Thibault Barrier
Résumé
Si l’Antiquité envisageait avant tout les passions à partir de leur rivalité avec la raison, l’âge classique s’interroge plutôt sur leurs conditions d’engendrement. Passion du surgissement même de la nouveauté, l’admiration jouit d’un statut singulier, au point de devenir la première de toutes les passions. Or, elle n’est pas un simple corrélat de l’ignorance qui s’effacerait devant le savoir. Éveil inaugural de l’attention aux choses, l’admiration constitue encore la consécration ultime du désir de gloire qui hante les conduites, ainsi que le critère esthétique permettant d’apprécier la réussite d’une œuvre. Elle est la passion paradigmatique du XVIIe, non parce qu’elle est une passion spectaculaire (telle la colère antique), mais parce qu’elle est la passion du spectaculaire, et forme en cela l’affect adéquat à un monde pensé comme un spectacle, dont nous examinerons trois modalités : le spectacle du réel, le spectacle social, et l’art du spectacle par excellence qu’est le théâtre.
Thibault Barrier : Né en 1986, agrégé de philosophie, il est allocataire moniteur à l’Université Paris I (CHSPM), où il prépare une thèse sur le rapport entre admiration et théâtralité à l’âge classique. Il a récemment publié une introduction à L’Entretien avec Burman de Descartes aux éditions Manucius (sept. 2013).
Introduction : le temps de la nouveauté
Le statut de l’admiration au XVIIe siècle est le plus souvent résumé par la célèbre formule de Descartes (1596-1650) selon laquelle « l’admiration est la première de toutes les passions » [1]. Pour bien en comprendre la portée, rappelons que le terme d’admiration dans la langue classique est avant tout un synonyme d’étonnement. L’admiration désigne d’abord l’effet produit par la rencontre avec un objet jugé nouveau, avant de qualifier, de manière plus générale, un sentiment d’estime devant la grandeur d’une personne [2]. C’est bien en ce sens de surprise que Descartes en fait le commencement de la vie passionnelle et non au sens d’estime.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’admiration se rapporte à une forme de singularité, ou de nouveauté, qui excède l’ordre du commun : l’objet nouveau de la surprise excède les catégories perceptives du « connu », tout comme la grandeur excède les qualités ordinaires des hommes. Pour se rendre admirable, la grandeur doit apparaître sous un jour à chaque fois nouveau, afin de toujours frapper par sa singularité l’esprit de celui qui la voit. L’admiration se rapporte ainsi à une nouveauté singulière, en tant qu’elle fait exception.
Mais, si l’admiration est la passion de la première rencontre avec un objet nouveau, force est de reconnaître qu’elle est tout aussi précaire que le sentiment de nouveauté qui l’accompagne. Cette précarité est à la fois nécessaire et souhaitable.
Elle est d’une part nécessaire car, par le simple fait d’avoir été au moins une fois perçu, un objet cesse d’apparaître comme nouveau. L’admiration consiste à fixer son regard sur un objet inattendu, or cette fixation de l’attention conduit elle-même à sa propre disparition, puisque cet objet cesse nécessairement, au bout d’un certain temps, d’apparaître comme nouveau. L’admiration serait donc, par essence, une passion à durée de vie limitée, puisque sa modalité d’exercice (la fixation de l’attention) finit par détruire sa cause (la nouveauté de la chose). Elle peut bien être, d’un point de vue gnoséologique, la première, mais ne saurait être la « dernière » dans la mesure où elle semble incapable de se maintenir dans le temps.
Sa précarité est d’autre part souhaitable, car, depuis l’antiquité, il est commun de concevoir l’admiration non seulement comme le corrélat d’une ignorance, mais aussi comme l’aiguillon de la connaissance. La conception antique du thaumazein grec fait du coup de tonnerre qu’est l’étonnement le coup de départ de la pensée [3]. L’homme commence par exemple par admirer des phénomènes naturels inexplicables, mais cette admiration engendre le désir d’en connaître les causes. L’admiration n’est bonne qu’à condition d’être transitoire, et de se résorber dans la connaissance de son objet. Elle ne doit pas plus durer que l’ignorance qui la cause. L’admiration ainsi entendue est la passion de l’enfance, cet âge de l’ignorance sans cesse hypnotisée par la première vue des choses.
Du strict point de vue d’une théorie des passions, la primauté de l’admiration semble aller de pair avec sa vocation à disparaître de la vie affective. Or, il est pourtant deux champs de l’expérience au sein desquels l’admiration peut constituer une passion non pas seulement inaugurale, mais bien recherchée pour elle-même : la théorie de l’art et la théorie de la vie sociale. En effet, susciter de l’admiration chez le lecteur ou le spectateur apparaît comme la principale finalité des œuvres d’art, de la même manière qu’attirer sur sa personne l’admiration du plus grand nombre peut se donner comme la finalité des intrigues de cour. Dans le premier cas, l’admiration est envisagée à partir du plaisir qu’elle procure, dans le second à partir de l’estime qu’elle présuppose.
Alors que l’analyse psychologique de l’admiration en fait un affect éminemment précaire, tout se passe comme si les réflexions sur l’expérience artistique et l’existence sociale, cherchent au contraire à montrer qu’elle constitue l’objet dernier du désir de voir et d’être vu. Ce panorama général mériterait de longs développements pour être précisément décrit. Nous aimerons au moins en donner un aperçu, en nous appuyant sur la manière dont Corneille (1606-1684) fait de l’admiration la finalité aussi bien des tragédies que des pièces à machines, et sur celle dont Gracián (1601-1658) fait de l’admiration la mesure du succès du héros.
Pour expliquer cette tension, il serait possible d’invoquer l’hétérogénéité des champs ainsi considérés. Autrement dit, l’admiration dont parlent les philosophes comme Descartes ne serait pas la même que celle dont parlent les théoriciens de l’art comme Corneille ou les auteurs de ce que l’on appelle des « traités de cour » comme Gracián. Cette différence tiendrait au fait que le philosophe donne au terme d’admiration les contours précis d’un concept alors que le dramaturge français ou le jésuite espagnol feraient un usage moins déterminé du terme, qui servirait à désigner de manière plus emphatique le plaisir pris aux spectacles d’un côté, et la renommée acquise auprès d’autrui. Or, nous voulons au contraire montrer que non seulement, c’est bien de la même réalité anthropologique que parlent ces différents auteurs, mais surtout que les conceptions de Corneille et de Gracián permettent de proposer, à partir de leurs champs problématiques spécifiques, une solution au problème philosophique de la précarité temporelle de l’admiration, pour en faire la « première » mais aussi la « dernière » des passions.
Après avoir rappelé la définition cartésienne et les problèmes auxquels elle conduit, nous montrerons comment l’art théâtral aussi bien que l’artifice social parviennent à réactiver cet affect premier dans la genèse des passions qu’est l’admiration, et dès lors aussi « dernier ».
Le choc de la première rencontre
La conception cartésienne de l’admiration est intéressante parce qu’elle affirme explicitement la primauté de l’admiration et revient longuement sur sa description. Outre sa radicalité et sa technicité, elle présente aussi l’intérêt de ne pas être tout à fait uniforme, du début à la fin de son œuvre, puisque le statut de l’admiration passe de celui de simple topos à celui de concept.
Dans le premier volume publié par Descartes en 1637, le Discours de la méthode suivi des Essais [4], l’admiration est considérée comme une forme d’hébétude initiale qui, bien loin de favoriser l’acquisition des connaissances, l’empêche bien plutôt.
Dans la première partie du Discours de la méthode, l’admiration est brièvement évoquée lors d’une critique de la philosophie. Alors que Descartes reconnaît une certaine valeur à ces disciplines scolaires que sont l’histoire, l’éloquence, les mathématiques, car elles participent, d’une manière ou d’une autre, à la formation du jugement, la philosophie, pour sa part, « donne les moyens de parler vraisemblablement de toutes choses, et de se faire admirer des moins savants » [5]. S’il est une chose à tirer de la philosophie, ce n’est pas un quelconque savoir, mais plutôt une aptitude rhétorique à tenir un discours qui a l’apparence du vrai, et grâce auquel son auteur suscite de l’admiration chez les plus sots. La philosophie est ainsi ironiquement présentée comme une sophistique. Loin d’être le coup d’aiguillon qui suscite le désir de connaître et conduit à l’acquisition d’un savoir, l’admiration est présentée comme le symptôme d’une ignorance béate devant ce qui n’est qu’une apparence de savoir, présentée en vue d’une glorification narcissique de soi-même. Admirer ne conduit pas à éveiller la raison mais plutôt à l’endormir. Cette mention de l’admiration demeure marginale dans le Discours.
