Marie Aschehoug-Clauteaux
Résumé
Ma recherche sur les couleurs du corps dans le manuscrit enluminé des Xe-XIIe siècles s’articule essentiellement autour de la couleur du nu et de son rapport avec la couleur du vêtement qui le recouvre. Le statut iconographique d’un personnage, que ce statut soit symbolique, social, religieux, moral ou purement formel et “plastique”, pourrait-il déterminer le choix de la couleur du corps ?… À ce sujet, le manuscrit qui fera l’objet de cette présentation, le Missel de Troyes, 1 originaire de la région de Champagne et datant du milieu du XIe siècle, est un témoignage extrêmement intéressant pour éclairer mon questionnement. L’ouvrage ne comporte que deux peintures, caractérisées toutes les deux par une palette réduite. Pourtant, la mise en couleur des personnages, le degré subtil de saturation de certaines nuances en fonction de la place qu’elles occupent dans l’image, et le système iconographique et chromatique qui y est mis en lumière ouvre des perspectives aux nombreuses questions et hypothèses que je pose sur la couleur du corps dans l’image médiévale.
1 Paris, B.N.F., Latin 818, Parchemin, 256 feuillets, 32,5 x 23 cm.
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Marie Aschehoug-Clauteaux
Docteur d’Histoire à l’École Pratique des Hautes Étude (E.P.H.E.)
Journaliste à L’Itinérant, auteur de livres sur le street-art.
Recherche centrée sur les couleurs du corps dans l’image médiévale.
Thèse de Doctorat :
Marie Clauteaux, Les couleurs du corps. Étude des rapports entre la couleur et le corps nu et vêtu dans le manuscrit enluminé (xe-xiie siècle), sous la direction de Michel Pastoureau, E.P.H.E., Paris, 21 Décembre 2012.
Publications :
– “« Ich halte Dich am Bart » : Spiel der Hände, Spiel der Farben in einem Ritual zwischen Männern”, in Trends in Medieval Philology, Bmz, août 2008, pp. 69-78.
– “Étude des rapports entre la couleur et le corps dans l’image médiévale : L’Évangéliaire d’Otton III”, in Revista de História da Arte (Université de Lisbonne), Lisbonne, 2011, pp. 35-43.
Contact : iotamarie@gmail.com
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Introduction
Parler de la couleur dans l’image médiévale, et tout particulièrement de la couleur du corps représenté, est un sujet complexe. De ce fait, pour ce XIe siècle occidental en pleine mutation sociale, politique, idéologique, il est très difficile d’énoncer des généralités. D’un côté, chaque manuscrit possède ses propres codes, ses propres règles, son propre système de couleur. D’un autre côté, la couleur elle-même est soumise aux altérations du temps et des hommes. C’est pourquoi, dans le cadre de cette présentation, on privilégiera l’étude d’un seul manuscrit, le Missel de Troyes[1], pour traiter certains questionnements sur la couleur dans l’image médiévale. On s’interrogera ainsi sur la place de la couleur dans les deux peintures que comporte notre Missel. Et pour ce faire, nous focaliserons notre attention sur la représentation du corps. Même si le nuancier de ce manuscrit est relativement réduit, la mise en couleur des personnages, le degré subtil de saturation de certaines nuances en fonction de la place qu’elles occupent dans l’image et le système iconographique et chromatique qui y est mis en lumière ouvrent des pistes de réflexion significatives sur le rôle de la couleur et les rapports qu’elle entretient avec le corps représenté dans l’image médiévale. Car plus qu’une étude séparée sur la couleur ou sur le corps dans le manuscrit, ce qui nous interroge ici est le lien étroit qui est tissé entre la couleur et le corps, ce dernier étant un espace privilégié pour la mise en couleur de l’image et la mise en place d’un système chromatique.
Comment la couleur est-elle pensée dans le cycle d’images du Missel de Troyes ? Comment se présente le nuancier de ce manuscrit ? Est-elle secondaire, posée au hasard, ou joue-t-elle un rôle de premier plan en se faisant l’écho de problématiques d’ordre symbolique ? Le statut iconographique d’un personnage, que ce statut soit idéologique, social, religieux, moral ou purement formel et “plastique”, pourrait-il déterminer le choix de la couleur du corps ? Quels sont les techniques et les choix chromatiques dont dispose le peintre ? Au regard de cette étude ciblée sur les couleurs du Missel de Troyes, peut-on parler d’un système de la couleur du corps concernant ce manuscrit ?
Étudier la couleur : Un pari risqué ?
Une étude sur la couleur du corps est un pari risqué mais passionnant. À l’exception des travaux sur la symbolique des couleurs de Michel Pastoureau[2], ce domaine de recherche demeure aujourd’hui presque vierge et, de ce fait, il n’existe pas de bibliographie ciblée sur la couleur du corps dans l’image médiévale. Selon Michel Pastoureau, la couleur en général demeure encore aujourd’hui la grande absente de la recherche sur la peinture : « Habitués à travailler à partir de documents (…) où dominaient très largement les images en noir et blanc, les historiens (et les historiens de l’art peut être encore plus que les autres) ont, jusqu’à une date très récente, pensé et étudié le Moyen Âge, soit comme un monde fait de gris, de noirs et de blancs, soit comme un univers où la couleur était totalement absente. »[3] Beaucoup d’études ont été consacrées à l’œuvre d’un artiste, à une peinture en particulier, à un style, à un sujet iconographique sans que pour autant la couleur n’ait été mentionnée. Et si elle l’est, c’est d’une manière secondaire, presque par hasard[4]. Nombreux sont les ouvrages de qualité qui traitent de l’image[5] et de la représentation du corps[6], moins nombreux sont ceux qui se focalisent sur la couleur seule[7]. C’est pourquoi il faut ici souligner que la méthode de travail à la base de ce questionnement sur la couleur du corps dans l’image médiévale est pionnière, balbutiante et demeure aujourd’hui expérimentale[8].
On doit garder à l’esprit que la couleur qu’on observe aujourd’hui dans un manuscrit tel que le Missel de Troyes est une couleur altérée par le temps, les accidents et les manipulations des hommes. En aucun cas, aussi bien conservées soient-elles, nous n’avons affaire à des couleurs dans leur état et leur éclat d’origine. Enfin, et Michel Pastoureau n’a de cesse de le rappeler, les conditions d’éclairage actuelles diffèrent totalement de celles du Moyen Âge. Observer une couleur à la lumière changeante et diffuse d’une bougie n’offre pas la même expérience visuelle que sous un éclairage électrique[9]. C’est pourquoi Michel Pastoureau souligne le besoin de donner la priorité au document de base, là où la couleur prend source, avant d’aller plus loin dans l’analyse chromatique : « Avant tout codage extrapictural, la couleur est d’abord codée de l’intérieur, par et pour un document donné. »[10] La couleur n’est jamais seule, elle s’observe, s’identifie et s’interprète en fonction d’autres couleurs et éléments iconographiques. La couleur est avant tout un contexte et, de ce fait, elle ne peut pas se comprendre sans le support iconographique qui la met en scène[11].
Un manuscrit de la région de Troyes
Le Missel de Troyes, conservé aujourd’hui à Paris, au Département des Manuscrits Occidentaux de la Bibliothèque nationale de France sous la référence Latin 818, daterait des années 1060 et serait originaire de la région de Troyes, en Champagne[12]. Ce Missel bénédictin à l’usage de Troyes ferait partie des tout premiers missels apparus au XIe siècle dans l’Église latine et qui ont remplacé progressivement les grands sacramentaires de la liturgie solennelle[13]. Mais en raison des lacunes considérables du temporal et du sanctoral, il est difficile de dire avec précision pour quelle église ou abbaye ce missel aurait été exécuté. Toutefois, la présence d’une préface datant de la fin du XIe siècle de la messe de saint Frobert, archevêque de Troyes et fondateur de l’abbaye bénédictine de Montier-la-Celle vers 660, au folio 9, la mention de saints troyens dans le martyrologe, au folio 9 v., la place occupée dans les litanies par saint Benoît dont le nom figure en tête des confesseurs, la messe de la Vigile de la Translation au 10 juillet, jointe à celle qu’on trouve parmi les messes votives, au folio 68 v., indiqueraient comme destinataire de cet ouvrage une abbaye bénédictine de la région de Troyes. De plus, les différentes additions marginales du XIIIe siècle du temporal et du sanctoral, aux folios 67 et 96, indiquent que le Missel a été de bonne heure à l’usage d’une abbaye ou d’une collégiale de chanoines réguliers de Troyes. Il s’est ensuite retrouvé au XVIIe siècle dans la Bibliothèque de Jacques de Sainte-Beuve[14]. D’après une note rédigée au XVIIIIe siècle par l’Abbé Louis de Targny, au folio 1, le manuscrit a été acquis pour la Bibliothèque royale, notre future Bibliothèque nationale, en 1712. Le livre est protégé par une reliure ancienne, éventuellement du XVIIIe siècle, en parchemin[15].
Deux grandes peintures, probablement une représentation de saint Grégoire en scribe[16], et une Crucifixion du Christ, sont placées au début du manuscrit. La première peinture, au folio 2 v., est encadrée d’une arcature ornée de motifs végétaux et d’entrelacs[17]. L’image occupe une pleine page et elle est divisée en deux registres. Le registre supérieur, le plus important, occupe les trois-quarts de l’espace. Le personnage identifié à saint Grégoire est représenté en majesté, assis de face, un livre ouvert à la main droite et un stylet à la main gauche, stylet qu’il s’apprêterait à tremper dans un encrier en forme de corne. Une couronne votive est suspendue au-dessus de la tête[18]. Le cadre architectural et la mise en scène solennelle du personnage soulignent le caractère prestigieux de cette représentation. Le saint moine ne comporte pas d’attributs vestimentaires pontificaux, la fonction du saint homme en scribe aurait été ici privilégiée. On peut noter cependant le dessin des chaussures couleur parchemin dont le souci du détail et du motif rappelle les sandales pontificales portées par un saint Grégoire vêtu en habits solennels, figuré dans un autre manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France[19]. Le registre inférieur met en scène un scriptorium où deux moines scribes travaillent sur la préparation et l’écriture d’un texte. On pourrait assister dans cette scène à l’écriture de l’œuvre de saint Grégoire au sein d’un atelier monastique. De ce fait, l’importance donnée à la représentation de ce saint en majesté, un livre ouvert à la main gauche et un stylet à la main droite, s’apprêtant à écrire, la représentation inédite et vivante du travail monastique et intellectuel au sein d’un scriptorium, la mise en scène riche de détails des moines en plein travail d’écriture, où chaque étape de la rédaction semble avoir été figurée, tend à souligner l’importance donnée au livre liturgique, en tant qu’objet de prestige, de savoir et de recueillement[20].
