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La dot et sa gestion par les femmes en Babylonie aux deuxième et premier millénaires av. J-C*

Laura COUSIN

Résumé

Depuis les années 1960, les historiens se sont emparés de la question du genre et du rôle des femmes dans la société, et l’Assyriologie ne s’est pas montrée en reste grâce à la publication de Averil Cameron et Amelie Kuhrt en 1983, qui élargissait la question de la condition féminine au Proche-Orient antique, et plus récemment celle de Sophie Lafont en 1999 et de Zainab Bahrani en 2001. Dans les sociétés patriarcales du Proche-Orient, le mariage se définit du point de vue de l’époux ou du père de la jeune fille. La finalité première de l’union est d’assurer une descendance aux époux, mais les contrats de mariage, qui furent établis dès le début du deuxième millénaire, mentionnent dans de nombreux cas une dot apportée par la jeune fille. Son établissement et sa réception sont au cœur de nombreux documents de la pratique, et au moyen d’exemples concrets des deuxième et premier millénaires, il est possible d’étudier la marge de manœuvre laissée aux femmes quant à la gestion de leur dot.

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Laura COUSIN

Mail : laura.cousin2@wanadoo.fr

Doctorante de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne (sujet de thèse : « Babylone, ville du roi, au premier millénaire av. J-C. »).

A.T.E.R. à l’Université Paris-I.

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Introduction

Depuis les années 1960, les historiens se sont emparés de la question du genre et du rôle des femmes dans la société, et l’Assyriologie ne s’est pas montrée en reste grâce aux publications de Images of Women in Antiquity par A. Cameron et A. Kuhrt en 1983[1], qui élargissait la question de la condition féminine au Proche-Orient antique, et plus récemment de Femmes, Droit et Justice dans l’Antiquité orientale de S. Lafont en 1999[2], ainsi que de Women of Babylon de Z. Bahrani en 2001[3]. La question de la dot des femmes a elle-même fait l’objet de nombreuses publications. La dot au deuxième millénaire av. J-C. a été bien étudiée par S. Dalley[4], C. Wilcke[5], R. Westbrook[6], ainsi que par L. Barberon[7], tandis que pour le premier millénaire av. J-C., plusieurs études ont été menées par M.T. Roth[8].

La dot est un ensemble de biens que, généralement, un père attribue à sa fille lorsqu’elle quitte le foyer familial, soit parce qu’elle se marie, soit parce qu’elle est consacrée à une divinité, cas que l’on retrouve au deuxième millénaire. Dans le Code de Hammurabi[9], il est mis en exergue que les filles doivent recevoir une part d’héritage sous la forme d’une dot. Les termes employés pour la désigner diffèrent entre les deuxième et premier millénaires. Au deuxième millénaire, cohabitent šeriktum (forgé sur la racine ŠRK signifiant « offrir ») et nudunnum (d’après la racine NDN signifiant « donner »). Dans le Code de Hammurabi, le terme « dot » est rendu par šeriktum, tandis que nudunnum est plutôt utilisé dans les documents de la pratique. Cette différence de désignation tient au fait que šeriktum renvoie très précisément à ce qui est donné par le père à sa fille, tandis que nudunnum relève de ce qui est donné à la jeune fille, aussi bien par son père que par son mari[10]. La dot peut faire l’objet d’un contrat : la clause se compose alors de deux parties, la liste des éléments composant la dot et sa donation par l’agent de la mariée au nouveau couple. Mais dans quelles mesures les femmes sont-elles amenées à gérer leur dot et à la faire fructifier ? Et quelles sont les limites à cette gestion ? On peut rappeler au préalable qu’il ne pourra être question d’établir un modèle général, et que l’on ne pourra présenter que des cas spécifiques.

1. La dot : aspects généraux

  • La composition d’une dot

En Mésopotamie, une femme qui se marie part vivre dans un nouveau foyer, soit dans la maison indépendante que possède son époux, soit dans la demeure de sa belle-famille. Si la jeune mariée se place ainsi sous l’autorité de son beau-père, il en va de même pour les biens qui l’accompagnent, c’est pourquoi l’on rencontre la formule « faire entrer » les biens dans la maison du beau-père. En effet, même si l’épouse en est la titulaire, c’est son mari qui en a la jouissance[11], et la dot subit elle aussi un changement d’autorité.

On divise en deux catégories les biens composant les dots : d’une part, ceux que la femme apporte pour elle-même, c’est-à-dire les udê bīti (les « biens de la maison »), comprenant les meubles, les éléments de joaillerie, voire des esclaves femmes qui peuvent lui servir de domestiques ou de dames de compagnie ; et d’autre part, ceux destinés à l’établissement du nouveau couple et à son bien-être financier, soit de l’argent, des terres, et des esclaves à vendre. Les listes de dot peuvent dans l’ensemble paraître disparates, leurs établissements dépendant des circonstances particulières et inhérentes au mariage prévu entre les familles des deux protagonistes : si la mariée vient d’une famille aisée ou non, si elle rejoint la maison sa belle-famille, donc déjà équipée, ou si le nouveau couple occupe une résidence indépendante. Mais les sources que nous possédons doivent être étudiées avec précaution. En effet, aucun contrat de mariage n’évoque les dispositions que les deux familles avaient préalablement prises concernant l’utilisation de la dot.

  • Cas de restitution de la dot

La dot peut être restituée à l’épouse si cette dernière est répudiée ou calomniée. Si elle décède, il existe différents cas de figure : si elle meurt sans descendance, c’est son père qui récupère la dot ; à rebours si elle a eu des enfants, c’est le mari qui garde la dot pour la leur transmettre. Cette dernière disposition est également utilisée si l’épouse est à l’origine de la demande de divorce. La dot a pour vocation à rester dans le cercle familial, comme le préconise l’article 167 du Code de Hammurabi :

« Si un homme épouse une femme, qu’elle lui donne des enfants, et qu’elle décède, et qu’après son décès, il épouse une autre femme et qu’elle lui donne des enfants, quand il mourra, les enfants ne partageront pas ses biens selon les mères ; ils prendront les dots de leur mère respective et alors diviseront la propriété paternelle »[12].

Le veuvage est un autre cas de restitution de la dot. La situation de Tappaššar au premier millénaire av. J-C. illustre bien la condition des veuves en Mésopotamie[13]. Cette femme est mariée à Gimillu de la famille Nappahu (famille du « Forgeron », implantée à Babylone), et aucun enfant vivant n’est issu de cette union. Ainsi Gimillu adopte-t-il, vers 527 av. J-C (pendant le règne de Cyrus le Grand, premier souverain perse en Babylonie, qui y régna de 539 à 530, soit au début de la période dite « perse-achéménide »), un homme déjà adulte dont le père biologique est décédé depuis une quinzaine d’années. Dans le contrat d’adoption, il est stipulé que Gimillu cèdera ses actifs par écrit à son fils adoptif en échange de soin, lorsqu’il deviendra vieux. Néanmoins, à la mort de son mari, Tappaššar vit dans des conditions très difficiles. Selon M.T. Roth[14], Gimillu a laissé sa veuve insuffisamment protégée et le fils adoptif semble la spolier de ses biens. Cependant, la situation de Tappaššar serait, selon H.D. Baker[15], moins désespérée. Une tablette publiée récemment révèle qu’elle aurait gardé sa dot, et vivrait dans une aile de la maison de son défunt époux, sans toutefois jouir d’une situation des plus enviables.

 

  • Eléments additionnels à la dot : terhatum, biblum et quppum

Au deuxième millénaire av. J-C., une autre dotation apparaît aux côtés de la dot, il s’agit de la terhatum (« contre-don »). Elle se traduit sous la forme d’un cadeau donné par le marié à sa belle-famille, qui sert à garantir la bonne foi du futur époux envers son beau-père, lorsque celui-ci doit engager des dépenses en vue du mariage. Ce contre-don est mentionné dans les articles 159 à 161 du Code de Hammurabi :

  • CH § 159 : « Si un homme, qui a apporté le cadeau-biblum dans la maison de son beau-père et qui lui a donné le contre-don (terhatum), jette son dévolu sur une autre femme et déclare à son beau-père : “Je ne vais pas épouser ta fille”, le père de la fille peut prendre légalement possession de tout ce qui a été déposé chez lui ».

  • CH § 160 : « Si un homme apporte le cadeau-biblum dans la maison de son beau-père et donne le contre-don (terhatum), mais que le père de la fille lui dit : “Je ne vais pas te donner ma fille », le père devra rendre tout ce que l’homme lui aura apporté ».

Dans mes articles susmentionnés du Code de Hammurabi, est évoqué le biblum, traduit par « cadeau de mariage », donné par la famille du marié. Si cette disposition est bien attestée au deuxième millénaire av. J-C. aussi bien dans le Code de Hammurabi, que dans les lois médio-assyriennes (collections de lois retrouvées dans la ville d’Aššur et datant des 12e-11e siècles av. J-C.), c’est moins le cas au premier millénaire. On ne connaît, en effet, que deux contrats de mariage datant du 4e siècle provenant de Suse, ville du Sud de l’actuel Iran, ainsi qu’une tablette de la ville de Sippar, située en Basse-Mésopotamie au Nord-Ouest de Babylone, (BM 64195+) qui le mentionnent[16]. La tablette BM 64195+ date des années 530-520 av. J-C., et fait partie de l’archive de Marduk-remanni de Sippar, la plus grande archive privée de cette ville au 6e siècle av. J-C. L’un des personnages principaux de ce texte est la sœur de Marduk-remanni, Ina-Esagil-râmat :

« Cinq mines (2,5 kg) d’argent, les esclaves Nanaya-lummir et Nanaya-keširat, des biens mobiliers, (qui forment) la dot que Bel-uballiṭ, fils de Iqiša, descendant de Ṣahit-ginê (famille du « Presseur d’huile »), a promis de donner à Mušezib-Marduk, fils de Ṣillaya, descendant de Suhaya, avec sa fille Ina-Esagil-râmat. Les jeunes époux ont reçu les cinq mines (2,5 kg) d’argent, Nanaya-lummir et Nanaya-keširat, et les biens mobiliers, de la part de Bel-uballiṭ […]. A propos du bijou d’une mine et dix sicles (580 g) d’argent que Burašu, mère de Mušezib-Marduk, a donné à Ina-Esagil-râmat comme biblum, Mušezib-Marduk et Ina-Esagil-râmat ont reçu le bijou pesant une mine et dix sicles (580 g) d’argent de la part de Bel-uballiṭ, en plus des cinq mines (2,5 kg) d’argent de la dot »[17].

On remarque ici que le biblum est donné par la mère du marié au père de la mariée, à l’issue du mariage. Cette situation diffère du contexte paléo-babylonien (1900-1595 av. J-C.), pendant lequel le biblum était alors offert pendant les négociations du mariage, sûrement pour mettre en commun les dépenses en vue des noces. Il était alors vraisemblablement constitué de produits alimentaires. Il est probable que le biblum n’était pas mentionné dans les contrats datés du premier millénaire, non pas parce qu’il n’existait plus, mais plutôt parce qu’il était fréquent et que l’on ne considérait pas sa mention comme nécessaire. Si celui de notre texte est mis en exergue, c’est sûrement à cause de sa nature atypique.

A l’époque néo-babylonienne (625-539 av. J-C.) apparaît un autre élément constitutif de la dot, il s’agit du quppum, un terme difficilement traduisible. On peut le rendre par « cassette », quppum désignant littéralement une boîte, mais il renvoie dans ce contexte à un élément particulier de la dot, à une catégorie subsidiaire de biens qui lui est associée[18]. C’est souvent une quantité d’argent ou d’or donnée par le père, mais qui ne fait pas proprement partie de la dot. Le quppum est généralement destiné à l’épouse, mais son mari peut également l’utiliser. Dans ce cas, s’il le dépense intégralement, il lui incombe de le convertir en autres biens pour son épouse, en terre par exemple.

2. Femmes et gestion de la dot : études de cas 

Comment une femme richement dotée est-elle incluse dans la gestion de sa propre dot ? Quels sont les éléments qui nous permettent de le savoir ?

  • La dot des femmes consacrées au deuxième millénaire

Plusieurs catégories de femmes consacrées sont attestées au deuxième millénaire, parmi lesquelles les nadîtum et qadištum. La dot de Dulluqtum est des plus intéressantes à cet égard :

« Un terrain de 36 m² de terre, sur lequel est bâtie une maison, sur le domaine de […], la part héritée de Tarâm-Esagil, sa mère, située à côté de la maison de Belessunu, fille de […], et de la maison de […]. Une esclave, Adad-dumqi, un chaudron d’une capacité de trente litres, dix sicles (80 g) d’argent, un sicle (8 g) d’or en bracelet, un sicle (8 g) d’or en boucle d’oreille, cinq vêtements-enû, dix bandeaux, les deux robes qu’elle porte, deux carpettes, un sac en cuir, une meule pour farine ordinaire, une meule pour farine-tappinnum, un autre sac en cuir, deux anneaux, quatre grattoirs en bronze, un lit en bois, sept chaises, un(e)[…] chaise, cinq coffres, cinq […] en bois […]., une meule pour farine, une meule pour farine-tappinnum. C’est ce qu’Asqûdum son père et Tarâm-Esagil sa mère ont donné à Dulluqtum leur fille. Elle pourra donner son héritage à qui lui plaît. Iškur-mansum est son “père”. Témoins (parmi lesquels une princesse). An 39 du règne de Hammurabi (1753 av. J-C.) »[19].

On observe clairement que Dulluqtum est issue de l’élite de la ville de Sippar, d’une part par la richesse des biens qui lui sont donnés, et d’autre part, par la présence d’une princesse parmi les témoins. D’après l’étude de L. Barberon, il est vraisemblable que Dulluqtum était une femme consacrée qadištum[20], et que ses deux parents participèrent à sa dotation au moment de sa consécration[21]. En outre, le texte présente le dénommé Iškur-mansum comme étant le père de Dulluqtum. Il est possible que ce personnage soit en fait le grand-père de la jeune fille, et L. Barberon suppose qu’elle lui fut confiée dans le cadre d’un culte rendu à Adad, le dieu de l’Orage[22]. Un élément est particulièrement intéressant dans le cas de Dulluqtum : sa mère, Tarâm-Esagil, est une nadîtum du dieu Marduk (dieu poliade de Babylone). Ces dernières avaient un statut spécifique: elles sont certes des femmes consacrées, mais non recluses, qui peuvent se marier mais ne peuvent avoir d’enfant naturel[23]. A l’inverse, les nadîtum du dieu Šamaš (dieu Soleil et dieu de la justice) à Sippar ne peuvent ni se marier, ni avoir d’enfants. D’ailleurs, le terme nadîtum aurait été forgé sur le verbe nadûm, signifiant « laisser une terre sans culture, en friche ». Si l’on ne possède aucune attestation de nadîtum ayant donné naissance dans les documents de la pratique, l’article 144 du Code de Hammurabi met en évidence les cas intéressants de nadîtum qui ont donné des enfants à leur mari par une autre voie :

« Si un homme se marie avec une nadîtum et que cette nadîtum donne à son époux une servante, que cette dernière lui fait avoir des enfants, mais que cet homme décide d’épouser une šugîtum, cet homme ne sera pas autorisé à épouser une šugîtum »[24].

Cet article n’est pas sans rappeler plusieurs épisodes de la Genèse, dans lesquels les matriarches stériles Sarah et Rachel donnent leurs servantes à leurs époux, Abraham et Jacob, afin qu’elles leur procurent une descendance[25]. Dans l’article 144, une différence est établie entre la servante (amtum), et la šugîtum qui désigne l’épouse secondaire, dont le rang n’est par conséquent pas égal à celui de la première épouse, en l’occurrence la nadîtum dans l’article du Code.

Si l’on reprend le contrat de la dot de Dulluqtum, il est intéressant de noter, en premier lieu, qu’elle peut disposer librement de sa dot, comme en témoigne la clause « elle pourra donner son héritage à qui lui plaît », ce qui fait écho à l’article 179 du Code de Hammurabi :

« Si le père d’une ugbabtum, d’une nadîtum ou d’une sekretum (trois types de femmes consacrées), lui octroie une dot, la note sur un document scellé, que sur cette tablette, il lui confère par écrit l’autorité de donner ses biens à qui lui plait – après que son père est allé à son destin, elle pourra donner ses biens à qui bon lui semble ; ses frères ne porteront pas plainte contre elle »[26].

En deuxième lieu, grâce à cette dot, on remarque que la mère de Dulluqtum, Tarâm-Esagil, a la possibilité de lui transmettre un bien foncier important. Ainsi le patrimoine immobilier reste, pour l’instant, dans le giron familial. C’est néanmoins un cas très exceptionnel de gestion de sa dot par une femme consacrée[27]. 

  • La dot d’Ina-Esagil-ramât : l’attrait de la terre au premier millénaire av. J-C.

Le texte BM 77600 présente la dot d’une jeune femme prénommée Ina-Esagil-râmat, à l’occasion de son mariage avec Iddin-Nabû de la famille Nappahu (famille du « Forgeron ») :

« Balaṭu, fils de Ibnaya, descendant de Egibi, a donné volontairement comme dot avec Ina-Esagil-ramât, sa fille, à Iddin-Nabû, fils de Nabû-ban-zeri, descendant de Nappahu : 0.4 kur (10 800 m²) de terre plantée de palmiers-dattiers, issue de son domaine à Kar-Tašmetu, qui se situe à côté de la propriété de Marduk-naṣir, fils de […] et à côté de celle de Nabû-nadin-šumi et de Bel-ereš, fils de Mušezib-Marduk, descendant de Gahal […] l’esclave Ninlil-Silim […], un tabouret, une chaise […], une lampe, un pied de lampe en bronze, une lanterne en bronze, deux tasses, un bol, un braséro et une grille. Non inclus : 0.1 kur (2700 m²) de terre plantée de palmiers-dattiers que Iddin-Nabû a achetée à Balatu pour la somme de […si]cles d’argent. Témoins ; fait à Babylone, le 26e jour de Nisanu (premier mois de l’année) de l’année [x] »[28].

Le mariage entre les deux individus semble avoir eu lieu à la fin du règne de Nabonide (dernier roi de la dynastie néo-babylonienne qui a régné de 555 à 539), voire au début de celui de Cyrus le Grand, soit aux alentours de 537[29]. D’après le texte BM 77600, on peut également reconstituer l’origine de certains biens de la dot d’Ina-Esagil-râmat. Ses parents sont Kaššaya, fille de Šuma-iddin, issue de la famille Kutimmu (famille de l’« Orfèvre »), et Balatu, fils de Ibnaya, descendant de Egibi. Kaššaya – dont le véritable nom semble être Tašmetum-damqat[30] – lègue certains biens à ses filles, Ina-Esagil-râmat et à sa sœur Amat-Ninlil, qu’elle avait elle-même reçus en dot. La dot de Ina-Esagil-râmat peut être complétée par les documents VS 3 94 et VS 3 95 qui font mention d’une autre terre composant la dot de la jeune fille :

« Huit gur (1440 litres) de dattes, la redevance du champ de Kar-Nabû-ša-ina-muhhi-nari-ša-ahhe-šullim, appartenant à la dot de Saggil-ramât (sic) »[31].

Ce domaine est situé dans le voisinage de Babylone, et constitue sûrement une donation personnelle de son père. Parmi les nombreux biens qu’Ina-Esagil-râmat apporte avec elle, le plus précieux aux yeux de la famille Nappahu est sans conteste la terre. La possession de domaines agricoles manque en effet dans le patrimoine de la famille. Après examen de la dot d’Ina-Esagil-râmat, il semble que le fait qu’elle soit une jeune fille apparemment issue d’une famille aisée, apportant un bien précieux avec elle, va déterminer sa condition d’épouse et ses agissements futurs au sein de la famille Nappahu. Les familles des jeunes mariés vont trouver une contrepartie dans ce mariage et des avantages réciproques. La famille de Ina-Esagil-râmat possède un patrimoine foncier plutôt conséquent, tandis que la famille Nappahu possède à son actif un prestige certain, grâce à ses nombreuses possessions de prébendes à Babylone, et entretient par conséquent des liens avec le pouvoir religieux.