Mais dans Les Météores l’admiration – qui est à la fois le premier et le dernier substantif de l’ouvrage – occupe une place plus essentielle. Le Discours premier s’ouvre ainsi sur une critique de la tendance spontanée à admirer ces phénomènes dont on ignore les causes :
Nous avons naturellement plus d’admiration pour les choses qui sont au-dessus de nous, que pour celles qui sont à pareille hauteur ou au-dessous. Et quoique les nues n’excèdent guère les sommets de quelques montagnes, et qu’on en voie même souvent de plus basses que les pointes de nos clochers, toutefois, à cause qu’il faut tourner les yeux vers le ciel pour les regarder, nous les imaginons si relevées, que même les poètes et les peintres en composent le trône de Dieu, et font que là il emploie ses propres mains à ouvrir et fermer les portes des vents, à verser la rosée sur les fleurs et à lancer la foudre sur les rochers. Ce qui me fait espérer que si j’explique ici leur nature, en telle sorte qu’on n’ait plus occasion d’admirer rien de ce qui s’y voit ou qui en descend, on croira facilement qu’il est possible en même façon de trouver les causes de tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre [6].
Outre la différence d’intensité de l’admiration en fonction de l’altitude des objets, il faut remarquer la manière dont Descartes critique le mécanisme psychologique par lequel l’admiration des phénomènes célestes pousse l’imagination à fantasmer une causalité anthropomorphique substitutive. L’ignorance des causes conduit à une forme de rêverie poético-religieuse [7] dont l’incompréhensibilité renforce en retour le sentiment d’admiration.
Contre ce devenir fabulaire de la connaissance du monde, le programme des Météores procède à l’explication des causes de ces effets visibles afin de supprimer les raisons qui poussent à les admirer. Cet horizon explicatif et contre-admiratif ne se borne pas aux seuls objets célestes, il s’étend « en même façon » à « tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre ». Cette même volonté de substituer la connaissance des causes à l’admiration des effets qui anime la démarche de Descartes lui permet en outre d’unifier le champ de ce qu’il convient d’appeler les « phénomènes », à savoir l’ensemble des choses qui se présentent à la vue, qu’il faille lever ou baisser les yeux pour les voir, et qui constituent l’objet même de la physique [8]. La constitution du champ de la phénoménalité va de pair avec une neutralisation de toute distinction ontologique entre les objets de la physique : tout ce qui apparaît à la vue de l’homme, « à cause qu’il en est le spectateur » [9], appartient de plein droit à la physique.
La physique cartésienne cherche à produire une explication causale de l’ensemble des phénomènes de ce monde qui se donne à voir de prime abord comme un spectacle [10]. L’admiration constitue alors la modalité première du rapport au caractère spectaculaire du visible, c’est-à-dire envisagé à partir de ses seuls effets, dans l’ignorance de ses causes. Or tout l’effort scientifique de Descartes consiste à reconduire le spectacle des phénomènes à ses causes matérielles (exprimables par les seules lois de l’étendue), et de ce fait, à résorber l’admiration pour celui-là en une connaissance de celles-ci. L’explication physique des « spectacles » est tournée contre l’augmentation du discours superstitieux cherchant à combler les vides de la connaissance et de la vision :
Même, à cause que je n’ai jamais vu de tels spectacles, et que je sais combien les relations qu’on en fait ont coutume d’être falsifiées et augmentées par la superstition et l’ignorance, je me contenterai de toucher en peu de mots touts les causes qui semblent capable de les produire [11].
Les phénomènes naturels, qualifiés de « spectacles », sont ainsi le support d’interprétations trompeuses. L’esprit ignorant n’est pas vide, il est au contraire rempli de superstitions à partir desquelles il interprète imaginairement les phénomènes. La description ignorante de causes ne pêche moins par défaut que par excès, car elle y projette l’exercice intentionnel de puissances transcendantes, en un mot : des volontés divines. Cette pseudo-causalité, loin de supprimer l’admiration et l’ignorance qui en est la source, ne fait que les pérenniser l’une et l’autre.
Mais, une fois les causes du spectacle découvertes, elles peuvent devenir l’objet d’une maîtrise et d’une mise en scène presque théâtrale. À la fin du Discours huitième, Descartes décrit le dispositif technique grâce auquel des arcs-en-ciel sont susceptibles d’être produits à volonté, dans le seul but de susciter l’admiration des spectateurs :
Et ceci me fait souvenir d’une invention pour faire paraître des signes dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à ceux qui en ignoreraient les raisons. Je suppose que vous savez déjà la façon de faire voir l’arc-en-ciel par le moyen d’une fontaine […]. Mais j’avoue qu’il y faudrait de l’adresse et de la dépense, afin de proportionner ces fontaines, et faire que les liqueurs y sautassent si haut, que ces figures pussent être vues de fort loin par tout un peuple, sans que l’artifice s’en découvrît [12].
Même si l’admiration est cette fois recherchée et non plus combattue – puisque l’arc-en-ciel, phénomène désormais expliqué, devient l’objet d’un plaisir esthétique – elle reste bien le strict envers d’une ignorance des causes du spectacle. Les spectateurs sont admiratifs des figures produites dans le ciel tant que l’artifice de leur production demeure caché. Là encore, admiration et connaissance s’excluent mutuellement.
Les dernières lignes de l’essai confirment que l’explication physique des phénomènes a bien pour ultime horizon de supprimer les « sujets » d’admiration grâce à la connaissance des causes :
De quoi je ne crois pas qu’il soit besoin que je vous entretienne davantage ; car j’espère que ceux qui auront compris tout ce qui a été dit en ce traité, ne verront rien dans les nues à l’avenir, dont ils ne puissent aisément entendre la cause, ni qui leur donne sujet d’admiration [13].
L’écho aux premières lignes du texte fait apparaître une forme de balisage rétrospectif de l’itinéraire intellectuel suivi par le lecteur des Météores. À sa tendance spontanée à admirer les objets qui se trouvent au-dessus de sa tête, la lecture de l’essai à substitué une connaissance causale sans reste, et a fait ainsi disparaître tout ignorance au sein de laquelle l’admiration s’enracinait.
Tant que la perspective demeure scientifique, l’admiration est un obstacle à la connaissance. Mais l’admiration n’y est pas pensée pour elle-même : elle n’est que le corrélat passionnel de l’ignorance physique. Or, lorsque l’enjeu n’est plus d’expliquer les phénomènes du monde, mais les phénomènes affectifs eux-mêmes, autrement dit, lorsque Descartes engage une physique des passions, le statut de l’admiration n’est plus résiduel, il devient fondamental [14]. Dans Les Passions de l’âme (1649), ce n’est plus l’admiration elle-même qui constitue un obstacle à la connaissance mais son excès qu’est « l’étonnement ». L’admiration est la « première des passions », non pas seulement parce qu’elle serait le simple corrélat de l’ignorance dont celui qui a malheureusement été enfant avant d’être homme est contraint de s’extraire, mais parce qu’elle constitue désormais la condition positive de l’apparition d’objets extérieurs à l’esprit. Commencer par admirer n’est plus une forme de défaillance de l’esprit, car nous ne pouvons plus que commencer par admirer ce qui se présente à nous avec les atours de la nouveauté.
Dans le premier article du texte, Descartes définit la passion, « au regard du sujet », comme « tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau » [15]. La nouveauté est un élément constitutif de toute passion en général. Ce qui est vécu comme une passion pour le sujet suppose la rencontre avec quelque chose d’extérieur à lui-même, dont il n’a pas l’initiative de la manifestation. Or, la modalité par laquelle une chose extérieure devient un objet pour l’attention, est cette forme de surprise que Descartes appelle « admiration » :
Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant ou bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est convenable ou s’il ne l’est pas, il me semble que l’admiration est la première de toutes les passions. Et elle n’a point de contraire, à cause que, si l’objet qui se présente n’a rien en soi qui nous surprenne, nous n’en sommes aucunement émus et nous le considérons sans passion [16].
La nouveauté est l’effet d’un jugement. Est perçu comme nouveau ce qui vient rompre la temporalité homogène de l’attente, fondée sur l’habitude et la reconnaissance du connu. L’admiration désigne l’effet de contraste entre l’attente du semblable et le surgissement de la différence. Ce hiatus perceptif est nécessaire pour que l’attention se donne le moindre objet. Sans cette déception de l’attente, nul objet ne frapperait l’esprit, il le considérerait sans passion. Cette considération sans passion est délicate à penser, mais, à suivre la phrase, elle peut se comprendre comme le fait que l’objet serait seulement « vu », balayé par le regard, mais sans pour autant retenir l’attention. L’objet considéré sans passion n’est qu’une vague présence indifférenciée et indistincte. Or, pour qu’un objet apparaisse au sens fort, il lui faut se détacher d’un tel fond dont il fait partie, afin que le regard s’y arrête, car surpris. Ce détachement suppose la rupture d’un horizon d’attente uniforme.