La seconde peinture, au folio 4, met en scène une Crucifixion[21]. Elle est également encadrée d’une bordure à motif végétal et entrelacs. Elle occupe aussi toute la page. Les figures du Tétramorphe sont peintes sur les quatre coins du feuillet[22]. La Croix est l’axe central de la scène autour de laquelle sont disposés les différents personnages : Marie et l’apôtre Jean sont figurés de chaque côté. Le Christ crucifié est représenté de face, les yeux ouverts, la tête penchée sur son épaule. À l’axe central de la Croix vient s’ajouter une disposition de la couleur dans l’image particulière, tendant à souligner le caractère spatialement central et symboliquement valorisé de ce Crucifié. C’est un Christ vivant, incarné et glorieux, hiératique, d’un style typiquement roman[23]. Cette mise en scène du Christ crucifié rappelle celle d’un autre manuscrit conservé également à la Bibliothèque nationale de France, le Psautier hymnaire de Saint-Germain-des-Prés, ouvrage contemporain de notre Missel et réalisé en l’abbaye parisienne de Saint-Germain-des-Prés dans les années 1040-1050[24].
La palette du peintre
Le Missel de Troyes est un témoignage intéressant et complexe pour étudier la couleur du corps dans l’image médiévale et mieux comprendre certains enjeux iconographiques qu’elle véhicule. Et pourtant, la gamme de couleurs présente dans les deux peintures de ce manuscrit est relativement réduite[25]. Pour toute approche et compréhension de la couleur dans un manuscrit, la constitution d’un nuancier est capitale. Le nuancier donne non seulement une indication très visuelle des tendances chromatiques dans un ensemble d’images, mais il apporte aussi des informations sur les caractéristiques de certaines couleurs, sur la manière dont elles sont utilisées : si elles sont posées en aplat, sans effets d’ombres et de lumières ou, au contraire, si elles se déclinent en de nombreuses nuances[26].
Après une observation minutieuse des deux peintures du Missel de Troyes, aux folios 2 v. et 4, au cours de laquelle ont été réalisées des annotations de couleurs, un nuancier a pu se mettre en place[27]. Ainsi, la palette du manuscrit est composée de 13 nuances : jaunâtre, beige délavé et beige rosâtre, orange délavé et orange moyen, rouge orangé, marron délavé et marron foncé, vert moyen, bleu moyen et bleu foncé, grisâtre et gris bleuté. Si ce nuancier met en évidence la présence de certaines couleurs, d’autres, comme le blanc, le noir ou encore l’or, en sont totalement absentes. Au regard des deux peintures et de la palette qui en résulte, nous constatons que le rouge orangé et le bleu sont les couleurs dominantes, celles qui ont non seulement un impact visuel, iconographique et vestimentaire de premier plan, mais aussi qui bénéficient d’un traitement pictural particulier. En diversifiant et en enrichissant la gamme des rouges et des oranges, le travail chromatique qui en découle serait révélateur de la place centrale que ce camaïeu de rouges a dans l’image et, au-delà de celle-ci, dans l’atelier où ce manuscrit a été réalisé. En ce milieu du XIe siècle champenois, le rouge demeure toujours une couleur de premier plan, un statut qu’elle occupe depuis l’Antiquité[28]. Les autres couleurs, quant à elles, ont une place secondaire dans ce manuscrit et dans la représentation des personnages. À l’exception du jaunâtre, présent sur les tuniques de saint Jean et de l’ange du Tétramorphe, au folio 4[29], ces couleurs concernent généralement des détails iconographiques, certains nimbes, quelques accessoires et les chaussures de Marie. La nuance naturelle du parchemin semble faire partie de ce groupe de couleurs. En effet, au folio 2 v.[30], on observe que le parchemin lui-même constitue la couleur des chaussures de saint Grégoire, des chemises portées par les personnages et celle des feuilles manuscrites déployées par les moines scribes. Ce parchemin est souvent relevé de jaune pâle, une nuance délavée qui serait la trace d’une couche de lavis préparatoire à la pose d’une autre couleur, probablement du jaune, un reliquat de peinture permettant de rehausser ainsi les éléments “couleur” parchemin.
Aussi bien dans la figuration de saint Grégoire et de ses scribes, au folio 2 v., que dans la mise en scène de la Crucifixion, au folio 4, la couleur est posée soit de manière couvrante (c’est-à-dire qu’elle recouvre toute la surface du parchemin d’une couche plus ou moins épaisse), à l’instar de la tunique bleue de saint Grégoire ou de la robe rouge orangé de Marie[31], soit elle est de façon aquarellée, comme ce jaune délavé de la tunique de saint Jean[32]. Dans le cas de couleurs telles que ce jaune pâle, il est difficile de savoir si cet aspect délavé est un choix volontaire de la part de l’artiste, s’il correspond à l’état d’origine de la couleur, ou bien s’il est le résultat des altérations du temps et des manipulations diverses. Par contre, le cas du rouge ou du rouge orangé, même dans son aspect dilué, ne semble pas être le même que celui du jaune pâle. Une même couleur, comme l’est ce rouge orangé, peut volontairement apparaître délavée, c’est-à-dire sous la forme d’une couche picturale diluée et fine, ou saturée, c’est-à-dire qu’elle se présente comme une couche picturale condensée et plus ou moins épaisse. La question est de comprendre pourquoi cette couleur est posée de manière délavée ou saturée et de savoir si la place, le rôle et les contraintes matérielles et techniques de la couleur dans une image pourraient influencer son degré de saturation.
Penser la couleur
Comprendre les enjeux de la couleur du corps dans un manuscrit comme le Missel de Troyes nous permet de saisir partiellement la manière dont la couleur est perçue au XIe siècle. La façon dont les couleurs sont utilisées dans ce manuscrit pour mettre en lumière un élément de l’image par rapport aux autres, et notamment la figuration du corps, pourrait révéler, même de manière très imparfaite, la façon dont l’artiste approche et conçoit les couleurs[33]. Selon l’historien Michel Pastoureau, au Moyen Âge, la couleur se pense, se définit et se comprend grâce à des contrastes. On dira ainsi d’une couleur qu’elle est claire ou sombre, saturée ou délavée, matte ou lumineuse, propre ou sale, lisse ou rugueuse, etc. Plus que la nuance chromatique, ce seraient davantage les qualités physiques, voire “tactiles”, qui caractérisent une couleur[34]. Ces différents aspects de la couleur ne doivent pas être analysés seuls, mais plutôt interprétés par rapport au contexte chromatique qui les met en scène car la couleur fonctionne toujours en système, que ce soit par rapport aux autres couleurs qui l’entourent ou par rapport à l’ensemble iconographique où elle a été posée. Les couleurs du Missel de Troyes ne font pas exception à cela.
Dans les différentes représentations de personnages de notre Missel, une couleur qui crée un contraste serait une couleur qui, par rapport aux autres, nous apparaîtrait plus dense, plus foncée, ou bien, plus claire et plus délavée. Et l’artiste semble se servir de cette dynamique saturation – désaturation pour construire chromatiquement sa propre image. Une couleur saturée visuellement et physiquement est une couche picturale dense, épaisse. Il est nécessaire de souligner que la saturation des couleurs suppose une certaine approche de l’image en profondeur, voire plutôt en relief. La différence de densité de matière picturale permet de diversifier les nuances d’une même couleur et de créer des contrastes chromatiques. Au folio 4, dans la scène de la Crucifixion, le rouge apparaît plus concentré en matière picturale, plus saturé, et de ce fait plus foncé sur les bordures de la Croix du Christ et des nimbes des personnages alors que ce même rouge est plus délavé, plus clair et tire davantage vers l’orange sur la robe de la Vierge. La concentration de la couleur favorisée par un espace pictural plus restreint (les bordures de la Croix et des nimbes étant des espaces plus réduits que la robe de la Vierge) pourrait expliquer partiellement et techniquement ce jeu de nuances.
Jouer sur la densité plus ou moins importante de la matière colorante n’est pas la seule méthode utilisée par les artistes pour enrichir le nuancier d’une couleur et créer des contrastes chromatiques. La différence de propriété physique de la couleur, à savoir le choix d’un pigment par rapport à un autre pour telle ou telle couleur, permettrait également d’étoffer la palette d’une peinture. Par exemple, le bleu des peintures du Missel de Troyes n’a pas les mêmes propriétés visuelles, voire chimiques, selon qu’il soit porté par saint Grégoire, au folio 2 v., ou bien par la Vierge, au folio 4[35]. Les deux images révèlent la présence de deux bleus différents, un bleu moyen et lumineux et un bleu foncé et mat. De ce fait, on est en droit de se demander si ces deux nuances de bleu composant les peintures du Missel de Troyes ne sont pas issues de deux pigments différents. Cette différence ne serait donc pas seulement une différence visuelle, de la nuance, mais aussi physique, de la matière picturale. Par exemple, aux folios 2 v. et 4, le bleu de la tunique de saint Grégoire et celui du fond de la Croix, un bleu moyen et lumineux, n’est pas le même que celui qui est porté par Marie, un bleu foncé et mat.
