Bucéphale, compagnon d’exception d’Alexandre : la construction d’un mythe

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Emilie Glanowski

Résumé

Cet article, tiré d’un mémoire de Master 2, est consacré à l’exploration de l’image de Bucéphale. Dans un premier temps, il s’agit de tenter de restituer l’image du Bucéphale tel qu’il aurait pu exister. Puis, par l’analyse des différentes symboliques qui lui sont attachées dans les sources sur l’histoire d’Alexandre, ainsi que de ses multiples évolutions au cours du temps, il est possible d’analyser la construction d’un mythe servant la figure du jeune roi macédonien. Le couple Bucéphale-Alexandre constitue en effet une exception pour l’Antiquité. Plus qu’une simple monture, Bucéphale est un personnage à part entière et s’impose comme une figure centrale de l’épopée de son maître.

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Emilie Glanowski (03-08-1991)
Titulaire d’une licence et d’un master d’histoire à l’UVSQ. Après la rédaction d’un mémoire de recherche sur « Les chevaux d’Alexandre le Grand », sous la direction du professeur Evelyne Samama, elle se destine aux concours de l’enseignement.

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Introduction

Bucéphale et Alexandre forment un couple unique dans l’histoire équestre. Contrairement aux chevaux des récits grecs tels que Pégase, Aerion ou encore Xanthé et Balios, l’existence de Bucéphale n’est pas un mythe. Ce cheval a bel et bien existé comme l’attestent les sources. S’il est connu, c’est par le biais de son maître prestigieux et de leur relation privilégiée. Il s’agit de la seule relation affective d’un homme avec son cheval relatée par les sources grecques antiques. Tous les récits racontant l’expédition d’Alexandre évoquent Bucéphale, ce cheval exceptionnel qui accompagne le conquérant dans ses batailles. Mais la mise en avant de ce couple et de ce lien particulier dans la littérature et l’art n’est pas anodine. Les recherches d’Andrew Runni Anderson ont permis de fournir un relevé exhaustif des sources citant Bucéphale1. La difficulté de l’analyse repose sur l’absence de sources directes et contemporaines d’Alexandre le Grand, les plus proches datant de l’époque romaine. Elles s’étendent pour cette étude jusqu’à l’époque moderne ce qui permet de voir l’évolution et les fluctuations de notre objet d’étude dans l’imaginaire humain. Ainsi différents épisodes des sources mettant en scène Bucéphale sont-ils révélateurs du rôle de celui-ci dans l’histoire d’Alexandre. Leur signification et l’intérêt de la mise en avant de Bucéphale permettent de déceler le processus de construction de l’image royale d’Alexandre. Puis la métamorphose de Bucéphale au cours du temps met en évidence les procédés de la construction du mythe.

Afin d’en comprendre et d’en reconstituer les différents fondements, il est d’abord essentiel de faire un portrait de Bucéphale en rassemblant tout ce qui peut être connu sur son nom, ses origines, son aspect, etc. Démythifions ce personnage qu’Oliver Stone présente au public comme un immense destrier noir. Bucéphale doit apparaître comme un animal certes ordinaire, mais de grande qualité puisqu’il aurait été acheté pour la somme considérable de treize talents selon Plutarque2. Pour être un cheval de roi Bucéphale possèderait donc les qualités idéales du cheval antique que décrit Xénophon dans De l’art équestre3. Arrien le décrit comme étant haut de taille4 ce qui représenterait une toise pouvant aller jusqu’1 m 60 au garrot maximum selon les données archéozoologiques et les travaux de Sandor Bökönyi5. Les sources lui donnent tantôt le pelage noir selon Arrien6 tantôt le pelage alezan sur la mosaïque de la bataille d’Alexandre7. Cette dernière serait une copie d’une peinture d’Apelle, peintre officiel d’Alexandre, ce qui laisserait penser que Bucéphale serait finalement d’un poil marron assez commun pour son espèce. Son nom, Bucéphale, du grec βοῦς, bœuf, et κεφαλή, tête, soit littéralement « tête de bœuf », laisse libre cours à de nombreux fantasmes sur une tâche de naissance, un large front ou des cornes qui lui seraient poussées sur la tête. Les recherches de Christophe Chandezon8 tendent davantage à affirmer que le nom de Bucéphale est dû à la forme de la marque au fer rouge qu’il portait pour identifier son élevage d’origine. Les sources athéniennes qu’il utilise attestent d’une race de chevaux thessaliens nommée boukephalas. Deux auteurs disent en effet que Bucéphale serait issu de l’élevage du Thessalien Philonicos ce qui consolide cette hypothèse9. Enfin son âge est difficile à déterminer mais on sait qu’il est mort en 326 av. J.-C. Celui que donne Arrien10 (30 ans) semble exagéré. Cet âge signifierait qu’Alexandre aurait acheté un cheval déjà âgé d’environ 15 ans ! Le destrier est cependant certainement mort à un âge avancé puisqu’Alexandre, nous le verrons, le ménage dès la bataille de Gaugamèles. Bucéphale est donc un cheval digne d’un roi que les écrits et le temps transformèrent en un personnage fondamental de l’histoire d’Alexandre.

I. Bucéphale et Alexandre, de l’affection à la complémentarité : la représentation du pouvoir royal

Trois grands épisodes mettent en scène Bucéphale et sa relation à Alexandre. Le premier est celui du domptage de Bucéphale. Ensuite, tous les auteurs anciens relatent aussi l’enlèvement de Bucéphale dans la région de la Mer Caspienne ainsi que la réaction et les menaces violentes d’Alexandre pour qu’il lui soit rendu. Le dernier épisode concerne la mort de Bucéphale et fait l’unanimité chez tous les historiens d’Alexandre. Ces trois scènes sont édifiantes sur la force du lien qui unit les deux compagnons mais aussi sur le caractère d’Alexandre et l’image rajeunie qu’il veut donner de la royauté.

1. Le domptage de Bucéphale

Les deux seules sources qui racontent la rencontre de Bucéphale et d’Alexandre sont Plutarque11 et Le Roman d’Alexandre attribué au Pseudo-Callisthène12. Ces deux sources sont tardives et différent largement par leur contenu.

Il est souhaitable, pour mieux comprendre la suite de l’article, de faire une courte parenthèse sur Le Roman d’Alexandre13. Il s’agit d’une source particulière et hétéroclite. Faussement attribué à Callisthène, l’œuvre émanerait en fait d’un auteur anonyme du IIIe ou IVe siècle ap. J.-C. d’origine alexandrine. L’histoire est truffée de personnages et de récits fabuleux qui font écho aux épisodes historiques du règne d’Alexandre. Avec le temps, elle subit de multiples remaniements selon les époques, les auteurs et les cultures. C’est ainsi que sont distinguées plusieurs recensions, allant d’alpha à zdéta, selon les manuscrits dont elles semblent être issues. Le texte est donc tour à tour orientalisé, judaïsé, christianisé dans un buissonnement s’étendant du IVe siècle jusqu’au XVIIIe siècle.

Revenons à notre propos. Plutarque propose un récit assez réaliste. Aucun compagnon de Philippe n’arrivant à dompter le magnifique animal thessalien, le roi veut le faire renvoyer, mais Alexandre, encore jeune, clame qu’il serait dommage de perdre une monture pareille et qu’il arrivera à la monter. Face à une telle insolence, Philippe rappelle son inexpérience, mais Alexandre promet de payer le cheval s’il échoue dans son défi. Le jeune prince a, en effet, constaté que Bucéphale est effrayé par son ombre. Il le tourne donc face au soleil et attend qu’il se calme pour l’enfourcher, et partir au galop. Philippe, fier de son fils, lui prédit un glorieux destin.

Ce passage révèle plusieurs qualités et traits de caractère d’Alexandre. Tout d’abord, Plutarque décrit le futur roi comme un bon cavalier, une qualité essentielle dans un royaume tel que la Macédoine, où la tradition équestre est prééminente ; tout comme dans les royaumes frontaliers du Nord14. Les jeunes nobles apprennent à monter à cheval dès leur plus jeune âge. C’est le signe qu’ils sont d’un rang social supérieur. Le roi doit donc exceller et surpasser ses compagnons dans ce domaine aussi pour être respecté et reconnu en tant que tel. Cette anecdote vise ainsi à montrer la supériorité d’Alexandre, futur roi des peuples cavaliers. Alexandre, excellent cavalier, a réussi à soumettre les peuples de Bactriane-Sogdiane, des tribus nomades où le cheval est le plus précieux et sacré d’entre tous les animaux. Le jeune roi s’est montré par-là digne de gouverner ces peuplades et a facilement gagné leur soumission.

Quelques images montrent le roi à cheval. La mosaïque de Pompéi souligne la jeunesse d’un roi à cheval, sans casque, commandant la cavalerie, qui contraste avec l’utilisation archaïque du char par le roi perse15. Cette image reflète donc l’impétuosité d’Alexandre. Il élabore la représentation équestre de la royauté.