Le domaine de Kar-Tašmetu, vraisemblablement une palmeraie située dans les environs de Babylone, d’une superficie de 0.4.0 kur (10 800 m²) produit des dattes de très bonne qualité. A cette possession s’ajoute 0.1.0 kur (2700 m²) de terre qu’Iddin-Nabû a achetée au préalable à son beau-père, le tout formant un terrain de 1 kur (13 500 m²). Ina-Esagil-râmat va exploiter avec sa sœur le terrain de Kar-Tašmetu : en témoignent les nombreux contrats au profit des deux femmes[32]. Elle exploite également le terrain de Kar-Nabû (non loin de Babylone) mais cette fois avec son frère qui possède également une partie de cette terre. Grâce à ces différentes exploitations, Ina-Esagil-râmat obtient certaines liquidités, ce qui peut être confirmé par le fait qu’elle agisse à plusieurs reprises comme prêteuse d’argent.

Les activités d’Ina-Esagil-râmat ne se concentrent donc pas seulement autour de l’agriculture. En effet, elle apparaît comme créditeur dans un contrat de reconnaissance de dette d’argent, et elle prend en 531 av. J-C. une maison comme gage antichrétique de cette dette pendant deux années[33]. Mais aucune information complémentaire n’est connue sur la personne qui occupe potentiellement la maison lorsque Ina-Esagil-râmat en est la propriétaire, et si elle l’a gardée pour que la famille l’utilise, ou l’a sous-louée. Enfin, en 520 av. J-C., elle prend un terrain comme garantie dans une dette qui lui est due par les fils de Nabû-balassu-iqbi, de la famille Nappahu[34].

  • Le cas d’Amat-Baba : l’attrait d’une dot riche

Amat-Baba apparaît pour la première fois dans le contrat de vente d’un terrain (Dar 26)[35]. Son futur mari, Marduk-naṣir-apli en est l’acheteur, et son père Kalbaya le vendeur. Le terrain mentionné dans ce contrat est voisin de celui prévu pour la dot d’Amat-Baba. La dot de cette dernière est des plus élevées (BM 34241 et duplicata BM 35 492):

« Kalbaya, fils de Ṣillaya, descendant de Nabaya, a donné dans la joie de son cœur comme dot avec Amat-Baba, sa fille, d’un acte scellé, à Marduk-naṣir-apli, fils de Itti-Marduk-balaṭu de la famille Egibi, fils de Iddin-Marduk et Ina-Esagil-ramât : 30 mines d’argent (15 kg), deux kur (27 000 m²) de terres arables et plantées d’arbres, provenant de son domaine, voisin du canal d’irrigation de la famille Ilu-tillati qui se trouve à Litamu (dans le voisinage de Babylone), cinq esclaves et des biens pour la maison. Ces trente mines d’argent, Iddin-Marduk, fils de Iqišaya et descendant de Nur-Sîn les a reçues des mains de Kalbaya, fils de Ṣillaya, descendant de Nabaya. Ils ont pris un exemplaire chacun […]. A Amat-Baba […] cinq esclaves…[…] Marduk-naṣir-apli »[36].

Dans cette dot, il est à noter que Marduk-naṣir-apli est présenté comme le descendant d’Iddin-Marduk et de Ina-Esagil-râmat, qui sont en fait ses grands-parents paternels. D’autre part, c’est Iddin-Marduk, le grand-père, qui reçoit la dot. On peut alors en conclure qu’Itti-Marduk-balaṭu, le père de Marduk-naṣir-apli, est mort subitement, et que sa succession a manifestement tardé à se réaliser. Cette situation explique sûrement en partie le comportement de Marduk-naṣir-apli à l’égard de la dot de son épouse. En outre, on ne peut que s’étonner devant une dotation aussi considérable. Par ce mariage, Amat-Baba entre dans une famille influente et déjà riche : les Egibi sont implantés à Babylone au moins depuis le règne de Nabuchodonosor II (604-562 av. J-C.), et entretiennent des liens privilégiés avec la Couronne dès le règne de Nériglissar (560-556 av. J-C.). Ainsi les Egibi doivent sûrement demander des dots colossales afin que les jeunes filles puissent se marier avec l’un d’entre eux. Inversement, les dots sont moins conséquentes lorsqu’une jeune fille Egibi se marie dans une autre famille, car le prestige de la famille Egibi rejaillit sur eux.

La conversion de la dot de Amat-Baba est relatée dans un contrat daté de 506 av. J-C. :

« Marduk-naṣir-apli, fils de Itti-Marduk-balaṭu et descendant de Egibi, a donné dans la joie de son cœur à Amat-Baba, fille de Kalbaya, descendante de Nabaya, une terre arable, plantée d’arbres, cultivée, située à Bit-rab-kaṣir, sur la rivière Ṭupašu (non loin de Babylone), son domaine, qu’il “a scellé” avec ses esclaves Madanu-bel-uṣur, Nannaya-bel-uṣur, Zababa-iddin, Madanu-iddin, Bel-gabbi-belumma, Nabû-rehti-uṣur, Ahušunu, Hašdayitu, ses filles et Ahassunu. A la place des trente mines d’argent blanc (15 kg), des deux mines d’or (1 kg), de cinq mines d’argent raffiné (2,5 kg) et d’un anneau, à la place de Nabû-ittiya et Nana-killili-aha les esclaves, représentant la dot de Amat-Baba. Témoins. Fait à Babylone, le 5 de Simanu (troisième mois de l’année), année 16 de Darius Ier (506 av. J-C.) »[37].

Le phénomène de conversion de la dot à l’époque néo-babylonienne a fait l’objet d’une étude de M.T. Roth[38]. Lorsque le mari ou le beau-père souhaite utiliser une partie de la dot de la jeune femme, en particulier de l’argent ou un autre bien précieux, il doit lui substituer un bien de valeur égale. Dans le cas de la conversion de dot de Amat-Baba, il est évident que Marduk-naṣir-apli en est le principal bénéficiaire. En effet, il capte une partie des biens de son épouse, et le domaine qu’il lui donne en échange demeure largement sous son contrôle, eu égard aux nombreux contrats des archives de Marduk-naṣir-apli qui furent établis à Bit-rab-kaṣir.

Marduk-naṣir-apli va également chercher au fil des années à accaparer ce qu’il reste des biens de son épouse. Ainsi, après la conversion de sa dot, Amat-Baba essaie de reprendre la main sur son capital en vendant sept des neuf esclaves que son mari lui avait donnés en contrepartie. Le contrat Dar 429 met en lumière les crispations latentes entre mari et femme à ce sujet : Amat-Baba veut les vendre à Marduk-belšunu, fils de Arad-Marduk de la famille Šangû-Ea pour 24 mines d’argent (12 kg), mais la vente est ensuite annulée, sans raison apparente. On suppose que c’est en fait Marduk-naṣir-apli qui souhaitait effectuer cette transaction et non pas son épouse, et que cette dernière a tenté de l’annuler lorsqu’elle en a eu connaissance. Amat-Baba aurait ensuite repris possession de la famille d’esclaves pour en faire la donation à ses trois filles (BM 33997[39]), avec un champ. Mais ce cadeau est ensuite également annulé (DT 233[40]), sans que l’on sache clairement par qui. Cependant, C. Waerzeggers a pointé que ce document ressemblait à un contrat de vente dans lequel les trois filles agiraient fictivement comme acheteuses au profit de leur père[41]. Ainsi Marduk-naṣir-apli met la main sur la possession de son épouse, peut-être après la mort de cette dernière.

Conclusion

Somme toute, les cas présentés au sein de cette étude ne sauraient être généralisés : dans l’Orient ancien, le mariage était très souvent conclu entre les deux parties de façon orale, et aucun contrat ne venait sceller par écrit l’alliance des deux familles. Ainsi les documents qui nous sont parvenus, et plus particulièrement ceux mentionnant une dot, sont sûrement les témoignages d’un état de fait extraordinaire. En outre, la gestion de dot ne peut faire l’objet de stéréotypes, tant elle est laissée à l’appréciation des maris et de leur famille, et très peu à celle des femmes. Celles-ci ne semblent prendre une part active à la gestion de leurs biens seulement si elles jouissent, avant leur mariage, d’une situation supérieure à celle de leur mari, ou par la transmission d’un bien précieux à leur nouvelle famille. La dot apparaît, enfin, comme un véritable vecteur de transmission patrimoniale, qui peut octroyer une certaine autonomie pour les femmes qui en bénéficient.

* Ma reconnaissance s’adresse à Baptiste Fiette pour sa précieuse relecture.

[1] A. Cameron et A. Kuhrt, Images of Women in Antiquity, Londres, 1983.

[2] S. Lafont, Femmes, Droit et Justice dans l’Antiquité orientale, OBO 165, Fribourg et Göttingen, 1999.

[3] Z. Bahrani, Women of Babylon, Londres et New-York, 2001.

[4] S. Dalley, « Old Baylonian Dowries », Iraq 42, 1980, p. 53-74.

[5] C. Wilcke, « Zwei spät-babylonischen Kaufverträge aus Kiš », in. G. Van Driel, T.J.H. Krispijn, M. Stol et K.R. Veenhof (éds.), Zikir šumim, Assyriological Studies presented to F.R. Kraus on the occasion of his seventieth birthday, Leyde, 1982, p. 426-483.

[6] R. Westbrook, Old Babylonian Marriage Laws, AfO Beih. 23, Horn, 1988; et «Mitgift », RlA 8, 1994, p. 273-283.

[7] L. Barberon, « Le mari, sa femme et leurs biens : une approche sur la dot dans les rapports patrimoniaux du couple en Mésopotamie d’après la documentation paléo-babylonienne », Revue historique du droit français et étranger 81/1, 2003, p. 1-14.

[8] La bibliographie de M.T. Roth est abondante sur le sujet des femmes. Pour la question de la dot, voir :

  • T. Roth, Babylonian Marriage Agreements 7th-3rd Centuries B.C., AOAT 222, Neukirchen-Vluyn, 1989.
  • T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36/37, 1989/1990, p. 1-55.
  • T. Roth, « The Dowries of the Women of the Itti-Marduk-Balaṭu Family », JAOS 111, 1991, p. 19-37.

[9] Hammurabi, bien connu pour son fameux « Code de Lois » conservé au Musée du Louvre, a régné en Babylonie de 1792 à 1750 av. J-C.

[10] R. Westbrook, Old Babylonian Marriage Laws, AfO Beih. 23, Horn, 1988, p. 24.

[11] L. Barberon, « Le mari, sa femme et leurs biens : une approche sur la dot dans les rapports patrimoniaux du couple en Mésopotamie d’après la documentation paléo-babylonienne », Revue historique du droit français et étranger 81/1, 2003, p. 3.

[12] L’ouvrage de M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, est utilisé pour les traductions du Code d’Hammurabi.

[13] Les documents dans lesquels apparaissent Tappaššar sont édités dans l’article de M.T. Roth, « The Neo-Babylonian Widow », JCS 43-45, 1991-1993, p. 11-13 et 19 ; et dans l’ouvrage de H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, n°32-35.

[14] M.T. Roth, « The Neo-Babylonian Widow », JCS 43-45, 1991-1993, p. 11-13.

[15] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, p. 31-33.

[16] C. Waerzeggers, « A Note on the Marriage Gift biblu in the Neo-Babylonian Period », Akkadica 122, 2001, p. 65-70.

[17]C. Waerzeggers, « A Note on the Marriage Gift biblu in the Neo-Babylonian Period », Akkadica 122, 2001, p. 65-66.

[18] A propos du quppum, voir M.T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36/37, 1989/1990, p. 6-9.

[19] Texte BAP 7 : voir S. Dalley, « Old Baylonian Dowries », Iraq 42, 1980, p. 59-60 et L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 186-187.

[20] La prêtresse-qadištu apparaît aux deuxième et premier millénaires. Son champ d’activité est peu connu. Certaines avaient néanmoins un rôle déterminant lors des grossesses. Voir notamment M. Stol, Birth in Babylonia and the Bible, CM 14, Groningue, 2000, p. 172-173.

[21] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 186-187.

[22] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 156.

[23] Ibidem, p. 111: « Cet interdit ne reposait pas sur l’acte sexuel mais sur sa possible conséquence, la maternité. Les femmes consacrées étaient investies d’un rôle de régulatrices démographiques, garantissant l’équilibre de l’humanité et sa préservation par l’humanité ».

[24] M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, p.108.

[25] Genèse 16, 1-2 : « Saraï, femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant. Elle avait une servante égyptienne qui avait pour nom Hagar. Saraï dit à Abram : “Voici que Iahvé m’a empêchée d’enfanter. Viens donc vers ma servante : peut-être que par elle j’aurai un fils” » (Edition La Pléiade).

Genèse 30,1-6 : « Rachel vit qu’elle n’avait pas donné d’enfant à Jacob et Rachel fut jalouse de sa sœur. Elle dit à Jacob : “Donne-moi des fils, sinon je vais mourir !”. La colère de Jacob s’enflamma contre Rachel et il dit : “Suis-je à la place d’Elohim qui t’a refusé le fruit du ventre ?”. Elle dit : “Voici ma servante Bilhah, viens vers elle pour qu’elle enfante sur mes genoux et que, moi aussi, j’aie un fils par elle !”. Elle lui donna donc Bilhah, sa servante, pour femme et Jacob vint vers elle. Bilhah conçut et enfanta un fils à Jacob. Rachel dit : “Elohim m’a fait justice et il a en plus écouté ma voix, il m’a donné un fils” » (Edition La Pléiade).

[26] M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, p. 117.

[27] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 224.

[28] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih. 30, Vienne, 2004, p. 98-99.

[29] Ibidem, p. 20.

[30] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih. 30, Vienne, 2004, p. 28.

[31] Ibidem, p. 216-217.

[32] Ibidem, p. 63-66.

[33] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, texte VS 4 66.

[34] Ibidem, texte VS 4 90.

[35] C. Wunsch, Das Egibi Archive 1. Die Felder und Gärten, CM 20b, Groningue, 2000, texte 177.

[36] C. Wunsch, « Die Frauen der Familie Egibi » AfO 42/43, 1995/1996, p. 54.

[37] T. Pinches, « A Babylonian Dower-Contract », BOR 2, 1887, texte 3.

[38]M.T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36-37, 1989-1990, p. 5-6.

[39] C. Wunsch, « Die Frauen der Familie Egibi », AfO 42/43, 1995/1996, p. 58.

[40] Ibidem, p. 59.

[41] C. Waerzeggers, « The records of Inṣabtu from the Naggaru family », AfO 46/47, 1999/2000, p. 195.

Les actions de charité de Marie de Maupeou (années 1690-années 1710) : miroirs des capacités juridiques, économiques et sociales des femmes nobles du XVIIe siècle

Pauline FERRIER

Résumé

Marie de Maupeou, épouse de Louis de Pontchartrain, secrétaire d’Etat à la Marine et à la Maison du roi, puis Chancelier, mène différentes actions de charité à partir de 1691. Celles-ci prennent des formes de plus en plus rationnelles, jusqu’à la fondation en 1698 d’un Hôtel-Dieu dans le comté de Pontchartrain.

Cette entreprise relève des actions de charité féminine caractéristiques des femmes de ministres et femmes de la noblesse du XVIIe siècle soucieuses d’agir en bonnes chrétiennes. Toutefois l’initiative de Marie de Maupeou se distingue de celles de ses contemporaines par l’ampleur de la réalisation. Cette femme charitable a bénéficié de solides appuis pour concrétiser son projet. La position privilégiée de son mari l’explique sans doute, au moins en partie, car le roi Louis XIV l’a soutenu. De quels autres leviers a-t-elle bénéficié pour sa fondation, et quels réseaux a-t-elle mobilisés ? Quels objectifs doivent satisfaire son initiative ?

L’article se propose de mettre en lumière les « capacités » d’une femme épouse de ministre : quelle est sa capacité en terme de droit pour agir par charité et fonder un établissement ? Quelle est sa capacité à ensuite gérer ce type d’entreprise? Quelle capacité financière pour diriger ce projet ?

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Pauline Ferrier

« Femmes actrices de la société du XVIIe siècle, les épouses des ministres au temps de Louis XIV » ; l’énoncé de son sujet de thèse rappelle les thématiques de recherche privilégiées par Pauline Ferrier : histoire de la société de cour, histoire des femmes, questionnement autour du statut féminin, des droits et des capacités des dames, histoire de la noblesse. Cette variété de sujets l’amène à avoir une vision globale des activités et du quotidien des femmes du second ordre sous le règne de Louis XIV. Actuellement ATER à l’Université Paris-Sorbonne, elle effectue ses recherches sous la direction de M. le professeur Lucien Bély, au sein du Centre Roland Mousnier et de l’Institut de Recherche sur les Civilisations de l’Occident Moderne, laboratoire rattaché au CNRS (UMR 8596).

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“From Penitence to Charity” : dans son ouvrage[1], Barbara Diefendorf défend l’idée selon laquelle le XVIIe siècle a vu naître en France des initiatives charitables, dépassant le cadre de la pénitence imposé après les guerres de religion. Les pratiques religieuses de la fin du XVIe siècle, tournées vers le repentir et l’ascétisme pour la recherche du pardon, auraient été remplacées, dans le second XVIIe siècle, par des expériences tournées vers l’extérieur et le prochain, dans le contexte de la réforme catholique et tridentine. Se sont alors multipliées les pratiques de charité, à destination des malades et des pauvres, les deux notions étant souvent associées[2]. Barbara Diefendorf montre par ailleurs que ce sont les femmes qui se sont particulièrement investies dans ce mouvement charitable : femmes laïques organisant des dons et distributions, veuves au service d’établissements d’accueil et de soins, religieuses d’ordres nouveaux, à l’image des Filles de la Charité, vouant leur activité au soulagement des peines des plus nécessiteux. Dans ce moment particulier de la Contre-Réforme et de l’application des décisions du concile de Trente, les femmes endossent un rôle religieux important. Ainsi, le partage social des fonctions entre hommes et femmes donne à ces dernières la responsabilité d’un exercice mesuré mais affirmé de la piété, passant par des activités charitables multipliées. Michel Figeac, dans son ouvrage consacré aux châteaux de l’époque moderne[3], insiste sur le « devoir social » du châtelain, en citant plusieurs exemples au féminin. C’est dans ce second XVIIe siècle qu’intervient Marie de Maupeou, fille d’un président de la cinquième chambre aux enquêtes du Parlement de Paris, épouse de Louis de Pontchartrain, président du Parlement de Bretagne puis secrétaire d’État à la Maison du roi. L’activité de charité de Marie de Maupeou a pour cadre topographique le comté de Pontchartrain, seigneurie transmise à son époux par héritage, et dans lequel le couple a fait rebâtir un château[4] dans lequel ils s’installent lorsqu’ils ne sont pas à Versailles. Ce comté, dont ils portent le nom, leur est attaché personnellement : Marie de Maupeou va pouvoir y exprimer sa volonté de servir les miséreux. Nous observerons quelles ont été ces activités, leur nature et leur ampleur, depuis les distributions matérielles organisées, jusqu’à la fondation d’un hôtel-Dieu.

Hérité du Moyen Age, l’hôpital est d’abord le lieu d’hébergement et de soins pour les malades ; indépendant, il est souvent géré par les autorités ecclésiastiques : un prêtre peut recevoir un hôpital pour lui servir de bénéfice. Cependant, au cours des XVIe et XVIIe siècles, le pouvoir royal, secondé par les autorités municipales, a cherché à éloigner l’administration des lieux de soins des mains de l’Église, pour la confier à des gestionnaires laïcs contrôlés dans leur activité. Cette notion de contrôle est d’ailleurs de plus en plus importante lorsque l’on parle d’hôpitaux : Jean-Pierre Gutton différencie hôtel-Dieu et hôpital général[5]. Car si le second porte le nom d’hôpital, il est régi par une idéologie d’enfermement, qui vise à trouver une solution à la mendicité ; c’est en ce sens qu’est créé en 1656 l’hôpital général de Paris par lettres patentes, signées de la main de Louis XIV. Au contraire, l’hôtel-Dieu est et reste un établissement d’accueil, d’hébergement et de soins pour les « pauvres malades[6] ». En insistant sur l’existence, la persistance et la vivacité des hôtels-Dieu dans la France du XVIIe siècle, Jean-Pierre Gutton rappelle l’attention qui est accordée aux malades et nécessiteux dans un siècle marqué par la Contre-réforme. Par conséquent, si l’hôpital général naît d’une volonté politique d’encadrement de la société, l’hôtel-Dieu conserve au contraire une valeur charitable, et la fondation comme le fonctionnement de ce type d’établissement fait appel aux aumônes, volontiers appelées « bonnes œuvres » dans le langage courant. La charité, l’une des trois vertus théologales définies par le christianisme[7], est la valeur selon laquelle les croyants doivent organiser leur rapport à Dieu et aux hommes, au « prochain »[8]. La charité est miséricorde, mansuétude envers le prochain et capacité à l’aider. En effet, elle est d’abord amour de Dieu, et par extension amour de toutes les créatures de Dieu, sentiment qui doit pousser chaque fidèle à faire le bien autour de lui, particulièrement envers les indigents, par un don désintéressé appelé aumône. À l’origine désintéressé, ce don devient dans la religion chrétienne un moyen de racheter ses péchés[9], afin de ne pas souffrir de remords dans la vie terrestre, et d’accéder à la vie céleste. Ainsi, la charité impose des actes bienveillants à ceux qui en ont les moyens, envers ceux qui en sont dépourvus (les nécessiteux) ; ces actes passent par des dons et legs en nature ou en argent, ainsi que par le financement d’institutions utiles à la vie quotidienne des miséreux. C’est dans ce contexte que fonctionnent les hôtels-Dieu au XVIIe siècle, qu’ils soient anciens et financés par des dons privés, ou bien nouvellement créés, à l’image de l’établissement auquel nous souhaitons ici nous attacher. Souvent servis par des religieuses, les hôtels-Dieu participent d’un mouvement de charité dans lequel les femmes trouvent une place particulière.

