[58]. Le Nord-Ouest des Highlands et les Hébrides sont particulièrement touchés et ces régions voient les premières faillites de propriétaires aristocratiques, contraints de vendre les terres ancestrales pour éponger leurs dettes. Dans ces régions, même les plus grandes familles, comme les MacDonald de Sleat et les MacLeod de Talisker ne se maintiennent qu’au prix de la cession d’une partie de leur patrimoine foncier[59].

Dans ce contexte, des hommes nouveaux se portent acquéreurs sur un marché de la terre devenu très actif. Apparus dès le XVIIIe siècle, ils s’impliquent de plus en plus dans les transactions foncières après 1815. Leur fortune s’est bâtie dans le commerce, l’industrie, les colonies ou l’exercice d’une profession libérale. Ils viennent parfois des Lowlands, le plus souvent des Highlands où ils peuvent être issus de branches cadettes de la noblesse, contraints de travailler pour assurer leur existence et en définitive enrichis par cette activité[60]. Que deviennent les auberges sur les terres passées entre les mains de ces hommes nouveaux ? Deux modèles de comportement socio-économique se présentent à eux : entrer dans le rôle du laird bienfaiteur de son pays et poursuivre une gestion paternaliste ou bien adopter une approche capitaliste visant avant tout à l’augmentation rapide des profits. Chacun s’est positionné en fonction de ses convictions ou de ses intérêts.

L’achat de domaines dans les Highlands, compte tenu de leur valeur économique limitée, se faisait avant tout des motifs de prestige[61]. Dans ces conditions, l’acquéreur pouvait entrer de bonne grâce dans le rôle du laird paternaliste avec toutes les obligations afférentes. Entretenir une ou plusieurs auberges en faisait partie. Robert Southey rapporte qu’un major James Montgomery Cunningham, originaire de l’Ayrshire et qui vécut quelque temps aux Indes, fit l’acquisition de 7 000 acres carrés, « dont 6 200 sont désertiques » dans les collines de l’Inverness-shire. Il assura l’entretien d’une auberge, Fairness Inn, sur la route d’Aviemore à Inverness, où il résidait d’ailleurs avec sa famille quand il venait séjourner sur son domaine des Highlands[62]. Mais ces nouveaux arrivants n’ont pas tous fait preuve du même intérêt pour le développement de l’hôtellerie sur leurs domaines. Dans le district d’Applecross, sur la route d’Inverness aux Hébrides, il manque une étape pour que le voyage puisse se faire confortablement du temps de Southey. L’auberge de Shiell House, affirme-t-il, aurait dû remplir cette fonction, « mais le laird entre les mains duquel cet établissement était passé, un certain Mr. Dick, s’est querellé avec le dernier tenancier et a fermé la maison[63] ». Ce Mr. Dick est vraisemblablement une fortune récente, pour qui le devoir de maintenir un bon accueil aux voyageurs qui viennent à passer sur ses terres ne semble pas avoir fait partie des priorités[64]. Ce nouveau venu, moins inséré dans la société locale, moins sensible à la considération liée au maintien de structures de qualité pour assurer le bon accueil des visiteurs, aurait donc peut-être eu moins de scrupules à fermer un établissement qui aurait été sources de problèmes plus que de profits. Par ailleurs, le vaste mouvement de transfert de propriété et la désorganisation des élites locales traditionnelles dans les Hébrides pourraient, mais ce n’est là encore qu’une hypothèse, expliquer la mauvaise réputation que garde l’hôtellerie de l’archipel alors même que certaines de ces îles deviennent des attractions touristiques majeures[65]. Trop occupées à sauver ce qui pouvait rester de leur patrimoine, les familles aristocratiques locales n’étaient peut-être pas en mesure d’effectuer les dépenses de prestige que représentent la rénovation d’une auberge ; les nouveaux arrivants, quant à eux, ne les auraient pas relayés convenablement dans ce rôle de patronage des établissements[66].

Conclusion

Malgré les difficultés économiques qui frappèrent une partie de ses membres, la noblesse des Highlands a fortement contribué à ouvrir la région au tourisme entre les années 1770 et 1850. Tandis que des écrivains tels que James Macpherson ou Walter Scott ont suscité chez leurs compatriotes, et au-delà, l’envie de visiter une région aux paysages grandioses et à l’histoire mouvementée, la noblesse écossaise a fourni une bonne part des ressources financières qui ont permis d’accueillir dans de bonnes conditions les voyageurs qui arrivaient en nombre croissant dans cette période de premier essor du tourisme. Les auberges dont ils étaient propriétaires ont fourni des services d’une qualité inattendue dans une région si pauvre. Grâce à leur activité, d’immenses espaces qui n’étaient jusqu’alors parcourus que par les voyageurs les plus expérimentés du fait des conditions difficiles se sont ouverts au tourisme car ils ont pu accueillir dans de manière satisfaisante ceux qui venaient pour leur plaisir et n’étaient pas prêts à affronter de tels désagréments. Il ne suffit pas, en effet, d’ouvrir des routes pour faciliter l’afflux des touristes, ce qui avait était fait dès le début du XVIIIe siècle. Seul l’établissement de facilités d’hébergement suffisantes peut permettre un véritable développement de cette activité.

Le rôle de la noblesse, et notamment de la noblesse britannique, dans le lancement et la consommation d’activités touristiques a depuis longtemps été mis en évidence[67]. Mais elle a aussi, l’exemple de la noblesse des Highlands le montre, participé au développement des infrastructures nécessaires à cette pratique. S’ils ne s’impliquaient pas dans la gestion au quotidien des établissements, les capitaux qu’ils fournissaient et leur rôle dans le recrutement des aubergistes font des nobles écossais des acteurs à part entière du développement du tourisme dans les Highlands. Les établissements les plus appréciés des voyageurs étaient souvent ceux où se rencontraient un aubergiste qualifié et entreprenant et un noble prêt à financer les améliorations jugées nécessaires. Ces grands propriétaires n’étaient pas animés par une véritable volonté de développer le tourisme en tant que tel, ce serait faire preuve d’anachronisme que de le prétendre. Néanmoins leur habitus les prédisposait remarquablement bien à faciliter l’essor de cette activité. Le souci du paraître et de l’hospitalité qui était le propre de ce groupe social depuis des générations[68] s’est indissolublement lié à la volonté, plus récente, de jouer le rôle d’un notable éclairé facilitant les circulations sur son domaine. A cela s’est ajouté, dans une proportion certes modeste, une recherche de diversification des sources de revenus dans une période de profondes transformations économiques. Sans en être pleinement conscientes, ces élites on ne peut plus traditionnelles ont œuvré au succès d’une pratique alors si nouvelle que les mots venaient tout juste d’être inventés pour la désigner[69].

 


[1] Édimbourg, National Library of Scotland (NLS), MS.3295, p. 205 ; Robert Heron, Observations Made in a Journey through the West Counties of Scotland in 1792, Perth, 1793, p. 264 ; John Lettice, Letters on a Tour through Various Parts of Scotland, in the Year 1792, Londres, 1794, p. 235 ; John Carr, Caledonian Sketches, or a Tour through Scotland in 1807, Londres, 1809, p. 447 ; William Larkin, Sketch of a Tour in the Highlands of Scotland ; through Perthshire, Argyleshire and Inverness-shire in September and October 1818, Londres, 1819, p. 36-37 ;  Richard W. Butler, « The Evolution of Tourism in the Scottish Highlands », Annals of Tourism, vol. 12, 1985, p. 375 ; Thomas C. Smout, « Tours in the Scottish Highlands from the Eighteenth to the Twentieth Century », Northern Scotland, 1983, p. 114 ; Alasdair J. Durie, Scotland for the Holidays ? Tourism in Scotland, 1780-1914, East Linton, Tuckwell Press, p. 28-31, 55 ; Katherine Haldane Grenier, Tourism and Identity in Scotland, 1770-1914. Creating Caledonia, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 33-34, 62-63.

[2] Jeremy Black, The British Abroad. The Grand Tour in the Eighteenth Century, Stroud, Sutton, 1992.

[3] Selon Alasdair J. Durie, le nombre de touristes traversant l’Écosse est passé de quelques centaines à la fin du XVIIIe siècle à quelques milliers dans les années 1820. On ne dispose d’estimations relativement précises que pour quelques rares sites au cours de cette période. A. J. Durie, « Scotland is Scott-land. Scott and the Development of Tourism », in Murray Pittock (dir.), The Reception of Sir Walter Scott in Europe, Londres, Continuum, p. 313-322 ; M. MazÉ, L’Invention de l’Écosse. Premiers touristes dans les Highlands, Paris, Vendémiaire, 2017, p. 249-253.

[4] Katherine Haldane Grenier, op. cit., p. 33. Voir aussi Alasdair J. Durie, op. cit., p. 31.

[5] La noblesse des Highlands s’inscrit dans un mouvement d’ensemble. Les noblesses européennes du XVIIIe-XIXe siècle se sont souvent impliquées de façon active dans la valorisation de leurs domaines et ont parfois pris part à des entreprises dans les domaines les plus divers : mines, industrie, transports, immobilier. Cela a bien été mais en évidence en France par Guy Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1976 ou en Angleterre par John V. Beckett, The Aristocracy in England, 1660-1914, Londres, Basil Blackwell, 1986. Pour une vue d’ensemble à l’échelle européenne : Ellis Wasson, Aristocracy and the Modern World, Londres, Palgrave-Macmillan, 2006.

[6] Le domaine du duc d’Argyll, situés dans le comté (shire) du même nom, étaient situés sur la route menant des Lowlands aux plus visitées des îles Hébrides, celles de Mull et d’Iona. Le château du duc et son jardin à Inveraray constituaient en outre une destination très prisée. Les terres du comte de Breadalbane, situées dans la partie la plus méridionale et la plus facilement accessible des Highlands, étaient traversées par la plupart des touristes, particulièrement ceux, de loin les plus nombreux, qui ne pouvaient se permettre de se rendre plus au nord pour des raisons financières par manque de temps libre. Inverness représentait le point le plus septentrional du circuit plus long effectué par la plupart des voyageurs plus libres de leurs mouvements. Très rares étaient ceux qui se rendaient au-delà, dans le Sutherlandshire, le Ross-shire, le Caithness-shire ou dans les archipels des Orcades et des Shetlands.

[7] Dans les années 1810, seule Inverness approche les 10 000 habitants. Crieff et Stornoway comprennent entre 2 000 et 3 000 habitants, les autres villes (Dingwall, Dunkeld, Inveraray, Fort William, Lerwick, Oban, Tain, Thurso, Wick) ne dépassent pas le seuil de 2 000 habitants. David Webster, A Topographical Dictionary of Scotland, Édimbourg, 1819.

[8] Thomas M. Devine, Clanship to Crofters Wars. Tbe Social Trasformation of the Scottish Highlands, Manchester, Manchester University Press, 1994, p. 63-83.

[9] Annette M. Smith, Jacobite Estates of the Forty-Five, Édimbourg, John Donald, 1982, p. 202.

[10] Édimbourg, National Records of Scotland (NRS), GD112/11/8/6/3.

[11] L’accès à la propriété était plus ouvert en ville que dans les espaces ruraux. Artisans et petits commerçants pouvaient être propriétaires de leur lieu de travail. Loretta Timperley, A Directory of Landownership in Scotland c. 1770, Édimbourg, Scottish Record Society, 1976.

[12] Highland Archives, Inverness/D883/D/1 ; National Records of Scotland, E326/1/182. Ont été considérés comme membres de la noblesse les individus dont le titre est mentionné ou dont le nom était suivi d’un nom de terre précédé de of. Il était d’usage de désigner ainsi les lairds, tandis que ceux qui occupaient une terre sans jouir du statut de noble voyaient le nom de leur localisation précédé par at. Ceux qui exercent l’activité de marchand sont désignés comme tels dans le document.

[13] Highland Archives, Inverness, D43/1. Les nobles sont ici généralement signalés par un titre (baronet, chevalier ou esquire), pour 5 d’entre eux on ne dispose pas de titre mais la mention d’un nom de terre précédé par of.

[14] Loretta Timperley, op. cit. ; Thomas M. Devine,  op. cit..

[15] Le comte de Breadalbane avait la réputation de posséder le plus grand domaine d’un seul tenant de tout le royaume. William A. Gillies, In Famed Breadalbane. The Story of the Antiquities, Lands, and People of a Highland District, Perth, Munro Press, 1938.

[16] Burke’s Peerage, Baronetage and Knightage, Clan Chiefs, Scottish Feudal Barons, Stokesley, Burke’s Peerage and Gentry, 2003, vol. 3, p. 341-348 ; William A. Gillies, op. cit.

[17] John E. Bowman, The Highlands and Islands. A Nineteenth Century Tour., Gloucester, Sutton, 1986, p. 66. John Eddowes Bowman (1785-1841) était un banquier originaire du pays de Galles. En 1825, il effectua un grand circuit dans les Highlands en compagnie de son ami John Dovaston. Son journal est riche en notations sur les auberges qu’il a eu l’occasion de fréquenter.

[18] Édimbourg, NRS, GD112/34/4/7, 9-11. Les half-way houses représentaient des étapes intermédiaires où les voyageurs pouvaient se nourrir et ravitailler des chevaux, mais où en général ils ne passaient pas la nuit.

[19] Dès 1746, la nécessité de maîtriser le territoire des Highlands par un réseau de communications serré et bien entretenu est devenu une priorité. A ces nécessités d’ordre stratégique se substitue bientôt la volonté de répondre à l’essor des circulations civiles de tout ordre, et notamment celle des touristes. La publication des poèmes d’Ossian à partir de 1760, du récit de voyage en Écosse du naturaliste Thomas Pennant en 1769 et de celui du célèbre écrivain Samuel Johnson en 1775 ont en effet mis l’Écosse à la mode.

[20] Édimbourg, NRS, GD112/12/1/5, GD112/74/430/11, GD112/74/483.

[21] Édimbourg, NRS, GD112/15/325/25, GD112/15/331/31, GD112/15/424/8-23, GD112/74/69/4-10.

[22] Édimbourg, NRS, GD112/15/324, GD/112/15/361/97, GD112/15/321/7-10, GD112/74/425/24, GD112/74/500/15.

[23] Édimbourg, NRS, GD112/15/443/11-15, GD112/15/442/27-29, GD112/15/449/11-21.

[24] Édimbourg, NRS, GD112/15/459, GD112/74/300/68-9.

[25] Édimbourg, NRS, GD112/15/419/10, GD112/15/439/27, GD112/74/241/1-2.

[26] Édimbourg, NRS, GD112/15/443/23.

[27] Édimbourg, NRS, GD112/74/355.

[28] Édimbourg, NRS, GD112/74/430/14, GD112/74/477/16-18, GD112/74/483/21-2.

[29] Édimbourg, NRS GD112/21/332/33.

[30] Édimbourg, NRS, GD112/15/361/33-45, GD112/15/366, GD112/15/370/26, GD112/15/379/26, GD112/15/412/5-17, GD112/15/412/18.

[31] Édimbourg, NRS, GD112/15/361/33-45, GD112/4/4/20, GD112/15/412/18.

[32] Édimbourg, NRS, GD112/74/144/39-40.

[33] Édimbourg, NRS, GD112/15/468/132-5, GD112/47/33/6-7.

[34] Édimbourg, NRS, GD112/15/121/16-25.

[35] Édimbourg, NRS, GD112/34/4.

[36] John Knox, A Tour Through the Highlands of Scotland and the Hebrides, in 1786, Londres, 1805, p. 15-16.

[37] Malcolm Gray, The Highland Economy, 1750-1850, Édimbourg-Londres, Oliver and Boyd, 1957, p. 147. La majeure partie des biens du comte de Breadalbane se situaient dans le Perhtshire, mais il possédait aussi des terres dans l’Argyllshire voisin ou encore à Langton, dans le Berwickshire.

[38] David Walker, « Inns, Hotels and Related Building Types », in Geoffrey Stell, John Shaw, Susan Storrier, A Compendium of Scottish Ethnology, vol. 3, Scotland’s Buildings, East Linton, 2003, p. 127-189, in p. 133-135. John Adams  (1721-1792) a cessé de pratiquer l’architecture relativement tôt, dès les années 1760. L’œuvre de ses cadets Robert (1728-1792) et James (1732-1794), est plus conséquente et mieux connue. Ces représentants des Lumières écossaises ont réalisé entre autres, la ligne de forts des Highlands, l’ensemble néoclassique de maisons de ville des Adelphi à Londres et de nombreuses country houses aristocratiques. Oxford Dictionary of National Biography, http://www.oxforddnb.com, art. « Adam, John (1721-1792), Adam, James (1728-1792) and Robert (1732-1794) ». L’auberge du duc d’Argyll à Inveraray existe toujours et, si l’on excepte l’ajout d’une véranda, son extérieur a subi assez peu d’altérations depuis le XVIIIe siècle.

[39] Édimbourg, NLS, E326/1/183.

[40] Édimbourg, NLS, MS.3295, p. 406. Placer ces meubles démodés dans l’auberge était une façon de leur trouver un nouvel emploi lorsqu’ils étaient replacés par de nouveaux meubles dans le château.

[41] Robert Southey, Journal of a Journey in Scotland in 1819, Londres, Murray, 1929, p. 35.

[42] Perth Courier, 15 juillet 1819.

[43] Les journaux locaux comme l’Inverness Journal ou le Perth Courier contiennent fréquemment des annonces de ce type.

[44] Les archives Breadalbane contiennent plusieurs dossiers de candidatures correspondant à ce modèle. Mathieu MazÉ, op. cit., p. 192-194.

[45] Ibid., p. 196-199.

[46] John Knox, op. cit., p. 15-16.

[47] La conjoncture s’était retournée dans les Highlands depuis 1815 mais, selon Malcolm Gray, le domaine Breadalbane résistait relativement bien aux difficultés économiques. M. Gray, op. cit., p. 184.

[48] Malcolm Gray, op. cit., p. 93.

[49] Eric L. Jones, cité dans Boyd Hilton, A Mad, Bad and Dangerous People, Oxford, 2006, p. 148.

[50] Thomas C. Smout, « Scottish Landowners and Economic Growth, 1650-1850 », Scottish Journal of Political Economy, vol. 9, n° 3, 1962, p. 218-234.

[51] Sur l’hospitalité aristocratique en Grande-Bretagne : Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, Oxford, Clarendon Press, 1990.

[52] David Walker, art. cité.

[53] Robert Southey, op. cit., p. 133.

[54] Ibidem., p. 35.

[55] William A. Gillies, op. cit., p. 106-111. Francis McNab partit avec un grand nombre de ses dépendants et tente de reconstituer au Canada la domination patriarcale qu’il exerçait en Écosse. Mais dans les grands espaces du Nouveau Monde, il était facile de trouver des terres disponibles pour s’éloigner des potentats locaux à la tutelle trop lourde, et le laird se trouva bientôt abandonné par une bonne partie de ses hommes.

[56] Malcolm Gray, op. cit. ; Thomas M. Devine, op. cit.

[57] Thomas M. Devine, op. cit., p. 63-83 ; Stana Nenadic, Lairds and Luxury. The Highland Gentry in Eighteenth-century Scotland, Édimbourg, John Donald, 2007.

[58] Malcolm Gray, op. cit. Le varech était utilisé pour produire du carbonate de sodium, utilisé dans la verrerie et l’industrie chimique naissante.

[59] Thomas M. Devine, op. cit., p. 63-83. Les MacDonald de Clanranald, qui contrôlaient les seigneuries d’Arisaig et de Moidart sur la côte et les îles d’Eigg, Canna, Muck et South Uist dans les Hébrides perdent toutes ces terres entre 1813 et 1838.

[60] Id.

[61] Id.

[62] Robert Southey, op. cit., p. 100-102. Une note de l’éditeur précise que le major Cunningham n’a pas fait fortune aux Indes, contrairement à ce que pensait R. Southey, mais en se mariant à une riche héritière issue d’une grande famille des Highlands, les Cummings de Logie. Il n’en reste pas moins un homme nouveau.

[63] Robert Southey, op. cit., p. 154-155.

[64] Le titre de « Mr. » qui précède son nom révèle son origine sociale extérieure à la noblesse écossaise, dont les représentants sont habituellement désignés par leur seul patronyme, éventuellement suivi du nom de leur terre ou précédé de leur titre de noblesse, mais jamais de « Mr. »

[65] Voir par exemple John E. Bowman, op. cit., p. 103-123.

[66] Les grands domaines aristocratiques situés plus à l’est ont cependant mieux résisté dans l’ensemble et les ducs d’Argyll, les ducs de Sutherland ou les comtes de Breadalbane ont traversé la crise des années 1815-1850 sans subir d’irrémédiables revers de fortune. Ils ont pu poursuivre le financement des auberges de leur domaine au-delà du milieu du XIXe siècle. Sur les évolutions économiques contrastées des différentes régions des Highlands dans la première moitié du XIXe siècle, voir Malcolm Gray, op. cit.

[67] La noblesse britannique n’est pas la seule à avoir effectué le Grand Tour mais son rôle a été central dans le lancement et la pérennisation de cette pratique. Elle est aussi la première à faire du thermalisme et des bains de mer une activité de loisir attractive. Voir Jeremy Black, op. cit. ; Phyllis Hembry, The English Spa, 1560-1815. A Social History, Londres, Athlone Press, 1990 ; John K. Walton, The English Seaside Resort. A Social History, 1750-1914, Leicester, Leicester University Press, 1983.

[68] Sur le topos de l’hospitalité de la noblesse écossaise, voir Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.

[69] Tourist fait son apparition dans la langue anglaise en 1780, et tourism en 1811. Oxford English Dictionary, http://www.oed.com.

La compagnie dite juive Naftali Botwin, une clef de lecture exemplaire des Brigades internationales comme un projet politique plutôt que militaire

Édouard Sill

 


Résumé : La compagnie dite juive des Brigades internationales à fait l’objet de très nombreux travaux, preuve de l’articulation singulière entre la judéité proclamée de ses membres et le cadre de référence communiste des Brigades internationales, ce projet politico-militaire formé en Espagne aux côtés des républicains durant la guerre civile espagnole. Cependant, cette formation militaire minuscule dotée d’une mémoire majuscule est en réalité très représentative à la fois du projet lui-même de Brigades internationales, du contexte interne du mouvement ouvrier Juif-polonais immigré en France ainsi que des cadres culturel et politique du front populaire antifasciste dans sa dimension communiste entre 1936 et 1939.


Édouard Sill vient de terminer une thèse d’histoire contemporaine à l’EPHE, sous la direction de Gilles Pécout, intitulée : Le phénomène de volontariat international combattant durant la guerre d’Espagne dans sa dimension antifasciste (1936-1938). Il est actuellement codirecteur du colloque international « Solidarias !  L’engagement volontaire & l’action des étrangères dans la solidarité internationale durant la guerre d’Espagne (Paris 24-25-26 octobre 2018) ». Spécialiste des volontariats transnationaux combattants au XXe siècle, entendus comme des engagements éminemment culturels et politiques, il travaille également sur les rapports entre le mouvement social et les cultures militaires, ainsi que sur le mercenariat contemporain.

edouard.sill@gmail.com


Introduction

Les relations compliquées entre communisme et mouvement ouvrier juif au XXe siècle ont été marquées par une période a priori symbiotique lors du développement par l’Internationale communiste de l’antifascisme comme programme politique unitaire, performatif et universel entre 1934 à 1939. Son acmé se situe incontestablement durant la guerre d’Espagne, entre 1936 et 1939, par un engagement considérable du mouvement ouvrier juif, en Europe mais également en Palestine et outre-Atlantique, auprès des républicains espagnols. La participation de volontaires juifs venus combattre en Espagne a fait l’objet de très nombreux travaux et le thème bénéficie encore d’un intérêt du public attesté par le nombre de publications disponibles en français[1]. Parachevant dix années de recherches sur le sujet, la thèse de l’historien hollandais Gerben Zaagsma est venue récemment couronner une bibliographie certes roborative mais d’inégale qualité[2]. Cette mémoire vivace s’est notamment appuyée sur l’existence durant la guerre civile espagnole d’une petite formation militaire de volontaires étrangers dite juive : la compagnie d’infanterie Naftali Botwin. Cette dernière était une subdivision d’un organe politico-militaire tout à fait original : les Brigades internationales.