L’admiration n’a pas de passion contraire car elle est elle-même le contraire de l’indifférence de l’habitude qui exprime l’absence de toutes passions, dont on a vu qu’elles devaient contenir une part irréductible de nouveauté. Le contraire de l’admiration n’est pas une autre passion (comme le mépris ou l’épouvante) mais plus radicalement l’absence de passions [17].
L’admiration est en cela axiologiquement neutre : elle se contente de fixer le regard sur cette chose jugée nouvelle, sans savoir encore si elle est utile ou nuisible, et donc, si elle doit être recherchée ou fuie. L’admiration est ainsi la première des passions car elle à toutes les autres fournit leur objet, qui vient de l’extérieur, justifiant de la sorte que l’on parle de passions et non d’affections internes de l’âme [18]. Si l’admiration situe son objet en deçà du partage entre l’utile et le nuisible, elle n’est toutefois pas exempte de toute considération sur son utilité au sein la vie affective.
Le propre d’une passion consiste à fortifier ou faire durer en l’âme de certaines pensées. Or, il est utile d’en faire durer certaines et nuisible d’en faire durer d’autres. L’admiration « est utile en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons en notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées » [19], car en les faisant apparaître comme rares et extraordinaires, l’attention s’y attache, en vue de les connaître. Focalisation de l’attention sur des choses rares, et donc bien souvent ignorées, l’admiration ouvre la voie à une disparition de cette ignorance. C’est pour cela que Descartes peut dire que « ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants » [20]. Mais, l’auteur précise aussitôt, qu’« encore qu’il soit bon d’être né avec quelque inclination à cette passion, parce que cela nous dispose à l’acquisition des sciences, nous devons toutefois tâcher par après de nous en délivrer le plus qu’il est possible » [21]. L’admiration n’est utile que si elle est dépassée par la connaissance dont elle a fait surgir les lacunes. Elle est nuisible lorsqu’elle devient excessive, en intension d’abord et en extension ensuite.
Elle est tout d’abord nuisible lorsqu’elle frappe l’esprit si fort, « que tout le corps demeure immobile comme une statue, et qu’on ne peut apercevoir de l’objet que la première face qui s’est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance » [22]. L’objet jugée rare ne capte plus seulement l’attention, il la capture au point de la rendre incapable de se déplacer sur autre chose, ne serait-ce qu’une autre face de ce même objet. À cet esprit médusé répond l’immobilité de son corps. Cet « excès d’admiration » est appelé « étonnement ». L’admiration devient étonnement lorsqu’elle dure trop longtemps, lorsqu’elle s’éternise, au point de transformer l’homme admiratif en statue de marbre. L’étonnement est nuisible en ce qu’il pétrifie la pensée.
Ce premier excès conduit à un second, puisqu’à force de fixer son attention sur la première face des objets sans chercher à les connaître, une habitude se forme qui « dispose l’âme à s’arrêter en même façon sur tous les autres objets qui se présentent, pourvu qu’ils lui paraissent tant soit peu nouveaux » [23]. Alors que l’admiration se constituait précisément contre l’habitude, elle peut, en vertu du processus de fortification inhérent à toute passion, devenir elle-même une habitude à s’étonner, et non seulement à admirer, car l’esprit ne recherche plus la nouveauté que pour elle-même et non plus en vue d’une connaissance de l’objet jugé nouveau. Cette admiration excessive ne discrimine plus entre ce qui est digne de retenir l’attention et ce qui ne l’est pas. Il arrive « qu’on admire trop, et qu’on s’étonne en apercevant des choses qui ne méritent que peu ou point d’être considérées » [24].
Le risque est alors que l’admiration ne soit pas seulement le commencement mais aussi la fin (la finalité et le terme) de la vie de l’esprit. L’admiration est donc utile pour autant qu’elle demeure subordonnée à l’exigence de connaissance rationnelle, c’est-à-dire, de réduction de l’inconnu – encore jugé rare et extraordinaire – au connu. Mais dire que certains objets ne méritent pas une admiration prolongée laisse penser qu’il en va autrement pour d’autres.
Certaines choses peuvent en effet être légitimement admirées parce qu’elles ne sont précisément pas susceptibles d’une connaissance sans reste, comme le sont les causes efficientes des phénomènes de la physique. Or, c’est justement l’infini qui, parce qu’il ne peut jamais être totalement circonscrit par la pensée humaine finie, constitue l’objet légitime d’une admiration durable. Descartes ne procède pas strico sensu à un dénombrement exhaustif de ces objets infinis et donc « merveilleux » (dignes d’être admirés), mais il s’agit principalement, de Dieu, de l’ordre de la nature et de cette trace de Dieu en l’homme qu’est la liberté [25]. À chaque fois l’admiration porte sur une forme de grandeur qui excède les limites de l’entendement. L’esprit peut bien les connaître, mais pas les comprendre, « car comprendre c’est embrasser de la pensée, mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée » [26].
Alors que la surprise devant une chose rare s’estompe lorsqu’elle devient connue, une cause infinie, en plus de dépasser toute pensée, produit sans cesse des effets nouveaux. C’est en ce sens que la fin de l’article 160 des Passions de l’âme dit que cette puissance de bien user de son libre arbitre qu’est la générosité, donne « toujours une nouvelle admiration » [27]. Nous pourrions encore ajouter que nous admirons la vertu du généreux car elle est elle-même une chose « rare et extraordinaire » [28].
Pour Descartes, l’admiration constitue la modalité adéquate de la relation à une chose nouvelle ou infinie (l’infinité garantissant un renouvellement toujours possible), c’est-à-dire, à une forme de présence qui, dans un cas comme dans l’autre, excède toute anticipation de la perception et demeure soustraite à une circonscription intégrale par l’entendement. Pour les phénomènes physiques, ou les choses les plus ordinaires, l’admiration constitue ce choc premier grâce auquel s’engage le processus théorique dans lequel elle s’épuise. Dans le cas contraire, elle dégénère en un étonnement qui paralyse la raison. Elle ne peut légitimement durer qu’exceptionnellement, lorsqu’elle porte sur les rares objets frappés du sceau de l’infini. En ce sens, une fois passé le moment de l’enfance, l’admiration demeure une passion relativement rare dans la vie affective.
Le plaisir de la puissance
Contre la précarité naturelle du spectacle offert par la rencontre d’une chose nouvelle ou d’une âme vertueuse, le théâtre peut être conçu comme l’espace d’un renouvellement artificiel de l’admiration, en mettant en scène l’une et l’autre de ces causes.
Pour Corneille, l’admiration est l’effet affectif principalement recherché, aussi bien par les tragédies que par les pièces dites « à machines ». Elle est à la fois l’instrument privilégié de la catharsis, et la forme élémentaire du plaisir pris au spectaculaire.
Pour le premier point, il est remarquable que dans la plupart de ses textes théoriques, Corneille présente son propos comme un commentaire d’Aristote, sauf sur la question, pourtant majeure, de la catharsis. Contre la tradition aristotélicienne, il substitue l’admiration à la crainte et à la pitié. Dans l’Examen de 1660 de Nicomède, il déclare en effet :
Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la tragédie, en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses infortunes : mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelque fois aussi agréable, que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs […]. Dans l’admiration qu’on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions, dont n’a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. L’amour qu’elle nous donne pour cette vertu que nous admirons, nous imprime de la haine pour le vice contraire. La grandeur de courage de Nicomède nous laisse une aversion de la pusillanimité, et la généreuse reconnaissance d’Héraclius qui expose sa vie pour Martian, à qui il est redevable de la sienne, nous jette dans l’horreur de l’ingratitude [29].
Du point de vue du plaisir éprouvé par le spectateur, l’admiration est équivalente à la compassion. Mais pour ce qui concerne l’exigence cathartique, l’équivalence se transforme en supériorité. Pour assurer la fonction thérapeutique de la tragédie – purger les spectateurs de passions jugées néfastes – il est bien moins efficace d’exciter de la crainte et de la pitié à la vue des malheurs auxquels conduit un vice, que de susciter de l’admiration pour la vertu contraire [30].