L’hôtel-Dieu du comté de Pontchartrain[10], appelé également hôpital des Bordes[11], est né le 22 avril 1698, puis autorisé au mois de mai de la même année, selon la volonté de Louis Phéypeaux de Pontchartrain et Marie de Maupeou, son épouse. Cette dernière est issue d’une famille de la robe : fille de Pierre de Maupeou et de Catherine Quentin de Richebourg, elle est issue d’une famille de noblesse récente. Née en 1645, elle épouse Louis de Pontchartrain en 1668, et lui donne deux fils, Louis (décédé en bas âge), et Jérôme, futur secrétaire d’Etat à la Guerre et à la Marine. Elle est donc épouse, mère et même grand-mère de ministres et secrétaires d’Etat, puisque le fils de Jérôme et d’Eléonore-Christine de la Rochefoucauld-Roye, le comte de Maurepas, sera ministre de Louis XVI[12]. Ses origines sont ancrées dans la robe : elle est issue d’une lignée ancienne de serviteurs du Roi, puisque ses aïeux, les trois Pierre de Maupeou, ont su trouver leur place dans l’administration royale. Le père de Marie, Pierre III, fut notamment président de la Chambre aux Enquêtes. Par son mariage, elle apporta à Louis de Pontchartrain des alliances précieuses à son établissement dans la carrière administrative. Louis de Pontchartrain, commence comme conseiller au Parlement de Paris, puis est rapidement nommé président du Parlement de Bretagne. Appelé par Louis XIV à son conseil, il réunit les fonctions de contrôleur général des Finances, secrétaire d’Etat à la Marine et secrétaire d’Etat à la Maison du Roi à partir de 1689 et 1690.

Pour nous renseigner sur les pratiques miséricordieuses du couple Pontchartrain et de Marie de Maupeou en particulier, nous disposons de quelques indices laissés par Saint-Simon[13], concernant la fondation de l’hôpital dans le comté de Pontchartrain, nous y reviendrons. Les sources les plus riches et utiles se trouvent dans le fonds 48J des Archives départementales de Yvelines[14], département actuel dans lequel se situe l’ancien comté de Pontchartrain. Plusieurs cartons gardent la trace de cette pratique charitable de Marie de Maupeou, allant de registres de dons à des documents variés concernant l’histoire de l’hôpital dit des Bordes. Appelé hôtel-Dieu, cet espace pris sur les possessions foncières du couple, dédié aux soins des pauvres des sept paroisses du comté, marque un investissement particulier de leur part sur le plan de la charité.

La présente réflexion sur les œuvres de charité de Marie de Maupeou a pour dessein de s’interroger sur la notion de « capacité féminine » pour les femmes nobles de la France du XVIIe siècle. Ce concept s’oppose à l’idée de femmes juridiquement « incapables » développée à l’époque moderne, et plus particulièrement au XVIIe siècle. Selon cette incapacité, la femme n’a pas d’existence juridique propre : elle ne peut pas signer de contrat seule ou ester en justice. De cet état de fait découle toute une série de contraintes et interdits imposés aux femmes, considérés comme inférieures, ou pour mieux dire, « subordonnées ». Cependant, au-delà de cette théorie juridique, divers documents (actes notariés, correspondance…) font apparaître dans la pratique une activité féminine au quotidien : la subordination au masculin n’est pas synonyme de passivité féminine. Ce sont ces aptitudes, ce potentiel d’action qui nous intéressent ici. Il nous faudra donc déceler dans l’action charitable de Mme de Pontchartrain ses facultés personnelles de réflexion sur la pauvreté, et davantage encore sa capacité pratique à mobiliser des fonds et à les gérer. Par ailleurs, une autre forme de capacité est révélée par Mme de Pontchartrain : un dépassement de l’incapacité juridique féminine, la possibilité saisie par cette dame d’atteindre une existence juridique lui permettant d’œuvrer de manière officielle et en son nom propre. Comment lire la faculté de Marie de Maupeou à gérer des dons en nature et en argent à travers l’analyse de ceux auxquels elle a consenti ? Plus précisément, les œuvres organisées par Marie de Maupeou ne sont-elles pas les témoins d’une véritable volonté de s’adapter au contexte économique et social, au-delà des préceptes de l’Église en termes de charité ? Enfin, comment la fondation de l’hôtel-Dieu révèle-t-elle une certaine liberté d’action, pour une femme normalement frappée d’incapacité juridique ?

Dons et distributions de Marie de Maupeou : la mise en place d’une « machine de charité »

Une charité bien ordonnée : une organisation financière rigoureuse

Une comptabilité personnelle et rationnelle

Des registres de recettes et dépenses, conservés dans le fonds 48J des Archives départementales des Yvelines, gardent la trace des dépenses faites en faveur des pauvres de l’ensemble du comté pour les années 1691 à 1697[15], et enregistrent les dons servant au financement de ces aumônes. Témoignant de l’investissement personnel de Marie de Maupeou qui y est explicitement citée, ces registres montrent qu’une comptabilité des aumônes personnelles de Mme de Pontchartrain était tenue de façon régulière et rationnelle. Car le nom de Marie de Maupeou est clairement inscrit comme celle qui organise et prend à sa charge les dépenses engendrées par ces œuvres de miséricorde. Son nom n’apparaît donc pas par simple complaisance du rédacteur des registres :

Je reconnais avoir reçu de Mme de Pontchartrain de toute la dépense contenue au présent registre, et promet la faire quitte vers et contre tous, à Pontchartrain, ce dernier de décembre 1693[16].

L’existence de tels livres de comptes donne à voir quelle pouvait être la capacité financière de Marie de Maupeou : une faculté à mobiliser de l’argent à distribuer aux pauvres de son comté, mais également une aptitude réflexive pour organiser un système d’aumônes dont nous allons voir qu’il était particulièrement ordonnancé.

Le comté de Pontchartrain était divisé en sept paroisses, dont nous retrouvons les noms aujourd’hui pour les villes entourant celle de Jouars-Pontchartrain : Jouars, Maurepas, Trappes, Garancière, Elencourt, Chavenay et Neauphle[17]. Chacune d’elles est citée dans les registres de compte. La présentation de ces derniers est toujours la même : division en chapitres selon la nature de l’aumône, répartition selon les paroisses, généralement de manière mensuelle, puis à la fin du livre, écrit dans le sens inverse (en ayant retourné le registre), la liste des dons reçus chronologiquement, en notifiant la date, la nature du don et le nom du donateur. Ainsi, ces documents sont précieux pour connaître la nature précise des aumônes organisées par Mme de Pontchartrain, ainsi que leur gestion financière. Car il faut préciser que Mme de Pontchartrain est bien celle qui dirige et ordonne les aumônes : ces registres apparaissent donc comme preuves d’une certaine capacité pécuniaire et intellectuelle, c’est-à-dire une faculté matérielle à mobiliser d’importantes sommes d’argent, et un certain talent pour les utiliser à bon escient. Nous retrouvons en effet sur chacun des registres une référence explicite au rôle de la dame : « huile que Madame fait distribuer », « enfants que Madame fait nourrir », « aumônes que Mme de Pontchartrain ordonne de faire ». Par conséquent, durant six années, Marie de Maupeou a organisé tout un système d’aumônes, faisant consigner de manière rigoureuse, presque administrative, la nature de ces œuvres de charité. Ayant la possibilité matérielle et financière de procéder à des dons, Mme de Pontchartrain a fait montre également de qualités de réflexion autour de la question de la pauvreté et de sa gestion. En ce sens, Marie de Maupeou semble s’agréger au mouvement de charité décrit par Barbara Diefendorf, sous l’expression « Impulse of Charity »[18]. En effet, Mme de Pontchartrain semble être celle qui ordonne, organise, fait tenir les registres : pour résumer, celle qui donne leur impulsion à ces pratiques charitables. Elle est dans cette activité secondée par trois personnes, dont les noms ou qualités sont ponctuellement enregistrés : « M. de la Coudrais[19] » et « M. le concierge et son épouse ». L’évocation du couple des concierges, gardiens du château de Pontchartrain, semble nous indiquer qu’il s’agit là, non pas de dons personnels de la part de ces individus, mais certainement de sommes d’argent récupérées au nom de Mme de Pontchartrain, lors de collectes ou quêtes par exemple. Ainsi, nous pouvons imaginer de la même manière que « M. de la Coudrais » serait également un homme œuvrant au service de la dame, son intendant peut-être ; sans informations supplémentaires, nous devrons nous contenter de cette hyptohèse. Une dernière personne travaille pour le compte de Mme de Pontchartrain, et est désignée dans les livres de compte par l’expression « S. Le Vasseur ». Elle semble répondre aux ordres directs de Marie de Maupeou, et tenir les livres de compte. Le registre de 1693 nous apprend que le « S. » utilisé renvoie à la qualité de cette personne : elle est religieuse, ce « S. » faisant référence à son statut de sœur. Le fait de confier à une religieuse l’enregistrement des comptes n’est pas sans rappeler le fonctionnement de nombreux hôtels-Dieu des XVIIe et XVIIIe siècles, dont le fonctionnement était assuré par des sœurs hospitalières[20] ; l’une d’elle, appelée « sœur économe », était responsable de la gestion comptable du lieu.

Par conséquent, avant même de connaître la nature précise des dons décidés par Marie de Maupeou, la lecture des registres qui les répertorient montre le caractère organisé et comptable, des œuvres de charité dont elle est la source. De plus, l’aspect personnel de la démarche de Mme de Pontchartrain doit être souligné ; la charité apparaît alors comme le lieu d’expression privilégié des femmes de la noblesse du XVIIe siècle. A l’image de Marie de Maupeou, elles se saisissent de ce rôle qui leur est alloué, pour se présenter comme bonnes chrétiennes certes, mais surtout comme gestionnaires. La figure de Marie de Maupeou s’approche sur ce point de ces aristocrates laïques, qui appartenaient, selon Matthieu Bréjon de Lavergnée, à « la bonne société parisienne » du début du XVIIe siècle[21] : les dames de la Charité. Appartenant à des confréries laïques, puis rejoignant la communauté de la Charité fondée par Vincent de Paul tout en restant dans le siècle, ces femmes participaient activement à la vie spirituelle et matérielle de leurs paroisses respectives. Matthieu Bréjon de Lavergnée rappelle ainsi le rôle majeur des femmes de l’aristocratie parisienne, notamment issues de la haute noblesse de robe, dans le financement des activités de l’hôtel-Dieu de Paris[22].

Recettes et dépenses : l’assise financière des aumônes de Mme de Pontchartrain

Il faut d’ailleurs observer de près l’aspect financier de cette « entreprise » de charité. Les dons enregistrés, comme les distributions, sont de nature matérielle ou pécuniaire. Cet investissement de Marie de Maupeou doit être compris dans un contexte plus large, prenant en compte la situation financière et sociale du couple Pontchartrain dans les années 1690. Nous l’avons noté, Louis de Pontchartrain entre au conseil d’État en 1689, cumulant rapidement contrôle général des Finances ainsi que secrétariat d’État à la Marine et à la Maison du roi. Ces charges de gouvernement confèrent au couple une nouvelle aisance financière grâce aux rétributions qui leur sont attachées : ce sont entre 100000 et 200000 livres de traitement qui sont perçues par chaque secrétaire d’État[23], dont Pontchartrain fait par conséquent partie. Or, le premier registre d’aumônes et distributions retrouvé dans le fonds 48J date précisément de 1691, au moment où le couple Pontchartrain a pu percevoir les traitements liés l’occupation des charges de gouvernement. Il nous semble par conséquent manifeste qu’un lien peut être fait entre le statut de ministre et de femme de ministre, et l’amplitude financière nécessaire à l’organisation d’une telle charité. Les dépenses étant, par ailleurs, recensées mensuellement, par paroisse et par type d’aumône, nous pouvons facilement estimer l’engagement pécuniaire que représentent ces bonnes œuvres. Pour l’année 1693, nous voyons que ce sont environ 3900 livres qui sont dépensées, dont 500 livres en viande, 170 en saignées, 400 livres pour les enfants. Le cas des « enfants nourris par Mme de Pontchartrain » est d’ailleurs intéressant pour montrer ce soutien de la dame à son comté : les sommes accordées restent stables au fil des années, étant de quatre livres par enfant et par mois de 1692 à 1695, puis de trois livres par enfant et par mois en 1696. Marie de Maupeou agit alors comme le catalyseur de cette activité charitable, en lui donnant un aspect rationnel, ordonnancé. Se trouvant à la tête de cette administration charitable, toujours citée comme l’initiatrice des dons, Marie de Maupeou devient alors un exemple très utile pour parler de capacité féminine. Capacité d’abord financière, témoignant de la faculté de la dame à gérer sa fortune et les dons qu’elle consent à effectuer ; faculté également à mobiliser d’importantes sommes d’argent perçues avant tout pour son époux en tant que seigneur du comté et secrétaire d’Etat. En ce sens, l’épouse bénéficie de la communauté des biens qu’elle partage avec son mari[24], qui lui permet d’avoir accès à une certaine aisance matérielle. Capacité de réflexion également, nécessaire pour créer et organiser sur plusieurs années cette activité de bienfaisance. Au-delà de la simple volonté de faire le bien pour des motifs religieux, une telle organisation est peut-être le signe d’une véritable politique locale et ponctuelle qui vise à venir en aide aux habitants du comté dont son époux est le seigneur. Nous retrouvons alors ici la notion féodale de protection du seigneur envers ses vassaux et sujets, excepté qu’ici c’est la dame qui se fait seigneur et protectrice. Michel Figeac[25] parle alors des « charités du château » pour ces pratiques charitables exercées par des seigneurs dans leurs fiefs. Il va même plus loin, en précisant : « au modèle du seigneur protecteur par les armes avait été substitué celui du seigneur bienfaisant qui était, auprès de ses sujets, un auxiliaire de l’Eglise et de l’Etat. »[26] Mme de Pontchartrain semble être, dans son couple, celle qui se saisit de cette fonction seigneuriale, pour devenir un relais individuel dans une politique sociale plus vaste.

Préoccupations religieuses et pragmatisme social : les buts poursuivis par Mme de Pontchartrain

Une administration charitable

Dans le détail, et au-delà de la question proprement financière, ces registres, divisés en chapitres récurrents, nous font comprendre que ce que l’on pourrait nommer une « machine de charité » s’est mise en place. Là encore, suivons les mots de Barbara Diefendorf, qui a engagé un travail de fond important sur l’importance de l’engagement féminin dans la réforme tridentine ; elle évoque alors les femmes du second XVIIe siècle investies dans des actions charitables : « le rôle que les femmes des élites ont joué dans l’organisation, le financement et l’administration des nouvelles institutions consacrées aux malades et aux nécessiteux »[27]. L’utilisation des termes « organisation», « financement » (ou « subvention ») et « administration » nous paraît essentielle pour comprendre l’ampleur prise par les actions charitables féminines au XVIIe siècle. Il ne s’agit pas de simples aumônes ou offrandes visant à aider ponctuellement les nécessiteux, mais bien d’une organisation pérenne, fondée sur une réflexion autour de la pauvreté et des solutions à entreprendre. La notion de capacité féminine peut d’ailleurs être déjà décelée ici : les femmes de l’aristocratie qui s’investissement dans des actions de charité font preuve de facultés de gestion, en élaborant une réflexion sur la manière dont doivent être organisés les aumônes. De plus, elles permettent une mise en œuvre pratique de réflexions sociales. D’ailleurs il semble que les activités de miséricorde entreprises par Marie de Maupeou le soient dans ce contexte précis.

En effet, dans chaque registre que cette dernière a fait établir, nous trouvons une dizaine de chapitres. Les sujet de ces chapitres sont les suivants : les dépenses générales pour chaque paroisse, mois par mois, les distributions de viande, puis celles de pain, puis viennent les habits, le blé, la liste des enfants nourris par Mme de Pontchartrain, les remèdes donnés, les saignées offertes, le fil distribué aux fileuses, et enfin l’huile destinée au chauffage. Ainsi, l’ensemble des besoins élémentaires humains sont pris en compte, témoignant d’une certaine réflexion sur la pauvreté. Par ailleurs, l’action charitable est tournée en particulier vers les veuves, les enfants et les familles avec enfants. La charité est donc spécialement et systématiquement consacrée aux plus faibles d’entre les nécessiteux : les femmes seules qui ont perdu avec leur mari une source de revenu et les enfants qui sont d’autant plus fragiles qu’ils ne peuvent subvenir à leurs besoins. Autre élément d’organisation esquissé dans les registres : les distributions se font le dimanche, vraisemblablement après la messe. En plus d’organiser les dons, Marie de Maupeou semble avoir réfléchi à l’aspect pratique de leur déroulement : lors de la messe, l’ensemble des paroissiens doit être réuni. Cela rappelle le lien évident des œuvres de charité avec la religion, et ce choix du jour dit « du seigneur » marque bien la valeur chrétienne de la charité, ainsi que le fait que Mme de Pontchartrain, par ses bontés, agit selon les préceptes du Christ. Il semble alors que ces « bonnes œuvres » naissent d’une réflexion sur la pauvreté et sur les besoins humains, et que rien ne soit fait au hasard. De plus, les distributions du dimanche, alors que l’ensemble des paroissiens est réuni, permet d’assurer une certaine visibilité à l’action charitable de Mme de Pontchartrain.

Le type des aumônes est variable, oscillant entre biens matériels et argent. Il ne s’agit donc pas pour Mme de Pontchartrain de distribuer des sommes d’argent au hasard et sans savoir à quelle destination celui-ci est voué, mais bien d’assurer l’accomplissement des besoins premiers et vitaux des habitants du comté. En effet, les biens matériels dont il est fait mention peuvent se regrouper en quatre catégories : se nourrir (viande, pain et denrées alimentaires variant selon les mois, à savoir du lait, des œufs, de l’avoine, du beurre, du miel, des clous de girofle et épices), s’habiller (distribution de vêtements tels que des justaucorps, des jupes, des chemises, des braies, des culottes, des fourreaux, des camisoles, des gilets), se chauffer (distribution d’huile), et se soigner (dans chaque registre un chapitre est consacré aux « remèdes » donnés, c’est à dire aux plantes distribuées pour le soin des pathologies connues). Cette énumération de produits a l’intérêt de montrer que les dons consentis répondent aux recommandations de l’Église (miséricordes corporelles), symbolisées par l’alimentation et la conservation de la bonne santé. Là encore, les œuvres de Mme de Pontchartrain semblent répondre aux préceptes catholiques, et être le résultat d’une réflexion sur les besoins humains de première nécessité, preuve d’un certain pragmatisme. D’autre part, les remèdes dont il est question dans les listes relevées dans chaque registre nous mettent face au caractère élémentaire de la médecine pratiquée au XVIIe siècle, en particulier dans les zones rurales. D’ailleurs nulle part dans les registres il n’est question de « médicaments », mais bien de « remèdes », le terme lui-même évoquant la différence à faire entre des soins élémentaires dits « naturels », et des soins transformés chimiquement. Outre les biens « en nature » que nous venons de mentionner, les registres gardent la trace de « saignées » payées par la dame, au prix de cinq sols l’unité. Traitement classique appliqué à toutes les maladies, dont on croyait qu’elles avaient toutes de près ou de loin rapport avec une contamination du sang, elles sont nombreuses chaque année dans le comté de Pontchartrain[28]. On en compte 264 de novembre 1691 à novembre 1692, puis 680 en 1693, puis 268 en 1696-1697. Chiffres assez élevés dans un comté comptant environ 500 habitants, ce qui nous montre également l’ampleur prise par ces bonnes œuvres, qui concernent jusqu’à la moitié des personnes qui y vivent. Ampleur également en termes de nature d’aumônes : ce sont à la fois les besoins quotidiens et une certaine forme de médecine qui sont offerts, pour une prise en charge globale.

