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Les écrits contre-insurrectionnels du général Christophe Michel Roguet. Une réflexion militaire et politique

Ivan Burel

 


Résumé : Officier de l’armée française, traversant les événements insurgés français de 1830 à 1852, le général Christophe Michel Roguet est l’un des théoriciens les plus notables de la guerre de rues et de la guérilla lors de la première moitié du XIXe siècle. Associant la répression militaire à des méthodes et objectifs politiques, ses écrits permettent d’étudier comment un officier français attribue à la contre-insurrection le rôle de pilier de l’ordre sociétal. Par les tactiques militaires défendues, et par sa détermination à venir à bout de l’insurgé par la persuasion politique ou par la force seule, la réflexion de Roguet est une illustration des discours et pratiques de répression des insurgés de 1830 à 1852, et ce aux échelles française et européenne.

Mot-clés : guérilla ; Roguet ; contre-insurrection ; insurrection ; barricade.


Ivan Burel est né le 14 octobre 1995. Professeur agrégé d’histoire, il est doctorant contractuel à l’université de Lille, laboratoire IRHiS, et enseigne aux étudiants en Histoire de Licence 1 et Licence 3. Il effectue une thèse sous la direction de Philippe Darriulat (Sciences Po Lille) sur le sujet suivant : « La répression de l’insurrection en France, au Royaume-Uni et au Royaume des Pays-Bas (frontières de 1815) de 1815 à 1871 ».

ivan.burel@univ-lille.fr


Introduction

Évoquant les combats de rue traversant l’histoire de la première moitié du XIXe siècle, Hervé Couteau Bégarie jugeait que si le maréchal Bugeaud figurait en bonne place parmi les figures identifiées à la conduite de cette guerre urbaine, « moins connu, le général Roguet est à redécouvrir[1] ».

Fils du général comte François Roguet, Christophe Michel Roguet entre sous les drapeaux lors de la Restauration. Il participe à la campagne d’Espagne de 1823, aux combats du 11-12 mai 1839 contre l’insurrection de la société des saisons à Paris et sert brièvement en Algérie. Aide de camp du prince président sous la République, il prend « une part active à la préparation et au succès du coup d’Etat du 2 décembre 1851[2] ». Contributeur du Journal des sciences militaires et du Spectateur militaire, son intérêt pour la question insurgée est notable dès 1833 et la parution de son ouvrage De la Vendée militaire suivi en 1836 de son Essai théorique sur les guerres d’insurrection ou suite à la Vendée militaire. Roguet étudie même la guerre urbaine par l’envoi de trois mémoires au ministère de la Guerre en juillet 1832, juin 1839 et décembre 1848, mémoires qui aboutissent en 1850 à son ouvrage Insurrection et guerre de barricades dans les grandes villes.

La contre-insurrection désigne au XIXe siècle les opérations d’un gouvernement et de ses forces de maintien de l’ordre (la troupe de ligne mais aussi la garde nationale, la garde mobile en 1848, la garde royale ou républicaine, la gendarmerie et ce avec la collaboration des forces de police) destinées à réprimer un mouvement insurgé. D’autres qualificatifs sont employés par ces forces de l’ordre pour qualifier l’insurrection : « émeute », « révolte » ou « jacquerie » pour le cas spécifique de 1851-1852[3]. Le dictionnaire de l’armée de terre emploie pour le cas rural le terme de « petite guerre » ou de « guérilla[4] » hérité de la guerre de la péninsule ibérique de 1808 à 1814, illustrant l’importance de ce conflit dans les réflexions des militaires français en matière de guerre de contre-insurrection. Selon Lawrence Keeley, la guérilla n’est pas une forme de guerre à ignorer, au contraire, elle s’apparente à la forme première du combat entre les peuples, anticipant de loin le combat en rase campagne[5]. Cette guerre d’embuscades et, dans sa forme urbaine, de barricades est intégrée par Hervé Couteau Bégarie dans la longue histoire des guerres irrégulières[6]. Guerres devant être étudiées selon Béatrice Heuser et Jeannie Johnson en prenant en compte les différences culturelles propres à chaque époque mais également à chaque culture stratégique[7].

Cette culture stratégique – dont font partie les écrits de Roguet – se nourrit des réflexions des militaires français émergeant à la lumière des combats livrés lors des guerres révolutionnaires et impériales : l’insurrection de la Vendée, la guerre de la péninsule ibérique ainsi que les autres conflits irréguliers rencontrés en Europe (Tyrol, Russie, Calabre, etc.), en Égypte et à Saint-Domingue. À ces héritages récents s’ajoutent les études portant sur les combats d’Afrique du Nord à compter de 1830. Parmi l’importante littérature sur le sujet, relevons les Mémoires du maréchal Suchet relatant ses campagnes à la tête de l’armée napoléonienne en Aragon et en Catalogne à compter de 1809. Des campagnes reconnues pour leur succès contre l’armée régulière espagnole et les guérilleros, comme pour les tentatives constantes de rallier les populations à la cause impériale. Encensée par la critique militaire à l’échelle européenne, l’œuvre de Suchet sert à alimenter une part importante de la réflexion des contemporains sur la guérilla, à commencer par celle de Roguet. Ce dernier est en effet chargé du compte rendu de l’œuvre pour Le Spectateur militaire[8], dont un article reprend les leçons de Suchet afin de prévoir une éventuelle occupation de l’Espagne[9].

La contribution de Roguet nous apparaît originale dans le contexte de son époque étant donné la place prépondérante qu’y occupe la contre-insurrection, sujet qui à la lecture de la masse théorique du premier XIXe siècle reste mineur par rapport aux réflexions sur la « grande » guerre[10] opposant deux armées régulières en rase campagne ou lors d’un siège. Notable est également son intérêt pour la guerre urbaine assimilée par Stendhal à une « guerre de maréchaussée[11] » et souvent méprisée par les officiers de l’armée[12] qui jugent pour beaucoup dégradant de se voir confier une tâche de maintien de l’ordre intérieur, tâche supposée être du ressort de la gendarmerie[13]. Si cette guerre des rues est étudiée et fait l’objet de nombreux rapports[14], Roguet se singularise pour avoir fait paraître ses réflexions dans un ouvrage publié et accessible et non dans des instructions confidentielles ou dans de seuls rapports et mémoires au ministère de la Guerre. À la différence de Bugeaud, auteur d’un manuscrit sur la guerre urbaine[15], il parvient à faire publier les conclusions de son traité. De même, notre auteur est l’un des rares à avoir théorisé à la fois la guerre de contre-insurrection rurale et celle urbaine, permettant une comparaison entre ces deux formes de la guerre irrégulière par l’intermédiaire de ses écrits. Quand d’aucuns, tel Lemière de Corvey, évoquent l’insurrection dans sa forme rurale comme urbaine[16], Roguet se place résolument du point de vue de celui chargé d’écraser la révolte. Il ne théorise pas l’emploi de la guérilla comme une arme, mais définit les meilleurs moyens pour écraser celle-ci, en associant la répression militaire à une logique politique de conservation de la société. Il assigne ainsi au militaire engagé contre une insurrection le rôle de « sauver la civilisation en péril[17] » face à l’émeute. Étudier ses conceptions nous permet dès lors d’examiner le rapport aux civils et à un ennemi « non régulier » entretenu par un officier français de la première moitié du XIXe siècle, dans le cadre d’un combat où, à la différence d’un affrontement ouvert, l’ennemi est mal différencié du reste de la population civile. Lui-même civil, l’ennemi se voit nier la qualité de combattant ce qui, selon Laurence Montroussier, conditionne le degré de violence qui lui est appliqué[18] et Roguet préconise en effet en matière de guerre urbaine une répression violente, s’inscrivant dans un espace public conservateur légitimant l’emploi de la force contre ses propres concitoyens en révolte. Des conclusions qui rejoignent celles du maréchal de Castellane, du général Magnan ou du maréchal Bugeaud. Toutefois, Roguet s’emploie également dans le cadre de l’insurrection rurale à rallier les populations en révolte, non pas au moyen d’une coercition brutale mais par une persuasion faite sur le long terme, grâce à des moyens tant militaires que civils. Au contraire de l’insurrection urbaine où le corps militaire doit être séparé du corps de la « multitude » citadine, une foule dont les éruptions dignes d’un « pays volcanisé[19] » doivent être vaincues par la force, immédiatement et sans compromis. Dès lors, nous étudierons en quoi les théories de Roguet en matière de contre-insurrection s’inscrivent dans une réflexion associant moyens militaires et objectifs politiques pour venir à bout d’un soulèvement.

Héritages et influences d’une réflexion stratégique

Les héritages historiques. Légitimer le présent par l’usage du passé

Selon Walter Laqueur « la guérilla est aussi vieille que les collines[20] » et le général Roguet s’inspire longuement des combats du passé, faisant remonter la guerre d’insurrection à « Viriathe, Sertoriux, Spartacus, Tacfarinas[21] », un recours à l’antique qui relève du poncif chez les militaires français. Ainsi, Abd el-Kader est qualifié à de nombreuses reprises de nouveau « Jugurtha » contre l’armée française, nouvelle légion romaine[22]. Étudiant la Vendée insurgée, Roguet croit y déceler une réminiscence de la guerre des Cévennes : « L’état des Cévennes, au temps des camisards, a quelque rapport avec celui de la Vendée […] l’histoire ne fait, pour ainsi dire, que répéter les mêmes leçons[23]. »

Cette conception, loin d’être l’apanage de Roguet, le rattache à la tradition historiographique du XIXe siècle, tradition qui, à l’image d’Augustin Thierry, entend analyser le passé « à la lanterne du présent.[24] » Le recours au passé n’est pas à entendre comme un seul habillage savant de ses réflexions, il s’agit d’un argument légitimant pour l’auteur les arguments défendus. Selon Roguet, si Charles X a dû abdiquer en 1830, c’est parce qu’il s’est refusé à imiter Henri III abandonnant Paris en 1588[25]. Indépendamment de l’écart de plusieurs siècles qui sépare le dernier Bourbon du dernier Valois, la décision d’Henri III était, pour notre auteur, pertinente et aurait pu de ce fait fonctionner en 1830 ; en conséquence, elle pourrait être employée en 1848. Un argumentaire qui dépasse d’ailleurs le seul cadre militaire, à l’image du débat sur les fortifications de Paris qui traverse la monarchie de Juillet, où la figure de Vauban et ses projets défensifs pour la capitale sont invoqués à plusieurs reprises. Pour les défenseurs des fortifications de Paris, leur projet est une continuité de Vauban, une simple défense de la capitale face à une poussée ennemie[26]. À l’inverse, cette réutilisation de l’héritage de Vauban est pour Arago un argument important mais au détriment des défenseurs des fortifications : le but de Vauban était selon lui de tenir Paris à la merci du roi et d’asservir les Parisiens par ses œuvres de retranchement[27].

À la campagne, les conservateurs de la monarchie de Juillet finissante et de la Deuxième République voient quant à eux ressurgir un spectre passé, celui de la « jacquerie », dont la peur s’est faite sentir dès l’affaire sanglante de Buzançais dans l’Indre – peur abondamment relayée par la presse – où, le 14 février 1847, des « blouses » massacrent le fils d’un propriétaire[28]. Ainsi, en décembre 1851, ce qu’a illustré Aurélien Lignereux, les partisans de l’ordre se croient aux prises avec une nouvelle « jacquerie », le mot étant alors allègrement employé. Grâce à la peur suscitée par les échos magnifiés de soi-disant orgies insurgées, la presse bonapartiste réussit à disqualifier le discours des paysans en révolte, associant au souvenir lointain de la « grande peur » et des affrontements ruraux les craintes conservatrices de voir dans l’année 1852 celle d’un affrontement final et apocalyptique avec les démocrates-socialistes[29].

Au-delà de ces combats métropolitains, la prise en compte des circulations entre colonies et entre nations traverse les réflexions de notre auteur.

Circulations européennes et impériales

Une circulation des savoirs contre-insurrectionnels aux échelles européennes et impériales est effective en ce premier XIXe siècle, née du retour sur expérience des combats de Vendée, de la péninsule ibérique, de Calabre ou encore de Saint-Domingue, forgeant cette génération de soldats qui se retrouve en Algérie à partir de 1830[30]. Pour Roguet, les leçons les plus marquantes sont à chercher dans les combats de Vendée et d’Espagne, auxquels il consacre respectivement un ouvrage et un article à part entière. À l’inverse, l’Algérie n’est traitée que de façon anecdotique dans ses écrits, probablement du fait de de son court service en Afrique contrairement à d’autres tels Lamoricière, Bugeaud ou Changarnier qui s’inspirent de leurs expériences coloniales pour fonder leurs pratiques métropolitaines – notamment celle du quadrillage en milieu urbain[31].

En matière de guerre urbaine, le souvenir des deux sièges de Saragosse de 1808 et 1809 est un témoignage récurrent non seulement pour Roguet qui l’évoque à plusieurs reprises dans ses ouvrages[32] mais également pour ses contemporains[33], et ce à de rares exceptions[34]. Selon le maréchal Lannes en charge du siège de la cité en 1809, ce combat « ne ressemble en rien à la guerre que nous avons faite jusqu’à présent[35] », la férocité des combats, les 54 000 victimes d’un combat de rues acharné marquent les mémoires pour les décennies à venir. Comparer Saragosse à une insurrection urbaine devient en conséquence un topos courant chez les décideurs français. Louis-Philippe, confronté au soulèvement républicain de Paris en avril 1834, déclare à l’ambassadeur d’Autriche : « C’était comme au siège de Saragosse, chaque maison était transformée en forteresse[36]. » En juin 1848, le colonel Allard assimile dans son rapport à l’Assemblée les barricades ouvrières avec celle des Espagnols insurgés[37]. Par conséquent, en reliant à Saragosse les combats de rues auxquels ils sont confrontés, les militaires et gouvernants mettent à l’écart de la nation les insurgés, les assimilant à une insurrection étrangère. « Messieurs, on a dit que les baïonnettes françaises n’avaient soif que du sang étranger. Cela est vrai en ce sens qu’elles ne désirent combattre que contre les ennemis de la France, mais, toujours aussi, elles sont prêtes à combattre les factieux[38]. », déclare Bugeaud, pas encore maréchal mais déjà farouche adversaire de tout insurgé, à la Chambre des députés le 1er février 1832.

Un facteur insurgé qui plane sur la France mais l’analyse de Roguet a la pertinence de sortir des seules frontières hexagonales pour embrasser un regard européen, concevant comme nombre de penseurs militaires et politiques le combat contre le « factieux » à l’échelle du continent.

La contre-insurrection, enjeu européen

De fait, Roguet étudie le combat contre les insurgés dans une perspective européenne : « 6 à 8000 réfugiés de toutes les nations ont pris la part la plus active aux désordres européens ; une réserve révolutionnaire de tous les pays se transporte successivement d’une capitale à l’autre et y impose l’anarchie[39]. » Réminiscence de l’« âge des ombres[40] », du complot omniprésent, cette réserve d’insurgés sans visage et sans patrie est à combattre par la force[41]. Après juin 1848, le soldat se voit assimilé en France et chez les conservateurs européens au pilier de la civilisation, la « dictature du sabre » préférable au « poignard démagogique[42] ». La circulation des pratiques insurgées en 1848 ayant déjà été relevée[43], celle-ci se fait sentir de même dans le camp de la contre-insurrection. La presse militaire de l’espace germanique glorifie comme martyrs de la civilisation les généraux morts en juin 1848[44], l’United Service Journal britannique fait un portrait élogieux de Cavaignac[45], quand l’ouvrage de Roguet sur la guerre de rues a droit à une recension complète dans l’Allgemeine Militär Zeitung[46]. Une recension qui, si elle juge cette réflexion comme manquant de recul, reste très favorable aux propositions de Roguet.

Ce regard européen questionne ainsi le caractère de l’ennemi dont, pour reprendre Carl Schmitt, la nature justifie les moyens mis en œuvre pour le combattre[47]. En se positionnant face à un adversaire à l’influence européenne, Roguet légitime l’usage de la force contre une menace qu’il s’inquiète de voir progresser[48] et contre laquelle l’armée se pare de l’attribut d’un bouclier indispensable[49]. Cependant, examinons plus en détail cette notion d’ennemi chez Roguet et en quoi les moyens militaires doivent s’accompagner d’une victoire politique, particulièrement dans un cadre rural.

Qui est l’ennemi ? Procédés d’action militaires et politiques envers les combattants irréguliers et les non combattants

Gagner les cœurs et les esprits. Le militaire au service du politique dans une insurrection rurale

Contrairement à certains de ses condisciples adeptes de la « loi du sabre » tels le général Boyer[50], Roguet ne voit pas dans la répression armée une fin, mais un moyen. Les lendemains d’Empire sont traversés par l’idéalisation d’un soulèvement général populaire, qui dans le cas de l’Espagne 1808 aurait conduit à la libération de la patrie face aux troupes françaises, à l’exemple de Carlo Bianco désireux de répéter cette expérience dans la péninsule italienne[51]. Cependant, considérer le peuple comme unanimement insurgé peut à rebours amener les soldats en charge de la répression à gommer les différences entre combattants ou non combattants et ainsi réprimer sans ménagement, à l’image du général Boyer, qui avait réussi par ses actes à se faire appeler le « Cruel » en Haïti, en Espagne et à Oran[52].

Roguet se distingue au contraire par son soin à souligner l’importance de rallier les habitants et, plus motivé par le pragmatisme que par humanisme, de ne pas les pousser dans les bras des insurgés par des pratiques brutales[53]. S’il préconise de restreindre le pillage et la maraude à la suite de précédents traités militaires[54], il dépasse ce lieu commun de la contre-insurrection en prônant une politique des « cœurs et des esprits » avant l’heure. Définie par le général Templer dans sa campagne de Malaisie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[55], cette expression est néanmoins appropriée pour désigner les conceptions de Roguet. Prenant exemple sur Suchet en Aragon, il prône une gestion administrative exemplaire de la province occupée, destinée à maintenir l’ordre économique, à lutter contre l’absence d’emploi par la fondation de travaux publics et à assurer une justice exemplaire[56]. Cette volonté de ne pas antagoniser les civils rejoint une lecture très négative des effets des « colonnes infernales » ayant cherché à réduire par la terreur les Vendéens sous la Convention ; une politique n’ayant contribué qu’à provoquer un désir de vengeance traversant l’ensemble de la population, analyse rejoignant celle de Napoléon[57]. Une vision critique non-unanime cependant, Pélissier mentionnant en Algérie que sa troupe serait surnommée, ou en tout cas l’espère-t-il, la « colonne infernale » par les locaux[58].

Pour achever le ralliement des populations, la question des troupes à employer pose question. Comme le souligne Mathilde Larrère, la garde nationale est employée dans les combats, servant notamment à maintenir les communications et à assurer les arrières de la troupe[59]. Toutefois, Roguet se livre à une lecture très négative de son efficacité. S’inspirant de l’expérience vendéenne et des critiques de Hoche, les gardes nationaux seraient trop animés par leurs passions politiques et, employés en campagne, ne seraient pas en mesure de faire preuve d’une discipline suffisante envers les civils. Cette garde serait de même un potentiel foyer de sympathisants envers des politiques contraires à celles du gouvernement et, au nom de cette conception, notre auteur se montre partisan de son confinement à de simples tâches de police[60].

À en croire Roguet, une fois la vie et les propriétés des habitants garanties, les populations devraient être gagnées par un important travail de propagande, aussi bien par une presse stipendiée aux intérêts gouvernementaux que par des acteurs non étatiques (cabaretiers, marchands de foire, vétérinaires, etc.)[61]. La contre-insurrection doit s’enraciner dans le quotidien des habitants pour les couper sans cesse de la propagande opposée des insurgés. Le peuple est alors « éclairé », persuadé et non brutalisé. Cependant, pour s’assurer de séparer le peuple de l’insurgé et de le rapprocher de l’autorité, Roguet entend mener une politique aussi bien offensive que défensive. Offensive, au sens où elle rejoint la pratique habituelle d’organiser des colonnes mobiles supposées, à la différence des colonnes infernales vendéennes, ne s’en prendre qu’aux combattants. Défensive en ce que Roguet veut créer des villages fortifiés, protégés par l’armée et les milices locales et interdisant l’accès des bandes insurgées aux villages[62]. Un projet resté à l‘état de théorie mais qui ressemble fortement à un enfermement et n’est pas sans rappeler les tentatives de quadrillage colonial.

Si les tentatives de conjuguer persuasion politique et militaire sont apparentes dans un contexte d’insurrection rurale, ces points semblent cependant atténués par le recours à la seule force dans un cadre urbain.

Séparer les corps : le soldat, l’insurgé, la foule urbaine

La différence dans le traitement qui lui est réservé entre insurgé rural et urbain peut s’expliquer dans la théorie de Roguet par la nature de leurs soulèvements : alors qu’une guérilla rurale se déroule sur le long terme, l’insurrection urbaine est soudaine et, dans le cas français jusqu’en 1852, se joue en quelques jours.

De même, une différence notable se trouve dans les représentations faites de l’insurgé urbain. Comme le souligne Pierre Michel, le XIXe siècle est marqué par l’idée du « barbare », du « sauvage », dont l’image reste certes associée aux populations extra-européennes mais se trouve peu à peu assimilée à une part des populations d’Europe[63]. Le 8 décembre 1831, Saint-Marc Girardin publie dans le Journal des débats son fameux article, décelant les barbares de la société dans les manufactures, les faubourgs industrieux[64]. Au lendemain de l’insurrection des canuts de 1831[65], l’insurgé urbain se voit lié dans les discours gouvernementaux et militaires à l’« anarchiste[66] », au « factieux », à cette armée de l’ombre recouvrant la France. Sous la Deuxième République, toute une presse conservatrice croit en l’imminence d’une guerre civile fomentée par les clubs, ce qu’illustre la pièce d’anticipation Le Lendemain de la victoire. Vision de Louis Veuillot[67], lui-même proche de Bugeaud et dont le traité sur la guerre des rues manqua d’être publié dans le journal L’Univers[68].

Dans cet « âge des ombres » faisant de l’insurrection non pas une révolte spontanée mais le résultat d’un complot planifié (les évènements des 5 et 6 juin 1832 seraient selon Le Moniteur le fait de manœuvres souterraines fomentées par des « républicains » et des « carlistes[69] »). La foule elle-même est un danger selon Roguet car influençable par quelques comploteurs décidés[70]. En effet, il garde en mémoire le ralliement le 29 juillet 1830 des 5e et 53e régiments de ligne à l’insurrection alors que, manquant de vivres, les hommes s’étaient laissés approcher par le peuple et avaient fraternisé avec lui. Pour empêcher une pareille répétition, Roguet encourage comme nombre de ses homologues une séparation physique[71] mais de fait symbolique entre le soldat et cette foule émeutière. Il ne peut exister de compromis et de pourparlers menés avec une foule en armes ou des insurgés révoltés :

Les méprises, les engagements ; pris en apparence avec les révoltés, sont leur principal moyen de succès, l’insurrection les obtient à l’aide de pourparlers toujours compromettants et dangereux. Dans aucun cas, la troupe et ses chefs ne doivent entrer en rapport avec les insurgés, si habiles à profiter des hésitations et des malentendus, et décidés à pousser tout à l’extrême, tant que l’on reste sur la voie des concessions. Toute hésitation est funeste, même au seul point de vue de l’humanité[72] .

Contre une foule influencée, c’est donc la force qui doit parler[73]. Le maréchal Castellane dans ses instructions secrètes à Lyon en 1849 ne dit pas autre chose, ordonnant le feu après sommation contre une colonne d’émeutiers refusant de se disperser, même si les femmes et enfants sont à leurs têtes[74] – instructions qui, en 1858, deviennent la règle de conduite à suivre dans toute la région du Sud-Est dépendant de son commandement. Les femmes et enfants, supposés tueurs d’officiers en puissance, ne doivent se voir accorder aucune exception[75]. La troupe a pour consigne dès lors d’ouvrir le feu si la foule approche à moins de cinquante pas de son emplacement. Bugeaud, plus modéré dans ses instructions, juge que la foule peut entendre raison et se disperser si le chef commande avec autorité mais laisse malgré tout l’option de la fusillade ouverte[76]. Cette politique de dureté peut cependant avoir des effets contraires, ce qu’illustre la fusillade devant le ministère des Affaires étrangères du 23 février 1848 dont l’indignation populaire en résultant fait basculer le mouvement populaire en un soulèvement républicain. Selon Jonathan M. House, le manque d’entrainement des troupes au combat urbain risque de les faire excessivement réagir contre les insurgés, aggravant l’insurrection au lieu de la comprimer[77]. Et une fois l’insurrection ayant pleinement éclaté, ses acteurs peuvent alors faire pleinement usage d’un procédé tactique qui devient vite synonyme de l’insurrection : la barricade.

Comment tenir une ville

Franchir les Thermopyles : contre la barricade

Si le siège est une pratique courante, la guerre dans la ville même est d’ordinaire rejetée par les militaires[78]. Ce champ de bataille empêche le soldat de faire preuve de sa supériorité manœuvrière – hormis à une échelle tactique réduite –, d’autant plus qu’il n’est pas formé à s’y battre, ce que regrette d’ailleurs Bugeaud[79]. Le souvenir des combats de Saragosse, qui déforme plus qu’il ne forme les commandants à cette guerre, s’y ajoutant, les officiers s’attendent à un conflit âpre et sanglant.

Dans cette guerre de rues, la barricade est un instrument tactique mais, comme l’ont illustré les travaux du colloque organisé par Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur, elle est aussi un véritable symbole de la guerre de rues au XIXe siècle[80]. Nouvelles Thermopyles selon Victor Hugo[81], son efficacité tactique est indéniable. Protégé par sa barricade bloquant les charges de cavalerie et de surcroit stoppant les troupes régulières en mouvement, le militant républicain Charles Jeanne dépeint lors des combats de juin 1832 les assauts frontaux de la ligne et de la garde nationale repoussés à plusieurs reprises par des défenseurs déterminés et retranchés[82]. En conséquence, Roguet s’intéresse vivement à cette question. À l’opposé de charges frontales pratiquées en juillet 1830 mais qui subsistent jusqu’en juin 1848[83], Roguet préconise une méthode plus économe du sang des soldats :

Pour enlever une barricade, ordinairement faite par 10 à 20 hommes, défendue tout au plus par 50 à 100 hommes, deux patrouilles jumelées de 100 hommes chaque, dont une agissant sur les flancs, par les rues latérales ou l’intérieur des maisons, suffisent en une demi-heure. L’attaque, uniquement faite de front, et par le bas de la rue même, exigerait dix fois plus de monde, de temps et de pertes[84].

L’objectif est ici de fixer une barricade par un premier détachement, tandis qu’un autre la prendrait à revers par le flanc ou les maisons. Cette méthode implique de percer des cloisons à travers les appartements, afin de les traverser et de prendre à revers les combattants de la barricade. Une méthode appliquée lors des combats de barricades de juin 1848, mais reprise lors de postérieures réflexions sur le sujet, à l’exemple des consignes du général Magnan en 1854 pour la garnison de Paris en cas d’émeute urbaine[85]. Cette pratique d’investissement des barricades par une progression conjointe entre la rue et les immeubles se retrouve outre-Rhin[86], héritage des combats de Francfort de septembre 1848 mais aussi d’une influence française, les combats de barricades de juin 1848 faisant l’objet de nombreuses descriptions dès le lendemain des combats, à l’échelle européenne[87].

Cependant, cette tactique interroge quant au rapport des officiers français aux civils et à la propriété. En passant par les maisons des habitants pour atteindre les barricades, le combat est amené à prendre place au sein de leurs propres foyers, avec tous les dommages matériels et les pertes humaines que l’on peut envisager. L’artillerie, dont l’usage est encouragé en cas de résistance sérieuse, provoque non seulement d’important dommages pour la rue mais aussi de forts risques de pertes collatérales et d’incendie[88]. Ces risques ne sont pas ignorés, ils sont au contraire pleinement acceptés. Les instructions du général Magnan, qui est conscient des dommages risquant d’être occasionnés, prescrivent de ne pas tenir compte des plaintes des habitants en pénétrant dans les maisons[89]. Instructions qui ne tiennent pas compte des risques que peut provoquer l’invasion par les soldats d’une maison dans le feu des combats, risques dont le massacre de la rue Transnonain du 14 avril 1834, où un peloton de soldats ayant cru voir un coup de feu tiré depuis un immeuble l’investit et passe à la baïonnette ses occupants, est l’exemple le plus vivace dans la mémoire collective des Parisiens[90].

Le temps semble loin où le maréchal Marmont interdisait en juillet 1830 d’ouvrir le feu sans avoir reçu au moins cinquante coups de feu, commandait de ne pas entrer dans les maisons d’où partaient les tirs et se refusaient à faire donner mitraille et boulets rouges pour éviter pertes et dommages matériels[91]. Nous pouvons voir dans cette évolution des pratiques une marque de la détermination des officiers français à tenir la ville, à vaincre la barricade coûte que coûte illustrant le mot d’ordre couramment utilisé dans les semaines précédant juin 1848 : « Il faut en finir[92]. »

Des considérations tactiques mais qui, à l’échelle de la ville entière, questionnent les moyens de tenir celle-ci dans son ensemble.

Réprimer, concentrer ou évacuer ? Stratégies militaires et raisonnement politiques

Roguet s’applique à définir des lignes de conduite à l’échelle de la ville entière. Selon lui, en cas d’insurrection grave, quatre stratégies sont applicables : « 1. N’évacuer aucun quartier, réprimer partout l’émeute. 2. Occuper un quartier militaire, sauf à agir ultérieurement en dehors de ce grand réduit. 3. Concentrer toutes ses forces dans une position extérieure, contigüe, dominante. 4. Se replier sur une place voisine pour revenir, avec toutes ses forces réunies, contre la capitale[93]. » Ces stratégies incarnent la somme du retour sur expérience, pour employer un phrasé militaire contemporain, le RETEX, des combats urbains depuis un demi-siècle. La première stratégie est celle de Marmont en juillet 1830, une répression immédiate de toutes les émeutes. C’est aussi la demande de Bugeaud appelant à quadriller la ville de Paris de fortins garnisonnés, inspirés des « blockhaus » d’Algérie à partir desquels les soldats d’infanterie pourraient rejoindre les gardes nationaux et écraser immédiatement l’émeute[94]. Stratégie sévèrement jugée par Roguet car synonyme pour lui d’une fatigue et d’une dispersion des troupes pouvant donner la victoire aux rebelles[95]. Roguet, ce qu’a pu déceler l’analyse d’Édouard Ebel, reprend au contraire dans sa deuxième solution le point de vue de Cavaignac laissant au 23 juin 1848 les barricades se créer pour mieux concentrer ses troupes et écraser l’insurrection qui se dévoile[96].

Les deux dernières solutions de Roguet sont plus osées, car il s’agit d’abandonner la ville aux insurgés pour se retirer sur une position militaire proche ou sur un autre point du pays ; dans une perspective militaire, c’est laisser le terrain à l’ennemi et reconnaitre une défaite temporaire. Roguet rappelle que ceci doit être exceptionnel, mais il met en avant cette solution dès son premier mémoire de juillet 1832[97]. Nous pouvons y voir une défense de la conduite de son père à Lyon en novembre 1831, dont l’évacuation de la ville avait suscité de vives critiques. En effet, l’accusation d’une fuite en désordre face à l’ennemi voire de lâcheté n’est pas loin, un camouflet d’autant plus infamant que cet ennemi n’est pas un soldat régulier mais un rebelle. De plus, alors que les forces de l’ordre assimilent insurgés et pillards, se replier signifie livrer la ville ou même à l’échelle plus réduite un village aux orgies insurgées, visions d’épouvante relevant avant tout de la fiction[98].