Une statue équestre16 montre le supposé Bucéphale en plein mouvement, cabré ou au galop. Alexandre, calme et serein, contraste avec la nervosité de Bucéphale. Il est prêt à transpercer un ennemi ou un animal et reste très concentré dans cette agitation. L’état d’esprit d’un homme influence le comportement de son cheval. Le roi garde donc le contrôle de sa personne et de son animal. L’équitation apprend la tempérance et le contrôle de soi. Bien que le caractère d’Alexandre soit parfois présenté comme ambigu, ce sont des qualités qu’un roi doit posséder pour bien gouverner. Alexandre montre des qualités royales comme le courage et l’assurance, même à l’égard de sa monture fougueuse.

Plutarque illustre aussi la perspicacité d’Alexandre. L’adolescent a bien observé Bucéphale pendant les tentatives des Compagnons de son père et a compris qu’il avait peur de son ombre. C’est donc un jeune homme intelligent, doué de clairvoyance et d’un esprit d’analyse affuté. Plutarque veut peut-être montrer par-là que le futur roi, s’il a la capacité de comprendre les animaux, comprendra également ses sujets ainsi que les peuples qu’il va conquérir. Bucéphale est, pour ainsi dire, la première conquête d’Alexandre. Cette scène est le miroir de sa recherche de légitimation sur le trône face à d’autres héritiers17 et lors de ses futures conquêtes. Le dressage de Bucéphale est représentatif du savoir-faire et du charisme d’Alexandre et donc de son aptitude au pouvoir et à la direction des hommes.

A la fin de cet épisode, Philippe aurait clamé sa fierté envers son fils en déclarant : « Mon enfant, cherche un royaume à ta mesure. La Macédoine n’est pas assez grande pour toi ». Il annonce ainsi le destin exceptionnel de son fils. Il en va de même dans Le Roman d’Alexandre. Lorsqu’il retrouve son fils monté sur Bucéphale, il lui dit : « Salut, Alexandre, maître du monde ! ». Cette annonce de Philippe s’explique par la prophétie énoncée auparavant dans le livre par la Pythie de Delphes : « Philippe, règnera sur toute la terre habitée et soumettra tous les hommes au pouvoir de sa lance celui-là qui, montant le cheval Bucéphale, traversera la ville de Pella. » Le cheval s’appelait Bucéphale, « tête de bœuf », parce qu’il avait sur la cuisse une marque en forme de tête de bœuf. Philippe, en recevant cette prophétie, s’attendit à la venue d’un nouvel Héraclès.» (Roman d’Alexandre, I, 15). En montant Bucéphale, Alexandre réalise la prophétie delphique annonçant sa future conquête guerrière de la Grèce et de l’Asie. C’est l’élément clé des textes annonçant le destin exceptionnel d’Alexandre, et Bucéphale en est un acteur fondamental.

Selon Le Roman d’Alexandre (I, 17), l’acquisition de Bucéphale est moins difficile. Alexandre passe avec Ptolémée à côté de la cage de Bucéphale, dont le hennissement terrible attire son attention. Son compagnon lui explique que ce cheval est indomptable et se nourrit de chair humaine. Les condamnés lui sont donc donnés en pâture. Mais à la voix d’Alexandre, Bucéphale pousse un petit hennissement amical et tend son antérieur et sa langue, montrant qu’il a reconnu son maître. Après avoir contemplé le magnifique animal ainsi que les corps gisant à ses pieds, Alexandre s’approche de Bucéphale et l’enfourche pour traverser Pella. Philippe, prévenu par un serviteur, vient à sa rencontre et reconnaît la future grandeur de son fils annoncée par la prophétie. La symbolique est ici tout autre.

Le caractère courageux et l’assurance d’Alexandre sont aussi mis en avant par sa décision de monter ce cheval anthropophage. Mais, ici le domptage a quelque chose de divin. Tout d’abord, ce n’est pas Alexandre qui choisit Bucéphale mais Bucéphale qui choisit Alexandre, réalisant ainsi la prophétie. Le fait qu’Alexandre soit choisi par un cheval, qui plus est carnivore, signifie qu’il est choisi par les dieux pour gouverner. Cette adoption par Bucéphale montre la prédestination d’Alexandre à exercer le pouvoir sur les hommes car il possède les qualités innées pour la royauté. Cela s’explique par l’aura divine qui lui est attribuée dans ce texte. Il est dit que Bucéphale répond à la voix d’Alexandre « comme dompté par un dieu ». Est aussi attribuée à Alexandre une généalogie divine : dans Le Roman d’Alexandre, il est le fils d’Olympias et du pharaon magicien Nectanébo II, réfugié à Pella pour fuir les Perses. L’enfant serait ainsi le descendant de Zeus-Ammon. D’autres sources, comme Plutarque, le disent descendant d’Héraclès, et donc de Zeus, ou encore d’Achille18. Le Roman d’Alexandre annonce, par ce passage, l’ascendance divine d’Alexandre et, en même temps, sa future divinisation. Contrairement au texte précédent, ce n’est pas par le mérite qu’il acquiert Bucéphale mais par son essence divine innée.

Bucéphale fait d’Alexandre l’héritier reconnu et illustre sa capacité à gouverner. Pour avoir accepté d’être monté par Alexandre, Bucéphale représente, à lui seul, l’accord du peuple et des armées pour l’accession légitime d’Alexandre au trône et, dans le même temps, annonce la future soumission de l’Asie. Ces deux passages prophétisent le destin de Kosmokrator. Il est un élément fondamental de la construction de l’image royale hellénistique d’Alexandre en tant que cavalier mais aussi en tant qu’empereur divin.

2. Le vol de Bucéphale

Après la bataille de Gaugamèles, Alexandre est à la poursuite de Darius qui a fuit vers les Hautes Satrapies. Selon les auteurs anciens, c’est aux alentours de la mer Caspienne, en Hyrcanie, que survient le rapt de Bucéphale. Seul Arrien situe cet épisode chez les Uxiens, au sud-est de Suse et au nord de l’actuel Koweït, avant la traversée de l’Hyrcanie. Ce sont toutes deux des régions très fertiles, ce qui a pu provoquer la confusion. Selon la majorité des sources, la scène se déroule en Hyrcanie, ce qui retarde l’épisode par rapport à la version d’Arrien.

Hormis les divergences sur le lieu, les quatre versions (Diodore19, Quinte-Curce20, Plutarque21 et Arrien22) restent proches. Lors de la traversée de cette contrée, de nombreux hommes s’égarent et sont attaqués par les Barbares qui volent Bucéphale. Alexandre, fou de rage, menace de dévaster le pays et de tuer sa population si le cheval ne lui est pas restitué. Apeurés, les Barbares le lui rendent, accompagné de nombreux présents et Alexandre garde des otages. Il est évident que Quinte-Curce s’est appuyé sur la même source que Diodore. Les phrases et les idées sont les mêmes à un détail près : selon Diodore, Alexandre profère les menaces et accepte les cadeaux et les otages. Or chez Quinte-Curce, les Barbares rendent Bucéphale, ce qui ne suffit pas à Alexandre qui dévaste les plaines en faisant couper et recouvrir de terre les forêts ; ce n’est qu’alors que les Hyrcaniens se soumettent. Dans cette version, le conquérant est encore plus impitoyable. Tous décrivent Alexandre comme fou de rage et de douleur. Quinte-Curce le montre instable et cruel. Il s’agit d’une scène violente illustrant la folie vengeresse d’Alexandre pour un fait aussi mineur et courant que le vol d’un cheval.

Ce vol peut être perçu comme un affront envers le nouveau roi qui a pu utiliser Bucéphale comme élément déclencheur pour justifier la soumission violente d’un peuple récalcitrant. Au-delà du prétexte politique, sur un plan affectif ou symbolique, la réaction semble disproportionnée face au délit commis. Pourtant ce n’est pas n’importe quel cheval, il s’agit de Bucéphale. La réaction du roi est celle d’un homme qui vient de perdre un ami proche. Cette attitude illustre encore une fois l’attachement extrême d’Alexandre pour son cheval. Il semble que les Barbares aient volé une partie de lui, celle qui lui donne son calme et sa tempérance. Séparé de Bucéphale, Alexandre ne répond plus de lui-même. Il se montre alors impitoyable et cruel et agit de façon désordonnée. En outre, chez Plutarque, Alexandre retrouve toute sa générosité et sa magnanimité lorsqu’il récupère sa monture bien-aimée. Comme Bucéphale a pu être le révélateur de la douceur et du contrôle d’Alexandre, son absence est ici révélatrice de son caractère instable et foudroyant.