Il peut toutefois paraître étrange que Corneille estime ce moyen plus efficace, alors même qu’il est plus indirect. Or, cette « manière » est jugée plus efficace non parce qu’elle est plus rapide, mais parce qu’elle est plus sûre. Même si le texte ne développe pas ce point, nous pouvons supposer que cette sûreté tient au fait qu’elle évite d’exposer le spectateur à la vue directe du vice, et par conséquent de susciter en lui des passions dangereuses qui contiennent toujours le risque de leur excès : la crainte et la pitié, susceptibles de dégénérer en pusillanimité et en apitoiement. L’admiration rend possible une catharsis qui ne prend plus le risque de la contamination affective de l’âme par le vice qu’elle voit représenté, ni d’un sentiment de terreur susceptible de la plonger dans l’impuissance. La sûreté de l’admiration ne consiste toutefois pas à rompre la relation passionnelle, mais seulement à l’infléchir plus efficacement que la crainte ou la compassion vers la vertu.
L’efficience cathartique supérieure de l’admiration repose sur un principe d’économie : à quoi bon prendre le risque de ne susciter que de la crainte pour un vice, sans désir de la vertu contraire, alors qu’en éveillant de l’admiration pour une vertu, la haine pour le vice contraire est nécessairement imprimée dans l’esprit ? Corneille mobilise le lexique mécaniste de l’impression, pour justifier que le mouvement admiratif vers une vertu « imprime » en retour un mouvement contraire de haine pour le vice opposé. Il ne s’agit pas seulement de dire que, dans une situation d’équilibre affectif ou d’hésitation, l’admiration (ou l’amour) pour une vertu est plus fort que la répulsion (ou la haine) pour un vice. L’admiration pour une vertu contient en elle-même la répulsion pour le vice contraire. La purgation des passions est donc plus sûre avec l’admiration qu’avec la crainte, puisque la première fait sentir au spectateur à la fois ce qu’il doit rechercher et ce qu’il doit fuir, alors que la seconde se contentait de lui faire sentir ce qu’il devait fuir, sans lui indiquer ce qu’il devait rechercher. Il est en effet possible de n’être pas lâche sans être pour autant courageux, alors que l’on ne saurait être courageux, sans par là même ne pas être lâche. Le supplément dramaturgique de l’admiration tient au fait qu’en plus de l’attirance pour une vertu, elle exclut son vice contraire, alors que la crainte pour un vice n’implique pas l’attrait pour la vertu opposée. Cette dissymétrie fondamentale conduit Corneille à préférer la plus puissante des deux passions.
Mais après avoir repéré cette substitution de l’admiration à la crainte au nom même de l’exigence cathartique, il faut encore remarquer que l’assignation de l’objet de l’admiration demeure toutefois problématique.
À un premier niveau, il semble pourtant évident que c’est la vertu des personnages, et plus précisément, le courage manifesté par les héros face aux situations hostiles, qui est l’objet propre de l’admiration. Corneille évoquait en effet la « la grandeur de courage de Nicomède », et pour Don Sanche, l’« admiration de son grand courage ». Nous pourrions alors en conclure que l’admiration constitue un vecteur de moralisation du tragique cornélien, dans la mesure où faire de l’admiration l’effet premier recherché, c’est en même temps promouvoir sur la scène les caractères vertueux qui en sont dignes.
Mais une telle lecture est invalidée autant par les textes théoriques que par le sujet de certaines tragédies de Corneille. S’il est aisé de comprendre comment l’admiration du courage de Nicomède permet de se purger de ce vice qu’est la lâcheté, il est moins évident de reconnaître ce qu’il y aurait d’admirable dans la fureur infanticide de Cléopâtre, et partant de quel vice il s’agirait de se purger. Comment l’exigence cathartique peut-elle encore fonctionner à l’égard de personnages qui n’offrent plus que le spectacle du vice ?
De l’Utilité du poème dramatique (1660) revient sur la définition des « bonnes mœurs » dont parle Aristote, et précise que cette « bonté » ne saurait être identifiée à une vertu d’ordre moral. Si la vertu morale devait être une règle pour la tragédie, la plupart des pièces tragiques connues en seraient exclues tant « s’y rencontre de personnages méchants ou vicieux, ou tachés de quelque faiblesse qui s’accorde mal à la vertu » [31]. Il s’agit donc de trouver une forme étrange de bonté qui s’accommode de la production du vice :
Il faut donc trouver une bonté compatible avec ces sortes de Mœurs, et s’il m’est permis de dire mes conjectures sur ce qu’Aristote nous demande par là, je crois que c’est le caractère brillant et élevé d’une habitude vertueuse, ou criminelle, selon qu’elle est propre et convenable à la personne qu’on introduit. Cléopâtre dans Rodogune est très méchante, il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent ; mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. J’ose dire la même chose du Menteur. Il est hors de doute que c’est une habitude vicieuse que de mentir, mais il débite ses menteries avec une telle présence d’esprit, et tant de vivacité, que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et fait confesser aux Spectateurs que le talent de mentir ainsi est un vice dont les sots ne sont point capables [32].
La bonté est définie par la grandeur d’un caractère, en deçà de la distinction morale entre la vertu et le vice, le bien et le mal : c’est une puissance d’action ferme et stabilisée, soustraite à l’irrésolution ou aux variations circonstancielles. Cette grandeur est seulement susceptible d’être moralement bonne, sans l’être nécessairement, car elle peut tout aussi bien être vicieuse, sans pour autant être moins « grande ».
L’exemple de Cléopâtre conduit à une distinction essentielle entre deux niveaux de réalité auxquels se rapportent deux affects distincts : « en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent ». Il y a une relation d’opposition entre la détestation et l’admiration mais cette relation est asymétrique dans la mesure où l’une et l’autre ne portent pas sur les mêmes objets. Alors que la première porte sur les effets de la puissance, la seconde porte sur sa « source ». Au premier niveau se trouvent donc les actions, dans leur pluralité et leur ambivalence morale, puisqu’elles peuvent être indifféremment jugées bonnes ou mauvaises par les spectateurs. À un second niveau, plus souterrain, se trouve l’origine singulière de cette diversité d’actions, où réside la « grandeur ». Singulière et non plurielle, cette source sera l’objet d’un seul et unique affect : l’admiration. Cette détermination plus précise de l’objet de l’admiration permet de la distinguer de l’amour avec lequel elle pouvait encore être confondue. Strictement parlant, l’amour et l’admiration ne portent pas sur le même objet.
La « grandeur » chez Corneille n’est pas axiologiquement déterminée, elle est capable du pire comme du meilleur [33], mais constitue dans les deux cas l’objet premier de l’admiration. Dans La Veuve (1633) par exemple, Chrysante dit à Doris :
Je meure, mon enfant, si tu n’es admirable,
Et ta dextérité me semble incomparable,
Tu mérites de vivre après un si beau tour [34].
L’« admirable » est affirmé dans toute sa singularité, au point qu’il est justement dit « incomparable », c’est-à-dire qu’il excède l’ordre commun des choses qui servirait à fonder une comparaison avec une norme axiologique. La singularité de cette grandeur qui suscite l’admiration implique donc sa dimension excessive qui lui confère un statut d’exception. L’admiration est ainsi pensée comme une manière de se rapporter à une puissance exceptionnelle qui déborde l’échelle sur laquelle repose l’évaluation de valeurs. Elle apparaît comme la passion qui reconduit le regard au-delà du régime superficiel des approbations morales, pour ne considérer que l’exercice d’une pure puissance de déploiement, axiologiquement neutre. Elle permet d’atteindre ce niveau de réalité plus profond qui caractérise l’origine de la force qui se manifeste dans toute conduite ferme et résolue [35] par laquelle se définit le caractère du personnage.
Pour qualifier la grandeur d’âme par laquelle les héros parviennent à surmonter les obstacles qu’ils rencontrent, Corneille a explicitement recours au lexique de la puissance, et donc corrélativement, de l’excès de puissance. En témoigne le passage de l’Examen de Nicomède, qui précède immédiatement le texte déjà cité :
Mon principal but a été de peindre la politique des Romains au-dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec les rois leurs alliés ; leurs maximes pour les empêcher de s’accroître, et les soins qu’il prenaient de traverser leur grandeur, quand elle commençait à devenir suspecte, à force de s’augmenter, et de se rendre considérable par de nouvelles conquêtes. C’est le caractère que j’ai donné à leur république en la personne de son ambassadeur Flaminius, à qui j’oppose un prince intrépide, qui voit sa perte assurée sans s’ébranler, et qui brave l’orgueilleuse masse de leur puissance, lors même qu’il en est accablé [36].