Pourtant, selon le témoignage de Tocqueville, Adolphe Thiers, croyant que l’insurrection parisienne de juin 1848 semblait en bonne voie de l’emporter, était prêt à faire évacuer la ville par le gouvernement, à se réfugier sur une hauteur pour mieux concentrer les forces disponibles et écraser la cité rebelle. Une anticipation de sa conduite en mars 1871 face au mouvement communard investissant la capitale[99].

Conclusion

En conclusion, Roguet s’inscrit dans une période qui selon Paddy Griffith voit apparaître une « doctrine systématique de contre-insurrection[100] », et ce à deux moments du premier XIXe siècle. D’une part, de la révolte des Canuts de 1831 à la défaite des insurrections de Paris et de la région lyonnaise lors de l’année 1834, d’autre part sous la Deuxième République, de 1848 à 1852. Au-delà des seules prescriptions militaires, l’étude des écrits de cet officier supérieur souligne l’interdépendance des facteurs militaires et politiques dans une logique de contre-insurrection. Interdépendance se traduisant par la légitimation politique de la répression et par la disposition à livrer une contre-insurrection sans compromis pour préserver l’ordre social en vigueur.

L’impact de la pensée de Roguet est difficile à évaluer. Doit-on parler d’une réflexion originale ? Elle l’est de par sa polyvalence, son traitement systématique et comparé du fait insurrectionnel en milieu urbain et rural et son insistance à mettre le ralliement des populations au cœur de sa réflexion. Cependant, il serait exagéré de mentionner une « doctrine » à proprement parler, étant donné le peu de références dans des travaux ultérieurs aux conclusions de Roguet – à la différence de Bugeaud dont les leçons seront reprises abondamment dans le cadre insurrectionnel colonial au sein des troupes françaises[101] mais également dans le monde anglo-saxon[102]. Les mémoires sur la guerre urbaine que Roguet envoie au ministère de la Guerre en décembre 1849 ont notamment souffert des vives critiques du colonel de Laveaucoupet chargé pour le ministère de leur évaluation et dont le jugement à leur égard est mitigé, reprochant notamment à leur auteur de mal connaître les conditions réelles du combat en ville[103].

De plus, ses leçons, comme Roguet le rappelle lui-même, sont davantage des comptes rendus de pratiques déjà employées par ses collègues et prédécesseurs. À la différence de Saint-Arnaud dont la gestion du 2 décembre 1851 est saluée comme un modèle par les manuels de combat urbain outre-Atlantique[104], Roguet n’a pas exercé de commandement à l’échelle d’une ville pendant une insurrection. Il prend certes part aux combats du 5 et 6 juin 1832 et du 11 mai 1839 à Paris mais à la tête de son seul bataillon et il n’a pas de rôle déterminant dans la victoire. Enfin, après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte auquel il participe activement et l’avènement du Second Empire, ses contributions théoriques se désintéressent de la guerre des rues au profit d’études historiques. Marque peut-être d’une chute de l’intérêt qui était apparue en 1848 dans la littérature militaire pour les combats de barricades, après la défaite des mouvements insurgés du Printemps des peuples[105].

Ce n’est donc pas une école, ou même une doctrine amenée à perdurer, qu’a créé Roguet mais une synthèse, un ensemble de manuels supposément prêts à être livrés clés en main à des officiers confrontés à des civils en armes. Ses réflexions demeurent de même éclairantes pour l’historien afin de comprendre les regards politiques et militaires de son époque sur la guerre irrégulière. Elles illustrent la relation complexe d’un officier de France à son peuple qu’il est astreint par ses devoirs à protéger d’un ennemi extérieur mais contre une partie duquel il peut avoir à livrer bataille, sur le sol de la patrie.

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[1] Hervé Couteau-Bégarie, « Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? », Stratégique, 2009/1 (N°93-94-95-96), p. 13-30.

[2] Adolphe Robert, Edgar Bourloton, Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français comprenant tous les mémoires des Assemblées françaises et tous les Ministres français. Depuis le 1er mai 1789 jusqu’au 1er mai 1889, Tome cinquième, Paris, Bourloton, 1891, p. 183.

[3] Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 210.

[4] Étienne Alexandre Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre, ou recherches historiques sur l’art et les usages militaires des anciens et des modernes, volume 5, Paris, Corréard, p. 2727.

[5] Lawrence H. Keeley, Les guerres préhistoriques, Paris, Perrin, 2009, p. 103.

[6] Hervé Couteau-Bégarie, « Guerre irrégulière : de quoi parle-t-on ? », op. cit.

[7] Beatrice Heuser et Jeannie Johnson, « Introduction. National Styles and Strategic Cultures », Insurgencies and Counterinsurgencies. National Styles and Strategic Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 2.

[8] Christophe Michel Roguet, « Mémoires du Maréchal Suchet, duc d’Albuféra sur ses campagnes depuis 1808 jusqu’en 1814 », Le Spectateur militaire, Tome 17, 15 avril 1834 – 15 octobre 1834, p. 227.

[9] Christophe Michel Roguet, « De la guerre d’insurrection dans la péninsule », Le Spectateur militaire, Tome 18, 15 octobre 1834-15 mars 1835.

[10] Gérard Chaliand, Une histoire mondiale de la guerre, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 354.

[11] Cité dans Fabien Cardoni, La garde républicaine. D’une République à l’autre (1848-1871), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 217.

[12] Ibidem.

[13] William Serman, Le corps des officiers français sous la Deuxième République et le Second Empire : aristocratie et démocratie dans l’armée au milieu du XIXe siècle, 1978, p. 1372.

[14] SHD, GR 1M 2151, Mesures à prendre en cas de troubles en province et dans Paris. Défense de Paris.

[15] Thomas Robert Bugeaud, La guerre des rues et des maisons. Manuscrit inédit présenté par Maité Bouyssy, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997.

[16] Jean Frédéric Auguste Lemière de Corvey, Des partisans et des corps irréguliers, Paris, Anselin, 1823, p. 225-226.

[17] Christophe Michel Roguet, Insurrection et guerre de barricades dans les grandes villes, Paris, Dumaine, 1850, p. 109.

[18] Laurence Montroussier, Ethique et commandement, Paris, Economica, 2005, p. 161.

[19] Auguste Romieu, Le spectre rouge de 1852, Paris, Ledoyen, 1851, p. 87-88.

[20] Walter Laqueur, The Guerilla Reader, A historical anthology, Philadelphie, Temple University Press, 1977, p. 1.

[21] Christophe Michel Roguet, Essai théorique sur les guerres d’insurrection ou suite à la Vendée militaire, Paris, J Corréard, 1836, p. 116.

[22] Armand Jacques Leroy de Saint-Arnaud, Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, 1832-1854. Tome premier, Paris, Michel Lévy frères, 1864, p. 167.

[23] Christophe Michel Roguet, De la Vendée militaire, avec cartes et plans, par un officier supérieur, Paris, Corréard, 1834, p. 153.

[24] Loïc Rignol, « Augustin Thierry et la politique de l’histoire. Genèse et principes d’un système de pensée », Revue d’histoire du XIXe siècle, 25/2002.

[25] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 75-76.

[26] Éléanor-Zoa Dufriche de Valazé, Fortifications de Paris : du système à suivre pour mettre cette capitale en état de défense, Paris, Paul Renouard, 1833, p. 2.

[27] François Arago, « Lettre sur l’embastillement de Paris », Le National, 21 juillet 1833.

[28] Frédéric Chauvaud, Histoire de la haine, Une passion funeste, 1830-1930, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 220.

[29] Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire, p. 210.

[30] Nicolas Cadet, « La question de la « brutalisation » des conflits à l’époque napoléonienne : l’exemple de la guerre de Calabre de 1808 à 1809 », Les Européens dans les guerres napoléoniennes, Toulouse, Privat, 2012, p. 114-115.

[31] Thomas Robert Bugeaud, La guerre des rues…, op. cit., p. 119-120.

[32] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 22.

[33] Paddy Griffith, Military thought in the French army. 1815-1851, Manchester, Manchester University Press, 1989, p. 44.

[34] SHD, GR 1M 1985, Note sur l’emploi des Mortiers-Grenadiers pour l’attaque des barricades.

[35] Cité dans Jean-Louis Dufour, La guerre, la ville et le soldat, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 137.

[36] Ernest Daudet (éd.) Journal du comte Rodolphe Apponyi, Attaché de l’ambassade d’Autriche à Paris (1831-1834), Paris, Plon, 1914, p. 418.

[37] Rapport fait au nom de la commission chargée de l’enquête sur l’insurrection qui a éclaté dans la journée du 23 juin et sur les évènements du 15 mai, Séance du 3 août 1848, p. 42.

[38] Henry d’Ideville, Le Maréchal Bugeaud d’après sa correspondance intime et des documents inédits, 1784-1849, Tome 2, Paris, Firmin-Didot, 1882, p. 187.

[39] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 310-311.

[40] Jean-Noël Tardy, L’âge des ombres : complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 2015.

[41] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 306.

[42] Juan Donoso Cortés, Lettres et Discours, Paris, Jacques Lecoffre, 1850, p. 29.

[43] Catherine Brice, « La Commission des barricades de la République romaine (1848-1849) : une ‘‘technologie politique’’ ? Réflexion sur les contextes mouvants de l’innovation », Diasporas, 29, 2017, p. 131-133.

[44] « Tod des Generals Brea », Allgemeine Militär Zeitung, Carl Wilhelm Leske, Leipzig und Darmstadt, 1848.

[45] « The military career of general Cavaignac », The United Service Journal and Naval and Military Magazine, 1848, Part III.

[46] « Roguet, General, die Zukunft der europäischen Armeen oder Bekämpfungsystem der Aufstände in den grössen Städten, von Heilmann, Oberlieutnant und Brigade Adjudant, Leipzig und Meissen, Goedschechen Buchhandlung, 1851 », Allgemeine Militär Zeitung, Carl Wilhelm Leske, Leipzig und Darmstadt, 1851.

[47] Carl Schmitt, Der Nomos der Erde, Berlin, Duncker, 1950.

[48] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 109.

[49] L. Touillon, Le Barde – Poésies nationales à la gloire de l’armée, Paris, Choiseul, 1850.

[50] Pierre Serna, « Pour un épilogue : Le massacre au XVIIIe siècle ou comment écrire une histoire de l’in-humain des Lumières aux Révolutions, puis à la conquête de l’Algérie », La Révolution française, 2011.

[51] Walter Laqueur, The Guerilla Reader, p. 67.

[52] Edmond Pellissier de Reynaud, Annales algériennes, T 1, Paris, Dumaine, 1854, p. 75.

[53] Christophe Michel Roguet, De la Vendée…, op. cit., p. 94.

[54] Léopold Sigisbert Hugo, Coup d’œil militaire sur la manière d’escorter d’attaquer et de défendre les convois, et sur les moyens de diminuer la fréquence des convois et d’en assurer la marche. Suivi d’un mot sur le pillage, Paris, Magimel, 1796, p. 30.

[55] Lars Wedin, Marianne et Athéna, La pensée militaire française du XIXe siècle à nos jours, Paris, Economica, 2011, p. 349.

[56] Christophe Michel Roguet, « De la guerre d’insurrection dans la péninsule », p. 643-647.

[57] Napoléon Bonaparte, Commentaires de Napoléon Ier, tome IV, Paris, Plon, 1867, p. 141.

[58] Jacques Frémeaux, La conquête de l’Algérie, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 219.

[59] Mathilde Larrère, L’urne et le fusil, La Garde nationale parisienne de 1830 à 1848, Paris, Presses Universitaires de France, 2016, p. 198.

[60] SHD, GR 1M 2002, Note sur la garde nationale, par le général de brigade Roguet, Laon, le 1er août 1850.

[61] Christophe Michel Roguet, De la Vendée…, op. cit., p. 188.

[62] Ibidem, p. 69.

[63] Pierre Michel, Un mythe romantique. Les barbares, 1789 – 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1981.

[64] Saint-Marc Girardin, Le Journal des débats, 8 décembre 1831.

[65] Jean-Claude Caron, « L’écriture des Trois Glorieuses : Héros et Barbares dans le cycle des violences insurrectionnelles », La Révolution 1789 – 1871, Ecriture d’une Histoire immédiate, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 290.

[66] SHD, GR 1M 822. Notices sur les divers évènements et sur les différentes expéditions qui ont eu lieu de 1830 à 1835.

[67] Louis Veuillot, Le lendemain de la victoire, vision, Paris, Lecoffre, 1850.

[68] Thomas Robert Bugeaud, La guerre des rues…, op. cit., p. 11.

[69] Le Moniteur, Jeudi 7 juin 1832.

[70] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 145.

[71] Édouard Ebel, « Du maintien de l’ordre à la guerre des rues : la gestion des foules entre 1830 et 1871 », La ville en ébullition : Sociétés urbaines à l’épreuve, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

[72] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 158.

[73] Édouard Ebel, « Du maintien de l’ordre à la guerre des rues ».

[74] Esprit Victor Elisabeth Boniface de Castellane, Journal du maréchal de Castellane 1804-1862. Tome 4, 1847-1853, Paris, Plon, 1896, p. 288.

[75] SHD, GR 1M 2151. Mesures à prendre en cas de troubles en province et dans Paris. Défense de Paris.

[76] Thomas Robert Bugeaud, La guerre des rues…, op. cit., p. 114-115.

[77] Jonathan M. House, Controlling Paris. Armed Forces and Counter-Revolution, 1789 – 1848, New York, New York University Press, 2014.

[78] Jean-Louis Dufour, La guerre, la ville, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 43.

[79] Thomas Robert Bugeaud, Guerre de rues…, op. cit., p. 11.

[80] Mark Traugott, « Les barricades dans les insurrections parisiennes : rôles sociaux et modes de fonctionnement », La Barricade, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 73.

[81] Thomas Bouchet, « La barricade des Misérables », La Barricade, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 129.

[82] Charles Jeanne, A cinq heures nous serons tous morts. Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832, Paris, Vendémiaire, 2011, p. 47.

[83] Édouard Ebel, « Théories et pratiques de la guerre des rues à Paris au XIXe siècle », Revue Historique des Armées, N°231, 2e trimestre 2003, p. 52.

[84] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 152.

[85] SHD, GR 1 K 28, Armée de Paris. Dispositifs en cas de troubles.

[86] « Beitrag zur Taktik des Angriffes beim Barrikadenkampf in Städten und Dörfern », Allgemeine Militär Zeitung, Carl Wilhelm Leske, Leipzig und Darmstadt, 1848.

[87]« The Battle of Paris, from the testimony of an eye witness », The United Service Journal and Naval and Military Magazine, 1848, part II, pp. 481-500.

[88] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 150.

[89] SHD, GR 1 K 28, Armée de Paris.

[90] Jill Hardin, Barricades. The War of the Streets in Revolutionary Paris, 1830-1848, Palgrave Macmillan, 2002, p. 96.

[91]Auguste Frédéric Louis Wiesse de Marmont, Mémoire justificatif du maréchal Marmont, duc de Raguse, Paris, Gaultier Laguionie, 1830.

[92] Jean-Claude Caron, Frères de sang, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2009, p. 164.

[93] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 91.

[94] Thomas Robert Bugeaud, La guerre des rues…, op. cit., p. 119-120.

[95] Christophe Michel Roguet, Insurrection…, op. cit., p. 93.

[96] Édouard Ebel, « Du maintien de l’ordre à la guerre des rues ».

[97] SHD, GR 1M 2151, Mesures à prendre en cas de troubles en province et dans Paris. Défense de Paris.

[98] Ted W. Margadant, French Peasants in Revolt, The Insurrection of 1851, Princeton, Princeton University Press, 1979, p. 39.

[99] Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1893, p. 224.

[100] Paddy Griffith, « Military thought in the French army », p. 44.

[101] Thomas Rid, “The Nineteenth Century Origins of Counterinsurgency Doctrine”, 5, Volume 33, October 2010, p. 756.

[102] Charles E. Callwell, Petites guerres, Paris, Economica, 1998, p. 126.

[103] SHD 1M 2151. Mesures à prendre en cas de troubles en province et dans Paris. Défense de Paris, « Notes au crayon écrites par le colonel de Laveaucoupet, chef de cabinet du Ministre, en marge du rapport du général Roguet. »

[104] Albert Ordway, Drill regulations for street riot duty: including lecture on relations between military and civil authority; rights and duties of military officers; and methods of dealing with riots, by Brigadier General Albert Ordway, District of Columbia Militia, Washington, Chapman, 1891, p. 322.

[105] SHD GR 1M 2004. « Conférence sur les combats de rue et de maison », Rapporteur. M. Granet, sous-lieutenant aux chasseurs de la garde, 26 février 1870, p. 1.

 

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Les « insignes fripons » embastillés : regards sur les coupables de friponnerie emprisonnés à la Bastille au XVIIIe siècle

Natacha Rossignol

 


Résumé : La prison de la Bastille est connue pour être devenue, après sa démolition, le symbole de l’aube d’une révolution qui métamorphosa la France. Si l’on en a surtout retenu les cas d’emprisonnement pour idées subversives, en revanche on sait moins qu’elle fut un lieu de prédilection d’enfermement des fripons de toutes espèces. Qu’ils soient faux sorciers, imposteurs, escrocs, usurpateurs, charlatans, rien ne faisait peur à ces singuliers personnages et leur principal objectif dans la vie était de faire des dupes pour en retirer des avantages. Les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI ont vu l’embastillement de nombreux fripons et les sources concernant ces individus nous permettent de mettre en lumière le regard que l’on pouvait porter sur ceux-ci. On y découvre une indéniable fascination de la part de leurs contemporains, y compris les lieutenants généraux de police, pour les étonnantes capacités de ces hommes et de ces femmes hors du commun.

Mot-clés : Bastille, fripon, friponnerie, escroquerie, escroc, imposteur, charlatan, argent, XVIIIe siècle.


Après avoir soutenu en 2017 un mémoire de Master sur Le jeu devant l’opinion dans la France du XVIIIe siècle, Natacha Rossignol est actuellement doctorante en histoire moderne à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, où elle prépare une thèse sur les fripons et la friponnerie dans l’espace européen du XVIIIe siècle sous la direction d’Edmond Dziembowski, professeur d’histoire moderne à l’UBFC. Elle est rattachée au laboratoire de recherche du Centre Lucien Febvre EA 2273 dirigé par Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine à l’UBFC.

natacha.rossignol@edu.univ-fcomte.fr


 

Introduction

Aujourd’hui désuet, le mot fripon faisait partie du langage courant au XVIIIe siècle. En 1762, le Dictionnaire de l’Académie française propose pour sa quatrième édition cette définition : « fourbe, qui n’a ni honneur, ni foy, ni probité[1] ». En 1798, lors de sa cinquième édition est ajouté « voleur adroit[2] ». De manière plus générale, le mot fripon est employé, à cette époque, pour parler de quelqu’un qui trompe son monde. Un fripon est un faiseur de dupes, un escroc, un imposteur, un charlatan. Ses friponneries engendrent des vols d’argent, la plupart du temps de manière consentie par la dupe, mais ce vol demeure un crime[3] car on considère que la personne a été trompée, à juste titre. Beaucoup de fripons furent donc emprisonnés, et beaucoup finirent à la Bastille.

Cet article s’appuie sur Les archives de la Bastille recueillies et publiées par François Ravaisson à la fin du XIXe siècle[4]. Il s’agit d’une sélection des documents de police conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal, principalement les dossiers des prisonniers et les documents du lieutenant général de police liés à l’administration de la prison. Il existe 19 volumes publiés par Ravaisson et nous avons exploité ceux qui concernent les années 1700 à 1788[5]. Les affaires de friponnerie étant plurielles, nous avons sélectionné les cas les plus parlants, ou ceux qui illustrent le mieux les exemples de même nature. Ces sources, bien que limitées[6], sont une aide précieuse pour la recherche qui nous intéresse ici. En effet, s’il existe déjà plusieurs ouvrages importants sur la Bastille[7] et si certains forfaits de près ou de loin liés à la friponnerie ont fait l’objet d’études[8], nous observerons ici le regard que portaient les officiers[9] sur les fripons. Au travers de leurs rapports et de leur correspondance, nous tâcherons de mettre en lumière l’opinion des autorités sur ces individus. Notre étude ne relève donc pas tant de l’histoire de la police[10] ou de l’histoire judiciaire[11] que de l’histoire des mentalités et des représentations collectives. Il nous faudra par ailleurs comprendre pourquoi des accusés de sorcellerie ou d’escroquerie financière eurent droit à cette épithète qui, nous le verrons, n’est pas anodine. Ainsi, si l’analyse des cas d’embastillement pour friponnerie nous permet de découvrir ces personnages, elle nous livre également un éclairage précieux sur la société et les états d’esprit du siècle des Lumières, en nous révélant le regard que les contemporains portaient sur ces personnages et leurs méfaits.

Définir la friponnerie à partir des archives de la Bastille

Tâcher de reconnaître un coupable de friponnerie

En 1707, un italien nommé Benciolini est enfermé à la Bastille. Cet homme était coupable d’avoir soutiré plus de 40 000 livres à différentes personnes, dont des princes. Changeant son nom au gré de ses besoins, il se fit passer pour un homme bien né en qui l’on pouvait avoir une confiance presque aveugle. De notre point de vue contemporain, nous n’hésiterions pas longtemps à qualifier cet homme d’escroc. Mais à l’aube du XVIIIe siècle, les choses ne sont pas aussi évidentes. Si le commissaire Socquard reconnaissait volontiers que Benciolini était un « bon chevalier d’industrie[12] », c’est-à-dire un homme vivant d’impostures, il avait cependant plus de peine à identifier de manière claire et précise son forfait. Il est vrai qu’au début du XVIIIe siècle, le crime d’escroquerie n’était pas encore bien défini par la justice[13] et les archives de la Bastille font écho à ce manque : « On a peine à qualifier son crime : ce n’est point vol de violence, débauche, ni attentat criminel, c’est plutôt un vol de séduction, une imposture d’un étranger commencée dans son pays et soutenue avec une extrême persévérance dans diverses villes du royaume[14]. » Le lieutenant général de police, Marc René de Voyer de Paulmy d’Argenson, était en revanche sûr d’une chose : Benciolini était « un scélérat du premier ordre qui avait commis une infinité de friponneries[15] ». Si l’on ne savait pas encore trop reconnaître ou qualifier l’escroquerie, on était parfaitement capable en revanche de reconnaître une friponnerie. Une friponnerie, peu importe les moyens employés ou le but escompté, engendrait à coup sûr des dupes, en petite ou grande quantité. Un fripon, c’était donc quelqu’un qui trompait les autres dans un but purement personnel.

Le cas Benciolini montre de façon nette que si certains crimes d’escroquerie ou d’imposture ne connaissaient pas encore une définition juridique certaine et déroutaient quelquefois les autorités, on n’avait en revanche aucune peine à qualifier un faiseur de dupes de fripon et ses actes de friponnerie. De plus, il faut souligner que le motif d’embastillement pour friponnerie allait toujours de pair avec un autre chef d’accusation.

Les différentes raisons d’enfermement à la Bastille, relatives à la friponnerie

Dans les archives de la Bastille, les mots fripon, friponne et friponnerie reviennent à de très nombreuses reprises. Lorsqu’un de ces termes apparaît dans ces documents, c’est dans des cas précis et pour des personnes accusées de crimes particuliers. Viennent en premier lieu les cas liés à la sorcellerie. Entrent dans cette catégorie les sorciers, les devins et diseurs de bonne aventure, les chercheurs de trésors et les soi-disant détenteurs du secret de la pierre philosophale[16]. Ensuite nous retrouvons les crimes liés à la finance : fabrication de fausse monnaie, billonnage, détournements de fonds, et toute autre sorte d’escroquerie financière. Les autorités employèrent également le terme de fripon pour parler des charlatans, des aventuriers, des intrigants, des espions et des personnes coupables d’abus de confiance. Enfin, les faussaires ont également eu le droit à l’épithète de fripon. Fausses lettres de cachets, faux papiers, fausses lettres de grâce, ou encore faux billets de loterie gagnants, les fripons ne reculaient devant rien et falsifiaient toutes sortes de documents, du plus anodin au plus notable.

On qualifiait souvent d’« insignes » les individus qui commettaient des actes de friponnerie. Le sens de ce mot est, comme nous le savons, relativement ambivalent puisque, s’il fait certes référence au caractère remarquable d’une personne, il peut le faire à des fins mélioratives ou péjoratives. L’emploi de ce mot à l’égard des fripons ne semble pas anodin mais paraît au contraire très révélateur du regard, tantôt fasciné, tantôt réprobateur, que les autorités portaient sur eux à cette époque.

Le traitement des fripons à la Bastille

Après la Révolution, la légende noire de la Bastille, prison abominable, lieu de tourments sans fin, fit couler beaucoup d’encre. Par la suite, afin de distinguer le mythe et la réalité, plusieurs historiens ont essayé de retracer la véritable histoire de ce lieu[17]. Il ressort de ces ouvrages que les conditions de vie des prisonniers dépendaient avant tout de leur condition sociale et de leurs moyens de s’offrir une détention agréable ou non. C’est ce que rappelle Monique Cottret : « Du tragique au dérisoire, la vie bastillonnaire offre une multitude de nuances possibles qui expliquent les témoignages contradictoires[18]. » En effet, tout confort se payait. S’ils avaient les ressources nécessaires, rien n’interdisait aux prisonniers de s’aménager une cellule confortable, meublée et même de s’entourer d’animaux de compagnie[19]. Ils avaient également la possibilité de se faire livrer de la nourriture, sous forme de denrées brutes ou de mets préparés par des pâtissiers ou des rôtisseurs, ce qui leur permettait « de maintenir la position sociale qu’ils occupaient avant leur incarcération[20]. » Ce fut notamment le cas du marquis de Sade qui se fit livrer de nombreuses denrées par sa femme lors de sa détention en 1787[21] ainsi que de la vaisselle fine[22]. Le gouverneur recevait du Roi une somme quotidienne pour chaque prisonnier, proportionnelle à sa condition sociale, pour subvenir à ses besoins indispensables. Mais celui-ci pouvait parfois détourner, à son profit, une partie de ces versements, ce qui lésait les détenus et cela d’autant plus lorsqu’ils étaient de condition modeste[23].

La durée de détention des fripons dépendait du bon vouloir des autorités[24]. Ceux accusés de sorcellerie étaient le plus souvent transférés dans une autre prison (Bicêtre, la Salpêtrière, l’Hôpital) dès que les interrogatoires (qui pouvaient durer soit quelques semaines ou dans les cas les plus complexes, une année[25]) étaient achevés. Cette autre détention, quant à elle, pouvait durer plusieurs années. D’autres fripons étaient maintenus enfermés tant que le gouverneur n’avait pas la preuve de leur imposture, ou plutôt la certitude de leur faux talent. En effet, lorsqu’un homme était enfermé parce qu’il prétendait détenir le secret de la pierre philosophale, le même rituel se mettait en place. Il lui était fourni de quoi travailler et l’on attendait d’avoir la preuve qu’il ne savait pas changer le plomb en or. Le roi voulait à chaque fois s’assurer que l’opération était bien impossible : « Comme cette affaire paraît mériter attention, quoiqu’on soit ordinairement, ou pour mieux dire toujours, trompés dans celle de pareille nature, il semble cependant nécessaire de vérifier ce qui en est[26]. »

La Bastille étant une prison d’état, c’était le roi qui payait les frais de détention de ses prisonniers. Ainsi, il fallait valoir la dépense que l’on faisait faire au souverain[27]. Ce ne fut pas le cas des deux escrocs Taussin père et fils embastillés en 1701. Proxénètes, prêteurs sur gage à grosse usure, ces deux hommes falsifiaient des lettres de change et soutiraient de l’argent à des parents qui pensaient, en toute bonne foi, le donner à leurs enfants. Bien que l’exempt Savery[28] reconnût que ces deux personnages étaient « les deux plus grands poisons qui soient à Paris, ne vivant que d’industrie et de filouterie[29] », ils furent relâchés rapidement. Si l’on compare leur cas avec celui de Du Hautoy enfermé la même année, une nette différence apparaît. Cet homme falsifiait également des lettres de change, faisait de faux papiers, mais ces derniers étaient en rapport direct avec l’Électeur palatin[30]. Au lieu de tromper les gens du peuple, il trompait les grands, les très grands, ce qui inquiétait manifestement l’autorité. Bien que Du Hautoy fût atteint d’une fistule à l’anus, mal qui augmentait les frais de son incarcération, on ne le relâcha pas pour autant. Puisque tous les papiers qu’il avait falsifiés n’étaient pas encore récupérés et donc que son porteur n’était pas neutralisé, il resterait à la Bastille quoiqu’il en coûte : « M. Du Hautoy ne peut pas encore être mis en liberté, et si son mal le presse, il faut le faire traiter à la B. avec le plus de soin qu’il se pourra[31]. » Le cas de Du Hautoy se rapproche de celui de Benciolini, qui, étant « assurément un imposteur des plus dangereux qui a affronté en plusieurs endroits des hommes considérables[32] », ne fut chassé du royaume et reconduit à la frontière qu’en 1715, soit huit ans après son ordre d’entrée à la Bastille. Pour en revenir aux Taussin, nettement moins dangereux pour la haute société, l’exil immédiat ne posa en revanche pas de problèmes : ils furent renvoyés dans leur province[33]. Peu semble importer au lieutenant général de police d’Argenson s’ils écument à nouveau la Gascogne : au moins ce ne sera pas au roi qu’ils porteront préjudice.

Le fripon, produit et miroir de la société

Bien connaître sa proie

Lorsque les officiers racontaient comment les fripons trompaient leurs dupes, c’était en émettant bien souvent une remarque importante[34]. Les fripons connaissaient les désirs et les faiblesses de leurs cibles et s’en servaient pour arriver à leur fin. Les dupes, pour leur part, croyaient que la personne qui leur promettait monts et merveilles leur apporterait ce qu’elles recherchaient : l’amour, un trésor, de l’argent, une réputation, la santé etc. Évoquons le cas de Desbroys, embastillé en 1724 pour sorcellerie : « Il a cru pouvoir se procurer quelques secours en faisant entendre à des personnes faibles et crédules qu’il avait des secrets pour se faire aimer, pour découvrir des trésors cachés, et pour prédire l’avenir, et il a sous ce faux prétexte abusé de leur crédulité, a tiré d’eux de l’argent[35]. » Desbroys arrivait à convaincre ses dupes qu’il avait réponse à tous les besoins, à tous les désirs, même les plus inavouables, et grâce à ce talent, il réussit à en tromper plus d’un. Cette capacité des fripons à deviner l’attente de leur proie a été bien soulignée par l’avocat Nicolas Des Essarts, qui rédigea entre 1786 et 1790 un Dictionnaire universel de Police et dont on peut lire, à l’article « Escrocs, filous, escroqueries et filouteries de toutes espèces », les remarques suivantes :

Les Filous n’ont pas étudié le cœur humain comme les Philosophes, pour en tirer des règles de conduite & de morale ; ils pénètrent tous ses replis pour en connoître les foiblesses, & pour en tirer profit. L’un aspirant à se faire une fortune brillante aux dépens des sots de toutes les conditions & de tous les rangs, réfléchit sur les habitudes attachées, pour ainsi dire, à chaque état. Lorsqu’il a découvert les passions ordinaires qui agitent un individu de telle classe, il l’attaque par l’endroit foible qu’il a apperçu. L’amour-propre flatté, caressé & exalté, est un des moyens que les Filous de la grande espèce emploient constamment […] Souples, adroits à saisir toutes les nuances qui s’offrent à leurs yeux perçans, ils ne négligent rien pour connoître les préjugés & les goûts des personnes qu’ils veulent subjuguer[36].