Dans cet épisode, Alexandre inspire la peur à ses opposants et les menace de connaître le même sort que Thèbes, qu’il avait fait raser en 335 av. J.-C.. Une fois de plus, l’importance de Bucéphale est confirmée. Le cheval peut donc être compris comme une partie complémentaire d’Alexandre, incarnant ses plus nobles qualités. Une autre facette du pouvoir royal est illustrée ici. C’est l’image d’une royauté ferme qui sait faire des « exemples » pour être crainte afin de ne plus rencontrer d’opposition. Alexandre est un roi qui sait se montrer magnanime mais aussi intraitable.

3. La mort de Bucéphale

La mort de Bucéphale est l’épisode le plus raconté dans les sources notamment parce qu’elle a donné lieu à la fondation d’une cité, Bucéphalie, au bord de l’Hydaspe, sur laquelle tous les auteurs s’accordent23. Les sources donnent plus ou moins les mêmes versions sur les circonstances de sa mort.

Pour tous les auteurs, c’est la bataille contre Pôros qui a eu raison du cheval. Selon Plutarque (Vie d’Alexandre, LXI, 1-2) citant Onésicrite, Bucéphale est mort peu après la bataille du fait de son épuisement et de son vieil âge, plus que de ses blessures. Selon l’œuvre du Pseudo-Callisthène (Le Roman d’Alexandre, III, 3, 9) l’animal s’écroule d’épuisement durant la bataille. Chez ces deux auteurs, la mort de Bucéphale est dramatique pour le roi. Dans le Roman d’Alexandre, le roi cesse même de combattre pour pleurer la mort de son cheval adoré. Enfin, pour Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre, VIII, 14), Arrien (Anabase, V, 14, 4), et Strabon (Géographie, XV, 1, 29)24, Bucéphale meurt durant la bataille, tué par les blessures infligées par l’ennemi.

Quoiqu’il en soit, la date de la mort de Bucéphale, en 326 av. J.-C., est connue et rapportée ce qui montre une fois de plus l’importance de cet animal dans l’histoire d’Alexandre et de son expédition. Alexandre en est fortement affligé, selon Plutarque « comme s’il avait perdu un proche ou un ami. » (LXI, 1-2). Il est en tout cas suffisamment affecté pour fonder une cité là où sa monture est enterrée. Ce geste prouve l’affection démesurée que portait Alexandre à son cheval. Cet épisode présente une faiblesse ou une force d’Alexandre : sa valeur de cœur. Sont exposés ici la sentimentalité et les émotions profondes d’un roi puissant. De plus, pour bénéficier de ces honneurs, Bucéphale doit aussi être un véritable symbole pour l’armée elle-même. Comme l’indiquent les auteurs anciens, il est le cheval qu’Alexandre avait monté dans toutes les batailles en Asie25. Plutarque souligne son rôle à Gaugamèles, « tant qu’il [Alexandre] rangeait sa phalange, exhortait ses hommes, leur donnait des instructions ou les passait en revue, il ne montait pas Bucéphale, qu’il voulait ménager, car l’animal était déjà âgé. Mais lorsqu’il passa à l’action, il l’enfourcha et, dès qu’il eut changé de cheval, il se lança à l’attaque. »26. Bucéphale est donc le cheval reconnu par les soldats qui suivent au combat ce couple charismatique.

Cet épisode est marquant dans l’imaginaire de l’expédition comme l’illustre le décadrachme en argent de Babylone où l’on voit Alexandre sur Bucéphale cabré poursuivant Pôros monté sur son éléphant. La bataille de l’Hydaspe est particulièrement exotique et au sommet de l’étrange par la lutte contre les éléphants qui cause de nombreuses inquiétudes aux Macédoniens. La frappe évoque le courage et le charisme du duo qui mène les hommes à la victoire malgré les craintes qu’ont les chevaux pour les éléphants : « la vue des éléphants, aussi bien que leurs barrissements épouvantaient les chevaux » (Arrien, Anabase, V, 10, 2). Ce médaillon frappé vers 325 av. J.-C. est donc aussi bien une commémoration d’une victoire éclatante et atypique qui achève la conquête, mais rappelle aussi la mort de Bucéphale, représenté ici dans toute sa majesté. Ce cheval est ou devient bel et bien un symbole pour les soldats et les peuples qui ont croisé Alexandre.

Notons que c’est précisément après le décès de Bucéphale que l’armée refuse d’aller plus loin et contraint Alexandre à entamer le voyage de retour. Les soldats sont épuisés, déprimés par le climat et l’étrangeté de la région mais aussi par la violence de la bataille de l’Hydaspe. Peut-être est-ce en partie la mort de son fidèle destrier qui poussa Alexandre à retourner à Babylone ? La mort de Bucéphale sonne la fin de la conquête dans les récits des auteurs anciens. Après 326 av. J.-C., il n’y eut plus de grandes batailles.

La mort de Bucéphale marque la fin de la conquête de l’Asie. L’armée n’ira pas plus loin. La symbolique de Bucéphale chez Plutarque, Arrien et le Pseudo-Callisthène, prend toute sa dimension. Peut-être que la mort de Bucéphale a eu une réelle influence dans la conquête pour qu’elle soit énoncée par tous les auteurs anciens. L’épisode, enfin, illustre la démesure et l’émotivité dont est capable Alexandre dans son affliction après la disparition d’un être cher, ce qui révèle la relation exceptionnelle qui existait entre le roi et son cheval.

4. Une relation exclusive

Dans les esprits, Alexandre est en effet associé à Bucéphale. Plusieurs indices dans les sources révèlent explicitement ce lien exclusif entre Bucéphale et son maître.

La plupart des auteurs affirment que Bucéphale n’accepte d’être monté que par Alexandre. : «… en effet, au roi seul il permettait de se placer sur son dos, et lorsque celui-ci voulait le monter, il pliait de lui-même les genoux pour le recevoir; aussi croyait-on qu’il sentait quel cavalier il portait. » (Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, VI, 5, 18). Il est avéré que les chevaux reconnaissent leur propriétaire. C’est sûrement le cas de Bucéphale. Chez le Pseudo-Callisthène, le roi est aussi le seul à pouvoir le monter, car Bucéphale l’a choisi. Diodore (Bibliothèque Historique, XVII, 76, 6) dit qu’il accepte aussi son palefrenier quand il n’est pas couvert de l’ephippion royal : « Quand il n’était pas encore harnaché, il ne faisait bon accueil qu’à son palefrenier. Mais une fois qu’il était revêtu du harnais royal, il ne souffrait même plus de l’approche de ce dernier et ne se soumettait docilement qu’au seul Alexandre, fléchissant le corps pour lui permettre de se mettre en selle. ». Cela prouve la relation d’exclusivité recherchée par Bucéphale avec Alexandre qui est relatée dans des sources très diverses.

Réciproquement, Alexandre a monté Bucéphale dans toutes ses batailles d’Asie, cherchant à le ménager et ne le montant qu’au moment de l’assaut. C’est bien que la monture est très précieuse à ses yeux et qu’elle est son premier choix pour combattre. Il est le cheval dont Alexandre est le plus sûr. Il incarne auprès de ses troupes, un symbole du combat et du commandement en s’associant à Bucéphale. La profonde amitié et la grande confiance d’Alexandre se manifestent dans ses menaces auprès des voleurs, et aussi lors de ses funérailles. Mais il a également, peut-être, délibérément créé tout un univers de symboliques autour de Bucéphale dont l’exclusivité pourrait jouer un rôle politique tout autant qu’affectif.

Dans toutes les étapes de l’expédition en Asie, Bucéphale incarne ce qu’il y a de meilleur dans le jeune roi (intelligence, tempérance, affectif) et son absence provoque l’instabilité du souverain. Cela a pu être mis en scène par Alexandre dans sa construction du portrait d’un roi intelligent, à l’écoute, ferme et magnanime. Associé à la volonté des auteurs de rendre leur récit attrayant, cet aspect s’amplifie. Cependant, tous s’accordent sur cette relation unique idéalisée avec le temps.

II. Les évolutions du mythe de Bucéphale

1. Métamorphose physique

Certaines des métamorphoses que subit Bucéphale dans les sources antiques ont été évoquées. A partir de sa marque naturelle ou artificielle en forme de tête de bœuf que toutes mentionnent, certaines légendes le dotent d’une ressemblance avec un bœuf et d’autres l’affublent de cornes.