L’analyse de pigments réalisée sur un autre manuscrit du XIe siècle par une équipe du C.N.R.S. pourrait venir renforcer, voire confirmer, cette hypothèse de l’usage de deux pigments distincts pour les tons bleus dans le Missel de Troyes. En effet, on a observé cette même association de deux bleus, l’un moyen et lumineux, l’autre foncé et mat, dans le Commentaire in Ézéchiel d’Haymon d’Auxerre, un ouvrage conservé également à la Bibliothèque nationale de France et datant des environs de l’An Mil. Ce manuscrit exécuté à l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre a pu bénéficier d’un examen chromatique en laboratoire, examen mené par la chercheuse Claude Coupry. Concernant notamment les tons bleus, cette étude avait confirmé la présence de deux pigments : l’un d’origine minérale, le lapis-lazuli dont est issu un bleu moyen et lumineux, et l’autre d’origine végétale, l’indigo qui donne un bleu foncé et mat[36]. Dans le Commentaire auxerrois, le premier bleu, d’une nuance moyenne et lumineuse, est porté par le prophète Ézéchiel, aux folios 1 et 1 v., et par saint Germain, patron d’Auxerre, au folio 2[37]. Le second bleu, d’un aspect foncé et mat, est uniquement porté par l’abbé Heldricus dans la scène de la Dédicace, au folio 2[38]. Le choix de deux nuances de bleu, issues de deux pigments différents, sur le vêtement des deux personnages, n’est pas anodin. Il marquerait la volonté d’établir, grâce à la couleur et au pigment qui fait cette couleur, une séparation hiérarchique entre l’abbé d’Auxerre, Heldricus, portant un bleu de facture moins prestigieuse, et son saint patron Germain, revêtant le même bleu que le prophète Ézéchiel[39]. Dans le Missel de Troyes, comme dans le manuscrit auxerrois, le bleu moyen et lumineux, issu probablement du lapis-lazuli, est une couleur extrêmement valorisante. Elle établit un rapprochement chromatique et symbolique entre saint Grégoire et la Croix du Christ, rapprochement qui existe avec la couleur orange. Le choix du pigment, et en l’occurrence ici d’un pigment cher et rare, déterminerait l’emplacement d’une couleur dans l’image et, de ce fait, participerait à la hiérarchisation et à la construction chromatique de celle-ci[40].
La manière dont le nuancier est composé dans le Missel de Troyes, dont chaque couleur est posée et travaillée sur la surface du parchemin, l’usage de nuances délavées et des nuances saturées, l’utilisation de pigments différents en fonction de la place que telle couleur a dans l’image, seraient des indices révélateurs de la façon dont la couleur est pensée au sein de l’atelier où notre Missel a été peint. Au cours de cette recherche sur la couleur du corps, le terme “penser” est employé ici volontairement. Car non seulement il peut appeler à la subjectivité, à l’interprétation personnelle, à l’univers de la perception, voire de l’affectif que chacun d’entre nous porte en lui, mais il nous renvoie aussi à un système chromatique plus large, un système qu’on tente d’approcher, de comprendre et d’interpréter à travers l’analyse au cas par cas de chaque manuscrit. Si pour le XIe siècle il est difficile d’aborder la couleur à travers l’affectif du peintre, grâce à la place qu’elle a dans une image et la manière dont elle est travaillée, on peut toutefois tenter de comprendre la façon dont cette même couleur est perçue dans un même scriptorium, puis reçue et interprétée par ses contemporains.
La peau et ses nuances
Dans les peintures du Missel de Troyes, la mise en couleur de la peau des personnages est le résultat d’un travail délicat de la part de l’artiste, travail de mise en couleur dont l’identification, la définition et l’interprétation se révèlent complexes pour le chercheur. La démarche présentée ici est loin d’être exhaustive et elle manque de travaux d’historiens la concernant. Une thèse de Doctorat précédemment réalisée sous la direction de Michel Pastoureau avait été l’occasion d’une recherche approfondie sur la couleur de la peau puisque l’analyse englobait plus d’une quarantaine de manuscrits[41]. Traiter de la couleur de la peau dans le Missel de Troyes, nous invite à essayer de comprendre et de saisir ce que serait la couleur “naturelle” dans la pensée médiévale, et si cette notion peut avoir une certaine incidence dans la représentation de la peau. Si pour nous, en Occident et à l’époque contemporaine, cette notion de couleur “naturelle” peut sembler évidente à définir et à identifier, cela n’est pas aussi facile à discerner dans l’iconographie médiévale[42]. Dans notre manuscrit, lorsque l’artiste veut mettre en couleur la peau d’un des personnages, cherche-t-il à s’approcher au plus prêt de la “vraie” couleur de la peau humaine ? Dans le contexte médiéval, l’imitation de la “réalité” ne semble pas être une priorité, même si certains traitements techniques et chromatiques observés dans la mise en couleur de la peau pourraient aller dans ce sens. On pense ici aux nuances claires, tendant vers les beiges et les roses, observées dans nombreux manuscrits, notamment ceux d’origine germanique qui révèlent par ailleurs la présence d’un système chromatique extrêmement complexe et subtil. Toutefois, si certaines nuances peuvent être perçues comme proches de la carnation naturelle, le choix de la couleur de la peau semble surtout se faire en fonction du statut symbolique du corps représenté.
Dans le Missel de Troyes, le travail chromatique pour représenter la peau (un travail subtil caractérisé par l’usage de différents degrés de saturation de la couleur) varie d’un personnage à un autre, et cela même à l’intérieur d’une seule image[43]. Ces différents degrés de saturation de la couleur sont-ils le fruit d’un choix délibéré de la part de l’artiste ou bien le résultat des aléas du temps et des manipulations successives ? On a observé dans ce manuscrit quatre degrés de saturation de la couleur. Un premier degré, au folio 4, où la peau est de la couleur du parchemin légèrement rehaussée d’ombres délavées sur le visage et les mains de la Vierge, de saint Jean et des deux figures représentées au-dessus de la Croix[44]. Le visage de la Vierge est ainsi relevé d’ombres bleues délavées sur le front, le menton et le cou, et d’une touche marron délavé sur les joues. Le visage de saint Jean est rehaussé de touches d’un marron délavé sur les joues et le menton. La peau des deux figures au-dessus de la Croix est, quant à elle, relevée de couleur rouge orangé sur le front, les joues, le menton et le cou. Ensuite, un deuxième degré de saturation chromatique, au folio 2 v., où la peau des moines scribes de saint Grégoire est d’un beige délavé[45]. Un troisième degré de saturation, un degré intermédiaire entre la peau des scribes et celle de saint Grégoire, est celui qu’on observe sur la peau du Christ nu et crucifié, au folio 4. Ce dernier a une peau de couleur beige rosâtre délavée. La couche de peinture recouvre le corps nu du Christ de manière inégale, plus saturée sur certaines parties de peau que d’autres. La surface relativement importante à recouvrir (il ne s’agit plus seulement du visage et des mains mais du corps tout entier) pourrait jouer sur le degré de saturation de la couleur, certains espaces plus petits favorisant ainsi la concentration de la couche picturale. Enfin, un quatrième degré de saturation concerne la peau de saint Grégoire, figuré en majesté, au folio 2 v. Une épaisse couche beige rosâtre, posée en aplat et sans aucun rehaut de couleur, a été peinte sur son visage et ses mains. Cette couche est de la même nuance que celle du Christ, d’un beige rosâtre, mais elle est plus dense. La surface recouverte, moins importante, pourrait peut-être expliquer la différence de saturation qui existe entre la peau de saint Grégoire, qui ne concerne que le visage et les mains, et celle du Christ crucifié, correspondant à l’ensemble du corps nu.
Choix délibéré ou non, soumis à l’usure du temps et des hommes, l’utilisation d’une couche de peinture plus ou moins saturée, plus ou moins délavée, dans la mise en couleur de la peau des personnages du Missel de Troyes interroge. Cela pourrait révéler une volonté, de la part de l’artiste, d’établir une séparation visuelle et chromatique entre les différents personnages, entre saint Grégoire en majesté et ses moines scribes d’un côté, le Christ crucifié et la Vierge et saint Jean d’un autre côté. De plus, la figure du saint en majesté, dont la nuance de peau se fait l’écho de celle du Christ, apparaît ici extrêmement valorisée. Le système chromatique ainsi mis en place sur ces deux images ne serait donc pas anodin : grâce à la couleur de la peau, l’artiste met en place une hiérarchie symbolique qui donnerait à saint Grégoire et au Christ, dont la peau est plus saturée que celle des autres figures, la primauté par rapport aux autres personnages et qui placerait le saint réformateur dans la mouvance divine. De ce fait, la surface occupée par la peau dans une image n’est pas neutre et la couleur qui y est posée se fait l’écho d’un certain nombre de problématiques, et parmi ces problématiques celle de définir ce que peut être la couleur “naturelle” serait un exemple.
Le vêtement et sa mise en couleur
Le vêtement et ses couleurs sont omniprésents dans l’image médiévale en général, dans le Missel de Troyes en particulier et la portée symbolique qu’ils véhiculent mérite qu’on s’y attarde un instant. Comme nous l’avons précisé au début de cet article, nous abordons cette étude de manière expérimentale, avec prudence. Le questionnement sur la couleur vestimentaire est central dans notre recherche, mais dans le cadre d’une étude sur la couleur du corps représenté, nous nous sommes rendu compte qu’il était important de ne pas sortir le vêtement de son contexte direct, c’est-à-dire la représentation et la mise en couleur du corps : les couleurs du vêtement et de la peau seraient pensées comme deux éléments inséparables, faisant partie d’un tout, le corps figuré[46]. C’est pourquoi, au regard des images du Missel de Troyes, quand on analyse la couleur du vêtement, on doit surtout penser à la couleur du corps vêtu, la couleur du vêtement n’étant étudiée qu’en fonction de celle du corps représenté.