Autorisée par la présence exponentielle de volontaires étrangers combattants dans la Péninsule ibérique et légitimée par le grand récit de front populaire antifasciste, l’Internationale communiste définit un projet d’intervention militaire non-gouvernemental sous la forme d‘un regroupement paramilitaire de volontaires étrangers qualifiés, spécialement sélectionnés en France et en Belgique pour venir défendre la République espagnole. Cette « colonne internationale » se serait distinguée des autres existantes par son patronage d’unité d’action associant les trois Internationales, communiste (IC), socialiste (IOS) et syndicale (FSI). L’accord ne fut pas conclu, mais le projet fut reconnu et avalisé par le gouvernement espagnol sous la forme d’unités régulières de l’armée républicaine. Celles-ci furent concédées à une entité privée transnationale officiellement autocéphale, mais en réalité contrôlée par le Komintern : les « Brigades internationales » dont la Base fut établie à Albacete puis à Barcelone. Après avoir accueilli près de 40 000 volontaires étrangers et immigrés espagnols, et trois fois plus de conscrits espagnols, les Brigades internationales furent démobilisées en octobre 1938, non sans avoir entre temps considérablement évoluées dans leur nature, fonctions et intentions.

Le 12 décembre 1937, la seconde compagnie du 52e bataillon d’infanterie Palafox de la XIIIe brigade internationale Dombrowski, rassemblant majoritairement des conscrits espagnols et des volontaires polonais, dont quelques Juifs, apprit qu’elle recevait le patronyme imposé de Naftali Botwin. Les vétérans accueillirent peu après de nouvelles recrues, des juifs polonais justement sélectionnés sur ce critère ethnoculturel. Cette simple compagnie d’infanterie de 135 fusiliers-voltigeurs, selon la norme de l’armée républicaine espagnole en 1938, était similaire à la centaine d’autres existantes dans les Brigades internationales. Cependant, sa mémoire possède une force de suggestion qui en a fait un objet mémoriel et symbolique singulier. Elle fut immédiatement présentée puis érigée, de par la judéité de son patronyme et de celle de ses membres, comme l’incarnation de la participation des Juifs au grand combat des peuples du monde entier contre le fascisme. Sans doute, cette présence armée juive en Espagne possédait une dimension spéciale, et symboliquement chargée, depuis l’expulsion des Juifs par les Rois Catholiques en 1492. Mais, après 1945 et la Shoah, cette présence combattante en Espagne à l’orée de la Seconde Guerre mondiale et durant les premiers pogroms nazis prit rétrospectivement une dimension supplémentaire, marquant les prodromes de la résistance juive et attestant de la combativité juive face à l’antisémitisme, comme le revendiquaient déjà les « botviniens », les soldats puis les vétérans de la compagnie Naftali Botwin en 1937-39.

Sans contester la valeur de cette polarisation mémorielle, il semble cependant que cette redéfinition ait considérablement affranchi l’objet de ses cadres et contextes historiques. Ainsi, la perspective historiographique prenant la judéité de la compagnie Botwin comme point central d’analyse a brouillé sa nature originelle. Pour envisager strictement sa nature indépendamment des stratégies discursives déployées autour d’elle depuis près de 80 ans, il est risqué de la déchiffrer seulement à partir de ses membres et des ressources symboliques disponibles, c’est-à-dire de ce qu’elle semble évoquer ou montrer. Deux exemples, parmi d’autres, sont particulièrement illustratifs. Premièrement, une des premières monographies de qualité sur les Brigades internationales relate qu’un transfuge du corps expéditionnaire nazi en Espagne, la Légion Condor, aurait explicitement demandé à combattre dans les rangs de cette unité, soit une situation absolument invraisemblable[3]. Deuxièmement, les soldats franquistes auraient surnommé les botviniens les « Diables rouges » pour leurs qualités guerrières[4]. Pourtant, l’expression semble plutôt appartenir aux désignations péjoratives des Espagnols républicains, « los Rojos (les Rouges) », plutôt qu’à une reconnaissance de gentlemen. Naturellement, ces légendes ne furent pas l’apanage de la compagnie Naftali Botwin : dans le roman des Brigades internationales, dont l’hagiographie a commencé dès leur création pour ne jamais cesser, ces anecdotes servaient d’exempla. Leur forte résilience mémorielle est cependant incontestable.

Gerben Zaagsma a mis en évidence l’ensemble des raisons ayant conduit à la création de cette petite formation, en relation étroite avec les stratégies communistes dans l’immigration juive polonaise de Paris. Il souligne avec à-propos le caractère extérieur à l’Espagne des intentions poursuivies, une perspective qui doit d’ailleurs être étendue à l’ensemble du projet de Brigades internationales. Fort de ses conclusions, il est désormais possible de porter le cadre de l’analyse plus loin encore, en déroulant l’intégralité du champ pour considérer la compagnie Botwin non plus exclusivement pour sa judéité ou comme une entité spéciale mais au contraire comme un archétype sériel. En effet, avant d’être un objet mémoriel, la compagnie Botwin était une subdivision des Brigades internationales et par conséquent le produit d’un certain nombre d’intérêts particuliers, ayant ici peu à voir avec la judéité de ses membres. À ce titre, elle est particulièrement illustrative tant des Brigades internationales que des stratégies politiques poursuivie par le Komintern durant la période du front populaire antifasciste.

La part de la mise en scène fut déterminante dans l’autocélébration et la propagande des Brigades internationales, incarnation du front populaire mondial. Les Brigades internationales ont créé par parthénogenèse des subdivisions militaires de plus petite taille, de produits de synthèse culturels surchargés d’artifices symboliques représentant chacune des « nations » présentes en leur sein. Absolument superfétatoires d’un point de vue militaire, chacune fut déterminée comme autant de miroirs artificiels tournés vers un secteur spécifique de la propagande à l’étranger. Dans le cas de la compagnie Botwin, la charge symbolique implémentée fut telle qu’elle a distordu sa mémoire et autorisé, même préparé, des relectures téléologiques éloignées des conditions et des intentions ayant réellement présidé à sa détermination. Pour envisager pleinement cet artefact, il est nécessaire de considérer l’ensemble de ces faces comme autant de dimensions, c’est-à-dire selon son appartenance au contingent de volontaires polonais, aux Brigades internationales, au mouvement communiste polonais et à la campagne mondiale de front populaire antifasciste développée par l’Internationale communiste.

La compagnie Botwin : une formation militaire polonaise

La présence d’une compagnie dite juive dans les Brigades internationales pose la question préalable de l’existence reconnue d’un « contingent juif » en Espagne. En opposition avec plusieurs théoriciens marxistes, dont Rosa Luxemburg, Lénine fit évoluer très tôt la dimension internationaliste du mouvement communiste. Jusqu’alors déconnecté des questions d’ethnicité au profit de la solidarité de classe, Lénine imposa la reconnaissance du dynamisme des nationalismes comme un puissant facteur des politiques modernes et la nécessité pour les communistes de s’y adosser[5]. Staline, auteur en 1913 d’un opuscule intitulé Le marxisme et la question nationale, plusieurs fois corrigé et réédité, généralisa ensuite la théorie soviétique des nationalités dite « indigénisation » (korenizatsiya). En vigueur depuis 1923, celle-ci prônait la mise en place de structures spécifiques et séparées pour chaque peuple et nation et autorisait le développement d’un discours culturel identitaire à géométrie variable suivant les contextes, les lieux et les besoins soviétiques. Comme le souligne Gerben Zaagsma, il ne s’agissait pas d’une reconnaissance de l’existence d’un peuple juif et d’une question nationale juive mais d’une classification établie selon la langue et la culture[6]. De fait, une catégorie « volontaires juifs » aux contours fort imprécis a été utilisée sporadiquement dans l’administration des Brigades internationales.

Figure 1 : Arrivées mensuelles de volontaires déclarés « Polonais », « Palestiniens » et « Juifs » entre mars 1937 et janvier 1938[7]

Naturellement, l’immense majorité des volontaires juifs ne se sont pas déclarés sous cette dénomination, pas plus qu’ils ne furent ainsi désignés par cet effectif. La compagnie Botwin n’eut pas pour rôle de rassembler ou représenter les volontaires juifs. Il n’existe aucun document attestant d’une demande d’affectation pour cette unité, pratique pourtant courante notamment pour des raisons de confort (langue, culture, régime alimentaire, etc.). De manière inattendue, elle ne fut pas plus destinée à accueillir des volontaires parlant le yiddish. Ainsi, aucun volontaire roumain déclarant la langue yiddish comme langue maternelle ni un seul des 70 roumains de Bessarabie portant un patronyme judaïsant n’a été versé dans la compagnie Botwin[8]. Après croisement et vérifications, l’effectif « Juifs » ne concerne en réalité que des volontaires autrement dits polonais. Sur la totalité de la période où cette mention apparaît, l’effectif « Juifs » représente 20% de l’effectif « Polonais », confirmant les mises au point de l’historien polonais Gabriel Ersler Sichon, lui-même ex-volontaire juif-polonais[9]. En décembre 1937, parmi les 2 674 volontaires de citoyenneté polonaise en Espagne, 521 (19,48%) étaient Juifs[10]. Dans sa globalité, le contingent polonais était majoritairement composé de militants communistes ou communisants et à 85% issus des immigrations polonaises, près des trois-quarts venant de France et de Belgique.

Figure 2 : Pays de provenance de 3 329 volontaires polonais des Brigades internationales[11].

Selon l’historienne de l’immigration polonaise en France Janine Ponty, environ 90 000 juifs-polonais étaient recensés en 1939[12]. De fait, les 4/5e des membres de la compagnie Botwin venaient de France, et presque tous étaient membres du Parti Communiste ou d’une organisation de masse affiliée. Trois caractéristiques distinguent les « botviniens » : la langue yiddish, l’appartenance majoritaire à l’immigration juive polonaise parisienne et l’engagement communiste.

Jusqu’à l’été 1937, les Polonais étaient indistinctement rassemblés dans diverses compagnies et batteries ainsi qu’un (puis deux) bataillon polonais. La désignation des Juifs comme un groupe national infra-étatique était d’ailleurs antérieure à la création de la compagnie Botwin :

« [C’est] une Brigade vraiment Internationale. Son Bataillon Tschaipaïef (sic), comprend à lui seul 15 nationalités différentes de slaves, représentant l’élite révolutionnaire d’une population de 200 millions d’hommes. Et au sein de ce Bataillon se trouve la Compagnie Mitskievitsch (sic) qui comporte à elle seule 4 nationalités différentes […] Ukrainiens, Biélorussiens, Polonais, Juifs, que des siècles d’excitation chauvine et raciale avaient dressés les uns contre les autres, ont cimenté, dans la lutte pour la libération de l’Espagne, leur propre Unité fraternelle[13]. »

Cette mention, au sein d’une itération de nationalités, permettait d’insister sur la nature fédérale de la Pologne dans la vision soviétique. Elle participait à supprimer les frontières de l’État « fasciste » et « grand-polonais » de Józef Piłsudski puis Rydz-Śmigły, issues du traité de paix à Riga en 1920 clôturant la guerre entre les Bolchéviques et la jeune Pologne. L’État soviétique regardait avec intérêt les divisions nationales internes notamment en Europe centrale, les considérants comme autant d’axe de pénétration. De ce fait, la structuration interne des Brigades internationales s’est constamment complexifiée durant leur courte existence selon une taxinomie soviétique distinguant nettement les groupes nationaux infra-étatiques. La plupart des nationalités des États créés lors des traités internationaux de 1919 à 1923 furent redécoupés selon un remembrement insistant davantage sur l’ethnicité plutôt que la citoyenneté ou la langue, faisant éclater par les coutures nationales la carte de l’Europe centrale. Cette « balkanisation » des Brigades internationales atteint son apogée à la fin de l’année 1937, un an après leur création.

Une création conséquente de la reformulation des Brigades internationales à l’automne 1937

La mise sur pied de la compagnie Botwin s’inscrivit dans un contexte particulièrement morose. Après les pertes sévères de l’été 1937 et l’épuisement des arrivées de volontaires étrangers, les Brigades internationales furent secouées par une série de crises fragilisant la structure de cet organe politicomilitaire singulier. Le statut officiel des Brigades internationales, promulgué en septembre par le gouvernement républicain, les obligeait de surcroit à maintenir un certain taux d’effectifs étrangers pour ne pas disparaître. Enfin, Staline avait de toute manière fait évoluer la diplomatie soviétique en prenant acte de la passivité des démocraties d’Europe quant à l’Espagne et face à la montée en puissance de la menace fasciste[14]. Le projet initial de Brigades internationales fut presque entièrement revu à l’automne 1937. De nouvelles consignes furent transmises aux partis communistes concernés : le recrutement de volontaires devait être repris en direction de certaines nationalités dûment précisées, dont les Polonais. L’afflux des nouveaux arrivants, culminant en janvier et février 1938, servit à créer de nouvelles formations plutôt qu’à renforcer les anciens bataillons, parachevant le processus de « balkanisation » des Brigades internationales entamé depuis le début de l’année 1937.

 La « création », en réalité le baptême, de la compagnie Naftali Botwin ne correspondait à aucune nécessité militaire ou fonctionnelle et rien ne prouve qu’elle fût la réponse tardive à une attente ou un souhait exprimé. Luigi Longo dit « Gallo », Commissaire général des Brigades internationales, avait en effet présenté la naissance de la compagnie comme l’accomplissement d’une promesse faite à un des premiers volontaires juifs, tombé en Espagne et élevé au rang de martyr de l’antifascisme auprès de l’immigration juive polonaise parisienne[15]. Cette promesse apocryphe figure dans un ouvrage de propagande dont la parution a justement accompagné la création de la compagnie. Enfin, quelques rares témoignages ont prétendu que cela avait été une réponse à un antisémitisme ambiant[16]. Outre le fait que la majorité des mémorialistes, juifs et non juifs, n’abordent pas ce sujet, l’analyse des archives judiciaires conservées montre que les propos antisémites étaient bel et bien sanctionnés[17] . Des cadres ayant fait preuve de laxisme à ce sujet furent relevés de leurs fonctions[18] . De fait, les journaux des volontaires polonais, et par conséquent les commissaires politiques, dénonçaient régulièrement tant l’antisémitisme que les pogroms perpétrés en Pologne[19]. La création de la compagnie s’est en réalité inscrit dans le cadre d’un plan concernant l’intégralité des Brigades internationales.

Tandis qu’à la fin de l’automne 1936 les exploits de la fameuse « colonne internationale » à Madrid étaient mondialement célébrés, la plupart des partis communistes européens émirent le souhait de voir se constituer une unité militaire de leur propre nationalité. Il n’était pas question que « leurs » volontaires soient dispersés ou invisibles. De même, tandis que les nations les mieux représentées avaient obtenu la création d’un ou plusieurs bataillons, les contingents plus petits n’eurent de cesse de réclamer le même privilège. Ils furent le plus souvent soutenus par leur parti national et leurs représentants à Albacete[20]. Faisant fi de l’épuisement constant des sources du volontariat depuis l’hiver 1936-1937, les Brigades internationales créèrent tout au long de leur existence toujours plus de nouvelles unités, en s’appuyant sur un vivier inépuisable de recrues espagnoles. La distorsion entre la volonté de créer des unités nationales distinctes et l’incapacité à les pourvoir suffisamment en combattants obligea à fixer l’homogénéité sur de petites formations (compagnies, sections d’infanterie ou batteries d’artillerie) au sein de bataillons transnationaux, partiellement homogènes selon des critères tantôt géographiques, linguistiques ou culturels. Ainsi, chacune des entités politico-militaires créées fut appelée à jouer un rôle de représentation en Espagne vers le pays, la région ou la communauté dont provenait tout ou partie de ses membres. La visibilité depuis l’extérieur fut le principal, et parfois l’unique, facteur déterminant la décision de création d’une nouvelle unité militaire dans les Brigades internationales.

Ce processus fut observé par les délégués du Komintern. En août 1937, l’Autrichien Manfred Zalmanovich Stern (« Kleber »), premier commandant militaire des Brigades internationales, signalait que confondre tous les Slaves dans une brigade générique sans égard pour leurs origines avait été une erreur politique[21]. Selon lui, il aurait mieux valu pousser à la création d’une brigade polonaise nommée Dombrowski associant Polonais, Ukrainiens et Biélorusses pour favoriser l’émergence d’un front populaire en Pologne. Il estimait en outre que la proximité linguistique ou culturelle ne pouvait être un critère politiquement efficient. Mieux valait, par exemple, isoler les Allemands des Sudètes[22] de la brigade germanique Thaelmann pour former un bataillon avec les Tchèques et les Slovaques sous le nom de Masaryk, afin de fournir une contre-propagande aux Nazis et aux pangermanistes tchécoslovaques d’Henlein. La même précaution devait être prise à propos des Autrichiens, en les séparant des volontaires allemands, pour ne plus prêter ainsi le flanc aux partisans de l’Anschluss[23]. Si le principe de la création d’une formation d’une unité juive ne figure pas dans les recommandations de Stern, celle-ci s’inscrit cependant absolument dans la logique qu’il énonçait.

Tandis que Manfred Stern, revenu à Moscou, était condamné à quinze ans de travaux forcés dont il ne reviendra jamais, la plupart de ses recommandations furent effectivement appliquées par son rival et ennemi, le Français André Marty. Une brigade dite polonaise fut constituée par l’élévation du premier bataillon polonais Jaroslav Dombrowski et adoptait le numéro XIII. Elle comprenait notamment le bataillon José Palafox, explicitement hispano-polonais de par son patronyme[24]. Ce dernier avait été constitué en juin sur la base de vétérans polonais, dont beaucoup de juifs et d’ukrainiens, presque tous venant de Pologne et non de l’immigration. À l’automne 1937, la XIIIe brigade Dombrowski comprenait trois bataillons pseudo-polonais et un bataillon pseudo-hongrois, tous majoritairement composés d’espagnols mais symboliquement associées à des communautés distinctes, bien que mélangées. Selon l’ancienneté en Espagne, selon les partis communistes de tutelle, les pays d’immigration ou les nationalités, toutes ses communautés infranationales étaient en dialogue constant avec des interlocuteurs différents et parfois opposés, et toutes en rivalité entre elles.

Un corollaire de la liquidation du mouvement communiste polonais en 1937-1938

La troisième dimension dans laquelle vint s’établir la création de la compagnie Botwin est interne au mouvement communiste polonais de l’entre-deux-guerres. En décembre 1937, la liquidation des partis communistes polonais avait été initiée depuis six mois[25]. La direction du KPP fut d’abord frappée, dès juin 1937 avec le jugement et l’exécution des principaux cadres dont son secrétaire général, Julian Leszczyński. L’année suivante, les trois partis étaient dissous et la quasi-totalité des dirigeants éliminés[26] . En Espagne, la forte concentration de militants communistes polonais, provenant cependant de contextes et de cultures militantes très différents, était soumise à des tutelles complexes et embrouillées du fait de l’éloignement des appareils et de la difficulté de la Base des Brigades internationales à s’imposer par-dessus les directions politiques nationales.

De plus, la jeune XIIIe brigade dite « polonaise » fut immédiatement fragilisée par la ségrégation de ses effectifs entre espagnols et étrangers. Comme pour pratiquement toutes les brigades internationales, les effectifs étrangers étaient désormais établis autour d’un tiers des effectifs. Les Espagnols étaient largement majoritaires mais occupaient moins d’un cinquième des postes d’encadrement. Minoritaire, le mouvement communiste polonais dirigeait de fait la brigade, davantage préoccupé par ses propres rivalités que par l’intégration des conscrits espagnols. Bien que la majorité des volontaires polonais fût, comme nous l’avons vu, issue des immigrations de France, le Parti communiste de Pologne disposait d’un représentant en Espagne, avec autorité sur le mouvement communiste polonais des Brigades internationales. Cette fracture séparant Polonais venus de France et ceux venus de Pologne était apparue dès la création du premier bataillon polonais en octobre 1936 et n’avait cessé d’augmenter, menaçant la cohésion du groupe polonais[27] . Enfin, la direction du mouvement communiste polonais devait composer avec précaution par-dessus une autre ligne de faille, bien plus profonde cette fois établie selon l’ancienneté en Espagne et la popularité de cadres vétérans établis non plus selon le numerus clausus du Parti mais « au feu »[28]. Chacun des groupes en rivalité dans la XIIIe brigade disposait de positions de commandement et agrégeait ses partisans selon leurs unités, selon les pays d’origine ou parti communiste de rattachement, en Pologne ou dans les immigrations. En outre, la direction militaire et politique de la brigade, le commandant Yanek Barwinsky et le commissaire Stanislas Matuszeck, était directement visée par une série de dénonciations ayant notamment trait à l’instauration d’un climat de terreur par des exécutions extra judiciaires de soldats indisciplinés et la couverture de différents trafics[29]. Le bataillon Palafox, dont la composition interne avait été imposée par la direction des Brigades internationales aux responsables polonais, fut érigé en modèle de la « coopération internationale hispano-polonaise » par la direction des Brigades internationales contre les deux autres, accusés au contraire de « nationalisme grand polonais »[30].

C’est dans cet environnement particulièrement sensible que vint se superposer la destruction – reconstruction du mouvement communiste polonais, décision prise par Staline au printemps 1937. En Espagne, l’accompagnement de la liquidation fut à la fois une source de complication et une aubaine pour réformer la XIIIe brigade. Selon un plan préparé dès janvier 1938 mais repoussé au mois de mars, les dirigeants communistes polonais des Brigades internationales « Augusto Rwal » (Gustav Reicher), et « Hrabia Winkler » (Kazimierz Cichowski) furent envoyés à Moscou puis exécutés. La quasi-totalité des autres responsables en Espagne furent destitués et soumis à une enquête minutieuse[31]. La reconstruction de l’appareil communiste polonais, provisoire, s’appuya sur les cadres polonais éprouvés en Espagne. L’épuration des cadres permis de renforcer l’hispanisation de la brigade mais les volontaires polonais en furent considérablement ébranlés. Pour raffermir la confiance et renforcer la cohésion, la fragmentation du contingent polonais sur des bases nationales fut un des vecteurs. De plus, comme la totalité des communistes étrangers en Espagne, les volontaires polonais eurent désormais obligation en 1938 de prendre carte au PCE, desserrant d’autant leurs liens avec leur parti national. Enfin, les volontaires polonais furent abreuvés de la presse des Brigades internationales où les enjeux politiques étaient concentrés sur l’Espagne de 1938 et envisagés d’un point de vue strictement contrôlé par le Komintern et non plus un écho de la vie politique de leurs pays et parti d’origine. Les coteries étant éliminées, les liaisons avec l’extérieur furent révisées en correspondance avec les intérêts immédiats du Komintern, non en plus en Pologne mais dans les immigrations polonaises d’Europe et d’Amérique du Nord.

Une fondation auto-démonstrative de l’unité d’action par le « front unique du sang »[32]

Les Partis Communistes reçurent dès la fin de l’automne 1936 l’ordre de constituer des comités de parrainage spécifiques pour chacune des composantes des Brigades internationales. Le parrainage consistait en la collecte et l’envoi de dons en nature, l’organisation de fêtes et d’évènements, la prise en charge des convalescents et des familles des volontaires. Les comités établissaient un lien symbiotique entre chaque contingent de volontaires et sa communauté nationale ; l’un nourrissant l’autre dans une démonstration mutuelle de représentation tant symbolique que matérielle. Dans le cas des immigrations, ce furent parfois des patronats préexistants qui se chargèrent de cette activité, conservant ainsi le combattant dans un cadre militant traditionnel[33]. Ces comités devaient également servir de courroie de transmission pour renforcer la démarche d’hégémonie communiste sur le mouvement ouvrier et appuyer la dynamique unitaire déroulée derrière la stratégie de front populaire antifasciste. Ainsi, le bataillon italien puis brigade Garibaldi fut relié à l’organisation de masse Unione Popolare Italiane, le bataillon Thälmann vers les comités éponymes, le bataillon Henri Barbusse vers Paix et Liberté (ex mouvement Amsterdam-Pleyel), le bataillon Commune de Paris vers les comités locaux du Rassemblement populaire à Paris etc.