Les chevaux cornus apparaissent sur les monnaies de la dynastie des Séleucides, descendant de Séleucos l’un des diadoques d’Alexandre ayant repris l’Asie. En Asie, les cornes du taureau sont en effet un signe de divinisation. Il existe deux grandes interprétations à propos de ces chevaux. Arthur Houghton et Catharine Lorber, dans leurs catalogues des monnaies séleucides, avancent une hypothèse27 : celle d’une association naturelle et commode entre le cheval de la monnaie et une représentation dionysiaque de Bucéphale. Il est connu qu’Alexandre s’identifie à Dionysos dont il utilise souvent la symbolique28. Ce dieu ayant pour animal associé le taureau et étant parfois doté de ces cornes, Alexandre aurait pu donc associer cette symbolique à Bucéphale. Kenneth R. Walters et Richard P. Miller réfutent cette hypothèse29. Pour eux, l’apparition de la figure est trop tardive pour être rattachée à Alexandre. C’est plutôt la représentation des Séleucides qui aurait influencé l’image d’un Bucéphale cornu. Enfin, Panagiotis P. Iossif pense que cette monnaie représente la puissance de la cavalerie séleucide mais aussi la monture personnelle d’un roi qui, en l’affublant de cornes, induit discrètement sa propre divinisation30. Ces hypothèses peuvent être conciliées. Il est en effet possible que, même si ce n’était pas le but des Séleucides, la population ait associé les chevaux des monnaies au fameux Bucéphale. On peut penser qu’auparavant Alexandre avait utilisé cette figure dionysiaque tout en connaissant sa signification divine orientale pour construire son image divine. Plus tard, une fois bien installés et orientalisés, les Séleucides réutilisent cette représentation pour asseoir définitivement leur pouvoir, à la fois pour montrer leur puissance militaire et pour se faire diviniser à la façon des souverains orientaux. Ainsi s’est diffusée dans les esprits l’idée d’un Bucéphale cornu comme le montre une enluminure extraite d’un manuscrit du XIVe siècle de la Cosmographie de Gaius Julius Solinus. L’image représente Alexandre, accoutré en roi médiéval tenant un homme nu par le bras. A côté, Bucéphale, caracolant, est doté de cornes.

Ce choix iconographique se confirme dans les écrits. En effet, dans la recension gamma du Roman d’Alexandre31, Bucéphale, toujours décrit comme un poulain gigantesque, possède une marque en forme de tête de bœuf sur la cuisse droite et une corne sur la tête32. L’œuvre de Marco Polo, qui connut un grand succès33, atteste aussi de la postérité du destrier cornu d’Alexandre34. Au chapitre XLVII nommé « Ci devise de la grande province de Badascian », il est écrit :

« Et sachez encore qu’il y naît de très bons chevaux, grands, et fameux coureurs ; nul fer ne porte à leurs pieds, bien qu’il y ait de nombreuses pierres dans le pays ; et c’est à cause des bons pieds qu’ils ont de bons sabots. Ils vont dans les montagnes et toujours sur de mauvaises routes sans broncher, et les hommes galopent dessus sur des pentes de montagne où d’autres animaux ne pourraient galoper ni n’oseraient essayer. Et l’on dit à l’auteur que naguère auparavant, on pouvait trouver en cette province des chevaux descendus de la semence du cheval du roi Alexandre nommé Bucéphale ; lesquels naissaient avec une corne et une étoile sur le front comme Bucéphale, parce que les juments avaient été couvertes par cet animal en personne. Mais puis après toute la race d’iceux fut détruite. Les derniers se trouvaient au pouvoir d’un oncle du roi, et quand il refusa de permettre au roi d’en prendre un, celui-ci le fit mettre à mort ; mais de rage de la mort de son époux, la veuve anéantit ladite race, et la voilà perdue. »35.

Il est indéniable que l’éducation de Marco Polo est empreinte des récits de l’expédition d’Alexandre. Le Roman d’Alexandre connaît, au XIIIe siècle, un grand succès de diffusion. Ici, le Bucéphale aux cornes de taureau connaît une déformation liée à la culture médiévale et devient une licorne, symbole de puissance et de pureté36. Sa corne est comme une flèche spirituelle révélant la pénétration du divin dans la créature. Bucéphale est donc devenu un symbole de pureté et de divin. Alexandre, en ayant le droit de le monter, représente l’idéal de pureté chevaleresque.

Au fur et à mesure des différentes versions du Roman d’Alexandre, Bucéphale gagne en merveilleux qui marque les esprits. Le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène a été de nombreuses fois repris et remanié par les auteurs médiévaux et modernes. Ainsi naissent de nouvelles descriptions de Bucéphale, comme celle, au XIe-XIIe siècle, du manuscrit de l’Arsenal :

Antigonus Bucifal li ameine,
Un bon destrer, unc ne mancha d’aveine.
Engendrez fu en l’isle de Miceine
D’un olifant e d’une dromedaine.
37

Dans Le Roman d’Alexandre, d’Alexandre de Paris :

Quand Philippe l’a reçu de la reine d’Egypte,
c’était un jeune poulain qui venait de naître ;
il n’est pas maintenant de cheval plus farouche.
Nul homme n’a jamais vu bête de cette sorte :
les flancs tachetés, la croupe fauve,
la queue violette comme celle d’un paon, par les soins de Nature,
la tête d’un bœuf, les yeux d’un lion, le corps d’un cheval :
voilà pourquoi on le nomme Bucéphale.
38

Au Moyen-Âge, Bucéphale est donc devenu un animal hybride, à la fois merveilleux et redoutable. Chez Alexandre de Paris, il est composé de tous les animaux représentant la fierté et la puissance royale : le cheval, le bœuf, le paon et le lion. L’extrait du manuscrit de l’Arsenal lui donne pour géniteurs un éléphant et un dromadaire femelle. Le monde inexploré de l’époque permet de nombreuses fantaisies et des animaux extraordinaires issus d’une imagination appuyée sur les pourtant très scientifiques bestiaires. Mais, le cas de Bucéphale est différent. Il devient une chimère irréelle et insolite. La licence littéraire sert à mettre en avant l’étrangeté du destrier et par-là sa sauvagerie indomptable.

Il est alors encore plus incroyable que le jeune Alexandre réussisse sans effort à apprivoiser un destrier si merveilleux. Bucéphale reste un cheval mais n’en a plus l’apparence. Il ne s’agit plus de décrire un animal réel, mais une créarure extraordinaire pour un roi qui l’est tout autant.

2. Naissance et mort de Bucéphale

– Conception et naissance simultanée

Dans une version éthiopienne du Roman d’Alexandre datant du IXe siècle, Alexandre et Bucéphale naissent la même nuit39.

Tout comme Arrien, l’auteur de cette version éthiopienne, publiée par Ernest A. T. W. Budge en 189640, dériverait de la version arabe perdue, fait coïncider leur âge :

Et Nectanébo s’en est allé à une fontaine qui était près d’un temple d’idoles et s’y est lavé. Et une des juments du roi est venue à la fontaine et a bu de ses eaux et elle devint immédiatement pleine d’un poulain : et, ceci se déroule au même moment où la reine, la femme de Philippe, conçut.41
(Roman d’Alexandre, I, 9)

Et il y avait dans la maison de Philippe une jument qui a été enfantée avec Alexandre et il en ressortit que personne ne pourrait l’approcher et personne ne pourrait la monter, car elle était extrêmement forte et puissante, et elle était attachée dans la journée et la nuit avec sept chaînes.42
(Ibid., I, 13).

D’autres passages de cette œuvre font référence à ces mêmes faits43. On peut noter que, parmi ses nombreuses métamorphoses, Bucéphale devient, on ne sait pourquoi, une jument. On comprend dans le premier extrait, que la jument est fécondée après avoir bu l’eau où s’est baigné Nectanebos. Bucéphale est donc ici, le fruit de la magie et est né de la même semence que celle dont est né Alexandre, ce qui fait d’eux des « demi-frères ».

L’évolution littéraire tend donc à faire de Bucéphale, le double équin, l’alter-ego d’Alexandre. Ils sont faits pour vivre ensemble leurs aventures et leur relation d’exclusivité, devient ici encore plus intime

– Vengeance et mort simultanée

Après avoir synchronisé la naissance des deux personnages, des sources tardives synchronisent leur mort. Dans la recension gamma du Roman d’Alexandre, Bucéphale ne meurt pas en Inde, mais à Babylone, aux côtés de son maître44. Il verse des larmes pour Alexandre qui lui fait ses adieux, venge son maître de l’empoisonneur en le broyant entre ses dents, puis rend son dernier souffle peu de temps avant Alexandre. Dans la recension dzeta45, Alexandre fait ses adieux, et demande qu’on lui amène son cheval pour le saluer une dernière fois. Là encore, Bucéphale se lamente et venge son maître en déchiquetant, l’empoisonneur, un esclave déloyal. Mais dans cette version, Alexandre meurt avant lui. C’est en apprenant sa mort que Bucéphale se laisse mourir de chagrin, dans une sorte de suicide par asphyxie. L’importance de Bucéphale est encore plus forte. Ces scènes montrent le caractère de Bucéphale à son apogée.

Les auteurs lui donnent une personnalité humanisée en le faisant pleurer et se lamenter sur le sort d’Alexandre. Il incarne la loyauté et se transforme en vengeur de son maître. La trahison de l’esclave le plonge dans une rage vengeresse, à l’image Alexandre s’il avait été en état. Puis il décide de mourir, en même temps que son maître. Il est aussi décrit comme « très intelligent », car il comprend les paroles des hommes.