Toute la réflexion sur le statut original de l’admiration est introduite par cette considération sur la puissance et sur la « masse » relative de puissance dont disposent chacun des personnages. Corneille fait de sa pièce une tragédie de la puissance au sens où elle donne à voir l’opposition de différents quanta de puissance les uns aux autres. Au sein d’une telle lutte de forces, avoir de la puissance c’est toujours avoir plus de puissance, c’est-à-dire, faire en sorte que la masse de sa puissance excède celle de la puissance rivale. La grandeur désigne bien cette forme particulière de l’excès de puissance, et c’est en cela qu’elle constitue l’objet propre de l’admiration théâtrale.
La catharsis engagée par l’admiration de cette puissance brute et axiologiquement neutre, présuppose la logique affective précédemment décrite.
Admirer la fermeté d’âme imprime en retour une aversion pour la disposition contraire qu’est la faiblesse de la volonté, entendue comme irrésolution, ou inconstance. Si c’est une puissance que le spectateur est conduit à admirer, c’est donc d’une impuissance qu’il est invité à se purger. Précisons toutefois que ce second objet de la catharsis – la grandeur d’une âme résolue – ne s’oppose pas au premier objet qu’était le courage (invoqué à propos de Nicomède ou de Don Sanche), il en précise plutôt le contenu. En effet le courage manifesté par les héros de Corneille n’est pas cette vertu cardinale par laquelle l’homme met en œuvre tous les moyens en vue d’une fin jugée moralement bonne. Le courage est l’excellence d’une âme qui dispose librement de ses forces et conduit imperturbablement sa volonté vers la fin qu’elle s’est donnée. Cette fermeté face aux circonstances implique une capacité à résister à la crainte et à surmonter les obstacles. C’est cette pure puissance de maîtrise et de déploiement qui constitue la racine du courage cornélien, et fonde ainsi la grandeur de ses héros. L’indifférence morale ne nuit en rien au processus cathartique, il contribue plutôt à le raffermir.
De la même manière que les personnages n’éprouvent pas de peur face aux dangers ou aux obstacles qu’ils rencontrent, les spectateurs sont invités à ne pas en éprouver non plus à la vue des actes représentés sur scène. L’admiration est cette modalité du regard par laquelle ils atteignent, sous l’immoralité atroce des actions visibles de Cléopâtre, la grandeur d’une âme « ferme et résolue » qui dispose librement de sa volonté. Le spectateur est donc conduit à faire lui-même l’exercice de sa fermeté d’âme en résistant à l’effroi premier que peut susciter les meurtres de la reine, ou à la désapprobation des « menteries » de Dorante. Il peut ainsi à son tour faire l’exercice de son propre courage, c’est-à-dire de sa propre puissance d’âme à affronter sa tendance spontanée à former un jugement moral, pour se contenter d’un jugement esthétique, par lequel il peut appréhender, à côté des actions, cette « source dont elles partent ». Apprendre à voir sans approuver ni désapprouver, sans s’apitoyer ni s’effrayer, relève en ce sens d’une forme d’ascèse intellectuelle par laquelle le spectateur exerce la puissance de son esprit [37]. Ce mécanisme affectif propre à l’admiration et la spécificité de son objet constituent selon nous l’originalité de la position cornélienne [38]. L’admiration n’est pas seulement le rapport privilégié à la grandeur héroïque des personnages, mais aussi au merveilleux scénique. L’excès de puissance qui en est cette fois l’objet n’est plus celui de la constance d’un caractère, mais celui des effets spectaculaires produits par les machines de théâtre. Selon un dispositif assez proche de la reproduction technique d’un arc-en-ciel par des fontaines déjà évoquée par Descartes ou des grands spectacles de cour relatés par Félibien par exemple [39], Corneille fait de l’admiration l’effet spécifique du merveilleux théâtral. Ce privilège des effets scéniques et de l’affect particulier qu’ils produisent se donne à lire dans l’Examen d’Andromède (1650), où Corneille confesse que « cette pièce n’est que pour les yeux » [40]. Les machines ne sont pas de simples « agréments détachés », mais forment « le nœud et le dénouement » de cette pièce dont la mise en œuvre « remplit tout le monde d’étonnement et d’admiration » [41]. L’agrément suscité par les machines repose encore sur le contraste entre la perception des causes et l’ignorance des effets, puisqu’elles produisent des effets extraordinaires sur la scène tout en dissimulant dans l’obscurité des coulisses les mécanismes concrets qui en sont la cause. Encore faut-il préciser que cette ignorance est pour partie feinte, car le spectateur pressent bien la présence des machines, mais tire un certain plaisir esthétique à ne pas résorber cette ignorance dans une connaissance, et peut ainsi faire durer l’admiration. Si l’admiration prend bien pour objet l’excès de puissance, la machine en est l’instrument par excellence dans la mesure où elle constitue le ressort dramaturgique principal pour manifester l’action de divinités sur la scène. La machine effectue ce que la « masse de puissance » des personnages humains n’est pas en mesure d’accomplir. Elle est comme le muscle de l’action divine. Grâce à la machine, toutes les actions présentées sur scène – qu’elles soient impossibles à l’homme ou qu’elles réclament une débauche considérable de force – semblent accomplies avec une déconcertante facilité. C’est même cette facilité avec laquelle se déploie la puissance qui produit le sentiment de surprise. Dans un Dessein de la Toison d’or (1661), Corneille déclare en effet :
L’Art des machines n’a rien fait voir à la France de plus beau, ni de plus ingénieux que ce combat. Jusqu’ici nous n’avons point vu de vols sur nos Théâtres, qui n’aient été tout à fait de bas en haut, ou de haut en bas, comme ceux de l’Andromède : mais de descendre des nues au milieu de l’Air, et se relever aussitôt sans prendre terre, joignant ainsi les deux mouvements, et se retourner à la vue des Spectateurs, pour recommencer dix fois la même descente, avec la même facilité que la première, je ne puis m’empêcher de dire qu’on n’a rien encore vu de si surprenant, ni qui ne soit exécuté avec tant de justesse [42].
Cet art poussé à son ultime degré fait du spectacle de la Toison d’or du « jamais-vu ». La promptitude de l’enchainement des mouvements de descente et d’ascension jointe à la facilité de sa réitération constituent ensemble l’effet le plus admirable de cette scène. La prouesse technique frappe par la soudaineté de son effet, soudaineté qui ne peut manquer de produire, pour reprendre des termes cartésiens, « une subite surprise de l’âme » [43] face à cette nouveauté qu’est le vol vertical répété de manière continue. La facilité invoquée par Corneille rend possible une réitération du même mouvement qui se présente pourtant avec les atours de la nouveauté : c’est parce qu’il est fait avec autant de facilité que le premier, que le dixième « rebond » est tout aussi admirable que le premier alors même que sa réitération aurait dû le rendre lassant car trop attendu. Or tout se passe comme si la facilité permettait à la soudaineté de la surprise de durer dans le temps, de se répéter sans pour autant s’estomper. Alors que la surprise du premier rebond porte sur l’exploit scénique lui-même, lors des rebonds suivants – et à plus forte raison pour le dixième – celle ci change d’objet, et porte plutôt sur l’apparente facilité à répéter cet exploit dans le temps. Qu’elle se rapport à l’exigence cathartique ou à la saisie du merveilleux, l’admiration est bien selon Corneille la finalité du spectacle théâtral. Le théâtre recréé artificiellement les conditions d’apparition de l’admiration en produisant sur scène deux modalités de cet excès de puissance qui constitue son objet : la grandeur d’une âme héroïque, et la surprise due à la débauche d’effets scéniques. Mais l’artifice théâtral ne dure qu’un temps limité. L’admiration est certes recherchée comme une fin, mais elle n’est que ponctuellement réactivée chez le spectateur, durant le seul temps de la pièce. Son statut de finalité théâtrale retarde certes l’échéance de sa disparition, mais ne supprime pas sa vocation à se dissiper. Mais il est peut-être une autre forme de spectacle qui ne s’achève point, une représentation qui ne rencontre pas de terme : celle de que chacun est conduit à jouer sur la scène du monde. Or, cette théâtralité sans vie de l’existence sociale est l’occasion de chercher à susciter une admiration elle aussi sans fin. C’est à un tel défi que permet de répondre la stratégie ostentatoire développée par Gracián dans l’Oràculo manual y arte de prudencia (1647).