Ce portrait, qui laisse percer une certaine fascination, insiste à juste titre sur le talent que montraient les fripons, mentalistes et psychologues avant la lettre, en s’adaptant aux règles qui régissaient les différentes conditions sociales et en tirant profit des faiblesses qui leur étaient propres. Savoir s’adapter aux dupes permettait de tromper efficacement. Évoquant les faux sorciers, Ulrike Krampl émet à ce sujet une remarque très pertinente : « L’art de séduire, de faire espérer autrui par des promesses, révèle une vraie compétence à diriger, certes à une échelle très restreinte et localisée, les âmes et les corps des contemporains en donnant discrètement du sens aux aléas de la vie[37]. » Mais les fripons ne se contentaient pas de bien cerner le cœur humain. Ils connaissaient aussi remarquablement le fonctionnement de leur société, dont ils exploitaient les codes de conduite mais aussi les failles pour s’y faire une place et, in fine, mieux abuser leurs proies.

L’habit fait le moine : une société d’apparence qui facilite le travail du fripon

Un des grands talents des fripons consistait en leur capacité d’analyser finement et précisément la société dans laquelle ils vivaient. Connaissant bien ses particularités et ses failles, ils se servaient de ce savoir pour s’y fondre parfaitement et s’y adapter en fonction du lieu et de la compagnie qui les entourait. À cet égard, les archives de la Bastille se montrent fort éloquentes. Les dupes regroupaient des catégories de personnes assez semblables en fonction du crime du fripon. Prenons l’exemple des sorciers. Ces derniers visaient principalement des dupes faciles[38], prises dans un panel de personnes simples et peu éduquées : « on a trouvé chez Tirmont plusieurs livres et caractères et d’inventions diaboliques, dont tout l’effet consiste à profiter de la simplicité de quelques dupes[39] ». Parfois, le bouche à oreille amplifiait la réputation des fripons et jouait en leur faveur, comme ce fut le cas de ce charlatan enfermé en 1703, nommé Lully. Ce personnage avait non seulement identifié les désirs des gens, mais a également pu profiter de sa réputation naissante et grandissante, comme nous l’explique l’exempt Loir :

J’ai découvert ici, depuis quelques jours, un charlatan ridicule, qui prétend avoir des secrets merveilleux pour satisfaire les passions ou pour les guérir ; il prétend, dit-il, que la force de ses remèdes pénètre jusqu’à l’âme, qu’il sait radoucir les tempéraments les plus féroces, amortir la colère, exciter la haine ou l’amour ; il débite pour cela des poudres qui ne sentent que le pur brûlé ; mais il ne laisse pas d’en faire un assez grand débit, car il se forme beaucoup plus de nouvelles dupes qu’on n’en voit d’anciennes se détromper ; ainsi avant que chacun ait fait son expérience, et qu’un fripon soit connu pour ce qu’il est, il a fait à Paris beaucoup de mal[40].

L’officier reconnut que malgré son caractère quelque peu ridicule, Lully avait été redoutablement efficace ! Tromper les personnes de la haute société, souvent beaucoup moins naïves et crédules, était une gageure encore plus ambitieuse pour les fripons qui devaient alors redoubler d’efforts et d’imagination pour parvenir à leurs fins. En 1705, fut enfermé, après plus d’un an de fuite, un certain Doucelin d’Albaterre, qui s’était fait passer pour l’héritier de la couronne de Castille. Ce curieux personnage ne manqua pas de forcer le lieutenant général de police d’Argenson à une certaine reconnaissance de ses capacités imaginatives : « Des volumes entiers ne suffiraient pas, s’il fallait rapporter toutes ses extravagances[41]. » L’aventurier Blaud, se faisant appeler alternativement chevalier de Bon ou de Saint-Luc, ou encore Blaud, Seneuve, Couprie, Melfort, inspire la même fascination en 1741. Ce caméléon « qui a de l’esprit et qui débite bien son discours[42] » a réussi à escroquer beaucoup de monde en se faisant inviter et prêter de l’argent par « tous ceux qu’il pouvait séduire[43] ». Le lieutenant général de police, Claude Henry Feydeau de Marville, le regardait comme « un misérable dont la vie paraît être un tissu de crimes et de friponneries[44] ». Derrière ces mots sévères, perce néanmoins un soupçon d’admiration : « il paraît être un maître fripon[45] », qui a été l’auteur d’une « infinité d’impostures[46] ». En bref, ce fripon était « un des plus hardis que la terre souffre[47] ». Ceux qui prétendaient détenir le secret de la pierre philosophale eurent droit, eux aussi, à ce même respect à peine voilé. Ceux-ci, nous l’avons vu, réussissaient à abuser pour un temps le roi et la police. En 1711, un certain Troin fut embastillé pour ce crime. C’est toute une province que ce dernier aurait fait plonger dans ses filets comme le décrit le lieutenant-général de Provence, François de Grignan, qui « souhaitait tirer de l’erreur la contrée de Provence où il joue ce personnage[48] ». Troin en était même venu à tromper l’évêque de Senez. Lorsqu’il décéda à la Bastille, l’autorité fut déçue de n’avoir pu réussir à prouver son imposture : « La mort naturelle ou précipitée du malheureux fait, ce me semble, assez connaître que c’était un insigne fripon qui a mieux aimé mourir que de révéler le secret de ses friponneries[49]. » Sa disparition engendra un soulagement général, mêlé de regrets : « Enfin il ne trompera plus personne, et il aurait été seulement à désirer qu’il eût détrompé avant sa mort ceux dont il avait fasciné les yeux et séduit la crédulité[50]. » Puisque la police ne put prouver son imposture avant son trépas, ceux qui avaient cru en ses capacités persistèrent à croire en ses talents. La tromperie de hauts personnages par les fripons n’était pas, par ailleurs, sans provoquer un certain malaise. En effet, comme l’a relevé Ulrike Krampl, l’on n’osait pas traiter ces dupes renommées de la même manière que des dupes anonymes : « L’embarras devant l’implication de personnages haut placés se fait sentir aussi bien dans les affaires instruites que dans les directions des autorités[51] ».

Comme l’a bien souligné Daniel Roche, la société des Lumières était une société d’apparence, ou les codes sociaux se retrouvaient dans l’habillement et la façon de se comporter[52]. Même si certaines conceptions peuvent nous paraître aujourd’hui étonnantes voire farfelues, les hommes et les femmes du XVIIIe siècle appréhendaient la personnalité des gens avant tout sous cet angle. Benoît Garnot analyse les idées reçues sur les criminels en ces termes : « Les délinquants sont perçus par la plus grande partie de la population de manière stéréotypée […] on attribue fréquemment aux délinquants des caractères physiques qui les démarquent de la bonne société de leur temps, leur ignominie étant visible jusque dans leur apparence et inscrite dans leur chair comme la marque du Diable[53]. » Est-il besoin de rajouter que ces a priori sont évidemment faux : « Ces conceptions révèlent des peurs sociales, mais ne correspondent pas à la réalité de la population délinquante[54]. » En ce qui concerne les fripons, c’était même l’opposé qui s’imposait aux yeux de leurs contemporains, puisque ces imposteurs faisaient tout pour se fondre dans le milieu dans lequel ils cherchaient à faire des dupes et c’est ainsi que cette société d’apparence les servait de manière tout à fait providentielle. Ils prenaient tantôt des atours de comtes, de marquis, de ducs et même de rois. Le portrait qu’a brossé Catherine Samet du fripon insiste sur cette remarquable faculté d’adaptation : « Il sait jouer de tous les titres, de toutes les personnalités, de tous les costumes. La mise en scène n’a pas de mystère pour lui. C’est un excellent acteur. Il aime tromper […] [il] est un ‘‘animal social’’. Il est séducteur, stratège, politique et économiste[55]. »

Pour commettre ses méfaits, le fripon changeait non seulement d’apparence mais également de nom. Les archives de la Bastille nous apprennent à ce sujet que chaque fripon pouvait faire usage de nombreux patronymes, qu’il choisissait en fonction des milieux qu’il voulait infiltrer. Vincent Denis nous explique cette importance du nom :

Dans ces stratégies de reconnaissance, l’usage du nom et du titre mérite une attention particulière […] Le nom constitue le premier élément de l’imposteur, mais son premier capital également, puisqu’il s’agit de le faire accepter ou de le faire fructifier : par le nom, on espère gagner la reconnaissance, l’argent, les honneurs auxquels on prétend. Aussi l’imposteur, peut-être avant même d’être une silhouette avenante, est-il un nom. Il n’est jamais anonyme […] Il y a dans la prolixité à se nommer et à se faire nommer, une dimension performative essentielle[56].

Les fripons nous apprennent beaucoup de leur société, dont ils constituent de vrais miroirs puisqu’ils en reflètent à eux seuls les règles de conduite et les faiblesses. Ce constat est à rapprocher de l’analyse de l’imposteur contemporain faite par Roland Gori, professeur de psychopathologie. À ses yeux, l’imposteur est une « véritable éponge vivante[57]», ce qui fait de lui un caméléon redoutable. « Par ses emprunts aux couleurs de l’environnement » remarque-t-il, « l’imposteur témoigne d’une exceptionnelle « adaptation à la réalité » […] C’est le prototype de l’adaptation et de l’habileté sociale, le sujet idéal des façonneurs de comportements[58]. » Il va de soi que, pour certains observateurs, cette grande capacité d’adaptation des fripons les rend d’autant plus dangereux.

Le bouleversement de l’ordre social engendré par la friponnerie

Les fripons faisaient planer sur la société d’Ancien Régime une menace subtile mais bien réelle. Nous l’avons vu pour le cas de Benciolini : le lieutenant général de police d’Argenson parlait d’un homme des plus dangereux[59]. Pourquoi un individu qui ne faisait qu’escroquer de l’argent était-il à ce point un danger pour la société dans laquelle il vivait de ses friponneries ? Suivons la piste que nous ouvre Pierre Deyon : c’est l’estimation même du danger qui influence les lois. Plus le risque est grand, plus la loi sera rigoureuse : c’est « l’appréciation du risque couru par la société bien plus que le degré de responsabilité et de conscience du délinquant qui inspire la législation royale et la jurisprudence des tribunaux […] le vol est puni moins en fonction des motifs du voleur et des dommages infligés à la victime qu’en fonction du danger ressenti par le corps social dans ses hiérarchies et ses institutions[60] ». À ce titre, Catherine Samet met en lumière un fait important : « L’abus de fausses qualités est, évidemment, particulièrement mal toléré par la société d’Ancien Régime. D’abord parce qu’il remet en cause la sécurité des signatures et des contrats du système économique, mais aussi parce qu’il porte atteinte à l’honneur et, de façon générale, aux personnes. D’autant que les noblesses ‘‘natives’’ retrouvent, à l’époque de Louis XV, une certaine influence[61]. » Nous l’avons vu, les principales armes des fripons étaient leurs fausses identités et leurs fausses apparences. Se faire passer pour quelqu’un d’autre, et surtout pour un noble, entachait la véritable noblesse et portait atteinte à son honneur, vertu cardinale du second ordre. Il n’était donc pas anodin, même si cela était très répandu, de se faire passer pour ce qu’on n’était pas[62]. Les fripons créèrent une faille dans le pilier qu’était la noblesse, et, partant, dans la société d’ordres et de corps.

De la même manière, l’enrichissement facile et parfois fulgurant des fripons ne pouvait que perturber la société. Ulrike Krampl insiste sur ce danger : « Dans une société fortement hiérarchisée, faire fortune a des conséquences sociopolitiques […] l’enrichissement, par sa capacité à modifier l’assise sociale d’une personne, interfère dans l’équilibre des tensions qui organisent la société[63]. » Lorsqu’on ne possédait ni nom ni titre, une soudaine ascension pécuniaire était difficilement admise par les contemporains. Or, l’argent était un élément essentiel et déterminant dans toute friponnerie. C’était même le ressort primordial.

Un regard ambigu sur la friponnerie

Les fripons, les dupes et l’argent : un triangle amoureux

Peu importe le biais ou le chemin, il semble que la quête de tout fripon soit l’argent. Tout tournait autour de lui : il fallait se faire un nom pour pouvoir se faire recevoir, se faire entretenir pour économiser quelques dépenses et surtout, soutirer des richesses à des dupes prestigieuses ou totalement anonymes. À cet égard, les archives de la Bastille nous montrent que les femmes qui commettaient des actes de friponnerie étaient animées par ce même désir. C’est le cas de la veuve Bougie, qui, en 1753, soutira 10 380 livres à un correcteur de compte[64]. Il faut également mentionner Marie Élisabeth Charlotte Valérie de Bruls, une aventurière enfermée à la Bastille en 1761. Autrichienne, fille d’un perruquier, elle s’est enfuie de son pays pour rejoindre Paris travestie en homme. Le fil de ses mensonges et de ses travestissements s’avère difficile à suivre tant l’intéressée se montre intarissable sur ce chapitre. Ses prétendues identités furent multiples : fille d’un capitaine des gardes de la reine de Hongrie, filleule du prince Charles de Lorraine et de la princesse Charlotte, abbesse de Remiremont, veuve d’un comte de Bruls officier suisse au régiment de Vigé ou encore épouse de Favier du Tilleul. Elle multiplia l’emprunt de noms : Likinda, veuve Vasser, comtesse d’Herchond, ou encore milady Mantz. Tous ces stratagèmes n’étaient déployés que pour une finalité : l’argent. Et avec succès. Elle fut entretenue par Turin, contrôleur des guerres en Champagne, par la comtesse du Rumain, qui lui loua elle-même un appartement à l’hôtel de l’Impératrice, puis elle escroqua entre 20 000 et 25 000 livres à un joaillier. Elle réussit également à duper la comtesse de Choiseul-Meuse et l’ambassadrice de l’Empereur[65] à qui elle soutira également des espèces et des diamants. C’est une « femme extraordinaire[66] », ne pouvait s’empêcher de s’exclamer l’inspecteur Buhot. Son cas prouve, si besoin était, que les femmes étaient elles aussi capables de friponner et qu’elles subjuguaient tout autant que leurs congénères masculins, d’autant qu’on ne s’attendait pas toujours à ce qu’elles soient capables d’escroquerie.

La cupidité n’était pas l’apanage des seuls fripons et friponnes. C’est ce même appétit pour les richesses qui fait tomber bien souvent les dupes dans le piège qui leur est tendu. Cela est tout à fait significatif dans les cas d’escroquerie pour sorcellerie. Les gens étaient prêts à rétribuer une personne pour obtenir une information sur un trésor ou sur la manière de faire fortune. Comme le souligne Ulrike Krampl, si « l’enrichissement constitue le principal objet que visent les magies des faux sorciers […] les paroles prometteuses tombent rarement dans le vide car le désir de fortune semble avoir saisi la société tout entière[67]. » Il est donc intéressant de relever que ce qui rapproche la dupe de son dupeur réside dans un but similaire : « En dépit des différences de statut social, les faux sorciers partagent pleinement l’intérêt de leurs clients : réussir et s’enrichir[68]. » Imprégnée du catholicisme, la société d’Ancien Régime réprimait fortement cette soif d’argent et regardait ce penchant d’une manière extrêmement défavorable. Ulrike Krampl nous décrit ainsi le cas d’un chimiste qui fit fortune en très peu de temps et qui affichait son amour pour les richesses. Il fut décrié par tout son entourage et son attitude fut jugée inadmissible[69]. Aimer l’argent ouvertement était source de déshonneur.

L’honneur en jeu

Afin que les gains de son imposture soient les plus importants possible, le fripon devait privilégier des dupes issues du milieu où l’argent était le plus abondant et le plus facilement dépensé : la haute société. Or, dans ce milieu, il existait une valeur primordiale : l’honneur. Suivons Benoît Garnot dans sa définition de ce qu’était l’honneur au XVIIIe siècle :

L’honneur implique à la fois le respect que l’on doit à un homme ou à une femme en fonction de son statut, et les qualités qui justifient ce respect, particulièrement le courage, la droiture et la fidélité à la parole donnée dans le cas des hommes, et dans le cas des femmes la pudeur, la virginité avant le mariage et la fidélité ensuite, pour que soit préservée la pureté de sang du lignage. Les Gens sont honorés parce qu’ils sont honorables, et ils sont honorables parce qu’ils sont honorés (A. Jouanna) […] L’honneur est une composante essentielle de la personnalité sociale, sans doute même la première, et il est essentiel de le conserver et de le défendre, la perte de l’honneur constituant la pire des déchéances[70].

Il était capital pour un fripon voulant s’infiltrer dans la haute société de passer pour une personne honorable, c’est-à-dire une personne que l’on pouvait recevoir chez soi, à qui l’on pouvait faire confiance et prêter de l’argent sans crainte. Sa parole, comme celle de tout gentilhomme, devenait alors à elle seule un gage de confiance et de respectabilité. Ainsi, l’identité usurpée ou inventée, qui permettait de jouir en toute tranquillité des bienfaits de l’honneur, devait être accompagnée d’une apparence digne de cette honorabilité. Pour comprendre l’importance du comportement de l’imposteur qui souhaitait se fondre dans les apparences nobiliaires, examinons le cas d’un dénommé Roger, emprisonné à la Bastille en 1767. Roger était un soldat du régiment d’infanterie du Dauphiné qui se fit passer pour le fils de Mme de Flavacourt à qui il écrivait régulièrement. Importunée par ces lettres, celle-ci écrivit à Antoine de Sartine, lieutenant général de police, pour se débarrasser de cet homme encombrant en demandant une lettre de cachet. Il fut ainsi embastillé. Lorsque l’on étudie son cas, on observe que Roger commit deux erreurs qui empêchèrent son imposture de réussir et qui, in fine, lui furent fatales. Tout d’abord, la biographie qu’il mettait en avant correspondait mal à l’identité qu’il avait usurpée. En effet, il se voyait régulièrement contraint d’en modifier certains détails dans la mesure où il ne s’était pas suffisamment documenté sur la famille dont il se prétendait issu. En second lieu, son comportement était loin d’être celui d’une personne de haut rang comme le remarqua, à l’occasion de son emprisonnement, le commissaire Rochebrune : « Je ne dirai point qu’il est fou, mais je le trouve méchant, violent, emporté, grossier et sans éducation, et rien n’annonce qu’il soit même d’une naissance bourgeoise, n’ayant ni politesse, ni connaissance du français[71]. » Roger finit même par exaspérer les autres prisonniers au point qu’ils firent usage d’une grande violence à son égard : « Tous les prisonniers de la salle se sont ameutés, et ils étaient déterminés de le lapider cette nuit […] ce matin on n’a pu les contenir, ils ont exécuté leur dessein ; en sorte qu’ils l’ont beaucoup maltraité[72]. » Cet escroc médiocre ne s’en remit pas et mourut de ses blessures[73]. Le fripon se devait donc de rentrer corps et âme dans son personnage pour que son imposture puisse réussir. Le traitement brutal infligé à Roger s’explique aisément dans la mesure où il a abusé de fausses qualités et a prétendu être quelqu’un d’honorable, alors qu’il n’en avait ni l’apparence ni le comportement. Cependant, l’honneur ne concerne pas que l’imposteur. Il concerne aussi la dupe.

Les imposteurs étaient enfermés à la Bastille après l’envoi d’une lettre de cachet. Celle-ci était souvent réclamée par des particuliers, comme nous venons de le voir, qui demandaient l’emprisonnement d’une personne pour différentes raisons[74]. Vincent Denis nous dit ceci à propos des imposteurs : « La fréquence des lettres au lieutenant général de police, et inversement la rareté des témoignages directs, montrent dans ces affaires la volonté de mettre à distance les victimes et l’imposteur, comme si leur association était vécue comme une véritable souillure. À plusieurs reprises, des poursuites semblent avoir été abandonnées par honte du scandale[75]. » Mais quel était vraiment le motif du scandale ? Ce qui était vraiment honteux et déshonorant, c’était de ne pas avoir été plus astucieux que l’imposteur, d’être tombé dans ses filets et de se voir contraint d’avouer à tous d’avoir été dupé. Relevant le rapport entre honneur et duperie, Ulrike Krampl estime que ces deux notions s’avèrent totalement incompatibles : « S’avouer dupe revient à avouer une faiblesse sociale, aveu d’impuissance qui met en jeu l’honneur, ressource sociale de premier ordre[76]. » La seule chose qui pousserait une dupe à parler, c’est l’argent. Seul lui se montrerait plus fort que l’honneur : « En dépit du risque de mettre en jeu leur réputation, les ‘‘dupes’’ privilégient le fait qu’elles ont été dépossédées d’importantes sommes d’argent. N’avoir plus rien à perdre peut amener à parler[77]. » Elles sont d’autant plus honteuses qu’elles perdent sur tous les tableaux, à la fois leur argent et leur honneur, alors que celui qui leur a tout ravi subit pour sa part une punition qui n’en est pas forcément une. En effet, la Bastille posséderait le pouvoir de métamorphoser positivement ses hôtes, comme le souligne Monique Cottret : « La Bastille ne terrorise plus ; un court séjour donne en quelque sorte un certificat d’honorabilité[78]. » Tandis qu’un passage à la Bastille pour un fripon ne signifiait nullement la fin de sa carrière, les dupes voyaient, quant à elles, leur réputation durablement entachée. La police éprouvait beaucoup de peine à dissimuler son embarras devant l’implication des grands personnages victimes d’une tromperie[79]. Le vrai gagnant restait donc l’imposteur, qui pouvait se targuer d’avoir été le plus rusé et d’avoir prouvé à tous ses talents. Le fait est d’autant plus avéré, comme nous allons le voir, lorsqu’il s’agit d’une friponnerie partie du sommet de l’État.

La friponnerie pardonnée ? Le cas fascinant de La Jonchère

Lors du jugement des cas d’escroquerie, la question de l’exemption pouvait se poser. En effet, dans le cas des individus mineurs, on se demandait s’il ne convenait pas de les juger irresponsables de leurs actes. De la même manière, lors du jugement des personnes âgées, voire très âgées[80] on pouvait s’interroger sur leur éventuelle sénilité. Mais à la suite des 477 jugements pour escroquerie qui ont eu lieu au XVIIIe siècle, aucun accusé ne fut exempté pour ces motifs[81]. Les magistrats leur reconnaissaient en effet de telles facultés intellectuelles, qu’ils ne leur accordaient jamais la moindre décharge de responsabilité. Comme le souligne Catherine Samet, « les manœuvres nécessitent une vivacité d’esprit qui caractérise à la fois l’intention coupable et également une certaine capacité[82]. » La justice d’Ancien Régime semblait donc ne pas mettre en doute l’intelligence des fripons qu’elle jugeait et semblait même éprouver une certaine fascination à leur égard. Et, de la fascination au pardon, le pas est d’autant plus aisément franchi que le rang social du fripon est élevé.

En 1723, un cas très particulier se présenta au lieutenant général de police Marc Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson. Le 24 mai, Gérard Michel de La Jonchère est emprisonné à la Bastille. Il était trésorier de l’extraordinaire des guerres, placé sous la responsabilité du secrétaire d’État de la Guerre, Claude Le Blanc. Albert Babeau, qui a publié le journal de captivité de La Jonchère, nous éclaire sur le fonctionnement très particulier de l’extraordinaire des guerres. C’était en effet :

Une institution qui fonctionnait en dehors des règles normales. Elle s’alimentait, en temps de guerre, par des contributions levées sur l’ennemi, en temps de paix, par des revenants-bons et des épargnes de divers genres. Les trésoriers n’étaient pas astreints à rendre leurs comptes annuellement ; ils pouvaient retenir les deniers, les appliquer à leurs affaires, et les ministres, par un usage abusif, leur délivraient des ordonnances d’ajournement de compte lorsqu’ils étaient débiteurs de deux ou trois millions[83].

Pour un individu peu scrupuleux, il va sans dire qu’une telle charge était une aubaine. Les sources concernant l’affaire La Jonchère montrent qu’il en profita pleinement. Le trésorier fit fortune en très peu de temps et il acquit un hôtel rue Saint Honoré, dans lequel trônait son portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Cette soudaine ascension financière éveilla les soupçons des frères Pâris[84]qui ouvrirent une enquête et s’appliquèrent à examiner méticuleusement les comptes du trésorier. Ils purent ainsi démontrer qu’ « il avait distribué en billets la solde des officiers, pour le paiement de laquelle il avait reçu des espèces ; cette opération illicite lui aurait procuré des bénéfices illicites évalués à douze ou treize millions[85]. » Non seulement La Jonchère profita du non suivi strict des comptes, mais il se servit également des billets du système de Law pour engranger encore plus de liquidités. On comprend mieux comment il a pu rassembler une telle fortune en si peu de temps. L’affaire fit grand bruit à Paris : Edmond Barbier et Mathieu Marais ne manquèrent pas de mentionner cette surprenante affaire dans leur journal[86]. La Jonchère fut en toute logique emprisonné à la Bastille, avec le confort et les avantages que lui garantissait son rang. Il eut le privilège d’avoir en sa compagnie son serviteur, Lorange, ainsi que de quoi lire, écrire et meubler sa cellule selon ses goûts. Au bout de quatorze mois d’embastillement, il fut finalement libéré, mais déclaré par un arrêt de la Chambre de l’Arsenal « incapable désormais de tenir ni posséder aucune charge de finance et le condamnait par corps à porter au trésor royal la somme de 1 381 688 livres en espèces sonnantes[87] ». Le trésorier ne fut pas la seule personne inculpée dans cette affaire. Suspecté de malversation, le secrétaire d’État de la Guerre, Le Blanc, fut finalement acquitté grâce aux soutiens hauts placés dont il bénéficiait. Le comte de Belle-Isle, petit-fils de Nicolas Fouquet, le célèbre surintendant de Louis XIV, fit à son tour un séjour à la Bastille de plusieurs mois. En revanche, il ne fut pas acquitté comme Le Blanc, mais condamné à restituer 600 000 livres. Nous pourrions croire que ces individus peu consciencieux, ayant porté préjudice à l’honneur de l’État, aient vu leur carrière s’arrêter à ce stade. Mais il n’en est rien. Le Blanc fut à nouveau secrétaire d’État de la guerre deux ans après l’affaire. Le comte de Belle-Isle devint Maréchal de France en 1741, fut nommé duc et pair de France en 1748, ministre d’État en 1750 puis secrétaire d’État de la Guerre en 1758[88]. La Jonchère fut pour sa part promu trésorier de l’ordre royal de Saint-Louis[89] ce qui lui donnait le titre de commandeur et lui octroyait 3 000 à 4 000 livres de pension. Tout ceci passait bien sûr outre sa condamnation à ne plus être en charge du moindre compte. Bien qu’exceptionnelle par le rang social des personnages impliqués, l’affaire n’en reste pas moins éclairante sur le regard porté en haut lieu sur la friponnerie, qu’elle soit issue du ruisseau ou qu’elle prenne naissance dans les ors versaillais. Quel que soit leur crime, les fripons suscitent une perplexité mêlée d’admiration. Plus la dupe est importante, plus la friponnerie devient un exploit digne d’être célébré. Or, existe-t-il dans la société d’Ancien Régime une dupe plus prestigieuse que la monarchie ?

Conclusion

Les archives de la Bastille sont une source précieuse pour étudier les fripons et la friponnerie, phénomène qui, nous l’avons souligné, affecte toutes les strates de la société, des plus humbles, aux plus hautes sphères, et s’en prend à toutes sortes de dupes, des plus anodines aux plus prestigieuses et controversées. L’étude de ces surprenants personnages révèle aussi beaucoup des mentalités des contemporains. Ils fascinaient souvent plus qu’ils n’étaient décriés. Cette admiration, il est vrai, s’exprime la plupart du temps avec circonspection. Certaines précautions de langage prennent alors tout leur sens. Le recours fréquent à des mots à double-sens atteste du magnétisme exercé par ces « insignes fripons », expression qui parcourt nos sources, sur une France partagée entre réprobation et compréhension. En effet, la police n’est pas la seule à donner son opinion sur ces personnages : nous croisons leur chemin dans les pièces de théâtre, les traités, les romans, les correspondances, et l’iconographie. Ils semblent être omniprésents et une étude plus profonde est indispensable pour mieux cerner l’importance de ces individus et ce qu’ils ont à révéler de la société dont ils sont issus. C’est pourquoi cette analyse n’est que le commencement d’un travail bien plus vaste faisant l’objet d’une recherche doctorale en cours[90].


[1] Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, Paris, Veuve Brunet, 1762. Consultable en ligne : http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/ACADEMIE/QUATRIEME/quatrieme.fr.html

[2] Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, Veuve Brunet, 1798.

[3] Au XVIIIe siècle, un crime est une action méchante et punissable par les loix, tandis qu’un délit est un crime commis par un ecclésiastiqueDictionnaire de l’Académie française, 5e éd., op cit.

[4] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866.

[5] Il s’agit de la fin du règne de Louis XIV, où nous retrouvons encore beaucoup de cas de sorcellerie, crime toujours regardé avec beaucoup de suspicion, voire d’angoisse, à la suite de l’affaire des poisons (1679-1682) et nous nous sommes arrêtés avant la Révolution, puisque la Bastille ne comptait à cette période plus que quelques prisonniers.

[6] Ravaisson n’a pas retranscrit la totalité des archives disponibles et les motifs d’embastillement qu’il décrit ne correspondent pas toujours à la réalité des chefs d’accusations. Il faut pour cela se reporter aux archives manuscrites.

[7] Frantz Funck-Brentano, Légendes et archives de la Bastille, Paris, Hachette, 1935 ; Monique Cottret, La Bastille à prendre : histoire et mythe de la forteresse royale, 1re éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Histoires », 1986 ; Claude Quétel, L’histoire véritable de la Bastille, Paris, Tallandier, 2013.

[8] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers: police, magie et escroquerie à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll.« Collection En temps & lieux », n˚ 31, 2011 ; Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières », Politix, 74, janvier 2009, p. 11‑30 ; Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne du XVIIIe au début du XIXe siècle: la naissance de la notion d’escroquerie d’après la jurisprudence du Châtelet et de parlement de Paris durant le siècle de Louis XV (1700-1790), Paris, France, L’Harmattan, coll.« Logiques juridiques », 2005.

[9] Il s’agit des lieutenants généraux de police, des commissaires et des exempts (voir note 28).

[10] Paolo Napoli, Naissance de la police moderne : pouvoir, normes, société, Paris, Éd. la découverte, coll.« Armillaire », 2003 ; Catherine Denys, Brigitte Marin et Vincent Milliot, Réformer la police: les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009 ; Nicolas Vidoni, La police des Lumières, Paris, Perrin, 2018.

[11] Jean-Pierre Royer, Histoire de la Justice en France, du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUF, 2010 ; Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit. Pour une histoire de la police et de la justice, voir également la bibliographie d’Arlette Lebigre et de Benoît Garnot.

[12] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 11, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 405.

[13] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit., p. 32‑33.

[14] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 407.

[15] Ibidem p.409.

[16] Tous ces crimes ont été pratiqués par des hommes et par des femmes, sauf les cas concernant la pierre philosophale où seuls des hommes ont été embastillés pour ce motif.

[17] Voir note 7.

[18] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit., p. 32.

[19] Ibidem p. 32-33.

[20] Odile Roblin, L’alimentation à la prison de la Bastille au XVIIIe siècle : une culture de la table élitaire ? Mémoire de Master 2 « Histoire et cultures de l’alimentation ». Sous la direction de Florent Quellier, Université François Rabelais de Tours, Tours, 2017 p.158.