La puissance destructrice de l’animal ressort à ce moment, car dans son désir de vengeance, il retrouve l’agressivité et redevient le monstre qu’il était avant sa rencontre avec Alexandre. Lorsqu’il est séparé d’Alexandre, Bucéphale comprend la perte imminente de son maître et tombe dans une fureur incontrôlable contre l’auteur de son malheur. Dans ces passages, Bucéphale est celui qui accompagne Alexandre durant toute sa vie jusque dans la mort. Comme une ombre, il est le guide et l’alter ego animal d’Alexandre durant l’intégralité de leurs vies.

Ces versions tardives parachèvent donc le symbolisme du couple cheval-cavalier parfait. Bucéphale est la monture parfaite : il est à la fois le cheval loyal qui protège son maître et l’impitoyable destrier vengeur. Bucéphale et Alexandre sont plus intimement liés que jamais.

3. L’agressivité de Bucéphale

Son caractère ombrageux transparait dans les récits et suscite l’admiration autant que la crainte.

L’anthropophagie de Bucéphale a été évoquée précédemment à propos de son domptage46. Ce caractère apparaît dans la première version du Roman d’Alexandre. Bucéphale, qui était présenté par Plutarque dans toute sa fougue indomptable, devient un animal féroce et destructeur auquel Philippe II jette ses condamnés. Sur l’enluminure du XIVe s illustrant l’œuvre de Gaius Solinus, on peut penser qu’Alexandre, qui tient un homme nu du bout des bras, s’apprête à le jeter en pâture à son cheval. Bucéphale est donc le vengeur de son maître.

Avec le temps, Bucéphale devient plus terrible et agressif, ce qui est contradictoire avec sa loyauté extrême envers Alexandre. Dans les récits anciens, le jeune roi dompte par son talent un cheval fougueux qu’il est le seul à pouvoir monter. Puis, dans Le Roman d’Alexandre, alors que Bucéphale est enfermé, enchaîné, et dévore tout homme s’approchant de lui, il choisit de lui-même Alexandre et adopte un comportement canin en tendant son antérieur et en tirant la langue en signe d’affection.

Son agressivité croissante rehausse exponentiellement le prestige de celui qui le dompte et fait de lui un atout essentiel dans les combats et dans la représentation d’Alexandre au Moyen-Âge.

III. Bucéphale : des symboliques multiculturelles

1. Des symboliques perses

Le cheval chez les Perses est associé à de nombreuses légendes. Par exemple, via la tradition asiatique, Bucéphale est doté, on l’a vu, de cornes en signe de sa divinisation et d’apothéose de celui qui le possède.

L’épisode déjà évoqué du domptage de Bucéphale dans le Roman d’Alexandre (I, 17) peut aussi être relié à une histoire relatée par Hérodote47. La légende veut que, par un savant subterfuge de son écuyer Oebarsès, Darius Ier est reconnu roi des Perses car son cheval hennit le premier aux premières lueurs du jour. Pour cela, l’écuyer fit saillir la veille une jument à l’étalon de Darius à l’endroit où devait se retrouver les aspirants, ou, selon une autre version, passa sa main sur les parties naturelles de la cavale. Au lever du jour l’animal reconnaissant l’endroit ou l’odeur hennit le premier. Ainsi Darius devient-il Grand Roi de Perse.

Comme le Roman d’Alexandre est fortement empreint de la culture perse, on peut supposer un écho de cet épisode quand Bucéphale émet un hennissement terrible, puis, lorsqu’il entend la voix d’Alexandre, un autre très doux. Il le désigne ainsi comme son maître mais aussi comme futur roi du monde comme le veut la prophétie.

Tout comme Darius, Alexandre est ainsi proclamé roi par son propre cheval. La tradition perse dans l’histoire d’Alexandre transparait dans cette scène au même titre que la symbolique du cheval cornu.

2. Réutilisation des symboliques mythiques indo-européennes

Bucéphale rassemble des traits légendaires des peuples grecs, thraces, scythes et perses.

Quand Bucéphale guide son maître jusque dans la mort, il suit la tradition grecque du cheval psychopompe, aussi établie chez les peuples nomades de l’empire perses, chez les Scythes et chez les Thraces. L’adjectif psychopompe (ψυχοπομπóς) se rattache au grec, ὴ ψυχή, âme et πόμπoς, procession, conduire. Le cheval animal est en effet étroitement lié à la mort dans la pensée indo-européenne48. Dans les cultures indo-européennes antiques, le cheval est un guide pour l’homme vers les contrées mystérieuses et le monde souterrain. C’est pour cela, que les hommes se font enterrer avec leurs chevaux et que ce sont ces mêmes animaux qui tirent les chars funéraires. Cette tradition est aussi celle des peuples nomades en Perse. Rappelons-nous la couleur noire donnée par Arrien qui donne une forte connotation néfaste à Bucéphale. Artémidore49 affirme que si un malade aperçoit en songe un cheval, il succombera50. Le cheval est donc aussi présage de mort. Dans les textes tardifs, l’arrivée soudaine de Bucéphale au chevet de son maître annonce également la mort imminente d’Alexandre : le destrier est venu chercher son maître pour l’emporter sur les champs Elyséens. Divinité protectrice des vivants et des morts51, le cheval est à la frontière des deux mondes : celui des vivants et celui des morts.

En Perse, on le voit associé au culte solaire. Ce caractère ouranien se retrouve aussi en Grèce car ce sont les chevaux qui tirent le char d’Hélios et de Séléné. Ils sont donc ceux qui disparaissent puis reviennent d’entre les morts. De même que le taureau, le cheval est donc symbole d’immortalité et d’apothéose52. Bucéphale, tel qu’il est présenté, préfigure symboliquement l’apothéose d’Alexandre.

On peut donc supposer que Bucéphale a de plus une valeur apotropaïque. Le jeune roi le monte à chaque grande bataille, car il est signe de victoire. Il est un protecteur autant pour Alexandre que pour l’armée. Sous le contrôle d’Alexandre, son aspect néfaste n’apparaît que pour l’ennemi. Il est donc aussi psychopompe parce qu’il conduit les hommes à la victoire en guidant leurs ennemis dans la mort.

La fougue et l’agressivité ombrageuses de Bucéphale rappellent la nature chtonienne du cheval dans la pensée grecque, ce qui en fait l’animal lié à Poséidon. Dans sa lutte contre Athéna pour la protection d’Athènes, il avait offert aux Athéniens un étalon invincible, symbolisant courage et victoire au combat. Le premier cheval, Aerion, naît de l’union soit du dieu avec Déméter (représentant la terre) ou Méduse, soit du contact de sa semence avec un rocher. «… le dieu partage en réalité sa nature et participe à ses impulsions. Dieu des forces naturelles souvent véhémentes, il accompagne la fougue, l’impétuosité et l’imprévisibilité de cet animal, qui présente aux yeux des Grecs une face violente et dangereuse au potentiel sinistre, proche des caractéristiques mêmes de Poséidon »53. Dans les sources évoquées ici, Bucéphale rassemble absolument toutes ces caractéristiques. Il incarne toute la dimension chtonienne du cheval qui martèle la terre de ses sabots, impitoyable et néfaste, tout comme Poséidon le destructeur ébranle la terre. Son enclos n’est-il pas jonché de cadavres humains lorsqu’Alexandre le rencontre pour la première fois54 ?

Dans cette perspective, le cheval anthropophage n’est pas qu’une licence littéraire des auteurs, mais s’inscrit dans la culture mythique grecque. Les plus connus des chevaux anthropophages sont les quatre juments féroces de Diomède. Diodore relate leur histoire dans sa description des travaux d’Héraclès :

Il reçut ensuite la tâche d’amener de Thrace les juments de Diomède. Elles avaient des étables de bronze en raison de leur grande férocité, et étaient emprisonnées dans des chaînes de fer, en raison de leur force. Comme nourriture, elles prenaient non pas ce que produit la terre, mais les membres des étrangers qu’elles déchiquetaient ; elles avaient ainsi pour nourriture le malheur des pauvres. Voulant les dominer, Héraclès prit leur maître Diomède et lorsque, par la chair de celui qui leur enseignait leurs méfaits, il eut assouvi l’appétit de ces bêtes, elles furent dociles. Quand les juments furent conduites devant Eurysthée, il les fit consacrer à Héra, et il advint que leur progéniture resta ainsi consacrée jusqu’au règne d’Alexandre de Macédoine. 55

On peut penser que, par cette mention, Diodore prête, ici, une origine mythique à Bucéphale. Son caractère anthropophage n’est donc pas un hasard. Liée à sa fougue et à son caractère, cette anecdote circule sûrement dans l’Antiquité et est amplifiée dans le Roman d’Alexandre. Bucéphale y est, tout comme les juments de Diomède, enchaîné et enfermé dans une riche prison à cause de sa férocité et de sa puissance. Le destrier, a donc, tout comme son maître, des origines mythiques.