Dans la foulée des rassemblements de Front populaire, les organisations juives de gauche créèrent à Paris le Mouvement Populaire Juif (MPJ) en octobre 1935, associant les socialistes du Bund, diverses associations et organisations juives de gauche et les communistes juifs de la sous-section juive de la Main d’Œuvre Immigrée (MOI)[34]. Le Mouvement Populaire Juif, qui revendiquait 30 000 adhérents, fut soutenu et popularisé par le quotidien communiste Naye Prese (Presse Nouvelle) édité par la sous-section juive depuis 1934. La guerre d’Espagne renforça la dynamique unitaire, collaboration cependant troublée par la semi-dissolution surprise par la direction du PCF de ces sous-sections étrangères spécifiques en mars 1937. L’action communiste dans l’immigration juive polonaise procéda désormais de manière indirecte, par son journal et la galaxie de ses propres organisations de masse. Le discours communiste évolua également subitement. L’anticléricalisme de Naye Prese disparut pour laisser place à un appel aux rabbins et aux religieux à s’unir contre l’antisémitisme et le fascisme tandis que la culture yiddish, considérée comme réactionnaire, fut associée : lors des funérailles on chantait désormais L’Internationale et le kaddish[35]. Le Comité d’aide judéo-espagnol (Yiddish-Spanish Hilf-Kommitet, YSHK) fut créé fin juillet 1937. Les efforts unitaires furent bientôt portés vers la préparation en septembre 1937 d’un grand Congrès mondial de la culture yiddish à Paris (où des lettres venues d’Espagne de volontaires juifs furent lues devant l’assistance) tandis que le YSHK organisait une exposition consacrée à la guerre d’Espagne et aux Brigades internationales. Avec la création de la compagnie Botwin, la solidarité en faveur des volontaires juifs en Espagne trouva une matérialité directe et les discours de la propagande une identification concrète.

La 2e compagnie du bataillon international Palafox fut bientôt l’unité militaire la plus petite disposant du plus vaste réseau de solidarité à l’étranger des Brigades internationales. La prise en charge des volontaires et de leur famille, gouffre financier, et la propagande constituèrent les principaux objectifs des comités de parrainage. La galaxie de comités et de réseaux créés autour des volontaires juifs et de la Botwin en particulier, en Europe comme outre atlantique, dépassa très largement les attentes, renouant avec les succès rencontrés durant les premiers temps des Brigades internationales. En novembre 1937, 134 familles de volontaires juifs étaient prises en charge par les Comités pro-espagnols parisiens tenus par le Parti Communiste et ses différents satellites, sur un total de 2 900 familles (pour un coût mensuel de 997 940 francs)[36]. En 1938, le Comité judéo-espagnol pouvait secourir 155 familles en France, 120 en Pologne et 22 en Palestine[37]. Ces dispositifs de parrainage, pratiquement tous similaires à propos des subdivisions des Brigades internationales, permirent d’agréger solidement les sympathies autour des volontaires. Le parrainage rencontra de l’écho parmi les membres d’associations ou d’organisations antifascistes critiques vis-à-vis des communistes, participant au renforcement des communistes d’unité d’action et d’unité organique, horizon politique poursuivi dans la solidarité avec l’Espagne républicaine, et par conséquent à travers les Brigades internationales.

Les organisations satellites du PCF créées avant et pendant la guerre d’Espagne donnèrent au discours et à la propagande communiste des moyens qu’aucun autre de par le monde n’avait ou ne pouvait employer. Le refus des socialistes de s’engager expressément dans l’unité d’action internationale pour l’Espagne proposée par les communistes attribua à ces derniers une situation centrale et hégémonique. En s’appuyant sur les Brigades internationales, le Komintern poussa à la constitution d’un vaste maillage de comités parfois seulement constitués des communistes et des organisations satellites, mais réussissant souvent à entraîner d’autres secteurs du mouvement ouvrier. Toutes les démocraties du monde, et de nombreux pays autoritaires, connurent une structuration similaire, nationale ou communautaire, couvrant la planète de la plus vaste campagne de communication transnationale jamais entreprise. Dans cette formidable mobilisation de militants en direction d’une opinion publique mondialisée par l’antifascisme, le YSHK n’était qu’un petit rouage, en France et en Belgique. Des « appels des volontaires juifs du monde entier » étaient régulièrement diffusés, appelant de leurs vœux un rassemblement unitaire autour de leur combat en Espagne :

« Leur gloire appartient à tout le peuple juif. Sur les fronts d’Estremadure, d’Aragon et de Catalogne, un front populaire et antifasciste s’est constitué. Des travailleurs, des artisans, de petits commerçants et des intellectuels juifs de toute tendance combattent et versent leur sang pour le même objectif. […] Notre appel s’adresse à des millions de gens des masses populaires juives. Avec nos forces unies, supprimons tous les obstacles sur la voie de l’unité. Opposons à nos ennemis une force unie et puissante. Vive l’unité du peuple juif contre la réaction, le fascisme et l’antisémitisme ! Vive la solidarité du peuple juif avec la République espagnole[38] ! »

Cette stratégie prenant les Brigades internationales comme un fait unitaire accompli et autodémonstratif et assurant de l’existence d’un front unique scellé dans le sang fut considérablement renforcée à partir de l’été 1937. Bien que les interlocuteurs socialistes, travaillistes et syndicaux n’aient pas été dupes du caractère postiche de ces proclamations, il était bien difficile d’y répondre par une fin de non-recevoir tant la charge symbolique était forte. L’aspect « pan-juif » suggéré par la compagnie Botwin censée rassembler « les meilleurs fils du peuple juif » fit largement illusion parmi les observateurs extérieurs, littéralement matraqués par « l’artillerie de papier » de la propagande d’Albacete[39]. Les commissaires politiques avaient pour consigne de faire régulièrement écrire les volontaires aux syndicats, journaux, organisations ouvrières et associations culturelles[40]. Tous ces vecteurs participèrent à surcharger symboliquement la plupart des subdivisions des Brigades internationales.

Des formations militaires imaginées comme des objets culturels hyperboliques

La mise en scène fut une pratique constante dans les Brigades internationales, permise par un Commissariat général particulièrement inventif qui s’était attaché le savoir-faire de nombre de « volontaires à lunettes »[41]. La « balkanisation » de l’automne 1937 permis, par la subdivision méthodique des Brigades internationales,  de les mettre en scène en composant une mosaïque de petites unités pseudo-nationales, gagnant en visibilité et en caractères, malgré le processus inexorable d’hispanisation et l’érosion du volontariat. Cette opération a accompagné et facilité l’érection d’un grand récit inclusif, donnant corps à l’intention internationaliste mais exacerbant les symboliques identitaires. Le rôle de représentation dévolu dès l’origine aux Brigades internationales a signifié un effort constant sur les références implicites et les symboles renvoyés ou suggérés par ces dernières. La définition de leur caractère mondial rassemblant et faisant converger vers l’Espagne tous les peuples du monde, toutes les races, les langues et les nations s’appuyait sur la mise en valeur de ses différentes composantes et de son caractère exotique. Chaque bataillon et compagnie était également en représentation, pour renvoyer une image sublimée vers l’étranger, mais aussi vers les volontaires eux-mêmes. Au-delà de la question des représentations extérieures, il fallait rendre visible et intelligible auprès des volontaires, et, partant, de leurs proches comme des observateurs, l’épopée à laquelle ils participaient par des codes, des symboles et un système de références communes. En substance, il s’agissait de proposer une abstraction positive suffisamment forte pour transcender les déceptions, les regrets et les difficultés et suggérer un idéal de sacrifice capable de transcender les différents groupes nationaux et de solidifier la cohésion du groupe. Pour charger symboliquement chacune de ses formations militaires, le triptyque déployé consistait presque toujours en la bannière, le patronyme et la culture.

À partir de l’été 1937 jusqu’en mars 1938, un grand nombre de nouvelles unités militaires furent créées ou baptisées à cette fin par des patronymes issus du mouvement ouvrier ou du roman national de chacune des nationalités concernées. Au moins 81 subdivisions des Brigades internationales furent baptisées, moins de la moitié selon un patronyme communiste et un tiers selon une référence ou un personnage historique. Citons seulement les exemples de la batterie italienne Carlo Rosselli, la batterie d’artillerie et la compagnie d’infanterie roumaines Tudor Vladimirescu et Boris Stefanov, les batteries baltes Leaona Paegles et Jansona-Brauna, les compagnies slovène Ivan Cankara et croate Stefan Radic, la batterie slovaque Jan Žižka z Trocnova, etc. Ces grands efforts de publicité autour de formations pseudo-nationales visaient à maintenir la spécificité des Brigades internationales à un moment où l’hispanisation menaçait leur visibilité. Les créations régulières de « nouvelles » formations nationales toujours plus petites donnaient l’illusion d’un développement exponentiel où chaque nation trouvait sa place. Le patronyme jouait un rôle irremplaçable de projecteur symbolique garant de la visibilité et de la lisibilité du projet, selon les stratégies du Komintern dans le pays donné.

Au sein de la brigade slave Dombrowski, le bataillon hispano-polonais Palafox rassemblait Polonais et Espagnols dans quatre compagnies dont les patronymes furent eux aussi choisis avec soin : Ludwik Warinski[42], Taras Szewczenko[43] et Naftali Botwin, la quatrième compagnie espagnole n’ayant, semble-t-il, pas été baptisée. Le choix du nom de baptême pour la compagnie dite juive associait judicieusement quatre dimensions : polonité, judéité, communisme et martyr antifasciste. Naftali Botwin était un jeune militant communiste juif polonais qui avait été exécuté le 6 août 1925 en Pologne pour avoir, sur ordre du Parti Communiste, assassiné un agent de police infiltré. Il n’est pas certain qu’il s’agissait alors d’une figure très connue du mouvement ouvrier juif polonais hors de Pologne, mais Arno Lustiger signale judicieusement qu’en 1936 se jouait à Belleville une pièce de théâtre ayant justement pour thème Naftali Botwin, mise en scène par le dramaturge soviétique Abraham Wieviorka[44]. Il ne s’agissait pas de la première ni de la seule formation militaire des Brigades internationales à porter un patronyme juif. Une unité militaire bien plus importante, le groupe international d’artillerie Ana Pauker avait été baptisé neuf mois plus tôt du nom de la communiste juive roumaine, alors incarcérée à Bucarest[45]. Ce nom évoquait une figure communiste martyr du « fascisme » roumain ; jamais sa judéité ne fut mise en avant, dans les Brigades internationales comme ailleurs. Contrairement à Ana Pauker, Naftali Botwin fut immédiatement présenté d’abord comme juif et ensuite comme martyr communiste. La question de l’auto-défense des Juifs fut ainsi triplement associée auprès des volontaires dans un ensemble réunissant la lutte contre l’antisémitisme et contre le régime dit « fasciste » polonais, et le combat antifasciste de la République espagnole[46].

Conjointement aux réformes internes de l’été 1937 et à l’affermissement des relations avec les comités étrangers, une production littéraire intense fut initiée, pour faire connaître chaque contingent national auprès de ses compatriotes. Les opinions publiques de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord se virent proposer au moins une brochure ou un livre spécifique à propos de « leurs » volontaires, belles réalisations de l’appareil de propagande d’Albacete. La journaliste communiste juive (et soviétique) Gina Medem reçut la charge de rédiger et de signer l’ouvrage Les juifs volontaires de la liberté. Un an de lutte dans les Brigades internationales dont la parution suivit de peu la création de la compagnie[47]. Cet album servit ensuite d’appareillage argumentatif pour la compagnie, en insistant sur son appartenance culturelle yiddish, en l’occurrence le véritable point de concentration de la propagande des Brigades internationales vers le mouvement ouvrier juif. Ainsi, quelques mois auparavant, elles avaient publié une édition du journal des Brigades internationales, « Le Volontaire de la Liberté, en langue yiddish : Der Freiheits Kempfer ». Bien que cette entreprise très éphémère ait été en réalité circonstancielle (probablement uniquement destinée à être diffusé à Paris lors du Congrès mondial de la culture Yiddish ou distribué à l’exposition), elle eut une répercussion symbolique considérable : un journal en langue yiddish était imprimé par des soldats juifs en Espagne. Au moins trois hymnes ou chants de marche furent composés en son honneur, mais tous exaltent son caractère prolétarien et non la judéité de ses membres[48]. Enfin, l’étendard de la compagnie, offert par son comité de parrainage parisien, faisait figurer la devise bundiste et patriote polonaise « Pour votre liberté et la nôtre », inscrite en espagnol, polonais et yiddish[49]. Cette dimension culturelle synthétique, associant étroitement les traditions  du mouvement communiste et la culture yiddish et entremêlant l’histoire et l’actualité, donna à cet objet politico-militaire les caractéristiques d’un artefact mémoriel immédiat[50].

Conclusion

La création de cette unité militaire minuscule, la compagnie Naftali Botwin, doit être entendue comme un élément sériel du dispositif de propagande global du soft power communiste concernant les Brigades internationales, comme  une synthèse éclairante des stratégies unitaires du Komintern. Bien que sa judéité ait été mise en avant, par le biais exclusif de la culture yiddish, celle-ci n’a pas marqué une transgression majeure de la ligne stalinienne sur les nationalités. En effet, sans être autrement reconnue sur le plan théorique, l’identité juive fut exacerbée comme support de propagande et comme véhicule pour mobiliser un espace délimité : l’immigration juive polonaise[51] en France et en Belgique. Le processus qui a conduit à la création de la compagnie dite juive Botwin avait déjà été implanté plusieurs fois, par exemple par le bataillon puis la brigade Garibaldi en relation avec l’émergence de l’organisation de masse communiste de l’immigration italienne de France et de Belgique, l’Unione Popolare Italiana, dont les liens étroits ont été mis en évidence par Éric Vial[52] . D’ailleurs, aux côtés de la Botwin, la compagnie ukrainienne Taras Shevchenko suivit les mêmes intentions et dispositifs, cette fois en direction des Ukrainiens des immigrations de France, de Belgique et surtout du Canada, sans toutefois avoir bénéficié d’une mémoire aussi vivace. On ne peut considérer  les Brigades internationales indépendamment de leur système complexe de dépendances arborescentes dans la stratégie mondiale de Front populaire de l’Internationale Communiste.

L’image renvoyée par les Brigades internationales et le contrôle de celle-ci fut probablement le plus grand succès de leurs promoteurs, malgré de nombreux obstacles. La représentation symbolique fut maintenue par la constante valorisation, parfois l’exacerbation, identitaire de leurs subdivisions ethnico-culturelles. Bien que le plus souvent artificiel, puisque les conscrits espagnols furent rapidement majoritaires, ce système producteur d’un imaginaire particulièrement résiliant a considérablement influencé leur mémoire et permis à plusieurs groupes de s’inscrire en propre par la suite dans la geste des Brigades internationales, y compris de manière erronée ou frauduleuse. Après 1945, la mémoire de la compagnie Botwin perdit sa racine polonaise pour conserver uniquement sa dimension juive et sa détermination antifasciste originelle pour la résistance antinazie,  notamment durant le procès Eichmann en 1961 au cours duquel la question de la passivité des masses juives fut au cœur des questions suscitées. Or, comme le souligne Gerben Zaagsma, tandis que la judéité du groupe était rétrospectivement réévaluée, la vocation communiste des engagements combattants avait tendance à être symétriquement sous-évaluée. Dans la mémoire communiste, la compagnie a également suscité des difficultés d’interprétations, notamment lors de la redécouverte poststalinienne des Brigades internationales en Europe de l’Ouest. En 1956, simultanément à la crise de Suez, la première publication mémorielle sur les Brigades internationales du PCF s’interrogeait ainsi sur ce « particularisme ethnique ou religieux » de la compagnie Botwin, oubliant que ce « particularisme » avait été en réalité le commun des Brigades internationales avant leur réinterprétation au travers de la résistance à l’occupant nazi[53] . Aucune autre manifestation du volontariat international durant la guerre d’Espagne n’a donné lieu à une telle projection symbolique. L’évolution discursive du récit mémoriel fut certes le fait des vétérans mais également de sa puissance de suggestion initiale. La compagnie Botwin constitue de ce fait une parfaite illustration de la capacité du volontariat combattant à développer des avatars mémoriels héroïques dont la projection symbolique se réifie jusqu’à se substituer à ses véritables émanations.

 


[1] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole : 1936-1939, Paris, Éditions Renouveau, 1979 ; Arno LUSTIGER, Shalom Libertad ! Les juifs dans la guerre civile espagnole 1936 1939, Edition du Cerf, Paris 1991 ; Danielle ROZENBERG, L’Espagne contemporaine et la question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006. Et deux témoignages Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne. La compagnie Botwin, Paris, Éditions Syllepse (Coll. Yddishland), 2012 et Stein SYGMUNT, Ma guerre d’Espagne. Brigades internationales : la fin d’un mythe, Paris, Éditions du Seuil, 2012. Ce témoignage, en partie fictionnel, doit être manié avec de grandes précautions.

[2]  Gerben ZAAGSMA, Jewish Volunteers, the International Brigades and the Spanish Civil War, Londres, Bloomsbury Publishing, 2017.

[3] Jacques DELPERRIÉ DE BAYAC, Les Brigades internationales, Paris, Marabout, 1968, p. 324. Contrairement au corps expéditionnaire italien, aucun transfuge allemand n’est attesté. Nous sommes, en effet, fort bien renseignés sur la situation des transfuges dans les Brigades internationales depuis la décalcification des archives, sises au Centre russe pour la conservation des archives en histoire politique et sociale (RGASPI) de Moscou.

[4] Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne…, p. 156.

[5] Dan DINER et Jonathan FRANKEL, « Introduction Jews and Communism : The Utopian Temptation »,  Jonathan FRANKEL (dir.), Dark Times, Dire Decisions: Jews and Communism [Studies in Contemporary Jewry Vol. 20], New York, Oxford University Press, 2005, p. 3.

[6] Gerben ZAAGSMA, «‘Red Devils’: The Botwin company in the Spanish civil war», East European Jewish Affairs, vol. 33 n°1, 2003, p. 87.

[7] RGASPI 545.6.35 : Entrada de voluntarios del dia …. [Listes quotidiennes des arrivées de volontaires venant de la frontière] et RGASPI 545.6.31 : Statistiques des arrivées de juillet 1937 à janvier 1938. Relevés inédits réalisés dans le cadre de ma thèse.

[8] Statistiques et vérifications réalisées à partir des dossiers individuels des volontaires Roumains du RGASPI (545.6.836 à 839) complétés par : Archivo Histórico Provincial de Albacete (AHP) – Centro Documental de las Brigadas Internacionales CEDOBI AHP 63232 Caja n°49 : Dossier Mihail Florescu « Voluntarios Rumanos ».

[9] Gabriel ERLSER SICHON, « Polonais d’origine juive volontaires de la Guerre Civile en Espagne 1936-1939 », Matériaux pour l’histoire de notre temps n°73, janvier-mars 2004, pp. 44-48.

[10] Romana TORUNCZYK, « O skladzie osobowym polskich ochotnikow w Hiszpanii republikanskiej w latach 1936-1938 » in Z Pola Walki, vol. 29 n°1, 1965. Cité dans David LEDERMAN, Les Polonais de la Brigade internationale Dabrowski internés en France et en Afrique du Nord, destins et itinéraires, 1940-1945. Mémoire de Maitrise sous la direction de M. Antoine Prost et Céline Gervais soutenu en 1999 à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne UFR d’Histoire, p. 14.

[11] RGASPI 545.6.635 : Commission des Cadres (étrangers) du Comité Central du Parti Communiste Espagnol. Volontaires polonais dans l’Espagne Républicaine (1936-1938), Moscou, novembre 1940, p. 3.

[12] Janine PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 319.

[13] « Six mois de lutte de la Compagnie Mitskievitsch » par J. Soulinsky dans Notre Bulletin – Our Bulletin – Unser Bulletin, n° 2 du 15 aout 1937, p. 30.

[14] Silvio PONS, Stalin and the Inevitable War 1936-1941, Londres & New York, Routledge, 2014 ; Ángel VIÑAS, El honor de la República. Entre el acoso fascista, la hostilidad británica y la política de Stalin. Barcelone, Crítica, 2010.

[15] Il s’agit d’Albert Nachumi (Arié Weitz), 1909-1936. Juif de Galicie, chargé de la jeunesse communiste juive auprès du comité central du PCF. Parti en Espagne parmi les premiers volontaires des Brigades internationales, il y trouve la mort le 15 novembre 1936 à Madrid.

[16] Zygmunt STEIN, Ma guerre d’Espagne…., p. 215 ; Témoignage d’Andrzej Rozborski cité dans Jan Stanislaw CIECHANOWSKI, « La participación de ciudadanos polacos y de origen polaco en las Brigadas internacionales », Manuel REQUENA GALLEGO et Matilde EIROA (dir.), Al lado del gobierno republicano. Los brigadistas del Europa del Este en la guerra civil española. Cuenca, Ediciones de la Universidad de Castilla, La Mancha (coll. La luz de la memoria), n°8, 2009, p. 107. Les références citées sur la page wikipedia “Antisemitism in the International Brigades”, fort peu rigoureuse au demeurant, sont éloquentes : le récit de Zymunt Stein y est, une fois de plus, considéré comme une source crédible. https://en.wikipedia.org/wiki/Antisemitism_in_the_International_Brigad. Consultée le 20 février 2017.

[17] RGASPI 545.2.69 : Base de las Brigadas Internacionales-Sección Política, 19 février 1937 ; 545.1.25 : Informe al comisario inspector (Gallo), del comisario delegado de guerra en la A.M.E (Carlos) 12 juin 1938 ; 545.3.257 : Relacion de malos elementos [Polonais]. Par le chef du camp n°6, 26 décembre 1938.

[18] En l’état actuel des dépouillements, un seul rapport à Moscou d’un officier soviétique des Brigades internationales aborde la question de l’antisémitisme, pour signaler aussi tôt qu’il est presque entièrement éliminé, n’en déplaise aux collectifs d’historiens qui ont souligné cette mention. RGVA 35082.1.95 : « Notes on the Situation in the International Units in Spain. Report by Colonel Com. Sverchevsky (Walter) » dans Ronald RADOSH, Mary R. HABECK, Grigory SEVOSTIANOV, Spain Betrayed. The Soviet Union and the Spanish Civil War, New Haven et Londres, Yale University Press, 2001; document 70, p. 526.

[19] « Przeciw pogromom», Dabrowszcak. Organ Bataljonu im J. Dabrowskego, n°31 du 25 juin 1937, p. 4.

[20] À l’exception notable des Suisses.

[21] RGASPI 495.74.20 : Rapport de M. Fred [Manfred Stern] sur le travail en Espagne, 14 août 1937.

[22] Région germanophone de la Tchécoslovaquie.

[23] RGASPI 495.74.20 : Rapport de M. Fred…, op. cit.

[24] José de Rebolledo Palafox y Melci (1775-1847). Général de l’armée royale espagnole, commandant des patriotes d’Aragon insurgés contre les troupes de Napoléonien. Héros de la guerre d’indépendance.

[25] Depuis la signature du traité de Riga de 1920, trois partis communistes se partageaient le territoire polonais dont les frontières avaient été portées loin à l’Est. Le Parti communiste de Pologne (Komunistyczna Partia Polski, KPP) rassemblait environ la moitié des 40 000 militants communistes polonais, les partis communistes de Biélorussie occidentale (Komunistyczna Partia Bialorusi, KPZB) et d’Ukraine occidentale (ex Galicie, (Komunistyczna Partia Zachodniej Ukrainy, KPZU) encartant les autres.