[21] Ibidem p. 72.

[22] Ibidem p. 75.

[23] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit., p. 32.

[24] La lettre de cachet laisse la décision de la liberté entre les mains des autorités. Il n’y avait donc rien de préétabli à l’avance, c’est pourquoi il existe tant de différences de durée de séjour. Les fripons ne font pas exception. Voir à ce propos Claude Quétel, L’histoire véritable de la Bastille…, op. cit., p. 441‑466.

[25] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 10, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 381‑403.

[26] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 13, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 184.

[27] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 380.

[28] Officier chargé des arrestations.

[29] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 377.

[30] Prince germanique faisant partie des sept souverains ayant pour fonction d’élire l’empereur du Saint Empire Romain Germanique.

[31] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 321.

[32] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 411.

[33] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 380.

[34] Surtout pour les affaires de sorcellerie et de pierre philosophale, comme dans le cas Tirmont (Ibidem p. 271), Troin (François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 12, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 68., voir partie II/ B/) et celui que nous allons évoquer.

[35] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 13, p. 499-500.

[36] Nicolas-Toussaint Des Essarts, Dictionnaire universel de police, contenant l’origine et les progrès de cette partie importante de l’administration civile en France, Paris, Moutard, 1786, vol. 3, p. 537.

[37] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit., p. 114.

[38] Ibidem p. 78.

[39] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 271.

[40] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 164.

[41] Ibidem p. 243.

[42] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 15, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 118.

[43] Ibidem p. 124.

[44] Ibidem p. 126.

[45] Ibidem p. 125.

[46] Idem.

[47] Idem.

[48] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 12, p. 53.

[49] Ibidem p. 67.

[50] Ibidem p. 68.

[51] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 108.

[52] Daniel Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 1990.

[53] Benoît Garnot, Crime et justice aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Imago, 2000 p. 77.

[54] Idem.

[55] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit. p. 309.

[56] Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières »…, op. cit., p. 15‑16.

[57] Roland Gori, La fabrique des imposteurs : essai, Arles, Actes Sud éditions., coll. « Babel », 2015 p. 13.

[58] Idem.

[59] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 410.

[60] Pierre Deyon, Le Temps des prisons, Paris, Éditions universitaires, coll. « Encyclopédie universitaire », 1975, p. 22.

[61] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne..., op. cit. p. 223.

[62] Ibidem, p. 419.

[63] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 145.

[64] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 16, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 300.

[65] L’empereur du Saint-Empire Romain Germanique n’ayant pas d’envoyée féminine, il doit s’agir de l’épouse de l’ambassadeur alors en poste.

[66] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol.18, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 153.

[67] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 128.

[68] Ibidem p. 144.

[69] Ibidem p. 147.

[70] Benoît Garnot, Justice et société en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Ophrys, coll. « Synthèse histoire », 2000 p. 14.

[71] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol.19, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 360.

[72] Ibidem p. 374.

[73] Idem.

[74] Telles qu’inconduite, indécence, délinquance, folie présumée, ou même pour empêcher une mésalliance : Claude Quétel, Une légende noire : les lettres de cachet, Paris, Le Grand livre du mois, 2011.

[75] Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières »…, op. cit. p. 28.

[76] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 64.

[77] Ibidem p. 65.

[78] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit. p. 63.

[79] Voir note 51.

[80] L’escroc le plus âgé qui fut jugé, Alexandre André Maudaire, avait 85 ans. Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne..., op. cit. p. 442.

[81] Ibidem p. 445.

[82] Idem.

[83] Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France. Tome XXV. Un Financier à la Bastille sous Louis XV.  Journal de La Jonchère, Paris, H. Champion, 1875 p. 3-4.

[84] Antoine, Claude, Joseph et Jean Pâris étaient tous les quatre financiers. Leur fulgurante ascension leur a permis d’atteindre les plus hautes sphères politiques du royaume.

[85] Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris… op. cit. p. 4.

[86] Edmond Jean François Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XV (1718-1763) ou Journal de Barbier, vol.8, Paris, Charpentier, Libraire-éditeur, 1857 ; Mathieu Marais, Journal et mémoires de Mathieu Marais, avocat au Parlement de Paris sur la Régence et le règne de Louis XV (1715-1737), Paris, Firmin Didot frères, 1863.

[87] Ibidem p. 13.

[88] Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1995 p. 748.

[89] Ordre de chevalerie créé en 1693 pour récompenser les services rendus à l’armée.

[90] Natacha Rossignol, Fripons et friponnerie dans l’espace européens des Lumières (vers 1680- fin XVIIIe siècle) thèse en cours depuis 2017, sous la direction du professeur Edmond Dziembowski, Université de Bourgogne Franche-Comté.

 

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Remarques sur quelques références à la vente ad pretium participandum comme cause de réduction en esclavage − I., 1, 3, 4 − dans la doctrine du droit naturel moderne

Constance d’Ornano

 


Résumé : Un texte de droit romain (I., 1, 3, 4) expose qu’un homme libre devient esclave soit par le ius gentium − capture au cours d’une guerre − soit par le ius civile – s’il se fait passer pour un esclave pour être vendu comme tel par un complice et partager avec lui le prix de la vente. Ce second motif de réduction en esclavage est une manifestation − voire une conséquence − de l’opposition du droit romain à l’esclavage volontaire : c’est en effet au titre de la fraude commise par celui qui s’est laissé vendre ad pretium participandum que l’arsenal juridique lui refuse de retrouver la liberté. Ce texte est pourtant cité par des représentants de l’École du droit naturel moderne à l’appui de leurs thèses reposant sur l’admission de la servitude volontaire. Cette contribution se propose d’examiner les problématiques que posent, chez de tels auteurs, ces références à I., 1, 3, 4, ainsi que l’éventuelle influence de ces dernières sur la critique, par Montesquieu et Rousseau, des positions de leurs prédécesseurs sur la validité de l’esclavage.

Mot-clés : vente de soi, esclavage volontaire, liberté, convention, aliénation, philosophie politique


Constance d’Ornano est doctorante à l’Université Panthéon-Assas (Paris II). Sa thèse, dirigée par messieurs les professeurs Philippe Cocatre-Zilgien et Olivier Descamps, porte sur les aspects juridiques du paiement des rançons (XVIe-XVIIIe siècle). Sa participation aux sessions de la Société Internationale Fernand de Visscher pour l’Histoire des Droits de l’Antiquité (SIHDA), à Paris et Bologne, lui a donné l’opportunité de s’intéresser à la position des arrêtistes français quant à l’application hors du domaine maritime des dispositions romaines sur la lex Rhodia de iactu (publication dans la revue Interpretatio Prudentium, 2017, II-2, p. 41-74) ainsi qu’aux références à la vente ad pretium participandum dans la doctrine des XVIIe et XVIIIe siècles.

constance.ornano@gmail.com


 

Introduction

Si, en droit romain, un homme libre peut devenir esclave – sort notamment subi par les prisonniers de guerre –, un tel changement d’état ne saurait être considéré comme volontaire[1]. Pas davantage qu’il ne suffit de se prétendre esclave pour le devenir[2], il n’est possible de se réduire ou d’être réduit en esclavage en vertu d’une convention. En effet, l’homme libre, considéré comme monétairement inestimable[3], ne peut être l’objet d’un contrat : on ne peut ni prétendre qu’il doive être remis en propriété ni en verser l’estimation pécuniaire[4]. Ainsi, alors que les esclaves, considérés comme des choses, font l’objet d’un commerce et peuvent être vendus ou achetés, il en va tout autrement des hommes libres, qui se révèlent indisponibles aux tiers[5]. Même hors de la figure de la vente, et donc de la problématique de l’estimation monétaire, une convention entre particuliers ne pourrait faire d’un homme libre un esclave[6] : la liberté est en effet considérée comme publique et non privée[7].

Néanmoins, plusieurs textes du Digeste de l’empereur Justinien († 565) – recueil de fragments d’œuvres de jurisconsultes de l’époque classique, promulgué le 16 décembre 533 et ayant valeur de loi dans l’Empire − montrent que des hommes libres se font parfois passer pour des esclaves afin d’être vendus comme tels par un complice et partager avec lui le prix de la vente[8]. Alors même que les règles précédemment mentionnées font obstacle à la validité d’une telle opération, c’est précisément leur existence qui encourage cette dernière et la place au rang d’escroquerie. En effet, l’homme libre vendu comme esclave, peut, après sa vente, faire reconnaître sa qualité d’homme libre[9]. Ainsi, alors que celui qui s’est frauduleusement laissé vendre reste libre et peut jouir d’une partie du prix de sa propre vente, l’acheteur perd quant à lui à la fois celui qu’il avait acheté comme esclave et le prix déboursé pour l’acquérir. Dans certains cas, afin de punir celui qui, en toute conscience de son statut d’homme libre, s’est laissé vendre comme esclave dans le dessein de percevoir une partie du prix, le droit classique, plutôt que simplement le poursuivre pour dol sur le terrain contractuel, lui refuse le droit de réclamer sa liberté[10]. En maintenant celui qui s’est prétendu esclave dans sa faute, l’arsenal juridique romain fait de cette dernière la sanction même de celui qui l’a commise[11].

Cette vente dite ad pretium participandum se retrouve dans le paragraphe quatre du titre trois du livre un des Institutes du même Justinien (ci-après I., 1, 3, 4). Ce passage commence par indiquer que l’on peut naître esclave − si l’on est l’enfant d’une femme esclave − ou le devenir. Il précise ensuite les deux façons par lesquelles l’on devient esclave : par le droit des gens − lorsque l’on est capturé au cours d’une guerre − et par le droit civil − lorsqu’un homme libre âgé de vingt ans se laisse vendre afin de « participer » du prix de la vente − : Servi autem aut nascuntur aut fiunt. Nascuntur ex ancillis nostris : fiunt aut iure gentium, id est ex captivitate, aut iure civili, veluti cum homo liber maior viginti annis ad pretium participandum sese venundari passus est[12]. Les Institutes − manuel destiné à l’enseignement du droit promulgué en novembre 533 – se fondent également sur les opinions précédemment dégagées par les jurisconsultes classiques. Il semble donc difficile d’admettre que la règle dégagée par I., 1, 3, 4 mette fin au principe d’indisponibilité de la liberté en reconnaissant la validité de la vente de soi-même. Il est beaucoup plus probable que ce passage ne fasse que synthétiser les règles dégagées par les fragments du Digeste sur la vente ad pretium participandum, transformant en déni de liberté ce qui n’était dans certains textes antérieurs qu’un déni de proclamatio ad libertatem[13]. Le changement de statut d’homme libre en celui d’esclave serait ici une sanction de la vente ad pretium participandum et non une manifestation de la reconnaissance de la servitude volontaire.

I., 1, 3, 4 est cité dans le De iure belli ac pacis d’Hugo Grotius († 1645) et dans la traduction par Jean Barbeyrac († 1744) du De iure naturae et gentium de Samuel Pufendorf († 1694). Ces trois auteurs sont des représentants de l’École du droit naturel moderne, un courant doctrinal qui fait du droit naturel − c’est-à-dire les droits possédés par tous les êtres humains indépendamment des règles spécifiques propres à chaque société − l’expression de la raison humaine et l’inscrit dans un projet de science du droit fondée sur la rationalité[14]. Si ces penseurs citent très fréquemment, à l’appui de leurs thèses, le droit romain tel que rapporté par les compilations de Justinien, leurs références à I., 1, 3, 4 peuvent néanmoins surprendre. En effet, contrairement aux jurisconsultes romains, ils admettent l’esclavage volontaire.

Cette apparente contradiction invite à se pencher sur l’utilité et les problèmes que soulèvent, dans le système de ces auteurs, quelques-unes de ces références à I., 1, 3, 4, ainsi que sur l’éventuelle influence de ces dernières sur la critique, par des philosophes des lumières tels que Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu († 1755) ou Jean-Jacques Rousseau († 1778), des positions de leur prédécesseurs sur la validité de l’esclavage.

Références à I., 1, 3, 4 dans la doctrine jusnaturaliste admettant la validité de l’esclavage

La doctrine du droit naturel moderne admettant la validité de l’esclavage semble avoir fait référence à I., 1, 3, 4 dans deux contextes spécifiques : l’analogie de Grotius entre esclavage volontaire du particulier et soumission du peuple à un souverain d’une part et l’articulation établie par Pufendorf entre esclavage volontaire et esclavage de guerre d’autre part.

Référence à I., 1, 3, 4 et analogie entre esclavage volontaire du particulier et soumission du peuple à un souverain chez Grotius

La référence de Grotius à I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie entre esclavage volontaire du particulier et soumission du peuple à un souverain pose la question d’une erreur d’interprétation de cet auteur sur le droit romain. Néanmoins, cette référence de Grotius à I., 1, 3, 4 se révèle insuffisante à remettre en cause la validité de son analogie, en raison de l’influence très relative du droit romain dans la justification de l’esclavage volontaire dans le système du droit naturel moderne.

La référence de Grotius à I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie : une erreur d’interprétation du droit romain ?

Au paragraphe huit du chapitre trois du livre premier du De iure belli ac pacis, Grotius affirme la possibilité d’une soumission volontaire d’un peuple à un souverain, le premier transférant au second le droit de le gouverner. Grotius justifie la validité d’une telle opération par une analogie avec la situation de l’homme libre qui aliène volontairement sa liberté : Licet homini cuique se in privatam servitutem cui velit addicere, et ex lege Hebrae et Romana apparet : quidni ergo populo sui juris liceat se unicuipiam, aut pluribus ita addicere, ut regendi sui jus in eum plane transcribat, nulla ejus juris parte retenta ? Ainsi, puisqu’il est permis à chaque homme de se réduire en esclavage au profit d’un autre, comme cela apparaît en droits hébreux et romain, pourquoi ne serait-il pas permis à un peuple gouverné par son propre droit, d’aliéner volontairement celui de se gouverner à une ou plusieurs personnes sans s’en réserver aucune partie ? À première vue, la reconnaissance de la validité de la soumission d’un peuple libre à un souverain repose sur l’admission de la servitude volontaire des particuliers, dont la reconnaissance n’est elle-même justifiée que par les lois hébraïque et romaine. Grotius précise en note les textes de droit positif ancien lui permettant de considérer que la servitude volontaire du particulier était admise dans ces deux droits : verset six du chapitre 21 du livre de l’Exode, I., 1, 3, 4 et livre deux du compilateur latin Aulu-Gelle († ≈180)[15].

L’utilisation par Grotius de I., 1, 3, 4 pour affirmer une reconnaissance de l’esclavage volontaire en droit romain est problématique. En effet, comme il a été exposé en introduction, ce passage s’inscrit dans le contexte romain d’indisponibilité de la liberté aux tiers, dans lequel la perte de la liberté ne saurait être volontaire. Si la vente ad pretium participandum est, d’après ce passage, une cause de réduction en esclavage d’un homme libre, ce n’est pas en raison de la volonté de celui qui se laisse vendre mais en conséquence de la fraude qu’il a commise. Le changement d’état induit par la vente ad pretium participandum est donc moins d’origine contractuelle − et donc volontaire − que délictuelle – et donc involontaire. Ce passage des Institutes, loin de démontrer que la servitude volontaire est admise en droit romain, manifesterait même au contraire, son opposition à une telle faculté. La référence de Grotius à I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie semble donc à première vue indiquer une erreur d’interprétation de ce passage de la part de l’auteur du De iure belli ac pacis. Une telle hypothèse conduit à accuser Grotius, non d’une lecture hâtive ou partielle du seul texte de I., 1, 3, 4, mais d’une méconnaissance de l’esprit du droit romain quant à l’indisponibilité de la liberté − ou d’un passage sous silence délibéré de ce dernier afin de permettre une utilisation du fragment servant son analogie[16].

Pour madame Martine Pécharman, cette erreur de Grotius quant au droit romain serait soulignée par une note de Jean Barbeyrac († 1744) dans sa traduction de l’ouvrage d’un autre auteur : le De iure naturae et gentium de Samuel von Pufendorf († 1694)[17]. Barbeyrac y considère expressément que la réduction en esclavage à la suite d’une vente ad pretium participandum, exposée dans I., 1, 3, 4, est une exception prouvant la règle romaine selon laquelle « personne ne pouvait directement transférer à autrui sa liberté par aucune convention[18]. » Or, loin de prouver une erreur de Grotius, ce passage de Barbeyrac pourrait au contraire indirectement contribuer à montrer qu’il n’en a pas commise. En effet, si l’hypothèse d’une interprétation critiquable de I., 1, 3, 4 de la part de Grotius repose sur l’idée d’une interprétation de ce dernier opposée à celle retenue par le traducteur du même paragraphe des Institutes, il semble délicat d’expliquer pourquoi Barbeyrac n’aurait pas, dans sa traduction du De iure belli ac pacis – qui maintient les trois références aux textes anciens à l’appui de l’analogie – relevé cette erreur de Grotius quant au droit romain. Ni la volonté de Barbeyrac de ne pas contredire le propos de Grotius, ni la découverte, par ce traducteur, de l’esprit originel de ce passage après la traduction du De iure belli ac pacis, ne peuvent expliquer ce silence. En effet, Barbeyrac critique Grotius sur certains points[19]. Il est vrai que si Barbeyrac a traduit pour la première fois le De iure naturae et gentium en 1706, cette note n’apparaît que dans la cinquième édition en 1734, soit après sa première traduction du De iure belli ac pacis en 1724[20]. Mais la nouvelle édition de la traduction de l’œuvre de Grotius en 1746 ne témoigne d’aucune volonté de Barbeyrac de critiquer la référence de l’auteur à I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie[21].

Les deux autres références de Grotius au droit positif ancien remettent également en cause l’hypothèse d’une erreur de cet auteur quant au texte des Institutes. La référence à l’Exode peine à justifier pleinement le propos de Grotius : le verset six du chapitre 21 a en effet trait à la possibilité pour un esclave de choisir de rester dans son état de servitude, et non à la possibilité d’un homme libre de se faire esclave[22]. L’hypothèse d’une simple erreur de l’auteur du De iure belli ac pacis quant au numéro de verset est loin d’être inenvisageable[23]. Traitant de la vente comme esclave d’une personne auparavant libre, le verset sept de ce même chapitre semble à première vue avoir un lien plus étroit avec l’affirmation de Grotius[24]. Mais ce passage paraît là encore incapable de justifier cette dernière : il ne concerne en effet pas la faculté de se vendre soi-même mais celle reconnue au père de vendre sa fille[25].

La référence à Aulu-Gelle est encore plus problématique : non seulement elle ne paraît pas apte à justifier l’affirmation de Grotius, mais elle remet de plus indirectement en cause l’idée d’une méconnaissance par ce dernier de l’esprit du droit romain sur la servitude volontaire. Si Grotius n’indique pas le nom du texte d’Aulu-Gelle visé, il ne semble pouvoir s’agir que de la seule œuvre connue de l’auteur latin : les Nuits Attiques[26]. Alors que la mention du livre deux est présente dans toutes les éditions et traductions du De iure belli ac pacis, le numéro de chapitre apparaît variable. Par exemple, dans l’édition de 1626 – l’édition originale datant de 1625 – et dans celle de 1647, il s’agit du chapitre huit[27], mais dans celles de 1646, 1652, de 1660, 1670, ainsi que dans celle de 1680 comportant des notes de Johann Friedrich Gronovius († 1671) et dans la traduction française de 1687 par Antoine de Courtin († 1685), c’est le chapitre sept qui est mentionné[28]. En revanche, dans l’édition de 1720 − comportant à la fois des notes de Gronovius et de Barbeyrac − et dans la traduction française de Barbeyrac de 1724, il s’agit du chapitre 18[29]. Dans cette traduction, Barbeyrac indique en note que la référence de Grotius à Aulu-Gelle est erronée dans toutes les éditions précédant la sienne – sans que soit précisé quel chapitre était originellement mentionné[30]. En raison de l’absence de lien chapitres sept et huit avec le propos de Grotius, le caractère erroné des références à ces derniers paraît devoir être admis. En effet, le chapitre sept traite de l’obéissance des enfants à leur père[31] et le chapitre huit a pour sujet une critique de Plutarque à Épicure au sujet des règles du syllogisme[32]. En revanche, le chapitre 18 présente bel et bien un lien plus étroit avec le sujet qui occupe Grotius : il a en effet trait à la servitude de plusieurs philosophes grecs[33].

Toujours selon Barbeyrac, une note de Gronovius, dans l’édition critique de ce dernier du texte des Nuits Attiques, montre que c’est une interprétation contestable du passage du chapitre 18, concernant la servitude de Diogène le Cynique († 327 av. JC), qui explique la référence de Grotius à Aulu-Gelle[34]. Dans ce chapitre, le compilateur latin indique qu’après avoir vécu libre une partie de sa vie, le philosophe grec Diogène le Cynique fut vendu en esclavage[35]. Ainsi, alors que l’idée de servitude volontaire n’est pas directement présente chez Aulu-Gelle, Gronovius remarque que Grotius, dans une de ses œuvres − le Florum Sparsio ad ius iustinianum − fait de ce passage des Nuits Attiques une illustration de la possibilité, chez les anciens grecs, de vendre sa propre liberté[36]. Cette utilisation du texte d’Aulu-Gelle par Grotius prend place au sein d’un commentaire de ce dernier sur I., 1, 3, 4. Ce commentaire conduit Grotius à établir une distinction entre les lois romaines et grecques au sujet de la servitude volontaire. L’auteur du Florum sparsio commence par souligner qu’il y a bien dans la vente ad pretium participandum une volonté de tromper l’acheteur. Il affirme ensuite qu’en droit romain, personne ne pouvait directement se vendre, comme cela était la coutume chez les grecs. Il précise qu’on dit ainsi que Diogène, après avoir été libre, a été vendu comme esclave – comme cela apparaît chez Aulu-Gelle[37]. Selon Barbeyrac, le sens conféré par Grotius au texte d’Aulu-Gelle – une vente de soi-même − est contestable. L’auteur romain aurait simplement voulu signifier que Diogène le Cynique, auparavant libre, est devenu esclave – et non qu’il s’était lui-même vendu comme esclave. En effet, comme le fait remarquer Gronovius, le poète grec Diogène Laërce (IIIe siècle) précise que si Diogène le Cynique a connu un tel changement de statut, c’est parce qu’il avait été capturé par des pirates qui le vendirent comme esclave[38]. Dans sa traduction de 1865 du De iure belli ac pacis – postérieure à celle de Barbeyrac −, Paul Pradier-Fodéré († 1904) considère également que c’est le chapitre 18 du livre deux des Nuits Attiques que Grotius avait en tête − ce traducteur mentionnant la référence au chapitre sept pour le texte original – et que ce passage a été mal appliqué puisque Diogène le Cynique ne s’était pas donné en esclavage mais avait été pris par des pirates puis vendu par ces derniers. Pourtant, Pradier-Fodéré ne mentionne nullement Gronovius, Barbeyrac ou Diogène Laërce à l’appui de son propos[39]. En revanche, il cite une traduction française des Nuits Attiques où le changement de statut de Diogène le Cynique procède bien d’une vente – ce qui n’est pas le cas chez Barbeyrac[40].

La référence de Grotius à Aulu-Gelle en soutien à son analogie se révèle problématique bien au-delà de son manque de respect de la lettre du texte de l’historien romain et des autres sources historiques sur le même sujet. En effet, même si l’on admet que Grotius a considéré que ce passage des Nuits Attiques témoignait d’une possibilité reconnue aux particuliers de se réduire en esclavage, une telle reconnaissance ne serait valable que pour les grecs[41]. Or, seules les lois hébraïque et romaine sont mentionnées par Grotius à l’appui de son affirmation. Plus encore, le passage du Florum Sparsio ad Jus Justinianum dans lequel Grotius fait du texte d’Aulu-Gelle sur Diogène le Cynique une manifestation de la pratique grecque de la vente de soi-même, tend à montrer que l’auteur du De iure belli ac pacis adhère parfaitement à l’idée que la règle de I. 1, 3, 4, loin d’être une manifestation de la reconnaissance de la servitude volontaire en droit romain, est au contraire une preuve de son impossibilité. En effet, comme il a précédemment été évoqué, Grotius y considère bien que c’est, dans I., 1, 3, 4, la fraude envers l’acheteur qui constitue la cause de réduction en esclavage. La mention de la possibilité, chez les grecs, de se réduire en servitude par une vente directe de sa propre personne − que manifesterait le récit d’Aulu-Gelle sur la servitude de Diogène le Cynique – semble accessoire par rapport à l’affirmation très explicite de l’absence d’une telle possibilité en droit romain. L’opposition entre les règles grecques et romaines paraît avoir pour principal intérêt de mettre en valeur la réticence que témoigne le droit romain face à la libre disposition de sa liberté[42]. L’idée d’une erreur de Grotius sur le sens de I., 1, 3, 4 et sur l’esprit du droit romain est donc mise à mal.

L’hypothèse d’involontaires erreurs d’interprétation de Grotius sur les textes originaux peine à expliquer l’absence récurrente de pertinence de ces derniers quant à l’admission de la possibilité reconnue au particulier de se réduire en esclavage. Le caractère systématique du décalage entre la lettre de ces textes anciens et le sens dont ils se voient revêtus par leur présence dans la justification du postulat de l’analogie du De iure belli ac pacis − alors même que l’auteur de l’ouvrage démontre par ailleurs sa bonne connaissance du droit romain[43] − suggère que Grotius a peut-être conscience de l’incapacité de chacun de ces passages à justifier totalement son propos. Néanmoins, en raison de la présence, dans chacun de ces textes, d’un élément allant dans le sens d’une reconnaissance par le droit ancien de la possibilité pour les particuliers de se réduire en esclavage, le cumul de ces trois références présente une utilité pour Grotius. En effet, si le texte de l’Exode a pour sujet la volonté d’un esclave de se maintenir dans son statut – et non celle d’un homme libre de changer le sien – il reconnaît bel et bien une forme de servitude volontaire. De même, si le texte des Institutes ne reconnaît nullement la simple volonté comme cause de réduction en esclavage, il manifeste la possibilité d’un changement du statut d’homme libre en celui d’esclave. De plus, si la cause de la réduction en servitude est un délit – la fraude envers l’acheteur –, ce délit procède bien d’une dissimulation volontaire de son statut d’homme libre au profit de celui d’esclave. Enfin, le passage d’Aulu-Gelle témoigne d’une configuration loin d’être étrangère au droit romain : un homme auparavant libre peut devenir esclave, et de ce fait être ensuite vendu comme tel.

L’incapacité de la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 à remettre en cause la validité de son analogie : l’influence très relative du droit romain sur la reconnaissance de l’esclavage volontaire dans le système du droit naturel moderne

Les références de Grotius, à l’appui de son analogie, à l’Exode, aux Nuits Attiques, et surtout aux Institutes, peuvent lui être reprochées. Elles laissent en effet penser au lecteur du De iure belli ac pacis que ces sources anciennes reconnaissent explicitement la possibilité du particulier de se réduire en esclavage. Dans le cas des deux premières références, un tel procédé affuble les textes anciens d’un sens dont ils ne sont pas porteurs. La référence aux Institutes est encore plus problématique : elle semble en effet conférer à ce passage un sens radicalement opposé à l’esprit même du droit romain. Ainsi, si les mentions de l’Exode et des Nuits Attiques ne permettent pas de fonder l’analogie de Grotius, la référence à I., 1, 3, 4 pourrait a priori directement contribuer à la réfuter.

Cette erreur de Grotius quant au droit romain ne remet pourtant pas fondamentalement en cause le bien-fondé de l’admission de la servitude volontaire dans le système grotien. En effet, si la validité de l’analogie de l’auteur du De iure belli ac pacis semble reposer sur les lois anciennes, l’étroitesse de ce lien n’est qu’apparente. Comme le met en lumière madame Martine Pécharman, l’analyse des développements de Grotius sur la liberté – au-delà de cette analogie – montre que son admission d’une telle forme d’esclavage a pour fondement, bien plus que l’ancien droit positif, la loi naturelle de la raison[44].

Tout comme les Romains, Grotius nie l’existence d’une servitude dans l’état primitif de nature de l’humanité. L’esclavage requiert un factum humanum : il a pour origine la volonté humaine[45]. Si le système de Grotius pose que nul n’est esclave par nature, cela n’entraîne pas qu’il soit reconnu à chaque humain le droit de ne jamais devenir esclave. Dans le cas contraire, personne ne pourrait être dit « libre ». La liberté naturelle, qui est une simple exemption d’esclavage, n’est pas incompatible avec ce dernier, auquel elle ne fait pas obstacle[46]. Mais, contrairement aux jurisconsultes romains, Grotius considère que chacun a le droit de renoncer à sa liberté au profit d’autrui. Sans cette possibilité, l’Homme pourrait manquer à son premier devoir : se conserver soi-même − au sens de conserver sa vie[47]. En effet, dans la liste des propria cuique − choses naturellement possédées par l’Homme et qu’il peut, voire doit, protéger d’une attaque extérieure − la liberté ne vient qu’en troisième et dernière position, après la vie et l’intégrité physique[48]. La vie, conférée par Dieu, ne peut être aliénée. Nul n’ayant sur sa vie un droit tel qu’il puisse se l’ôter ou prendre l’engagement de la perdre[49], un pacte par lequel une personne s’engage à renoncer à sa vie ne peut être valable[50]. En revanche, chacun peut aliéner sa liberté afin de protéger sa vie. Il est ainsi possible de devenir esclave afin de ne pas cesser d’être soi[51].

Selon Pécharman, la hiérarchie établie par Grotius entre la vie et la liberté s’explique de la manière suivante. Si la liberté est le premier « droit parfait » de l’Homme, elle n’est pas son premier bien[52]. Cette position revient à la vie[53]. Pour Pécharman, cette distinction entre les droits et les biens d’une personne s’explique par une inclusion du droit de propriété dans les droits parfaits de l’homme. Si l’Homme a des droits et des biens, deux types de droits doivent être distingués : le pouvoir sur soi-même – c’est-à-dire la liberté − en premier lieu et la propriété en second lieu. C’est précisément l’interaction de ces deux droits qui permet de justifier la servitude volontaire. L’abandon par une personne de son pouvoir sur elle-même n’est en effet qu’une manifestation de la pleine propriété – dominium plenum[54] − qu’elle a de ce pouvoir.  Ainsi, si la liberté est le premier « droit parfait » de l’Homme, elle se trouve également « tomber […] sous [la] juridiction » de la propriété. La liberté se voit donc assigner la place de chose « possédée » par l’Homme. Une telle conclusion place donc la liberté au cœur d’une autre problématique : celle des autres choses possédées naturellement par l’Homme. C’est au regard de cette autre grille d’analyse que la primauté de la liberté est concurrencée par celle de la vie[55]. En effet, selon le droit naturel − entendu par Pécharman comme règle rationnelle –, la liberté – qui est, également pour Pécharman, la première forme de droit naturel entendu comme faculté − n’a pas autant de valeur que la vie[56]. En effet, selon la droite raison, la vie étant « le fondement de tous les biens temporels » ainsi que « l’occasion des biens éternels », elle a plus de « prix » que la liberté[57]. De plus, si la vie est un bien possédé par l’Homme, elle est, puisque conférée par Dieu, un bien inaliénable[58]. L’Homme n’a donc sur sa vie qu’un droit et un devoir de conservation[59]. Or, afin de respecter cet impératif de conservation de la vie, l’Homme doit pouvoir s’ôter sa propre liberté[60]. Cela explique, que selon l’auteur du De iure belli ac pacis, une personne peut s’engager à travailler toute son existence en échange des choses indispensables à la vie, comme la nourriture[61].