Impétueux, indomptable, féroce, annonciateur de mort, Bucéphale possède les origines et les caractéristiques du cheval mythique. C’est un animal ambivalent car, paradoxalement, ces attributs se heurtent avec sa loyauté protectrice et son rôle annonciateur de victoire. Dans sa dualité, il est autant un présage de mort que de puissance et de domination56.

3. Bucéphale, un cheval homérique ?

Le fait qu’Alexandre soit un grand lecteur de l’Iliade est bien connu. Il gardait à son chevet une version annotée par son précepteur, Aristote. De nombreux gestes, comme la visite du tombeau d’Achille dès son arrivée en Asie, sont inspirés par cette œuvre. Il se compare ainsi au fils de Pélée dont il dit descendre par sa mère, Olympias, et se lamente de ne pas avoir un Homère pour raconter sa geste. Ainsi, des parallèles sont-ils perceptibles entre le mythe de Bucéphale et les chevaux de l’Iliade et également dans l’analyse de la relation d’Alexandre avec Bucéphale.

Achille possède deux chevaux immortels, Xanthos et Balios, donnés par Zeus à son père, Pélée. C’est avec eux et un troisième cheval, Pédase, mortel lui, qu’il part pour la guerre de Troie :

Automédon sous le joug lui amène ses chevaux rapides, Xanthe et Balios, qui volent avec les vents. La Harpye Podarge les a enfantés pour le vent Zéphyr, alors qu’elle paissait dans une prairie au bord du fleuve Océan. Dans les traits de volée il pousse Pédase, coursier sans reproche, qu’Achille a ramené naguère de la ville d’Eétion conquise par lui et qui, cheval mortel, n’en sait pas moins tenir tête à des coursiers immortels.57

Xanthos et Balios sont des chevaux rapides comme leur père, le vent. Pédase, pourtant mortel, parvient à les suivre, car bien qu’il ne soit pas divin, il reste un cheval exceptionnel. Tout comme ces chevaux, Bucéphale possède un nom, ce qui est très rare dans les récits antiques, et témoigne de son caractère unique.

Patrocle et Automédon sont les cochers de cet attelage, permettant ainsi à Achille de combattre, car il est impossible de mener les chevaux et de combattre en même temps58. D’autres chevaux divins existent dans l’épopée : les juments d’Eumèle élevées par Apollon, les chevaux de Trôs aussi donnés par Zeus et l’attelage de Rhésos dont la légende n’est pas connue. Le thème du domptage et du contrôle est aussi un élément de l’Iliade. Les héros cherchent en permanence à s’emparer des cavales divines. Lors de la mort de Patrocle, Hector cherche ainsi à s’approprier Xanthos et Balios : « Enée, bon conseiller des Troyens à cotte de bronze, je vois là apparaître sur le champ de bataille les deux chevaux du rapide Eacide, avec de bien piètres cochers (Automédon et Alcimédon). J’aurais quelque espoir de m’en emparer… »59. Cependant, Zeus lui-même l’en empêche. Dans le Roman d’Alexandre, Darius, dans une lettre à Pôros, promet que Bucéphale reviendra au roi indien s’il l’aide à combattre Alexandre60. L’animal divin ou exceptionnel permet une identification maximale avec le héros qui le possède61 et le fait d’arriver à dompter ces chevaux permet au héros de s’élever lui-même au rang de divinité ou d’homme exceptionnel.

Xanthos et Balios parlent le langage humain car Héra les a dotés de la parole pour qu’ils prédisent à Achille son avenir, bien que celui-ci le connaisse déjà :

… d’une voix terrible, aux chevaux de son père, il [Achille] lance un appel : « Xanthos et Balios ! illustres enfants de Podarge, veillez à changer de manière et à ramener vivant votre conducteur dans les lignes des Danaens, dès que nous aurons assez du combat ; et ne le laissez pas, comme Patrocle, mort sur place. »
Et, de dessous le joug, Xanthe, coursier aux jarrets frémissants, lui répond. Brusquement il baisse la tête, et toute sa crinière, échappant au collier, retombe, le long du joug, jusqu’à terre. La déesse aux bras blancs, Hèrè, vient à l’instant de le douer de voix humaine:
« Oui, sans doute, une fois encore, puissant Achille, nous te ramènerons. Mais le jour fatal est proche pour toi. Nous n’en sommes point cause, mais bien plutôt le dieu terrible et l’impérieux destin. Et ce n’est pas davantage à notre lenteur, ni à notre indolence que les Troyens ont dû d’arracher ses armes aux épaules de Patrocle. C’est le premier des dieux, celui qu’a enfanté Létô aux beaux cheveux, qui l’a tué au milieu des champions hors des lignes et qui a donné la gloire à Hector. Nous saurions nous, à la course, aller de front avec le souffle de Zéphyr, le plus vite des vents, dit-on ; mais ton destin, à toi, est d’être dompté de force par un dieu et par un homme. »
Il dit et les Erinyes arrêtent sa voix.
62

Bien que Bucéphale ne soit pas doué de parole, dans Le Roman d’Alexandre, il comprend le langage des hommes et de son maître.

La prophétie des chevaux d’Achille peut être rapprochée de l’oracle du Roman d’Alexandre qui dit que celui qui montera Bucéphale sera le maître du monde. Or le cheval, en désignant lui-même Alexandre, illustre l’aspect prophétique et annonciateur de mort dont cet animal est pourvu dans la tradition antique. Le mythe de Bucéphale connaît encore d’autres similitudes avec celui des chevaux d’Achille.

Mais aussi, bien avant la prédication de Xanthos, Patrocle, ami et cocher d’Achille, est mort. Et dans le chant XVII, les chevaux se lamentent sur le corps de leur meneur et Zeus les plaint :

… les chevaux de l’Eacide, à l’écart du combat, sont là qui pleurent, depuis l’instant où ils ont vu leur cocher (Patrocle) choir dans la poudre sous le bras d’Hector meurtrier. Automédon, le vaillant fils Eiôrée, a beau les presser sans trêve, en les touchant d’un fouet agile, leur parler sans trêve aussi, d’une voix qui tantôt les caresse tantôt les menace : les deux chevaux se refusent aussi bien à rentrer aux nefs, du côté du large Hellespont, qu’à marcher au combat du côté des Achéens. Ils semblent une stèle qui demeure immuable, une fois dressée sur la tombe d’une femme ou d’un homme mort. Ils demeurent là, tout aussi immobiles, avec le char splendide, la tête collée au sol. Des larmes brûlantes coulent de leurs yeux à terre, tandis qu’ils se lamentent dans le regret de leur cocher, et elles vont souillant l’abondante crinière qui vient d’échapper au collier et retombe le long du joug des deux côtés.
Et à les voir se lamenter ainsi, le Cronide les prend en pitié, et, hochant la tête, il dit à son cœur : « Pauvres bêtes ! Pourquoi vous ai-je données à sire Pélée –un mortel !‒ vous que ne touche ni l’âge ni la mort ? Est-ce donc pour que vous ayez votre part de douleurs avec les malheureux humains ? Rien n’est plus misérable que l’homme, entre tous les êtres qui respirent et qui marchent sur la terre. Du moins Hector le Priamide ne vous mènera pas, ni vous, ni votre char ouvragé ; je ne le tolèrerai pas. Ne suffit-il pas qu’il ait déjà les armes et s’en glorifie comme il fait. Pour vous, je vous mettrai aux jarrets et au cœur une fougue qui vous fera ramener Automédon sain et sauf de la bataille aux nefs creuses. »
63

Le poète accorde aux chevaux des sentiments humains. Tout d’abord, ils pleurent à chaudes larmes la disparition de leur cocher. Il en va de même pour Bucéphale qui, dans la version gamma du Roman d’Alexandre, inonde de ses larmes la couche de son maître mourant. Lorsque Zeus plaint le malheur de ces êtres divins, il dit : « Est-ce donc pour que vous ayez votre part de douleurs avec les malheureux humains ? ». Cela rappelle la phrase d’Alexandre prononçant ses adieux à Bucéphale : « Toi aussi tu étais né pour partager ma fortune, et tu es destiné, toi aussi, à être malheureux de mon fait ! Dans les batailles, je t’avais pour compagnon de combat ; mais aujourd’hui, en cette lutte à mort, tu ne combats plus à mes côtés, il me semble que tu veux m’aider mais ne le peux pas »64. Leur maître mort, ils perdent leur raison d’être et redeviennent incontrôlables. Le trio pour Patrocle et Bucéphale pour Alexandre rassemblent les mêmes valeurs de loyauté et de fidélité protectrice. Xanthe cherche même à s’excuser de la mort de Patrocle auprès d’Achille, on l’a vu. Rappelons que, dans les sources antiques, Bucéphale meurt au service d’Alexandre, après la dernière grande bataille de la conquête en 326 av. J.-C.. Dans les deux cas les chevaux sont les victimes des malheurs des humains et sont impuissants devant la mort, cherchant à la venger et à servir leur maître jusqu’à la fin.