Dans le Missel de Troyes, la couleur du corps vêtu se construit en fonction des différentes couches textiles qui le composent. De ce fait, elle doit s’analyser à partir d’une lecture en profondeur de l’image, une lecture allant de la couche textile la plus proche du corps à celle qui est la plus extérieure. Le vêtement est ainsi composé de deux ou trois couches textiles : une chemise ou sous tunique comme celle qui est portée par saint Grégoire, une tunique ou robe, un manteau et, pour la Vierge, un voile. Dans les deux peintures de ce manuscrit, aux folios 2 v. et 4[47], dans un souci de visibilité et de compréhension de l’image, le choix de ces couleurs se fait souvent en fonction du contraste chromatique, c’est-à-dire du degré plus ou moins important de saturation et d’éclaircissement, qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Pourrait-on établir une “gradation” de la couleur en fonction de son éloignement progressif de la peau ? Existe-t-il un lien entre la couleur du corps nu et celle du corps vêtu ?
Notre manuscrit présente un travail sur la couleur des vêtements des plus intéressants[48]. Les couleurs sont posées par couches plus ou moins épaisses. Le jeu de saturation exécuté sur le rouge orangé, une couleur qui tend vers le rouge ou vers l’orange selon son degré de saturation, est intéressant à relever. En fonction de la place que cette couleur occupe dans l’image, et notamment sur le vêtement qu’elle colore, son degré de saturation change, allant d’un orange clair, terne et délavé, à un rouge orangé vif, lumineux et saturé. La nuance terne et délavée est posée sur la robe de Marie et le manteau de Jean. La nuance vive et saturée est présente sur le manteau de saint Grégoire, sur les bordures de la Croix du Christ et les nimbes de Marie et de Jean[49]. La saturation plus ou moins importante de la couleur rouge orangé serait non seulement d’ordre spatiale, les bordures de la Croix et les nimbes étant des petites zones propices à un important degré de densité de la couleur, mais elle semble respecter aussi une hiérarchie à la fois matérielle, iconographique et symbolique propre à l’image. Et cette hiérarchie à la fois matérielle et symbolique, semble établir un rapprochement visuel entre les couleurs de l’habit de saint Grégoire et celles du bois de la Croix du Christ, deux éléments iconographiques qui sont placés au centre de l’image. De ce fait, on remarque que le traitement de la couleur n’est pas le même en fonction de la place qu’elle occupe sur le feuillet : les couleurs sont plus denses, plus soutenues au centre de l’image, à l’instar du bleu de la tunique de saint Grégoire et du bois de la Croix, et plus délavées sur les parties périphériques. La couleur participe ainsi à la construction iconographique et plastique de la scène.
J’ai évoqué précédemment la manière dont le Missel de Troyes révélerait l’existence de deux bleus différents, probablement issus de deux pigments, le lapis-lazuli pour un bleu moyen et lumineux, et l’indigo pour un bleu foncé et mat. Au regard des différents vêtements bleus du manuscrit, aux folios 2 v. et 4, comme la tunique de saint Grégoire, l’habit monastique de l’un des scribes et le manteau bleu de Marie, on constate que ces deux bleus vestimentaires n’occupent pas la même place dans l’image et, de ce fait, ne semblent pas avoir le même statut chromatique, symbolique et iconographique. Le bleu de la tunique de saint Grégoire et du nimbe de la Vierge, un bleu moyen et lumineux, est le même que celui que l’on retrouve sur d’autres éléments de la scène, comme la couronne votive au-dessus du saint en majesté ou le bois de la Croix. Ce bleu moyen n’est pas le même que celui du manteau porté par Marie, un bleu foncé et mat. Un bleu sombre qu’on observe d’ailleurs pour la couleur du fond de trois médaillons du Tétramorphe peints autour de la Croix, ainsi que pour le fond sur lequel est représenté saint Jean. Le bleu lumineux établirait alors un rapprochement chromatique et symbolique entre saint Grégoire et la Croix du Christ, rapprochement qu’on a observé précédemment avec la couleur rouge orangé.
Comme pour les nuances rouges et orangées, on observe une disposition hiérarchique de la couleur bleue dans l’image. À l’intérieur de cette hiérarchie des couleurs et placés tout en haut de l’échelle symbolique, le vêtement de saint Grégoire, la couronne votive et le bois de la Croix paraissent plus valorisés que le vêtement de Marie et celui de saint Jean. Le choix d’un pigment de meilleure qualité se ferait l’écho d’une hiérarchie à la fois spatiale et symbolique bien précise, une hiérarchie où la figure de saint Grégoire, grâce à la couleur du bois de la Croix, rappelle la figure du Christ et serait placée presque au même niveau qu’elle. Le bleu, comme le rouge orangé, participent à une construction iconographique centrée autour du saint réformateur d’un côté, du Christ crucifié d’un autre côté.
Pour saisir tout le message de l’image dans notre manuscrit champenois, il est important de relever que le personnage identifié comme étant saint Grégoire ne porte pas les mêmes couleurs vestimentaires que le Christ crucifié. Et en cela, l’artiste semble avoir pris grand soin à souligner la singularité de Jésus dans la mise en scène de la Crucifixion. En effet, dans ce manuscrit, le Christ est le seul personnage à porter du vert, un périzonium[50] d’un vert moyen, mat et saturé[51]. Il est intéressant de souligner que ce vert vestimentaire et christique semble apparemment échapper à la hiérarchisation chromatique et spatiale évoquée précédemment. Le vert, en se plaçant au-delà du classement des couleurs du Missel, met en valeur la particularité de la figure du Crucifié : Jésus est un personnage à part dont le corps ainsi mis en lumière et dévêtu ne fait que souligner avec force l’incarnation du Christ. Et cela est d’autant plus frappant que dans le manuscrit, ce vert vestimentaire est unique. Ailleurs, il est timide et n’apparaît que sur certains éléments iconographiques, comme les ombres des rideaux, la bordure du nimbe de saint Grégoire, le support où sont posés ses pieds, la bordure de l’un des médaillons du Tétramorphe ou encore le motif végétal et géométrique du premier feuillet, au folio 2 v[52]. À l’exception du vêtement du Christ, qui donne au vert une place spatialement centrale et symboliquement valorisée, le vert est une couleur secondaire, marginale. Il est à la fois une couleur périphérique et ornementale ainsi que la couleur du milieu, christique, divine. Cette ambivalence spatiale et symbolique de la couleur verte semble créer une tension dans l’image. Le fait que le vert de l’habit christique soit le seul vert vestimentaire permettrait à cette couleur d’acquérir toute sa portée symbolique. La couleur, parce qu’exceptionnelle, met en lumière celui qui la porte.
Pourquoi le Christ revêt du vert dans une scène de Crucifixion ? Le choix du vert pose question non seulement par la rareté de cette couleur dans l’image, mais aussi par la symbolique ambivalente qu’elle semble véhiculer[53]. Se plaçant ainsi en dehors de la double dynamique de saturation du rouge orangé et pigmentaire du bleu, le vert vestimentaire mettrait en lumière la figure du Christ et il permettrait de créer une tension visuelle entre ce dernier et les autres personnages peints du manuscrit. L’homme sur la Croix a les yeux grands ouverts, c’est un homme vivant, celui qui annonce la gloire de la Résurrection. L’image du Christ crucifié, vêtu de vert et dénudé, est ainsi extrêmement complexe. Entretenant un rapport étroit avec la nudité partielle du Christ, le vert semble ici se faire l’écho de l’ambivalence du crucifié, dont le corps est à la fois glorieux, vivant et souffrant[54]. Par le vert, le Christ est mis à l’écart, il est exclu : le Christ ainsi dénudé et vêtu de vert est un homme crucifié, un serviteur souffrant, dont le corps, marqué dans sa chair par les stigmates de la Passion, est l’une des représentations les plus fortes de l’incarnation du Christ, de Dieu fait homme.
Existe-t-il un lien entre la couleur du vêtement et le degré de proximité que ce vêtement a avec la peau du personnage représenté ? La couleur s’inscrit-elle dans une “architecture” vestimentaire, allant du plus intime au plus visible, du plus clair et délavé au plus sombre et saturé ? Dans le Missel de Troyes, à l’exception de celui du Christ dénudé sur la Croix, le vêtement des personnages est principalement composé de deux ou trois couches textiles, généralement d’un manteau, d’une tunique ou robe, et d’une tunique du dessous ou chemise. Et dans un souci de visibilité, ces deux couches textiles ne sont pas de la même couleur. Ainsi, au folio 2 v., saint Grégoire est vêtu d’une tunique d’un bleu saturé et d’un manteau rouge orangé rehaussé de reflets clairs, couleur parchemin. Ses scribes revêtent chacun une chemise dont on ne perçoit que les bas des manches de la couleur claire du parchemin, et une coule de couleur saturée, marron et bleu. Sous l’habit monastique du scribe de gauche, on peut également remarquer le bas d’une tunique vert saturé. Au folio 4, la Vierge est vêtue d’une robe d’un rouge orangé plus ou moins saturé et d’un manteau bleu foncé, alors que saint Jean porte une tunique jaunâtre et un manteau rouge orangé.