Ainsi, si Grotius reconnaît que la vie est préférable à la liberté, il admet dans le même temps que l’esclavage n’est que l’expression du caractère absolu de la liberté humaine : le pouvoir de renoncer à cette dernière[62]. Permettant de préserver sa vie, l’aliénation de sa liberté est une manifestation de l’ « amour de soi[63] ». Comme le souligne Pécharman, cette justification de la servitude volontaire permet à l’analogie de Grotius de fonctionner dans les deux sens. Tant le pouvoir du maître sur l’esclave que le pouvoir du souverain sur le peuple sont absolus, en raison de leur origine volontaire[64].

Si la référence à I. 1, 3, 4 ne fonde pas davantage l’analogie de Grotius qu’elle ne permet de l’invalider, elle pourrait peut-être expliquer la traduction proposée par Pécharman du début de cette analogie. Elle traduit en effet le passage latin Licet homini cuique se in privatam servitutem cui velit addicere par « Il est permis à tout homme de se vendre comme esclave à qui il veut[65]. » Or, le verbe latin addicere est communément traduit par « adjuger », « attribuer », « déclarer », « dédier », « vouer », « abandonner » et non par « vendre ». L’idée de vente n’apparaît d’ailleurs pas dans les diverses traductions françaises de ce passage. Antoine de Courtin propose ainsi la traduction suivante : « En premier lieu, il est permis à quelqu’homme que ce soit, de se faire esclave de qui il veut, comme il paroît par les Loix Hebraïques et Romaines ; et cela étant, pourquoy ne serait’il pas permis à un peuple qui est libre, de s’engager de la même maniere à un seul ou à plusieurs, en leur transportant à pur et à plein, sans aucune reserve, le droit de se gouverner[66] ? » Jean Barbeyrac traduit le verbe addicere par « rendre » : « Il est permis à chaque Homme en particulier de se rendre Esclave de qui il veut, comme cela paroît par la loi des anciens Hébreux et par celles des Romains : pourquoi donc un Peuple libre ne pourroit-il pas se soûmettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférât entiérement le droit de gouverner, sans s’en réserver aucune partie[67] ? » Paul Pradier-Fodéré choisit quant à lui le verbe « réduire » : « Il est permis à tout homme de se réduire en esclavage privé au profit de qui bon lui semble, ainsi que cela ressort de la loi hébraïque et de la loi romaine. Pourquoi donc ne serait-il pas permis à un peuple ne relevant que de lui-même, de se soumettre à un seul individu ou à plusieurs, de manière à leur transférer complétement le droit de le gouverner, sans en réserver aucune partie[68] ? » L’idée de vente n’apparaît pas non plus dans les diverses traductions anglaises[69]. Si Pécharman prend en compte la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 pour souligner non seulement ce qu’elle considère être une erreur de Grotius sur le droit romain mais encore l’importance mineure de ce dernier face à la raison naturelle dans la justification de l’analogie dans le système grotien, elle a peut-être inconsciemment retenu l’idée de vente véhiculée par ce texte romain pour l’appliquer au propos de Grotius[70].

Références à I., 1, 3, 4 et articulation entre esclavage volontaire et esclavage de guerre chez Pufendorf

Une référence à I., 1, 3, 4, faite à l’occasion de l’affirmation de l’antériorité historique de l’esclavage volontaire sur l’esclavage de guerre, semble confirmer que le rejet de ce premier type de servitude par le droit romain ne saurait remettre en cause le bien-fondé de son admission dans le système du droit naturel moderne. Une autre référence à I., 1, 3, 4, intervenant cette fois dans des développements visant à étendre l’esclavage volontaire à celui de guerre, souligne les spécificités de la vente ad pretium participandum et pose la question de sa capacité à maintenir une différence entre ces deux sources de servitude.

Référence à I., 1, 3, 4 et antériorité historique de l’esclavage volontaire sur l’esclavage de guerre : la confirmation de l’incapacité du droit romain à remettre en cause l’admission de l’esclavage volontaire dans le système du droit naturel moderne

Une référence à I., 1, 3, 4 est opérée par Barbeyrac dans une note de sa traduction du De iure naturae et gentium de Pufenforf. Cette note a déjà été mentionnée : il s’agit de celle utilisée par madame Pécharman pour montrer l’erreur de Grotius sur I. 1, 3, 4[71]. Néanmoins, contrairement aux indications respectives de madame Martine Pécharman et du professeur Victor Goldschmidt († 1981), cette note ne porte ni sur le paragraphe trois du chapitre sept du livre trois[72] – paragraphe traitant des promesses devenant impossibles à exécuter[73] − ni sur le paragraphe un du chapitre trois du livre six[74] – paragraphe détaillant la « société » constituée des maîtres et des esclaves[75]. Il s’agit de la première note sur le paragraphe trois du chapitre trois du livre six.

Pufendorf traite dans ce chapitre du pouvoir des maîtres de maison. Après y avoir, dans un paragraphe deux, rejeté la thèse de la servitude par institution naturelle[76] − tout comme Grotius et les jurisconsultes romains[77] – il réfute dans le paragraphe trois celle de la servitude par institution divine soutenue par Johannes Fridericus Hornius dans son Politicorum Pars Architectonica de civitate (1664)[78]. D’après Pufendorf, ce dernier, distinguant la cause de la société de celle de l’autorité, remet en cause l’idée que la servitude aurait pour origine le droit des gens. En effet, selon Hornius, le droit de la guerre n’est que l’occasion de la différence entre les conditions de maître et d’esclave : l’autorité du premier sur le second vient de Dieu. Pour Pufendorf en revanche, l’établissement de ces conditions respectives est instantané et vient des Hommes. Dieu ne fait qu’approuver ce qu’il juge conforme à la raison. L’auteur du De iure naturae et gentium conteste également l’idée d’Hornius que le vainqueur conserve un droit de vie et de mort sur le vaincu, après que ce dernier est devenu son esclave. Pour Pufendorf, si le droit de la guerre permet au vainqueur de mettre à mort le vaincu, le pouvoir du maître de faire mourir l’esclave ne se justifie que si celui-ci commet un crime passible d’une telle peine[79]. Le paragraphe quatre montre quant à lui que Pufendorf non seulement admet la servitude volontaire – comme Grotius – mais encore soutient qu’elle a historiquement précédé la servitude en raison du droit de la guerre − ce qui n’est pas le cas chez Grotius. Pour expliquer cette instauration humaine de l’esclavage, Pufendorf recourt à une fiction narrative en trois étapes chronologiques[80]. La première résulterait d’une disparité économique entre les hommes. Les plus pauvres se voient alors invités par les plus aisés et ingénieux à louer leurs services à ces derniers[81] – ce que Barbeyrac traduit par « travailler pour eux [les riches] moiennant un certain salaire[82] ». La seconde étape correspondrait à une substitution à ce travail temporaire d’une intégration pour toujours dans la famille de ceux qui proposent le travail[83]. Ce moment est celui de la naissance de la servitude parfaite : les personnes qui étaient de simples travailleurs dans la première étape deviennent désormais des esclaves, en échange de nourriture et d’autres choses indispensables à la vie[84]. Comme le souligne Pécharman, l’esclavage naîtrait donc d’un rapport contractuel entre les plus et les moins riches. Contrairement à ce qu’avance le professeur Victor Goldschmidt, il n’est pas tout à fait exact que Pufendorf retient pour ce contrat la formulation facio ut des, alors que la formulation do ut facias doit être retenue pour Rousseau au motif de la comparaison qu’institue ce dernier entre la renonciation volontaire à sa propre liberté et un contrat de vente[85]. En effet, pour Pufendorf, il s’agit d’un contrat do ut facias dans lequel celui qui donne est celui qui fournit les aliments (do alimenta perpetuas) − soit le maître – et celui qui fait est celui qui travaille (ut praestas operas perpetuas) – soit l’esclave[86]. En revanche, comme le fait remarquer Pécharman, Barbeyrac non seulement fait disparaître la formule finale do alimenta perpetuas ut praestas operas perpetuas mais encore inverse la formule précédente de Pufendorf (contractum do ut facias) pour faire de cet accord entre le maître et l’esclave un contrat « de faire afin que l’on nous donne[87] ». Dans la cinquième édition de sa traduction, en 1734, Barbeyrac semble assumer que cette modification entraîne un changement dans l’ordre d’exécution des prestations[88]. Selon Pécharman, Barbeyrac transfère également ce faisant l’initiative du contrat sur les plus pauvres − alors qu’elle revient aux plus riches dans le texte original[89]. Néanmoins, les modifications apportées par Barbeyrac ne remettent pas en cause l’idée centrale dégagée par Pufendorf de ces deux premières étapes : la servitude aurait pour première origine le consentement libre (ultroneum consensum) des esclaves[90]. Ce dernier serait en revanche absent de la troisième phase de l’instauration humaine de la servitude, telle qu’exposée par Pufendorf dans un paragraphe cinq. Cette étape serait celle de l’augmentation du nombre d’esclaves par la guerre. La multiplication des conflits aurait engendré une coutume consistant à laisser aux prisonniers de guerre la vie et la liberté physique, en contrepartie de leur service perpétuel auprès de ceux entre les mains de qui ils sont tombés[91]. Pufendorf précise qu’en ce cas, les maîtres, continuant à percevoir leurs esclaves comme des ennemis, les traitent avec beaucoup de cruauté et les tuent parfois pour des fautes mineures. Toujours selon Pufendorf, une telle rigueur s’étendit ensuite aux enfants de ces esclaves et aux esclaves que l’on achetait[92].

La note de Barbeyrac faisant référence à I., 1, 3, 4 intervient au tout début du paragraphe trois, après la proposition qui en constitue la première phrase dans sa traduction – contrairement au texte original : « Les jurisconsultes romains rapportent au droit des gens l’origine de la servitude[93]. » Pourtant, elle semble également se rapporter à la suite de ce paragraphe trois ainsi qu’aux paragraphes quatre et cinq de ce même chapitre du De iure naturae et gentium. En effet, Barbeyrac cite et reproduit intégralement I., 1, 3, 2, I., 1, 3, 3 et I., 1, 3, 4 afin de mettre en relation le droit romain avec les développements de Pufendorf sur l’établissement de la servitude.

Dans les premières éditions de sa traduction, Barbeyrac utilise ces textes pour rapprocher la pensée de Pufendorf de celle des jurisconsultes romains. Le traducteur y affirme en effet que les éléments auxquels Pufendorf rapporte « avec raison » l’origine de la servitude − la pauvreté et la force − ressortent de ces passages des Institutes[94]. Ce faisant, Barbeyrac semble considérer que la vente ad pretium participandum romaine était motivée par la pauvreté de celui qui se laisse vendre, ce qui ne semble pas expressément ressortir des textes romains[95].

À l’inverse, dès la cinquième édition de sa traduction, en 1734, Barbeyrac utilise ces mêmes passages des Institutes pour souligner la différence entre la position romaine et celle de Pufendorf. Le traducteur y affirme en effet que les juristes romains attribuent la première origine de la servitude au droit de la guerre, ce qui lui paraît être erroné. Barbeyrac critique également ce qu’il considère être la conséquence de cette position des jurisconsultes romains : leur théorie d’une étymologie du terme servus (esclave) dans celui de servando (de préserver, de sauver, de converser, de garder, de maintenir)[96]. Au contraire, comme Antoine Favre († 1624), Barbeyrac affirme que c’est le verbe servire (être utile) qui est l’origine du terme servus[97]. Il avance ensuite qu’à l’instar des autres établissements humains, la servitude s’est introduite progressivement, par degrés, comme Pufendorf le montre au paragraphe quatre. Barbeyrac feint ensuite de s’étonner que cette servitude volontaire admise par Pufendorf ne soit nullement mentionnée par les jurisconsultes romains. Son principe lui paraît en effet tout aussi conforme à la raison naturelle – qui d’après les auteurs modernes doit permettre de juger ce qui se rapporte au droit des gens – que l’esclavage de guerre. Mais Barbeyrac s’appuie immédiatement après sur I., 1, 3, 4 pour émettre une hypothèse permettant d’expliquer ce silence : la servitude volontaire serait en contradiction avec les règles du droit civil romain selon lesquelles personne ne peut directement se vendre ou transférer directement sa liberté à autrui au moyen d’une convention quelconque. Barbeyrac fait alors explicitement de la disposition de I., 1, 3, 4 sur la vente ad pretium participandum une exception attestant l’existence d’une telle règle. Il justifie son propos en affirmant expressément ce qui peut être déduit de la mise en relation de l’ensemble des dispositions romaines sur cette vente avec celles témoignant d’une indisponibilité de la liberté. En effet, selon le traducteur, la réduction en esclavage par le droit civil rapportée par I., 1, 3, 4 est une punition, motivée non seulement par la fraude mais encore par le mépris pour sa propre liberté dont s’est rendu coupable l’homme libre de plus de vingt ans qui s’est fait passer pour esclave afin de partager le prix de la vente avec son complice[98].

Si la référence de Barbeyrac à I., 1, 3, 4 lui permet de souligner la nouveauté, par rapport au droit romain, de la thèse de Pufendorf[99], la mise en lumière de cette opposition entre les deux courants doctrinaux n’a ni pour but ni pour conséquence de remettre en cause la pertinence de l’admission de la servitude volontaire par l’auteur du De iure naturae et gentium. Barbeyrac utilise simplement I., 1, 3, 4 pour montrer pourquoi la thèse de la servitude volontaire défendue par Pufendorf n’apparaît pas, malgré sa validité, en droit romain. De plus, l’interprétation de ce texte par le traducteur contribue à faire obstacle à une éventuelle contestation de la reconnaissance de l’esclavage volontaire sur le fondement du droit romain lui-même. En effet, comme le montre Barbeyrac, l’impossibilité romaine de vendre ou de transférer sa liberté par une convention − impossibilité que suppose I., 1, 3, 4 − prend sa source dans le droit civil, auquel elle se voit limitée. Elle ne saurait donc à elle seule mettre efficacement à mal la reconnaissance de la servitude volontaire dans le système doctrinal du droit naturel moderne, dans lequel cette dernière est fondée sur la raison naturelle.

Pour le professeur Robert Derathé († 1992), cette note de Barbeyrac contient également l’argument utilisé par Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes pour réfuter la thèse de la servitude volontaire : la différence entre l’aliénation de ses biens par un contrat de vente et l’aliénation de sa liberté par une convention[100]. Cette similitude entre la position romaine – ici rapportée par Barbeyrac − et celle de Rousseau montrerait à la fois que les jurisconsultes romains avaient une idée beaucoup plus haute de la liberté que Grotius et Pufendorf, et que Rousseau lui-même a, dans sa critique du droit d’esclavage, retrouvé le véritable esprit du droit romain – peut-être sans même en avoir conscience. En effet, les jurisconsultes romains n’admettent pas la servitude volontaire. Ils « ne pensent pas qu’un homme libre, à supposer qu’il soit assez vil pour le faire, ait le droit de se vendre comme esclave.[101] » « Pour eux l’esclavage ne résulte pas d’un contrat, c’est toujours une privation involontaire de la liberté, une déchéance que l’on subit contre son gré, soit en punition d’un délit, soit par droit de la guerre[102]. » Toujours selon Derathé, l’opposition de Rousseau à la servitude involontaire, alors que cette dernière est admise en droit romain, s’explique de la manière suivante : alors que, pour les Romains, la liberté est « un droit attaché à la dignité de citoyen » elle est pour Rousseau « un droit de l’homme[103] ». Le rejet de la servitude est donc total chez le philosophe des lumières. La position du professeur Robert Derathé sur le lien antique entre liberté et citoyenneté mériterait peut-être d’être légèrement nuancée. En effet, si la liberté est bien à Rome une affaire publique[104], les trois premiers paragraphes du titre 16 du livre un des Institutes de Justinien montrent que le droit romain distingue néanmoins la perte de la liberté de la perte des droits de citoyen. Dans ce titre consacré au changement d’état (De capitis deminutione), trois types de modification de statut sont distingués. Le changement d’état le plus important (maxima capitis deminutio) correspond à la perte simultanée de la citoyenneté et de la liberté. Un tel bouleversement intervient à la suite d’une vente ad pretium participandum mais également en raison d’une condamnation à une peine d’esclavage ou par l’effet d’une condamnation d’un affranchi pour ingratitude envers ses patrons[105]. Le changement d’état « intermédiaire » (minor, sive media capitis deminutio) correspond à la perte des droits de citoyen mais au maintien de la liberté. C’est par exemple le sort enduré par celui qui est déporté sur une île[106]. Enfin, le plus petit changement d’état (minima capitis deminutio) maintient à la fois la liberté et la citoyenneté. Cela correspond à l’entrée d’une personne auparavant sui iuris sous la puissance d’autrui (elle devient donc alieni iuris) ou à l’émancipation[107]. Néanmoins, une telle remarque ne remet pas en cause l’idée que l’argument d’impossibilité de conclure un contrat de réduction en esclavage peut être utilisé à la fois par Barbeyrac pour soutenir la validité de la thèse de la servitude volontaire et par Rousseau pour la réfuter. En effet, alors que Barbeyrac limite la règle au seul droit civil, distinct de la raison naturelle et surpassé par cette dernière, Rousseau la justifie par la nature et la raison.

Référence à I., 1, 3, 4 et extension conceptuelle de l’esclavage volontaire à celui de guerre : spécificités de la vente ad pretium participandum et capacité de cette dernière à maintenir une différence entre les deux sources de servitude

Si Grotius admet la servitude volontaire, l’esclavage de guerre reste pour lui  – tout comme en droit romain – une privation involontaire de liberté. Ce droit d’esclavage sur les prisonniers de guerre accordé aux vainqueurs, dont Grotius traite au chapitre sept du livre trois, est, comme le souligne madame Pécharman, beaucoup moins limité que l’esclavage auquel on se soumet sous contrainte de la pauvreté. En effet, il n’est pas cantonné à ceux qui se rendent et promettent de servir comme esclaves − une telle promesse étant de toute façon pour Grotius exigée du vaincu par le vainqueur −, il ne requiert pas qu’un délit quelconque ait été commis par le vaincu, et il s’étend à toutes les personnes présentes sur le territoire conquis. De plus, les effets de cet esclavage de guerre sont très différents de ceux de la servitude volontaire : les générations à venir restent réduites en esclavage et le maître a le droit de vie et de mort sur son esclave. Selon madame Pécharman, cette extension du droit d’esclavage – quant aux personnes et quant aux effets − constitue un moyen, pour le droit des gens, de limiter la mise à mort des prisonniers de guerre. En effet, les avantages que représente pour les vainqueurs cet esclavage doivent conduire ces derniers à le préférer aux massacres. Pourtant, toujours d’après Pécharman, cet esclavage de guerre, qui va à l’encontre de tous les principes de droit naturel, « […] n’est un droit que du point de vue de ses effets, alors que d’un point de vue intrinsèque il constitue une injuria[108]. » Afin que ce type d’esclavage ne soit pas réduit à une simple impunité d’action[109], Grotius − conscient de la différence entre ce que le droit des gens autorise et ce que la raison naturelle permet – établirait, selon Pécharman, une restriction à l’aide du droit naturel. Grotius reconsidérerait l’esclavage de guerre sur le modèle de la servitude volontaire, afin qu’il n’y ait pas d’excès du premier par rapport à la seconde. L’auteur du De iure belli ac pacis réintroduirait ainsi − par comparaison avec le pacte d’esclavage volontaire – des obligations mutuelles permanentes (perpetua obligatio operarum pro alimentis itidem perpetuis)[110].

Si les paragraphes quatre et cinq du chapitre trois du livre six du De iure naturae et gentium font du contrat – et non de la guerre – l’origine de l’esclavage, ils ne mettent pas fin à la différence, présente chez Grotius, entre la servitude parfaite et l’asservissement des vaincus. Ils viendraient même à première vue confirmer la dichotomie grotienne entre les deux types d’esclavage. Comme le souligne Pécharman, s’ils montrent que l’esclavage de guerre est historiquement postérieur à la servitude volontaire, la continuité de cet asservissement des vaincus avec le pacte de sujétion volontaire n’est que temporelle. En effet, l’accroissement du nombre d’esclaves en raison des guerres n’est nullement accompagné d’une extension à ces derniers d’un contrat de servitude parfaite[111]. C’est dans le paragraphe six que Pufendorf va venir « combler l’écart théorique qui vient d’être figuré par [cette] distance temporelle entre les deux stades de l’esclavage[112]. » Contrairement à Grotius, Pufendorf va en effet restreindre le droit d’esclavage à la servitude volontaire, en étendant cette dernière à l’esclavage de guerre[113]. Comme le souligne Pécharman, c’est l’utilisation, par Pufendorf, du De Cive de Thomas Hobbes († 1679), qui permet cette extension de la servitude volontaire à l’esclavage de guerre[114]. Selon Hobbes, la préservation de la vie du vaincu par le vainqueur n’est pas un motif suffisant pour justifier qu’une relation maître/esclave (dominus/servus) est établie. Le vaincu qui voit sa vie épargnée, mais est privé de sa liberté physique – car il est retenu enchainé ou emprisonné – ne peut être considéré comme un véritable esclave (servus). En effet, pour Hobbes, le vaincu devient l’esclave du vainqueur quand il lui promet, afin de sauver sa vie, de faire tout ce que ce dernier lui ordonnera. L’obéissance de l’esclave envers son maître a donc pour origine la convention entre le vainqueur – désormais le maître – et le vaincu – désormais l’esclave. Or, s’il maintient le vaincu captif, le vainqueur l’empêche de conclure un tel contrat (pacisci). En effet, alors que l’action de contracter suppose une confiance réciproque des cocontractants, le maintien en captivité montre l’absence de confiance du vainqueur envers le vaincu. Le fondement du devoir de l’esclave envers son maître repose non seulement sur la sauvegarde de sa vie mais encore sur la confiance que le vainqueur/maître témoigne au vaincu/esclave en lui laissant sa liberté de mouvement. Ainsi, pour Hobbes, les véritables esclaves sont ceux qui ne sont pas en même temps captifs[115]. Mais, chez lui, cette distinction entre le droit d’esclavage (ius in servos) et le droit de captivité (ius in captivos) va de pair avec une intégration du droit d’esclavage dans le droit naturel justifiée par la perception de la guerre comme la condition naturelle entre les hommes[116]. En effet, selon l’auteur du De cive, l’état de nature donne à chacun un droit d’agression et un droit de réduction en esclavage du vaincu[117]. Pufendorf est loin de partager cette position : l’état de nature est pour lui un état de paix[118]. Le droit de la guerre de Hobbes ne saurait donc être considéré comme un droit dans l’état de nature. Afin de pouvoir adhérer aux positions de Hobbes sur la distinction entre le servus et le captivus, Pufendorf les replace dans la doctrine de la juste guerre (iustus bellum). Il indique ainsi au début du paragraphe six que Hobbes a tort et raison à la fois. Il se trompe lorsqu’il prétend que l’état de nature confère à chacun un droit d’agression sur l’autre auquel vient s’ajouter un droit de réduire en esclavage celui qu’on a vaincu. En revanche, il ne commet pas d’erreur en affirmant que chacun ayant le droit de tuer son ennemi dans une guerre juste, le vainqueur peut sauvegarder la vie du vaincu, à condition que ce dernier lui promette d’être son esclave – c’est à dire de faire tout ce qu’il lui commandera[119]. Pufendorf ne fait ici que désolidariser des énoncés solidaires chez l’auteur du De cive[120]. Cette transposition vers la doctrine de la guerre juste autorise Pufendorf à combiner les idées de Hobbes avec celles de Grotius, pour faire de l’esclavage de guerre un esclavage volontaire[121]. Ainsi, selon Pufendorf, le prisonnier de guerre réduit en esclavage est obligé envers son maître − le vainqueur − non seulement parce que sa vie est maintenue, mais encore parce qu’il n’est pas gardé dans les fers. En effet, l’obligation vient d’un pacte, et dans chaque pacte ou accord, il doit y avoir une confiance réciproque des cocontractants. En faisant résulter l’esclavage de guerre d’un accord de servitude volontaire entre le vainqueur et le vaincu, Pufendorf rend cet esclavage de guerre parfaitement conforme au droit de la nature[122]. Aussi, comme le souligne madame Pécharman, « ce qui pourrait sembler à première vue une opposition, entre la conclusion à laquelle Pufendorf vient de parvenir à la fin du § V (servitutis primaeva origo est ex utroneo consensu, non ex bello) et la déduction par Hobbes du pouvoir des maîtres à partir de la guerre (postestas herilis […] ex bello oritur), convoquée pour examen au début du § VI, s’avère ne l’être pas[123]. »

En dépit de cette uniformisation conceptuelle du droit d’esclavage, Pufendorf fait apparaître au paragraphe sept une différence entre la personne qui devient esclave par le droit de la guerre et celle qui se réduit en esclavage sous la contrainte de la pauvreté. Dans le premier cas, tous les biens du vaincu qui tombent aux mains du vainqueur au moment de la capture deviennent la propriété de ce dernier[124]. En revanche, celui qui se met volontairement au service d’un maître peut choisir de lui transférer tous ses biens ou pas. Pufendorf affirme que, selon toute vraisemblance, ceux qui se vendaient eux-mêmes se réservaient – au moins sous forme de pécule − à la fois leurs biens et l’argent de la vente, ou les donnaient à ceux qu’ils étaient tenus de nourrir avant leur réduction en esclavage (parents ou enfants notamment). Pufendorf précise que, chez les Juifs, il n’était possible de vendre sa liberté qu’à condition de n’avoir plus rien pour vivre. L’auteur fait alors référence au chapitre six du livre sept du De iure naturali et gentium, juxta disciplinam erbraeorum du juriste anglais John Selden († 1654)[125]. Pufendorf indique ensuite que le droit romain déclare esclave la personne qui se laisse vendre afin de percevoir une partie du prix ([…] qui ad pretium participandum sese venundari passus fuerat […])[126]. Si aucune référence à I., 1, 3, 4 n’est faite ici, l’affirmation de Pufendorf apparaît non seulement être parfaitement conforme à ce texte, mais encore en avoir été directement inspirée[127]. Si l’auteur du De iure naturae et gentium ne précise pas que la réduction en esclavage faisant suite à une vente ad pretium participandum intervient au titre de la fraude commise par celui qui s’est laissé vendre pour un tel motif, la suite de ses développements peut le laisser entendre au lecteur. Pufendorf retrace en effet – en adoptant d’ailleurs une présentation casuistique courante dans les sources juridiques romaines − les différentes étapes du mécanisme de la vente ad pretium participandum. Ainsi, Caius, un homme libre, fait passer Seius, lui aussi libre, pour son esclave. Seius, auquel un pacte de confiance avec Caius réserve une partie du prix de la vente, feint quant à lui d’être bel et bien esclave. Une fois Seius vendu, un troisième complice revendique la liberté de ce dernier. L’acheteur perd ainsi à la fois l’esclave et le prix de la vente – le vendeur Caius ayant disparu par ruse. Ces phases successives peuvent être déduites des différents textes romains sur la vente ad pretium participandum[128]. Pufendorf ne fait néanmoins ici référence qu’au théâtre romain, en citant les scènes quatre et neuf de l’acte quatre d’une pièce de Plaute († 184 av. JC), Persa[129]. Quoi qu’il en soit, cet exposé met bien indirectement en lumière l’aspect frauduleux de la vente ad pretium participandum qui motive la réduction en esclavage[130].

Dans les premières éditions de sa traduction, ces développements de Pufendorf sur la vente ad pretium participandum ne suscitent pas de commentaire de Barbeyrac. Alors qu’ils figurent dans le corps du texte original, le traducteur les place simplement – ainsi que ceux sur les Juifs – dans sa seconde note sur le paragraphe sept. Dans la première édition de 1706, Barbeyrac substitue également, à la revendication de la liberté du vendu par un tiers, la revendication par ce dernier de sa propriété sur l’esclave, en raison d’une précédente vente[131]. Dès la seconde édition, en 1712, l’idée de Pufendorf d’une revendication de la liberté est à nouveau présente[132]. Mais, dans la cinquième édition de sa traduction (1734) Barbeyrac soulève, dans une note quatre sur le paragraphe sept, ce qu’il considère être un aspect problématique des développements de Pufendorf[133]. En effet, selon le traducteur, si l’auteur du De iure naturae et gentium affirme que la vente ad pretium participandum est une cause de réduction en esclavage, la présentation détaillée qu’il en fait montre que l’acheteur perd l’esclave. Ainsi, en voulant montrer que la vente d’un homme libre est valide en droit romain, Pufendorf montre à l’inverse qu’elle ne l’est pas. Faisant référence à I., 1, 3, 4 – dont il indique avoir reproduit le texte dans la note sur le paragraphe trois – et à l’ensemble du livre 40 du Digeste de Justinien (ci-après D., 40), Barbeyrac affirme que cette vente est tantôt bonne, tantôt nulle, selon qu’elle satisfait ou non aux conditions posées par le droit romain. Le traducteur − selon lequel cet aspect a échappé à Pufendorf – précise alors ces dernières, en les présentant comme cumulatives[134]. En commençant par affirmer que celui qui se laisse vendre doit avoir plus de vingt ans, Barbeyrac ne fait que reprendre la condition d’âge retenue dans I., 1, 3, 4 − par l’expression maior viginti annis − ainsi que dans certains passages de D., 40[135]. En ajoutant que celui qui se laisse vendre ne doit « pas être sous la puissance paternelle ni assujetti à un patron », Barbeyrac semble mettre en lumière deux autres conditions nécessaires à la validité d’une vente ad pretium participandum à partir de dispositions du D., 40 visant à limiter le tort causé aux proches d’un homme libre du fait de sa possession comme esclave par un tiers. Le droit romain reconnaît en effet que le paterfamilias dispose d’une action en revendication de la liberté de son fils[136], tout comme le patron de la liberté de l’affranchi qui s’est laissé vendre à son insu[137]. Après les conditions concernant le statut de celui qui se laisse vendre, Barbeyrac expose celles relevant des intentions des parties. Le traducteur ajoute tout d’abord à l’exigence de la bonne foi de l’acheteur, qui, − comme le montrent bien plusieurs textes du D., 40[138] − doit ignorer la qualité d’homme libre du vendu, celle de la connaissance par celui qui se laisse vendre de sa qualité d’homme libre. Barbeyrac précise ensuite que le vendu doit également avoir « véritablement reçu la partie du prix stipulée par celui de la part de qui il s’étoit laissé vendre ». S’il est possible de considérer qu’une telle condition ressort de certains passages du D., 40[139], d’autres semblent − à l’instar de I., 1, 3,4 – n’exiger qu’une simple intention de partager le prix[140]. Après avoir laissé entendre − par l’utilisation du terme « etc » − que la liste de ces conditions n’est pas limitative, le traducteur précise que, dans le cas où la vente est nulle – en raison de l’absence d’une quelconque de ces conditions −, l’acheteur perd bien l’esclave mais pas nécessairement le prix de la vente. En effet, si le vendeur est retrouvé et qu’il est solvable, l’acheteur peut demander à être dédommagé de ce que cette tromperie lui a coûté[141]. Sur ce point, Barbeyrac ne reflète que partiellement les possibilités offertes par l’arsenal juridique romain. Il laisse en effet entendre que seul le vendeur est tenu au dédommagement. Or, si le D., 40 reconnaît bien à l’acheteur trompé une action contre le vendeur en restitution du double du prix versé, il précise qu’elle peut se cumuler avec celle – au double également − dirigée directement contre celui qui se laisse vendre[142].