L’analyse de Bucéphale comme double-équin d’Alexandre est proposée par la plupart des chercheurs qui s’intéressent à la relation entre héros et chevaux dans l’Iliade65. Ce concept va de pair avec l’humanisation de la monture. Comme il a été observé, les chevaux de l’Iliade ont des qualités humaines que l’on retrouve chez Bucéphale. Mais dans le cas du double-équin, cela va plus loin. Les chevaux partagent le caractère de leur maître et leur condition. Ils sont forts, très beaux, redoutables et ils souffrent tout comme leurs maîtres. Bucéphale, décrit comme étant d’une grande beauté, fougueux, intelligent, partage aussi les malheurs de son maître dans la guerre, en mourant d’abord au bord de l’Hydaspe, ou en pleurant, impuissant, au chevet de son maître. Parmi les chevaux, il est doté de la même aura impériale qu’Alexandre. Annie Schnapp-Gourbeillon explique que les chevaux d’Achille partagent son hubris lorsque celui-ci transgresse les normes du comportement héroïque66. Ils deviennent redoutables, piétinent et saccagent tout sur leur passage avec leurs « sabots massifs » (on retrouve là l’aspect chtonien du cheval). Il a été montré à plusieurs reprises précédemment que Bucéphale partage aussi l’hubris d’Alexandre. Même si le destrier participe d’abord à la mise en avant de sa tempérance, Le Roman d’Alexandre fait ressortir cette dimension violente. Les chevaux participent donc à l’univers violent de leur maître. Ils sont à la fois compagnons, fusionnels et substituts. Ainsi deviennent-ils chacun un alter ego des héros.
Il pourrait s’agir d’une licence littéraire courante, mais tout porte à croire que la construction mythique de Bucéphale a pu être également inspirée par l’Iliade. Avec le temps, les traits de Bucéphale se calquent sur ceux des chevaux divins. Il possède des qualités humaines, exceptionnelles et redoutables. Il est un double-équin qui partage les péripéties et les souffrances du héros jusqu’à sa mort. Bucéphale est donc le cheval homérique par excellence, celui qu’Alexandre désire afin de soutenir la comparaison avec Achille.

Conclusion

La construction du mythe de Bucéphale résulte de la volonté d’Alexandre d’en faire un cheval exceptionnel, tout comme de celle de ses successeurs, de l’ensemble des traditions indo-européennes et de l’imagination littéraire des auteurs. La légende s’adapte et s’enrichit tout au long des époques et des espaces qu’elle traverse. Bucéphale est présent dans les moments les plus importants de la vie d’Alexandre : sa naissance, sa reconnaissance par son père, toutes ses victoires et enfin sa mort. De simple animal utilitaire, il passe au statut de personnage partenaire du mythe de son maître. Il est à la fois son double, qui, dans sa dualité entre loyauté et agressivité, complète et révèle le caractère fort et ambivalent d’Alexandre. La connaissance que l’on a de Bucéphale est du fait d’Alexandre. Par la création de symboliques autour de son cheval, Alexandre a préparé l’image de la royauté hellénistique tout autant que sa propre apothéose. Bucéphale polarise toutes les symboliques antiques ainsi que les traits de caractère du conquérant pour devenir son double-équin, l’expression de ses émotions. Il est le modèle du cheval mythique par excellence grâce à ses origines, ses qualités humaines, son rôle envers Alexandre, son physique et son caractère unique. Alexandre obtient le cheval homérique qu’il désire afin de devenir un véritable héros homérique. Par Bucéphale, l’ensemble des symboliques du cheval en Grèce peut être exploré. Mais, il est aussi possible d’assister, par les évolutions successives de Bucéphale, à la construction d’un mythe dont la postérité perdure.

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1 ANDERSON Andrew Runni, « Bucephalas and His Legend », American Journal of Philology, 51, 1 (1930), p. 1-21.

2 Plutarque, Vie d’Alexandre, VI (tr.: Anne-Marie Ozanam, Gallimard, 2001). Auteur romain du IIe s ap. J.-C.. Il utilise comme référence, parmi d’autres, Onésicrite qui a pris part à l’expédition d’Alexandre.

3 Voir Xénophon, De l’art équestre, I (tr. et commentaire par Édouard Delebecque, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1978).

4 Arrien, Anabase, V, 19, 4 : « Il était d’une taille élevée et d’un cœur généreux. ». (Tr. : Pierre Savinel, édition de Minuit, 1984). Auteur romain du IIIe s ap. J.-C. utilisant comme sources principales les écrits de Ptolémée, compagnon d’Alexandre, et d’Aristobule, ingénieur durant l’expédition en Perse.

5 BÖKÖNYI Sandor, History of Domestic Mammals in Central and Eastern Europe, Budapest, Akadémiai Kiad, 1974, p. 257. Cet archéozoologue reconnu pour ses recherches donne une moyenne de taille de 1 m 37. Voir aussi MALAMA Pénélope et GARDEISEN Armelle, « Inhumations d’équidés dans la nécropole orientale d’Amphipolis (Grèce) », p. 177, dans GARDEISEN A. (dir.), Histoire d’équidés : des textes, des images et des os, Lattes, l’Association pour le développement de l’archéologie en Languedoc-Roussillon, Monographies d’archéologie méditerranéenne, 2010, 234p. Ces fouilles ont mis au jours des squelettes taillant de 1 m 40 à 1 m 60.

6 Arrien, Anabase, V, 19, 5 : « sa robe était noire ».

7 Cette mosaïque du IIe s av. J.-C. a été retrouvée dans la maison du Faune à Pompéi et est conservée au Museo Archeologico de Naples.

8 CHANDEZON Christophe, « Bucéphale et Alexandre. Histoire, imaginaire et images de rois et de chevaux », p. 178-179 dans GARDEISEN Armelle (dir.), Histoire d’équidés : des textes, des images et des os, Lattes, l’Association pour le développement de l’archéologie en Languedoc-Roussillon, Monographies d’archéologie méditerranéenne, 2010

9 Plutarque, Vie d’Alexandre, VI, 1. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VIII, 154, 39-40.

10 Arrien, Anabase, V, 14, 4 et V, 19, 4 : « Bucéphale y mourut moins de ses blessures que de fatigue et de vieillesse. En effet, il avait alors trente ans… ».

11 Plutarque, Vie d’Alexandre, VI (Tr. : François Hartog et Anne-Marie Ozanam).

12 Pseudo-Callisthène, Le Roman d’Alexandre, I, 17 (Tr. : Gilles Bounoure et Blandine Serret, La Roue à Livre, 1992).

13 Ce paragraphe est rédigé à partir de l’introduction de Corinne Jouanno dans Pseudo-Callisthène, Histoire merveilleuse du roi Alexandre maître du monde, trad. par Corine Jouanno, Toulouse, Anarchasis, 2009.

14 Le Thrace, la Thessalie et les nomades scythes dont le territoire s’étend jusqu’en Europe de l’est.

15 MORENO P., Apelle: La Bataille d’Alexandre, Paris, Seuil, Grands livres Skira, 2001, p. 25.

16 Copie d’un original de Lysippe retrouvé à Herculanum, conservé au Museo Archeologico de Naples..

17 Philippe relègue Olympias, la mère d’Alexandre, au deuxième plan pour se marier avec Cléopâtre qui lui donne un héritier, un nourrisson, assassiné peu après l’accession au trône d’Alexandre en 336 av. J.-C..

18 Plutarque, Vie d’Alexandre, II.

19 Diodore, Bibliothèque Historique, XVII, 76, 5-8 (Tr. : Paul Goukowsky, Belles Lettres,1976). Historien grec du Ier s av. J.-C..

20 Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, VI, 5, 18 (Tr. : Auguste et Alphonse Trognon, 1861). Auteur romain d’une seule œuvre, L’Histoire d’Alexandre, ayant apparemment vécu au Ier siècle.

21 Plutarque, Vie d’Alexandre, XLIV, 3-5.

22 Arrien, Anabase, V, 19, 4.

23 Plutarque, Arrien, Quinte-Curce et Strabon mais aussi Diodore, Bibliothèque Historique, XVII, 95, 5 : « Il nomma ensuite deux villes qu’il avait fait bâtir sur la rive occidentale du fleuve, la première Nicée, à cause de la victoire qu’il avait remportée en ce même lieu contre Porus, et la seconde Bucéphale du nom de son cheval qu’il avait perdu dans cette bataille. » (tr. : l’Abbé Terrasson, 1851).