Le choix des couleurs respecterait ici une dynamique architecturale en épaisseur, allant de la peau de couleur claire, au vêtement le plus intime : la chemise, de couleur parchemin et se rapprochant de la nuance de la peau ; au vêtement le plus extérieur : le manteau, d’une nuance toujours saturée, rouge orangé, bleu moyen ou bleu foncé, en passant quelque fois par un habit intermédiaire, une tunique du dessous, d’un vert saturé. La couleur suit ainsi un mouvement graduel, du plus clair, délavé et plus intime, au plus foncé, saturé et plus loin du corps. Cette gradation chromatique et vestimentaire de la couleur du corps, du plus délavé au plus saturé, semble être une constante dans l’iconographie médiévale. À ce sujet, un magnifique portrait pontifical représenté dans un manuscrit contemporain au nôtre et conservé à la Bibliothèque nationale de France : le Lettres de Grégoire le Grand[55] est parmi les exemples les plus aboutis que nous avons observé pour la période qui nous concerne. Le manuscrit, provenant de l’abbaye de Saint-Amand dans le diocèse de Tournai et datant du troisième quart du XIIe siècle, comporte tout au début, au folio 1 v., une peinture à pleine page, un portrait de saint Grégoire, vêtu en habits pontificaux. Les importantes dimensions du livre ainsi que le parfait état de conservation de l’image lui donnent un caractère exceptionnel[56]. Il est rare de trouver, dans les manuscrits de cette période, des images aussi grandes et aussi bien conservées. Les couleurs sont très bien préservées et, surtout, on note une gradation, par couches superposées, de la couleur du vêtement. La peau du personnage est de couleur blanche rehaussée d’ombres beiges et verdâtres. Le vêtement le plus près du corps, totalement blanc, est le plus clair et le plus simple. Le vêtement intermédiaire est bleu clair et délicatement orné d’un motif géométrique. Enfin, le vêtement extérieur, celui qui est le plus loin de la peau, est d’un rouge orangé saturé, richement décoré. La couleur du personnage se baserait ainsi sur une subtile superposition des couleurs, allant du “degré un” de la couleur, celle de la peau (le degré “zéro” de la couleur étant la nuance naturelle du parchemin), jusqu’à un “cinquième degré”, celui du manteau ecclésiastique. La mise en couleur du corps participerait de cette volonté du peintre de mettre en valeur ce portrait pontifical.
Jeu de couleurs…
Au cours du paragraphe précédent, nous avons essayé de mettre en lumière la manière dont le choix de certaines nuances de couleurs se fait l’écho d’enjeux d’ordre iconographique et formel : telle ou telle couleur est posée au centre de l’image, telle autre a un rôle plutôt marginal, enjeux dédoublés de questionnements d’ordre hiérarchique et symbolique. La couleur établit des rapprochements (ou éloignements) visuels et, donc, symboliques, entre deux personnages. C’est ce que nous nommons le “jeu chromatique”. Par la notion de “jeu”, nous souhaitons non seulement mettre l’accent sur l’idée de dynamique, de mouvement et de variation que peut avoir la couleur dans une image, mais aussi souligner le caractère didactique de la couleur. À travers des jeux de symétries, de parallélisme, de rappels et d’oppositions, la couleur permet ainsi de structurer et de rythmer une scène en créant des échos et des oppositions entre les différents personnages. L’objectif serait d’établir des contrastes chromatiques et des tensions visuelles, positives ou négatives, entre les différents éléments iconographiques. Ce procédé permet, quelque fois, de faire davantage ressortir un élément et de mieux saisir et comprendre l’intensité picturale, voire presque dramatique, d’une scène.
À ce sujet, sur la partie inférieure du folio 2 v.[57], la mise en scène chromatique du scriptorium est éloquente. Ce jeu de couleurs est l’un des plus intéressants que nous avons pu observer dans notre recherche. Et pourtant, il est totalement marginal. C’est à peine si on le remarque tant la figuration de saint Grégoire, par sa place dans le feuillet, ses dimensions et sa mise en couleur, attire le regard. Il est disposé dans la petite scène du registre inférieur. Deux moines scribes y sont figurés, assis face à face, de part et d’autre d’une table. Chaque personnage est en train d’exécuter une tache d’écriture. Celui de gauche est vêtu d’une coule marron et ses cheveux sont bleus, tandis que celui de droite porte une coule bleue et des cheveux marron. À noter que le bleu vestimentaire et capillaire des deux personnages se fait non seulement l’écho du bleu porté par le saint pontife, mais qu’il servirait aussi à renforcer les considérations purement formelles de la mise en couleur de cette scène. Ici, les cheveux bleus et le vêtement marron d’un des moines font écho aux cheveux marron et au vêtement bleu de son compagnon. La couleur bleue des cheveux du moine, aussi surprenante puisse-t-elle nous paraître, suit ainsi un schéma formel, propre à la construction interne de la scène. Ces couleurs participeraient non seulement à la structure chromatique de l’image, mais elles viendraient aussi renforcer la structure formelle de la scène. Le chiasme de couleurs rappelle significativement les lignes diagonales qui construisent l’image, des lignes concrétisées par la disposition en croix des rouleaux et les feuillets de parchemin et la manière dont est dessiné le pupitre central, comme s’il était bancal et pouvait basculer sous le poids des rouleaux. D’ailleurs, ceux-ci semblent être sur le point de tomber. Cette étrange disposition en diagonale des éléments dans l’image, accompagnée d’un jeu de chiasme chromatique, mettrait en lumière une idée de désordre, un désordre qui pourrait traduire la frénésie du travail des moines au sein de ce scriptorium. Cette construction en chiasme, en “symétrie inversée”, souligne non seulement le travail d’écriture, et l’importance du texte qui en résulte, mais elle met également l’accent, de par la présence des scribes qui sont deux, de manière purement conventionnelle sur la fonction “écriture” du saint figuré en majesté.
Un bilan provisoire…
Notre Missel, composé de deux grandes peintures placées au début du manuscrit, est caractérisé par un nuancier réduit où les couleurs sont posées par couches plus ou moins épaisses et saturées. Le degré de saturation des différentes nuances est ce qui caractérise le plus la mise en couleur du Missel de Troyes. Dans une gamme de couleurs relativement réduite, jouer sur la richesse des nuances et des degrés de saturation, par la présence plus ou moins forte et plus ou moins condensée de la matière picturale, est un moyen efficace pour diversifier la palette et construire chromatiquement une image[58]. L’idée de saturation d’une part, de clair et de foncé d’autre part, présente dans les peintures du Missel de Troyes, pourrait aider à comprendre comment est pensée et perçue la couleur dans la sensibilité médiévale[59]. On a observé comment dans l’image, ces différentes données chromatiques, saturé – délavé et clair – foncé, sous-entendaient une lecture en profondeur de l’image et aussi comment elles pouvaient se recouper[60]. De ce fait, La couleur du corps s’inscrit dans une “architecture” graduelle qui irait du plus intime, clair et délavé, au plus extérieur et visible, sombre et saturé.
La place de la couleur dans l’image, notamment concernant les nuances rouges et bleues, n’est pas anodine. Les rouges se déclinent en deux tons : une nuance mate, plus ou moins délavée selon l’endroit où elle est posée, et une nuance vive, lumineuse et saturée. La couleur bleue comporte également deux nuances, un bleu moyen lumineux, et un bleu foncé mat. Pourtant, ces deux bleus ne seraient pas issus d’une plus ou moins importante saturation de la couleur, mais ils proviendraient de deux pigments, le lapis-lazuli et l’indigo. Par l’usage de nuances différentes d’une même couleur en fonction de l’emplacement dans l’image, l’artiste hiérarchise l’espace pictural et chromatique. On a relevé également, non sans surprise, un vert vestimentaire exclusivement porté par le Christ crucifié. Ce vert, moyen et saturé, est non seulement rare dans ce manuscrit, mais aussi porteur d’une symbolique ambivalente. L’image du Christ crucifié, vêtu de vert et dénudé, est complexe. Elle annonce la Résurrection à venir mais elle est aussi l’emblème le plus représentatif de l’homme souffrant et de l’incarnation, de Dieu fait homme. Enfin, on a remarqué que la mise en couleur de la peau, dictée par un système de saturation de couches picturales, change en fonction des personnages. La peau plus ou moins délavée est-elle un choix de la part de l’artiste ? Ne s’est-elle pas plutôt altérée avec le temps ? Si c’est le cas, alors le choix d’un pigment de bonne ou de moins bonne qualité aurait été déterminant dans la mise en couleur de la peau des personnages.
Cette présentation des couleurs du corps du Missel de Troyes et le bilan qui en résulte sont loin d’être exhaustifs. De ce fait, nous n’avons pu que laisser apparaître un petit aperçu des nombreuses problématiques qui nourrissent notre recherche. La manière de voir et de percevoir la couleur, que ce soit du côté de l’artiste et de l’atelier d’origine du manuscrit, que du côté du destinataire et du public visé, est tout sauf universelle. Le regard de l’historien, notre regard à nous, n’échappe pas à ce relativisme. Toutefois, le bilan, certes provisoire, prouverait que la couleur a toute sa place dans l’iconographie d’un manuscrit et, surtout, qu’elle a un rôle de premier plan dans la représentation du corps. Le corps nu et vêtu a besoin de la couleur pour mieux se faire comprendre. Et cette dernière a trouvé dans la représentation du corps un espace privilégié pour s’exprimer et mettre en lumière toute la richesse qu’elle véhicule.
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Annexes
Tableau 1 :
Nuancier du Missel de Troyes : gamme de couleurs
Tableau 2 :
Correspondances des couleurs avec les différentes parties du corps
BIBLIOGRAPHIE
– Thèse de Doctorat (en cours de publication) : Marie CLAUTEAUX, Les couleurs du corps. Étude des rapports entre la couleur et le corps nu et vêtu dans le manuscrit enluminé (Xe-XIIe siècle), sous la direction de Michel PASTOUREAU, École Pratique des Hautes Études (E.P.H.E.), Paris, 21 Décembre 2012.
– Claude Coupry, “Étude des pigments : Manuscrit, Paris, B.N.F., Latin 12302”, in Dominique IOGNA-PRAT, Colette JEUDY et Guy LOBRICHON (dirs.), L’École carolingienne d’Auxerre : de Murethach à Rémi (830-908), Paris, Éditions Beauchesne, 1991, pp ; 119-124.
– Michel PASTOUREAU, “Voir les couleurs au XIIe siècle”, in Micrologus : Natura, scienze e societa medievali, 6, 1998, pp. 147-165.
– Michel PASTOUREAU, Figures et Couleurs : étude sur la symbolique et sensibilité médiévales, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, 1986.
– Michel PASTOUREAU, Couleurs, Images, Symboles : Études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, 1989.