[26] Ainsi que plusieurs centaines ou milliers de leurs membres, saisis pour la plupart par le NKVD lors de l’application du pacte germano-soviétique réunifiant en septembre 1939 la Biélorussie et l’Ukraine.

[27] RGASPI 545.1.3 : Extracto de un informe del Camarada Regler del Comisario de la XIIa Brigada, 24 avril 1937.

[28] Édouard SILL, « L’épreuve du feu. Quand les militants sont des combattants : discipline et sanctions partisanes au sein des volontaires communistes français des Brigades internationales (1936-1939) », Amin ALLAL et Nicolas BUÉ (dir.), (In)disciplines partisanes, Comment les partis politiques tiennent leurs militants, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, pp. 243-262.

[29] RGASPI : 545.6.654.21 à 28 : Strictement confidentiel. Caractéristique de Yanek BARWINSKY, commandant de la XIIIe Brigade. Par Edo, 15 mars 1940.

[30] Idem ; Pod nowym sztandarem » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°59 du 3 février 1938, p. 8.

[31] Pour la plupart liés aux organisations communistes polonaises de France, aucun ne subira le sort malheureux de Reicher et Cichowski.

[32] Titre d’un article du journal Botwin, de la compagnie éponyme. Cité dans David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, p. 205.

[33] « Do patronatu piatej kompanji w paryzu » in Dabrowszcak.Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°34 du 10 juillet 1937, p. 9.

[34] David WEINBERG, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Paris, Calmann Levy, 1974, p. 55.

[35] Idem, pp. 80-81.

[36] RGASPI 517.1876 : Secours aux familles, mois de novembre 1937.

[37] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, pp. 207-208.

[38] « Appel des soldats Botwin à tous les juifs » in Naye Prese du 17 juillet 1938. Cité dans Arno LUSTIGER , Shalom Libertad !…, p. 475.

[39] Mirta NÚÑEZ DÍAZ-BALART, La disciplina de la conciencia: las Brigadas Internacionales y su artillería de papel, Barcelone, Flor del viento ediciones, 2006.

[40] RGASPI 545.3.507 : Aclaracion (sic) de los Comisarios del B[atall]on. Mack[enzie]- Pap[ipneau], 18 juin 1938.

[41] L’expression est de Koltsov.

[42] Ludwik Tadeusz Waryński (1856-1889). Socialiste et patriote polonais, mort en détention à Saint Petersburg.

[43] Taras Szewczenko (1814-1861). Figure majeure de la culture ukrainienne occidentale (polonaise entre 1919 et 1939). Peintre et poète romantique d’origine servile, sa participation à diverses sociétés secrètes patriotiques ukrainiennes lui vaut de connaître la prison et l’exil.

[44] Arno LUSTIGER, Shalom Libertad !…, p. 431.

[45] Ana Pauker (1893-1960), née Ana Rabinhson en Moldavie dans une famille de Juifs orthodoxes. Elle rejoignit l’aile gauche du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Roumanie en 1915 tout en étant enseignante dans une communauté juive. Elle épousa le socialiste juif roumain Marcel Pauker et fut arrêtée et condamnée à 10 ans de prison pour activités communistes en 1934. Une campagne mondiale de solidarité fut organisée tandis que son mari était condamné à mort comme « traître trotskiste » lors de la grande terreur stalinienne (elle n’apprit son sort qu’en 1959). Fonctionnaire du Komintern jusqu’en 1943, elle rejoignit la direction du Parti Communiste Roumain jusqu’en 1952, puis exclue pour déviationnisme de droite et « cosmopolitisme », et arrêtée l’année suivante avec sa sœur, juive orthodoxe. Voir Robert LEVY, Ana Pauker: The Rise and Fall of a Jewish Communist, Berkeley, University of California Press, 2001.

[46] « Pod nowym sztandarem » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°59 du 3 février 1938, p. 8 ; « Z godnoscia i honorem nosic imie Botwina » in Ochotnik Wolnośi. Organ Polskich ochtnikow republikanskiej armji Hiszapanskiej, n°57 du 19 janvier 1938, pp. 8-9.

[47] Gina Birenzweig Medem (1886 -1977). Née en Pologne, elle rejoignit tout d’abord le Bund dont son mari, Vladimir Medem, était un des fondateurs et théoriciens. Elle devint aux États-Unis une propagandiste de l’Union Soviétique et une des principales figures du mouvement de colonisation juive du Birobidjan (Gezerd). Oratrice talentueuse, elle fut la porte-parole des organisations de masses juives communistes durant les années 30 et correspondante de presse de plusieurs journaux. Voir Gina MEDEM, Los judíos, voluntarios de la libertad. Un año de lucha en las Brigadas Internacionales, Madrid, Ediciones del Comisariado de las Brigadas Internacionales, 1937.

[48] David DIAMANT, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole…, pp. 356-359 ; Arno LUSTIGER, Shalom Libertad !…, p. 450 ; Efraïm WUZEK, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne…, p. 148. Le vieux chant yiddish « Of Lebn un toït a farband » (Unité de la vie à la mort), d’origine bundiste, figurait dans le principal carnet de chant des Brigades internationales

[49] Le motto Za naszą i waszą wolność (« Pour notre liberté et la vôtre »), devise des patriotes polonais depuis XIXe siècle, fut inversée dans les Brigades internationales : ‘Za wolność waszą i naszą. À l’origine « Au nom de Dieu, pour votre liberté et la nôtre », la devise apparut pour la première fois en Pologne lors d’une commémoration de l’insurrection des Décembristes tenue à Varsovie le 25 janvier 1831. Elle fut également adoptée par le mouvement bundiste.

[50] Lors de l’exposition sur les volontaires juifs de septembre 1937, Maimonides fut présenté comme le premier combattant juif en Espagne. Gerben ZAAGSMA, « Propaganda or fighting the myth of pakhdones ? Naye Prese, the Popular Front, and the Spanish Civil War », Lara RABINOVITCH et al. (dir.), Choosing Yiddish: New Frontiers of Language and Culture, Wayne State University Press, Detroit, 2012, p. 91.

[51] Gerben ZAAGSMA, « Jewish Communists in Paris between Local and International », JBDI / DIYB Simon Dubnow Institute Yearbook, n°8, 2009, p. 17.

[52] Éric VIAL, L’Union populaire italienne, 1937-1940. Une organisation de masse du Parti communiste italien en exil, Rome, École Française de Rome, 2007.

[53] Épopée d’Espagne. Brigades internationales 1936-1939, Recueil de récits vécus et de documents historiques édité par L’Amicale des Anciens Volontaires Français en Espagne Républicaine, Paris, 1957, pp. 57-58.

Les noces incestueuses de Laodice VI

Charlotte Golay

 


Résumé : En 196/5 av. J.-C., le souverain séleucide Antiochos III célèbre les noces de son fils, l’héritier et « co-régnant » Antiochos le Jeune, et de l’une de ses filles, Laodice VI. Nous disposons d’informations sur le parcours et le statut de Laodice VI pendant cette union, notamment sur son rôle au sein du culte royal. En effet, au début de l’année 193 av. J.-C., elle est nommée grande-prêtresse du culte royal de sa mère, Laodice V, en Médie. Antiochos le Jeune est lui aussi envoyé dans cette partie du royaume séleucide afin d’y exercer l’autorité de leur père. La présence du jeune « couple héritier » dans la région aurait ainsi dû étendre l’idéologie familiale d’Antiochos III ; cet objectif ne deviendra jamais effectif, puisqu’Antiochos le Jeune meurt avant d’atteindre la Médie. Malgré sa courte durée, cette union demeure d’un grand intérêt, puisqu’il s’agit du premier cas certain d’un mariage entre un frère et sa sœur chez les Séleucides.


Charlotte Golay est née le 23 décembre 1992 ; actuellement doctorante FNS à l’Université de Lausanne, sa thèse au sein d’un projet consacré aux relations de couple dans l’Antiquité étudie la question des couples des classes basses et moyennes, ainsi que des élites civiques à l’époque hellénistique. La documentation traitée est littéraire, épigraphique et papyrologique. Elle a soutenu en janvier 2017 un mémoire de Master intitulé « Filles et sœurs de rois à la cour d’Antiochos III : les cas d’Antiochis I, Antiochis II, Laodice VI et Nysa ».

charlotte.golay@unil.ch


Introduction : un cas oublié ?

Bien que les études sur les femmes hellénistiques de rang royal soient aujourd’hui nombreuses, elles se limitent le plus souvent aux épouses des souverains et laissent de côté les femmes de rang royal secondaire – filles, sœurs, etc. Ce constat s’applique à la dynastie séleucide, et plus particulièrement à la famille d’Antiochos III, qui régna entre 223 et 187 av. J.-C. Ce roi et son épouse, Laodice V, sont les parents de plusieurs filles souvent oubliées ou laissées de côté par la recherche en raison notamment du manque de documents qui les concernent[1]. Cette observation est également valable pour un cas très particulier, que l’on peut même qualifier d’exceptionnel : Laodice VI, l’une des filles d’Antiochos III, épouse en 196/5 av. J.-C. son frère Antiochos le Jeune, alors héritier et co-roi[2]. Ces noces constituent une nouveauté dans la dynastie séleucide, où les mariages à fort degré d’endogénéité ne sont pas la norme, contrairement à l’Égypte lagide. Cette union prend fin brutalement avec la disparition d’Antiochos le Jeune en 193 av. J.-C.

Malgré la courte durée de ce mariage et le peu de sources relatives à Laodice VI, il demeure possible de retracer certains pans de son parcours en tant que femme de rang royal secondaire et membre d’un couple distinctif. De plus, le cas de Laodice est particulièrement intéressant, puisqu’aucune publication ne s’y est intéressée jusqu’ici de façon détaillée.

L’union entre le frère et la sœur constitue un point essentiel de la politique dynastique d’Antiochos III, aussi est-il essentiel de comprendre ses enjeux : pourquoi le premier mariage véritablement incestueux de la dynastie séleucide intervient-il à ce moment-là ? On s’intéressera également au rôle joué par Laodice VI dans ce cadre déterminé, notamment par la création d’un culte en l’honneur de Laodice V, dont elle est nommée grande-prêtresse pour la Médie.

Le rôle de Laodice VI dans la dynastie séleucide est véritablement forgé par ses noces avec son frère ; il s’agira ainsi de retracer son parcours en s’appuyant sur différents éléments, tels que l’organisation du mariage, sa vie en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune, ainsi que sa charge de grande-prêtresse, afin de reconstituer certains éléments de sa vie et la place de ces premières noces frère-sœur dans la politique d’Antiochos III.

La jeunesse de Laodice VI

Cette première partie de la vie de Laodice VI demeure obscure, car cette dernière n’apparaît nommément dans aucune source avant son mariage avec Antiochos le Jeune. Cette absence de matériel amène donc à formuler des hypothèses et des conjectures sur cette période, bien que ces questions restent sans réponse : avait-elle passé l’entièreté de sa jeunesse dans une seule ville et un seul palais (Antioche, par exemple), ou suivait-elle sa mère Laodice V lors d’éventuels déplacements ? Avait-elle bénéficié d’une éducation à la cour séleucide, et si oui de quel type ?

Malgré l’absence de sources, il demeure essentiel de tenter de situer chronologiquement la naissance de Laodice VI. H. Schmitt propose une date comprise entre 219 et 210 av. J.-C. ; il considère peu probable que sa naissance ait pu avoir lieu plus tard puisqu’au printemps 210 av. J.-C. Antiochos III débute son « Anabase », une série de campagnes à l’est du royaume séleucide[3].

Concernant sa place au sein de la fratrie, il est selon moi cohérent de considérer Laodice VI comme l’une des filles les plus âgées du couple royal – soit l’aînée, soit la deuxième – en observant les dates de leurs mariages. Les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune se tiennent à l’hiver 196/5 av. J.-C., tandis que Cléopâtre I est fiancée à Ptolémée V en 196 av. J.-C., mais le mariage ne prend place qu’en 194/3 av. J.-C. au plus tôt[4]. Quant à Antiochis II, il semble qu’elle ait épousé Ariarathe IV de Cappadoce durant cette même période. Le déroulement de ces différentes unions permet donc de déduire que Laodice VI devait être la plus âgée, puisqu’elle est la première à être mariée. Cette hypothèse est d’autant plus adéquate que Laodice VI aurait eu entre 15 et 24 ans en 196/5 av. J.-C., si l’on suit la proposition de H. Schmitt quant à sa naissance, l’âge le plus bas me paraissant le plus cohérent[5]. Il fait donc sens de placer la naissance de Laodice VI au bas de la fourchette 219-210 av. J.-C., c’est-à-dire peu avant le départ d’Antiochos III pour son Anabase.

Enfin, le prénom de cette princesse est vecteur d’informations : il s’agit en effet du prénom porté par sa mère, et par bon nombre d’autres princesses et reines séleucides[6]. On peut donc penser que Laodice serait devenu un prénom dynastique au fil du temps, dès Laodice II, par exemple, et ainsi envisager la possibilité d’une tradition de renommage des reines et princesses séleucides[7]. Il est possible que ce prénom lui ait été attribué au moment de son mariage avec Antiochos le Jeune, à partir duquel elle devient une potentielle future reine. De plus, la prise d’un prénom dynastique par Laodice VI au moment de ses noces avec son frère serait porteuse de sens dans le contexte idéologique qui entoure cette union : le couple héritier, en portant les mêmes prénoms que le couple régnant, en devient le reflet presque parfait. Cet élément devait avoir pour objectif d’appuyer la légitimité de Laodice VI et Antiochos le Jeune en tant que futurs roi et reine, et également de mettre en avant la propagande familiale d’Antiochos III.

Les noces avec Antiochos le Jeune

La date du mariage

Un extrait d’Appien est la seule source dans laquelle il est explicitement fait mention de l’union entre le frère et la sœur. Dans le onzième livre de son Histoire romaine, consacré aux affaires de Syrie, il relate qu’à la fin de la cinquième Guerre de Syrie, Antiochos III, après avoir eu écho d’une rumeur faisant état de la mort de Ptolémée V, aurait décidé de faire voile pour l’Égypte afin de se saisir des possessions lagides. L’auteur fait le récit suivant[8] :

Pris dans une tempête à la hauteur du fleuve Saros et ayant perdu de nombreux navires (quelques-uns avec leur équipage et certains de ses Amis), il aborda à Séleucie de Syrie où il répara sa flotte endommagée. Il célébra également les épousailles de ses enfants, Antiochos et Laodice, qu’il unit l’un à l’autre.

Appien nous apprend donc que le mariage a lieu à l’hiver 196/5 av. J.-C., mais ne nous dit rien de son organisation. La célébration des noces était-elle prévue depuis un certain temps, ou Antiochos III a-t-il profité de la situation dans laquelle il se trouvait afin de mettre en place cette union ? Toute conquête par voie maritime était alors impossible en raison de l’état de la flotte séleucide tel que rapporté par l’historien, et la saison hivernale rendait de toute manière la navigation en Égée et en Méditerranée malaisée. Antiochos III aurait donc pu profiter de ce calme forcé pour célébrer les noces de ses enfants ; ceci n’empêche pas de penser que le projet du mariage devait avoir été minutieusement préparé.

Comment les noces se sont-elles déroulées ? Bien que l’on ne dispose d’aucun détail sur la question, la célébration du mariage a dû se tenir à Antioche, en raison de la proximité de la ville avec Séleucie de Piérie, mais également au vu de l’importance de ce mariage dans la stratégie dynastique d’Antiochos III ; de ce fait, choisir Antioche, le cœur de la Syrie séleucide dont le nom même faisait écho à celui du souverain et de son héritier, donnait encore davantage d’importance aux noces.

Le choix d’un mariage endogène

Comme on l’a vu, les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune sont le premier cas attesté d’une union entre un frère et sa sœur dans la dynastie séleucide. La recherche s’est interrogée sur la possibilité que d’autres mariages frère-sœur aient eu lieu, mais celle-ci reste au stade d’hypothèse[9]. Il est néanmoins essentiel de rappeler que, même si des unions aussi radicalement endogènes que celle de Laodice VI et Antiochos le Jeune demeurent l’exception chez les Séleucides, les mariages entre parents proches ne sont cependant pas rares : Antiochos III avait épousé lui-même sa cousine Laodice V ; de même, une situation similaire se répète plus tard dans la dynastie, lors des multiples mariages des rois séleucides avec des reines d’origine lagide[10].

Compte tenu de ces éléments, pourquoi Antiochos III a-t-il fait le choix d’un mariage endogène pour ses aînés ? Il est nécessaire de distinguer deux mouvements dans la politique matrimoniale menée par le souverain séleucide : un premier a lieu avec les noces de Laodice VI, et un second avec celles de ses sœurs Cléopâtre I et Antiochis II. Ce second volet a pour objectif principal d’étendre et d’appuyer l’influence séleucide dans les royaumes voisins. L’union endogène de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune répond à un dessein différent. Par le biais de ce premier mouvement, Antiochos III souhaite mettre en avant l’unité dynastique et familiale des Séleucides ; il poursuit ainsi une stratégie qu’il avait déjà mise en place auparavant, que l’on peut qualifier de politique de « mise en scène des relations intrafamiliales »[11]. Celle-ci peut également être perçue en dehors de ses stratégies matrimoniales et plus particulièrement dans la mise en scène de la relation avec son épouse, Laodice V. Divers documents émanant du couple royal attestent notamment de l’utilisation d’un langage affectif, qui voit les souverains se référer l’un à l’autre par l’utilisation des termes de « frère » ou de « sœur », dans un sens symbolique qui vise à étayer l’idée de proximité et d’harmonie au sein de la famille d’Antiochos III. Ces concepts seront encore renforcés par les noces de Laodice VI et d’Antiochos le Jeune[12].

En plus de célébrer la continuité familiale et dynastique, cette union permet de donner un second niveau de légitimité à Antiochos le Jeune dans son rôle d’héritier du trône séleucide : fils de roi, il est également présenté comme époux d’une fille de roi[13]. Il est possible qu’Antiochos III ait aussi souhaité éviter de faire entrer une princesse étrangère dans la famille royale séleucide et ainsi risquer de fragiliser sa politique idéologique, voire l’influence d’un autre royaume à la cour, ce toujours dans le but de solidifier l’unité familiale et dynastique[14].

L’union d’Antiochos le Jeune et Laodice VI s’étend ainsi sur une brève période, sur laquelle les sources ne nous livrent que peu d’éléments ; s’il est impossible d’avancer des hypothèses développées sur le déroulement exact de ce mariage, on peut en revanche déterminer et analyser plusieurs éléments de la vie de Laodice VI en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune.

Parcours et statut entre 196/5 et 193 av. J.-C. : éléments généraux

Enfants

Aucune des sources relatives au jeune couple n’indique explicitement qu’il ait eu une descendance ; cependant, une fille, Nysa, leur est parfois attribuée[15]. Cette dernière apparaît dans une seule inscription, un décret des Athéniens de Délos en l’honneur de son époux Pharnace I du Pont et d’elle-même ; elle y est désignée comme « fille du roi Antiochos et de la reine Laodice »[16]. La datation de cette inscription est cependant problématique et le manque de précision quant au couple royal parental évoqué dans le décret n’aide pas à déterminer s’il pourrait s’agir de celui qui nous intéresse[17]. Pour ces différentes raisons, je considère qu’il est avisé de ne pas suivre l’hypothèse qui fait de Nysa une fille d’Antiochos le Jeune et Laodice VI.

Comment expliquer cette absence de descendance ? Il convient tout d’abord de rappeler le caractère fort bref de l’union des deux époux, qui a sans doute eu une influence sur cette situation. En effet, leur mariage ne dure qu’environ deux ans et demi, et ce pendant une période troublée par la guerre d’Antiochos III contre Rome. Aussi n’est-il donc pas impossible que les jeunes époux n’aient que très peu été en contact l’un avec l’autre si Antiochos le Jeune participait aux campagnes de leur père. Il est également possible que Laodice fût encore trop jeune à ce moment-là pour procréer, voire qu’il n’y ait pas eu de relations physiques entre les époux pour cette raison.

Aussi convient-il pour l’instant de considérer qu’Antiochos le Jeune et Laodice VI n’ont pas eu d’enfants, tout en gardant à l’esprit que de nouveaux documents pourraient modifier cette conclusion, bien que les arguments donnés ci-dessus soient à mon sens suffisamment pertinents pour que la question de l’absence de descendance soit considérée comme réglée.

Titulature royale

En ce qui concerne la titulature royale, le titre de basilissa n’était pas porté par Laodice, si l’on s’en tient aux documents à disposition[18]. Ce titre royal, signifiant de façon littérale « femme royale », ou « femme de rang royal », peut être considéré comme la version féminine de celui de basileus. Cette titulature était portée par les rois hellénistiques et leurs épouses, ce dès la fin du IVe siècle. Selon Diodore de Sicile, Antigone et Démétrios Poliorcète furent les premiers à s’être dotés du titre de basileus à la suite de leur victoire sur Ptolémée à Salamine en 306 av. J.-C. ; la même année, Phila, épouse d’Antigone, avait reçu celui de basilissa[19]. Les autres Diadoques ne tardent pas à les imiter, y compris Séleucos, fondateur de la dynastie séleucide. En 300 av. J.-C., ce dernier fait également de son épouse Apamée une basilissa[20].

Il apparaît néanmoins que les épouses de souverain (ou de co-roi et d’héritier) ne devenaient pas des basilissai de façon automatique une fois le mariage célébré[21]. Ainsi, bien qu’Antiochos le Jeune porte le titre de basileus dès son association au trône en 209 av. J.-C., il n’est pas surprenant que le titre de basilissa n’ait pas été attribué à Laodice VI à la suite de leur mariage[22]. Il n’est pas non plus étonnant que cette dernière n’ait pas été basilissa en tant que fille de roi. En effet, la question de l’attribution de ce titre aux princesses hellénistiques est problématique : s’il est sûr que les princesses lagides en ont bénéficié, la question reste aujourd’hui débattue pour les autres[23]. Quant aux filles des souverains séleucides, et plus particulièrement celles d’Antiochos III, aucune source ne vient appuyer l’hypothèse de l’obtention d’une titulature avant leur mariage. On peut donc considérer que Laodice VI n’était pas basilissa avant ses noces avec Antiochos le Jeune, et qu’elle ne l’est pas devenue à la suite de cette étape, bien que son époux fût basileus.

L’absence de titulature de Laodice VI en tant qu’épouse du co-roi étonne d’autant moins si l’on prend en considération le fait que sa mère, Laodice V, était encore en vie durant la période de leur mariage. Laodice V était la basilissa d’Antiochos III ; elle incarnait ainsi une forme d’expression de l’autorité séleucide, et participait à la représentation du pouvoir[24]. Alors qu’Antiochos le Jeune devient basileus lorsqu’il est associé au pouvoir par son père, la même chose ne pouvait pas se produire dans le cas de Laodice VI, puisqu’elle n’était pas associée au pouvoir de son père. Si Antiochos le Jeune n’avait pas brutalement disparu avant de devenir le successeur d’Antiochos III, il est possible – mais non obligatoire, comme on l’a vu –  que Laodice VI ait pu devenir basilissa en tant qu’épouse de roi, à l’initiative du nouveau souverain ; on peut donc imaginer qu’une cérémonie similaire à celle organisée pour Laodice V aurait alors eu lieu. Ces différents éléments permettent ainsi d’expliquer pourquoi Laodice VI ne disposait pas d’un titre royal.