24 Tr. : A. Tardieu.

25 Diodore, Bibliothèque Historique, XVII, 76, 6 : « il avait été le compagnon d’armes du roi dans tous les combats livrés en Asie. ». Mais aussi Strabon, Géographie, XV, 1, 29 : « Alexandre dans toutes les batailles qu’il avait livrées n’en avait jamais monté d’autre. » (tr. : Amédée Tardieu, 1865).

26 Plutarque, Vie d’Alexandre, XXXII, 12.

27 HOUGHTON Arthur et LORBER Catharine, Seleucid Coins: a Comprehensive Catalogue. Part I, Seleucus I through Antiochus II (2 Vol.), New York, The American Numismatic Society, 2002 et 2008.

28 Dionysos a, lui aussi, effectué un voyage en Asie. Du coup, Alexandre organise en Carmanie des fêtes bacchanales. Voir à ce propos le deuxième volume de la thèse de Paul Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre :(336-270 av. J.-C.), Tome II : Alexandre et Dionysos, 1981

29 WALTERS Kenneth R. et MILLER Richard P.,« Seleucid Coinage and the Legend of the Horned Bucephalas », Schweizerische Numismatische Rundschau, n°83 (2004), p. 45-56.

30 IOSSIF Panagiotis P., « Les « cornes » des Séleucides : vers une divinisation « discrète » », Cahiers des études anciennes, 49 (2012), p. 43-147.

31 Histoire merveilleuse du roi Alexandre maître du monde, (traduit et commenté par Corinne Jouanno), Toulouse, Anarcharsis, 2009. Il faut utiliser cette idée de corne sur la tête avec prudence car Corinne Jouanno souligne bien, dans sa note 37 à la p. 51, qu’il est possible que l’autre veuille parler d’une marque en forme de corne, mais que la construction de la phrase laisse imaginer que Bucéphale est pourvu d’une corne comme un rhinocéros ou une licorne.

32 Ibidem, I, 13.

33 Né en 1254, fils de nobles marchands Vénitiens, Marco Polo aurait suivi son père et son oncle en 1271 dans leur deuxième expédition vers la Chine. C’est ainsi qu’il voyagea durant 24 ans en Asie et fut 17 ans au service du Grand Khan, empereur Mongol dont la cour est installée à Pékin. Il rentre à Venise en 1295 et est fait prisonnier par Gênes en 1296 durant une guerre entre les deux cités. C’est en prison qu’il dicte les souvenirs de ses voyages à l’écrivain Rusticello de Pise.

34 143 manuscrits en sont connus ainsi qu’un grand nombre d’éditions sous plusieurs titres : Le devisement du monde, La description du monde, Le Million.

35 Marco Polo, Le Million (traduit et annoté par Louis Hambis), Paris, Grange Batelière, 1969, p. 56.

36 Seule une vierge peut la toucher.

37 Manuscrit de l’Arsenal, LXXIV, XIe-XIIe siècle, dans MEYER Paul, Alexandre le Grand dans la littérature française du Moyen-Âge, Tome Premier, Paris, F. Vieweg, 1886, p. 57.

38 I, 19, XIIe siècle (tr.: Laurence Harf-Lancner).

39 ANDERSON Andrew Runni, « Bucephalas and His Legend », American Journal of Philology, 51, 1 (1930), p 17-18.

40 BUDGE Ernest A. T. W., The Life and Exploits of Alexander the Great, Being a Series of Ethiopic Texts, Londres, 1896.

41 Ibidem, p. 18 (I, 9):  » Nectanebos went out from her to a fountain which was near to a temple of idols, and washed therein. And one of the king’s mares came to the fountain and drank of its waters, and she became with foal straightway: now this took place at the exact time when the queen, the wife of Philip, conceived.”

42 Ibidem, p. 37-38 (I, 13) : “And there was in the house of Philip a mare which was begotten with Alexander, and it fell out that no one could draw nigh unto her, and no one could mount her, for she was exceedingly strong and powerful, and she was bound by day and by night with seven fetters.”

43 Ibidem, p. 35 (correspond au I, 23): (Alexandre parlant à un ambassadeur de Darius)  » And further I myself will come unto him in a very short time, and I will avenge myself upon him with my army, and I will ride upon my horse which was begotten with me. » (Et plus tard, je viendrai moi-même jusqu’à lui, dans peu de temps, et je me vengerai de lui avec mon armée, et je monterai sur mon cheval qui naquit avec moi). P. 121-122 (correspond au III, 3): « Then Porus, the king of India, called the magicians from the temple of his god and they cast a spell upon Alexander, and his mare rose up under him and threw him on the ground, and she refused to rise up until he could lead her; now she was the mare which had by sorcery been born at the same time with himself.” (Puis Porus, le roi de l’Inde, appela les magiciens du temple de son dieu et ils lancèrent un sort sur Alexandre, et sa jument se souleva sous lui et le jeta au sol, et elle refusa de se relever jusqu’à ce qu’il pu la mener ; elle était la jument qui, par la sorcellerie, naquit en même temps que lui).

44 Histoire merveilleuse du roi Alexandre maître du monde, III, 18-19 (recension gamma). (tr. : Corinne Jouanno).

45 Edition imprimée d’une version médiévale : LACARRIERE Jacques (éd. et trad.), La vie légendaire d’Alexandre le Grand, Paris, Club des libraires de France, 1962, 352 p.

46 Cf. supra.

47 Hérodote, Histoires, III, 84-88. (Tr. : Larcher). Historien grec du Ve siècle av. J.-C.

48 BENOIT Fernand, Héroïsation équestre, Aix-en-Provence, Ophrys, 1954, p. 20 : « Le mythe est connu de Pausanias (I, 32, 4) : le soir, à Marathon, à l’endroit où avait été livrée la bataille (qui ne comporta pas de combat de cavalerie), on entendait des hennissements de chevaux ». Cela survit dans les mythes des chasses « sauvages » ou « infernales » avec l’apparition de cavaliers chassant devant eux des troupeaux d’âmes.

49 Auteur grec au IIe s d’une Oneirokritika (litt. interprétation des rêves).

50 Op. Cit., BENOIT Fernand, p. 19-20 : le cheval comme présage de mort. Artémidore, I, 56. Dans le folklore français (régions : Poitou, Vendée, Vienne), être approché par le cheval Mallet est signe d’une mort imminente. Dans le pays Basque, plusieurs légendes parlent de l’enlèvement de personnes par des chevaux qui les emmènent dans des grottes et n’en ressortent jamais.

51 Ibidem, p. 87-88.

52 Ibidem, p. 23 et p. 87-98 (Chap. : La fonction apotropaïque du cheval et du héros).

53 NADAL Eléonore, « Poséidon Hippios, les chevaux et les cavaliers à travers la céramique », p. 111 dans GARDEISEN A. (dir.), Les équidés dans le monde méditerranéen antique, Lattes, Éditions de l’Association pour le développement de l’archéologie en Languedoc-Rousillon, 2005.

54 Pseudo-Callisthène, Roman d’Alexandre, I, 17, 3 : « Alors Alexandre, quand il eut contemplé l’aspect merveilleux du cheval et les restes des nombreux humains massacrés qui s’étalaient à ses pieds… ».

55 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 15 (tr. : Anahita Bianquis, Belles Lettres, 1997). Autre version du mythe qui n’intéresse pas la présente réflexion : Apollodore, Bibliothèque, II, 5, 8.

56 BENOIT Fernand, Héroïsation équestre, Aix-en-Provence, Ophrys, 1954, p. 91.

57 Iliade, Chant XVI, 148-154. (trad. : Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1992).

58 La conduite de plusieurs chevaux attelés à un char demande beaucoup de force. Lorsqu’on dirige un attelage, les deux mains sont occupées par les guides (c’est l’équivalent des rênes). Il est impossible pour le cocher de tenir des armes en même temps. Donc le combat dans un char se faisait toujours par deux ou plus. Ainsi, il est rare qu’Achille ait conduit lui-même son char, hormis pour des déplacements non-guerriers.

59 Homère, Iliade, chant XVII, 485-489 (Trad. Paul Mazon).

60 Pseudo-Callisthène, Le Roman d’Alexandre, II, 19, 4.

61 SCHNAPP-GOURBEILLON Annie, Lions, héros, masques : les représentations de l’animal chez Homère, Paris, François Maspero, 1981, p. 177.

62 Iliade, XIX, 404-424.

63 Homère, Iliade, Chante XVII, 426-455.

64 Histoire merveilleuse du roi Alexandre maître du monde, III, 18-19 (recension gamma).

65 L’ensemble de ce paragraphe s’appuie sur : SCHNAPP-GOURBEILLON Annie, Lions, héros, masques : les représentations de l’animal chez Homère, Paris, François Maspero, 1981, p. 173-178.

66 Ibidem, p. 175.

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