Le privilège du phénix
Dans cet ouvrage, Gracián propose un ensemble de trois cents maximes qui, sans ordre apparent, décrivent les mécanismes par lesquels s’acquiert et se conserve la réputation. La question ne porte plus sur l’admiration dont l’homme est le sujet, mais sur celle dont il peut devenir l’objet, à la fois au regard des autres, mais aussi contre les autres. Nous analyserons la logique de l’ostentation qui conduit à une intensification maximale de l’admiration par laquelle l’homme « prudent » parvient à se faire passer pour infini, et devient ainsi l’objet légitime d’une admiration prolongée. Pour Gracián, le champ du visible est composé d’une part par le perçu sensible – ce qui est empiriquement donné à voir – mais aussi et surtout par le prolongement imaginaire qui accompagne le regard d’autrui. Cette activité constitutive de l’imagination est clairement soulignée dans la maxime 182 de l’Oracle manuel : « L’imagination court toujours la campagne et prête aux choses les plus belles couleurs ; elle ne conçoit pas seulement ce qu’elles sont, mais ce qu’elles pourraient être » [44]. Pour éveiller un tel prolongement imaginatif, il n’est pas question de se contenter de pratiquer la dissimulation, il faut se donner à voir. Tout l’art de la prudence réside dans le fait de susciter l’admiration en ne laissant entrevoir que le minimum suffisant pour capter le regard et devenir l’objet de l’attention, mais sans se donner tout entier à voir, afin de ne pas empêcher cette tendance spontanée de l’imagination à augmenter la grandeur d’une chose dont elle ne perçoit pas les contours. Pour maintenir éveillée l’imagination, il faut donc éviter de satisfaire le désir de voir, afin de nourrir l’attente. Il s’agit de maintenir l’inflation continue d’un désir sans jamais pour autant le satisfaire pleinement. En ce sens, la dissimulation ne consiste pas seulement à « cacher » quelque chose à quelqu’un, elle consiste plutôt à frustrer une attente pour faire croître l’attention [45]. Le prudent apprend à « laisser sur sa faim », car « dans la soif même, c’est un raffinement de bon goût que de la piquer, mais non de la rassasier : le bon est doublement bon lorsqu’il n’est pas trop long » [46]. Puisque le désir est la mesure de l’estime, la relance du premier permet d’augmenter la seconde. C’est dans l’écart maintenu entre la provocation du désir et sa réplétion que se joue la constitution de soi en objet d’admiration, c’est-à-dire, en objet qui se laisse connaître (voir), mais sans pour autant se laisser comprendre (voir en entier). Le désir, et l’estime dont il est la mesure, se nourrissent donc de ce est perçu comme une absence. Se rendre incompréhensible ne consiste pas à se rendre tout à fait imperceptible, mais seulement à ménager une part d’ombre dans son apparence. La maxime 94 souligne cette différence décisive entre connaissance et compréhension : Fonds incompréhensible. Que l’homme habile évite qu’on sonde le fonds, soit de son savoir, soit de sa valeur, s’il veut que tous le vénèrent : qu’il se laisse connaître mais non comprendre. Que personne ne perce les limites de sa capacité, à cause du danger évident de décevoir. Qu’il ne permette jamais qu’on l’embrasse totalement : l’opinion et le doute sur l’étendue de la capacité de quelqu’un cause plus grande vénération que son évidence même, pour grand qu’il soit. [47]
Le prudent se laisse connaître, sans quoi il ne serait pas même un « objet » de regard, mais sans se laisser comprendre, c’est-à-dire, qu’il ne doit pas laisser voir ses propres limites. Il peut se laisser toucher avec les yeux mais non pas embrasser du regard, pour reprendre les termes de la distinction cartésienne évoquée plus haut. Or selon Gracián, « la plupart des gens n’estiment pas ce qu’ils comprennent, et admirent ce qu’ils n’entendent pas » [48]. En dissimulant au regard d’autrui les limites de sa capacité, cette dernière devient imaginairement infinie pour celui qui n’en perçoit pas la fin. Gracián décrit ici le mécanisme psychologique par lequel l’esprit passe de l’état négatif d’ignorance à l’attribution positive de qualités à cet objet jugé incompréhensible. Puisque l’incompréhensibilité est souvent la marque de l’infini – qui ne se laisse pas circonscrire par un esprit fini – donner à voir sa capacité comme incompréhensible conduit autrui à y projeter, comme une de ses qualités, ce qui serait la cause de son incompréhension : l’infinité. Grâce à cette forme de dissimulation partielle, nous passons donc d’un état du sujet (l’incompréhension) à une qualité de l’objet (l’infinité). Ce clair-obscur dans la manière de se présenter a pour fonction d’attiser le désir de voir jusqu’à lui faire fantasmer les propriétés de son objet. L’idée d’une infinie ressource qui accompagne le regard admiratif est certes imaginaire, mais elle n’en est pas moins réel dans la mesure où le réel visible est précisément composé du perçu et de ce que l’imagination y ajoute. Ces représentations fantasmées déterminent en outre les comportements effectifs des individus les uns à l’égard des autres. L’art de la prudence culmine donc dans cet art du clair-obscur, savante articulation de dissimulation et de simulation, qui rend infini et par là même donc admirable aux yeux des autres. Ce jeu entre la « simulation » qui montre, et la « dissimulation » qui occulte, définit proprement ce que Gracián appelle l’ostentación, qu’il ne faut pas confondre avec la simple vanité de l’apparence, ou l’enflure du courtisan. L’ostentation n’est pas une affectation vide, elle suppose au contraire la présence d’un fonds substantiel appelé à rayonner sur la scène du monde : Homme d’ostentation. L’ostentation est l’éclat des qualités ; chacune a sa saison : saisissez-là au vol, car vous ne triompherez pas chaque jour. Il y a des sujets splendides chez qui le peu brille beaucoup et dont le beaucoup se fait admirer ; lorsque l’ostentation se joint à l’excellence, cela passe pour un prodige […]. L’art d’ostentation comble beaucoup de vides, et donne à tout un second être, et davantage lorsque la réalité le soutient. […]. L’ostentation doit être mesurée pour ne point tomber dans la vulgarité et, auprès des habiles gens, son excès est mal en cour. Elle consiste parfois en une éloquence muette qui sait montrer, comme négligemment, ses beaux côtés, car dissimuler adroitement une qualité est la meilleure façon de la mettre en avant, cette privation étant le plus sûr aiguillon de la curiosité. C’est une grande adresse que de ne pas révéler d’un seul coup toute sa perfection ; il faut la découvrir voile à voile, chaque fois un peu davantage : de sorte qu’une beauté dévoilée en laisse espérer une plus grande et que l’applaudissement accordé à la première soit le prélude de ceux offerts à toutes les autres [49]. Si l’ostentation est « l’éclat des qualités » auxquelles elle donne « un second être », elle suppose bien la présence originelle de ces qualités et de cet être, sans quoi il n’y aurait rien à montrer. L’ostentation n’est pas une manière faire valoir ce qui n’existe pas, elle au contraire une manière de mettre en crédit ce qui existe déjà. Qu’elle s’appuie sur la tendance de l’imagination à fantasmer la grandeur de ce qu’il ne perçoit qu’en partie ne signifie pas qu’elle se réduirait à une théâtralisation fictive de qualités inexistantes. Nul part dans l’Oracle manuel Gracián n’exhorte à faire étalage d’une apparence qui serait privée de substance. Il ne cesse au contraire de rappeler l’exigence de fonds ou de substance nécessaire pour constituer une personne [50], ce qui est l’horizon d’un art de la prudence [51] : « Seule la vérité peut donner une réputation véritable et faire prospérer la substance » [52]. L’ostentation est le mode privilégié par lequel l’être se donne un supplément de visibilité dans un univers tout entier spectaculaire, et soumis au principe général selon lequel « les choses ne passent pas pour ce qu’elles sont mais pour ce qu’elles paraissent » [53]. La métaphore topique du theatrum mundi donne sens à cette idée selon laquelle être, c’est être visible. Le monde social est un théâtre d’apparences, dont les uns et les autres sont tour à tour acteurs et spectateurs. Pour qualifier un objet digne d’admiration, Gracián recourt extrêmement souvent au terme plausible, qui signifie « digne d’applaudissements » [54]. L’applaudissement est la manifestation privilégiée de l’admiration. L’ostentation elle-même peut se penser comme une processus de théâtralisation de soi, procédant à la partition attentive entre ce qui est donné à voir sur la scène du monde, soumise au regard de tous, et ce qui demeure tapi dans l’obscurité des coulisses, soumis au seul regard du prudent sur lui-même. L’ombre qui enveloppe la scène rend plus intense les quelques éléments donnés à voir. Cette manifestation par brèches, « voile à voile » permet de se faire admirer, sans pour autant épuiser le désir de voir qui en est à l’origine car si la présence finit par lasser le désir, l’absence l’augmente, « la privation étant le plus sûr aiguillon de la curiosité ». L’ostentation suppose donc de parvenir à se manifester de manière discontinue, en ménageant présence et absence, afin de capter les regards sans pour autant risquer de l’attente. C’est seulement en tenant l’esprit d’autrui « suspendu » que l’admiration peut être durable :