 S’adapter à la situation : une charité réaliste

Nous disposons de quelques documents écrits de la main de Marie de Maupeou, mais dans ces lettres[29], que Mme de Pontchartrain a envoyées à son fils Jérôme, n’apparaît nullement le thème de la charité. Nous ne disposons pas de traces de sa volonté exprimée, et il nous faut donc interpréter les faits notifiés dans les registres de dépenses et recettes. Il nous est difficile de discerner les buts de Mme de Pontchartrain : cette volonté d’aider son prochain naît-elle exclusivement des préceptes religieux qui fondent sa culture catholique, ou bien est-elle issue d’une prise de conscience face à la pauvreté et à la misère grandissante au moment des crises ? Cette question doit être en réalité nuancée : si notre regard contemporain voudrait trouver dans cette action un but caritatif, il faut se replacer dans le contexte du XVIIe siècle, et comprendre que Mme de Pontchartrain agit dans un cadre charitable connu et défini. Ce cadre religieux et culturel lui a été enseigné dès le plus jeune âge, et elle semble ici en appliquer les principes, avec une minutie particulière. D’ailleurs, l’analyse des sources indique que Mme de Pontchartrain adapte son action aux conditions économiques et sociales rencontrées par les habitants du comté. Ce faisant, elle agirait selon des préoccupations religieuses, mais également avec pragmatisme, et exprimerait alors sa capacité à agir de manière rationnelle. Se rejoignent alors la volonté de servir son prochain de manière utile, et la résolution d’agir en bonne chrétienne afin de gagner son Salut. Nous disposons de registres[30] au moment où la France connaît une crise démographique et frumentaire, en 1693 et 1694, témoignant de ce double but poursuivi par Marie de Maupeou. Cet événement[31] est d’abord une crise économique, causée par des conditions climatiques exceptionnelles et désastreuses pour les récoltes de céréales, alors que le pain, issu évidemment des grains, reste la base de l’alimentation. Dès le printemps 1693 des pluies très importantes, combinées à un froid saisissant, empêchent les cultures de lever correctement, tandis que les orages et la grêle de l’été finissent de coucher les plants rescapés du printemps. Ainsi, alors que le grain se fait rare, son prix augmente, car il est presque devenu une denrée de luxe du fait même de sa rareté. Le Bassin parisien, terre de cultures, est particulièrement touché par ces épisodes climatiques et donc par l’augmentation exponentielle des prix, multipliés par trois en règle générale. Le comté de Pontchartrain n’est pas épargné par cette crise météorologique, aux conséquences économiques et frumentaires. D’ailleurs Marcel Lachiver indique que « Paris souffrit beaucoup, mais la misère fut sans doute encore plus grande pour les petites gens dans les régions alentour qui furent véritablement pillées pour assurer l’approvisionnement de la capitale »[32]. Ainsi, on peut imaginer que le comté de Pontchartrain, tout proche de la ville de Paris, fut touché par ces exactions en blé, et que cela a affaibli d’autant plus les indigents bénéficiant des distributions miséricordieuses de Mme de Pontchartrain. Dans l’ensemble du royaume, la hausse du prix du blé, combiné aux épidémies facilitées par la mauvaise alimentation, va de pair avec l’augmentation du nombre des décès, qui apparaissent nettement dans les registres paroissiaux. Les compensations royales existent, mais elles restent peu importantes, dans un royaume qui connaît de nouveau la guerre depuis 1688[33], et qui doit donc faire face aux dépenses militaires, tandis que se poursuivent les travaux à Versailles. Des fours sont installés dans la cour du Louvre pour y cuire du pain qui sera vendu à bas prix, le gouvernement accorde des aides que les curés doivent distribuer en argent ou en denrées alimentaires, mais il est aussi prévu que les plus riches viennent en aide aux déshérités frappés par la crise en leur fournissant les sommes et biens nécessaires à leur survie.

L’aide aux pauvres démarre avant même cette « injonction » du gouvernement en ce qui concerne Mme de Pontchartrain : nous avons pour 1691 un premier registre qui l’atteste. Si l’on compare les sommes employées pour payer les saignées des paroissiens dans le besoin, nous pouvons noter une forte augmentation pour l’année 1693-1694 : de 65 livres dépensées en 1692, on passe à 170 livres, pour revenir à 67 livres en 1696. Ainsi, la crise de 1694 est lisible dans le comté de Pontchartrain, à travers cette augmentation du nombre de saignées et donc de l’argent investi par Marie de Maupeou. Soit que les malades aient été plus nombreux, en raison des épidémies de typhus, typhoïde ou dysenterie relevées dans ces années de crise, soit que le nombre d’indigents ne pouvant payer leurs soins ait augmenté. Quelle que soit l’explication véritable (les deux étant peut-être combinées d’ailleurs), la crise a de toute évidence touché le comté, et Mme de Pontchartrain y a réagi. Autre chiffre significatif, la dépense globale de l’année 1693 comparée à celle de 1696, après la crise : on passe de presque 4000 livres accordées pour l’année 1693-1694, à 2930 livres pour 1696. D’ailleurs, si l’on regarde le dernier registre dont nous disposons, ne sont plus prises en charge que des distributions de potage et de pain, pour un total d’environ 1000 livres par an. Sont alors concomitants l’augmentation des sommes accordées aux œuvres de charité et le moment de la crise ; en tout cas, sont simultanées la baisse du budget et la sortie de crise. C’est pourquoi, il semble que Mme de Pontchartrain a à la fois, répondu aux exigences royales de venir en aide aux plus démunis pour contrebalancer les effets de la crise, et mis en place une forme de compensation sociale à l’échelle du comté dont son mari est le seigneur, preuve d’une attention particulière accordée à la question de la pauvreté. Nous ne pouvons pas connaître la part d’engagement personnel de Marie de Maupeou, savoir si elle n’a fait que répondre aux sollicitations royales ou bien si elle a agi de son propre chef, mais il est intéressant de considérer chacune de ces hypothèses. Par ailleurs, remarquons une complémentarité certaine établie entre rôle du pouvoir royal, et régulation de la pauvreté à l’échelle locale. Si la seconde moitié du XVIIe siècle voit l’instauration d’une politique royale particulière concernant les pauvres et les marginaux, il s’agit de garantir l’ordre social. Les seigneurs locaux apparaissent alors comme des relais commodes, principalement dans les zones rurales, de gestion de la pauvreté d’un point de vue curatif cette fois. Si le pouvoir royal favorise l’enfermement des pauvres, et donc leur éviction de la société civile, les pratiques individuelles de charité complètent ce dispositif en offrant aux miséreux de quoi se dégager de leur condition. Le même but est poursuivi par Mme de Pontchartrain lorsqu’elle participe à la création dans son comté d’un hôtel-Dieu, lieu d’accueil et de traitement des pauvres malades.

La création de l’hôtel-Dieu des Bordes, de la charité à la bienfaisance ?

Une fondation concertée

La capacité juridique des femmes apparaît au XVIIe siècle dans des espaces très étroits, selon des considérations précises, et est souvent subordonnée à la volonté d’un père, d’un frère ou d’un mari. En effet, nous l’avons évoqué, le statut féminin moderne implique une inexistence juridique féminine de fait, et une subordination de la fille mineure à son père, de l’orpheline à son tuteur, de l’épouse à son mari, selon un système genré facilement lisible. Cependant, cette situation ne doit pas faire croire à une incapacité définitive et complète des femmes sur le plan juridique ; le statut marital peut être pour l’épouse un biais, sinon d’émancipation, au moins d’action.

Au mois de mai 1698, le roi Louis XIV autorise par lettres patentes[34] la construction d’un hôpital dans le comté de Pontchartrain, à la suite de la demande du seigneur du lieu Louis de Phélypeaux de Pontchartrain, et de son épouse Marie de Maupeou. Ces lettres interviennent pour officialiser la création de l’établissement, après qu’un contrat de donation de terres et maison ait été passé par le couple Pontchartrain, le 22 avril 1698[35]. Cet acte de donation et de fondation[36] est à la fois le signe de la naissance de l’hôtel-Dieu, et le dernier moment d’un projet amorcé en 1695, sur lequel il faudra nous arrêter. Le couple Pontchartrain n’agit pas de manière isolée : dans le contexte de Contre-réforme catholique se multiplient les œuvres de bienfaisance et les fondations d’institutions d’accueil pour les indigents. Ainsi, en 1694 le seigneur de Cholet y avait fondé un hôtel-Dieu, tandis qu’en 1695, le comte de Châtillon avait donné 7500 livres pour la fondation de l’hôpital d’Argenton-Château. Se multiplient également les hôtels-Dieu urbains, qui ont fait l’objet de plusieurs études récentes[37]. Cet acte de fondation de 1698 renferme de nombreuses informations sur la situation du comté de Pontchartrain avant l’établissement de l’hôpital, notamment en ce qui concerne les infrastructures capables d’accueillir des malades.

L’accueil charitable dans le comté de Pontchartrain avant 1698

Dans les années 1690, le comté de Pontchartrain était divisé en sept paroisses (Jouars, Maurepas, Trappes, Garancière, Elancourt, Chavenay et Neauphle), chacune ayant leur église propre et leur cure particulière. La situation concernant les soins « médicaux » et soins des pauvres était la suivante : trois maladreries étaient dispersées dans le comté (à Neauphle, à Trappes et à Garancière) et un hôtel-Dieu au personnel soignant non attitré et itinérant, était situé à Neauphle. Cette situation, fort déséquilibrée, et créant de grandes inégalités entre les paroisses, était de surcroît coûteuse en argent et en personnel. Car l’on note dans les registres de dépenses que 3000 à 4000 livres par an sont consacrées à ces aumônes, et que pour cela les Pontchartrain devait détacher une sœur afin de tenir les comptes, ainsi que des intendants pour organiser les distributions. Mêlant volonté d’économie et d’efficacité, les Pontchartrain doivent également compter avec une nouvelle législation concernant l’organisation hospitalière du royaume de France : en 1693, Louis XIV prend un édit ordonnant le rassemblement des très petits établissements hospitaliers, et leur réunion à l’hôpital le plus proche. C’est ce que l’on trouve dans l’acte de fondation de l’hôtel-Dieu des Bordes :

Disant que le roi, par arrêt de son conseil du seize décembre 1695 et par des lettres patentes du mois de décembre 1696, avait ordonné que l’hospitalité serait établie en l’hôtel-Dieu de Neaufle-le-Château et qu’à cette fin, Sa Majesté y aurait émis tant les biens et revenus de la maladrerie de Saint-Barthélemy dudit lieu, que de celle de Garancière et de Trappes pour être les dites remaniées, employées à la nourriture et entretien des pauvres malades qui auront recours au dit hôtel-Dieu.[38]

Ainsi, il aurait été question de fermer les maladreries, et de reporter leurs moyens dans un seul et même endroit, l’hôtel-Dieu de Neauphle. Cette solution, qui aurait évité de nouvelles dépenses en constructions, et répondait aux injonctions royales, fut cependant rejetée. La mauvaise situation financière, géographique et matérielle de cet hôtel-Dieu en fait rapidement un mauvais candidat. Car le revenu des différentes institutions serait insuffisant à la bonne tenue de l’hôpital, pour lequel une maison devrait être construite :

Mais comme les biens des dites maladreries ne produisent que six ou sept cents livres de revenu annuel, et que celui du dit hôtel-Dieu n’est que de quarante à cinquante livres, que même n’y ayant point de maison au dit Neaufle, attachée au dit hôtel-Dieu, il serait absolument nécessaire d’en bâtir une, laquelle absorberait presque tout le revenu de l’hôtel-Dieu. De sorte qu’il ne resterait presque rien pour le secours des pauvres malades, et d’ailleurs ne se trouvant pas d’eau douce au dit lieu de Neaufle, ce qui est une incommodité notoire pour un hôpital. Cette union des dites maladreries deviendrait infructueuse[39].

L’épouse associée : une capacité juridique nouvelle ?

Faisant preuve de rationalité financière et géographique, le couple Pontchartrain fait une nouvelle demande de lettres patentes au roi, afin d’obtenir le droit de bâtir un hôtel-Dieu général, situé au hameau des Bordes, dans la paroisse de Jouars. En effet, ces terres appartiennent au couple, et il s’y trouve une grande maison ainsi qu’un vaste parc, capables d’accueillir leur projet. Cet emplacement est donc choisi pour ses avantages géographiques : les Bordes ont une situation centrale dans le comté, et se trouvent à proximité d’un cours d’eau, nécessaire à la vie et aux soins. De plus, les Pontchartrain y ont acquis une maison, dont ils se proposent de faire don (« qu’ils se proposaient de donner pour l’établissement du dit hôtel-Dieu » lit-on dans l’acte). D’ailleurs, le document rappelle à plusieurs reprises le rôle du couple dans ce projet :

Par lesquelles considérations le dit seigneur de Pontchartrain (…) et la dite dame son épouse, ont jugé que pour rendre cet hôtel-Dieu plus utile aux pauvres malades (…), il est tout conseillé de transférer au hameau dit des Bordes[40].

L’un comme l’autre agissent alors solidairement pour cette fondation : non seulement ils donnent les terres et la maison qui sont fondamentaux pour l’établissement, mais ils en sont les administrateurs. Par conséquent, la « concertation conjugale » ayant porté ce projet doit être soulignée ; cette notion, utilisée par la sociologue Martine Ségalen[41] à propos des couples de paysans au XIXe siècle, nous semble pouvoir être appliquée dans le cas des Pontchartrain et de leur activité individuelle. Ce travail en commun s’exprime notamment par la signature de l’acte par Marie de Maupeou seule, en son nom, et en celui de son mari ; on lit :

haut et puissant seigneur Messire Louis Phélypeaux chevalier comte de Pontchartrain (…) et haute et puissante dame Marie de Maupeou son épouse, de lui autorisée à les représenter[42].

La mention d’une « autorisation » rappelle que le statut féminin au XVIIe siècle impose une incapacité juridique à la femme et une subordination aux membres masculins de son entourage. Dans les faits et selon la théorie de ce statut, une femme ne peut pas passer de contrat ou de traité en son nom propre, sans l’autorisation de son père, ou de son époux pour une femme mariée. Dans la pratique, cet exemple précis en est une preuve, l’association des époux est possible, formant un rempart contre l’incapacité juridique féminine. Allons même au-delà : si elle est autorisée, Marie de Maupeou est également en charge de représenter son mari, ce qui sous-entend qu’il est absent lors de la rédaction de cet acte. Par conséquent, l’autorisation expresse d’un mari, symbolisée souvent par l’octroi d’une procuration en faveur de son épouse, permet de passer outre l’interdit juridique qui pèse sur la femme, et de lui donner certains espaces de liberté. Nous voyons que dans ce cas précis Marie de Maupeou s’empare de cette liberté pour exercer elle-même sa capacité juridique. Ne nous méprenons pas : il n’est pas ici question d’émancipation féminine, ou encore de revendication d’égalité, mais plutôt d’une possibilité pour la femme d’exercer, par cette association à l’époux et sa qualité de représentante de ces derniers, des activités qui lui sont normalement interdites. Il est intéressant de noter que Marie de Maupeou se saisit de cette occasion pour agir elle-même : si sa capacité juridique est toujours subordonnée à la volonté de son époux, elle est bien réelle et Marie de Maupeou en fait usage. Néanmoins, cette existence juridique est bel et bien subordonnée au statut marital et au choix de l’époux d’associer sa femme et de « l’autoriser ». La capacité juridique féminine est donc réelle dans la France du XVIIe siècle, mais elle est contrainte.

De surcroît, une seconde forme de concertation a également lieu, semble-t-il, entre le roi et le couple Pontchartrain. En effet, au moment où l’hôtel-Dieu des Bordes est fondé, en 1698, Louis XIV, dans sa volonté continue de structuration et de codification, prend un nouvel édit. Selon ce dernier, tout nouvel hôtel-Dieu, ou toute institution hospitalière sans lettres patentes, devra être géré et administré par un bureau de direction, composé de notables locaux, élus pour des mandats de trois ans. Or la création des Pontchartrain échappe à la législation contenue dans cet édit, et obtient des lettres patentes qui font de M. et Mme de Pontchartrain, accompagnés de l’évêque de Chartres, les administrateurs perpétuels de l’hôtel-Dieu des Bordes. Ces lettres patentes, non retrouvées, sont mentionnées dans le contrat de fonctionnement détaillant les revenus de l’hôtel-Dieu, établi le 14 mai 1698[43]. On y lit en effet :

en conséquence des lettres patentes de sa majesté données à Versailles le présent mois de mai, en exécution du contrat de donation au dit hôpital par monseigneur et madame de Pontchartrain le 22 avril dernier[44].

Or, leur accorder des lettres patentes permet au couple Pontchartrain de garder la haute main sur l’hôtel-Dieu qu’il vient de créer, et d’échapper à la constitution d’un bureau de direction en charge de l’administration. Au contraire, Louis de Pontchartrain et Marie de Maupeou deviennent eux-mêmes les administrateurs de l’hôpital, conservant par conséquent le contrôle sur sa gestion et son personnel. L’éminente place de Louis de Pontchartrain au sein du conseil d’État, c’est-à-dire du gouvernement du royaume, explique peut-être cette situation et ce qui semble être une faveur royale. En ce sens, comme nous l’avons montré également pour la question financière, le statut de ministre et de femme de ministre peut avoir une incidence sur la pratique de la charité de ces derniers.

Ainsi, le moment de la fondation de l’hôtel-Dieu des Bordes en 1698 est-il riche d’enseignements. Concernant le rôle de Marie de Maupeou, nous avons pu voir qu’il était central, puisqu’elle est non seulement citée dans chaque document retrouvé, mais elle représente son époux lors de la signature du contrat de donation de terres et maison faisant naître l’établissement du 22 avril ; Marie de Maupeou est donc la garante du bon déroulement de cette création. De plus, elle est citée dans le contrat de fonctionnement du 14 mai en tant qu’administratrice de l’hôpital, aux côtés de son époux. Difficile alors de connaître la part de chacun des époux dans l’initiative amenant à la création de l’hôtel-Dieu ; l’enjeu se situe en réalité peut-être ailleurs, lorsque l’on remarque justement que les époux sont associés lors des prises de décision et rédaction des actes officiels. D’ailleurs, les deux époux forment une seule et même personnalité légale ; conséquence de la non existence juridique de la femme qui ne peut être totalement niée, cet état de fait est aussi symbolique, lorsque l’on se rend compte du rôle endossé par l’épouse. L’épouse ne peut pas bénéficier d’une personnalité juridique propre, mais le fait d’être associée à son mari n’est pas pour autant le signe d’un étouffement, plutôt ici la marque d’une capacité nouvelle.