Cette note de Barbeyrac montre que le prisme par lequel il envisage la vente ad pretium participandum romaine est loin d’être celui des seuls textes romains faisant de cette dernière une cause de réduction en esclavage au sens juridique strict. En effet, si les conditions de vingt ans révolus et d’intention de participer au prix de la vente[143] sont présentes dans ces textes, les autres n’apparaissent que dans des passages attestant d’une simple impossibilité de réclamer la liberté[144].

La mise en relation de cette note avec celle étudiée précédemment[145] révèle également ce qui peut apparaître comme un aspect original de la réduction en esclavage à la suite d’une vente ad pretium participandum : elle échappe à la dichotomie juridique traditionnelle entre le contractuel et le délictuel. En effet, Barbeyrac, dans sa première note sur le paragraphe trois, fait de la fraude de celui qui se laisse vendre ad pretium participandum le fondement de sa réduction en esclavage[146]. Mais certaines formulations de sa quatrième note sur le paragraphe sept, comme « […] la vente étoit tantôt bonne tantôt nulle […] », confèrent implicitement à cette servitude une origine contractuelle[147]. Ainsi, alors que les origines contractuelle et délictuelle sont généralement deux sources d’obligations exclusives l’une de l’autre, elles participent ici conjointement à la justification de la réduction en esclavage. La fraude, qui motive la vente ad pretium participandum chez le vendeur et celui qui se laisse vendre, rend sous certaines conditions valide le contrat entre le vendeur et l’acheteur du prétendu esclave. L’esclavage est donc bien ici à la fois d’origine délictuelle – pour celui qui se laisse vendre – et contractuelle – pour l’acheteur. Il est possible de considérer que les textes du Digeste et des Institutes traitant de la vente ad pretium participandum témoignent, par une autre voie, de la spécificité de cette transaction. Il paraît en effet se dégager de ces passages que la réduction en esclavage à la suite d’une vente ad pretium participandum ne nécessite pas de condamnation pénale, alors qu’une telle étape semble être présente dans les autres causes de réduction en esclavage selon le droit civil[148].

Aussi, si, comme l’affirme Goldschmidt, il est vrai que Barbeyrac « sait parfaitement que le droit (civil) romain n’admet nullement la servitude volontaire – Barbeyrac in Pufendorf, VI, III, § [3], note 1 − et reprend même Pufendorf à ce sujet − Barbeyrac, ibid., VI, III, § 7, note 4[149] », cette « reprise » n’est nullement due à une opposition radicale entre un Pufendorf affirmant de manière générale la validité de la servitude volontaire en droit romain et un Barbeyrac venant réfuter une telle position. En effet, comme il a été montré, l’admission par Barbeyrac d’une hostilité du droit romain à la servitude volontaire n’a pas lieu à l’occasion de l’affirmation par Pufendorf d’une reconnaissance de ce type d’esclavage en droit romain. La mention par Barbeyrac d’un rejet romain de l’esclavage volontaire, dans la note sur le paragraphe trois, s’intègre à un raisonnement visant à défendre la validité de la reconnaissance, par Pufendorf, de ce mode de réduction en esclavage. L’opposition entre Barbeyrac et Pufendorf, qui apparaît dans la note sur le paragraphe sept, se manifeste uniquement sur le terrain des conditions requises pour qu’une vente ad pretium participandum soit une cause de réduction en esclavage et sur la présentation du casus par l’auteur du De iure naturae et gentium.

L’examen de la place réservée à I., 1, 3, 4 chez Grotius, Pufendorf et Barbeyrac révèle ainsi des références explicites à ce texte au service d’une reconnaissance d’un esclavage volontaire pourtant rejeté par le droit romain. Les philosophes des lumières ayant critiqué la faveur accordée à l’auto-asservissement par les auteurs jusnaturalistes, la poursuite de l’étude de la destinée de I., 1, 3, 4 invite donc à s’interroger sur le rôle joué par ce texte dans ces développements philosophiques postérieurs. Une telle démarche s’appuie moins sur les mentions apparentes de I., 1, 3, 4 chez les philosophes du XVIIIe siècle que sur la recherche d’une éventuelle influence sur ces derniers de l’utilisation faite par le courant jusnaturaliste du texte romain.

Influences éventuelles des références jusnaturalistes à I., 1, 3, 4 sur les philosophes des lumières rejetant la validité de l’esclavage

Si Grotius, Pufendorf et Barbeyrac admettent la validité de l’esclavage, leurs positions ont été vivement critiquées, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par des auteurs tels que Montesquieu et Rousseau. Il convient ainsi de s’interroger sur la place réservée par les seconds aux références à I., 1, 3, 4 des premiers. Une telle perspective conduit à envisager l’hypothèse d’une influence des références des représentants de l’École du droit naturel moderne ’à I., 1, 3, 4 sur la critique de l’esclavage par Montesquieu, puis celle d’une influence de la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 sur la critique de l’analogie de ce dernier par Rousseau.

L’hypothèse d’une influence des références jusnaturalistes à I., 1, 3, 4 sur la critique de l’esclavage par Montesquieu

Comme Pufendorf, Montesquieu aborde au second chapitre du livre 15 de son De l’esprit des lois, la question des biens de l’homme libre qui se vend. Mais, contrairement à son prédécesseur, cette problématique ne le conduit pas à détailler − ni même à mentionner explicitement − la vente ad pretium participandum romaine. De plus, sa thèse diffère radicalement de celle de l’auteur du De iure naturae et gentium. Montesquieu affirme en effet une incompatibilité entre la vente de sa liberté et la conservation du prix de la vente pour celui qui s’est réduit en esclavage. Cet argument lui permet de réfuter la faculté de vendre sa liberté en raison de l’infraction que constitue une telle transaction pour la loi civile :

Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix : l’esclave en se vendant tous ses biens entreroient dans la propriété du maître ; le maître ne donneroit plus rien, et l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule dira-t-on ; mais le pécule est accessoire à sa personne. S’il n’est pas permis de se tuer parce qu’on se dérobe à la patrie, il n’est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l’État populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui doivent faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toute[150].

Si Montesquieu ne convoque pas ici la vente ad pretium participandum, il semble bel et bien dans ces quelques lignes récuser une position qu’il attribue aux jurisconsultes romains. Le chapitre deux traite en effet expressément de l’origine de la servitude chez ces derniers et l’auteur y indique, peu avant le passage cité, que le droit romain permettait aux débiteurs susceptibles d’être maltraités par leurs créanciers de se vendre eux-mêmes[151]. De plus, alors que le droit d’esclavage est pour lui autant opposé au droit naturel qu’au droit civil, Montesquieu ne soulève dans ces quelques lignes que le problème que pose la vente de la liberté au regard de la loi civile et non celui de sa contradiction à la loi naturelle. Un tel tropisme − permettant à Montesquieu de combattre le droit d’esclavage sur le terrain de ses contradictions et incohérences internes et non sur celui des seuls principes supérieurs qu’il viendrait heurter[152] – renforce l’idée que c’est le droit romain − et non l’École moderne du droit naturel − qui est ici visé. Pourtant, plusieurs auteurs contemporains s’appuient sur I., 1, 3, 4 pour émettre l’hypothèse que c’est bien à la doctrine moderne que s’attaque l’auteur du De l’esprit des lois « sous le couvert des romains[153] ». Ce point de vue repose en partie sur l’idée d’une erreur de Montesquieu quant au droit romain[154]. En effet, comme il a été exposé en introduction, I., 1, 3, 4 ne témoigne nullement d’une reconnaissance par le droit romain de la servitude volontaire. Il pourrait être objecté à l’encontre de cette idée d’erreur commise par l’auteur du De l’esprit des lois que son argumentation semble être davantage inspirée par la vente du débiteur que la vente ad pretium participandum et qu’il ne cite que I., 1 − et non précisément I., 1, 3, 4. La loi des douze tables – ancien droit romain, bien antérieur à l’époque classique et a fortiori au droit de Justinien − reconnaît d’ailleurs bien une possibilité de vente du débiteur comme esclave. Cependant, cette opération, qui a pour but de rembourser le créancier, ne s’effectue pas sur le territoire romain mais au trans Tiberim, c’est-à-dire à l’étranger[155]. Mais surtout, il semble que dans ce cas, le débiteur ne se vende pas lui-même : il est d’abord adjugé au créancier qui le vend ensuite pour bénéficier du prix de la vente[156]. Il s’agit donc moins d’une possibilité du débiteur insolvable de se vendre lui-même[157] que d’un droit reconnu à son créancier de le faire vendre[158]. Considérée comme tombée en désuétude bien avant le droit de Justinien[159],  cette manière de devenir esclave relève donc d’une déchéance pénale et non d’une servitude volontaire[160]. De surcroît, le seul autre texte du premier livre des Institutes mentionné par Montesquieu semblant traiter du changement d’état d’homme libre à celui d’esclave − I., 1, 16, 1 − ne manifeste nullement une possibilité pour le débiteur de se vendre lui-même[161]. L’hypothèse d’une erreur de Montesquieu sur le droit romain paraît donc pouvoir être retenue. D’adversaires de Montesquieu, les jurisconsultes romains passent ainsi du côté des « partisans » de ses positions. En revanche, la position de l’École moderne du droit naturel se trouve de fait récusée par l’argumentation de Montesquieu – malgré l’accent « civiliste » de cette dernière[162]. Si Montesquieu s’attaque à tort aux jurisconsultes romains[163], ses développements combattent efficacement l’interprétation que les auteurs jusnaturalistes modernes font des dispositions romaines sur l’homme libre qui se réduit en esclavage. En effet, Grotius, en citant I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie, et dans une moindre mesure Pufendorf, en utilisant la vente ad pretium participandum pour montrer que le particulier qui se réduit en esclavage ne voit pas tous ses biens devenir la propriété du maître, font du droit romain un système juridique admettant la servitude volontaire. Il pourrait même être avancé que la critique de Montesquieu à l’encontre de la possibilité de se vendre comme esclave a peut-être été suscitée par la lecture du De iure belli ac pacis et du De iure naturae et gentium. Si l’on admet une telle hypothèse – certes discutable −, les références de la doctrine moderne du droit naturel à I., 1, 3, 4 auraient alors une influence sur la critique de la servitude volontaire par Montesquieu, alors même que ce dernier ne s’attaque pas ici expressément à Grotius ou Pufendorf.

Le professeur Robert Derathé constate que Rousseau, dans les lignes du Du contrat social ou principes du droit politique consacrées à la folie que constituerait un don de sa propre liberté[164], paraît avoir emprunté à Montesquieu l’argument de l’extravagance de la vente de soi-même[165]. Si l’hypothèse d’un tel emprunt était admise, celle d’une influence de Montesquieu sur Rousseau au-delà de ce seul argument est peut-être également envisageable. En effet, si Montesquieu nie qu’il soit légitime d’aliéner sa liberté en s’appuyant sur le droit civil − « vendre sa qualité de citoyen […][166] » −, alors que Rousseau se place du côté du droit naturel − « renoncer à sa qualité d’homme[167] » −[168], leurs argumentations respectives présentent par ailleurs de nombreuses similitudes. Tout comme Montesquieu, Rousseau s’appuie sur le contrat de vente pour établir une distinction entre un contrat de droit civil et la servitude volontaire sur le terrain de l’impossibilité de toute contrepartie à la renonciation à la liberté, établit un lien entre la liberté et la vie et opère un parallèle entre la liberté du particulier et la souveraineté du peuple[169]. Si l’on adhère à l’idée d’un parallèle entre ces deux auteurs imputable à la reprise de Montesquieu par Rousseau, il n’est pas impossible de penser que les références à I., 1, 3, 4 dans la doctrine moderne du droit naturel aient eu, par le truchement de Montesquieu, une influence indirecte sur certains aspects de la pensée de Rousseau.

L’hypothèse d’une influence de la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 sur la critique de son analogie par Rousseau mise à mal par celle d’une influence d’Aristote sur ces deux auteurs ?

Dans le chapitre quatre du premier livre de Du contrat social ou principes du droit politique (ci-après Contrat social), Rousseau s’est manifestement intéressé à l’analogie de Grotius afin d’en rejeter la validité :

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d’explication, mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner c’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pourquoi se vend t’il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d’eux et selon Rabelais un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à conserver[170].

Dès 1766, l’un des premiers commentateurs de Rousseau, Élie Luzac († 1796), souligne que ces quelques lignes du Contrat Social ne respectent pas la formulation originale du De iure belli ac pacis et attribuent à un concept juridique central dans les débats sur la servitude volontaire une définition critiquable. En effet, non seulement le terme « aliéner » est absent de la formulation originale de l’analogie de Grotius, mais encore il se voit conférer par Rousseau un sens extrêmement restreint : donner ou vendre[171]. Cette critique paraît fondée : alors que les verbes alienare, dare et vendere existent en latin, Grotius emploie dans son analogie celui d’addicere tant pour le particulier que pour le peuple[172]. De plus, les notions d’aliénation de don ou de vente, sur lesquelles Rousseau fait pourtant porter sa réfutation[173], n’apparaissent ni sous la plume de Courtin ni sous celle de Barbeyrac[174]. L’hypothèse d’une utilisation par Rousseau des traductions du De iure belli ac pacis à sa disposition n’expliquent donc pas l’apparition de ces deux concepts à cet endroit du Contrat social.

La place centrale conférée par Rousseau à la vente dans ces quelques lignes – elle est à la fois la forme prise par la réduction en servitude du particulier et le moyen de nier une telle possibilité pour le peuple – invite à envisager l’hypothèse d’une influence de la référence à I., 1, 3, 4 – opérée par Grotius lui-même à l’appui de son analogie et maintenue par les traducteurs − sur l’auteur du Contrat social. Même si la vente ad pretium participandum est prohibée par le droit romain, elle paraît néanmoins constituer un des rares exemples juridiques concrets et historiquement avérés de la renonciation volontaire à sa propre liberté au profit d’autrui. Loin de remettre en cause l’idée de Rousseau d’une apparente contrepartie à l’aliénation par le particulier constituée a minima par la subsistance de celui qui devient esclave, elle conforte au contraire ce parti-pris. En effet, la vente ad pretium participandum romaine montre bien que, dans les faits, une contrepartie encore plus concrète est présente : l’espoir d’un gain à partager entre celui qui se laisse vendre et son complice. La référence de Grotius à I., 1, 3, 4 contribuerait ainsi à permettre à Rousseau de réfuter, sur le terrain de l’absence de toute contrepartie, la possibilité pour le peuple d’aliéner sa liberté. Mais, en sus de ne pouvoir être étayée par des éléments concrets, l’idée d’une influence de I., 1, 3, 4 sur l’auteur du Contrat social ne permet pas d’expliquer la présence des concepts d’aliénation et de don dans cet ouvrage.

Aptes à justifier l’apparition, sous la plume de Rousseau, des trois notions d’aliénation, de don et de vente, les hypothèses émises par monsieur le professeur Bruno Bernardi paraissent bien plus pertinentes. Respectueux de l’ordonnancement du propos de l’auteur du Contrat social, Bernardi commence par justifier l’apparition, dans la reformulation de l’analogie de Grotius par Rousseau, de la notion d’aliénation, par la présence de cette dernière dans un autre passage du De iure belli ac pacis[175]. Dans le chapitre six du livre deux, traitant de l’aliénation de la souveraineté – De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii[176] −, Grotius affirme au paragraphe trois que la souveraineté peut être aliénée quelquefois par le roi et quelquefois par le peuple : Sicut autem res alie, ita et imperia alienari possunt ab eo cuius in dominio verè sunt ; id est, ut suprà ostendimus, à rege, si imperium in patrimonio habeat : alioquin à populo, sed accedente regis consensu ; quia is quoque ius aliquod habet, quale usufructuarius, quod invitio auferri non debet. Et hae quidem procedum de toto imperio summo[177]. Conférant à ce texte une capacité à laver Rousseau d’un soupçon de manipulation de la pensée de Grotius, cette première partie de la démonstration de monsieur professeur Bruno Bernardi peut a priori sembler fragile. Le passage de Grotius qu’il prend en compte fait tout d’abord apparaître une notion absente de l’analogie : celle de souveraineté du peuple – imperium. Il est bien-sûr possible de considérer que l’idée de soumission du peuple reconnue par l’analogie de l’auteur du De iure belli ac pacis est implicitement sous-tendue par cette notion. Mais il paraît à première vue délicat de rattacher l’imperium au postulat sur lequel Grotius fait reposer son analogie : la réduction en esclavage du particulier. Or, le terme d’aliénation est également présent sous la plume de Rousseau pour le particulier[178]. De plus, alors que les développements sur l’aliénation de la souveraineté prennent place au sein d’un chapitre consacré aux acquisitions dérivées[179], le pouvoir des souverains sur leurs sujets et celui des maîtres sur leurs esclaves relèvent pour Grotius de l’acquisition originaire d’un droit sur les personnes[180]. Toutefois, le concept de propriété établi par Grotius semble permettre de considérer que les addicere du particulier et du peuple, présents dans l’analogie, peuvent être entendus comme relevant d’une aliénation. En effet, comme le montre la traduction de Barbeyrac, Grotius, au paragraphe un de ce même chapitre six du De iure belli ac pacis, établit une interdépendance entre aliénation et propriété en s’appuyant sur Aristote :

Après avoir parlé des Aquisitions originaires, il faut passer maintenant aux aquisitions dérivées, qui se font ou par le fait d’autrui, ou en vertu de quelque Loi. Depuis l’établissement de la propriété, il est de Droit Naturel, que les Hommes, qui sont maîtres de leurs biens, puissent transférer ou en tout, ou en partie, le droit qu’il y ont : c’est ce que renferme la nature même de la propriété, j’entens, de la Propriété pleine et entiére. On posséde en propre une chose disoit Aristote, lorsqu’on a pouvoir de l’aliéner[181].

Or, comme il a été montré précédemment, l’homme a bien pour Grotius un droit de pleine propriété sur sa liberté[182] puisque son aliénation peut s’avérer nécessaire à la conservation d’un autre de ses biens – inaliénable quant à lui : la vie[183]. De plus, comme il a déjà été souligné, l’analogie de Grotius fonctionne, dans son système, dans les deux sens, puisque le droit de souveraineté et le droit d’esclavage sont tous deux des droits absolus, en raison de leur origine volontaire[184].

Selon Bernardi, c’est ce même recours de Grotius à Aristote qui permet d’expliquer le choix de Rousseau d’une limitation des manifestations de l’aliénation au don et à la vente[185]. En effet, la consultation du texte du philosophe grec qui a manifestement inspiré ici Grotius – la référence précise étant d’après Bernardi apportée par Barbeyrac[186] – montre qu’Aristote, juste après avoir défini la propriété par le pouvoir d’aliénation, assimile expressément cette même aliénation au don et à la vente. En effet, la proposition To de oikéïon einaï, hê mê [oros] otan eph’ autô hê apallotriôsai – que Bernardi traduit par « Être propriétaire d’une chose, selon ma définition, c’est pouvoir l’aliéner de son chef − est immédiatement suivie de celle-ci : Legô de aparllostriôsin dosin kai prasin – que Bernardi traduit par « j’appelle aliénation le don et la vente[187] ». Il ne peut être avancé à l’encontre de cette hyptohèse d’une définition rousseauiste de l’aliénation induite par la référence de Grotius à Aristote que Rousseau lisait mal le grec. En effet, les traductions françaises à sa disposition font apparaître les notions d’aliénation, de don et de vente[188].

Même si elle paraît respecter la pensée de Grotius, l’admission par Rousseau de la définition proposée par Aristote de l’aliénation – donner ou vendre – semble pouvoir lui être reprochée : elle apparaît primitive par rapport à l’état de la technique juridique de l’époque moderne[189]. Celle de Luzac − « aliéner c’est transposer un droit »[190] − semble plus satisfaisante[191]. En effet, tout en subordonnant la notion d’aliénation à celle de titulaire d’un droit, elle ne la restreint pas aux seuls droits de propriété[192]. Mais Bernardi montre que cette opération de « régression » à laquelle se livre Rousseau s’explique par l’utilité qu’il retire de la conception aristotélicienne de l’aliénation. Elle permet en effet au philosophe des lumières une « refondation conceptuelle » nécessaire à sa critique de la servitude volontaire[193].

L’admission du don et de la vente comme les deux formes prises par l’aliénation est la conséquence de l’adhésion de Rousseau au principe aristotélicien qui sous-tend la définition de la propriété comme le pouvoir d’aliéner une chose de son propre chef – définition dégagée dans la proposition de la Rhétorique précédant celle sur la définition de l’aliénation par le don ou la vente et l’ayant suscitée. Ce principe est celui de l’interdépendance entre possession et aliénation. En effet, dans le chapitre cinq de la Rhétorique qui propose la définition de l’aliénation par le don et la vente, Aristote expose les différentes composantes – considérées comme des biens − entrant en compte dans la recherche du bonheur : la bonne naissance, la chance, la vertu… L’aliénation (apallotriôsis) apparaît à l’occasion du traitement de la richesse (to plouton) − traitée après la bonne descendance (heuteknia) et la bonne réputation (heudoxia). Aristote commence par énumérer les différents types de richesse : l’argent, les terres, les troupeaux, les esclaves. Mais, comme l’expose Bernardi, le philosophe grec précise ensuite que, pour que ces richesses puissent être considérées comme des biens, il faut qu’elles procurent une jouissance – sous la forme d’une jouissance directe ou d’un revenu porteur d’une jouissance différée – et que la ktêsis (possession) en soit effective, c’est-à-dire sûre et disponible. C’est cette libre disposition qui fait que la richesse est un bien qui peut être donné ou vendu, c’est-à-dire aliéné[194]. Comme le remarque Bernardi, une telle conception fait de l’apallotriôsis (aliénation), le corollaire de la ktêsis (possession). En conséquence, ce qui n’est pas de l’ordre de la possession ne peut faire l’objet d’une aliénation[195].

Or, toujours selon Bernardi, la critique de la servitude volontaire par Rousseau consiste précisément à montrer que la reconnaissance de cette forme d’esclavage revient à admettre l’aliénation de ce qui ne saurait être une possession, et donc a fortiori une propriété[196]. En effet, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (ci-après second Discours), Rousseau, qui y prend pour adversaire Pufendorf, oppose deux arguments à l’encontre de la possibilité de renoncer à sa liberté. Le premier est qu’aliéner sa liberté suppose une chose impossible : s’ôter la responsabilité de ses actes. Le second est que la liberté – tout comme la vie – n’est pas une propriété mais un don essentiel de la nature. Il est ainsi permis d’en jouir mais pas de s’en dépouiller. Si en s’ôtant la vie on anéantit son être, en renonçant à la liberté on le dégrade. Aucun bien temporel ne pouvant venir compenser la perte de la vie ou de la liberté, l’abandon de l’une ou de l’autre est une offense à la nature et à la raison[197]. Rousseau fait reposer cette exclusion des dons de la nature du rang des possessions sur l’institution humaine du droit de propriété : « […] De plus, le droit de propriété n’étant que de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il possede : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté […][198]. » Pour Bernardi, « l’idée sous-jacente est qu’il n’y a de possession que par acquisition et de droit de propriété que par institution de cette possession[199]. » La liberté n’étant non pas une acquisition humaine mais un don de la nature, elle n’est donc pas possédée par l’Homme mais bel et bien constitutive de son être[200]. Selon Bernardi, Rousseau montre donc bien ici qu’on « possède ce que l’on a et non ce qu’on est » et que « l’avoir seul est aliénable et non l’être[201] ». Ces développements de Rousseau admettent donc − du moins de fait[202] − la corrélation aristotélicienne entre la ktêsis et l’apallotriôsis : « on ne peut aliéner que ce qui est objet de possession[203] ».

Dans le Contrat social, la définition aristotélicienne de l’aliénation par le don ou la vente permet à Rousseau d’infirmer le raisonnement analogique de Grotius − puisqu’un homme peut aliéner sa liberté, un peuple peut faire de même − par l’absurde[204]. S’il est impossible, dans le cas du peuple, d’être question de vente, la seule autre figure possible, le don, ne peut davantage emporter la conviction. En expliquant pourquoi un peuple ne peut se vendre, Rousseau feint d’admettre l’existence d’une possible contrepartie à l’aliénation de sa liberté pour le particulier. En revanche, le don est rejeté tant du côté du peuple que du côté du particulier[205]. Rousseau vient justifier ce rejet dans la suite de ses développements : « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie de ne fait pas droit[206]. » Selon Bernardi, on retrouve ici l’idée d’anéantissement de soi présente dans le second Discours. En effet, ce premier raisonnement par l’absurde du Contrat social « met en lumière que l’analogie grotienne fait du peuple un sujet qui se nie comme tel et, dans l’aliénation, se réifie[207]. » Or, comme il a été évoqué, les idées d’anéantissement et de dégradation de l’être du second Discours reposent largement sur la limitation aristotélicienne de l’aliénation à la possession. Il semble ainsi que si la définition de l’aliénation par le don et la vente permet à Rousseau, dans le Contrat social, de récuser efficacement l’analogie de Grotius, c’est bien parce que le philosophe des lumières admet en premier lieu la relation entre l’apallotriôsis et la ktêsis précédemment dégagée par Aristote.

Le second raisonnement par l’absurde opéré par Rousseau afin de récuser la validité de l’analogie de Grotius semble également pouvoir attester de l’influence de la position d’Aristote sur la pensée du philosophe des lumières. Un tel raisonnement, s’opérant par le prisme de la transmission de la souveraineté, ne recourt pas aux notions de don ou de vente :

Quand chacun pourroit s’aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants ; ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux. Avant qu’ils soient en âge de raison, le père peut, en leur nom, stipuler des conditions pour leurs conservation, pour leur bien-être, mais non les donner irrévocablement et sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature, et passe les droits de la paternité. Il faudroit donc, pour qu’un gouvernement arbitraire fût légitime, qu’à chaque génération le peuple fût le maître de l’admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne seroit plus arbitraire[208].

Pour Bernardi, « si les pères ont pu s’aliéner c’est qu’ils étaient des sujets libres, par hypothèse les enfants le sont aussi, ils ne sont pas des possessions du père[209]. » Ainsi, si elle n’apparaît pas expressément dans ces quelques lignes, ce serait là encore la notion de possession qui sous-tend l’argument de Rousseau.  Bernardi relève également que ce dernier, par l’expression « s’aliéner lui-même » présente au début de ce passage, reformule l’énoncé qu’il imputait précédemment à Grotius : « aliéner sa liberté ». Cette substitution de l’être à la liberté serait une manifestation de l’opération conceptuelle à laquelle se livre Rousseau : ce que Grotius présente comme l’aliénation d’une simple possession est pour l’auteur du Contrat social une aliénation de l’être[210]. Or, comme il a déjà été exposé à l’occasion de l’examen du second Discours, une telle position repose sur une limitation de l’aliénation à la possession.

Le paragraphe suivant du Contrat social montre que l’infirmation de l’analogie elle-même n’était que la première étape de la démonstration de Rousseau. Les raisonnements par l’absurde permettent à ce dernier de remonter à ce qui constitue le cœur de sa critique : la réfutation du postulat sur lequel repose cette analogie de Grotius – un homme peut aliéner sa liberté à autrui[211]. Selon Rousseau, la renonciation à sa propre liberté est impossible car un tel abandon est incompatible avec la nature même de l’homme. Aucune contrepartie ne pouvant exister à la perte de la liberté, la servitude volontaire ne saurait être assimilée à une relation contractuelle de droit civil :

Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une liberté absolue, et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger ? Et cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car, quel droit mon esclave auroit-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens[212] ?

Ces développements du Contrat social font − tout comme ceux du second Discours − obstacle à l’idée de servitude volontaire en plaçant la liberté du côté de l’être et non du côté de l’avoir. Rousseau y justifie en effet le rejet d’une possible renonciation à sa liberté en attribuant à cette dernière le statut de « qualité [de l’] homme ». Or, comme le fait remarquer Bernardi, une qualité est une propriété selon l’être, et non selon l’avoir[213]. Rousseau rejoindrait donc ici le second Discours en montrant que « la propriété est une notion double : comme possession acquise, elle relève d’une problématique de l’avoir, comme qualité reconnue, elle concerne l’être[214]. »

Toujours comme le relève Bernardi, Rousseau peut donc, grâce au concept aristotélicien d’apallotriôsis, distinguer les biens que l’on possède – que l’on peut donc aliéner – de ce qui est propre à l’être – et qui est donc inaliénable – comme la vie ou la liberté[215]. La prise en compte de la perception aristotélicienne de l’aliénation permet ainsi à Rousseau de conférer au concept d’aliénation un double rôle[216]. La notion d’aliénation constitue d’une part un instrument critique à l’égard de la conception moderne de la propriété, dégagée par Locke († 1704)[217]. En qualifiant à la fois la vie, la liberté et les biens comme propriétés, ce dernier effaçait en effet l’équivoque du terme « propriété » et réduisait la relation de soi à soi à une simple possession[218]. La notion d’aliénation se fait d’autre part « l’opérateur constitutif d’une ontologie fondée sur la distinction de l’être et de l’avoir[219]. » « Le retour vers son socle le plus ancien » que Rousseau fait opérer à la notion d’aliénation permet ainsi à cette dernière de devenir « ce rapport par lequel ce qui est de l’ordre de l’être est traité comme de l’ordre de l’avoir[220]. »

Bernardi laisse entendre que c’est Barbeyrac qui l’a amené à établir l’importance du rôle joué par le concept aristotélicien de l’apallotriôsis dans la pensée de Rousseau – voire qui le lui a permis. L’articulation du propos de Bernardi peut même donner l’impression que le seul texte original de Grotius n’aurait peut-être pas permis à Rousseau d’opérer ce retour vers la notion d’aliénation dégagée par Aristote. Bernardi affirme en effet que c’est Barbeyrac qui donne en note de sa traduction la référence précise du texte d’Aristote sur lequel se fonde l’auteur du De iure belli ac pacis − Rhétorique, Livre un, chapitre cinq, page 523 B, édition de Paris − alors que cette dernière est absente du texte latin original. Il précise également que Barbeyrac cite le texte grec original : To de oikéïon einaï, hê mê [oros] otan eph’ autô hê  apallotriôsai[221]. Or, si la version du De iure belli ac pacis publiée en 1626 – qui semble pouvoir être considérée comme identique à l’édition originale de 1625 puisque la seconde édition de l’œuvre date de 1631 – ne mentionne en effet ni la référence précise à l’œuvre d’Aristote ni le texte grec, elle ne fait pas non plus figurer une quelconque référence à Aristote et au lien établi par ce dernier entre possession et aliénation. La phrase que Barbeyrac traduit par « On posséde en propre une chose disoit Aristote, lorsqu’on a pouvoir de l’aliéner » y est en effet absente : Acquisitione derivativa nostrum sit aliquid facto hominisa ut legis. Homines rerum domini, ut dominium, aut totum, aut ex parte transferre possint, juris est naturalis post introductum dominium : inest enim hoc in ipsa dominii, pleni scilicet, natura. Duo tantum notanda sunt, alterum in dante, alterum in eo cui datur[222]. Ainsi, au regard de cette édition, si l’hypothèse du rôle majeur joué par Barbeyrac dans le lien entre Aristote et Rousseau apparaît confirmée, la fonction du traducteur semble même avoir été minimisée par Bernardi. En effet, Bernardi, en considérant que Barbeyrac n’a fait que donner les références du texte grec que Grotius avait en tête, suggère que c’est Grotius lui-même qui aurait écrit que, d’après Aristote, on possède une chose en propre lorsqu’on a le pouvoir de l’aliéner. À l’inverse, la seconde édition du De iure belli ac pacis, en 1631, apparaît au contraire montrer que Bernardi a exagéré le rôle de Barbeyrac. En effet, non seulement Grotius y affirme, dans le corps même du texte, que, selon Aristote, on possède une chose en propre lorsqu’on a le pouvoir de l’aliéner, mais encore il y cite – dans le corps des développements également – le texte grec : Acquisitione derivativa nostrum sit aliquid facto hominisa ut legis. Homines rerum domini, ut dominium, aut totum, aut ex parte transferre possint, juris est naturalis post introductum dominium: inest enim hoc in ipsa dominii, pleni scilicet, natura. Itaque Aristoteles To de oikéïon einaï, hê mê oros otan eph’ autô hê apallotriôsai. Proprietatis definitio est, ubi penes nos est jus alienandi. Duo tantum notanda sunt, alterum in dante, alterum in eo cui datur. La référence à l’œuvre du philosophe grec est quant à elle donnée en marge : I. Rhet. V[223]. Une telle présentation est maintenue dans les éditions suivantes, et notamment dans celle de 1646 − postérieure au décès de Grotius mais augmentée des dernières observations qu’il a lui-même apportées au texte avant son décès[224] – et celle de 1680 − qui, en sus des observations précédemment ajoutées par Grotius, est également augmentée des notes de Johannes Friedrich Gronovius[225]. La traduction d’Antoine de Courtin de 1687 maintient le propos attribué à Aristote par Grotius − « Aussi Aristote dit que la définition de la propriété est d’avoir droit d’aliener ce qu’on possede en propre. » −, ainsi que la référence à la Rhétorique[226]. Barbeyrac n’a ainsi fait que préciser la page où se trouve, dans l’édition de Paris de la Rhétorique, ce passage d’Aristote.