Conduire ses affaires avec suspens. L’admiration de la nouveauté est la mesure des succès. Jouer cartes sur table n’est ni rentable ni agréable. Ne pas se découvrir d’emblée laisse en suspens et davantage là où la grandeur de l’emploi est l’objet d’une attente universelle ; cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et dont le secret même provoque la vénération […]. Imitez donc le procédé divin pour tenir les hommes aux aguets et en éveil . [55]
L’homme d’ostentation parvient à apparaître comme rare et extraordinaire aux yeux d’autrui, et ainsi admirable. Mais cette conquête de l’admiration, pour efficace qu’elle soit, demeure encore précaire, car ce jeu de simulation et de dissimulation est toujours susceptible d’être percé par un autre homme prudent [56]. L’excès de grandeur suscité par l’admiration semble, lui aussi, ne pouvoir durer qu’un temps : « Celui qui excède trouve toujours quelqu’un qui l’excède » [57]. Si l’admiration se fonde sur la nouveauté de son objet, pour conserver l’admiration des autres, il est nécessaire de rester nouveau, ce qui semble être une exigence contradictoire, puisque la « fréquentation use l’admiration » [58]. Pour difficile qu’elle soit, cette exigence de renouvellement constitue toutefois la fine pointe de la prudence, que Gracián appelle « un privilège de phénix » :
Il faut donc renaître en valeur, en esprit, en fortune, en tout : il faut se risquer à de brillantes nouveautés et avoir de multiples aurores comme le soleil, variant les théâtres de son éclat pour que la privation dans l’un, la nouveauté dans l’autre, piquent ici le désir, là l’admiration. [59]
Une des solutions pour acquérir une admiration durable serait de faire sans cesse l’effort de se renouveler soi-même, afin de frapper le regard des autres comme pour la première fois. La tâche semble difficile à mener à bien dans la mesure où elle suppose une forme de répétition infinie. Or, Gracián propose toutefois une manière de rendre inaltérable l’admiration dont le prudent s’est fait l’objet. Mais pour sceller définitivement l’admiration, il ne s’agit cette fois plus de faire valoir certaines modalités particulières d’apparition, mais d’apprendre au contraire à disparaître au bon moment. Ce bon moment qu’est l’ocasión chez Gracián, ne désigne pas seulement le moment de l’insertion de l’action dans le cours de la fortune, il désigne aussi et surtout, celui de la retraite hors du cours contingent des affaires du monde. C’est de la sortie bien plus que de l’entrée dans le monde que dépend la réputation d’un homme : « une belle retraite vaut bien une superbe attaque, il faut mettre à l’abri le gain des exploits quand ils sont suffisants, quand ils sont bien nombreux » [60]. Tant que l’homme prudent en reste au niveau de l’ostentation, il peut certes « gagner » l’admiration du plus grand nombre, mais il n’en demeure pas moins soumis aux aléas de la fortune, au risque de voir sa réputation anéantie par un autre prudent dont il est le concurrent. Seule l’action achevée ne plus risquer d’être défaite. Le moment de la retraite doit donc avoir lieu lorsque l’exercice d’ostentation est à son acmé. En se retirant, à temps, lorsqu’il est au sommet de l’admiration, le prudent conjure l’effet de lassitude en même temps que la possibilité d’être vaincu :
N’attendre pas d’en être soleil couchant. Maxime de sages que de quitter les choses avant qu’elles nous quittent. Sachez faire un triomphe de la défaite aussi, car le Soleil lui-même, encore dans son éclat, se retire parfois dans un nuage pour farder son crépuscule, et laisse en suspens s’il est couché ou non. Évitez à votre corps les crépuscules pour ne pas crever sous les affronts ; n’attendez pas qu’on vous tourne le dos de peur qu’on ne vous enterre vif avec désespoir, mort sans réputation […]. La beauté doit rompre à temps et avec adresse son miroir, et non avec détresse après avoir vu ses attraits dépréciés [61].
La retraite conduit à rompre avec la temporalité hasardeuse de la fortune et fait accéder l’existence au statut d’essence, et ainsi à une forme d’éternité. Lorsqu’il s’est retiré au sommet de sa gloire, le prudent devient un saint, un être auréolé par le halo lumineux qui enveloppe sa propre disparition [62]. Alors que l’ostentation correspond à la phase active durant laquelle l’admiration s’acquiert, la sainteté correspond à la phase suivante grâce à laquelle elle se conserve : « la retraite est le sceau de la capacité » [63]. Sceller sa capacité, signifie à la fois la mettre en signe et la rendre inaltérable. Le passage opéré par Gracián du terme de héros ou d’homme d’ostentation à celui de saint exprime ce passage d’une admiration précaire à une admiration définitive. Cette admiration est rendue définitive parce qu’elle s’est soustraite au régime toujours fragile du visible pour se situer dans l’esprit des admirateurs, et, plus précisément, dans leur mémoire. Pour être pérenne, l’admiration ne doit plus être un phénomène perceptif, elle doit devenir un phénomène mémoriel. Les derniers mots de l’ouvrage décrivent cette efficace de la vertu : « L’homme vivant, elle le rend aimable et, mort, mémorable » [64]. La mort apparaît in fine comme le paradigme de cette retraite par laquelle l’homme immortalise son succès grâce à l’admiration dont il est l’objet, non plus dans le regard sensible des autres, mais dans ce regard spirituel qu’est la mémoire. Cet art de la retraite permet de penser une admiration qui ne s’épuise pas avec la fréquentation de son objet, puisque la présence du prudent ne se donne plus du tout à voir, mais seulement à réactiver par la penser : elle n’est plus subie mais désirée. L’admiration ainsi conçue n’est plus seulement de l’ordre de la gloire sociale, mais de l’ordre de l’histoire : elle transforme l’existence en un destin. Ainsi « canonisé », le héros devient, selon le sens particulier que Gracián donne à ce terme, un « saint ». Ce rapide parcours de l’Oracle manuel nous montre que l’admiration peut se définir comme la passion de la nouveauté et en même temps constituer la finalité de l’existence sociale. Deux stratégies distinctes et complémentaires sont à l’œuvre pour empêcher sa disparition. La pratique de l’ostentation permet d’abord au prudent de renouveler sans cesse sa propre image, et d’être ainsi continuellement admiré. L’art de la retraite scelle enfin définitivement cette admiration, en l’arrachant même à l’ordre de la durée, pour l’inscrire dans l’éternité.
Conclusion : la passion du spectaculaire
Ce rapide parcours avait pour objectif de montrer le statut privilégié occupé par cet affect qu’est l’admiration au XVIIe siècle. Elle est d’une part subie, au commencement de la vie affective, comme effet de la rencontre avec du nouveau, mais elle est aussi d’autre part recherchée comme la finalité de l’existence mondaine, à la fois source du plaisir esthétique et objet du désir de gloire. Le problème de la durée de l’admiration nous a servi de fil directeur car il révèle bien la manière dont l’artifice humain s’emploie produire des spectacles rares et nouveaux afin de réactiver cette passion fugace et précaire qui apparaît avec le choc de la première rencontre, mais se trouve presque aussitôt recouverte par l’habitude. Si l’admiration est spontanément la première des passions, elle ne peut qu’artificiellement devenir la dernière des passions. Mais cet artifice est partie intégrante de l’existence humaine. Il peut alors être intéressant de reconsidérer cette place faite à l’admiration au XVIIe siècle à partir de la métaphore du théâtre du monde, qui trahit la prépondérance du modèle optique de la connaissance. Si le théâtre est, selon l’étymologie, ce qui se donne à voir, l’admiration, entendue comme tension du regard vers l’extérieur, apparaît bien comme l’affect adéquat pour se rapporter à un monde pensé comme un spectacle. En ce sens, elle n’est plus une passion spectaculaire en elle-même, dans sa manifestation phénoménale (comme ont pu l’être les emportements de la colère ou de l’amour), mais la passion du spectaculaire, c’est-à-dire, la passion qui rend l’homme disponible à la surprenante présence des choses visibles. Nous avons essayé de montrer que l’admiration était ainsi convoquée dans ces trois types de spectacles que sont : le spectacle des choses extérieures, le spectacle théâtral et le spectacle de la vie sociale. Elle peut, de la sorte, être pensée comme la passion baroque par excellence.
Notes
[1] Les Passions de l’âme, art. 53, in Œuvres, éd. C. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, 1996, abrégée « AT », avec indiction du volume en chiffres romains et de la page en chiffres arabes ; ici : AT XI, 373.