Spécificités et utilité : un hôtel-Dieu rural au service des paroissiens

Portrait d’un hôtel-Dieu rural

Il est alors important d’observer comment l’administration de l’hôtel-Dieu est prise en charge par Mme de Pontchartrain. L’acte de fondation donne à l’hôpital deux administrateurs principaux, chargés de désigner des receveurs pour le faire fonctionner : « régi, gouverné et administré par le soin charitable de deux personnes (…), à savoir d’une part M. l’évêque de Chartres, et de l’autre part les ci-seigneur et dame de Pontchartrain. » Par leur fonction d’administrateurs, M. et Mme de Pontchartrain ont, on l’a vu, un droit de regard sur le fonctionnement de l’hôpital. Ce droit s’exprime de la manière suivante : choix de quatre personnes bénéficiaires de quatre des lits, choix du personnel régissant l’hôpital, choix d’un receveur qui s’occupe de l’ensemble de la comptabilité. Les différents droits exercés par le couple Pontchartrain nous renseignent sur l’organisation d’un hôtel-Dieu, et sur le personnel qui le gère au quotidien. La présence d’un « receveur », également appelé « trésorier », ou « économe » semble être une constante dans la composition du personnel d’un hôpital. Son activité est essentielle, puisqu’il est celui qui administre les finances. Un hôtel-Dieu a pour vocation d’accueillir tous les nécessiteux, même lorsque les ressources s’amenuisent ; trouver des expédients et les gérer est donc un travail de chaque instant, garant de la pérennité de l’établissement. Ce type de lieu est fondé sur une dotation immobilière lors de sa création, source de revenus perpétuels et réguliers, complétés par les dons des particuliers, et l’aide ponctuelle du pouvoir royal. En ce qui concerne l’hôtel-Dieu des Bordes, la dotation immobilière est définie dans ce qu’on a appelé « acte de fondation[45] », qui est en réalité une donation du couple Pontchartrain à l’hôtel-Dieu. Le document daté du 22 avril 1698 donne quelques indications sur la composition du don foncier des Pontchartrain, ce qui permet de mesurer l’investissement du couple dans sa fondation. On y apprend tout d’abord que cette propriété a été acquise par achat à Mlle Madeleine Danadoin, veuve de Christophe Ledouin, receveur des tailles dans l’élection de Nantes. La maison devant servir de base à l’hôtel-Dieu est composée de chambres hautes et basses, de greniers, d’écuries, d’étables et d’un fournil, c’est à dire tout le matériel nécessaire à la vie en quasi autosuffisance, grâce à la possibilité d’avoir des bêtes et de faire du pain. D’autre part, la présence d’un large jardin, planté d’arbres, nous permet d’imaginer que le personnel de l’hôpital sera en mesure cultiver fruits et légumes. Enfin, grâce aux plans également conservés dans le fonds 48J[46], nous pouvons observer que la maison originelle a été bien transformée et augmentée de pièces spécialisées : dortoir pour les sœurs de la Charité, dortoir pour les malades, dortoir pour les « vieux » (expression utilisée dans les textes), cuisines, chapelle, puits, infirmerie. D’ailleurs, un court mémoire[47], antérieur à l’acte de fondation lui-même[48], rapporte quels ont été les travaux effectués pour la transformation de la maison acquise par les Pontchartrain, puis donnée par eux pour accueillir l’hôtel-Dieu. Les dépenses sont entièrement soutenues par le couple Pontchartrain, ce qui fait d’eux les initiateurs, les créateurs, les administrateurs et les financiers de ce projet. Dans ce mémoire comme dans l’acte de fondation, Mme de Pontchartrain apparaît à égalité avec son époux, présentée comme la fondatrice et l’initiatrice des travaux, au même titre que Louis de Pontchartrain. Ainsi, ce sont, d’après les chiffres donnés et le calcul à effectuer, 20556 livres, 5 sols et 4 deniers qui sont dépensés pour des achats de matériaux et leur utilisation afin de faire de la maison un hôpital. De la chaux, du sable, des briques, de la ferrure, des vitres, du bois, des pierres, de la terre et du plâtre sont utilisés pour rénover et agrandir la maison, la transformer en abattant des murs et en construisant d’autres. Des meubles sont aussi achetés, ainsi que de la peinture pour les murs, des plantes pour le jardin et du bois pour le plancher. Ainsi, même s’il existe une base commode, tout un travail de reconstruction est engagé. Néanmoins, la plupart de ces informations nous sont parvenues grâce à des plans de 1731, soit seize ans après la mort de Mme de Pontchartrain, et ils ne nous permettent pas de savoir qu’elle était l’organisation exacte des premières années du fonctionnement de l’hôtel-Dieu. Toujours est-il que la maison de l’hôpital compte dix-neuf perches un quart, et le jardin cinq arpents et une perche un quart, soit, sachant que ces unités de mesure varient selon la localisation, pour la maison entre 650 et 970 m², et pour le jardin entre deux et trois hectares. Un lieu très spacieux donc, qui nécessite l’emploi d’un jardinier pour l’entretien, dont l’acte de fondation fait mention. Selon les plans retrouvés, la maison de l’hôpital se trouve au sud-est du jardin.[49] Géographie vaste, pour un comté étendu comptant environ 500 habitants.

Fonctionnement pratique de l’hôtel-Dieu : l’inscription dans le paysage charitable tridentin

Une fois fondé, autorisé, bâti, doté d’administrateurs, l’hôtel-Dieu des Bordes a bénéficié d’un personnel religieux spécialisé : les sœurs de la Charité. Si l’on suit Jean-Pierre Gutton[50], il semble que le recours à un personnel religieux ait suivi une volonté d’ordre moral dans les institutions hospitalières, dont la mission première était le soin des âmes, avant le soin des corps. Dans la France du XVIIe siècle foisonnent les ordres hospitaliers attachés au fonctionnement des hôtels-Dieu ; l’ordre féminin le plus important et nombreux étant celui des sœurs de la Charité[51]. Fondé en 1627 sous le patronage de Vincent de Paul par Louise de Marillac, veuve de l’ancien secrétaire de Marie de Médicis, il est organisé en 1634 autour d’un règlement strictement défini. Car ces ordres sont composés de clercs vivant dans le siècle, mais sous une règle. Pour connaître le nombre des sœurs et leurs activités à Pontchartrain, nous devons nous fier à un document bien postérieur à la fondation de l’hôtel-Dieu, et postérieur même au décès de Marie de Maupeou, qui intervient en 1711. Il s’agit de lettres[52] envoyées par les curés des paroisses composant le comté de Pontchartrain à Jérôme Phélypeaux, fils des fondateurs ; ces lettres ont été annotées anonymement pour le guider, et infirmer ou confirmer les dires des prêtres. Nous apprenons alors que l’hôpital compte seize lits réservés aux malades, et douze places pour des personnes âgées (six hommes et six femmes). Ainsi, on peut remarquer que l’activité de l’hôpital est diversifiée, tournée vers les malades comme on l’attend d’un hôpital, mais aussi vers les vieilles personnes. Par ailleurs, il semble qu’il y ait cinq sœurs au total pour régir l’établissement : la mère Supérieure qui agit sur place comme administratrice (gestion des entrées et sorties de malades, gestion financière) et organise la vie religieuse; une sœur à la cuisine, une autre servant d’institutrice aux enfants de la paroisse (ce qui nous renseigne sur une nouvelle activité de l’hôpital, qui sert aussi de lieu d’instruction), deux sœurs encore pour soigner et s’occuper des malades. Le personnel présent, logé et nourri à la maison de l’hôpital se décompose de cette manière : cinq sœurs de la Charité pour le fonctionnement, un jardinier pour les cultures et l’entretien, et un « aide-ménager » appelé Lachaunay, dont nous ne savons rien de plus sinon que sa qualité de « ménager » fait certainement de plus l’économe de l’établissement, c’est-à-dire le trésorier. Enfin, comme dans toute communauté, chaque sœur supplée à celles qui sont obligées de sortir en exerçant une activité commune : balayer, faire la vaisselle, laver le linge, pourvoir à l’eau propre. Il est aisé de noter que le fonctionnement de cet établissement rural reprend quasiment trait pour trait celui d’un hôtel-Dieu urbain, notamment celui de Marseille étudié par Judith Aziza[53], dans une forme simplifiée toutefois. Judith Aziza insiste sur le découpage des tâches au sein de l’établissement marseillais, entre des recteurs élus pour deux ans. Chacun endosse alors une fonction spécifique selon six départements d’activités : surveillance des procès et des reconnaissances de dettes, gestion du blé, de la farine et des lits des malades, réparations, visites des biens et de la cave, responsabilité du linge, des lessives, des orphelins et des défunts, gestion de la viande, de la pharmacie, des médecins et des chirurgiens, approvisionnement en bois, huile, charbon et chandelles. Aux recteurs élus la responsabilité du fonctionnement quotidien de l’hôtel-Dieu donc, comme en sont chargés les sœurs à Pontchartrain ; aux « recteurs-nés » l’administration générale de l’établissement, son contrôle, dont sont chargés les administrateurs à Pontchartrain. Nous pouvons alors remarquer que dès sa fondation, l’hôtel-Dieu de Pontchartrain a suivi le modèle des établissements préexistants et a été fondé dans une certaine orthodoxie. En tant que première administratrice, Marie de Maupeou a certainement été à l’origine de cette orientation donnée à l’organisation qu’elle a contribué à créer.

Par ailleurs, ce qui caractérise les hôtels-Dieu est donc le recours à des traitements très simples, basés sur une alimentation plus riche et variée qu’à l’ordinaire, source de meilleurs soins que les remèdes. Il semble qu’un régime ait été décidé dès 1601, prévoyant que les malades reçoivent une livre de viande (pour moitié du bœuf, et pour autre moitié veau et mouton), un demi-setier de vin, des légumes de saison, ainsi que des tisanes à base de réglisse, lavande, chiendent, des œufs, et du bouillon pour les convalescents. Car les hôtels-Dieu ont pour fonction d’accueillir les malades, puis d’assurer leur remise sur pied pendant une convalescence de quelques jours. Ce régime riche permet aux malades une guérison plus rapide, leurs indispositions étant la plupart du temps dues à des problèmes de malnutrition ou de sous-nutrition. Selon Jean-Pierre Gutton, il s’agit là de la différence majeure entre médecins et sœurs : les premiers affaiblissent par des diètes et des saignées, les secondes cuisinent et nourrissent leurs patients. L’hôtel-Dieu du comté de Pontchartrain correspond exactement à ce modèle classique : les listes de biens distribués nous le prouvent : plantes, viande, œufs, lait, légumes, le tout arrangé par une sœur de la Charité dévouée à la cuisine. L’hôtel-Dieu semble avoir, à partir de sa fondation en 1698, concentré les dons et distributions jusqu’ici effectuées mensuellement sur les ordres de Mme de Pontchartrain ; la fondation de l’hôpital se situe donc dans une continuité de réflexion amorcée dès 1691 sur la prise en charge des pauvres.

 

L’analyse des actions charitables de Marie de Maupeou, épouse du contrôleur général des Finances et secrétaire d’État à la Marine et à la Maison du roi puis Chancelier de France Louis de Pontchartrain, dépasse le cadre strict de l’histoire de la charité. Leur examen attentif permet de s’interroger sur la notion de « capacité féminine » et de rendre compte de la réalité de cette notion pour les femmes nobles du XVIIe siècle. Marie de Maupeou a prouvé sa faculté à exister en tant qu’être juridique, en étant cependant toujours strictement associée à son époux, lors de la signature d’actes notariés. Mais cette association n’est pas obligatoirement subordination, elle peut davantage se faire concertation conjugale. Marie de Maupeou a également fait montre d’un certain esprit critique et de sens pratique dans l’organisation d’une charité très rationnalisée, adaptée aux besoins du temps. Sa volonté d’exprimer sa mansuétude de manière utile l’a poussée à fonder et administrer un hôtel-Dieu. Cette recherche de l’utilité et de l’organisation dans les dons effectués permet de penser que Marie de Maupeou avait peut-être dépassé le cadre strict de la charité dictée par les préceptes de l’Église, pour entrer dans un fonctionnement fondé sur une nouvelle valeur : la bienfaisance. Celle-ci tend à plus d’indépendance vis-à-vis des recommandations strictement religieuses, à la volonté de venir en aide à l’humain, dans un souci d’utilité des actions entreprises. Alors que l’Etat royal semble lui-même embrasser la question de la pauvreté et de sa gestion, sous l’angle de l’enfermement, les initiatives privées viennent compléter son action, dans un mouvement général de prise en compte du bien commun.

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Annexes

Annexe 1 : Plans du comté de Pontchartrain (carte de Cassini, 1747)

 
Sans titre1 Sans titre2

Annexe 2 : Acte d’acquisition de maison et fondation de l’hôtel-Dieu de Pontchartrain, 22 avril 1698

Contrat de fonctionnement de l’hôtel-Dieu, 14 mai 1698

Fondation

Là devant les conseillers du roi notaires au châtelet de Paris, soussignés, furent présents, haut et puissant seigneur Messire Louis Phélypeaux chevalier comte de Pontchartrain, seigneur de Neauphle et autres lieux, conseiller du roi ordinaire en tout et conseiller secrétaire d’Etat et des commandements de sa Majesté et contrôleur général des Finances, et haute et puissante dame Marie de Maupeou son épouse, de lui autorisée à les représenter, demeurant en leur Hôtel rue Neuve Saint-Augustin, paroisse Saint-Eustache.

Disant que le roi, par arrêt de son conseil du seize décembre 1695 et par des lettres patentes du mois de décembre 1696, avait ordonné que l’hospitalité serait établie en l’hôtel-Dieu de Neaufle les Chatel et qu’à cette fin, Sa Majesté y aurait émis tant les biens et revenus de la maladrerie de Saint-Barthélemy dudit lieu, que de celle de Garancière et de Trappes pour être les dites remaniées, employées à la nourriture et entretien des pauvres malades qui auront recours au dit hôtel-Dieu. Mais comme les biens des dites maladreries ne produisent que six ou sept cents livres de revenu annuel, et que celui du dit hôtel-Dieu n’est que de quarante à cinquante livres, que même n’y ayant point de maison au dit Neaufle, attachée au dit hôtel-Dieu, il serait absolument nécessaire d’en bâtir une, laquelle absorberait presque tout le revenu de l’hôtel-Dieu. De sorte qu’il ne resterait presque rien pour le secours des pauvres malades, et d’ailleurs ne se trouvant pas d’eau douce au dit lieu de Neaufle, ce qui est une incommodité notoire pour un hôpital. Cette union des dites maladreries deviendrait infructueuse. Par lesquelles considérations le dit seigneur de Pontchartrain qui est seigneur du dit Neaufle et sa terre en comté de Pontchartrain, et la dite dame son épouse, ont jugé que pour rendre cet hôtel-Dieu plus utile aux pauvres malades de leur paroisse de Jouars et de Neaufle, il est tout conseillé de transférer au hameau dit des Bordes, situé proche de Neaufle dans leur dite paroisse de Jouars comme plus convenable pour l’établissement d’un hôtel-Dieu, tant à cause de la salubrité de son air et de l’eau qui s’y trouve que par sa situation qui le met plus à portée de toutes les paroisses et aux pauvres auxquels le dit hôpital est destiné ; et les dits seigneur et dame de Pontchartrain espérant de la bonté de sa majesté qui avait voulu bien permettre cette translation, avaient fait l’acquisition d’une maison et grand jardin sis au hameau des Bordes qu’ils se proposaient de donner pour l’établissement du dit hôtel Dieu au dit lieu. En conséquence de quoi les dits seigneurs et dame de Pontchartrain suivent le bon vouloir du Roi, en cas que par les lettres patentes il plaise à sa Majesté d’approuver cette translation, ou par ce qui est à présent donné, cédé, transporté et délaissé dès maintenant pour toujours à présent, solidairement garantis de tous troubles quelconques, à Dieu et aux pauvres, une maison consistant en chambres basses et hautes, greniers, fournil, étables, écuries, contenant environ vingt perches, et jardin, fermé de murs, dressé et planté de nouveau aux frais des dits seigneurs et dame, attenant la dite maison contenant cinq arpents, une perche et un quart de terre y compris les murs, ainsi que le tout se produit et comporte, situé au hameau des Bordes, paroisse de Jouars les Pontchartrain, diocèse de Chartres. Sont en rien reçus sous l’usufruit et jouissance dudit jardin, des arbres y étant et du logement du jardinier pendant la vie du dit seigneur et dame de Pontchartrain et du survivant, concernant leurs faits et promesses seulement d’eux ; pour être de dit usufruit remis au fond et propriété après leur décès au profit du dit hôtel-Dieu. Attenant le jardin, maison du jardinier et lieux, d’un bout à Nicolas Triboust et autres, d’autre bout à un très grand jardin appartenant au dit seigneur et qu’il a attaché et joint à une autre maison lui appartenant et qu’il a fait séparer de murs du jardin, et mis soin du dit hôpital d’un côté au chemin qui va des Bordes à Neaufle, d’autre côté au chemin de la Gautière et de Neaufle par derrière les Bordes à Brimal, le tout appartenant aux dits seigneur et dame donateurs comme faisant partie de l’acquisition que le dit seigneur de Pontchartrain a faite de Damoiselle Magdeleine Danadoing, veuve de M. Christophe Ledouin receveur des tailles en l’élection de Nantes, tant en son nom à cause de la communauté des biens, que comme tutrice de leurs enfants mineurs (…).

Depuis laquelle acquisition les dits seigneur et dame donateurs, pour le rétablissement de la maison qui tombait en ruine et pour la disposer en hôpital, ont été obligés d’y faire faire plusieurs réparations, augmentations et améliorations et ont même fait construire une chapelle à neuf, et ont fait réparer toutes les murailles du jardin, et construire aussi à neuf un logement pour le jardinier. Pour toutes lesquelles choses ils ont dépensé jusqu’à la somme de neuf à dix mille livres dont elles sont donnés pareillement à l’établissement de l’hôpital, lesdits maison et jardin étant en la charge desdits seigneur et dame donateurs, lesquels ont fait la donation au dit hôtel-Dieu sans aucune charge de droit d’indemnité ni autre droits seigneuriaux (…), voulant et entendant que ladite maison et ledit hôtel-Dieu demeurant déchargés toujours ainsi qu’il est leur (…).

Cette donation ainsi faite aux conditions ci-après déclarées : premièrement que l’hôtel-Dieu qui suivant lesdits arrêt et lettres devant s’établir à Neaufle sera pour le bon plaisir du roi transféré en ladite maison présentement donnée, dans laquelle l’hospitalité sera établie à toujours et où seront reçus, nourris et médicamentés les pauvres malades desdites paroisses de Jouars, Neaufle le Chatel et des autres qui ont été ci-devant et qui pourraient être ci-après attachées à la terre, seigneurie et comté de Pontchartrain, même ceux des paroisses de Garencière et de Trappes conformément aux lettres patentes du mois de décembre mille six cent quatre-vingt seize et à proportion du revenu des deux maladreries de Garencière et de Trappes. Lequel hôtel-Dieu ou hôpital établi au dit lieu des Bordes dans ladite maison présentement donnée seront et demeureront tenus à toujours les biens et revenus tant du dit hôtel-Dieu de Neaufle le Chatel que de la maladredie du dit lieu et de celles susdites de Garencière et de Trappes.

Renonçant, fait et passé au château de Versailles, l’an mille six cent quatre-vingt dix-huit, le vingt-deuxième jour d’avril avant midi. Ont signé la minute des présentes devant lesdits notaires, soussignés.

Fonctionnement

Du contrat de donation du 22 avril 1698 a été extrait ce qui suit :

Sera sur l’hôtel-Dieu les biens et revenus de celui-ci, régi, gouverné et administré par le soin charitable de deux personnes qui sont pour cela nommés et choisis; (à) savoir d’une part M. l’évêque de Chartres et d’autre part les ci-seigneurs et dame de Pontchartrain (…).

Lesquels administrateurs nommeront un receveur présent et à venir pour l’hôtel-Dieu, feront les baux à loyer des fermages appartenant à celui-ci pour les prix, charges et additions. Lesquels pourront accepter tous les dons, legs et aumônes qui seront faits à l’hôtel-Dieu par testament ou autrement, à la charge toutefois que les contrats et auteurs qui seront sur ce passés seront agréés tant par le seigneur évêque de Chartres que par les seigneurs et dame de Pontchartrain (…).

Les titres des biens sur l’hôtel-Dieu seront mis dans une armoire qui demeurera à toujours dans la maison, laquelle armoire sera fermée à deux fois, dont les clés seront gardées d’une part par le plus ancien des administrateurs et l’autre par les soeurs de la Charité qui dirigeront l’hôpital.

Du 15 mai 1698 nomination de M. Nicolas Poussin pour receveur par les administrateurs (…).

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[1] Barbara Diefendorf, From Penitence to Charity, Oxford, Oxford University Press, 2004.

[2] On trouve régulièrement l’expression « pauvres malades », sans distinction des deux états.

[3] Michel Figeac, Châteaux et vie quotidienne de la noblesse: de la Renaissance à la douceur des Lumières, Paris, A. Colin, 2006, pp. 144-147.

[4] Pour davantage d’éléments sur le château de Pontchartrain, voir Olivier de Lavigerie, Le Château de Pontchartrain Paris, Bourloton, 1889 ; ou encore Catherine Healey, Ennobled lives : the Phélypeaux at Pontchartrain, 1609 to 1727, PhD dissertation, Johns Hopkins University, 1988.

[5] Gutton Jean-Pierre, La société et les pauvres en Europe: XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Presses universitaires de France, 1974.

[6] Expression traditionnellement utilisée pour désigner les indigents nécessitant des soins médicaux, n’ayant pas les moyens de se soigner.

[7] Les trois vertus théologales (Foi, Espérance, Charité) trouvent leur origine dans le Nouveau Testament, et sont définies par le rapport d’amour qui doit être entretenu par Dieu et les hommes, et par les hommes entre eux.