Culte

Avant de devenir l’épouse d’Antiochos le Jeune, Laodice VI devait être comprise dans les honneurs cultuels dédiés de façon ponctuelle au couple royal et à ses enfants[25]. Une fois mariée à son frère, les sources dont nous disposons n’indiquent pas que Laodice VI ait bénéficié d’honneurs cultuels particuliers. Aucun culte d’État n’a été mis en place dans son cas, que cela soit en tant que fille du roi ou dans son rôle d’épouse du co-roi et héritier. Malgré tout, il ne paraît pas impossible qu’elle ait été l’objet d’honneurs cultuels spontanés et ponctuels de la part de particuliers ou de certaines cités. Le caractère instable et novateur de son statut d’épouse du co-roi et héritier devait créer un certain flou au niveau des institutions en place. Il semble cependant improbable qu’un véritable culte généralisé ait pu être mis en place durant le court laps de temps durant lequel son union avec Antiochos le Jeune a eu lieu.

Bien que l’on ne dispose d’aucun élément relatif à des honneurs cultuels pour Laodice VI, cette dernière a tout de même tenu un rôle central dans un culte particulier : celui de sa mère, Laodice V.

La grande-prêtresse et le co-roi

En 193 av. J.-C., Antiochos III crée un culte royal d’État, avec pour objectif d’honorer son épouse, Laodice V. Ce nouveau culte devait s’ajouter à d’autres déjà mis en place de manière spontanée par différentes cités ou communautés ; la différence majeure résidait dans son caractère étatique, puisqu’il était administré par le pouvoir royal séleucide[26].

Le souverain proclame la mise en place et l’organisation de ce nouveau culte au moyen d’un prostagma dont on connaît trois versions : l’une à Eriza (Carie ou Phrygie), les deux autres en Médie – la première à Laodicée de Médie, et la seconde dans la région moderne de Kermanshah. Le prostagma en lui-même est à chaque fois similaire, seule la lettre d’accompagnement qui le précède sur l’inscription diffère selon les fonctionnaires à qui elle est adressée.

Pourquoi créer un tel culte ? Différents facteurs entrent en jeu, comme on peut le voir ci-dessous dans l’exemplaire de la ville de Laodicée de Médie[27] :

Μενέδημος Ἀπολλοδώρωι καὶ Λαοδικέων
τοῖς ἄρχουσι καὶ τῆι πόλει χαίρειν · τοῦ
[γ]ραφέντος πρὸς ἡμᾶς προστάγματος
(4) [παρὰ το]ῦ βασιλέως ὑποτέτακται
[τὸ ἀντι]γραφον · κατακολουθεῖτε οὖν
τοῖς ἐπεσταλμένοις καὶ φροντίσατε
ὃπως ἀναγραφὲν τὸ πρόσταγμα εἰς στήλην
(8) λιθίνην ἀνατεθῆι ἐν τῶι ἐπιφανεστάτωι
τῶν ἐν τῆι πόλει ἱερῶν.
Ἔρρωσθε. Θιρ´, Πανήμου        ι´.
Βασιλεὺς Ἀντίοχο[ς Μ]εμεδήμωι χαίρεν ·
(12) [βου]λόμενοι τῆς ἀδ[ε]λφῆς βασιλίσσης
Λαοδίκης τὰς τιμὰς ἐπὶ πλεῖον αὔξειν
καὶ τοῦτο ἀναγκαιότατον ἑαυτόῖς
νομίζοντες εἶν[αι] διὰ τὸ μὴ μόνον ἡμῖν φιλοστόργως
(16) καὶ κηδεμονικῶς αὐτὴν σθμβιοῦν, ἀλλὰ μὲν
πρὸς τὸ θεῖον εὐσεβῶς διακεῖσθαι, καὶ τὰ ἄλλα μὲν
ὅσα πρέπει καὶ δίκαιόν ἐστιν παρ᾽ἡμῶν [αὐτ]ῆι
συναντᾶσθαι διατελοῦμεν μετὰ φιλοστοργίας
(20) ποιοῦντες, χρίνομεν δὲ, χαθάπερ ἡμῶ[ν]
ἀποδείκνυνται κατὰ τὴν βασιλείαν ἀρχιερεῖς,
καὶ ταύτης κ[αθ]ίστασθαι ἐν τοῖς αὐτοῖς τό[ποις]
ἀρχιερείας αἳ φ[ορ]ήσουσιν στεφάνους χρυ[σοῦς]
(24) ἔχοντας εἰκόν[α]ς αὐτῆς, ἐνγραφήσονται δὲ [καὶ]
ἐν τοῖς σθνα[λ]λάμασ[ιν] μετὰ τοὺς τῶν προ[γόνωι]
καὶ ἡμῶν ἀρχι[ερ]εῖς · ἐπει οὖν ἀποδέδεικτ[αι]
ἐν τοῖς ὑπὸ σ[ὲ τό]ποις Λαοδίκη<ς>, συν[τελείσθω]
(28) πάντα τοῖς προγεγραμμένοις ἀκολο[ύθως]
καὶ τὰ ἀντίγραφα τῶν ἐπιστολῶν ἀναγραφέν[τα]
εἰς στήλας ἀματεθήτο ἐν τοῖς ἐπιφανεστάτοις τό[ποις],
ὅπνς νῦν τε καὶ εἰς τὸ λοιπὸν φανερὰ γ[ίν]ηται ἡ ἡμε[τέρα]
(32) καὶ ἐν τούτοις πρὸς τὴν ἀδελφὴν π[ροα]ίπεσις.
Θιρ´, Ξαμ[δικοῦ].

Ménédémos à Apollodôros et aux magistrats et la ville de Laodicée salut. Ci-après est jointe la copie de l’édit que nous a écrit le roi. Conformez-vous donc à ce qui y est mandé et prenez soin de faire transcrire l’édit sur une stèle de pierre et de le consacrer dans le plus illustre des sanctuaires de la ville. Portez-vous bien. An 119, le 10 du mois de Panémos. Le roi Antiochos à Ménédémos, salut. Voulant augmenter les honneurs de notre sœur la reine Laodice et estimant que cela nous est très nécessaire, non seulement parce qu’elle montre son affection et sa sollicitude dans sa vie avec nous, mais encore parce qu’elle est pieuse envers la divinité, nous ne cessons de faire avec affection tout ce qui convient et qu’il est juste qu’elle obtienne de nous, et spécialement nous décidons que, de même que sont nommés dans le royaume des grands-prêtres de nous-mêmes, soient établies dans les mêmes lieux des grandes-prêtresses de Laodice, qui porteront des couronnes d’or ayant son portrait, et dont le nom sera inscrit dans les contrats après les grands-prêtres de nos ancêtres et de nous-mêmes. Or, puisque dans les lieux de ton gouvernement a été nommée Laodice, que tout se fasse conformément à ce qui a été dit ci-dessus, et que les copies des lettres, transcrites sur des stèles, soient consacrées dans les lieux les plus illustres, afin que, maintenant et dans l’avenir, soit manifeste l’excellente attitude que nous avons, en cela aussi, envers notre sœur. An 119, le [ . ] du mois de Xandikos.

Comme un culte royal d’État existait déjà pour Antiochos III, il semble que le souverain ait souhaité l’étendre à son épouse (l. 21-22)[28]. Par ailleurs, il désire également la valoriser pour ses qualités d’épouse, et par ce biais diffuser l’image d’un couple uni (l. 12-20)[29].

Outre la mise en place de ce programme idéologique, le prostagma d’Antiochos III définit les modalités relatives à l’organisation du culte, et notamment les responsabilités des grandes-prêtresses, qui devaient en principe être responsables chacune d’une région du territoire séleucide. Les deux exemplaires de Médie mentionnent la nomination à ce poste d’une Laodice, sans davantage de précision, comme on peut le voir à la ligne 27. Puisque le prostagma n’apporte pas de détails quant à l’identité de cette Laodice, il ne peut s’agir que de Laodice VI, sa fille, puisqu’elle est la seule femme de la famille royale, excepté sa mère, à porter ce prénom. Cette affirmation quant à l’identité de la grande-prêtresse est appuyée par l’exemplaire d’Eriza : dans ce dernier, la grande-prêtresse est une Bérénice, identifiée comme la fille de Ptolémée de Telmessos[30]. D’abord fidèle aux Lagides qui dominaient le sud de l’Asie mineure en ce début de IIe siècle av. J.-C., Ptolémée parvient à conserver son indépendance après la conquête de la région par Antiochos III en 197 av. J.-C. Le souverain séleucide semble avoir réussi à s’attacher sa fidélité en élevant sa fille, Bérénice au rang très enviable de grande-prêtresse[31]. Au vu de ces deux cas, les grandes-prêtresses du culte de Laodice V devaient provenir soit de l’entourage du roi et de la reine, soit de familles d’importance.

Le prostagma reste vague en ce qui concerne les charges attribuées à Laodice VI en tant que grande-prêtresse. Le document indique qu’elle devait porter une couronne d’or sur laquelle était monté un portrait de Laodice V (l. 23-24) ; ainsi, la reine devait être présente par le biais de son image là où se trouvait la grande-prêtresse, comme l’explique P. Iossif : « […] the queen/goddess could receive a cult virtually everywhere in the satrapy, where her high-priestess, the mediator par excellence, would bring her image. »[32] Selon lui, la grande-prêtresse ne devait pas être rattachée à un sanctuaire en particulier, mais se déplaçait sans doute de l’un à l’autre, probablement en fonction du calendrier religieux[33]. Laodice VI devait ainsi être responsable de rituels visant à honorer sa mère là où il était décidé de les performer ; il est donc possible qu’elle ait eu à se déplacer dans toute la Médie. Le prostagma ne précise pas les actions qui devaient être exécutées par la grande-prêtresse, mais il devait s’agir au moins de sacrifices, dont la nature exacte nous demeure inconnue[34].

Laodice VI fut ainsi probablement dépêchée aux confins du royaume par son père ; qu’en est-il de son frère-époux ? Il apparaît qu’Antiochos III avait finalement décidé de favoriser une proximité géographique entre les jeunes époux : en effet, au printemps 193 av. J.-C., Antiochos le Jeune est envoyé dans les Hautes Satrapies afin d’y représenter l’autorité de son père, et de l’y exercer[35]. Selon L. Capdetrey, la Médie servait de base à l’administration des Hautes Satrapies depuis le règne de Séleucos III ; Antiochos le Jeune et Laodice VI devaient donc se trouver dans la même région[36]. La présence de l’héritier et co-roi dans cette partie du royaume relève d’un projet bien réfléchi : en effet, Antiochos III passe la majeure partie de l’année 193 av. J.-C. en Asie mineure occidentale, à préparer son débarquement en Grèce continentale[37]. Cette situation rend indispensable la présence d’Antiochos le Jeune dans la partie orientale du royaume, afin de maintenir l’autorité et l’influence séleucide sur la région, régulièrement sujette aux révoltes ; la nomination de Laodice VI dans ce même territoire répond elle aussi à la nécessité de conserver cette influence en diffusant l’idéologie familiale d’Antiochos III par le biais du culte d’État de Laodice V.

La nomination du jeune couple à deux postes d’importance dans cette partie du territoire participe donc à l’élaboration du discours diffusé par Antiochos III : en envoyant en Médie le couple héritier, miroir du couple formé par lui-même et son épouse, le souverain séleucide déploie ainsi l’image d’une famille unie sur l’ensemble de son royaume.

Une union écourtée

Cette situation va néanmoins tourner court en raison d’un événement imprévu : à l’été 193 av. J.-C., Antiochos le Jeune meurt prématurément dans des circonstances inconnues[38]. Qu’en était-il de Laodice, à ce moment-là ? Elle se trouvait sans doute déjà en Médie afin d’occuper son rôle de grande-prêtresse, ou était au moins en route pour la satrapie. Malgré la disparition de son frère-époux, il est fort probable qu’elle ait conservé cette fonction et qu’elle l’ait occupée au moins jusqu’à la défaite de son père face à Rome en 188 av. J.-C.

La politique familiale et idéologique d’Antiochos III a sans doute été perturbée par la disparition de son héritier et co-roi : alors qu’il disposait d’un couple héritier déjà formé et préparé à prendre la relève, et donc d’une succession a priori stabilisée et organisée en amont, le souverain séleucide devait reprendre cela à la base, d’autant plus qu’Antiochos le Jeune disparaissait alors qu’il n’avait pas lui-même d’héritier. Cette situation, déjà difficile en temps normal, l’était d’autant plus qu’Antiochos III se trouvait alors en plein conflit contre Rome.

Alors que Laodice VI et Antiochos le Jeune devaient représenter le reflet du couple régnant formé par leurs parents, la mort du jeune homme venait mettre un terme à ce pan de la propagande d’Antiochos III.

Conclusion

Le cas de Laodice VI constitue donc une première dans la dynastie séleucide, par son mariage avec son frère. La mort prématurée d’Antiochos le Jeune et l’absence d’héritier issu du jeune couple ne figuraient sans doute pas dans les plans d’Antiochos III ; aussi, nous en sommes réduits à nous demander quelles autres dispositions le souverain séleucide aurait pu prendre si la disparition soudaine de son fils aîné ne s’était pas produite. On peut se demander ce qu’il serait advenu de Laodice VI en cas de succession réussie, ainsi que se questionner sur les stratégies matrimoniales qu’elle et son frère-époux auraient employées pour leur descendance : auraient-ils reproduit leur propre mariage incestueux avec leurs enfants, afin de perpétuer l’image de la famille royale élaborée par Antiochos III ? Cette hypothèse ne paraît pas probable : la politique matrimoniale engagée par le souverain séleucide, le mariage endogène y compris, répond à un besoin issu d’un contexte passager, entièrement lié à la politique et à la propagande menées par Antiochos III. Aussi me semble-t-il peu cohérent de penser que les enfants de ce dernier auraient pu reprendre cette nouveauté à leur propre compte, d’autant plus qu’il n’existe pas d’autres mariages entre un frère et sa sœur – que ce soit en tant que souverains ou en tant qu’héritiers – après la mort de Laodice VI, même après l’arrivée des reines d’origine lagide à partir du milieu du IIème siècle av. J.-C.

Ce mariage endogène, et de façon plus globale la politique d’Antiochos III, sont donc des éléments déterminants du parcours de Laodice VI, qui conditionnent presque tout ce que nous savons d’elle pour cette période-ci. Cette question du mariage entre frère et sœur prend un poids d’autant plus important si l’on observe la suite de son existence. En effet, le destin de Laodice VI ne prend pas fin avec la disparition d’Antiochos le Jeune : il semblerait qu’elle ait été rapidement remariée par Antiochos III au futur Séleucos IV, nouvel héritier et co-roi, voire même qu’à la mort de ce dernier, elle épouse encore Antiochos IV, son dernier frère[39]. Que Laodice VI épouse un seul ou plusieurs de ses frères demeure une problématique intéressante ; cependant, cela ne change rien au fait que Laodice VI est la seule princesse séleucide à être incluse dans une ou plusieurs unions incestueuses. On peut ainsi considérer que l’expérience menée par Antiochos III au sein de sa politique dynastique commence et s’arrête avec Laodice VI, puisque nous n’avons pas de preuves d’autres mariages frère-sœur chez les Séleucides par la suite.

Le parcours de Laodice VI en tant qu’épouse d’Antiochos le Jeune constitue ainsi un élément singulier de l’histoire dynastique séleucide, et plus particulièrement de l’étude des femmes de rang royal secondaire. Au-delà des questions d’âge et d’alliances matrimoniales, Antiochos III eut-il d’autres raisons de la choisir pour incarner une part essentielle de son idéologie familiale ? On ne saurait le dire.

 

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Ivana Savalli-Lestrade, « Les pouvoirs de Ptolémée de Telmessos », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, volume 17, n°1, 1987, p. 129-137.

Ivana Savalli-Lestrade, « Il ruolo pubblico delle regine ellenistiche », Istorie. Studi offerti dagli allievi a Giuseppe Nenci in occasione del suo settantesimo compleanno, Lecce, Congedo, p. 415-432.

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Hatto Schmitt, Untersuchungen zur Geschichte Antiochos des Grossen und seiner Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1964 (Historia Einzelschriften, 6).

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Peter Van Nuffelen, « Le culte royal de l’empire des Séleucides : une réinterprétation », Historia, volume 53, n°3, 2004, p. 278-301.

Claude Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la femme mariée à l’époque hellénistique, Paris, E. de Boccard, 1970 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 216).

Anne-Marie Vérilhac, Claude Vial, Le mariage grec, du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste, Paris, De Boccard, 1998 (BCH Supplément, 32).

Marie Widmer, « Pourquoi reprendre le dossier des reines hellénistiques ? Le cas de Laodice V », Egypte-Grèce-Rome. Les différents visages des femmes antiques, Berne, Peter Lang, 2008, p. 63-92 (Echo, 7).

Marie Widmer, La construction des identités politiques des reines séleucides, sous la dir. de Anne Bielman Sánchez, Université de Lausanne, 2015 (thèse de doctorat en cours de publication).

 


[1] Parmi les publications récentes, on trouve un article consacré à Antiochis II : Linda-Marie Günther, « Kappadokien, die seleukidische Heiratspolitik und die Rolle der Antiochis, Tochter Antiochos III », Studien zum antiken Kleinasien III, Bonn, R. Habelt, 1995, p. 47-61 ; un autre relatif à Nysa, si on considère cette dernière comme fille d’Antiochos III : Cristian Ghita, « Nysa – a Seleucid princess in Anatolian context », Seleucid Dissolution. The Sinking of the Anchor, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2011, p. 107-116) ; et enfin un article discutant entre autres les cas d’Antiochis I – sœur d’Antiochos III – et d’Antiochis II : Alex McAuley, « Once a Seleucid, always a Seleucid : Seleucid princesses and their nuptial courts », The Hellenistic Court (sous presse). Je ne prends pas en compte le cas particulier de Cléopâtre I, puisque cette dernière devient reine d’Égypte en épousant Ptolémée V et que nous disposons de davantage de sources à son sujet, grâce notamment aux papyrus. Concernant le comput, j’ai choisi de reprendre celui donné par Daniel Ogden, qui dote d’un numéro chaque Laodice de la dynastie : Daniel Ogden, Polygamy, Prostitutes and Death. The Hellenistic Dynasties, Londres, The Classical Press of Wales, 1999.

[2] App. Syr. IV, 17 ; Claude Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la femme mariée à l’époque hellénistique, Paris, E. de Boccard, 1970, (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 216), p. 87.

[3] Hatto Schmitt, Untersuchungen zur Geschichte Antiochos des Grossen und seiner Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1964, (Historia Einzelschriften, 6), p. 27.  

[4] App. Syr., IV, 17 ; Anne Bielman Sánchez, Giuseppina Lenzo, « Réflexions à propos de la “régence” féminine hellénistique : l’exemple de Cléopâtre I », Studi Ellenistici, volume 29, 2015, p. 1-29.

[5] Sur l’âge des femmes au moment du mariage, voir Anne-Marie Vérilhac, Claude Vial, Le mariage grec, du VIe siècle av. J.-C. à l’époque d’Auguste, Paris, De Boccard, 1998 (BCH Supplément, 32), p. 215.

[6] Il s’agissait déjà du prénom porté par la mère et l’une des filles de Séleucos I. A partir d’Antiochos II, toutes les épouses de rois séleucides se prénomment Laodice, jusqu’à ce qu’Alexandre I Balas épouse Cléopâtre Théa vers 150 av. J.-C., sauf Bérénice Phernophoros. Les seules à faire exception à cette règle sont les reines d’origine égyptienne qui épousent des souverains séleucides dès le milieu du IIe siècle av. J.-C. (Cléopâtre Théa, Cléopâtre IV et Cléopâtre Séléné), alors même que leurs propres filles se prénomment toutes Laodice. C’est à cette même époque que commence véritablement le déclin du royaume séleucide, pour diverses raisons sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir ici. On peut, selon moi, établir un lien entre cette situation délicate, qui ne fait qu’empirer pendant près d’un siècle, et les prénoms portés par les princesses de cette période. Il peut s’agir d’une part d’une tentative de diffusion du caractère dynastique incarné par le prénom Laodice, afin de faire de toutes ces princesses de futures reines potentielles. D’autre part, il est probable que la politique onomastique de cette fin de dynastie séleucide devait avoir pour objectif de rappeler un passé glorieux (et perdu), en donnant à ces filles le prénom des grandes reines passées.

[7] Un exemple frappant venant appuyer cette hypothèse est l’envoi en Égypte par Antiochos III de sa fille Cléopâtre, dont le prénom signifie littéralement « la gloire du père », afin d’épouser Ptolémée V à la suite de la défaite de ce dernier lors de la cinquième Guerre de Syrie. Le souverain séleucide aurait donc très bien pu renommer sa fille à la suite de ses fiançailles, donnant à son prénom un poids politique certain.

[8] App. Syr. IV, 17 : Xειμῶνι δ᾿ ἀμφὶ τὸν Σάρον ποταμὸν συμπεσών, καὶ πολλὰς τῶν νεῶν ἀποβαλών, ἐνίας δ᾿αὐτοῖς ἀνδράσι καὶ φίλοις, ἐς Σελεύκειαν τῆς Συρίας κατέπλευσε, καὶ τὸν στόλον κατεσκεύαζε πεπονημένον. γάμους τε τῶν παίδων ἔθυεν, Ἀντιόχου καὶ Λαοδίκης, ἀλλήλοις συναρμόζων. Traduit par Paul Goukowsky, Les Belles Lettres, 2007.

[9] Anne Bielman Sánchez, « Régner au féminin. Réflexions sur les reines attalides et séleucides », L’orient méditerranéen de la mort d’Alexandre aux campagnes de Pompée : cités et royaumes à l’époque hellénistique, actes du colloque international de la sophau, Rennes, 4-6 avril 2003, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 50.

[10] Les parents de Laodice V sont Mithridate II du Pont et Laodice III, fille d’Antiochos II. Quant aux princesses lagides, Cléopâtre Théa épousa son beau-frère Antiochos VII (frère de Démétrios II, son deuxième époux), et Cléopâtre Séléné son petit-neveu Antiochos VIII (fils de sa tante Cléopâtre Théa et d’Antiochos VII), son beau-frère et petit-neveu Antiochos IX (frère d’Antiochos VIII) et son beau-fils et neveu Antiochos IX (fils de sa sœur Cléopâtre IV et d’Antiochos IX).

[11] Marie Widmer, La construction des identités politiques des reines séleucides, sous la direction d’Anne Bielman Sánchez, Université de Lausanne, 2015 (thèse de doctorat en cours de publication), manuscrit p. 170.

[12] Id.

[13] Claude Vatin, Recherches…, p. 88.  

[14] Id.

[15] Voir par exemple Daniel Ogden, Polygamy…, p. 141 et p. 165, n. 141 ; Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 399.

[16] IG XI, 1056, l. 14-15 : ἐπεὶ δὲ καὶ προσήγγελται τὴν βασίλισσαν Νῦσαν βασιλέ|ως Ἀντιόχου θυγατέρα συνωικηκέναι τῶι βασιλεῖ Φαρνάκει̣.

[17] Sur les discussions relatives à cette inscription, voir notamment Cristian Ghita, « Nysa… », p. 107-116.

[18] Sur la question du titre de basilissa, voir Elizabeth Carney, « What’s in a name ? The emergence of a title for royal women in the Hellenistic period », Women’s History and Ancient History, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1991, p. 154-172.

[19] Diod. Sic. XX, 53, 2-4 ; SIG3 333.

[20] Elizabeth Carney, « What’s… », p. 161.

[21] C’est notamment le cas de Laodice V, qui est désignée basilissa à l’occasion d’une proclamation officielle, postérieure aux noces royales. Voir Pol. V, 43, 1-4.

[22] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 161.

[23] Ivana Savalli-Lestrade, « Il ruolo pubblico delle regine ellenistiche », Istorie. Studi offerti dagli allievi a Giuseppe Nenci in occasione del suo settantesimo compleanno, Lecce, Congedo, 1994, p. 417.

[24] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 209.

[25] Voir par exemple les inscriptions suivantes : Klaus Bringmann, Hans von Steuben, Schenkungen hellenistischer Herrscher an griechische Städte und Heiligtümer I, Berlin, Akademie Verlag, 1995, n°260 II ; I. Iasos 5.  