L’importance conférée à Barbeyrac par Bernardi semble révéler, de la part de ce dernier, une prise en considération insuffisante − voire inexistante − du texte latin de Grotius par rapport à celui de ce traducteur. La lecture de la seule traduction de Barbeyrac peut assurément laisser à penser que c’est bien à ce dernier que doit être attribué la mise en relation du propos de Grotius avec le texte précis d’Aristote. En effet, Barbeyrac, dès la première édition de sa traduction en 1724 – sur laquelle se fonde Bernardi[227] − opère une réorganisation du texte de Grotius présent dans les éditions de 1631 et suivantes du De iure belli ac pacis : plaçant en note de bas de page le texte grec et la référence à la Rhétorique, le traducteur fait disparaître ces éléments du corps du texte[228]. Certaines notes étant bel et bien celles du traducteur et non celles de l’auteur[229], le lecteur de cette traduction du De iure belli ac pacis peut être amené à croire que la note contenant le texte grec et la référence à la Rhétorique est l’œuvre de Barbeyrac, et donc que ces informations sont absentes du texte original de Grotius. Mais la simple confrontation de la traduction de Barbeyrac avec le texte de 1626 du De iure belli ac pacis – que l’on suppose là encore être celui de la première édition de 1625 − permet de remettre en cause le rôle clé conféré au traducteur. En effet, si la richesse des commentaires qu’inspire à Barbeyrac le propos des auteurs qu’il traduit amène fréquemment à considérer ce traducteur comme un penseur de l’École moderne du droit naturel, et si Barbeyrac montre une certaine propension à réorganiser le propos des auteurs qu’il traduit[230] − voire à retrancher du corps du texte certains développements pour les placer en note[231] −, il paraît difficile d’admettre que ce traducteur puisse ajouter dans le corps du texte un élément de fond originellement absent de ce dernier, laissant à entendre que cet élément était présent dans le texte original de l’auteur. Ainsi, le contraste entre l’absence totale d’une quelconque prise de position de Grotius sur le lien entre possession et aliénation dans le texte latin de 1626 et la mise en relation de ces deux notions au sein du corps du texte dans la traduction de Barbeyrac doit alerter le lecteur et le conduire à consulter les éditions du De iure belli ac pacis parues entre 1626 et la première traduction de Barbeyrac en 1724. Si elle peut être reprochée à Bernardi, son absence de prise en compte des textes originaux de Grotius est toutefois moins surprenante qu’elle ne paraît à première vue. En effet, s’il convient de se référer aux textes latins du De iure belli ac pacis et du De iure naturae et gentium pour étudier la pensée de Grotius et de Pufendorf, il est admis que ce sont les traductions de Barbeyrac qu’il faut prendre en compte pour étudier la réception, notamment chez Rousseau, de la pensée de ces deux « pères » de l’École du droit de la nature et des gens. Barbeyrac a assurément exercé une influence certaine sur Rousseau, qui a constamment utilisé ses traductions et commentaires des œuvres de Grotius et Pufendorf[232].

Si la désignation de Barbeyrac comme un maillon essentiel de sa démonstration peut être repprochée à Bernardi, cela ne conduit pas à remettre en cause la pertinence des positions de ce dernier sur le rôle joué par Aristote dans l’appréhension rousseauiste de l’aliénation. Cette hypothèse de Bernardi paraît beaucoup plus apte que celle de la référence à I., 1, 3, 4 − opérée par l’auteur du De iure belli ac pacis lui-même à l’appui de son analogie − à expliquer la présence de l’idée de vente dans la critique de l’analogie de Grotius dans le Contrat social. En effet, si Aristote admet – contrairement aux Romains et à Grotius –, qu’il peut exister un esclavage par nature, il semble bien que ce soient, plus que les principes romains sous-tendant la règle exposée à I., 1, 3, 4, les positions de ce philosophe grec au sujet de l’aliénation qui supportent la critique faite par Rousseau de l’esclavage volontaire. De plus, comme il a précédemment été indiqué, non seulement le droit romain admet la servitude involontaire[233] – ce que manifestent bien les deux causes de réduction en esclavage, retenues, respectivement selon le droit des gens et selon le droit civil, par I., 1, 3, 4 − mais encore il est concurrencé, dans le système de Grotius, par la raison naturelle. Au XVIIIe siècle, Rousseau ne peut donc se contenter d’un retour au droit romain pour réfuter la validité de l’esclavage. L’influence des références des jusnaturalistes modernes à I., 1, 3, 4 sur la critique de la servitude volontaire par les philosophes des lumières serait donc, contre toute attente, inversement proportionnelle à la prise en compte – du moins apparente − par ces derniers, des développements de la doctrine jusnaturaliste moderne. En effet, comme il a été montré précédemment, l’interprétation moderne de I., 1, 3, 4 a peut-être une influence sur la portée des développements de Montesquieu, alors que ce dernier ne prétend pas explicitement s’attaquer aux positions de la doctrine du droit naturel[234]. En revanche, la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie ne semble pas avoir d’influence sur Rousseau, alors même que ce dernier réfute expressément cette même analogie.

Néanmoins, toujours dans l’optique de justifier les formulations employées par Rousseau, une autre observation sur la démonstration de Bernardi pourrait montrer l’intérêt d’envisager un rôle complémentaire de la conception aristotélicienne de l’aliénation et de la référence de Grotius à I., 1, 3, 4. La présentation de Bernardi confère en effet à l’influence d’Aristote sur Grotius et Rousseau une capacité à balayer le bien-fondé des accusations émises par Luzac à l’encontre de l’auteur du Contrat social. Or, dans ses développements, Luzac expose en premier lieu sa critique de la définition de l’aliénation retenue par Rousseau. Ce n’est qu’en second lieu que le détracteur de Rousseau aborde ce qu’il juge encore plus répréhensible : la surimposition de la notion d’aliénation au texte de Grotius. Pour Luzac, cette surimposition est problématique car c’est précisément cette notion d’aliénation qui conduit Rousseau à affirmer que le texte de l’analogie de Grotius est équivoque. Luzac renforce sa critique en utilisant le paragraphe 12 du même chapitre du De iure belli ac pacis, où la notion d’aliénation est bel et bien présente[235]. Il affirme en effet que même si le terme d’aliénation avait été utilisé par Grotius dans son analogie, Rousseau, n’aurait pu, pour le réfuter, que l’utiliser dans le sens que lui confère Grotius au paragraphe 12[236]. Ainsi, si Luzac est conscient de la présence du terme aliénation dans l’œuvre de Grotius, il ne semble pas que cela lui paraisse pouvoir justifier le choix de l’imposition de ce mot au texte de l’analogie. Il pourrait même être avancé que, pour Luzac, l’emploi du verbe alienare dans le paragraphe 12 aggrave l’accusation qu’il porte contre Rousseau. En effet, si ce verbe n’apparaît pas dans la formulation de l’analogie, c’est bien que Grotius ne considère pas qu’il s’agisse dans ce cas d’une aliénation. Il apparaît donc que dans la logique de Luzac, l’existence de cette notion d’aliénation dans le passage du chapitre six du livre deux du De iure belli ac pacis repéré par Bernardi, n’excuse nullement Rousseau. Bernardi peut bien reprocher à Luzac de ne pas avoir perçu que l’adoption par Rousseau de la définition de l’aliénation par le don et la vente est due à « l’aveu même de Grotius qui invoque Aristote comme autorité[237] ». Mais cette omission ne met à mal que la première partie de la critique de Luzac (la définition de l’aliénation), que ce dernier semble lui-même considérer comme accessoire à la seconde (l’imposition du terme aliéner à un passage ne le faisant nullement figurer)[238]. Il semblerait que l’affirmation de Bernardi selon laquelle Rousseau « n’a pas surimposé au texte de Grotius la notion d’aliénation mais qu’il l’y a bel et bien trouvée : c’est Luzac et ses successeurs qui n’ont pas su identifier le texte exact sur lequel il s’appuyait[239] » révèle une prise en compte insuffisante de l’articulation de la critique de Luzac. Si pertinentes soient-elles pour expliquer les choix de Rousseau, les conclusions de Bernardi ne paraissent pas, contrairement à ce qu’il avance, permettre de considérer que « la gausserie de Luzac commence ainsi à se retourner contre lui »[240] ni que « l’accusion de subreption portée contre Rousseau s’avère donc infondée, et selon le principe de l’arroseur arrosé Élie Luzac qui se glorifiant de lire scrupuleusement Grotius et de connaître, lui, les manuels de Brisson et Ferrières, est pris en flagrant délit de lecture inattentive de Grotius et d’ignorance d’Aristote[241]. » La prise en compte de la référence de Grotius à I., 1, 3, 4 pourrait éventuellement contribuer à empêcher que cette faiblesse du raisonnement de Bernardi n’invalide totalement sa thèse d’une capacité du recours de Grotius à Aristote à expliquer le propos de Rousseau et à mettre à mal la critique de Luzac. L’admission de la définition aristotélicienne de l’aliénation peut en effet conduire à considérer que l’idée d’aliénation n’est pas totalement absente de l’analogie de Grotius, en raison de la référence de ce dernier à I., 1, 3, 4 à l’appui de son raisonnement analogique[242]. Puisque la définition de l’aliénation par le don ou la vente découle de la notion aristotélicienne de l’aliénation expressément adoptée par Grotius lui-même à un autre endroit du De iure belli ac pacis, le choix d’une telle définition ne semble pas pouvoir être reproché à Rousseau. Il ne ferait que respecter la pensée de Grotius[243]. Or, ce dernier, en citant I., 1, 3, 4 à l’appui de son analogie, semble bien s’intéresser à la vente de la liberté[244], et donc à l’une des deux formes possibles de l’aliénation[245].

Aux problèmes du rôle de Barbeyrac et du respect de la lettre de la critique de Luzac, semble venir s’ajouter un décalage entre les développements du professeur Robert Derathé et la présentation qu’en fait le monsieur le professeur Bruno Bernardi. En effet, ce dernier, après avoir mentionné la critique de Luzac, et avant d’exposer ce qu’il considère permettre de la mettre à mal, précise que Derathé, « prenant acte de l’objection de Luzac, croit pouvoir rendre compte de la rédaction de Rousseau en observant que la notion d’aliénation est employée un peu plus loin par Grotius dans le [même] chapitre [que celui où figure l’analogie et] dont s’inspire le chapitre IV [du Contrat social] […][246]. » Derathé renverait en effet au paragraphe 12 du chapitre trois du livre un du De iure belli ac pacis que Bernardi cite dans sa traduction de Barbeyrac : « à proprement parler, quand on aliène un Peuple, ce ne sont pas les Hommes, dont il est composé, que l’on aliène, mais le droit perpétuel de les gouverner, considérés comme un Corps de peuple[247]. » Selon Bernardi, pour Derathé, Rousseau n’aurait ainsi fait que rapprocher deux passages voisins de l’œuvre de Grotius[248]. Bernardi affirme alors que « l’explication suggérée par Derathé, loin de disculper Rousseau d’un délit de subreption ne ferait que l’aggraver en y ajoutant une récidive[249]. » Bernardi relève en effet que ce second passage de Grotius ne porte pas sur tout type de gouvernement, ni même sur tout type de royauté, mais uniquement sur un type de monarchie bien particulier : la monarchie patrimoniale[250]. L’impossibilité, exposée par Bernardi, de la présence de la notion d’aliénation dans le paragraphe 12 à justifier son apparition dans la critique de Grotius par Rousseau, semble convaincante. Mais la présentation que fait Bernardi du propos de Derathé paraît curieuse au lecteur ayant connaissance des détails de la critique de Luzac. En effet, le passage du paragraphe 12 utilisant la notion d’aliénation – paragraphe qui, d’après Bernardi, serait utilisé par Derathé pour disculper Rousseau −, est précisément celui cité par Luzac à l’appui de sa critique[251]. Pas davantage que la découverte de la notion d’aliénation dans ce passage ne peut donc être attribuée à Derathé, elle ne semble apte, dans la logique de Luzac, à justifier la reformulation du texte de Grotius par Rousseau.

Si la consultation des développements de Derathé auxquels renvoie Bernardi confirme l’existence une déformation du propos du premier par le second, elle paraît également mettre en lumière une distorsion, par Derathé lui-même, de la lettre de la critique de Luzac. Dans une note sur le texte du Contrat social, Derathé prend acte de la critique de Luzac, dont il rapporte d’abord la seconde partie : le terme « aliéner » ne figure pas dans le texte de Grotius que réfute Rousseau[252]. Derathé fait alors remarquer que le verbe « aliéner » se trouve au paragraphe 12, qu’il cite, lui aussi, dans la traduction de Barbeyrac[253]. Si Derathé ne précise pas explicitement que la présence à cet endroit du terme objet de la critique de Luzac à Rousseau a été repérée par Luzac lui-même, la suite des développements semble montrer qu’il est conscient d’une telle réalité. En effet, sa formulation laisse à entendre que ce serait la présence du mot « aliéner » dans ce paragraphe 12 qui aurait suscité la critique de Luzac de la définition, par Rousseau, de l’aliénation par le don et la vente. Derathé écrit ainsi : « De là cette remarque d’Élie Luzac […] : “Aliéner, c’est, dites-vous donner ou vendre. D’où prenez-vous, Monsieur, cette définition très-incomplette ? […]”[254]. » Derathé semble donc chercher à présenter la critique de Luzac, et non, comme le suggère Bernardi, à remettre en cause son bien-fondé en justifiant la reformulation de l’analogie de Grotius par Rousseau. Mais, en bouleversant l’ordre des étapes de la critique de Luzac, Derathé modifie quelque peu le sens de cette dernière. Pour Luzac, l’absence du verbe « aliéner » dans le passage de l’analogie paraît suffire à remettre en cause la validité des développements de Rousseau sur ceux de Grotius, la présence du verbe « aliéner » dans un autre passage du De iure belli ac pacis ne pouvant justifier son imposition à celui de l’analogie. L’articulation de la note de Derathé semble suggérer au contraire que Luzac est conscient que l’utilisation du verbe « aliéner » au paragraphe 12 pourrait justifier, du moins partiellement, l’emploi de ce terme par Rousseau et donc éloigner – voire écarter − l’idée d’une surimposition de la notion d’aliénation au texte de l’analogie de Grotius. En effet, d’après la présentation de Derathé, la remise en cause de la définition de l’aliénation par le don ou la vente paraît permettre à Luzac d’empêcher que la critique qu’il adresse à Rousseau ne soit totalement invalidée par la présence de la notion d’aliénation dans le paragraphe 12 du De iure belli ac pacis. Si Bernardi ne semble pas avoir conscience du glissement que Derathé fait subir au propos de Luzac, sa propre altération de l’orientation des développements de ces derniers le conduit, de fait, à respecter une donnée qui ressort de la confrontation de la critique de Luzac avec la présentation qu’en fait Derathé : c’est bien Derathé – et non Luzac − qui reconnaît implicitement à la présence du verbe « aliéner » dans le paragraphe 12 du chapitre trois une aptitude à justifier l’emploi de ce verbe par Rousseau dans sa reformulation de l’analogie de Grotius.

L’écart entre la lettre de la critique de Luzac et la présentation de cette dernière dans les développements de Derathé et Bernardi semble révéler la persistance d’une lecture fragmentée du propos original du détracteur de Rousseau. Une prise en compte de l’ensemble du raisonnement de Luzac permet en effet de mettre en lumière les conséquences induites par la modification de l’articulation originelle de l’argumentation de ce dernier. À la décharge de Derathé et Bernardi, il peut être remarqué que Luzac, dans la synthèse qu’il fait de ses accusations envers Rousseau, inverse lui-même l’ordre qu’il avait précédemment établi pour les présenter. En effet, il reproche tout d’abord à Rousseau de censurer une expression que Grotius n’emploie pas dans la formulation de son analogie. Il accuse ensuite le philosophe des lumières de présenter comme équivoque un terme qui ne l’est pas dans l’œuvre de Grotius. Il fait enfin grief à Rousseau de limiter le sens de ce terme en allant à l’encontre de la signification ordinairement et généralement retenue pour ce dernier[255].

Conclusion

Alors que les références à I., 1, 3, 4 dans la doctrine du droit naturel moderne constituent le fil conducteur de cette présentation, elles sont loin de justifier à elles seules les positions de Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Montesquieu et Rousseau sur l’esclavage. De plus, la pensée de ces auteurs peut être exposée sans aucune prise en compte de ce recours au droit romain[256]. Le choix des références modernes à I., 1, 3, 4 comme point de départ se révèle néanmoins assez efficace pour mettre en lumière quelques aspects des différences idéologiques entre ces penseurs et de l’évolution du débat sur la servitude depuis Rome[257]. Si à la fois les juristes romains et les représentants de l’École du droit naturel moderne admettent l’esclavage, les seconds tendent à le faire reposer sur une convention entre l’esclave et son maître[258]. Auparavant rejeté comme cause de réduction en esclavage, le consentement devient ainsi un fondement de la reconnaissance de ce dernier. Soutenant que chaque Homme est fondamentalement libre, les philosophes des lumières, tels que Montesquieu et Rousseau, font de la volonté humaine la source essentielle de « subordination[259] » des Hommes les uns aux autres − subordination présente et indispensable à chaque société[260]. Dans cette perspective, la perception de l’esclavage comme un contrat comme un autre est un argument très fort en faveur de la validité de la servitude. En effet, l’individu, libre et rationnel, doit respecter les engagements, les obligations auxquelles il a consenti, la loi qu’il s’est donnée par sa volonté. Le rejet de l’esclavage opéré par Montesquieu et Rousseau brise cette cohérence en remettant en cause le postulat sur lequel elle repose : la possibilité même de consentir à la servitude, et donc celle de l’existence d’un pacte d’esclavage. Dans le système rousseauiste tout particulièrement, la liberté de l’Homme n’est pas illimitée : elle lui permet tout, sauf nier cette dernière. Ce devoir de liberté montre que la norme procède de l’être : la liberté intrinsèquement présente en l’Homme est également la finalité de l’Homme en tant qu’Homme.

Cette double nature de sein[261] et de sollen[262] de la liberté est loin d’aller de soi dans les débats contemporains. Placé au cœur de toutes les réflexions, le consentement, expression de la volonté humaine, tend à repousser les limites de l’exercice, par chacun, de sa propre liberté. En effet, l’existence d’un consentement libre et éclairé, non entaché d’un vice de violence, dol ou crainte, permet par elle-même de justifier tout engagement humain, même si ce dernier paraît contraire aux intérêts de celui qui consent ou heurte un principe moral. Alors que la nature libre de l’être humain continue à être fermement revendiquée, elle se voit bien souvent désolidarisée du principe de liberté comme fin de l’Homme. Si la tension entre cette reconnaissance de la capacité de la seule volonté de l’Homme à se donner sa propre loi d’une part et la volonté de restreindre cette toute puissance conférée au consentement humain d’autre part subsiste, elle semble désormais davantage se manifester sur le terrain des « atteintes » au corps humain que sur celui de la renonciation à la liberté. En effet, la confrontation entre la réduction ou la vente de soi-même en esclavage et le principe d’indisponibilité de la liberté a laissé place à un face à face entre des revendications relatives à des pratiques telles que le don de gamètes ou d’organes, la prostitution, la gestation pour autrui ou la convention de sadomasochisme[263] et des principes tels que l’indisponibilité du corps humain ou la dignité humaine[264]. En outre, les débats suscités par ces pratiques contemporaines ne semblent pas s’inscrire dans une réflexion sur l’organisation politique. Plus encore, les partisans de la gestation pour autrui ou la prostitution justifient bien souvent ces dernières par une affirmation de l’autonomie personnelle apte à reléguer au second plan le rôle de l’État dans leur régulation. Cette orientation représente une évolution certaine. En effet, si, chez Grotius, l’idée d’un contrat social n’est pas développée en tant que telle, la possibilité d’une réduction en esclavage est toutefois liée à celle de la soumission du peuple à un souverain[265]. Chez Montesquieu et Rousseau, la critique de l’esclavage est subordonnée à la critique de la domination politique, dont elle constitue un aspect. Par ailleurs, alors que chez les juristes romains, la doctrine jusnaturaliste et les philosophes des lumières, la contrepartie monétaire à l’abandon de la liberté ne joue pas de rôle majeur − pas davantage qu’elle ne justifie la reconnaissance de l’auto-asservissement, elle ne permet de le rejeter −, la problématique financière se voit aujourd’hui portée sur le devant de la scène. Certains opposants aux pratiques contemporaines susmentionnées mettent en effet en avant les risques d’exploitation de personnes vulnérables découlant de la marchandisation du corps. L’absence de contrepartie financière est d’ailleurs parfois une condition de légalité de certaines de ces pratiques. Ainsi, en France, celui qui donne un organe ou ses gamètes ne peut être rémunéré[266].

Au-delà de ces évolutions, la vivacité des débats actuels autour des pratiques évoquées montre bien que la problématique de la limitation de la liberté qui sous-tend les réflexions des auteurs jusnaturalistes et des lumières est toujours un enjeu majeur. La tension entre l’affirmation de la liberté humaine et la nécessité de sa restriction ne disparaît pas : elle se déplace sur de nouveaux objets.


[1] Je remercie madame le professeur Emmanuelle Chevreau (Université Panthéon-Assas Paris II), qui, en me proposant de participer aux sessions de la Société Internationale Fernand de Visscher pour l’Histoire des Droits de l’Antiquité (SIHDA), m’a donné l’opportunité de m’intéresser au sujet présenté ici.

[2] C., 7, 16, 6 ; C., 7, 16, 22, C., 7, 16, 24 ; C., 7, 16, 39 ; Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société : les hommes libres qui passent pour esclaves et l’esclavage volontaire », Historia : Zeitschrift Für Alte Geschichte, XXX-4, 1981, p. 483.

[3] Sententiae Pauli, 5, 1, 1.

[4] D., 45, 1, 103. Le texte compare une telle promesse à celle portant sur un homme mort ou sur un terrain appartenant à l’ennemi. D., 18, 1, 6, pr compare également l’acquisition d’un homme libre à celle des lieux sacrés, religieux ou des publics. Cf. Yan Thomas, « L’indisponibilité de la liberté en droit romain », Hypothèses, X-1, 2007, p. 379-380.

[5] Yan Thomas, « L’indisponibilité de la liberté… », p. 379.

[6] D., 40, 12, 37 ; Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société…», p. 483.

[7] D., 40, 5, 53, pr ; Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société…», p. 483 et 490.

[8] Voir notamment D., 40, 12 et D., 40, 13.

[9] D., 40, 12, 4 ; D., 40, 12, 23, 1 ; D., 40, 12, 33 par exemple.

[10] D., 40, 13, 1, pr ; D., 40, 13, 1, 1 ; D., 40, 13, 3 et D., 40, 14, 2, pr notamment.

[11] Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société…», p. 475.

[12] I., 1, 3, 4. Ce paragraphe quatre est placé au cœur d’un titre trois qui commence par affirmer que les personnes sont ou libres ou esclaves. Le paragraphe un définit la liberté comme la faculté reconnue aux hommes dits libres de faire ce qui leur plaît, à l’exception de ce que la violence ou le droit empêche. Le paragraphe deux appréhende la servitude comme une disposition du droit des gens par laquelle, de manière contraire à la nature, on soumet une personne à la propriété d’une autre. Le paragraphe trois précise que les esclaves (servus) sont ainsi nommés en raison du verbe servare (conserver) parce que les personnes faites captives à la guerre étaient vendues plutôt que tuées. Le paragraphe cinq affirme quant à lui que, s’il n’y a aucune différence dans la condition des esclaves, il y en a plusieurs dans celles des hommes libres, puisque certains le sont par la naissance alors que d’autres le deviennent après avoir été affranchis par leur maître. Cf I., 1, 3, pr ; I., 1, 3, 1 ; I., 1, 3, 2 ; I., 1, 3, 3 et I., 1, 3, 5 : Summa itaque divisio de iure personarum haec est, quod omnes homines aut liberi sunt aut servi. Et libertas quidem est, ex qua etiam liberi vocantur, naturalis facultas eius quod cuique facere libet, nisi si quid aut vi aut iure prohibetur. Servitus autem est constitutio iuris gentium, qua quis dominio alieno contra naturam subicitur. Servi autem ex eo appellati sunt, quod imperatores captivos vendere iubent ac per hoc servare nec occidere solent : qui etiam mancipia dicti sunt, quod ab hostibus manu capiuntur […]. In servorum conditione nulla differentia est. In liberis multae differentiae sunt: aut enim ingenui sunt aut libertini.

[13] En effet, dans les textes d’Ulpien, Pomponius et Saturnius repris dans le Digeste (D., 40, 13, 1 ; D., 40, 13, 3 et D., 40, 14, 2), il ne semble pas qu’il devienne esclave iuri civili. Le prêteur lui refuse simplement l’action en liberté. Le changement de condition semble s’être produit au IIIe siècle, comme en témoignent les textes de Marcien et Modestin (D., 1, 5, 5, 1et D., 1, 5, 21). Pour les débats sur cette question voir par exemple Mathieu Nicolau, « Causa liberalis » Étude historique et comparative du procès de liberté dans les législations anciennes, thèse droit, Paris, Sirey, 1993 p. 266-274 ; Roberto Reggi, Liber homo bona fide serviens, Milano, Giuffrè, 1958, p. 325 ; Wilhelm Rein, Das Privatrecht und der Zivilprozess der Röner von der ältesten Zeit bis auf Justinianus, Leipzig, 1858, p 123 ; John Roby, Roman private law in the times of Cicero and of the Antonines, I, Cambridge, Cambridge University Press, 1902, p. 43. Marcel Morabito, Les réalités de l’esclavage d’après le Digeste, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 72-74.  Ce dernier auteur fait remarquer que si cette différence est importante du point de vue juridique, elle est ne l’est pas du point de vue pratique, puisque l’homme libre se retrouve dans les deux cas dans une condition servile. Un autre texte des Institutes de Justinien tendrait à montrer que la vente ad pretium participandum était considérée à l’époque tardive comme une véritable réduction en esclavage : elle est en effet citée parmi les causes de capitis deminutio (I., 1, 16, 1), ce qui n’est pas le cas dans les Institutes de Gaius (1, 160).

[14] Simone Goyard-Fabre, « École du droit naturel et rationalisme juridique (xviie-xviiie) », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 564-571.

[15] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, liv. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 63.

[16] Contrairement à ce que la présentation de madame Martine Pécharman – qui admet cette idée d’une erreur de Grotius – pourrait laisser à penser. Pécharman affirme en effet que Grotius a « mal lu » le texte d’I., 1, 3, 4 qu’il cite à l’appui de son analogie.  Cf. Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ? Le droit d’esclavage dans le droit naturel moderne », Droits, L, 2009, p. 99, n. 1.

[17] Id.

[18] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §3, p. 250, n. 1.

[19] Voir par exemple Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 102-106.

[20] L’ordre des traductions est inverse à celui des textes originaux : la première édition du De iure belli ac pacis date de 1625 alors que le De iure naturae et gentium est publié pour la première fois en 1672.

[21] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Jean Barbeyrac, I, Basle, 1746, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », §8, p. 121-122, n. 2.

[22] Exode, 21-6, Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1988, p. 100.

[23] Comme le montre le paragraphe suivant de notre contribution, Grotius semble en effet commettre une erreur sur le numéro de chapitre de l’œuvre d’Aulu-Gelle.

[24] C’est peut-être ce qui a conduit – consciemment ou non – monsieur Alessandro Tuccillo, dans ses développements consacrés à la déformation que Grotius fait subir aux textes de l’Exode et des Institutes du fait de leur citation à l’appui de son analogie, à faire de ce passage celui que l’auteur du De iure belli ac pacis avait en tête. La présentation du docteur Tuccillo peut néanmoins laisser à penser à son lecteur que Grotius fait simplement référence au chapitre (appelé ici livre) 21 de l’Exode, et que la vente de la fille par son père est le sujet de l’ensemble des versets un à 11. Alessandro Tuccillo, « Lumières antiesclavagistes. Le livre VI de L’Esprit des lois sous le regard du Settecento », (Re)lire L’Esprit des lois, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 171 et p. 171 n. 65.

[25] Exode, 21-7, Traduction œcuménique…, p. 100-191 ; Alessandro Tuccillo, « Lumières antiesclavagistes… », p. 171 et p. 171, n. 65.

[26] C’est bien cette œuvre que mentionnent Barbeyrac et Pradier-Fodéré. Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur,  trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », §8, p. 121-122, n. 2 et Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Paul Pradier-Fodéré, I, Paris, 1865, liv. I, chap. III « Division de la guerre en guerre publique et guerre privée. – explication de la souveraineté », §8, p. 206-207 et p. 207, n. 1.

[27] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur,, Moeno-Francofurti, 1626, liv. I, chap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 63 ; Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1647, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 49.

[28] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1646, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 53; Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1652, liv. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 53 ; Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1660, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 53 ; Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1670, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 54 ;  Hugo Grotius, De Jure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio novissima cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura […] nec non Joann. Frid.  Gronovii V. C. notae in otum opus de Jure Belli ac Pacis, Amsterdami, 1680, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 60 ; Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Antoine de Courtin, I, Paris, 1687, liv. I, chap. III « Division de la Guerre, en publique, et en particulière ; avec l’explication de la souveraineté », §8, p. 78.

[29] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, cum annotatis auctoris, ejus demque Dissertatione de mari Libero ; ac Libello singulari de aequitate, ingulgentia, et facilitate : nec non joann. Frid. Gronovii V. C. Notis in totum opus de Jure Belli ac Pacis. Editionem omnum, quae hactenus prodierunt, emendatissima, ac fidem priorum et otimarum recensuit ; loca pleraque Auctorum laudatorum distinctiùs designavit ; innumeros in illis errores sustulit aut indicavit ; Notulas denique addidit Joannes Barbeyrac JC. et Publici Privatique Juris Antecessor Groninganus, Amsterdami, 1720, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 86-87; Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur,  trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », n. 2 sur §8, p. 121-122.