[8] Cette définition est rappelée par Léon Lallemand, dans Histoire de la Charité, Paris, A.Picard, 5 vol., 1902-1912 ; ou plus récemment, par Marie-Claude Dinet-Lecomte, sous la direction de Jean-Pierre Gutton, Pauvreté, charité et spiritualité à l’époque moderne, thèse de l’université Lyon II, 2003.

[9] Sans le détailler ici, la charité entre dans le système des indulgences.

[10] Cf. Annexe 1. Le comté de Pontchartrain était organisé autour de la ville actuelle de Jouars-Pontchartrain dans le département des Yvelines. Le comté se situait à environ vingt kilomètres à l’ouest de Versailles.

[11] Du nom du hameau compris dans le comté de Pontchartrain où a été installé le dit hôpital.

[12] Sur la famille Phélypeaux de Pontchartrain et leurs fonctions gouvernementales, voir Charles Frostin, Les Pontchartrain ministres de Louis XIV. Alliances et réseau d’influence sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2006.

[13] Saint-Simon, Mémoires, Nouvelle édition augmentée des additions de Saint-Simon au journal de Dangeau, édités par Arthur de Boislisle, Paris, tome XVIII, 1879, p.85-89.

[14] Aux Archives départementales des Yvelines, fonds 48J 373 à 378, Registres des aumônes, recettes et dépenses pour les pauvres de Pontchartrain (1691-1697).

[15] Ibid.

[16] AD Yvelines, 48J 375.

[17] Voir Annexe 1.

[18] Barbara Diefendorf, op.cit., p.203.

[19] Nom récurrent dans les registres de 1693 à 1697, nous ne savons rien de la personne qui le porte.

[20] Marie-Claude Dinet-Lecomte, Les soeurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles: la charité en action, Paris, H. Champion, 2005.

[21] Matthieu Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité, XVIIe-XVIIIe siècle : la rue pour cloître, Paris, Fayard, 2011, p. 186.

[22] Ibid., p. 188.

[23] Voir la notice « Secrétaire d’État à la Maison du roi » rédigé par Bernard Barbiche dans Lucien Bély, Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996.

[24] Voir le contrat de mariage du couple Pontchartrain : AN, MC/ET/XCIX/233, 18 février 1668, précisant la communauté des biens entre les époux, selon la coutume de Paris.

[25] Michel Figeac, op. cit., p. 144 et 145.

[26] Ibid., p. 145.

[27] « the part that elite women played in organizing, subsidizing, and adminstering new institutions for the care of the sick and destitute», Barbara Diefendorf, op.cit. p. 205.

[28] Chantal Beauchamp, Le sang et l’imaginaire médical : histoire de la saignée aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

[29] Archives Nationales, fonds d’archives privées 257 AP/2.

[30] Archives départementales des Yvelines, 48J 373-377.

[31] Voir notamment Marcel Lachiver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi, 1680-1720, Paris, Fayard, 1991.

[32] Cité par Lucien Bély dans La France au XVIIe siècle, puissance de l’Etat, contrôle de la société, Paris, PUF, 2008, p.739.

[33] Guerre de la Ligue d’Augsbourg, opposant la France à une coalition de pays européens, parmi lesquels l’Espagne, les Provinces Unies, l’Angleterre et le Saint-Empire ; elle prend fin en 1697 avec le traité de Ryswick.

[34] AD Yvelines, 48J 369.

[35] AD Yvelines, 48J 372.

[36] Voir Annexe 2.

[37] Pour le cas marseillais par exemple, voir Judith Aziza, Soigner et être soigné sous l’Ancien Régime, Paris, Le Temps de l’histoire, 2013.

[38] AD Yvelines, 48J 369, acte de donation.

[39] AD Yvelines, 48J 369, acte de donation.

[40] AD Yvelines, 48J 369, acte de donation.

[41] Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Paris, Flammarion, 1980.

[42] AD Yvelines, 48J 369, acte de donation.

[43] Op.cit.

[44] AD Yvelines, 48J 369, contrat de fonctionnement.

[45] Ibid.

[46] AD Yvelines, 48J 369, plans de l’hôtel-Dieu.

[47] AD Yvelines, 48J 372.

[48] Cela peut aisément s’expliquer par le fait que l’acte a été signé au moment de l’ouverture de l’hôtel-Dieu aux pauvres et aux malades, tandis que l’année 1697 correspond à la pose de la « première pierre » et aux aménagements nécessaires.

[50] In Jean Imbert (dir.), Histoire des hôpitaux en France, Toulouse, Le Privat, 1982, p.209-210.

[51] Mathieu Bréjon de Lavergnée, op. cit.

[52] AD Yvelines, 48J 372.

[53] Judith Aziza, op. cit.

Représentation des lesbiennes et autocensure au cinéma: quelle visibilité pour l’homosexualité féminine dans les films de l’ère du Code Hays aux États-Unis (1930-1968) ?

Emilie MAROLLEAU

 

Résumé

L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de1930 à 1966. A cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité féminine (comme l’homosexualité masculine) était socialement visible à l’époque et que, par conséquent, les scénaristes, réalisateurs et producteurs de films étaient conscients de l’existence d’un public homosexuel. Ces derniers ont su développer des stratégies de contournement afin de faire passer le sens, sans que les censeurs ne s’en saisissent et les obligent à couper certaines scènes ou interdisent la sortie du film. Parallèlement, les spectateurs et spectatrices ont su développer des stratégies de « lecture entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont les lesbiennes étaient malgré tout visibles à l’écran, tout en prenant en considération le contexte historique et sociopolitique au sein duquel ces représentations ont été construites.

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Emilie Marolleau

Doctorante à l’Université François Rabelais à Tours, sous la direction de Georges-Claude Guilbert. Ma thèse, intitulée L’homosexualité féminine à l’écran : quelle visibilité pour les lesbiennes au cinéma américain dans les séries télévisées et les web-séries américaines aujourd’hui ?, porte sur la question de la représentabilité des lesbiennes : quelle(s) image(s) ces médias construisent-ils et comment ces images sont-elles reçues ?

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L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de 1930 à 1968. À cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’expression « perversion sexuelle » faisait en fait référence à toute pratique sexuelle considérée comme inacceptable, immorale et anormale telle que l’inceste, la promiscuité et l’homosexualité. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité était socialement visible à l’époque, toutefois sa représentation à l’écran était problématique. Les films de l’époque devaient respecter ce code de « bonne conduite », et ne pouvaient donc pas comporter de scène représentant l’homosexualité. Si cela était le cas, les censeurs s’en saisissaient et les obligeaient à couper certaines scènes, ou interdisaient la sortie du film. Cependant, il existe quelques exemples de représentations de l’homosexualité qui semblent être passées à travers le filet, parce que les artistes ont réussi à contourner le Code, et, parallèlement, parce que certains spectateurs et spectatrices ont appris à lire « entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont, malgré un régime de censure visant à rendre les lesbiennes[1] invisibles, elles avaient tout de même une certaine visibilité lors de cette période de censure.

1. Le Code Hays et son contexte socio historique

Le code Hays comporte un certain nombre d’injonctions et d’interdictions qui reflètent les inquiétudes de l’époque quant à l’influence que pouvaient avoir les images véhiculées par le cinéma sur le public. En effet, cette industrie s’étant développée très rapidement et ayant une place essentielle dans la culture américaine ainsi que dans la production d’images et de représentations, elle a vite été considérée comme un instrument potentiellement dangereux.

Dès le tout début du xxe siècle, les films ont été accusés d’avoir servi d’inspiration, pour des enfants et pour certains adultes, à de mauvais comportements ou même à des crimes.[2] Par conséquent, l’industrie cinématographique a été confrontée à de nombreuses reprises à la censure, avec l’interdiction de montrer certains films dans les cinémas et parfois la fermeture forcée des cinémas qui ne respectaient pas ces interdictions.[3] En effet, comme l’explique Olivier Caïra, avant 1915 la censure était exercée par les forces de police, sous les ordres des maires des villes où siégeait un bureau de censure. Ce n’est qu’en 1915, suite à l’arrêt Mutual Film Corporation v. Industrial Commission of Ohio que la censure a été institutionnalisée, sous la responsabilité de la Cour Suprême des États-Unis. Le cinéma, considéré comme une activité mercantile comme tous les autres types de spectacles ne pouvait donc pas bénéficier de la protection du Premier Amendement.[4] Cette décision a entrainé la création de bureaux de censure à travers tout le pays, dans le but de protéger le public, que les censeurs considéraient comme fragile, notamment parce que le cinéma est un médium qui s’adresse à la totalité des couches sociales : « Deux arguments sont avancés : celui de l’intensité de l’expérience cinématographique, et celui, plus déterminant, du mélange des publics. »[5]

Dans les années 1920, les studios majeurs ont décidé de s’organiser pour faire face à la censure exercée par le gouvernement, et ont rédigé en 1921 une liste de 13 points pour faire l’ « Inventaire de l’inacceptable », c’est-à-dire, des sujets sensibles qui ne devaient pas paraître à l’écran.[6] Puis, ils ont créé en 1922 la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA) et engagé William Hays, auparavant président du bureau national du Parti Républicain (de 1918 à 1921), pour en être le directeur. La MPPDA avait pour objectif de défendre les intérêts des studios face aux censeurs extérieurs en imposant un code d’autocensure visant à contrôler le contenu des films, afin de protéger le public, en particulier le public « non averti », qui est considéré comme influençable et donc fragile.[7] Ce code a été rédigé en plusieurs étapes, avec tout d’abord une liste intitulée « Don’ts and Be Carefuls », indiquant ce qui étaient totalement proscrites et les choses qui devaient être traitées d’une manière convenable. Parmi la liste des « Don’ts » figurait en numéro 4 la référence à la « perversion sexuelle », un terme qui était alors utilisé pour désigner, de manière général, l’homosexualité.[8]

En 1930, Martin Quigley et le Père Daniel A. Lord ont rédigé un texte dictant des règles d’éthique et de morale à suivre par les producteurs et scénaristes, texte qui deviendra ensuite le Motion Picture Production Code, ou Code Hays. Une section entière du Code concerne la sexualité, et proscrit toute référence à la « perversion sexuelle ».

Olivier Caïra souligne la différence de traitement qui est faite entre l’interdiction de la violence et l’interdiction de la sexualité dans le texte du code, la seconde étant justifiée par les auteurs par l’aspect particulièrement dangereux de thèmes comme la transgression sexuelle, qui sont « suspects car jugés séduisants pour le public ».[9] Cette attitude face à la sexualité semble refléter la réponse de la société américaine face à la propagation des différents discours des sexologues et autres spécialistes depuis la fin du xixe siècle. En effet, à cette époque émergeaient les premières théories scientifiques sur l’homosexualité et ses causes.

L’un des scientifiques les plus influents dans ce domaine était le psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing, dont l’étude principale, publiée en 1886 sous le nom de Psychopathia Sexualis, a ensuite été traduite dans de nombreuses langues, permettant la diffusion de ses idées à travers le monde. Dans cet ouvrage, l’auteur fait l’étude de plusieurs cas de « perversions sexuelles », à travers l’observation du comportement d’hommes et de femmes dont le désir sexuel ne correspond pas aux normes de la sexualité procréative. Les travaux de Krafft-Ebing ont grandement contribué à la construction du discours sur l’homosexualité comme « inversion sexuelle congénitale». Il distinguait ainsi chez les femmes observées quatre types d’ « inversion », selon leur degré de masculinité :

On trouve, dans les limites de l’inversion sexuelle, des gradations diverses du phénomène, gradations qui correspondent presque complètement au degré de tare héréditaire de l’individu, de sorte que, dans les cas peu prononcés, on ne trouve qu’un hermaphroditisme psychique; dans les cas un peu plus graves, les sentiments et les penchants homosexuels sont limités à la vita sexualis; dans les cas plus graves, toute la personnalité morale, et même les sensations physiques sont transformées dans le sens de la perversion sexuelle; enfin, dans les cas tout à fait graves, l’habitus physique même paraît transformé conformément à la perversion.[10]

Ses idées ont par la suite influencé de nombreux auteurs, comme le britannique Havelock Ellis. La prolifération des discours des sexologues a eu pour effet la création de nouvelles catégories, de nouvelles classifications pour parler du lesbianisme, un sujet qui est resté majoritairement tu aux États-Unis jusqu’à la fin du xixe siècle.[11]

Lillian Faderman observe, dans son ouvrage intitulé Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, comment les idées des sexologues européens ont été reprises par les scientifiques américains pour analyser les comportements des femmes au sein d’espaces homosociaux tels que les universités. Selon leurs théories, ces espaces étaient dangereux car ils mettaient les femmes dans un environnement qui favorisait le développement de forts liens amicaux et les incitaient à exprimer leur affection pour d’autres femmes.[12] Ces nouveaux discours sur l’inversion sexuelle ont alors changé radicalement la façon dont étaient vues les amitiés entre femmes. Faderman mentionne également l’abondance de journaux médicaux qui abordaient les relations sexuelles entre les femmes de la classe ouvrière de manière sensationnaliste, en utilisant souvent un langage plus proche du roman érotique que de la terminologie scientifique.[13]

Les scientifiques dénonçaient également dans leurs discours les New Women, des femmes (généralement issues des classes les plus aisées) qui aspiraient à l’indépendance et se battaient pour les droits des femmes. Les New Women ont progressivement réussi à avoir accès à l’éducation supérieure et à obtenir des postes qualifiés[14]. Leur « combat » se concentrait tout d’abord sur l’obtention de l’indépendance économique des femmes, ainsi que des droits normalement réservés aux hommes blancs de la classe moyenne.[15] Selon certains médecins, ces femmes étaient en fait des inverties qui cherchaient à imiter les hommes, et devaient donc être suivies médicalement.[16] Ce type de discours fait l’amalgame entre volonté d’indépendance, lesbianisme et perversion, ce qui a eu pour effet de rendre menaçantes la lutte féministe des New Women et les relations entre femmes (quelle que soit leur nature).

La prolifération de ces discours sur les relations lesbiennes a ainsi contribué à l’inquiétude quant à une éventuelle propagation de ces pratiques et à un relâchement des mœurs de la société américaine, à un moment où le pays était dans une situation économique difficile et où les normes de genre étaient en pleine redéfinition. En effet, l’époque de la Grande Dépression, qui s’est étalée sur une période allant de 1929 jusqu’aux années précédant la Seconde Guerre Mondiale, a été marquée par une crise de la masculinité, à une époque où les hommes étaient souvent confrontés à une perte d’emploi et voyaient alors leur statut de chef de famille remis en cause.[17] Les lesbiennes, qui étaient encore considérées dans les années 1930 comme des inverties souhaitant prendre la place de l’homme, étaient alors perçues comme une menace puisque, étant économiquement indépendantes et travaillant (souvent) autant que les hommes, elles étaient vues comme des  usurpatrices  des privilèges masculins.

Le lesbianisme était alors considéré comme une des perversions desquelles la société américaine devait être protégée, ce qui impliquait, selon les censeurs, de contrôler les images véhiculées par le cinéma.

2. L’application du Code, de 1934 à 1968

Bien que le Code ait été adopté en 1930, il n’a été systématiquement appliqué qu’à partir de 1934. À la fin de l’année 1933, les représentants de l’Église Catholique Romaine ont créé la National Legion of Decency, une ligue de vertu dont le but était de défendre la morale américaine et de protéger le public de la mauvaise influence du cinéma. Entre fin 1933 et début 1934, le groupe s’est lancé dans une véritable « croisade contre l’immoralité d’Hollywood »[18]. Quand, suite à la pression effectuée par les représentants de l’Église catholique, le gouvernement a évoqué la possibilité d’instaurer un régime de censure géré par l’état fédéral, les studios ont à nouveau décidé de reprendre les choses en main et de mettre scrupuleusement en application le Code. Ils ont alors créé la Production Code Administration (PCA), dirigée par Joseph Breen, qui a par la suite assuré le rôle de censeur pendant les 30 années à suivre, durant lesquelles « l’espace filmique était un territoire surveillé au périmètre sécurisé et aux frontières bien définies »[19].

À partir de 1934 les films étaient scrupuleusement scrutés et ne pouvaient « avoir accès aux chaînes de salles des majors » que s’ils recevaient le sceau d’approbation de la part de la PCA.[20] En d’autres termes, les films devaient impérativement obtenir l’accord des censeurs afin d’être rentables. Tous les points évoqués dans le Code devaient alors être respectés à la lettre et, par conséquent, il était impossible de faire référence à l’homosexualité. Le cas échéant, des coupures étaient souvent faites afin de rendre les films convenables et moralement acceptables, au prix parfois de certaines incohérences.[21]

Dans le cadre d’adaptations d’œuvres littéraires, l’homosexualité des personnages est effacée. Ainsi, la pièce de théâtre de Lillian Hellman, The Children’s Hour, dont l’histoire se déroule dans un internat pour filles et est entièrement centrée sur une rumeur concernant la relation entre les deux directrices, a été radicalement transformée afin d’être adaptée au cinéma en 1936. En effet, la rumeur de la relation lesbienne a été remplacée par la rumeur d’une liaison entre l’une des directrices et le petit ami de l’autre. En remplaçant le lesbianisme par l’adultère, les créateurs et producteurs de l’adaptation, intitulée These Three (Ils étaient trois), ont pu obtenir le sceau d’approbation et sortir leur film dans une version toutefois très éloignée de l’original. La pièce de Lillian Hellman a toutefois été adaptée une deuxième fois à l’écran en 1961, dans une version plus fidèle, que nous évoquerons plus bas.

En ce qui concerne l’import de films étrangers, qui devaient eux aussi obtenir le même sceau d’approbation pour accéder aux salles des majors, les censeurs étaient souvent confrontés à des scènes dont le ton et le contenu n’étaient pas en adéquation avec les règles du Code Hays. Il était donc nécessaire, avant la sortie des films, de faire quelques coupes pour les rendre convenables. Le film allemand Mädchen in Uniform (Jeunes filles en uniforme), réalisé par Leontine Sagan en 1931, a ainsi été censuré pour sa sortie aux États-Unis. Le film contenait en effet des scènes où l’expression du désir lesbien était jugée trop explicite de la part des censeurs : l’histoire se passe dans une pension pour jeunes filles (topos emblématique des récits lesbiens), où une élève déclare devant toute l’école son amour pour une des enseignantes, qui va ensuite la défendre devant la principale en faisant une sorte de plaidoyer pour le lesbianisme. Tout d’abord rejeté, Mädchen a finalement été approuvé par la PCA en août 1932, suite à la suppression des scènes où les regards sont trop explicites et où les personnages font référence au désir lesbien. [22] Une autre stratégie utilisée par les censeurs a été de supprimer les sous-titres de certaines scènes, afin de masquer ces références.[23] Par la suite, de nombreux films étrangers ayant un « contenu lesbien » ont été censurés de la même manière. [24]

Toutefois, le Code a commencé à être remis en question dès les années 1950. En effet, à cette période, les productions indépendantes (c’est-à-dire produites par des studios autres que les majors hollywoodiens et par conséquent non concernés par l’application du Production Code) étaient en plein essor et leur concurrence sur le marché de l’industrie cinématographique représentait une véritable menace pour Hollywood.[25] En parallèle à cela, un autre média audiovisuel se développait et gagnait rapidement en audience : la télévision. [26]

Cette dernière a progressivement pris la place du cinéma en tant que média familial et populaire, ce qui a donc poussé le cinéma à innover, mais aussi à revenir sur ses règles de contrôle de contenu pour présenter des films « pour public averti » : « La compétition avec le petit écran elle-même poussait le cinéma à abandonner sa vocation “tout public” : il est tout à fait significatif que les films des années 50 s’attachent de plus en plus à proposer ce que la télévision ne peut pas se permettre, à commencer par la couleur, le cinémascope et même le relief, mais aussi la liberté d’un nouvel érotisme, les audaces d’un discours qui […] s’adresse de plus en plus à un public “adulte”, “averti” […]. »[27]

En outre, le départ à la retraite en 1954 de Joseph Breen, qui avait mené le rôle de censeur avec beaucoup de rigidité pendant 20 ans, a également marqué un tournant dans l’histoire du Motion Picture Production Code.[28]

La position des censeurs concernant la représentation du lesbianisme à l’écran a par ailleurs changé entre le début de l’ère du Code Hays et sa fin. En effet, en 1961, « le Code de Production est amendé permettre l’évocation des “aberrations sexuelles”, tant qu’elles sont “traitées avec circonspection, discrétion et retenue”.» [29] Cet amendement a ainsi permis la distribution d’une nouvelle adaptation de la pièce The Children’s Hour de Lillian Hellman, cette fois-ci beaucoup plus fidèle au texte de l’original que l’adaptation de 1936 These Three. Dans la version de 1961, réalisée par William Wyler, il n’y a aucun doute sur la nature de la rumeur au sujet de la relation entre les deux directrices de l’internat : bien que le lesbianisme ne soit pas cité comme tel, la référence est tout à fait explicite.