[26] Marie Widmer, La construction…, manuscrit p. 197.

[27] Édition et traduction de Louis Robert, « Inscriptions séleucides de Phrygie et d’Iran », Hellenica : recueil d’épigraphie, de numismatique et d’antiquités grecques VII, Limoges, A. Bontemps, 1949, p. 7-8.

[28] La question de la mise en place de ce culte royal est largement débattue, certains faisant notamment d’Antiochos III son créateur. Voir Peter Van Nuffelen, « Le culte royal de l’empire des Séleucides : une réinterprétation », Historia, volume 53, n°3, 2004, p. 278-301.

[29] Marie Widmer, La construction…, p. 200 et suivantes concernant la valeur idéologique du prostagma.

[30] Fils de Lysimaque et Arsinoé II, il reçoit la ville de Telmessos (Lycie) en dôréa de la part de Ptolémée III : Ivana Savalli-Lestrade, « Les pouvoirs de Ptolémée de Telmessos », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, volume 17, n°1, 1987, p. 129-130.

[31] John Ma, Antiochos III and the Cities of Western Asia Minor, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 94.

[32] Panagiotis Iossif, « The apotheosis of the Seleucid king and the question of high-priest/priestess: a reconsideration of the evidence », Divinizazzione, culto del sovrano e apoteosi : tra Antichità e Medioevo, Bologne, Bononia University Press, 2014, p. 143 : « […] la reine/déesse pouvait recevoir un culte pratiquement partout dans la satrapie, là où sa grande-prêtresse, sa médiatrice par excellence, amènerait son image. », ma traduction.

[33] Ibidem, p. 141-143, où il rappelle avec justesse notre manque de connaissances sur l’aspect physique du culte royal séleucide.

[34] Ibidem, p. 143.

[35] Liv. XXXV, 13, 5 sur l’envoi d’Antiochos le Jeune à l’est ; Marie Widmer, « Pourquoi reprendre le dossier des reines hellénistiques ? Le cas de Laodice V », Egypte-Grèce-Rome. Les différents visages des femmes antiques, Berne, Peter Lang, 2008, p. 87.

[36] Laurent Capdetrey, Le pouvoir séleucide : territoire et administration d’un royaume hellénistique (312-129 avant J.-C.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 268 et suivantes.

[37] Louis Robert, « Inscriptions… », p. 17. Le souverain séleucide était en effet engagé dans son conflit contre Rome.

[38] Liv. XXXV, 15, 2.

[39] Cette possibilité, qui me semble satisfaisante, est appuyée notamment par Ivanna Savalli-Lestrade, « Le mogli di Seleuco IV e di Antioco IV », Studi Ellenistici, volume 16, 2005, p. 199. En revanche, je ne crois pas à l’hypothèse qui fait de Laodice VI la femme d’Antiochos IV également, soutenue par Hatto Schmitt, Untersuchungen…, p. 24 ; Jakob Seibert, Historische Beiträge zu den dynastischen Verbindungen in Hellenistischer Zeit, Wiesbaden, F. Steiner Verlag, 1967, p. 68 ; George Le Rider, « L’enfant-roi Antiochos et la reine Laodice », Bulletin de correspondance hellénique, volume 110, n°1, 1985, p. 409-417 ; Daniel Ogden, Polygamy…, p. 140 ; Anne Bielman Sánchez, « Régner… », p. 46 ; Panagiotis Iossif, Catharine Lorber, « Laodikai and the goddess Nikephoros », L’Antiquité classique, volume 76, 2007, p. 83.

Le discours sur le temps au sein de l’œuvre de Bède le Vénérable : un point tournant de la connaissance altomédiévale ? Une étude statistique du vocable tempus dans les textes de la Patrologia latina

Patrice F. Hamel

 


Résumé : L’historiographie récente contribue à dynamiser l’intérêt de la recherche pour le système de représentation temporelle de Bède le Vénérable. Son œuvre vaste constitue un véritable monument d’authentique génie en matière de récupération/critique/reformulation des réflexions patristiques, mais aussi de perfectionnement, voire d’innovation « scientifique », théologique et sociale. Afin de cerner davantage la richesse de son discours, mais également les modalités selon lesquelles ce dernier s’articule avec ce qui le précède et ce qui le suit dans le temps long, on entreprend une étude de statistique lexicale d’un terme en apparence banal, tempus, mais dont on montre a contrario l’immense potentiel en matière de considérations historiques.


Patrice F. Hamel est doctorant en histoire médiévale en cotutelle sous la direction de Didier Méhu (professeur titulaire, Université Laval, Canada) et de Michel Lauwers (professeur des universités, Université Nice-Sophia-Antipolis, France). Intéressé par le système de représentation médiévale, plus particulièrement en ce qui concerne les catégories anthropologiques de l’espace et du temps, il conduit depuis la maîtrise en 2012 ses recherches auprès de l’œuvre de Bède le Vénérable. Ses champs d’intérêt incluent également la statistique lexicale ainsi que la sémantique historique dont il utilise les méthodes pour mener à bien une partie de son travail. Sa thèse intitulée (D)écrire le temps pour construire l’espace : Temporalité et spatialité des rapports sociaux dans l’œuvre de Bède le Vénérable (mort en 735), toujours en cours, cherchera à approfondir l’articulation entre les conceptions du temps et de l’espace altomédiévales d’abord chez Bède le Vénérable, puis, suivant une démarche comparative, chez des clercs allant de saint Augustin jusqu’aux réformateurs du XIe siècle. Il s’agira in fine de contribuer à la connaissance historique sur la mise en place du projet global de la société chrétienne.

patrice.frigault-hamel.1@ulaval.ca


Introduction

La recherche historique sur la temporalité dans l’œuvre de Bède le Vénérable a été dynamique ces dernières années[1]. En effet, on observe à travers celui-ci un approfondissement du savoir, notamment en ce qui a trait au complexe processus de conceptualisation auquel s’adonne le moine de Jarrow pour clarifier les événements qui devaient, selon lui, caractériser le crépuscule de la communauté des fidèles sur terre. Un développement semblable n’aurait sans doute pas été possible sans la réalisation d’éditions critiques et traductions des œuvres de Bède. On pense au travail de Faith Wallis avec The Reckoning of Time, On the Nature of Things and On Times (en collaboration avec Calvin B. Kendall) ainsi que Commentary on Revelation[2].

Parallèlement à l’édition des manuscrits de Bède, l’activité scientifique fait preuve d’une grande vivacité. Les séances dédiées au thème de « Bede and the Future » au International Medieval Congress de l’Université de Leeds en 2011 ont favorisé, trois ans plus tard, la parution d’un livre codirigé par Peter Darby et Faith Wallis lui aussi intitulée Bede and the Future[3]. On songe également à la contribution de P. Darby nommée Bede and the End of Time parue en 2012[4]. Ces ouvrages ont grandement concouru à l’approfondissement de tout le système de représentation qui sous-tend la pensée eschatologique de Bède, allant même jusqu’à proposer la chronologie de son développement.

Cependant, sans invalider la qualité de ces contributions réalisées dans les dernières années, force est de constater l’absence presque totale des méthodes quantitatives, notamment la statistique lexicale. Les seules exceptions s’avèrent le comptage des mots qu’effectuent entre autres P. Darby[5] et Alan Thacker[6], ce qui est un premier pas vers une familiarisation avec la sémantique historique. On peut donc soutenir qu’il s’agit d’une voie fort prometteuse à emprunter dans les prochaines années de recherche dans le domaine de la médiévistique[7].

Dans cet ordre d’idée, cet article a pour première vocation de fournir une démonstration méthodologique. Y seront donc présentées quelques manipulations statistiques réalisées dans le cadre des recherches pour la thèse de doctorat. Grâce à l’outil d’exploration que constitue la statistique, on proposera justement d’explorer un corpus formé des œuvres de Bède le Vénérable afin d’y identifier les modalités  originales relatives à son discours sur le temps. Pour ce faire, à dessein d’apprécier davantage la complexité et l’ingéniosité des idées formulées, enseignées et défendues par ce dernier, il est nécessaire d’insister sur le fait qu’elles composent les indices d’une problématique bien plus vaste. Ainsi, la période entre le Ve et le Xe siècle a été le théâtre d’un développement majeur des traités sur le temps dans les textes[8]. Relativement à cela, il paraît dès lors plutôt difficile de chercher à comprendre la société chrétienne altomédiévale et les changements sociaux qui la caractérisent sans considérer la question de la progression des représentations du temps.

Pour identifier les principales inflexions de cette transformation, on procèdera à l’étude de l’évolution de la matière « théorique » temporelle dans les œuvres médiévales par l’intermédiaire d’une analyse des distributions lexicales du lemme tempus. On enchaînera ensuite avec la réalisation d’un ensemble de graphiques factoriels montrant les structures sémantiques de ce vocable chez Bède ainsi qu’à deux autres moments de l’histoire[9]. Adoptant une approche comparative, on s’efforcera de percevoir une partie de ce qui contribue à distinguer les propos du moine de Jarrow tant de ceux qui le précèdent que de ceux qui le suivent.

L’évolution du discours sur le temps au haut Moyen Âge dans la Patrologia latina : le cas de tempus

Avant d’approfondir les types d’analyses effectuées ainsi que leur résultat, il paraît nécessaire de justifier deux éléments, à commencer par le choix du vocable tempus. Pour obtenir des produits statistiques (listes, graphiques divers, etc.) qui sont à la fois lisibles, concis et cohérents relativement à l’objet de la recherche, il est primordial de sélectionner des mots à-propos. Pour évaluer cette pertinence, il faut dans un premier temps s’assurer que les termes potentiellement sélectionnés correspondent au sujet de l’étude. Par exemple, à quoi bon, sauf indications contraires (une hypothèse basée sur des recherches statistiques antérieures, par exemple), prendre en compte le lemme pisces pour travailler sur la notion d’adoubement? Bien entendu, cette étape repose d’abord et avant tout sur l’acquisition d’une connaissance minimale des ouvrages (et de ceux qui les ont produits) composant le corpus examiné (et, a fortiori, des mécanismes de structurations de la société à l’origine des textes étudiés)[10]. Une fois que la pertinence des mots est validée, il convient dans un second temps de calculer leur coefficient de représentativité dans le corpus interrogé : sont-ils couramment employés dans l’ensemble de ce dernier ou ne sont-ils observables que dans un seul texte ? Pour ce faire, la statistique lexicale offre des moyens pour mesurer l’importance d’un mot, c’est-à-dire sa fréquence, dans une population. Ainsi, on peut produire un lexique des lemmes contenus dans un corpus afin de valider que le terme envisagé possède ou non un poids significatif qui en justifie l’intégration à la recherche. Dans le cas présent, le choix de tempus respecte la question de la correspondance au sujet de l’étude. Même si c’est du mot tempus que le mot « temps » découle, il faut avouer qu’une remarque de P. Darby a positivement influencé le processus de sélection. Parlant du vocable sous sa forme nominative pluriel tempora, il le qualifie de « non-specific Latin term »[11]. Ce lemme possède une forte polysémie, à tel point qu’il se voit banalisé. Or, c’est justement en raison de cette banalité qu’on en a privilégié la candidature; sous couvert de ce qui parait terne et (trop) commun peut justement se cacher une richesse du point de vue historique[12]. Enfin, tempus s’avère conforme au critère de la représentativité dans les textes : il affiche une fréquence de 136 671 mots pour un corpus qui comprend un peu plus de 100 000 000 de formes différentes.

Concernant le corpus, la Patrologia latina (ou PL), en dépit de ses défauts que les bases de données les plus récentes n’ont pas (le Corpus Christianonum Series Latina, par exemple), a pour avantage premier d’être accessible en ligne dans son intégralité. Il a donc été facile d’en extraire le contenu afin de le formaliser en un corpus lemmatisé, étiqueté[13] et tokenisé[14] aisément manipulable par l’intermédiaire d’un logiciel statistique tel que R[15].

L’évolution de l’usage de tempus dans la PL

La première analyse effectuée consiste à observer l’évolution de l’emploi d’un lemme de manière chronologique. Pour ce faire, on utilise la fonction R freqlem2 qui découpe l’ensemble du corpus en tranches dotées chacune d’un échantillonnage identique de la population globale (qui se détaille à 102 713 964 mots). Par un principe d’anamorphose, la fonction vient ensuite placer les bornes de ces colonnes sur un axe chronologique, ce qui donne le plus souvent des colonnes de largeur inégale. L’avantage de cette fonction est de « produire une représentation de l’évolution bien plus conforme à l’habitude, puisque les abscisses gomment en quelque sorte le fait que les textes ne sont pas répartis de manière homogène sur toute la durée concernée, tout en conservant le principe des tranches d’effectif égal »[16]. Cette commande R fournit un graphe dont l’axe des abscisses correspond à la chronologie et l’axe des ordonnées aux effectifs du lemme tempus. Il combine un histogramme où les tranches sont représentées par des colonnes rectangulaires ainsi qu’une courbe de couleur qui désigne l’évolution tendancielle de l’usage du vocable sélectionné.

Le premier graphique montre l’évolution de la distribution du pivot tempus dans la PL avec un découpage des effectifs en dix portions où chacune d’entre-elles contient 10 271 396 mots répartis en moyenne sur une trentaine de volumes. L’aspect modérément convexe de la courbe indique une évolution de la distribution globalement stable : une augmentation lente et progressive de l’utilisation de tempus en partant des Pères jusqu’aux clercs carolingiens, après quoi s’observe le phénomène inverse jusqu’au pape Innocent II. On constate en observant les colonnes du graphique qu’un pic en matière de fréquences d’emploi de tempus est atteint un peu avant le volume 100 de la PL, où la présence de l’œuvre d’Alcuin s’avère largement dominante. Dans les trente-cinq textes qui lui sont attribués dans le corpus, on remarque un total de 1347 occurrences du pivot.

Ces éléments du graphique demeurent difficiles à interpréter en raison de leur caractère trop vague : l’observation n’est pas réalisée à la bonne échelle[17]. Puisqu’il faut circonscrire avec un peu plus d’exactitude les volumes concernés pour chaque colonne, on en double le nombre. C’est le cas du deuxième graphique, où les tranches groupent maintenant une dizaine de volumes approximativement.

L’allure de la courbe de moyenne fait écho à celle du précédent graphe, à la seule exception toutefois qu’on y remarque un apex plus clair aux alentours des volumes 120 à 125 ou 126 (IXe siècle) où l’utilisation maximale de tempus se chiffre environ à 7000 fois par tranche. Parmi les auteurs concernés par cette fourchette se trouvent notamment Paschaise Radbert (dix textes recensés dans le volume 120 et deux dans le volume 126; 743 occurrences de tempus), Jean Scot Érigène (12 textes dans le vol. 120; 571 occ.) et Hincmar de Reims (32 textes dans le vol. 125 et deux dans le vol. 126; 1036 occ.).

Les plus hauts sommets correspondent aux colonnes sept et huit (volumes 95 à 105). La septième colonne inclut environ les volumes 90 à 95 qui sont dominés par l’œuvre de Bède le Vénérable. Elle comporte 48 textes avec une utilisation globale de tempus chiffrée à 3510. Quant à la huitième, elle est composée des volumes 96 à 105 dans lesquels se trouvent des auteurs allant de la fin du VIIe siècle jusqu’au début du IXe siècle. Par l’intermédiaire de tempus, on voit bien que le temps occupe une place plus importante dans l’œuvre de Bède que dans celles des autres « intellectuels » concernés par la fourchette susmentionnée. Et ce n’est pas un cas isolé; pour le montrer, on prend les vocables dies (168 412 occurrences) et annus (105 186 occ.) qui, comme pour tempus, remplissent les critères de sélection que sont la pertinence et le coefficient de représentativité. Sans entrer dans les détails, on constate assez aisément dans les graphiques trois et quatre que des taux très élevés sur le plan des effectifs sont atteints entre les volumes 90 et 105-110.

Ces précédentes observations, qui montrent une concentration de l’emploi du pivot tempus (mais aussi de dies et annus), s’inscrivent dans les pas de travaux récents; Bède est de son vivant une référence concernant de nombreux sujets, à commencer par l’eschatologie (les âges du monde, le déroulement du Jugement dernier et ce qui se produira dans le prochain saeculum, etc.) ainsi que la computation du temps et l’établissement d’une orthodoxie en matière des célébrations pascales[18]. P. Darby a justement mis l’accent sur le fait que Bède, par l’intermédiaire d’un réseau de relations interpersonnelles dynamiques, faisait office de pôle d’autorité intellectuelle en Northumbrie[19]. Les traces de cette éminence se constatent par exemple dans la correspondance qu’il a entretenue : on pense entre autres aux epistolae envoyées à Acca, abbé et évêque d’Hexam à la tête du vaste réseau des monasteria fondés par l’évêque Wilfrid, notamment celle qu’on connaît sous le nom de De eo quod ait Isaias[20].

Cependant, comme l’ont montré les graphiques précédents, l’apex de l’utilisation du vocabulaire temporel déborde du côté des auteurs postérieurs au moine de Jarrow. Une fois de plus, les observations statistiques s’inscrivent à la suite de celles véhiculées par l’historiographie actuelle : beaucoup de textes de Bède sont promis à une grande prospérité après sa mort. D’une part, ils sont sollicités par des missionnaires anglo-saxons tels que saint Boniface, dont les propos au sujet du moine de Jarrow – il le qualifie entre autres de candela ecclesiae – offrent une idée limpide de son impact dans l’élite intellectuelle de l’ecclesia[21]. D’autre part, l’œuvre de Bède se voit intégrée au « cursus » mis en place dans la réforme scolaire de Charlemagne, notamment grâce à Alcuin[22]. Figurent justement parmi les travaux de Bède les plus demandés le De temporibus (souvent accompagné du De natura rerum) ainsi que le De ratione temporum[23]. Au sujet de ce dernier traité, James T. Palmer indique qu’à partir de 760 il fait office d’autorité en matière de calcul et d’ordonnancement du temps et va même jusqu’à être recommandé à Charlemagne par Alcuin[24]. Parmi les innovations théologiques et « scientifiques » de Bède, le computus, qu’il a cherché à inscrire dans la doctrina christiana augustinienne, occupe une place majeure[25]. Dans un premier temps, le computus connait un succès considérable et participe au développement du savoir jusqu’au milieu du XIe siècle[26]. Toutefois, certaines des propositions émises par le moine de Jarrow (comme le tableau pascal de 532 ans) font l’objet de critiques ; ce sont les premières notes du chant du cygne de cette scientia si chère à Bède. L’obsolescence de cette dernière s’accroit à la suite de l’introduction au XIIe siècle des sciences arabes des mathématiques et de l’astronomie qui contribue au recul du computus plus ancien jusqu’aux échecs du système calendaire traditionnel de la période sise entre le XIIIe et le XVe siècle.

Au terme de cette analyse, les graphiques précédents montrent qu’une dynamique démarre lentement au Ve siècle. Elle s’accélère au tournant du VIIIe siècle puis jusqu’à la fin du Xe siècle. Elle incite à supposer que l’amorce du projet global chrétien[27] s’accompagne (voire dépend) au haut Moyen Âge d’une forte activité intellectuelle et spirituelle axée sur la question du temps.

Le particularisme des réflexions temporelles de Bède le Vénérable : une démarche comparative des structures sémantiques du vocable tempus telles qu’observées chez Augustin, Bède et les chantres de la réforme grégorienne (XIe siècle)

L’analyse précédente a mis en exergue la densité des allusions à la question du temps dans le discours de Bède. S’il a tout récemment été réitéré dans l’historiographie que ce dernier a fait preuve d’une grande ingéniosité ainsi que d’une authentique originalité dans la construction de ses idées, l’approche statistique permet d’observer la chose sous un angle inusuel qui favorise la découverte d’objets de connaissance qui échappent à l’œil humain. Dans cette analyse, il conviendra de s’intéresser cette fois-ci à la structure infra-textuelle[28]. La statistique lexicale relationnelle offre différentes méthodes qui consistent à dresser le « profil » d’un lemme en partant du principe que celui-ci est représenté par la totalité de ses cooccurrents « significatifs ». Cet ensemble est généralement désigné par le terme de « champ sémantique ». Nous opterons plutôt pour celle de « structure sémantique », puisqu’elle évoque davantage la nature des articulations sémantiques qui lient les mots du vocabulaire d’une langue donnée.

Dans un premier temps, grâce au sous-corpus BEDA (50 documents pour 1 908 859 vocables) réalisé par la collation des textes de Bède recensés dans le corpus PL[29], on s’efforcera d’analyser le réseau de sens du vocable tempus pour en identifier les modalités structurantes. On appliquera dans un second temps la même méthode a deux autres sous-corpus issu du corpus PL : le premier, AUGUSTIN, comporte 99 œuvres de saint Augustin totalisant 5 746 398 termes; le second, REFGREG, est composé d’un ensemble de 90 textes cumulant 1 565 752 mots dont les auctores sont des ecclésiastiques du XIe siècle ayant joué un rôle dans la réforme grégorienne[30]. Finalement, on procèdera à une comparaison entre les trois structures sémantiques mises à jour pour trouver les continuités et les discontinuités. Ce faisant, on parviendra à mettre en exergue les éléments « originaux » du discours de Bède le Vénérable.

Précisions méthodologiques et explication du choix des sous-corpus

La démarche privilégiée ici est celle de l’analyse des relations paradigmatiques du vocabulaire, qu’on appelle aussi l’analyse de l’espace de mots ou encore le modèle de sémantique distributionnelle (distributional semantic model ou DSM, en anglais; c’est relativement à cette dernière appellation qu’on désignera les graphiques produits sous le nom de « graphes DSM », voire « objets DSM »). Ce type d’approche consiste à calculer tous les cooccurrents de tous les mots d’un corpus pour ensuite rechercher, pour un lemme donné, les mots qui présentent les profils les plus semblables, c’est-à-dire qui demeurent dotés de l’ensemble de cooccurrents le plus proche. C’est une proximité qui s’avère paramétrée par le chercheur grâce à l’ajustement de la « distance », c’est-à-dire du nombre de mots considérés avant et après le pivot[31]. En général, il faut aller chercher entre trente et cinquante mots pour obtenir une matière digne d’intérêt, ce qui revient à dire qu’il est nécessaire de réaliser divers essais pour parvenir au résultat qui apparaît le plus intéressant. Le résultat de ce travail est un graphique d’analyse factorielle où sont distribués sur une surface à deux dimensions les cooccurrents du pivot. La logique derrière la disposition des éléments est celle de « l’écart à l’indépendance »[32]. Les profils de tous les cooccurrents sont simultanément comparés les uns aux autres; la similarité génère le rapprochement de mots pour former des amassements ou des grappes et la dissemblance favorise le contraire[33].

Une fois les graphiques obtenus, il convient d’identifier pour chaque grappe affichée le point commun – le thème – qui explique un pareil rassemblement de vocables. Cela permet de reconstruire la logique dominante de la structure de sens du pivot analysé. S’en suit la phase de l’interprétation par laquelle on s’efforce de tirer des considérations historiques de ce qu’on a sous les yeux. La statistique reste un outil d’exploration. Elle dépend en tout point d’un nécessaire retour aux sources doublé d’une lecture attentive qui confirmera, infirmera ou nuancera les spéculations réalisées. C’est pourquoi les propos qui détaillent les graphes présentés sous peu ne doivent d’aucune manière être envisagés per se : ce sont des pistes pour des réflexions ultérieures qui, à défaut d’être menées à terme ici, le seront dans la thèse à venir.

Le choix des sous-corpus AUGUSTIN, BEDA et REFGREG s’est fait selon les cinq critères suivants : 1. ils sont tous issus du même corpus global, ce qui les rend compatibles (ou homogènes) du point de vue des métadonnées[34]; 2. ce sont tous des sous-corpus dotés d’un million de mots et plus[35]; 3. ils correspondent chacun à la rédaction d’un clerc ou d’un groupe de clercs dont les écrits constituent des étapes importantes, voire majeures dans la mise en place ainsi que le développement du projet global de l’ecclesia; 4. ils offrent l’opportunité d’analyser en trois moments quasi symétriques une fourchette chronologique d’environ 6 siècles; 5. le vocable tempus affiche une fréquence globalement proportionnelle pour chacun d’eux.