– Michel PASTOUREAU, “Couleur verte et sensibilité médiévale : de l’héraldique à l’alchimie et retour”, in Alchimie : art, histoire et mythes, Actes du 1er colloque international de la Société d’Études de l’Histoire de l’Alchimie (Paris, Collège de France, 14, 15 et 16 mars 1991), Paris, 1995.
– Michel PASTOUREAU, Vert : Histoire d’une couleur, Éditions du Seuil, Paris, 2013.
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[1] Missel de Troyes, Paris, B.n.F, Latin 818. Parchemin, 256 feuillets, 32,5 x 23 cm. Lire les notices lui correspondant : Catalogue général des manuscrits, Tome 1 (n° 1-1438), Paris, Bibliothèque nationale, 1939. Léopold DELISLE, Sacramentaires, pp. 296-299. Dom André WILMART, « Le vrai pontifical de Prudence, évêque de Troyes », in Revue bénédictine, 1922, pp. 282-293.
[2] On peut renvoyer à ces deux ouvrages : Michel PASTOUREAU, Figures et Couleurs : étude sur la symbolique et sensibilité médiévales, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, 1986. Michel PASTOUREAU, Couleurs, Images, Symboles : Études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, 1989. Et à cet article : Michel PASTOUREAU, “Voir les couleurs au XIIe siècle”, in Micrologus : Natura, scienze e societa medievali, 6, 1998, pp. 147-165.
[3] Lire Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Éditions du Seuil, p. 115.
[4] On pense ici à l’excellent commentaire consacré au Beatus de Ferdinand Ier et de Doña Sancha dans le livre sur les Beatus de Joaquín Yarza Luaces (Lire Joaquín Yarza Luaces, Beato de Liébana : Manuscritos iluminados, Barcelona, M. Moleiro Editor, 2005, pp. 158-160). Lire également le chapitre consacré à la perception des couleurs au Moyen Âge dans le livre de Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, pp. 113-116.
[5] On pense ici aux excellents travaux sur l’image de Jean-Claude Schmitt et de Jérôme Baschet, par exemple : Jérôme BASCHET, Jean-Claude SCHMITT, Images : fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Actes du 6e Colloque international « Worshop on medieval societies », Erice, Sicile, 17-23 Octobre 1992, Paris, Éditions du Léopard d’Or, 1996. Jérôme BASCHET, “Introduction : l’image objet”, in L’image : Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Paris, Cahiers du Léopard d’Or, 1996, pp. 7-26. Ainsi qu’aux deux ouvrages très utiles de François Garnier : François GARNIER, Le langage de l’image au Moyen Âge : Signification et Symbolique, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, Tome I, 1982. François GARNIER, Le langage de l’image au Moyen Âge : Grammaire des gestes, Paris, Éditions Le Léopard d’Or, Tome II, 1989.
[6] À titre d’exemple : Jacques LE GOFF, Nicolas TRUONG, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Éditions Du Seuil, 2003. SCHMITT Jean-Claude, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Éditions Gallimard, 2001.
[7] En plus des travaux sur l’histoire et la symbolique des couleurs de Michel Pastoureau, on tiendra à signaler les Actes du Colloque Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen Âge : Teinture, peinture, enluminure, études historiques et physico-chimiques, Colloque International du C.N.R.S., Institut de Recherche de l’Histoire des Textes, Centre de recherche sur la conservation des documents graphiques, équipe du C.N.R.S. d’étude des pigments, histoire et archéologie, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1990, et tout particulièrement les travaux de Patricia STIRNEMANN et Marie-Thérèse GOUSSET, « Indications de couleur dans les manuscrits médiévaux », pp. 189-198.
[8] De ce fait, la manière dont est construite cette recherche, et cet article qui en résulte, tente d’approcher la couleur à partir de plusieurs prismes d’interprétation, que ce soit la couleur seule par rapport au nuancier du manuscrit, la couleur par rapport à la représentation du corps nu, tout particulièrement la peau, ou encore la couleur par rapport au vêtement des personnages. Ces questionnements ont fait l’objet d’une thèse de Doctorat qui sera bientôt publiée aux Éditions du Léopard d’Or : Marie CLAUTEAUX, Les couleurs du corps. Étude des rapports entre la couleur et le corps nu et vêtu dans le manuscrit enluminé (Xe-XIIe siècle), sous la direction de Michel PASTOUREAU, École Pratique des Hautes Études (E.P.H.E.), Paris, 21 Décembre 2012.
[9] Tous ces questionnements sont présentés dans l’ouvrage de Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, pp. 113-114.
[10] Ibidem., pp. 117-118.
[11] Selon Michel Pastoureau, « une couleur ne vient jamais seule ; elle ne prend son sens, elle ne “fonctionne” pleinement, du point de vue social, artistique et symbolique, que pour autant qu’elle est associée ou opposée à une ou plusieurs autres couleurs. Par là même il est impossible de l’envisager isolement. » (Lire Michel PASTOUREAU, Vert. Histoire d’une couleur, Éditions du Seuil, Paris, Octobre 2013, p. 7).
[12] Certaines récentes notices concernant ce manuscrit lui donnent une datation plus large, allant de 1001 à 1100. (Voir ainsi la notice qui lui est consacrée dans le catalogue en ligne Gallica de la Bibliothèque nationale de France dont voici le lien internet : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8432307f).
[13] Dans l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, la messe solennelle ou publique est la règle, la messe basse ou privée l’exception. La messe publique est alors un spectacle : l’action sacrée se déroule au milieu des prières, des lectures et des chants. Autour du célébrant évoluent plusieurs personnages : diacre, sous-diacre, acolyte, schola. Chacun remplit une fonction déterminée dans le drame liturgique. Plusieurs possèdent un livre spécial : la fonction est rattachée à un manuscrit, celui du célébrant est le sacramentaire (le livre des sacrements), celui du diacre l’évangéliaire, celui du sous-diacre l’épistolaire, celui de la schola le graduel. Mais le sacramentaire ne renferme pas tous les éléments de la liturgie eucharistique : les lectures (épître ou évangiles) et les chants sont exclus. Les premières sont dans l’évangéliaire du diacre et l’épistolaire du sous-diacre, les seconds sont dans le graduel du schola. Le sacramentaire est parfaitement adapté à la messe solennelle, mais insuffisant pour la messe basse ou privée. Dans la messe privée, le célébrant cumule toutes les fonctions. Il faut donc un livre qui contienne non seulement les oraisons, la préface et le canon, mais aussi les lectures et le texte des morceaux de chant. Le besoin crée l’objet. Et cet objet est le missel. Celui-ci apparaît au fur et à mesure que l’usage de la messe privée se généralise. Très rare dans l’Antiquité, limitée à de rares exceptions, la messe basse se généralise au Moyen Age jusqu’à prendre une place prépondérante. L’ancien sacramentaire, trop grand et trop solennel, se transforme et évolue vers le missel. Cette transition est progressive. Dans les manuscrits des Xe et XIe siècles on assiste aux premiers essais, on aperçoit des tâtonnements. (Lire à ce sujet : Victor LEROQUAIS, Les sacramentaires et les missels manuscrits des bibliothèques publiques de France, Tome 1, Paris, 1924, p. 154. Catalogue général des manuscrits, Tome 1 (n° 1-1438), Paris, Bibliothèque Nationale, 1939, p. 285. Léopold DELISLE, Sacramentaires, pp. 296-299. Dom André WILMART, « Le vrai pontifical de Prudence, évêque de Troyes », in Revue bénédictine, 1922, pp. 282-293).
[14] Jacques de Sainte-Beuve (1613-1677) fut professeur de Théologie à la Sorbonne.
[15] L’Abbé Louis de Targny (1659-1737), Docteur de la Sorbonne, entre à la Bibliothèque du roi en 1691 et en est le commis de 1712 à 1720, chargé du département des Imprimés (1720-1726) et des Manuscrits (1726-1737).
[16] Le personnage en question est référencé par la banque d’images de la Bibliothèque nationale de France, Mandragore, comme étant saint Grégoire. De plus, l’image est peinte à proximité d’une rubrique mentionnant le nom du pape Grégoire : « incipit liber sacramentorum a sancto gregorio papa romano editus qualiter missa romana caelebratur. » Pourtant, selon l’abbé Victor Leroquais, le saint Grégoire en question serait plutôt un Christ enseignant. (Lire à ce sujet : Victor LEROQUAIS, Les sacramentaires et les missels manuscrits…, Tome 1 p. 154).
[17] Voir en annexe après la conclusion : Figure 1 : Folio 2 v., Saint Grégoire et ses scribes (© Photo Marianne BESSEYRE).
[18] Voir les couronnes votives du Musée de Cluny provenant du trésor wisigothique de Guarrazar (VIIe siècle). Suspendues au-dessus de l’autel, ces couronnes n’étaient pas portées. Elles étaient des objets donnés en offrande aux églises par les princes en témoignage de leur soumission à la hiérarchie ecclésiale, au pouvoir spirituel.
[19] Voir Paris, B.n.F, Latin 2287, Grégoire le Grand, Lettres, folio 1 v. Les sandales épiscopales, ou sandales pontificales lorsqu’elles sont portées par le pape, sont chaussées par les évêques lors des célébrations liturgiques. La forme des sandales épiscopales est plus proche de celle des mocassins que des vraies sandales. Elles se portent au dessus des bas liturgiques. Les sandales et les bas appartiennent aux vêtements liturgiques depuis le Ve ou VIe siècle. Au départ, les sandales sont appelées “campagi” et les bas “udones”. Ces chaussures reçoivent le nom de “sandales” probablement au cours des VIIIe et IXe siècles. Elles sont alors faites de cuir noir et les bas, probablement de lin blanc. À cette époque, les sandales ne sont nullement réservées aux évêques.