[2] Voir par exemple la définition du Dictionnaire françois (1680) de Richelet qui définit l’admiration par deux synonymes : « s’étonner, être surpris ». Dans le Dictionnaire universel (1690), Furetière juxtapose la surprise et la grandeur : « Action par laquelle on regarde avec étonnement quelque chose de grand et de surprenant ». La surprise désigne « ce qui ravit, émeut l’esprit, parce qu’on ne s’y attendait pas ».
[3] Platon, Théétète, 155d, et Aristote, Métaphysique A.2, 982b12-19.
[4] Le titre complet du volume de 1637 paru à Leyde est le suivant : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Plus La Dioptrique, Les Météores, et La Géométrie, qui sont des essais de cette Méthode.
[5] Discours de la méthode, AT VI, 6.
[6] Météores, Discours premier, AT VI, 231
[7] Il faudrait développer plus précisément la dimension subversive du propos cartésien à l’égard de l’interprétation chrétienne. Par exemple, la rosée n’est pas seulement un phénomène naturel, elle est comprise comme un symbole de la grâce divine, cf. par exemple l’épisode la toison de Gédéon (Juges, 6. 36-40), ou encore l’hymne « Rorate Cœli desuper » (Isaïe, 45. 8), dont le motif est repris comme modèle d’une conversion en douceur chez François de Sales ou Bossuet (nous remercions M. Stéphane Macé de nous avoir signalé ces références).
[8] Dès 1629, Descartes déclarait en effet : « Je me suis résolu d’expliquer tous les phénomènes de la nature, c’est-à-dire toute la physique » (Lettre à Mersenne, 13 novembre 1629, AT I, 70).
[9] Discours de la méthode, Cinquième partie, AT VI, 42. Cette formule atteste l’indexation de la physique cartésienne sur le phénomène de la lumière, par lequel toutes les autres choses se donnent à voir. L’homme lui-même devient un phénomène physique : spectateur du monde, il est aussi spectateur de lui-même comme partie de ce monde dans le Traité de l’homme. Cf. aussi le Discours septième des Météores, où les illusions d’optiques, ces choses « qu’on peut voir dans l’air sans qu’elles y soient », sont soumises à la même exigence d’explication causale (AT VI, 324).
[10] Le titre de la IIIe partie des Principia est « De mundus adspectabilis ».
[11] Météores, Discours Septième, AT VI, 323-324.
[12] Ibid., Discours huitième, AT VI, 344-345.
[13] Ibid., Discours dixième, AT VI, 366.
[14] Entre les Météores et Les Passions de l’âme, il faudrait détailler la fonction « métaphysique » de l’admiration, entendue comme suspension de l’esprit comparable à une forme de doute. Cf. la mention de la stupéfaction (obstupescam) et de la stupeur (stupor) dans la Première Méditation (AT VIII, 19) et l’identification plus nette de l’admiration au doute dans La Recherche de la vérité, où Descartes utilise le terme d’« étonnement général » (generalis admiratio) pour qualifier ce doute radical d’où seront dérivées les connaissances de toutes choses (AT X, 514-515).
[15] AT XI, 328.
[16] Les Passions de l’âme, art. 53, AT XI, 373.
[17] Descartes procède ainsi à une double rupture avec la classification des passions héritées de la tradition rhétorique (notamment du livre II de la Rhétorique d’Aristote) : il introduit, en première position qui plus est, l’admiration qui ne figure pourtant pas dans les listes canoniques des passions, et il subvertit le principe même du dénombrement des passions par couples antithétiques (amour/haine, désir/aversion, etc.) en affirmant que l’admiration n’a pas de contraire. Sur cette tradition, voir : G. Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions, Paris, PUF, 2000.
[18] L’admiration est absente du dénombrement des passions intra-utérines (cf. art. 107-111). Cela révèle que l’admiration suppose une forme d’extériorité entre l’âme et le monde qui l’affecte. Or cette distance minimale n’existe pas pour le fœtus, tout entier pris par ses intérêts biologiques, polarisés par l’utile et le nuisible.
[19] Art. 75, AT XI, 384.
[20] Idem.
[21] Art. 76, AT XI, 385.
[22] Art. 73, AT XI, 383.
[23] Art. 78, AT XI 386.
[24] Art. 76. AT XI, 385.
[25] « Le Seigneur a fait trois merveilles (mirabilia) : les choses à partir de rien, le libre arbitre et l’Homme Dieu » (AT X, 218).
[26] Lettre à Mersenne, 27 avril 1630, AT I, 152.
[27] AT XI, 453.
[28] Art. 75, AT XI, 384.
[29] Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1980-1987 [désormais : OC], tome II, p. 643.
[30] Cf. Lettre à M. Zuylichem – Préface au Don Sanche d’Aragon (1650) : « Ce n’est point un héros à la mode d’Euripide, qui les habillait de lambeaux pour mendier les larmes des spectateurs, celui-ci soutient sa disgrâce avec tant de fermeté qu’il nous inspire plus d’admiration de son grand courage que de compassion de son infortune » (OC, II, p. 552).
[31] De l’Utilité et des parties du poème dramatique, in Trois Discours sur le poème dramatique, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 78.
[32] Ibid., p. 78-79.
[33] Sur l’ambivalence de l’admiration héroïque, voir : C. Biet, « Plaisirs et dangers de l’admiration », Littératures Classiques, n°32, 1998, p. 121- 134.
[34] III, 4, v. 1011-1013.
[35] Pour Dorante, ce n’est évidemment pas le mensonge en lui-même qui est admirable, puisque « c’est une habitude vicieuse que de mentir », mais bien plutôt la « présence d’esprit » et la « vivacité » qui en sont à l’origine.
[36] OC, II, p. 641.
[37] Une telle expérience de la résistance de l’âme aux « aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre » est déjà présente chez Descartes (cf. Passions de l’âme, art. 94, 147, et 187). L’épreuve que « les plus grandes âmes » font de leur propre force leur procure une même joie intellectuelle, quelles que soient les actions représentées (tristes ou gaies), et peut constituer à ce titre l’instrument privilégié d’une thérapeutique des passions qui passe par la conquête de la position spectatrice à l’égard des maux dont la fortune peut les accabler. Cf. Lettre à Élisabeth du 18 mai 1645. D’une manière générale le spectacle constitue un paradigme pour penser la distanciation minimale de l’âme à l’égard du monde, sur laquelle est fondée la primauté de l’admiration.
[38] Pierre Le Moyne, dans la Dissertation du poème héroïque (1658), publiée comme préface à la deuxième édition de son grand poème épique Saint-Louis ou la Sainte couronne reconquise sur les infidèles (1653), faisait déjà de l’admiration la passion théâtrale par excellence, mais en un sens très différent de Corneille.
[39] À la fin de la Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668, Félibien précise « qu’il ne s’est jamais rien fait de plus surprenant et qui ait causé plus d’admiration » (Les Fêtes de Versailles, éd. M. Jeanneret, Paris, Gallimard, 2012, p. 100).
[40] OC, II, p. 448.
[41] Idem.
[42] Dessein du 31 janvier 1661, in Corneille, La Conquête de la Toison d’or, éd. M.-F. Wagner, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 216-217.
[43] Les Passions de l’âme, art. 70, AT XI, 380.
[44] Oracle manuel et art de prudence [désormais OM], § 182, trad. B. Pelegrin, in Traités politiques, esthétiques, éthiques, Paris, Seuil, 2005, p. 361.
[45] Voir en ce sens, le jeu de simulation et de dissimulation décrit dans la maxime 13.
[46] OM 299, op. cit., p. 339.
[47] OM 94, op. cit., p. 313 (trad. modifiée).
[48] OM 253, op. cit., p. 322.
[49] OM 277, op.cit., p. 380-381 (trad. modifiée)
[50] Cf. OM 48.
[51] Cf. OM 1 et 6 qui donnent le programme général de l’ouvrage.
[52] OM 175, op.cit., p. 418.
[53] Formule répétée en OM 99 et 130, qui ajoute : « ce qui ne se voit pas est comme s’il n’était pas ».
[54] Voir : OM 22, 56, 59, 67, 118, 143, 216, 300.
[55] OM 3, ibid., pp. 311-312 (trad. modifiée).
[56] Cf. OM 13.
[57] OM 195, op. cit., p. 400 (trad. modifiée).
[58] OM 81, op. cit., p. 389.
[59] Id.
[60] OM 38, op. cit., p. 364-365.
[61] OM, 110, op. cit., p. 389-390 (trad. modifée).
[62] OM 66 : « une bonne fin auréole tout » (ibid., p. 407).
[63] Selon le titre de la maxime 179.
[64] OM 300, op. cit., p. 407.