Face au développement de l’industrie du cinéma indépendant et de la télévision, les États ont peu à peu commencé à établir des classifications par âge, afin d’orienter les (télé)spectateurs quant au contenu potentiellement inadapté pour les enfants, en particulier. En octobre 1968, les studios décident d’abolir le Production Code et de le remplacer par un système de classification s’inspirant de ceux déjà établis à travers le pays.

3. Les représentations des lesbiennes

Bien que le Code ait eu une influence indéniable sur l’esthétique et les récits des films produits pendant toute la période de son application, il était pour certains réalisateurs et scénaristes une contrainte devenue un élément moteur de créativité, les forçant à trouver des stratégies pour dire les choses sans que les censeurs ne puissent s’en rendre compte : « […] peu de cinéastes américains ont ressenti le Code comme une réelle entrave à leur liberté d’expression. La plupart se sont au contraire amusés à le contourner, et ont élaboré ainsi, par exemple, un véritable érotisme hollywoodien […]. »[30] Les films qui « contournaient » le Code était d’ailleurs un succès auprès du public, ce qui incitait à redoubler d’inventivité : « Les producteurs eux-mêmes étaient souvent complices de ces esquives, sachant que le succès au box-office dépendait autant du respect de la lettre du Code que de la trahison de son esprit. »[31] Il était donc possible de représenter l’homosexualité sans la dire directement. Comme l’affirme Patricia White dans son étude sur la représentabilité des lesbiennes dans le cinéma hollywoodien de l’époque du Production Code, «  si l’homosexualité n’ose pas dire son nom dans le cinéma classique, le média visuel accorde d’autres stratégies signifiantes.»[32] Dans les films des années 1930, en particulier, une des stratégies était de présenter l’homosexualité d’un personnage à travers des performances de genre.[33] Ainsi, un personnage féminin qui se réappropriait des attributs, des gestes ou des attitudes normalement réservés aux hommes était alors systématiquement connoté comme étant une lesbienne, sans pour autant que la trame du récit ne le confirme. Ces représentations de masculinité faisaient bien sûr écho à des codes qui étaient déjà mis en place dans les communautés lesbiennes en Europe et aux États-Unis. Que ce soit dans les films ou dans la vie en société, ces performances de genre étaient souvent nécessaires pour se rendre visibles les unes aux autres. Dans les films, les performances de genre permettent souvent de troubler les normes, en particulier en ce qui concerne la sexualité des personnages. Par exemple, dans Sylvia Scarlett, réalisé par George Cukor en 1935, Katharine Hepburn incarne le personnage éponyme, une jeune femme qui, pour des raisons intrinsèques à l’intrigue du film, n’a d’autre choix que de se faire passer pour un homme et devient alors Sylvester. Au cours du film, Sylvia/Sylvester rencontre plusieurs personnages, dont une femme qui, pensant qu’elle est un jeune homme, flirte avec elle et l’embrasse. Toutefois, visiblement choquée, Sylvia la repousse, sans quoi la scène n’aurait probablement pas été approuvée par les censeurs. Tout de même, le travestissement de Sylvia en Sylvester permet au moins de troubler les limites imposées par le Code. En effet, même si les deux personnages ne sont pas des lesbiennes (d’une part parce que la femme pense que Sylvia est un homme, et d’autre part parce que Sylvia affirme son hétérosexualité en la repoussant), lors de la scène du baiser les spectateurs n’oublient pas que ce sont deux femmes et qu’il s’agit donc d’un baiser lesbien. Le fait que spectateurs n’oublient pas, malgré le travestissement, que le personnage est une femme est probablement dû au choix de l’actrice Katharine Hepburn, qui était déjà connue du public, pour incarner ce personnage. C’est la raison pour laquelle on peut donc supposer que, pour le public, cette scène représente Katharine Hepburn embrassant une autre femme. Patricia White souligne à l’image des actrices, des stars hollywoodiennes auxquelles les fans vouaient et vouent un culte, était une condition propice à des lectures lesbiennes de certaines scènes dans certains films.[34] En outre, le travestissement d’Hepburn dans Sylvia Scarlett, fait écho au travestissement de Marlene Dietrich dans Morocco (Cœurs Brûlés), ainsi qu’à celui de Greta Garbo dans Queen Christina (La Reine Christine).[35] Dans les trois films, les actrices, toutes connues du public, incarnent des personnages qui, pour des raisons différentes, se travestissent et qui, à un moment donné du film, embrassent une femme. White explique également dans son ouvrage que l’intertextualité contribue également à favoriser la possibilité de lectures lesbiennes, même si les films en question ne représentent pas explicitement de personnages lesbiens.[36]

Par ailleurs, selon Judith Halberstam, la figure de la butch prédatrice était fréquente à l’ère du Code Hays car, à défaut de représenter l’homosexualité de manière explicite, elle permettait de créer un sous-texte à partir duquel l’homosexualité du personnage est parfois connotée.[37] Même si le terme butch représente, au sein des communautés lesbiennes notamment, une catégorie identitaire complexe, la butch des films hollywoodiens de l’époque était elle très souvent réduite à sa masculinité, à laquelle étaient associées agressivité et dangerosité. La butch prédatrice est un stéréotype qui a été utilisé pour représenter le lesbianisme dans plusieurs films (sous le régime du Production Code et ultérieurement). Les censeurs laissaient très probablement passer ces images parce qu’elles étaient négatives : ces personnages étaient le plus souvent représentées comme pathétiques ou grotesques. De cette manière, il pouvait être supposé qu’il n’y avait aucune ambiguïté quant à l’aspect immoral de ces personnages et de leurs actes. Le film Caged (Femmes en cage), réalisé en 1950 par John Cromwell, met par exemple en scène une butch prédatrice. L’intrigue du film se passe dans une prison, où la matrone, Evelyn Harper est une butch sadique qui « brutalise les femmes ».[38] La prison est un lieu bien spécifique, à la marge de la société, et les personnages du film sont en majorité des femmes de mauvaise vie. Les connotations de lesbianisme servent en fait à souligner leurs vices. Le personnage d’Evelyn Harper est par ailleurs un exemple de réappropriation par l’industrie du cinéma des théories sur l’inversion citées plus haut. En effet, la figure de la butch, telle qu’elle est construite dans de nombreux films hollywoodiens notamment, représente le plus haut degré de l’inversion : elle est immorale et perverse, et donc dangereuse. Sa présence dans un film est souvent prétexte à une leçon de morale, puisqu’elle permet de définir par la négative ce qu’une femme vertueuse doit être : féminine et hétérosexuelle.

Selon Patricia White, les connotations de lesbianisme pouvaient parfois reposer sur des éléments plus difficiles à discerner: des points de vue, la composition de la scène, des subtilités dans le jeu des acteurs.[39] Elle explique notamment comment la figure du spectre connote le lesbianisme dans des films comme Rebecca, réalisé par Hitchcock en 1940, ou encore dans The Uninvited, réalisé par Lewis Allen en 1944. Selon elle, notamment, les films d’horreur manipulent les codes du cinéma et permettent – à travers la lumière, les angles, les regards des personnages ou, pour le cinéma parlant, des bruits – de mettre l’emphase sur ce qui n’est pas visible à l’écran.[40] Par conséquent, « [l]’impossibilité de rendre le lesbianisme visible, le manque de termes pour l’appréhender, résulte dans le texte en une dispersion d’éléments perturbants, terrifiants et inattendus.»[41] Au fond, en littérature comme au cinéma, les genres du gothique et de l’horreur, puisqu’ils sortent du monde normal pour mettre en scène le surnaturel, semblent permettre plus de liberté et autoriser plus de transgressions concernant la représentation de l’homosexualité.[42] Le désir lesbien a par exemple été montré de manière explicite à travers la figure du vampire dans le film Dracula’s Daughter, réalisé par Lambert Hillyer en 1936. Cependant, ce désir lesbien vampirique, motivé ici par une soif de sang, y est bien sûr représenté comme immoral et monstrueux, condition nécessaire à l’obtention du sceau d’approbation de la PCA. En dehors des genres de l’horreur et du gothique, les lesbiennes ont également été représentées comme des prédatrices qui prennent en général pour proies des femmes plus jeunes qu’elles.[43]

Les connotations disséminées dans les films devaient, au moment de la réception, être décodées par le public, qui, au fur et à mesure des années d’application du Code Hays, a développé ses stratégies de lecture et a appris à lire entre les lignes. David Lugowski affirme à ce sujet que « ces images […] étaient en effet lues par les spectateurs de l’époque comme queer »[44]. Ce décodage était aussi possible grâce à divers éléments extérieurs aux films eux-mêmes. En effet, les spectateurs et spectatrices étaient souvent, lors de leur « lecture » du film, influencés par les campagnes publicitaires (qui n’étaient pas soumises aux mêmes restrictions que les films), ou encore par les critiques de films qui paraissaient dans les journaux et les magazines.

En ce qui concerne les campagnes publicitaires, elles révèlent souvent un étonnant paradoxe : les distributeurs se sont retrouvés plusieurs fois dans la situation contradictoire de vouloir tirer profit du thème de l’homosexualité, à travers des accroches au ton sensationnaliste, afin de faire la publicité des films où toute référence explicite à l’homosexualité avait été censurée. Vito Russo souligne ce paradoxe dans The Celluloid Closet, en citant l’exemple de la sortie aux États-Unis du film français Olivia (Jaqueline Audry, 1951) en 1954. Tout le contenu lesbien explicite du film (notamment une scène de baiser) ayant été éliminé du film, il était difficile de le vendre comme un film lesbien.[45] Une des solutions utilisées par les distributeurs a été de changer le titre d’origine en Pit of Loneliness, qui fait écho au titre The Well of Loneliness (Le Puits de Solitude), roman lesbien de Radclyffe Hall. Russo évoque également les affiches publicitaires, qui parlent « [de] “l’amour qui n’ose pas dire son nom” et [du] “sujet dont on parle tout bas”.» [46] Le changement de titres et ces slogans publicitaires n’étaient évidemment pas des choix anodins car ils permettaient de réinscrire à la marge le contenu lesbien dans le film.

Chon Noriega s’intéresse quant à lui aux critiques de films dans son article « “Something’s missing here !” : Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » et explique à quel point leur contenu pouvait aller en contradiction avec le passage sous silence de l’homosexualité dans les films. Il y démontre notamment comment, malgré la volonté des censeurs d’empêcher que l’on parle explicitement d’homosexualité, les critiques identifiaient ces connotations et faisaient allusion à l’homosexualité des personnages de manière explicite. [47] Il aborde également les références que faisaient certaines critiques aux spectateurs et spectatrices homosexuels (un public parfois visé par les films), soulignant les dangers potentiels de leur lecture des films, car selon eux ces spectateurs ne voyaient pas l’immoralité des personnages homosexuels.[48] Bien qu’émanant de postures homophobes, ces commentaires mettaient tout de même en avant l’existence des spectateurs et spectatrices homosexuels, qui avaient alors conscience d’une communauté et du fait qu’ils n’étaient pas les seuls à percevoir les connotations présentes dans les films.

Il est évident que le Code Hays a non seulement profondément marqué le paysage cinématographique des années 1930 aux années 1960, mais il a aussi eu un impact conséquent sur la représentabilité des lesbiennes dans les médias audiovisuels. Cette période de censure a en effet joué un rôle important dans la « mise en discours » (pour reprendre les termes de Michel Foucault) du lesbianisme, dans ces médias ainsi qu’au sein de la société en général. Foucault explique, dans son ouvrage Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, comment la censure et la répression participent aussi à la construction de discours sur ces choses mêmes qu’elles cherchent à taire : « Tous ces éléments négatifs – défenses, refus, censures, dénégations – que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme central destiné à dire non, ne sont sans doute que des pièces qui ont un rôle local et tactique à jouer dans une mise en discours, dans une technique de pouvoir, dans une volonté de savoir qui sont loin de se réduire à eux. »[49] Il est clair que la représentation des lesbiennes à l’ère du Code Hays est composée de stéréotypes négatifs. Cependant, ces stéréotypes révèlent le rôle du cinéma Hollywoodien dans la construction de l’image de la féminité « normale » et montrent comment la représentation de l’homosexualité comme anormale et monstrueuse sert à légitimer l’hétérosexualité comme naturelle et normale.

Ainsi, même si ces années de censure étaient peu propices à la visibilité des lesbiennes sur le grand écran, où elles étaient le plus souvent rendues invisibles ou bien représentées comme monstrueuses ou immorales, il est essentiel de les prendre en considération dans le processus de construction des images qui composent cette visibilité au cinéma et à la télévision aux États-Unis. Ces images ont également influencé la relation entre les spectatrices lesbiennes et le cinéma, et la façon dont ces dernières perçoivent les représentations du lesbianisme sur le grand écran.

[1] Bien que les mesures de censure aient aussi affecté la représentation de l’homosexualité masculine, nous choisissons ici de nous concentrer sur les représentations des lesbiennes afin de délimiter plus précisément le champ d’analyse.

[2] Franck MILLER, Censored Hollywood: Sex, Sin, & Violence on Screen, Atlanta, Turner, 1994, p.24.

[3] Ibidem, p.25

[4] Olivier CAÏRA, Hollywood face à la censure : Discipline industrielle et innovation cinématographique 1915-2004, Paris, C.N.R.S. Éditions, 2005, p.28

[5] Ibidem, p.29

[6] Ibidem, p.37

[7] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire. N°15, juillet-septembre 2007, p.10

[8] Id.

[9] Ibidem, p.49

[10] Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis, avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle, Paris, Carré (traduction française de la 8e édition allemande), 1895, pp. 246-247

[11] Lillian FADERMAN (1991), Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, New York, Penguin, 1991, p.49

[12] Id.

[13] Ibidem., p.50

[14] Carroll SMITH-ROSENBERG « Discourses of sexuality and subjectivity: The New Woman 1870-1936 », Hidden From History: Reclaiming the Gay and Lesbian Past, ed. Martin Bauml Duberman, Martha Vicinus et George Chauncey, Jr., New York, Penguin Books, pp.264-280, p.265

[15] Ibidem., p.264

[16] Id.

[17] David M. LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal: Lesbian and Gay Representation and the Depression-Era Cultural Politics of Hollywood’s Production Code », Cinema Journal 38, No.2, Winter 1999, p.3

[18] DOHERTY, Pre-Code Hollywood: Sex, Immorality, and Insurrection in American Cinema 1930-1934, New-York, Columbia University Press, 1995, p.8 « a crusade against Hollywood immorality » (Traduction de notre fait)

[19] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p.1 « […] cinematic space was a patrolled landscape with secure perimeters and well-defined borders » (traduction de notre fait).

[20] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 84

[21] Chon NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”: Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » Cinema Journal 30, No.1, Fall 1990, p.20

[22] Vito RUSSO, The Celluloid Closet: Homosexuality in the Movies (Revised Edition), New York, Harper and Row, 1987, p.57.

[23] Andrea WEISS (1992), Vampires and Violets, Lesbians in Film, New York, Penguin Books, 1993, p.10-11.

[24] Ibidem., p.11.

[25] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p. 343.

[26] Id.

[27] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.13.

[28] Id.

[29] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 154

[30] BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.15

[31] Id.

[32] Patricia WHITE, unInvited: Classical Hollywood Cinema and Lesbian Representability, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. xviii. « If homosexuality dares not speak its name in the classical cinema, the visual medium allows for other signifying strategies » (traduction de notre fait)

[33] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.5.

[34] WHITE, unInvited, p.xvii.

[35] Morocco, (Coeurs Brûlés) est un film de Joseph von Sternberg, sorti en 1930. Queen Christina (La Reine Christine) est un film de Rouben Mamoulian, sorti en 1933.

[36] WHITE, unInvited, p. 17

[37] HALBERSTAM, Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998, p.193

[38] RUSSO, The Celluloid Closet, p.102 « […] brutalizes women […]. » (traduction de notre fait)

[39] WHITE, unInvited, p.16

[40] Ibidem, p.63

[41] Ibidem., p. 75 « The impossibility of lesbianism’s coming into view, the lack of terms with which to grasp it, results in the textual dispersion of terrifying and unexpected disturbances. » (traduction de notre fait)

[42] WHITE, uninvited et WEISS, Vampires and Violets.

[43] RUSSO, The Celluloid Closet, p.49

[44] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.8. Dans son article Lugowski utilise dans son article le mot « queer » pour signifier « gay et lesbien ».

[45] Ibidem., p.102

[46] Id. «“the love that dares not speak its name” and “the subject talked about in whispers.”»

[47] NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”», p.22

[48] Ibidem., p.29

[49] Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 21

Pour une histoire du genre et des différences sociales au Moyen Âge

Didier LETT

Résumé

Depuis 2013 et les violentes polémiques autour de la notion de genre qui ont traversé la société française, il s’avère encore plus urgent qu’auparavant d’expliquer l’importance heuristique de ce concept en sciences sociales et, en particulier, en histoire car, hier comme aujourd’hui, les rapports de sexe ou les assignations masculines ou féminines, n’ont rien de naturel : chaque société construit et produit des rapports de genre différents.

Cet article cherche donc à retracer brièvement l’histoire d’un mot et d’un concept et à montrer les spécificités des « régimes de genre » à l’époque médiévale. Le genre est un « outil utile d’analyse » à condition de ne jamais extraire les rapports de sexe des rapports sociaux dont ils font partie et d’articuler le genre à toutes les autres catégories sociales. Ainsi conçu, il participe du renouvellement d’une histoire des distinctions sociales et nous autorise à repenser historicité et pluralité des régimes d’action, au sein d’une reconfiguration épistémologique à l’œuvre aujourd’hui en histoire et dans l’ensemble des sciences sociales.

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Didier LETT
30 / 04/ 1959
Professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Paris Diderot (Paris 7)
Membre de l’IUF Senior

Objets de recherche :
Histoire de l’enfance, de la famille, de la parenté, du genre et de la société marchésane (Italie) à la fin du Moyen Âge. Les principaux thèmes développés : les catégories sociales, l’identité, les relations intrafamiliales (en particulier la paternité, les frères et les sœurs), les violences sexuelles.

Publications récentes (en lien avec l’article) :
Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle, Paris, Armand Colin (Collection Cursus), 2013.
Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle, Annales HSS, n° 67-3, 2012.

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Lorsqu’à la rentrée universitaire 2001, avec trois collègues (Isabelle Briand, Violaine Sebillotte Cuchet et Geneviève Verdo), je créais un séminaire transpériode à l’Université de Paris 1 Pantheon-Sorbonne, « Hommes, femmes, masculin, féminin. Utiliser le genre en histoire »[1], le mot « genre », en français, qui apparaissait dans le titre, était d’un usage très rare aussi bien parmi le grand public que dans la communauté scientifique française, en particulier en histoire. Puis il s’est rapidement imposé dans la décennie suivante, d’une part, parce que l’histoire des femmes, à laquelle cette notion s’est accolée, a obtenu une légitimité intellectuelle et institutionnelle et, d’autre part, parce que le genre est devenu une notion essentielle et indispensable dans la classe politique et la société civile attentives à la parité ou à l’homoparentalité et ayant souci de lutter contre les inégalités de sexes. Mais depuis 2013[2] et la mobilisation d’une partie de la population française contre le « mariage pour tous »[3], il est devenu un terme très controversé, utilisé par ses détracteurs souvent sous la locution « théorie du genre »[4]. Sa diffusion massive et très rapide, son utilisation polémique, tant dans la société et les média que dans la communauté scientifique et universitaire, entrainent une utilisation polysémique du terme. Sous un même signifiant (genre) se cache une multitude de signifiés, nous obligeant, en tant qu’historien et en tant que citoyen, à tenter de clarifier l’usage de cette notion. J’aimerais donc montrer comment se sont progressivement imposés à la fois le mot et le concept de genre dans le paysage historiographique national[5] puis résumer les principaux usages de cette notion en histoire aujourd’hui en France pour ensuite dégager quelques spécificités de la période médiévale et enfin, proposer et défendre, comme je l’ai fait dans un numéro récent des Annales HSS, l’utilisation de la notion de « régime de genre »[6].