[20] La représentation d’un scriptorium dans l’image médiévale n’est pas courante. Jusqu’au XIe siècle, la copie des manuscrits se fait essentiellement dans les scriptoria monastiques. Les moines copistes travaillent en équipe et ils sont encadrés par des chefs d’atelier. Des échanges, des prêts entre abbayes ou des achats fournissent les modèles indispensables à la copie des livres, à la constitution des bibliothèques monastiques, à la conservation, à la pérennité et à la transmission du savoir.
[21] Voir en annexe après la conclusion : Figure 2 : Folio 4, Crucifixion (© Photo Marianne BESSEYRE).
[22] Le Tétramorphe, ou les “Quatre Vivants” ou les “quatre êtres vivants”, est la représentation des quatre animaux ailés tirant le char de la vision d’Ézéchiel (Ez. 1, 1-14). On les retrouve aussi dans plusieurs civilisations de l’Antiquité, dont l’égyptienne et la babylonienne. Ce sont les Pères de l’Église qui en ont fait le symbole des quatre Évangiles : le lion ailé désignant ainsi saint Marc, le taureau ailé saint Luc, l’aigle saint Jean et l’ange saint Mathieu. (Lire à ce sujet : Michel Fromaget, Le Symbolisme des quatre Vivants ; Ézéchiel, saint Jean et la tradition, Éditions du Félin, 1992. Encyclopédie catholique Théo, Éditions Droguet-Ardant/Fayard, Paris, 1992. Et Philippe PÉNEAUD, Les Quatre Vivants, Éditions de l’Harmattan, Paris, 2007).
[23] Omniprésent dans l’iconographie médiévale, il est intéressant de rappeler que l’art paléochrétien semble avoir évité de représenter le Christ crucifié, les premières figurations n’apparaissant qu’au Ve siècle (comme celle de la porte en bois de l’église Sainte-Sabine, à Rome, vers 430). Le Christ apparaît sous les traits du “Prince de la vie”, avec les attributs de celui qui triomphe : les yeux ouverts, non point pendu de la croix mais debout contre elle, une couronne royale sur la tête. Le Christ mort, les yeux fermés, commence peu à peu à être représenté en France du Nord à partir du XIe et XIIe siècles (voir un vitrail de la cathédrale de Chartres). (Lire à ce sujet : Hans BIEDERMANN, Le Crucifix, des origines au Concile de Trente, Nantes, 1969. Jean-Marie TÉZÉ, Théophanies du Christ, Éditions Desclée, Paris, 1988, p. 182).
[24] Voir Paris, B.n.F, Latin 11550, Psautier hymnaire de Saint-Germain-des-Prés, folio 6.
[25] Le nuancier du Missel de Troyes, composé de treize nuances, est peu de chose quand on pense à la richesse chromatique et aux 57 nuances que j’avais relevées dans l’Évangéliaire d’Otton III (manuscrit d’origine germanique et datant de la toute fin du Xe siècle et dont la gamme chromatique est caractérisée par la variété des teintes, le jeu des camaïeux et le parfait état de préservation et de saturation des couleurs).
[26] Mettre en place un nuancier pour chaque document étudié fait partie des étapes essentielles de cette recherche sur la couleur. Il est néanmoins important de souligner que, si percevoir la couleur et ensuite l’identifier est un travail difficile et relatif, notamment à cause des problèmes de conservation, d’accessibilité et d’éclairage des peintures, nommer cette même couleur pour qu’elle puisse figurer dans le nuancier l’est tout autant. Pour que l’attribution d’un nom aux différentes nuances relevées dans chacun des manuscrits puisse être accessible et compréhensible, on a privilégié l’emploi d’un vocabulaire simple et basique, dont l’énumération peut s’avérer fastidieuse mais sans lequel ces palettes seraient illisibles.
[27] Voir en annexe après la conclusion : Tableau 1 : Nuancier du Missel de Troyes : gamme de couleurs.
[28] Avec les nuances de noir et de blanc, voire peut-être aussi de vert, le rouge fait partie de la palette des premières peintures pariétales de la préhistoire. La couleur entretient avec le textile des liens étroits. Dans l’Antiquité, teindre une étoffe, c’est surtout la teindre d’une couleur dans les nuances de rouge. Selon Michel Pastoureau, « l’univers du tissu est celui qui mêle le plus étroitement les problèmes matériels, techniques, économiques, sociaux, idéologiques, esthétiques et symboliques » avec la couleur. (Lire Michel PASTOUREAU, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 14).
[29] Voir en annexe après la conclusion : Figure 2 : Folio 4, Crucifixion (© Photo Marianne BESSEYRE).
[30] Voir en annexe après la conclusion : Figure 1 : Folio 2 v., Saint Grégoire et ses scribes (© Photo Marianne BESSEYRE).
[31] Voir en annexe après la conclusion : Figure 1 : Folio 2 v., Saint Grégoire et ses scribes (© Photo Marianne BESSEYRE).
[32] Voir en annexe après la conclusion : Figure 2 : Folio 4, Crucifixion (© Photo Marianne BESSEYRE).
[33] Ces questionnements avaient fait l’objet d’une thèse de Doctorat qui sera bientôt publiée aux Éditions du Léopard d’Or : Marie CLAUTEAUX, Les couleurs du corps...
[34] Par exemple, pour l’œil médiéval, un bleu dense est perçu comme étant plus proche d’un rouge lui aussi dense que d’un bleu pâle et délavé. (Lire à ce sujet : Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, pp. 113-133). Sur le vêtement bleu, on peut renvoyer à un manuscrit conservé à Rome, le Lectionnaire du Mont-Cassin, manuscrit réalisé entre 1058 et 1086 en l’abbaye du Mont-Cassin, en Italie du Sud (Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ms. Cod. lat. 1202). Au folio 72, dans la scène du Repentir du Goth Zalla devant saint Benoît, le manteau du noble et le vêtement du moine sont de la même couleur, un bleu dense et lumineux. Entre les deux, un serviteur porte une tunique d’un bleu grisâtre clair et délavé. L’indigent, serviteur, esclave ou captif, se distingue du noble et du moine par le faible degré de saturation de la couleur du vêtement qu’il porte. Ce procédé, non seulement met en valeur le statut social du moine et du noble repenti, mais surtout exclut socialement l’indigent.
[35] Voir respectivement Figure 1 et Figure 2 (© Photos Marianne BESSEYRE).
[36] Lire à ce sujet l’excellent article de Claude Coupry, « Étude des pigments : Manuscrit, Paris, B.n.F., Latin 12302 », in Dominique IOGNA-PRAT, Colette JEUDY et Guy LOBRICHON (dirs.), L’École carolingienne d’Auxerre : de Murethach à Rémi (830-908), Paris, Éditions Beauchesne, 1991, pp ; 119-124. Je renvoie aussi aux différentes études et notices concernant le manuscrit bourguignon : Patricia STIRNEMANN, « L’illustration du Commentaire d’Haymon sur Ézéchiel, Paris, B.n.F., Latin 12302 », in Dominique IOGNA-PRAT, Colette JEUDY et Guy LOBRICHON (dirs.), L’École carolingienne d’Auxerre : de Murethach à Rémi (830-908), Paris, Éditions Beauchesne, 1991, pp. 93-117. Marianne BESSEYRE, « Haymon d’Auxerre, Commentaire sur Ezéchiel », notice n° 9 du catalogue de l’exposition La France romane au temps des premiers capétiens (987-1152), Paris, Éditions Hazan et Musée du Louvre, mars 2005, p. 60.
[37] Le premier bleu, d’une nuance moyenne, proviendrait d’un pigment minéral, importé d’Asie, rare et encore cher en ce tout début du XIe siècle, le lapis-lazuli. Le lapis-lazuli exige une longue et délicate préparation et il peut être posé sur une large surface de parchemin. Ce pigment minéral est extrait d’une pierre semi-précieuse, le lapis-lazuli. Son gisement, en Afghanistan est déjà exploité à l’époque médiévale. Son exploitation dans le Nord de l’actuel Afghanistan, au Badakhshan, remonte à l’époque babylonienne. Broyé en fine poudre, le lapis-lazuli a longtemps servi de pigment pour la peinture murale et manuscrite. Le pigment outremer provient du lapis-lazuli et on le retrouve dans les manuscrits de l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre (dès le XIe siècle comme en témoigne le Commentaire sur Ézéchiel d’Haymon d’Auxerre) et de l’abbaye de Fécamp. Le lapis-lazuli était un produit cher, parfois même plus coûteux que l’or à certaines périodes, (Sur l’analyse des pigments des manuscrits, et particulièrement sur le pigment du bleu, je renvoie aux travaux de Claude COUPRY et Marie-Thérèse GOUSSET, « Les manuscrits médiévaux vus par laser », in La Recherche, n° 205, Décembre 1988, volume 19, pp. 1524-1526. Claude COUPRY, « À la recherche des pigments », in Medieval Colours, between beauty and meaning, Revista de História da Arte, n° 1, Lisbonne, 2011).
[38] Le second bleu, quant à lui, d’une nuance foncée, résulterait d’un ou deux pigments végétaux, du noir de carbone posé sur de l’indigo, deux pigments moins chers, d’origine française. L’indigo est un produit naturel en ce début du XIe siècle. C’est un colorant bleu, généralement utilisé par les teinturiers. Il provient des plantes diverses, dont le pastel qui pousse en France (le pastel, ainsi nommé au sud de la France, s’appelle guède dans le Nord). (Lire Claude COUPRY, « À la recherche des pigments », Ibidem).
[39] Qu’un des manuscrits ait bénéficié d’une analyse de pigments en laboratoire est un cas exceptionnel, presque providentiel. Cela peut pourtant servir de base comme point de comparaison empirique et visuelle avec d’autres manuscrits. Ainsi, là où on a observé la présence de ce bleu moyen et saturé, d’une texture parfois granuleuse et d’un aspect plus ou moins lumineux selon l’état général de conservation des images, on a supposé l’usage du pigment lapis-lazuli. L’usage d’un pigment de bonne qualité expliquerait non seulement pourquoi le bleu est en meilleur état de conservation que les autres couleurs, telles que le jaune, le beige et le vert, mais aussi pourquoi le bleu, ce bleu moyen en particulier, est strictement réservé aux personnages de premier plan dans ce manuscrit.