La structure sémantique de tempus chez Bède le Vénérable

Le graphique cinq correspond à l’objet DSM de tempus chez Bède le Vénérable. Pour obtenir une image suffisamment claire, on a fixé le nombre de cooccurrents considérés par la fonction R dsm2af à 40. On peut aisément apercevoir trois ensembles distincts :

  • Les mots inclus dans l’ensemble violet concernent les différentes facettes du temps sacré de l’histoire du Salut (identifiée d’ailleurs par le vocable historia), soit : les âges du monde (etas, seculum), les étapes clés de la vie du Christ (incarnatio, natiuitas, passio, resurrectio) l’instauration et la situation actuelle de l’Église (ecclesia, locus, status) ainsi que les événements destinés à se réaliser à la fin des temps (aduentus, finis).
  • L’ensemble orange englobe les lemmes qui relèvent de la ratio du temps, c’est-à-dire à son calcul, à sa mesure, mais aussi à son raisonnement. Le temps « mesuré » est d’abord celui que vivent (de manière consciente) les hommes dans l’ici-bas : celui du cycle des saisons (hiems, estas), celui du cours des astres, nommément les luminaria que sont le Soleil et la Lune qui permettent de mesurer l’alternance du jour et de la nuit (cursio, sol, luna, partes), mais aussi les heures, les jours, les semaines, les mois, etc. (hora, dies, hebdomada, mensis). Il s’agit en outre du temps pascal, dont le complexe calcul nécessite de raisonner et d’ordonner (numerus, ratio) les cycles lunaires et solaires pour concevoir les tables qui contribuent à célébrer le sacrifice du Christ à la date convenable (equinoctium, mensa, pascha, ordo). C’est également une temporalité relative à la Création, où les vocables dies et hebdomada renvoient aux jours de la semaine de la Genèse.
  • Finalement, l’ensemble vert – qui est de loin le plus curieux des amassements discutés – groupe les vocables qui correspondent à certains aspects du système social de l’ecclesia : les élites et les modalités d’expression de leur domination (rex et, par extension, episcopatus), les groupes sociaux (gens, prouincia) et le monasterium, lieu par excellence de l’organisation sociale de l’Angleterre de l’époque de Bède[36]. Reste à l’écart le mot annus qui aurait pu intégrer l’ensemble orange.

Pour extraire davantage d’informations de ce graphique, il faut articuler les ensembles les uns avec les autres. Les lemmes du regroupement du bas insistent sur le fait que le tempus se démultiplie en « unités » – ou plutôt, pour employer le vocabulaire de Bède, en spatia temporum – qui représentent des intervalles (spatium) différents, allant du plus petit au plus grand[37]. Ces spatia temporum rythment la cursio du « temps »; elles contribuent à sa structuration, à son ordo. C’est un temps d’abord cyclique, marqué par l’alternance du jour et de la nuit ainsi que le passage des saisons.

La cyclicité s’observe également dans la correspondance liturgique et spirituelle du calendrier « naturel » avec un vocabulaire qui évoque les principaux évènements de la vie du Christ formant le temporal. Ces deux catégories de temps demeurent intrinsèquement liées; la première étant subordonnée à la seconde[38]. De fait, si le passage des saisons rythme les rapports sociaux de production pour les populations médiévales, le cycle des fêtes christiques ordonne la dimension spirituelle de l’existence de toute la communitas, une spiritualité qui implique une occasion de sociabilité particulièrement forte. Rassemblés dans le bâtiment ecclésial afin de célébrer le sacrifice du Fils et le rachat de l’humanité, les fidèles forment un tout uni, en harmonie, propice à la réception du message évangélique livré par les membres du clergé. Il revient ultimement à l’évêque, dont l’épiscopat est alors conçu comme l’articulation d’une pluralité de rapports de domination personnelle exercée sur ses ouailles[39]. Le déroulement annuel des rapports sociaux se voit conséquemment borné par les fêtes sacrées auxquelles il est impensable, du point de vue du discours officiel, de ne pas participer. Il en va du maintien de l’ordre social qui unit chaque fidèle de la communauté, ce lien de charité dont seule l’Église peut assurer la pérennité (et qui participe à garantir l’impératif fonctionnel de l’ecclesia qu’est de lier les hommes au sol)[40]. Ne pas se soumettre au temps de l’Église, c’est risquer l’exclusion du groupe social.

L’évolution de la structure sémantique de tempus entre le Ve et le XIe siècle : observation par auteur

Tempus chez Augustin d’Hippone

Le choix d’étudier la structure sémantique de tempus chez saint Augustin repose d’abord sur le fait que son œuvre constitue un point de départ majeur pour le projet global chrétien[41]. Ensuite, l’évêque d’Hippone s’avère être l’un des grands modèles de Bède le Vénérable concernant plusieurs domaines du savoir, parmi lesquels figure justement le temps[42].

On parvient à identifier deux amassements différents dans le graphique six. D’abord, les mots de l’ensemble orange renvoient autant aux unités de mesure du temps de la natura (dies, mensis, annus) qu’aux étapes du cours de l’histoire du Salut (seculum, etas, eternas)[43]. La complémentarité de ces deux sous-ensembles se comprend en raison du fait que le premier amassement évoque une temporalité mesurée (numerus), rythmée (interuallum, momentum, spatium) et ordonnée (ordo). Le contenu de l’ensemble vert, plus massif, correspond sans équivoque au vocabulaire de la poésie latine ainsi qu’à celui de la rhétorique, deux sujets traités dans la réflexion que l’évêque d’Hippone entreprend sur la musique dans son traité De Musica[44]. Là encore, les questions de mesure (metra), de rythme (rhythmus) ainsi que d’ordonnancement (positio) sont observables. Sont ainsi entremêlés les mots relatifs à la métrique ainsi qu’à la prosodie dans le cadre desquels le temps joue un rôle essentiel en matière de catégorisation des types de vers, de pieds ou de syllabes[45].

Pour formuler les choses autrement, le graphe qui illustre tempus chez Augustin évoque pour l’ensemble de gauche les différentes modalités du temps de la natura, c’est-à-dire de toute la Création, et à droite, ce qui a trait à la question de la temporalité inhérente au système par lequel, pour le bienfait de la beauté si chère à la poésie ainsi qu’aux chants de la liturgie chrétienne, la langue latine se voit finement structurée. Cela dit, puisque la structure sémantique de tempus se comprend comme l’adéquation de ces deux ensembles, il convient de s’interroger sur ce qui en favorise l’articulation. Une piste de réponse semble d’abord se dessiner dans la notion de mesure.

Comme on peut le lire dans le onzième livre des Confessions, l’évêque d’Hippone fait du temps une créature de Dieu. Ce faisant, tempus s’avère d’entrée de jeu étranger à l’eternitas propre au Créateur et à son Verbe[46]. Augustin parvient au fil de son argumentation à donner pour fonction à cette création d’être la mesure du mouvement[47]. Cette locomotion se perçoit par le passage du temps, une circulation dont l’évaluation de la durée se réalise intérieurement par le fidèle. Il s’agit d’un processus que l’évêque d’Hippone définit comme une distentio de l’âme, une activité spirituelle par laquelle d’aucuns peuvent étendre leur perception du présent vers le passé grâce au souvenir et vers le futur grâce à l’attente. Pour l’âme, passé, présent et futur deviennent alors une figure de l’éternité musicale et harmonieuse de Dieu[48]. Cette mobilité temporelle, qu’elle soit cyclique ou linéaire et dont l’ordonnancement rappelle celui de Création, se voit d’ailleurs qualifiée de carmen uniuersitatis[49]. En ce sens, la succession des différentes modalités du temps cosmique (macro ou micro, c’est-à-dire à l’échelle de l’univers ou de l’homme) s’opère selon un principe de beauté et de fluidité rythmique. Celui-ci met en évidence un caractère musical – un fruit de la musica mundana – dont on constate également la présence dans l’herméneutique conceptualisée par l’évêque d’Hippone pour approcher les textes bibliques, mais aussi dans la rhétorique mise au point pour les orateurs de l’ecclesia[50].

Tempus chez les « auteurs » de la réforme grégorienne (XIe s.)

Tout comme pour saint Augustin, nous avons choisi certains auteurs du XIe siècle dans la mesure ou leurs écrits s’inscrivent dans une phase aiguë d’un mouvement de transformation sociale qui se déroule à l’échelle de la chrétienté occidentale, la réforme grégorienne. Ce mouvement se caractérise par une restructuration par l’Église et la papauté romaine de l’ensemble du système social en place, l’ecclesia[51]. En ce sens, il s’agit d’une étape majeure de la concrétisation du projet global chrétien inspiré ou théorisé par saint Augustin.

Trois ensembles apparaissent sur le graphique sept. On suggère que l’amassement orange soit composé de vocables qui évoquent la célébration cultuelle journalière (dies), hebdomadaire (hebdomadas) ou mensuelle (mensis). En raison de la présence des mots festiuitas et ieiunium, il apparait que ce groupe renvoie au calendrier (temporal et sanctoral, sans aucun doute) ainsi qu’au rôle que ce système joue dans la structuration des rapports sociaux. Cette fonction structurante du temps s’observe également dans l’ensemble vert, même s’il est plutôt question des saisons (hiems, estas; le graphique insiste d’ailleurs sur l’été, puisqu’on trouve aussi estiuum et cauma) et de l’importante pratique sociale et économique qu’est l’agriculture (messis)[52].

Le dernier amassement, le violet, demeure jusqu’à maintenant le plus difficile d’approche. Y sont entassés un nombre assez élevé de mots qui, à première vue, semblent très peu ordonnés. Toutefois, au-delà de cette apparente confusion se dessinent quatre sous catégories distinctes mais complémentaires qu’on se propose d’approfondir en reprenant de manière résumée les grands axes logiques de la réforme grégorienne. Le premier est le « changement », visible par les mots processus, permutatio et momentum. Ce n’est évidemment pas anodin : l’ecclesia du XIe traverse l’une de ses phases les plus dynamiques. Il s’agit d’un tempus marqué par la contestation (molestia), l’inquiétude (inquietudo) et l’instabilité (uarietas); une époque où l’Église, soucieuse d’affirmer la primauté de sa domination au sein de la société, cherche à se purifier pour évincer tout ce qui : 1. n’est plus conforme à l’orthodoxie progressivement développée entre autres à Rome; 2. a trait à l’ingérence des laïcs en matière cultuelle. Cette purification – la seconde sous-catégorie – se réalise par la révision des habitudes de vie cléricales (consuetudo) afin d’établir des distinctions (interuallum) entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas. Elle passe également par une (re)définition (definitum, plus2) de la charge ecclésiale (curriculum, officium), ce qui contribue conséquemment à l’instauration d’un nouvel ordonnancement de la société (numerus, ordo, res, transitus). L’Église, à travers ces réformes, s’ingénie à s’inscrire dans l’ici-bas (locus) pour pérenniser l’exclusivité de son rôle de guide et d’accompagnateur pour les fidèles chrétiens durant leur pénible et laborieuse pérégrination terrestre (molestia, necessitas, uicissitudo, uita) en prévision de l’arrivée du Jugement dernier (penitentia). Finalement, on reconnait des vocables relatifs au temps à titre de donnée mesurable (prolixitas, spatium) qu’on découpe en unités (punctum, annus, etas).

Si on cherche à reformuler les précédentes observations, le graphique offre d’abord à voir comme structuration sémantique de tempus l’organisation temporelle de la vie spirituelle des fidèles ou, autrement dit, la temporalité des rapports cultuels de ces derniers. C’est une chose qui ne peut se faire que par l’existence d’un système calendaire qui impose un cadre strict aux fidèles. Ensuite, il s’agit de la temporalité des rapports de production de la société qui a pour principe organisationnel de se conformer au cycle des saisons.

Le dernier amassement projette une structure complexe qui s’avère bien difficile à synthétiser. Les sous-thèmes observés renvoient au dynamisme inhérent aux transformations sociales entreprises par l’Église qui, en définitive, s’exprime par une sacralisation maximale de celle-ci. Cela se traduit par l’élaboration de discours et de pratiques qui façonnent la communauté chrétienne de manière à parvenir à la distinction nette entre ce qui relève du spirituel et ce qui découle du charnel, de l’âme et du corps[53]. Cette séparation/purification du corps social correspond avant tout à une massive restructuration de la spatialité des rapports sociaux au sein de l’ecclesia. Sachant que l’ensemble vert demeure composé de nombreux mots liés à la notion de changement ainsi qu’aux constructions sociales qui sont justement sujettes à changer, pourquoi est-il alors drastiquement dépourvu de vocables spatiaux[54]?

Les vicissitudes structurelles de tempus entre le Ve et le XIe siècle : synthèse des observations

Dans cette partie de la démonstration, on s’attachera à dégager la matière propre au système de représentation du temps de Bède le Vénérable – ce qui rend son discours original, autrement dit – par la comparaison des structures sémantiques abordées précédemment. Pour commencer, on procèdera à une lecture globale du vocabulaire afin de relever les éléments de stabilité, c’est-à-dire les mots qui sont présents dans deux graphes et plus, en insistant d’abord sur ceux qui traversent les trois corpus et les amassements auxquels ils appartiennent. Il s’agira d’une étape qui permettra de constater le dynamisme de la langue latine qui, loin de demeurer invariante sur plus de huit siècles, se voit reconstruite au rythme des changements sociaux qui marquent incessamment l’ecclesia médiévale. Ensuite, en prenant le discours de Bède comme pivot d’observation, on établira les vraisemblances et les dissemblances entre celui-ci et ceux observés dans les deux autres corpus. Puisqu’il est ici question de faire une démonstration de ce qu’il est possible de réaliser dans le cadre d’une analyse statistique de corpus latin, on ne s’attardera que sur un seul thème.

Lecture globale du matériel de comparaison

Dans un premier temps, afin d’établir le vocabulaire récurrent, on place simplement côte à côte les listes de mots propres à chacun des trois graphiques DSM dans le premier tableau.

AUGUSTIN BEDA REFGREG
anapestum aduentus annus
annus amnis cauma
antispastus annus circulus
bacchius circulus consuetudo
breuis2 cursio curriculum
*cursus* dies *cursus*
dactylus ecclesia definitum
dies episcopatus dies
diiambus equinoctium estas
dispondeus estas estiuum
etas etas etas
eternitas exordium festiuitas
finis finis hebdomas
iambus gens hiems
*interuallum* hebdomas ieiunium
leuatio hiems inquietudo
mensis historia *interuallum*
metra hora locus
metrum incarnatio memoria
*momentum* initium mensis
numerus locus menstrua
ordo luna messis
palimbacchius mensa molestia
peon mensis *momentum*
pes monasterium necessitas
plausus natiuitas numerus
positio nox officium
proceleumaticus numerus ordo
pyrrhichius ordo penitentia
rhythmus pars permutatio
seculum pascha plus2
semipes passio processus
silentium prouincia prolixitas
siler ratio punctum
spatium resurrectio res
spondeum rex spatium
spondeus2 seculum transitus
syllaba sol uarietas
tribrachus spatium uicissitudo
trocheus status uita

Sont ici soulignés les éléments de stabilité communs aux trois corpus. On met en italique les termes présents seulement dans les première et deuxième colonnes, en gras ceux qui se trouvent dans les deuxième et troisième colonnes. Finalement, on encadre d’astérisques les lemmes affichés dans les première et troisième colonnes. Ces différents marqueurs d’indentification sont fortement suggérés pour éviter de se perdre dans la consultation.

Il convient d’insister sur la grande variété lexicale observée, ce qui montre assez clairement qu’une langue constitue un construit social et que, conséquemment, elle évolue dans le temps. Réfléchir sur la question du sens des mots dans le latin médiéval reste une donnée fondamentale pour la recherche historique[55]. On peut prendre pour exemple les vocables communs aux trois colonnes : annus, dies, etas, mensis, numerus, ordo et spatium. Au premier coup d’œil, on a donc : 1. des termes relatifs au découpage « naturel » du temps; 2. des mots liés aux notions de mesure et d’ordonnancement; 3. un lemme qu’on définit non par « espace », mais plutôt par « intervalle »; 4. un terme propre au sectionnement épisodique de l’historia de la Salvation.

La comparaison des trois graphies DSM montre que ces vocables se répartissent dans des amassements auxquels correspondent des dynamiques qui varient beaucoup d’un « auteur » à l’autre. Chez Augustin, les sept mots communs occupent l’ensemble orange, dont on a dit plus tôt qu’il évoque les différentes modalités du temps de la natura. Le graphe de BEDA montre que tous les vocables à l’exception d’un seul (ratio) se situent également dans l’amassement orange. Quant à etas, il appartient à l’ensemble violet, celui du temps sacré de l’histoire de la Salvation. La dispersion de ces sept mots se poursuit dans le troisième graphe. Toutes proportions gardées, dies, hebdomas et mensis se détachent des sujets plus intellectuels et complexes de l’histoire de la Salvation et de la ratio pour correspondre à un domaine plus pratique du point de vue communautaire; c’est ce qu’on a désigné plus haut comme la temporalité des rapports cultuels des fidèles. Il s’agit d’un phénomène qui se voit aussi avec annus, etas, numerus, ordo et spatium. En effet, ils quittent les amassements caractérisés par des dynamiques plus « savantes » pour se joindre à un autre qui fait écho au processus de restructuration spirituelle entrepris par l’institution ecclésiale dès le XIe siècle.

La temporalité à l’aune des acteurs de l’organisation spatiale anglo-saxonne: une brève analyse de l’ensemble vert du graphique DSM issu du sous-corpus BEDA

L’une des particularités les plus intrigantes du cinquième graphique s’avère sans conteste l’amassement formé par les vocables episcopatus, gens, monasterium, prouincia ainsi que rex. Comme on a pu le voir dans le tableau synoptique, ces mots ne se trouvent que dans la structure sémantique issue du sous-corpus BEDA. Afin de comprendre les raisons pour lesquelles ils entretiennent une proximité statistique, il faut dans un premier temps approfondir le sens qu’ils ont pour Bède. Pour ce faire, on emploie la fonction R coocA pour établir la liste des plus proches cooccurrents de chacun des cinq termes précédents; pour faciliter la lecture, on classe les résultats dans le deuxième tableau.

EPISCOPATUS GENS MONASTERIUM PROVINCIA REX
accepto apostoli abbatissa abbas annus
antistes baptizo archiepiscopus adiacentium appello1
archiepiscopus christus benedictus australis bellum
cimeterium circumcisio cura Berniciorum cepio
compello2 congrego defero contiguus christus
consecro credens2 depositio Deirorum ciuitas
defungor credo2 Eata diuersus dux1
depono cunctus egredior diuerto episcopus
episcopa designo episcopatus episcopatus eternus
fungor diuersus famulus1 episcopus exercitus
gens do flumen excidium filia
gradus doceo frater galilea filius
insula doctor fundo1 gens gens
Lindisfarorum ecclesia Inhrypum Huicciorum imperium
Lundonia eo2 instituo Lindisfarorum interpretor
mensis error insula mediterraneus iudeus
Merciorum euangelium ius1 mellitus liber1
migro fides locus Merciorum Merciorum
monasterium intro3 monachalis metropolis mitto
Nordanhymbrorum iudeus monachus monasterium monasterium
officium lex pictor occidentalis multus
ordino lingua plurimus orba nomen
papa multus possessio orientalis Nordanhymbrorum
parochia natio prefatus1 Paneas occido2
prouincia nomen presbyter phenix persus
pulsus omnis presum pictor pontifex
reuerro orba prouincia prefatus1 prefatus1
scottus orbis rego presum presum
secedo plenitudo regula1 proprietas princeps
sedeo predicatio regularis1 regio propheta
sedes regnum religiosus1 regius prouincia
sepelio rex reuerens scottus sacerdos
submitto salus sanctimonialis1 sonus2 scribo1
succedo saluus scottus Tiberiadis summus
suscipio significo sepelio uasto tempus
uenerabilis synagoga territorium ueho terra
ultimum2 ueneo uenerabilis uernaculus1 titulus
unanimus uoco uocabulum ueteres ueneo

Lorsqu’on réalise une première lecture globale des cooccurrents listés, on obtient des résultats intéressants. Il apparaît alors que les dynamiques sémantiques dominantes convergent toutes vers la question de l’organisation sociale. Celle-ci s’observe essentiellement à travers un vocabulaire qui insiste sur la spatialité des rapports sociaux. S’y trouvent donc : 1. des verbes de mouvement (diuerto, egredior, eo, intro, migro, mitto, secedo, ueho, ueneo); 2. des lieux ou éléments topographiques (cimeterium, ciuitas, depositio, ecclesia, flumen, Galilea, insula, locus, Lundonia, metropolis, monasterium, Paneas, sedes, synagoga, Tiberiadis); 3. des positions (adiacentium, australis, contiguus, mediterraneus, occidentalis, orientalis); 4. des rapports de domination spatialisés (episcopatus, imperium, natio, parochia, proprietas, prouincia, regio, regius, regnum, terra, territorium); 5. des verbes qui expriment l’exercice d’un pouvoir ou sa réception (administro, baptizo, compello, congrego, defero, predicatio, presum, rego, reuerro, sedeo, submitto, suscipio, uasto)[56]; 6. des mots liés à la construction de bâtiments ecclésiaux (fundo1, consecro, titulus), etc. À l’opposé, on constate une grande pauvreté de vocables renvoyant au temps : annus, eternus, mensis et tempus.

Il convient alors de réaliser un pas de recul pour reconsidérer le cinquième graphique dans son ensemble. La structure sémantique de tempus chez Bède possède 3 amassements; l’un de ceux-ci, l’ensemble vert, a trait à l’organisation de la société anglo-saxonne dont on vient d’évaluer l’omniprésence de la spatialité. Serait-ce à dire qu’au sein du discours de Bède le Vénérable, l’une des modalités structurantes essentielles du système de représentation du temps serait le lien qu’elle entretient avec la spatialisation des rapports sociaux qui permet à l’ecclesia anglo-saxonne de se reproduire? Ce dernier point induit que l’œuvre de Bède pourrait offrir à voir une articulation plus serrée encore que ce que l’historiographie actuelle le suggère entre la temporalité et la spatialité des rapports sociaux.

La spatialité du temps, qu’en est-il ? Remarques conclusives

Au terme de cette démonstration, il est donc possible d’affirmer de nouveau que les réflexions du célèbre moine de Northumbrie ont grandement contribué à l’élaboration du système de représentation du temps au haut Moyen Âge. Les quelques pistes dégagées dans la contribution actuelle montrent néanmoins que la question du système de représentation de l’espace dans l’œuvre de Bède est un point qui mériterait d’être rediscuté.

D’aucuns pourraient soutenir que ce qu’on décrit comme une lacune n’en est pas une, puisque l’étude de la spatialité dans le discours de Bède constitue un « champ de recherche » à part de celui du temps, et que par conséquent le sujet a été traité ailleurs. Il est vrai que la notion d’espace a bel et bien fait l’objet d’un intérêt nouveau dans le domaine de la médiévistique, que ce soit en histoire des textes, en histoire de l’architecture, voire en archéologie[57]. Cependant, s’il n’est pas forcément faux de faire la distinction entre l’étude du temps et celle de l’espace – tant d’un point de vue épistémologique qu’anthropologique –, il ne faut guère perdre de vue que ce genre de découpage imite celui que connaissent les différentes disciplines dites « des sciences historiques » dans le monde académique. Évidemment, on ne prétend pas invalider la pertinence d’étudier indépendamment un sujet comme l’autre. Toutefois, on ne peut passer sous silence le caractère pratiquement inexistant des recherches combinant les deux à la fois.