Histoire d’un mot : d’une timide utilisation à un usage polysémique

Le terme de gender est né au début des années 1960 aux Etats-Unis. D’abord utilisé en psychiatrie et en psychanalyse (Robert Stoller)[7], il migre ensuite vers la sociologie (Ann Oakley)[8] avant d’arriver en France en 1988 avec l’article de l’historienne Joan Scott qui tente d’en faire « une catégorie utile d’analyse historique »[9]. Il faut donc toujours garder à l’esprit que le concept de gender, comme beaucoup d’autres concepts, est un produit d’importation fabriqué et modifié dans des contextes historiques, géographiques, scientifiques et disciplinaires spécifiques. Pour éviter de l’employer de manière sauvage, il faut, par conséquent, non seulement connaître les conditions dans lequel il est né[10], mais également avoir conscience de l’usage que nous en faisons aujourd’hui dans d’autres contextes.

Avant le tout début du XXIe siècle, les historiens et historiennes des femmes et du genre utilisaient très peu le vocable « genre ». Suivant les sociologues et les philosophes, conscients que ce concept émanait des Etats Unis, ils lui préféraient encore souvent le terme de gender ou des locutions comme « rapports sociaux de sexe » ou « différence sociale des sexes », expressions qui insistent sur le fait que le genre résulte d’une construction sociale et qui invitent à assimiler les rapports entre les deux sexes à d’autres rapports sociaux (de production par exemple). La résistance de ces expressions est révélatrice en France de la forte persistance de modèles marxistes au sein des sciences humaines. Il faut donc attendre l’extrême fin des années 1980 pour que le mot « genre » apparaisse, d’abord dans deux numéros de revue[11] et dans un colloque interdisciplinaire tenu en 1989 et publié deux ans plus tard[12]. Il est adopté en 2000 par Mnémosyne (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre) et en septembre 2002 dans le colloque organisé à l’université de Rennes 2 (Le Genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen Âge à nos jours, Luc Capdevila et alii, dir., Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2003). En 2003, la revue 20e siècle publie, sous la direction de Raphaëlle Branche et de Danièle Voldman, un numéro spécial intitulé Histoire des femmes, histoire des genres. Depuis, il n’a cessé de progresser. En 2011 et en 2013, il apparaît sur la couverture de deux manuels publiés chez Armand Colin, dans la collection universitaire Cursus (Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre : méthode et documents, Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte dir., et Didier Lett, hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle). En 2013, la revue Clio, Histoire, femmes et sociétés, crée en 1995, change de titre et se nomme Clio Femmes, Genre, Histoire[13]. En 2014, Payot publie, dans le contexte social très polémique évoqué plus haut, un petit ouvrage pluridisciplinaire intitulé Qu’est-ce que le genre ? sous la direction de Laurie Laufer et Florence Rochefort. En histoire médiévale, le terme de genre demeure d’une utilisation rare, comme en témoigne le nombre très faible d’articles portant le mot dans les titres des publications répertoriés sur le site de la SHMESP (Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public) : http://shmesp.ish-lyon.cnrs.fr/biblio/ ; en mars 2011, on ne rencontrait en effet que huit titres où le mot « genre » (avec le sens de « sexe social ») apparaissait[14].

Histoire d’un concept : de l’histoire des femmes à l’histoire du genre

L’histoire du genre est un mouvement, étroitement et historiquement lié à l’histoire des femmes. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, elles sont souvent confondues. Sans doute, l’expression devenue désormais canonique, « histoire des femmes et du genre », entretient-elle cette confusion surtout auprès de chercheurs (et il y en a encore beaucoup) peu sensibles à ce champ historiographique[15]. Pourtant, ces deux champs de recherche se distinguent. L’objectif de l’histoire des femmes est de reconstituer les expériences de vie des femmes dans le passé, de tenter de comprendre ce qui est féminin à telle ou telle période et d’étudier les relations entre les hommes et les femmes. Dans les années 1970-1980, l’histoire des femmes a d’abord mis l’accent sur la domination masculine, l’oppression de la femme, éternelle victime, et la misogynie « atemporelle » des hommes. Dans cette optique, certains travaux ont eu tendance à simplifier les rapports hommes-femmes, négligeant les phénomènes de consentement, d’acceptation, de séduction ou de désir, oubliant que la domination (et donc la hiérarchie) se situe aussi à l’intérieur même du groupe des femmes ou du groupe des hommes (hiérarchies sociales, ethniques, orientations sexuelles, etc). Dans un second temps, l’histoire des femmes s’est orientée davantage vers l’étude des lieux de rencontre entre hommes et femmes, la répartition, la hiérarchie et la complémentarité des rôles féminins et masculins. La question centrale qui est alors posée est celle qui va finalement orienter la genèse de l’histoire du genre : quel intérêt a-t-on à isoler une catégorie de sexe, à écrire l’histoire des femmes, comme un objet autonome de l’histoire ? Sans qu’il y ait une unanimité sur ce point, on assiste dans les années 1990-2000 à l’essor de l’idée qu’il est nécessaire de confronter le masculin et le féminin.

L’histoire du genre se distingue donc de l’histoire des femmes en ce qu’il traite de la création, de la diffusion et de la transformation des systèmes symboliques fondés sur les distinctions homme/femme. Le genre exprime le « sexe social » ou la « construction culturelle du sexe ». C’est donc une autre ambition qui naît, celle d’incorporer l’histoire des femmes à une histoire plus générale, à une histoire totale qui prendrait en compte tous les acteurs de l’histoire, à la fois dans leur spécificité mais aussi dans leurs relations et dans leurs comportements communs. Cette manière de voir permet de transformer radicalement l’histoire générale, de la modifier en introduisant une nouvelle manière de la lire et de l’écrire[16]. Le genre permet de critiquer l’identité sexuée, acceptée comme un fait social et nous invite à nous interroger, en tant qu’historiens, sur ce qui peut encore apparaître comme des « évidences naturelles », comme des catégories stables, celles d’homme, de femme, de féminin ou de masculin. Car le genre n’est pas seulement un outil qui servirait à démontrer la distinction des sexes et, partant, la domination masculine, mais il représente aussi un moyen de participer à l’élaboration d’une histoire des catégories sociales. Il est un critère de distinction parmi d’autres, aux côtés d’autres types de relations socioculturelles. Il convient donc, dans toute analyse, de ne jamais oublier les autres critères opératoires (âge, génération, ordre, classe, condition sociale, appartenance urbaine ou rurale, statut marital, parenté, etc.) et surtout de prendre en compte les articulations du genre à ces autres formes de distinction, de voir en quoi l’une domine les autres, éviter le piège qui consisterait, à chaque fois, à affirmer que la notion de genre est déterminante pour appréhender les relations sociales (une tendance que l’on retrouve parfois, exacerbée, chez certain(e)s de nos collègues américain(e)s) et donc à essentialiser les rapports de genre. Les écarts de comportements homme/femme ne doivent donc pas nécessairement être analysés par rapport à une identité féminine et masculine : ils peuvent relever d’autres principes de différenciation.

Le genre en histoire médiévale

Aujourd’hui, la majeure partie de la production sur le genre concerne le monde contemporain. Joan W. Scott, à qui l’on doit non seulement la diffusion du concept de genre mais également la plupart des débats sur l’utilité ou non de cette catégorie d’analyse, sur son rejet éventuel et sur sa défense, est une spécialiste d’histoire contemporaine. En France, les deux « manuels » dont les historiens universitaires ont disposé pour enseigner l’histoire du genre, ont été réalisées par des contemporanéistes[17]. La très forte domination des études de genre pour l’époque contemporaine se perçoit aussi, logiquement, au sein de la très jeune génération. Parmi les 175 étudiants qui, entre 2003 et 2011, ont déposé leur mémoire de maîtrise ou de DEA puis de Master 1 et de Master 2 en vue de l’obtention du Prix Mnémosyne, 108 (près de 62 %) sont des étudiants d’histoire contemporaine ou de sociologie[18]. Les études de genre couvrant les périodes antérieures au XVIIe siècle sont donc souvent ignorées ou simplifiées. De plus, le poids très grand des problématiques des sociologues a tendance à poser des questions biaisées aux périodes anciennes en plaquant des catégories contemporaines non pertinentes sur des réalités passées bien différentes : privé/public ; égalité/parité ; homosexualité/hétérosexualité, etc. Partant, on assiste à une généralisation des conceptions contemporaines du genre à l’ensemble des périodes de l’histoire. Au mieux, oppose-t-on, de manière linéaire, un régime de genre « du temps présent » (fin XXe siècle et début du XXIe siècle) à celui du XIXe siècle, époque où la polarité entre deux sexes pensés comme radicalement opposés n’a jamais été aussi forte et qui devient, pour beaucoup d’historiens contemporanéistes et dans le sens commun, le modèle de ce qu’étaient les régimes de genre dans les sociétés du passé. Or, avant le XVIIsiècle, l’opposition entre deux sexes pensés comme complémentaires au sein d’une polarité bien identifiée, et qui serait structurante à la fois pour la société entière et pour chacun des individus dans leur totalité somatique et psychique, ne constitue que rarement la grille d’analyse la plus pertinente. Ainsi, pour l’époque médiévale, surtout à partir de la Réforme dite grégorienne, le discours ecclésiastique met davantage l’accent sur le découpage clercs/laïcs que hommes/femmes. Les premiers, qui ne peuvent être que des hommes, sont les membres de l’ordre supérieur de la société car ils n’entretiennent aucun lien charnel, surtout à partir du moment où, devenus prêtres, ils doivent respecter leurs vœux de chasteté. Les seconds englobent hommes et femmes, également, dans un rapport d’infériorité face aux clercs. Dans les sociétés occidentales antérieures au XVIII siècle, l’opposition des sexes n’est donc qu’une manière, souvent minoritaire, de classer les personnes et il convient donc de se défaire d’une conception qui pour nous, Occidentaux, est devenu « naturelle » : l’opposition entre hommes et femmes ne repose pas toujours et partout sur un aspect biologique, avant même que chaque individu s’inscrive dans une société. Pour Thomas Laqueur, il faut attendre le XVIIIsiècle pour assister à une biologisation de l’opposition masculin-féminin, c’est-à-dire pour que les genres s’inscrivent vraiment dans les corps sexués[19]. Il évoque un modèle « unisexe », hérité de Galien, dans lequel les femmes sont l’envers des hommes mais à l’intérieur d’une structure corporelle identique. Ce modèle se repère par une série d’analogies : entre les testicules et les ovaires, le scrotum et l’utérus, le pénis et le vagin. Les fluides circulant à l’intérieur du corps de l’homme et de la femme sont identiques. Selon lui, ce n’est qu’entre la fin du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle que ce schéma de représentation et d’explication est remis en cause pour laisser place au « modèle des deux sexes » dans lequel la femme se distingue radicalement de l’homme par des spécificités qui touchent autant à la qualité de ses tissus et de ses fluides corporels qu’aux formes de son anatomie[20]. Ce changement de paradigme conduit Laqueur à affirmer : « Historiquement, les différenciations de genres précédèrent les différenciations de sexe »[21]. Si l’on admet ses conclusions, il devient nécessaire aujourd’hui, pour reprendre les mots de Sylvie Steinberg, « d’inverser la certitude la plus spontanée », celle qui nous fait dire que « le sexe est, toujours et partout, un substrat à partir duquel s’élabore une expérience existentielle et se construisent des affects, des comportements privés et publics, des représentations, des symboles, des rapports de pouvoir qui dessinent, eux, les contours du genre (social et culturel) »[22].

Les régimes de genre

Comment faire, ou comment mieux faire, un usage historien du concept de genre ? Autrement dit, de quelle manière profiter pleinement de ce formidable outil pour lire le social dans le passé ? Peut-être (et c’est une proposition) en adoptant la notion de « régime de genre » qui permet de contextualiser les rapports de sexe au ras des sources et au plus près des acteurs. Un régime de genre peut être défini comme un agencement particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique[23]. Plusieurs régimes peuvent coexister dans une même période historique. Dépendant d’une série d’opérations de contextualisation, ils sont instables, sujets à variations lorsque l’historien change de documentation, déplace son regard vers d’autres acteurs ou dès que les relations entre les acteurs observés se modifient.

Le premier contexte à prendre en compte va de soi. Il est historique car à partir du moment où l’on considère que les rapports de sexes sont une construction culturelle, ils varient au gré des différentes périodes et séquences de l’histoire. Le second contexte est documentaire : dans la mesure où le document est la trace écrite dont dispose l’historien pour reconstruire le passé, ce n’est qu’en opérant une déconstruction intégrale d’une documentation, de sa production à sa diffusion en passant par ses modes de conservation et de transmission, que l’on peut restituer la logique des actions du passé car, pour l’historien, les pratiques sociales sont liées aux pratiques documentaires. Ce travail permet de ne pas confondre pratiques discursives et rapports sociaux – de sexe – et de ne pas considérer le social comme une réalité figée une fois pour toute, préexistant à l’historien et que ce dernier devrait décrire. La société et les groupes sociaux ne sont pas des choses fixes et délimitées ; le social n’est pas un état mais un processus. Le régime de genre que l’on observe n’est jamais que le résultat final écrit d’échanges verbaux, de tensions, de conflits entre un ensemble de protagonistes.

Enfin, il convient de ne jamais étudier la distinction de sexe en dehors des relations sociales, en dehors de son contexte relationnel. Nous avons encore beaucoup de difficultés à penser le genre comme une relation car les premières études de genre ont proposé une approche identitaire[24], essentialisant fortement les rapports de sexe. Or, comme l’écrit Irène Théry, il convient d’adopter « une conception relationnelle de la différence des sexes »[25]. Dans chaque contexte relationnel, un acteur ou une actrice, fait appel, met en scène, active, des bribes de son identité qui, à ce moment précis, lui sont possibles, utiles, indispensables, face à l’autre. Dans cette optique, il convient d’être attentif davantage aux manières d’agir, aux actions et aux situations qu’aux identités. Dans l’interaction, l’identité sexuée peut intervenir plus ou moins. Elle est parfois déterminante. Elle est parfois insignifiante. On ne peut pas isoler les êtres des relations sociales qui les constituent, dont ils sont à la fois les auteurs et les récepteurs. La question des sexes ne peut donc pas être traitée à part.

Pour le médiéviste, le genre est (ou devrait être) un « outil utile d’analyse » à condition de contextualiser au plus près des documents et des acteurs-actrices, de ne jamais extraire les rapports de sexe des rapports sociaux dont ils font partie et d’articuler le genre à toutes les autres catégories sociales. Ainsi conçu, le genre participe du renouvellement d’une histoire des distinctions sociales et nous autorise à repenser historicité et pluralité des régimes d’action, au sein d’une reconfiguration épistémologique à l’œuvre aujourd’hui en histoire et dans l’ensemble des sciences sociales. Dans la même perspective que la micro-histoire, l’anthropologie critique ou la sociologie de l’interaction, le genre nous permet de considérer la société comme la combinaison complexe de processus interactifs où les acteurs et les actrices, s’inscrivent dans une multiplicité d’appartenances identitaires et relationnelles. C’est de cette manière que la notion peut participer au renouvellement de l’histoire sociale dans une perspective pragmatiste et éviter d’être réduit à un instrument permettant seulement de déconstruire la cohérence supposée du social.

Depuis 2013 et les violentes polémiques autour du genre, il est sans doute encore plus urgent qu’auparavant d’expliquer l’intérêt heuristique de ce concept et son utilité en histoire. Nous devons, encore plus qu’avant, continuer à lutter pour démontrer, qu’hier comme aujourd’hui, les rapports de sexe ou les assignations masculines ou féminines, n’ont rien de naturel et que chaque société construit et produit des rapports de genre différents. Faire l’histoire du genre est donc bien un acte militant puisqu’il vise à lutter contre les inégalités et à en expliquer les fondements culturels et historiques.


[1] Ce séminaire se poursuit, animé aujourd’hui par Violaine Sebillote Cuchet et Anne Hugon.

[2] Cette critique a déjà été amorcée au moins depuis 2011, année au cours de laquelle les catholiques traditionalistes partent en guerre contre l’introduction du concept de genre dans les manuels scolaires de SVT.

[3] Avec la loi du 18 mai 2013 sur le mariage pour tous, la France devient le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel.

[4] Voir en particulier le récent livre très polémique de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014.

[5] Même s’il existe des points communs avec de nombreuses traditions historiographiques européennes non anglo-saxonnes. Rappelons, pour mesurer l’ « avance » de l’historiographie anglaise, tournée vers les Etats-Unis, que la revue Gender & History est née en 1989.

[6] Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle, Annales HSS, n° 67-3, 2012.

[7] Robert Stoller, Sex and gender: the development of masculinity and femininity, New York, Science House, 1968, traduit par Monique Novodorsqui sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1978.

[8] Ann Oakley, Sex, gender and society, Londres, Maurice Temple Smith Ltd., 1972.

[9] Joan Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, vol. 91, n°5, décembre 1986, inclus dans J. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988, et traduit en français par Eleni Varikas sous le titre « Genre, une catégorie utile d’analyse historique », numéro spécial des Cahiers du GRIF intitulé Le Genre de l’histoire, n°37-38, 1988, p. 125-153.

[10] Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en Sciences humaines, Paris, Métailié, 2010 et Joseph Morsel, « De l’usage des concepts en histoire médiévale », « De l’usage de ». Collections Ménestrel, 2011, édité en ligne : http://www.menestrel.fr … ubrique1551&lang=fr

[11] Le Genre de l’histoire, Cahiers du Grif, 1988 et Femmes, genre, histoire, Genèses, 1991.

[12] M-C. Hurtig, M. Kail et H. Rouch (dir.), Sexe et genre. De le hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 1991.

[13] Voir l’éditorial « A nos lectrices et lecteurs » du numéro 37, 2013.

[14] Même si deux ou trois articles, sans faire apparaître le mot « genre » dans le titre, proposaient une approche genrée. A titre de comparaison En histoire ancienne, le relevé effectué à partir de la base de données en ligne réalisée par L’Année Philologique (Bibliographie critique et analytique de l’antiquité gréco-latine) ne donne que treize titres d’articles ou d’ouvrages comportant, en français, le terme de genre dans le sens de gender. Il s’agit de travaux publiés entre 1991 et 2008 (les publications postérieures ne sont pas encore indexées). A part une publication datée de 1991, toutes les autres s’échelonnent entre 2003 et 2008.

[15] Voir Michelle Zancarini-Fournel, « Histoire des femmes, histoire du genre » dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.) Historiographies, Paris, Folio Gallimard, 2010), t. 1, p. 208-219.

[16] Nous avons tenté, dans le cadre de l’Association Mnémosyne, d’appliquer cette manière de faire de l’histoire du genre (sans hélas pouvoir apposer le mot « genre » en titre de l’ouvrage) à l’ensemble des programmes scolaires (de la 6e à la Terminale) dans La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte, Paris, Belin, 2010.

[17] Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Paris, ENS Editions, 1998 et réédité en 2007 avec pour titre : Ecrire l’histoire des femmes et du genre (Paris, ENS Editions). Le livre de Laura Lee Downs, Writing Gender History, Londres, Hodder Arnold, 2004 en est le complément indispensable car il offre une utile comparaison entre l’historiographie française et anglo-saxone.

[18] Le Prix Mnémosyne couronne un mémoire de Master d’histoire des femmes et du genre. Il est décerné chaque année par l’Association Mnémosyne. Parmi les 67 mémoires restant, on en compte 33 en histoire moderne (19 %), 20 en histoire ancienne (11, 5 %) et 14 en histoire médiévale (8 %).

[19] Thomas Laqueur, Making sex : body and gender from the Greeks to Freud, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1990, traduit par Michel Gautier sous le titre : La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

[20] Pour les critiques et débats qu’a suscité la thèse de Thomas Laqueur, voir Sylvie Steinberg, « Sexe et genre au XVIIIe siècle. Quelques remarques sur l’hypothèse d’une fabrique du sexe », dans Irène Théry et Pascale Bonnemère (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Enquêtes, Ed de l’EHESS, 2008, p. 197-212, Annick Jaulin, « La Fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio HFS 14, 2001, p. 195-205 et Joan Cadden Meanings of sex difference in the Middle Ages. Medicine, science, and culture, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

[21] Thomas Laqueur, La Fabriqueop. cit., p. 86.

[22] Sylvie Steinberg, « Sexe et genre… loc. cit., p. 201.

[23] Voir, pour davantage de développement, Les régimes de genre dans les sociétés occidentales…op. cit.

[24] On peut rappeler que le premier à employer le terme de gender, au début des années 1960, le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller, accole immédiatement le mot « genre » au mot « identité » puisqu’il utilise l’expression de gender identity, Robert Stoller, Sex and gender…op. cit.

[25] Irène Théry, La distinction des sexes. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.