[40] Au sujet des pigments, lire Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen Âge …, Actes du Colloque International du C.N.R.S.
[41] On se permet de renvoyer ici à notre thèse de Doctorat : Marie CLAUTEAUX, Les couleurs du corps...
[42] Même si on s’éloigne ici de notre propos, il est intéressant de remarquer, à travers un exemple touchant à la peau, comment aujourd’hui l’idée de “couleur naturelle” est une notion complexe et culturelle. Par rapport à cette notion en vogue aujourd’hui de “couleur naturelle”, certaines grandes marques de cosmétiques mettent en avant des gammes de couleurs dites “nudes”, issues de matières naturelles, biologiques, minérales souvent, dont les nuances rappellent les couleurs du corps et sont posées ton sur ton. L’expression même de “maquillage nude” apparaît ici comme un paradoxe, car c’est un maquillage qui ne se voit pas, ne doit pas se voir. Comment l’idée de “maquillage”, qui relève de tout ce qui est artifice peut-elle être associée à celle de naturel, authentique et non teint ? Aujourd’hui, la couleur dite et pensée comme étant “vraie”, “militante” car écologique, est la couleur naturelle, celle qui est la plus proche de la carnation de la peau. Comme si la véritable couleur était, finalement, le non teint…
[43] La couleur qui résulte de l’emploi de différentes techniques peut varier non seulement d’un manuscrit à un autre, mais aussi d’une scène à une autre, voire d’un personnage à un autre. Pour ne mentionner qu’un exemple, extrême il est vrai mais très significatif, on peut citer l’Évangéliaire d’Otton III (Munich, Bayerische Staatsbibliothek Clm. 4453), manuscrit réalisé à l’abbaye allemande de Reichenau vers 997. Ce manuscrit est le fruit d’une commande du jeune empereur Otton III (983-1002). Après la mort subite de ce dernier, il revint à son cousin éloigné et successeur Henri II (973-1024) qui, à son tour, l’offrit au trésor de la cathédrale de Bamberg : « Actuel, ce manuscrit doit figurer parmi les livres les plus précieux du monde » (Christopher de Hamel, Histoire des manuscrits enluminés, volume 2, Londres, Éditions Phaidon Press, 1994, p. 60). Dans ce manuscrit ottonien, ouvrage phare de toute cette recherche sur la couleur du corps, on a relevé pas moins de douze nuances de couleur pour la peau des personnages. On se permet ici de renvoyer à un article que nous lui avons consacré : Marie ASCHEHOUG-CLAUTEAUX, « Étude des rapports entre la couleur et le corps dans l’image médiévale : L’Évangéliaire d’Otton III », in Revista de História da Arte (Université de Lisbonne), Lisbonne, 2011, pp. 35-43.
[44] Voir en annexe après la conclusion : Figure 2 : Folio 4, Crucifixion (© Photo Marianne BESSEYRE).
[45] Voir en annexe après la conclusion : Figure 1 : Saint Grégoire et ses scribes (© Photo Marianne BESSEYRE).
[46] Voir en annexe après la conclusion : Tableau 2 : Correspondance des couleurs avec les différentes parties du corps.
[47] Voir respectivement Figure 1 et Figure 2 (© Photos Marianne BESSEYRE).
[48] Voir en annexe après la conclusion : Figure 3 : Croquis Folio 2 v., Saint Grégoire et ses scribes. Et Figure 4 : Croquis Folio 4, Crucifixion.
[49] Voir respectivement Figure 1 et Figure 2 (© Photos Marianne BESSEYRE).
[50] Le périzonium est une sorte de pagne, plus ou moins long selon les images, qui recouvre la nudité du Christ sur la Croix. L’art paléochrétien semble avoir évité toute représentation de la Crucifixion. Les premières figurations connues d’un Christ revêtu d’un périzonium datent du Ve siècle (voir la porte en bois de l’église Sainte-Sabine, à Rome, datant de 430) : le Christ est barbu, revêtu d’un simple pagne. Il a les yeux ouverts. La Croix est simple (sur la porte de l’église Sainte-Sabine, la croix n’est pas représentée, seule la position du Christ suggère qu’il est posé sur la Croix). (Lire Pierre SAURAT, Le crucifix dans l’art, Paris Éditions Pierre Téqui, 2001. Louis BREHIER, Les origines du crucifix dans l’art religieux, Paris, Librairie Bloud, 1904).
[51] Voir Figure 2 : Folio 4, Crucifixion (© Photo Marianne BESSEYRE). Et voir Figure 4 : Croquis Folio 4, Crucifixion.
[52] Voir Figure 1 : Saint Grégoire et ses scribes (© Photo Marianne BESSEYRE).
[53] Tout au long du XIe siècle, le vert devient plus présent dans la représentation iconographique. Même si, comme toutes les couleurs, le vert est ambivalent, voire ambigu, il est connoté désormais plus positivement qu’avant. Dès le début du XIIe siècle, le vert est une couleur valorisée, mais cette promotion est plus discrète que celle que connaît le bleu au même moment (au point qu’on a pu parler de “révolution bleue”). Pour certains auteurs médiévaux, le vert est une belle couleur car c’est celle que l’on retrouve dans les prés, les bois, les jardins, une couleur perçue ainsi comme étant paisible. C’est aussi la couleur de la jeunesse, de l’amour et de l’espérance. Au XIIe siècle, le vert est considéré comme une couleur “moyenne” dans le vêtement liturgique, notamment dans le diocèse de Rome, dont on a gardé un témoignage intéressant écrit vers 1195 par le futur pape Innocent III, alors qu’il n’est encore que le cardinal Lothaire de Segni : le vert est ainsi réservé aux jours ordinaires et placé entre le blanc (fête de Pâques et de Noël), le noir (Vendredi Saint et jours de deuil) et le rouge (Pentecôte, fêtes des apôtres et de la Croix). (Lire à ce sujet, Michel PASTOUREAU, Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2013, pp. 40-56.)
[54] Je renvoie aux excellents travaux sur le vert en particulier, et sur la couleur en général de Michel Pastoureau : Michel PASTOUREAU, « Formes et couleurs du désordre : le jaune avec le vert », in Médiévale : langue, textes, histoire, 4, Paris, 1983, pp. 62-73. Michel PASTOUREAU, « Couleur verte et sensibilité médiévale : de l’héraldique à l’alchimie et retour », in Alchimie : art, histoire et mythes, Actes du 1er colloque international de la Société d’Études de l’Histoire de l’Alchimie (Paris, Collège de France, 14, 15 et 16 mars 1991), Paris, 1995. Michel PASTOUREAU, Jésus chez le teinturier : couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, Éditions du Léopard d’Or, 1997. Michel PASTOUREAU, Vert : Histoire d’une couleur.
[55] Voir Paris, B.n.F., Latin 2287, folio 1 v. (lire les notices qui sont consacrées à ce manuscrit : Léopold DELISLE, Cabinet des manuscrits, I, p. 318, II, p. 457. Paul LACROIX, Moyen Âge et Renaissance : Manuscrits, Tome II, planche XV. Philippe LAUER, Catalogue général des manuscrits, Tome II (n° 1439-2692), Paris, Bibliothèque Nationale, 1940, pp. 386-388.)
[56] Le manuscrit mesure 46,5 x 32 cm et il est composé de 172 feuillets de parchemin.
[57] Voir en annexe après la conclusion : Figure 5 : Croquis Folio 2 v. (détail), Les scribes dans leur atelier.
[58] Les différentes nuances d’une même couleur peuvent être le résultat soit d’une désaturation de la matière picturale par le rajout d’eau, on parlera ici d’une couleur aquarellée ou délavée, soit d’une concentration ou densification plus ou moins importante de la couche de peinture ou matière picturale, on parlera ici de couleur saturée ou couvrante. Toutefois, l’usage d’un type de pigment de meilleure ou de moins bonne qualité, peut aussi influencer à terme le degré de nuance d’une même couleur.
[59] Au sujet de la notion médiévale de contraste de couleurs, je renvoi à l’ouvrage de Michel PASTOUREAU, Figures et Couleurs : étude sur la symbolique et sensibilité médiévales. Lire l’article de Michel PASTOUREAU, « Voir les couleurs au XIIe siècle », in Micrologus : Natura, scienze e societa medievali, 6, 1998, pp. 147-165.
[60] Par expérience professionnelle, j’ai été toujours surprise de constater comment une image imprimée sur du papier lisse et brillant n’avait pas le même aspect que si elle l’était sur un papier rugueux, davantage poreux, où l’encre aurait tendance à “baver”. Le rendu visuel et tactile d’une photo en couleur imprimée sur un journal comme L’Itinérant ou sur un magazine comme Elle est loin d’être le même. Je laisse volontairement de côté les techniques manuelles d’impression (si on peut appeler cela “impression”) comme la gravure et la sérigraphie, ou encore les images en ligne, d’un aspect uniformément brillant. Avec le développement massif des images imprimées, l’œil moderne est habitué à regarder des surfaces colorées entièrement homogènes, qu’elles soient lisses ou rugueuses, mattes ou brillantes, selon la qualité du papier et les caractéristiques de l’encre. Pour une même image imprimée de manière industrielle, les couleurs ont les mêmes caractéristiques, la même épaisseur et la même “pixellisation” de la surface, pour un rendu général plat et sans relief. Et dans ce contexte visuel et culturel, il est difficile de comprendre ce que la notion de saturation peut impliquer dans la construction, la peinture, la compréhension et l’interprétation d’une image au sein d’un manuscrit comme notre Missel de Troyes.
Une réflexion sur « La couleur du corps dans l’image médiévale : Le Missel de Troyes, Paris, B.n.F., Latin 818 (Vers 1060) »
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