Parmi les raisons qui peuvent l’expliquer, il en est une de nature historique qui se vérifie dans les sources écrites médiévales. Il s’agit d’une tension entre l’existence d’un discours complet et complexe au sujet du temps et l’absence d’un tel discours en ce qui concerne l’espace. Cette aporie s’avère cependant bien surprenante, dans la mesure où le système social mis en place par l’Église entre le Ve siècle et le XIIe a pour impératif fonctionnel de s’inscrire dans l’espace. De fait, comment se fait-il qu’une civilisation dont le mode de production soit essentiellement agricole et local, dont l’exercice du pouvoir passe par une domination personnelle accomplie simultanément sur la terre et les hommes et dont l’institution dominante, l’Église, n’a cessé de légitimer spatialement sa présence dans l’ici-bas pour assurer l’encadrement spirituel des fidèles, n’a-t-elle jamais élaboré de théories visant à présenter et à détailler ce qu’elle concevait comme « espace » mais qu’elle l’ait fait pour le temps?

Pour mener l’enquête, Bède s’avère sans aucun doute le meilleur candidat. Les pages qui précèdent contribuent à justifier ce choix. On a en effet montré qu’il est le clerc dont le discours sur le temps demeure le plus prolifique pour le haut Moyen Âge. On a également fait état des modalités d’originalité de la structure sémantique de tempus dans l’œuvre de Bède en la comparant sommairement à celles produites à partir des textes d’Augustin d’Hippone et des clercs de la réforme grégorienne au XIe siècle dont les textes constituent des moments fondamentaux dans l’installation et le développement du projet global chrétien. Cela a permis de mettre en exergue l’apparition chez Bède d’une dynamique sociale monopolisée par un vocabulaire spatial. On notera aussi en guise de remarques finale que la structure sémantique du septième graphique montre bien la continuité d’une présence de mots liés au système de représentation de l’espace et à sa mise en pratique dans les rapports sociaux de l’ecclesia du Moyen Âge central. Serait-ce le prolongement d’une réflexion qui, sans apparaître uniquement chez Bède, a cependant bénéficié grâce à celui-ci d’un foisonnement prodigieux? Heaven Knows, disait l’écrivain Charles Shaw.

 


[1] Je remercie messieurs Alain Guerreau et Robert Marcoux d’avoir pris le temps (le temps, toujours le temps; tempus fugit) de lire et commenter cet article. Je souhaite également témoigner ma plus sincère reconnaissance aux membres de la revue Circé pour l’opportunité qu’ils m’ont offerte, tout spécialement mademoiselle Marion Piecuck, pour la grande patience dont elle a fait preuve à mon égard.

[2] Bede, De temporum ratione : éd. C. W. Jones, CCSL 123B (Turnhout : Brepols, 1977), 263-544; trad. F. Wallis, Bede: The Reckoning of Time, Liverpool, Liverpool University Press, 2004, 479 p. ; Id., De natura rerum : éd. C. W. Jones, CCSL 123A (Turnhout : Brepols, 1975), 189-234; trad. C. B. Kendall et F. Wallis, Bede : On the Nature of Things and On Times, Liverpool, Liverpool University Press, 2010, 222 p; Id., De temporibus  : éd. C. W. Jones, CCSL 123A (Turnhout : Brepols, 1980), 585-611; trad. C. B. Kendall et F. Wallis, Bede : On the Nature of Things and On Times, Liverpool, Liverpool University Press, 2010, 222 p; Id., Expositio Apocalypseos : éd. R. Gryson, CCSL 121A (Turnhout : Brepols, 201); trad. F. Wallis, Bede : Commentary on Revelation, Liverpool, Liverpool University Press, 2013, p. 218-286.

[3] Peter Darby et Faith Wallis (dir.), Bede and the Future, Farnham, Ashgate, 2014 (Studies in Early Medieval Britain and Ireland).

[4] Peter Darby, Bede and the End of Time, Farnham, Ashgate, 2012, 261 p.

[5] Id.

[6] Alan Thacker, « Why did Heresy Matter to Bede? Present and Future Contexts », Bede and the Future, Farnham, Ashgate, 2014, p 47-66.

[7] Dans l’historiographie francophone, il s’agit d’un sujet largement discuté par le médiéviste Alain Guerreau, notamment dans : Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, Éditions du Seuil, 2001, 342 p. Peu nombreux sont les jeunes chercheurs ou les chercheurs plus chevronnés qui ont emboîté le pas à ce dernier pour le moment. Il reste encore beaucoup à faire pour que se réalise une « grande séduction » de la statistique lexicale auprès des médiévistes. L’un des impératifs prioritaires demeure, semble-t-il, l’élaboration d’un dialogue cordial grâce auquel les méthodes quantitatives de la sémantique historique pourront prendre une place parmi les méthodes plus classiques. Il en va du développement constructif de la science historique. On retient cependant : Bruno Bon et Anita Guerreau-Jalabert, « Pietas : Réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval », Médiévales, 42, printemps 2002, p. 73-88. Rosa Maria Dessi et Michel Lauwers, « Désert, Église, île sainte. Lérins et la sanctification des îles monastiques », Lérins, une île sainte de l’Antiquité au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2009 (Collection d’études médiévales de Nice, 9), p. 231-279; Patrice F.-Hamel, L’Île promise. La figure de l’insula chez Bède le Vénérable, (Thèse (de maîtrise) – Université Laval), 2014, 174 p. [En ligne]; Id., (D)écrire le temps pour construire l’espace : Temporalité et spatialité des rapports sociaux dans l’œuvre de Bède le Vénérable (mort en 735), (Thèse (de doctorat) – Université Laval et Université Nice-Sophia Antipolis), en cours; Nicolas Perreaux, « L’eau, l’écrit et la société (ixe-xiisiècle). Étude statistique sur les champs sémantiques dans les bases de données [C.B.M.A. et autres] », Bucema, 15 (2011), p. 439-449, http://cem.revues.org/index12062.html (consulté le 15 février 2018); Nicolas Perreaux, L’écriture du monde. Dynamique, perception, catégorisation du mundus au Moyen Âge (VIIe-XIIIe siècles). Recherches à partir des bases de données numérisées, (Thèse (de doctorat) – Université de Bourgogne), 2014; Isabelle Rosé, « Commutatio. Le vocabulaire de l’échange chrétien au haut Moyen Âge », Jean-Pierre Devroey, Régine Le Jan et Laurent Feller (dir.), Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2010, p. 113-138; Id., « Enquête sur le vocabulaire et les formulaires relatifs à la dîme dans les chartes bourguignonnes (IXe-XIIIe siècle), Michel Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, Brepols, 2012, p. 191-234.

[8] Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De lan mil à la colonisation de lAmérique, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p. 419-474.; Georges Declercq, Anno Domini. Les origines de l’ère chrétienne, Turnhout, Brepols, 2000, 212 p.; Jacques Le Goff, « Les limbes », Jacques LE GOFF, Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 1235-6.; James T. Palmer, « The Ends and Futures of Bede’s De temporum ratione », Bede and the Future, p 139-160.

[9] Est entendu ici par « structure » un ensemble articulé de relations interdépendantes.

[10] De fait, au risque de formuler un truisme, la statistique lexicale ne permet d’aucune manière de sauter l’étape élémentaire de la lecture des sources. Elle offre cependant la possibilité d’affiner les consultations textuelles ultérieures, en ce sens où elle aide le chercheur à identifier les passages les plus signifiants et les relations tant intratextuelles qu’intertextuelles qui existent entre des mots-clés, entre des groupes de mots, voire entre des concepts.

[11] Peter Darby, Bede and the End of Time, p. 24.

[12] Un bon exemple de ce qu’on avance se trouve dans le traitement (non statistique, mais en tout point rigoureux) que le médiéviste Didier Méhu applique au vocable locus dans : Didier Méhu, « Locus, transitus, peregrinatio. Remarques sur la spatialité des rapports sociaux dans l’Occident médiéval (XIe-XIIIe siècle) », Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et représentations. XXXVIIe Congrès de la SHMESP (Mulhouse, 2-4 juin 2006), Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, (Histoire ancienne et médiévale, 96), p. 275-293.

[13] On entend par « étiquette » la nature syntaxique du mot (part of speech en anglais, ou POS), soit nominale, verbale, etc.

[14] Un token constitue l’unité textuelle minimale considérée par les logiciels de traitements statistiques. Il s’agit d’un mot ou d’un signe de ponctuation.

[15] Toutes les fonctions R (issu des paquets cooc.R et WSdsm) dont il sera question dans les prochaines pages ont été élaborées par Alain Guerreau. On le remercie chaleureusement non seulement d’en avoir fait le partage.

[16] Alain Guerreau, cooc.R : Des outils de calcul pour la sémantique historique, document inédit, 2014, p. 2.

[17] Cela appuie ce que l’on a précédemment souligné à propos de la fonction exploratoire de la statistique. Pour déterminer les paramètres de recherche adéquats à inscrire dans la ligne de commande de la fonction, il n’y a qu’une solution : essayer, faire des erreurs, puis recommencer jusqu’à satisfaction.

[18] Pour un bon survol, cf. : Scott DeGregorio (éd.), The Cambridge Companion to Bede, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 193-242; Joyce Hill, « Carolingian Perspectives On the Autority of Bede », Scott DeGregorio (éd.), Innovation and Tradition in the Writings of the Venerable Bede, Morgantown, West Virginia University Press, 2006, p. 227-249. Stéphane Lebecq, Michel Perrin, Olivier Szerwiniack (éd.), Bède le Vénérable. Entre tradition et postérité, CEGES, Université Charles-de-Gaulle, Lille III, 2005 (Collection « Histoire de l’Europe du Nord-Ouest »), p. 223-280.

[19] P. Darby, Bede and the End of Time, p. 218-219.

[20] Id., p. 35-64.

[21] Peter Darby, p. 215.

[22] Alcuin était un élève d’Ecgbert de York, un ecclésiastique qui fut lui-même le pupille de Bède le Vénérable. La filiation est directe. Voir : James T. Palmer, « The Ends and Futures of Bede’s De temporum ratione », Bede and the Future, p 150-159; Joshua A. Westgard, « Bede and the continent in the Carolingian age and beyond », Scott DeGregorio (éd.), The Cambridge Companion to Bede, p. 201-215.

[23] Bede, De temporum ratione : éd. C. W. Jones, CCSL 123B (Turnhout : Brepols, 1977), 263-544; trad. F. Wallis, Bede: The Reckoning of Time, Liverpool, Liverpool University Press, 2004, p. lxxxv-xcvii.

[24] James T. Palmer, p 150.

[25] Bede, De temporum ratione, p. xviii-xxxiv.

[26] Id., p. xcvi-xcvii.

[27] J’entends par « projet global chrétien » la mise en place dans l’ici-bas d’une société qui est : 1. en harmonie avec les préceptes de la Nouvelle Alliance scellée par le sacrifice christique faisant de l’amour (de soi, de Dieu et de son prochain) le modus operandi des relations humaines; 2. l’écho (certes imparfait) de la société angélique idéale en tous points; 3. en mesure d’encadrer la communauté des fidèles et d’assurer le salut de ses membres pour qu’ils soient acceptés dans le royaume des cieux lorsque se produira le Jugement dernier. Ce projet global chrétien trouve ses bases théoriques dans l’œuvre monumentale de saint Augustin, plus spécifiquement dans son De ciuitas Dei. Cette société idéale correspond au système social total qu’est l’ecclesia dont le développement s’est traduit dans la longue durée par un processus en plusieurs phases de destruction, de construction, voire de reconstruction des principales structures sociales telles que le temps et l’espace. Parmi les bonnes synthèses, cf. : Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De lan mil à la colonisation de lAmérique; Alain Guerreau. « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di une «spazio» specifico », E. Castelnuevo et G. Sergi(dir.), Arti e storia nel Medioevo, Torino, Einaudi, 2002 (vol. I : Tempi. Spazi. Instituzioni), p. 201-239.

[28] À la différence de la « structure textuelle » ou « structure intra-textuelle » qui renvoie à la manière dont les mots, les phrases et les paragraphes s’articulent pour former un tout cohérent, la « structure infra-textuelle » correspond au réseau de relations sémantiques qui existe entre les mots d’un corpus donné.

[29] Le corpus PL et les sous-corpus qui en sont issus (AUGUSTIN, BEDA) ont été formalisés par A. Guerreau; on le remercie une fois de plus d’avoir cordialement accepté de les partager.

[30] Il s’agit de Pierre Damien, Humbert de Silva Candida ainsi que les papes Alexandre II, Grégoire VII, Léon IX, Victor III, Nicolas II et Urbain II. On précise que ce sous-corpus a été réalisé à l’aide des mêmes outils qu’A. Guerreau. Il est bien entendu libre d’accès.

[31] Les paramètres à privilégier dépendent toutefois intrinsèquement de la taille du corpus analysé, autrement dit du nombre de mots qu’il contient. Une distance variant entre 10 et 20 pourra convenir à un corpus de 5 000 000 de tokens et moins, la grande étendue du balayage effectué permettant de contrebalancer le caractère menu dudit corpus, alors qu’une distance de 5 à 10 suffira amplement pour un corpus volumineux comme la Patrologie latine (plusieurs dizaines de millions de mots). Le corpus BEDA, exploité ici, comporte 1 908 859 tokens.

[32] Pour de plus amples détails, cf. : Philippe CIBOIS, Les écarts à l’indépendance. Techniques simples pour analyser des données d’enquête, http://www.scienceshumaines.com/textesInedits/Cibois.pdf (consulté le 3 février 2018); Alain Guerreau, Statistiques pour historiens, http://elec.enc.sorbonne.fr/statistiques/stat2004.pdf; Claire Lemercier et Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008, 128 p.

[33] Le néologisme « amassement » constitue une création du mathématicien Benoît Mandelbrot. Considéré comme un substantif masculin, il définit ce terme comme étant « [l’]aptitude [d’un phénomène donné] à former des amas hiérarchisés, [mais aussi la] collection d’objets formant des amas distincts, groupés en super-amas, puis en super-super-amas, etc., de façon (tout au moins en apparence) hiérarchique ». Benoît Mandelbrot, Les objets fractals. Forme, hasard et dimension, Flammarion, Paris, 1995, p. 153.

[34] D’emblée, il faut savoir que toute base de données textuelles (ou corpus) bien construite inclut des « informations bibliographiques » sur les textes qui la composent. Celles-ci sont habituellement identifiées par le terme « métadonnées », bien que certains lui préfèrent l’expression anglaise metadata. Exemple : le titre, la date de rédaction, le type de source, etc.

[35] La comparaison des observations réalisées à partir de BEDA avec un sous-corpus de taille équivalente pour le XIe siècle s’est avérée impossible. Nous avons alors constitué le sous-corpus REFGREG en groupant les textes de clercs dont les idées formulées renvoyaient à une dynamique de changement social commune.

[36] En ce qui concerne ce point, cf. : John Blair, The Church in Anglo-Saxon Society, Oxford, Oxford University Press, 2005, 564 p.; Sarah Foot, Monastic life in Anglo-Saxon England c. 600-900, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 398 p.; Helen Gittos, Liturgy, Architecture, and Sacred Places in Anglo-Saxon England, Oxford, Oxford University Press, 2013, 350 p.; Barbara Yorke, The Conversion of Britain 600-800, Londres, Routledge, 2006, p. 149-211.

[37] Bede, De temporum ratione, p. 14-16.

[38] Alain Guerreau, La fin du comte. Le système des représentations de l’Europe féodale, 2010, p. 101-138 et 477, à paraître.

[39] À ce sujet, cf. : Michel Lauwers, « Territorium non facere diocesim… Conflits, limites et représentation territoriale du diocèse (Ve-XIIIe siècle) », Florian Mazel (dir.), L’espace du diocèse dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 24-34; Florian Mazel, L’Evêque et le Territoire. L’invention médiévale de l’espace (Ve-XIIIe siècle): L’invention médiévale de l’espace (V e -XIII e siècle), Paris, Le Seuil, 2016, 544 p. Compte tenu des critiques sévères formulées par Bède au sujet de l’alarmant absentéisme des évêques de Northumbrie qui se soucient davantage des affaires du siècle que de celles qui relèvent de leur office, le terme « ultimement » aurait pu être remplacé par l’expression « en théorie ». Résultat : certaines localités souffrent d’une sérieuse carence en matière de soins pastoraux. Pour de plus amples détails, cf : Bede, Epistola ad Ecgbertum, Christopher Grocock et I. N. Wood (éd.), Abbots of Wearmouth and Jarrow, Clarendon Press, Oxford, 2013, p. 130-139.

[40] Par charité, nous faisons référence au concept de caritas, ce lien d’amour qui unit : 1. l’homme à son Créateur; 2. les fidèles entre eux; 3. le chrétien à lui-même dans sa double dimension de corps et d’âme. Pour de plus amples détails sur la question, cf. : Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016, 408 p (plus spécialement les trois premiers chapitres); Alain Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », N. Bulst, R. Descimon et A. Guerreau, L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, 1996, p. 85-101; Id., « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di une «spazio» specifico »; Id., « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le haut Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’alto medioevo, Spolète, 2003 (Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo, L), p. 91-115; Anita Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », Françoise Héritier-Augé et Élisabeth Copet-Rougier, La parenté spirituelle, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1995, p. 133-203; Id., « Spritus et caro, une matrice d’analogie générale », Frédéric Elsig, Térence Le Deschault de Monredon, Pierre-Alain Mariaux, et al., L’image en questions. Pour Jean Wirth, Genève, 2013, p. 290-295; Eliana Magnani, « Le don au moyen âge. Pratique sociale et représentations perspectives de recherche », Revue du MAUSS 2002/1 (no 19), p. 309-322.

[41] Ce fait demeure entièrement indépendant de la controverse qui oppose ceux qui soutiennent que les réflexions d’Augustin ont contribué au développement de ce qui deviendra les grandes structures de la civilisation féodale, et ceux qui avancent plutôt que les écrits de ce dernier, a fortiori le De ciuitas Dei, fournissent d’entrée de jeu les blueprints de l’ecclesia.

[42] Peter Darby, Bede and the End of Time, p. 69-75.

[43] Pour de plus amples informations sur la notion de seculum chez saint Augustin, cf. : Lettieri, Gaetano. « A proposito del concetto di Saeculum nel “De civitate Dei” », Augustinianum, n° 26, 1986, p. 481-498; R. A. Markus, Saeculum : History and Society in the Theology of St. Augustine, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, 264 p.; Didier Méhu, « Augustin, le sens et les sens. Réflexions sur le processus de spiritualisation du charnel dans l’Église médiévale », Revue historique, t. CCCXVII/2, n° 674, 2015, p. 298.

[44] Robert Forman, Augustine and the Making of a Christian Literature Classical Tradition and Augustian Aesthetics, Lewiston, Edwin Mellen Press, 1995, p. 15-40.

[45] En ce qui a trait à la notion de rythmus, cf. : Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016, 720 p.

[46] Anne-Isabelle Bouton-Touboulic, L’ordre cache. La notion d’ordre chez saint Augustin, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2004, p. 49 à 86; John F. Callahan, Four Views of Time in Ancient Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1948, p. 149-187;

[47]Ibid.; Aaron J. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983, p. 117-120; Krzysztof Pomian, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 240-244.

[48] John F. Callahan, op. cit. ; Jacques Fontaine, La littérature latine chrétienne, Paris, Que Sais-Je, 1970, p. 99-103.

[49] Anne-Isabelle Bouton-Touboulic, p. 494 à 506 ainsi que p. 517.

[50] Jacques Fontaine, op. cit. ; Richard Leo Enos et Roger C. Thompson, The Rhetoric of St. Augustine of Hippo. De Doctrina Christiana & the Search for a Distinctly Christian Rhetoric, Waco, Baylor University Press, 2008, p. 200-201. Jean-Claude Schmitt, op. cit., p. 70-80; 116.

[51] À ce sujet, cf. : Jérôme Baschet, La civilisation féodale, p. 256-266; Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 2006, 683 p.; Michel Lauwers, « Territorium non facere diocesim… Conflits, limites et représentation territoriale du diocèse (Ve-XIIIe siècle) », Florian Mazel (dir.), L’espace du diocèse dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 24-34; Id., « Pour une histoire de la dîme et du dominium ecclesial », Michel Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, Brepols, 2012, p. 11-64.

[52] Entre autres, cf. : Jérôme Baschet, op. cit., p. 475-528; Michel Lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioveo, Spolète, 2016 (Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo, L), p. 877-912; Jean-Marie Martin, « L’espace cultivé », Uomo e spazio nell’alto medioevo, Spolète, 2003 (Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo), p. 239-298.

[53] Sur ce sujet, cf. : Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, op. cit; Anita Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », op. cit.; Id., « Spritus et caro, une matrice d’analogie générale », op. cit.

[54] Il s’agit d’ailleurs d’une remarque que l’on peut étendre à la totalité du graphique.

[55] Pour de bons exemples à ce propos, cf. : Michel Lauwers, « Paroisse, paroissiens et territoire. Remarques sur parochia dans les textes latins du Moyen Âge », Médiévales, 49, 2005, p. 11-32; Pierre-Olivier Dittmar, « Le propre de la bête et le sale de l’homme », Adam et l’Astragale : Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain [en ligne], Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, http://books.openedition.org/editionsmsh/1732.

[56] À savoir que le maintien d’une domination à cette époque implique une grande locomotion de la part des dominants. Alain Guerreau. Le féodalisme, un horizon théorique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 179-183; Id., « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le haut Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’alto medioevo, Spolète, 2003 (Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo, L), p. 91-115; Michel Lauwers et Laurent Ripart, « Représentation et gestion de l’espace dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle) », Jean-Philippe Genet, Rome et l’État moderne européen, École française de Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 377), p. 115-171; Michel Lauwers, « Paroisse, paroissiens et territoire », op. cit.

[57] Par exemple, cf : Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et représentations. XXXVIIe Congrès de la SHMESP (Mulhouse, 2-4 juin 2006), Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale, 96), 2007, 462 p.; Monique Bourin et Elizabeth Zadora-Rio, « Analyses de l’espace », Jean-Claude Schmitt et Otto Gerhard Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Age en France et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 494-510; Benoît Cursente, « L’espace des médiévistes français et l’espace de FRAMESPA-Terrae », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 4 | 2008, consultée le 10 janvier 2018, http://framespa.revues.org/320; Pierre-Olivier Dittmar, Jérôme Baschet et Jean-Claude Bonne. Iter et locus. Lieu rituel et agencement du décor sculpté dans les églises romaines d’Auvergne, dans Image Re-vues [En ligne], Hors-série 3 (2012), http://imagesrevues.revues.org/1579; Nicole Guenther Discenza, Inhabited Spaces. Anglo-Saxons Constructions of Place, Toronto, University of Toronto Press, 2017, 261 p.; Natalia Lozovsky, « Geography and Ethnography in Medieval Europe : Classical Traditions and Contempory Concerns », Kurt A. Raaflaub et Richard J. A. Talbert (dir.), Geography and Ethnology. Perceptions of the World in Pre-Modern Societies, éd., Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, 357 p.; Florian Mazel, L’Evêque et le Territoire, op. cit.; Fabienne L. Michelet, Creation, Migration, & Conquest, Imaginary Geography and Sense of Space in Old English Literature, Oxford, Oxford University Press, 2009, 316 p; Hélène Noizet, « La ville au Moyen Âge et à l’époque moderne. Du lieu réticulaire au lieu territorial », EspacesTemps.net, Association Espaces Temps.net, 2014, http://www.espacestemps.net/articles/laville-au-moyen-age-et-a-lepoque-moderne/.

Portrait de Daniel Roche, historien spécialiste d’histoire culturelle et sociale de la France d’Ancien Régime

Professeur au Collège de France, Daniel Roche a porté ses travaux de recherche au croisement de l’histoire culturelle, sociale et urbaine de la France de l’Ancien Régime. En se concentrant sur des sources notariées exploitées de manière sérielle, il développe une histoire matérielle de l’Ancien Régime à travers l’histoire des vêtements, de la culture équestre et de la consommation quotidienne. Il contribue également à un histoire des sociabilités et de la culture populaire.
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