[30] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », n. 2 sur §8, p. 121-122.

[31] Aulu-Gelle, Noctes Atticae, Lugduni, 1559, liv. II, chap. VII, p. 68-71.

[32] Ibidem, chap. VIII, p. 71-72.

[33] Ibid., chap. XVIII, p. 82-83.

[34] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », §8, p. 121-122, n. 2. Aulu-Gelle, Noctium Atticarum […] Novo et multo labore exegerunt, perpetuis notis et emandationibus illustraverunt Johannes Fredericus et Jacobus Gronovii […], Lugduni Batavorum, 1706, p. 160, n. 14. Ainsi, alors qu’aucune personne de ce nom ne semble avoir participé à une édition antérieure des Nuits Attiques, deux Gronovius ont participé à celle de 1706 : l’auteur des notes sur le De iure belli ac pacis Johann Friedrich Gronovius et son fils Jacob Gronovius († 1716). En mentionnant le seul nom de famille et soulignant le silence dudit Gronovius sur la référence de Grotius au chapitre 18, Barbeyrac semble attribuer cette note à Gronovius père. Sur cette problématique voir note 38 infra.

[35] La suite des développements d’Aulu-Gelle sur la servitude de Diogène le Cynique, sans doute en raison de leur lien beaucoup plus lâche quant à la réduction en esclavage du particulier, n’ont pas retenu l’attention de Grotius, Gronovius et Barbeyrac. Un certain Xéniade, venu de Corinthe, voulant acheter Diogène le Cynique, lui demanda alors ce qu’il savait faire. Diogène répondit alors « commander à des hommes libres ». Xéniade, séduit par cette réponse, l’acheta, puis l’affranchit afin de le charger de l’éducation de ses fils « des hommes libres à qui tu peux commander ». Aulu-Gelle, Noctes Atticae, op. cit., liv. II, chap. XVIII, p. 82-83.

[36] Gronovius n’affirme pas expressément que l’idée d’une vente de soi-même n’est pas présente dans le passage d’Aulu-Gelle sur la réduction en esclavage de Diogène le Cynique. Il se contente − en citant le texte original des Nuits Attiques – de dire que c’est le sens que lui confère Grotius.

[37] Hugo Grotius, Florum Sparsio ad ius iustinianeum, Amsterdam, 1643, commentaire sur le livre I des Institutes, titre De iure personarum, p. 22 : ad cum liber homo major viginti annis ad pretium participandum sese venundari passus est. Nempe spe decipiendi emptoris. Nam jure romano directe semet vendere nemo poterat, quod apud Graecos fieri erat solitum. Itaque Diogenes dicitur ex libertate in servitutem venum iisse (Gellius l. II, c. XVIII). Le passage est cité dans son intégralité par Gronovius, mais pas par Barbeyrac. En revanche, si ni Gronovius ni Barbeyrac ne précisent que ce passage de Grotius semble avoir pour objet principal le commentaire des Institutes, Barbeyrac remarque bien que la présentation de Grotius établit une différence entre les lois romaines et grecques.

[38] La formulation de Barbeyrac pourrait laisser entendre que les précisions de Diogène Laërce sur l’origine de la servitude de Diogène le Cynique sont également présentes dans le texte d’Aulu-Gelle. Le traducteur semble néanmoins avoir plutôt cherché à montrer, qu’en raison des précisions apportées par Diogène Laërce – relevées par Gronovius –, il faille admettre qu’Aulu-Gelle ne considère pas que Diogène le Cynique se soit lui-même réduit en esclavage. Contrairement à ce que la note de Barbeyrac pourrait suggérer, Gronovius n’indique pas expressément que le sens conféré par Grotius au passage d’Aulu-Gelle est erroné. Chez Gronovius, les passages de Diogène Laërce semblent simplement indiquer une autre interprétation possible du texte du compilateur latin. C’est peut-être cela qui explique le silence de Gronovius – relevé par Barbeyrac – dans ses commentaires du De iure belli ac pacis, sur l’erreur d’interprétation de Grotius. Si Gronovius ne considérait pas nécessairement l’interprétation de Grotius comme erronée, la référence au texte latin en soutien à l’analogie ne lui apparaissait pas forcément problématique. L’autre explication pourrait être que le Gronovius ayant, dans l’édition critique des Nuits Attiques, consacré une note à l’utilisation critique du texte d’Aulu-Gelle par Grotius dans ses Florum sparsio ad jus justinianum, ne serait pas Johann Friedrich Gronovius († 1671) – l’auteur des notes sur le De iure belli ac pacis − mais son fils Jakob Gronovius († 1716), qui n’a pas participé à l’édition latine du De iure belli ac pacis. La formulation de Barbeyrac semble suggérer qu’il n’a pas retenu une telle hypothèse. Une troisième explication pourrait être celle de l’erreur de Gronovius père, dans son édition critique du De iure belli ac pacis, quant au chapitre d’Aulu-Gelle visé par Grotius. En effet, comme il a été exposé au paragraphe précédent de la présente contribution, Barbeyrac affirme que cette référence est erronée dans toutes les éditions précédant la sienne. Il est donc possible que Gronovius considère que Grotius a fait référence, à l’appui de son analogie, au chapitre sept et non au chapitre 18 des Nuits Attiques.

[39] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Paul Pradier-Fodéré, I, Paris, 1865, liv. I, chap. III « Division de la guerre en guerre publique et guerre privée. – explication de la souveraineté », §8, p. 206-207 et p. 207, n. 1.

[40] Aulu-Gelle, Nuits Attiques, trad. E. de Chaumont, Félix Flambart et E. Buisson, I, Paris, 1863, p. 113 : « Diogène le Cynique, lui aussi fût esclave ; à la vérité, il était né libre et avait été vendu ».

[41]  Barbeyrac lui-même ne s’oppose d’ailleurs pas à l’hypothèse d’une reconnaissance, chez les grecs, de la possibilité de se vendre directement comme esclave. Il considère simplement que le texte d’Aulu-Gelle – et la servitude de Diogène le Cynique – ne manifeste pas une telle réalité. Il indique même que Grotius aurait eu avantage à citer un autre texte – auquel Barbeyrac remarque que l’auteur du De iure belli ac pacis fait référence sur d’autres points − à l’appui de son affirmation : Dion de Pruse (Ier-IIe siècle), « liv. II. chap. V. §. 27, num. 1 ». Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », n. 2 sur §8, p. 121-122.

[42] Hugo Grotius, Florum sparsio…, p. 22

[43] Comme en témoigne par exemple son interprétation de I., 1, 3, 4 dans le Florum sparsio ad jus Justinianum.

[44] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99. Les trois paragraphes suivants reprennent très largement une partie des réflexions de madame Martine Pécharman sur Grotius. Nous espérons reproduire le plus fidèlement possible son propos.

[45] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno Francofurti, 1626, lib. III, cap. VII De iure in captivos, §1, p. 541 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 91.

[46] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. XXII De causis iniustis, §11, p. 431; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 93. Aux pages 92 et 93 Pécharman précise : « La liberté, entendue comme autonomie, ne doit pas être considérée comme revenant aux hommes individuels, écrit Grotius, quasi naturaliter, et semper “en quelque manière naturellement et pour toujours” − De Jure belli ac pacis, Lib. II, cap. XXII, § XI : assurer que la liberté est naturellement propre aux hommes (natura competer hominibus), c’est seulement affirmer l’existence d’un droit de nature antérieur à tout factum humanum. Mais ce droit de nature n’est pas exclusif de l’assujettissement d’un homme à un autre homme. La liberté ou autonomie que l’on attribue à l’homme et dont on affirme l’antériorité comme droit de nature n’est, par rapport à la servitude (l’équivalent, analogiquement, de l’hétéronomie), qu’une liberté kata sterèsin, une liberté selon la privation, et non pas une liberté kat’enantiotèta, une liberté selon la contrariété − De Jure belli ac pacis, Lib. II, cap. XXII, § XI. Barbeyrac traduit dans le premier cas par « exemption d’esclavage, et dans le second cas par « incompatibilité absolue avec l’esclavage. S’il y a une opposition de la liberté naturelle à la servitude, ce n’est pas celle d’un contraire à un autre, mais celle de la possession à la privation, que Grotius prend ici à rebours de son usage ordinaire, pour dire que la liberté naturelle est privation de servitude. La condition servile, qui suppose quelque établissement humain, ne peut être naturellement attachée à tel ou tel individu, mais par-là, chacun n’est libre, tant que l’homme n’a encore rien institué, c’est-à-dire dans l’état primitif de l’homme, que négativement autrement dit, du fait de l’absence, dans cet état, de relations qui ne sauraient tirer leur origine que de décisions des hommes eux-mêmes – Voir de même Samuelis Pufendorfii De Jure naturae et gentium libri octo, editio ultima, auctior multo, et emendatior, Amstelodami, apud Andream ab Hoogenhuysen (1688), Lib. II, cap. II, § IV, et Lib. VI, cap. III, § IX (“Libertas autem naturaliter omnibus hominibus competere intelligitur, quatenus nullum factum nostrum aut alienum antecessit, quod inaequales nos alteri reddere idoneum sit”) ».

[47] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. II An bellare unquam iustum sit, §1, p. 15-18 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97.

[48] Id.

[49] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. XXI De poenarum communicatione, §11, p. 421-423 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97. Comme le fait remarquer Pécharman (id.), Grotius étend également ici cette restriction (qu’elle considère comme une restriction du droit de propriété, voir sur ce point le paragraphe suivant de la présente contribution) aux membres du corps humain. Le seul droit que l’homme a sur les membres de son corps est leur préservation. Pécharman (ibidem, p. 98, n. 1) signale que Grotius rapproche également de la perte de la vie le dommage causé à un membre. Cf. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. I De belli causi, et primum de defensio ne sui et rerum, §6, p. 116-117.

[50] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. XV De federibus ac sponsionibus, §16, p. 310-311; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97.

[51] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 98.

[52] Pécharman semble ici entendre la notion de « bien » comme celle de chose naturellement possédée par l’Homme (propria cuique chez Grotius). Cf. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. II An bellare unquam iustum sit, §1, p. 17 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 96-97. Une telle assimilation impose donc de se détacher quelque peu de la définition juridique contemporaine de la notion de « bien » comme chose matérielle susceptible d’appropriation. Cf. Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, Presses Universitaires de France, 8e éd., 2007, verbo « bien », p. 114.

[53] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 96-97.

[54] Pécharman précise emprunter cette expression à Grotius. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. I Quid bellum, quid ius, §5, p. 4; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 96, n. 3.

[55] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 96-97.

[56] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97.

[57] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. XXIV Monita de non temere etiam ex iustis causis suscipiendo bello, §6, p. 449 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97.

[58] Comme mentionné précédemment (cf. note 49 supra), il s’agit davantage d’une restriction du droit de propriété et non d’une absence de droit de propriété sur sa propre vie. Cette restriction du droit de propriété sur la vie établit une différence entre le mode de possession de deux biens de l’Homme : la vie et la liberté. Cette restriction permet d’expliquer qu’on puisse renoncer à sa liberté mais pas à sa vie. Sinon, chacun pouvant volontairement renoncer à sa liberté alors même que son premier bien n’est pas la liberté mais la vie, il lui serait a fortiori possible de renoncer à sa vie, puisque celle-ci est son premier bien. Sur la notion de « bien » voir dans cette partie I/A /2 la note 52 supra. Les développements de madame Pécharman ne paraissent donc pas sous-tendus par la distinction juridique moderne entre la notion de propriété et celle de possession. Ainsi selon Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire …, verbo « propriété », p. 734 et verbo « possession », p. 695-696, la propriété « désigne la propriété privé privée – droit individuel de propriété – et la pleine propriété, type le plus achevé de droit réel : droit d’user, jouir et disposer d’une chose de manière exclusive […] » alors que la possession est « le pouvoir de fait exercé sur une chose avec l’intention de s’en affirmer le maître même si le sachant ou non, on ne l’est pas − ou le pouvoir de fait consistant à exercer sur une chose des prérogatives correspondant à un droit réel […] autre que la propriété avec l’intention de s’affirmer titulaire de ce droit ». Un parallèle pourrait en revanche éventuellement être établi entre la restriction, par Grotius, du droit de propriété de chacun sur sa vie avec un démembrement du droit de propriété. L’Homme aurait ainsi la pleine propriété de sa liberté, alors qu’il n’aurait que certains attributs de cette dernière sur sa vie. Grotius utilise des termes distincts pouvant se rattacher à ces notions de propriété et de possession : dominium, proprium et proprietas. Barbeyrac semble traduire dominium par « propriété », proprium par « appartenance en propre » et proprietas par « possession en propre ». Comparer ainsi Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. II An bellare unquam iustum sit, §1, p. 17 : Quod facilè intelligi potest locum habiturum, etiamsi dominium quod nunc ita vocamus introductum non esset. Nam vita, membre, libertas sic quoque propria cuique essent, ac proinde non sine iniuria ab alio impeterentur avec Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. II « Si la guerre peut être quelquefois juste », §1, p. 69 : « On conçoit aisément que la nécessité d’avoir recours, pour se défendre, aux voies de fait, auroit eu lieu, quand même ce que nous appellons la Propriété des biens n’auroit jamais été introduit : car la Vie, les Membres, la Liberté, auroient toûjours appartenu en propre à chacun et ainsi personne autre n’auroit pû sans injustice en vouloir à quelcune de ces choses. » et Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1646, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 170 : Acquisitione derivativa nostrum sit aliquid facto hominisa ut legis. Homines rerum domini, ut dominium, aut totum, aut ex parte transferre possint, juris est naturalis post introductum dominium: inest enim hoc in ipsa dominii, pleni scilicet, natura. Itaque Aristoteles To de oikéïon einaï, hê mê oros otan eph’ autô hê apallotriôsai. Proprietatis definitio est, ubi penes nos est jus alienandi. Duo tantum notanda sunt, alterum in dante, alterum in eo cui datur avec Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. II, chap. VI « De l’aquisition derivée, produite par le fait d’un Homme : Où l’on traite de l’Alienation de la souveraineté et des biens de la souveraineté », §1, p. 314 : « Après avoir parlé des Aquisitions originaires, il faut passer maintenant aux aquisitions dérivées, qui se font ou par le fait d’autrui, ou en vertu de quelque Loi. Depuis l’établissement de la propriété, il est de Droit Naturel, que les Hommes, qui sont maîtres de leurs biens, puissent transférer ou en tout, ou en partie, le droit qu’il y ont : c’est ce que renferme la nature même de la propriété, j’entens, de la Propriété pleine et entiére. On posséde en propre une chose disoit Aristote, lorsqu’on a pouvoir de l’aliéner. » Ce point mériterait un approfondissement. Sur la différence entre propria et proprietas voir partie II/B note 223 infra. Voir également la traduction d’Antoine de Courtin, Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Antoine de Courtin, I, Paris, 1687, liv. I, chap. II « S’il est permis de faire la guerre », §1, p. 22-23 : « Et il est aisé de comprendre que cela auroit eu lieu quand même la propriété, comme nous l’appellons maintenant, n’auroit jamais été introduite, la vie, le corps, la liberté, n’auoit pas moins appartenu en propre à un chacun, et par conséquent on n’auroit pas pû les attaquer avec moins d’injustice » et ibidem, liv. II, chap. VI « De l’acqusition dérivée, et peremirement de la manière d’acquerir une chose par fait d’homme : Où il est traité de l’alienation d’un Etat, et des choses qui le concernent », §1, p. 244 : « Une chose devient nôtre par une acquisition derivée, ou en deux manieres : En consequence d’un fait humain, ou en vertu de la loy ; car c’est une maxime du Droit naturel, depuis que la propriété est introduite, que les hommes qui sont propriétaires et maîtres des choses, ayent pouvoir de transporter cette propriété à un autre, ou en tout, ou en partie ; puisque cela même est de l’essence de la proprieté, j’entends de la propriété pleine et entiere. Aussi Aristote dit que la definition de la proprieté est d’avoir droit d’aliener ce qu’on possede en propre ». Dans cette traduction de ce dernier paragraphe, Courtin semble assimiler la notion de dominium plenum à celle de proprietas. Voir également la traduction de Paul Pradier-Fodéré, Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Paul Pradier-Fodéré, I, Paris, 1865, liv. I, chap. II « Si la guerre peut être quelquefois juste », §1, p. 109 : « Il est aisé de comprendre qu’il en aurait été ainsi, quand même le droit que nous appelons maintenant « la propriété » n’aurait pas été créé, car la vie, le corps, la liberté, auraient toujours été des biens propres à chacun, auxquels on n’aurait pu attenter sans injustice » et ibidem, liv. II, chap. VI « De l’acquisition dérivée par le fait de l’homme ; ou il est question de l’aliénation de la souveraineté, et des biens de la souveraineté », §1, p. 554-555 : « Une chose devient nôtre par une acquisition dérivée, soit en conséquence d’un fait de l’homme, soit en vertu de la loi. Que les hommes maîtres de leurs biens puissent transférer, en tout ou en partie, le droit qu’ils y ont, c’est, depuis l’introduction de la propriété, un principe du droit naturel. Cette faculté est, en effet, de l’essence de la propriété : de la propriété pleine et entière, bien entendu. Aussi Aristote dit-il que « ce qui définit la propriété, c’est d’avoir le droit d’aliéner […] ». Pour les traductions du texte d’Aristote voir partie II/B, note 188 infra.

[59] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. II An bellare unquam iustum sit, §1, p. 15-18 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 97. Pécharman relève ainsi que, pour Grotius, l’idée que chaque individu a un droit entier (ius plenum) sur sa vie va à l’encontre de la saine théologie. Cf. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. III, cap. II Quomodo iure gentium bona subditorum pro debito imperantium obligentur, ubi de repressallis, §6, p. 489.

[60] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 98.

[61] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. V De acquisitione originaria iuris in personas : ubi de iure parentum : de matrimoniis : de collegiis : de iure in subditos : servos, §27, p. 181-182 et lib. III, cap. XIV Temperamentum circa captos, §2, p. 595-597 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 98.

[62] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 98-99.

[63] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99. Il en va tout autrement chez Rousseau. Voir développements en partie II/B infra. Sur la relation entre amour de soi, amour-propre et aliénation chez Rousseau voir notamment Barbara Carnevali, « La faute à l’amour-propre : aliénation et authenticité chez Rousseau », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, XLVIII, 2008, p. 79-103.

[64] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99. Pécharman précise que, d’après Grotius, « la volonté à l’origine du transfert entier d’un droit est à la mesure de ce droit » (cf. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, chap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §7, p. 62-63). C’est ainsi « par la volonté de celui qui se rend esclave d’un autre homme qu’il faut juger du droit que le maître acquiert ainsi sur lui ». Pécharman remarque également que l’origine humaine de la servitude n’exclut pas la conformité à la nature de l’esclavage résultant non pas d’une convention (pactio) volontaire mais d’un délit (delictum). En effet, tant la correspondance, dans la convention d’esclavage, entre la nourriture fournie par le maître (dominus) et le travail fourni par l’esclave (servus), que l’égalité (aequialitas) entre la faute (culpa ou colpa) et la peine (poena) sont des manifestations de l’équité naturelle (naturalis aequitas). Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 100-101.

[65] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99.

[66] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Antoine de Courtin, I, Paris, 1687, liv. I, chap. III « Division de la Guerre, en publique, et en particulière ; avec l’explication de la souveraineté », §8, p. 78.

[67] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur,  trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III  « Où l’on traite des différentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la souveraineté », §8, p. 121-122.

[68] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Paul Pradier-Fodéré, I, Paris, 1865, liv. I, chap. III « Division de la guerre en guerre publique et guerre privée – explication de la souveraineté », p. 206-207.

[69] Hugo Grotius, Rights of war and peace, in three volumes ; In which are explain’d The Laws and Claims of Nature and Nations, and the Principal Points that relate either to Publick Government, or the Conduct of Private Life. Together with the Author’s own Notes, trad. [Anonymes], I, London, 1715, b. I, chap. III The Division of War into Publick and Private ; together with an explication of the Supreme Power, §8, p. 131 : It is lawful for any Man to engage himself as a Servant to whom he pleases, as appears both by the hebrew and Roman Laws. Why should it not therefore be as lawful for a People that are at their owen disposal, to deliver up themselves to any on or more Persons, and transfer the Right of governing them upon him, or them, retaining to tehmselves no part of that Right ? ; Hugo Grotius, On the Rights of war and peace : an abridged translation, trad. William Whewell, Cambridge-London, 1853, b. I, chap. III Of war public and private. Of Sovereignty §8, p. 38 : A man may by his own act make himself the slave of any one: as appears by the Hebrew and the Roman law. Why then may not a people do the same, so as to transfer the whole Right of governing it to one or more persons ? Voir également Jonathan Dymond, Essays on the principles of morality and on the private and political rights and obligations of mankind, New-York, 1854, p. 296 : From the Jewish as well as the Roman law it appears, that any one might engage himself in private servitude to whom he pleased. Now if an indivifual may do so, why may not a whole people, for the benfit of better government and more certain protection, completely transfer their sovereign rights to on or more persons without reserving any portion to themselves ? On remarque que les références de Grotius à l’Exode, aux Institutes et à Aulu-Gelle ne semblent pas avoir été conservées dans ces traductions anglaises.

[70] Cette influence procéderait peut-être non pas du texte romain lui-même mais de son commentaire par Barbeyrac dans sa traduction du De iure naturae et gentium de Pufendorf. En effet, madame Pécharman ne cite pas le texte du fragment mais le propos de Barbeyrac « […] personne ne pouvait directement vendre ou transférer à autrui sa liberté par une convention […] ». Cf. Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs Esclaves », n. 1 sur §3, p. 250, présentée en partie I/B/1 et reproduite dans la note 98 infra.

[71] Cf. partie I/A/1 supra.

[72] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99, n. 1. Il s’agit là d’une simple erreur de numérotation du chapitre et du livre. C’est bien le texte de la première note de Barbeyrac sur le paragraphe trois du chapitre trois du livre six du De iure naturae et gentium que madame Pécharman cite (id.) et prend en compte dans son raisonnement.

[73] Samuel Pufendorf, De iure naturae et gentium, editio secunda, auctior multio et emendatior, Francofurti, 2e éd., 1684, lib. IV, cap. VII De materia promissorum et pactorum, §3, p. 425-427.

[74] Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, 2e éd., Vrin, 1983, p. 655, n. 46. Il s’agit là encore d’une simple erreur de numérotation (du paragraphe cette fois). Le texte cité par Goldschmidt dans sa note 46 et bien celui de la première note de Barbeyrac sur le paragraphe trois du chapitre trois du livre six (et non celui de la première note de Barbeyrac sur le paragraphe un de ces mêmes chapitre et livre). Voir également note 149 infra.

[75] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §1, p. 925.

[76] Ibidem, § 2, p. 925-926.

[77] Cf. Partie I/A/2 supra.

[78] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §3, p. 926-927 ; Johannes Fridericus Hornius, Politicorum Pars Architectonica de civitate, Trajecti ad Rhenum, 1664, lib. I De civitae pro oemialia de Constitutione Politicae, cap. III De objecto politicae, p. 15-23.

[79] Samuel Pufendorf, ibid. Voir également la traduction de Barbeyrac, Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs Esclaves », §3, p. 176.

[80] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 114-116.

[81] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §4, p. 927-928.L’adjectif tenuiores présent dans le texte de Pufendorf peut ici être traduit pas « pauvre ».

[82] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature…, II, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §4, p. 176-178.

[83] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §4, p. 927-928.

[84] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 114-116.

[85] Comme il sera montré en partie II/B infra, Rousseau réfute la possibilité d’une renonciation volontaire à sa propre liberté, renonciation qui ne peut selon lui être assimilée à une relation contractuelle de droit civil. Le professeur Victor Goldschmidt présente ainsi ce qu’il considère être le premier argument de la réfutation de la servitude volontaire par Rousseau : « On ne peut pas assimiler la vente de sa liberté à un contrat onéreux du type : Do ut facias ». Il précise dans la note de bas de page correspondante qu’en raison de la comparaison opérée par Rousseau avec le contrat de vente, c’est bien cette formulation de do ut facias qu’il faut retenir plutôt que celle de facio ut des. Il précise ensuite que cette seconde formulation est celle « proposée par Pufendorf (VI, III, § 4), approuvé ou, plus exactement, commenté par Barbeyrac (ibid. note 1, avec renvoi à V, II, §9) ». Cf. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 657 et p. 657, n. 60. Ces développements de Goldschmidt présentent a priori deux problèmes. Goldschmidt fait tout d’abord de la vente un contrat do ut facias. Or, en droit romain, la classification do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias, est réservée aux contrats innommés ; alors que la vente est quant à elle un contrat nommé. Voir par exemple : Raimond de Fresquet, Traité élémentaire de droit romain, II, Paris, 1855, p. 208. Mais la vente se rapprocherait de toute façon davantage de la catégorie des contrats do ut des que de celle des do ut facias. Chez Grotius, et Pufendorf l’opération de vente apparaît bien relever de cette catégorie do ut des. Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur Moeno-Francofurti, 1626, lib. II, cap. XII De contractibus, §3, p. 257-258 ; Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. V, cap. II De contractibus, qui pretia rerum, §9, p. 695-697. De plus, en affirmant qu’à la fois Pufendorf et Barbeyrac considèrent le contrat d’esclavage comme un contrat facio ut des – sans d’ailleurs préciser ce à quoi correspondent le facio et le des – Goldschmidt ne respecte pas la pensée de Pufendorf qui considérait bel et bien ce contrat comme un do ut facias (voir la suite des développements infra). Si Goldschmidt semble considérer que, dans la logique de Rousseau, la renonciation à la liberté serait un contrat do ut facias, c’est peut-être parce qu’il assimile ici le do à la renonciation à la liberté, alors que le facias correspondrait aux ordres donnés par le maître à celui devenu son esclave.

[86] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §4, p. 927-928.

[87] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature…, II, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §4, p. 176-178 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 114-116.

[88] En effet, le traducteur y renvoie lui-même, dans sa première note sur le paragraphe quatre − située juste après le « de faire afin que l’on nous donne » − au paragraphe neuf du chapitre deux du livre cinq de De iure naturae et gentium. Pufendorf y distingue quatre types de contrats onéreux : do ut des, facio ut facias, do ut facias et facio ut des. Il y précise également que si Grotius omet le do ut facias, probablement au motif qu’il ne diffère pas du facio ut des, c’est dans le premier cas la délivrance de la chose qui précède l’exécution de l’action alors que dans le second c’est la délivrance de la chose qui suit l’exécution de l’action. Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », n. 1 sur §4, p. 250 ; Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. V, cap. II De contractibus, qui pretia rerum, §9, p. 696-697. Le professeur Robert Derathé († 1992), qui remarque également la différence entre le texte de Pufendorf et sa traduction par Barbeyrac, relève également le renvoi du traducteur, à ces autres développements de l’auteur. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, 2e éd., Vrin, 1970, p. 197, n. 1.

[89] Pécharman fait également remarquer que Louis de Jaucourt († 1780), dans son article sur l’« esclavage » figurant dans l’Encyclopédie, reprend la traduction de Barbeyrac mais y ajoute la formule latine inverse : « la servitude a d’abord été formée par un libre consentement, et par un contrat de faire afin que l’on nous donne : do ut facias ». Cf. Louis de Jaucourt, « Esclavage », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, V, Paris, 1755, p. 934 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 115 et p. 115, n. 2. Si cette formule est inverse de la traduction de Barbeyrac c’est bel et bien celle utilisée par Pufendorf.

[90] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §4, p. 927-928 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §4, p. 176-178 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, Amsterdam, 5e éd., 1734, II, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §4,  p. 251 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 114-116.

[91] Dans les traductions de Barbeyrac il est question non pas de « laisser » mais de « donner » la vie et la liberté corporelle. Le passage paulatim receptum, nello captis ea conditione vitam et libertatem corporalem relinquere, ut perpetuo pcaporibus servirent est en effet traduit par « on établit insensiblement la coûtume de donner aux Prisonniers de guerre la vie, et la liberté corporelle, à condition de servir toute leur vie ceux entre les mains de qui ils étoient tombez ». Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III, De potestate herili, § 5, p. 728-729 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », § 5, p. 178 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §5,  p. 252.

[92] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili, §5, p. 928-929.

[93] Barbeyrac réorganise en effet quelque peu le propos de Pufendorf. L’auteur du De iure naturae et gentium indique que Hornius conteste l’idée communément admise par les jurisconsultes selon laquelle l’origine de la servitude se trouve dans le droit des gens : Io. Frid. Hornius de civitate l. I. c. 3. Solita sibi chorda oberrat, dum communi JCtorum sententiae contradicit, à jure gentium originem servitutis repetentium. La position d’Hornius est présentée ensuite. Elle est enfin remise en cause par Pufendorf. La traduction de Barbeyrac indique d’abord que « Les jurisconsultes romains rapportent au droit des gens l’origine de la servitude ». Il oppose ensuite cette position à celle d’Hornius – indiquée d’emblée comme erronée −dans une seconde phrase « Mais un auteur moderne, raisonnant encore ici sur un faux principe, que nous avons réfuté plus d’une fois, prétend, qu’il faut distinguer la cause de la Société, d’avec la cause de l’autorité ». Cf. Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De potestate herili , §3, p. 926-927 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », §3, p. 176 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves, §3, p. 250

[94] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », n.1 sur §3, p. 176 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 2e éd., 1712, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », n.1 sur §3, p. 201 ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Basle, 4e éd., 1732, liv. VI, chap. III , « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves »,  n.1 sur §3, p. 201 : « Servi autem est constitutio Juris Gentium […] ad pretium participandum ses venundari passus est. Instit. Lib. I. Tit. III De jure personarum, §. 2, 3, 4. On voit là les deux choses, auxquelles nôtre Auteur rapporte avec raison l’origine de la Servitude ou de l’Esclavage, je veux dire, la pauvreté, et la force ».

[95] Une telle idée est présente dans certaines études contemporaines traitant de la vente ad pretium participandum romaine. Voir par exemple Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société… », p. 473 et p. 488-489 ; Yan Thomas, « L’indisponibilité de la liberté…», p. 379.

[96] Comme le fait remarquer Derathé (Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 198, n. 2), Jacques Bénigne Bossuet († 1704) admet la même origine de la servitude et la même étymologie du terme servus que les jurisconsultes romains. Jacques-Bénigne Bossuet, « Cinquième avertissement aux protestants », Œuvres complètes, V, Liège, 1766, p. 332 :  « […] L’origine de la servitude, vient des Loix d’une juste guerre, où le vainqueur, ayant tout droit sur le vaincu, jusqu’à pouvoir lui ôter la vie, il la lui conserve : ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot de servi, qui, devenu odieux dans la suite, a été dans son origine un terme de bienfait et de clémence, descendu du mot servare, conserver ». Bossuet s’oppose dans la suite de ses développements à l’idée d’un pacte entre l’esclave et le vainqueur.

[97]  Antoine Favre, Jurisprudentiae papinianae, Lugduni, 1607, p. 83.

[98] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs, ou sur leurs esclaves », n. 1 sur §3, p. 250 :  « Servi autem est constitutio Juris Gentium […] ad pretium participandum ses venundari passus est. Instit. Lib. I. Tit. III. De jure personarum, §. 2, 3, 4. On voit là, que les Jurisconsultes attribuoient la prémiére origine de la Servitude au droit de la Guerre ; en quoi ils ne paroissent pas mieux fondez, qu’en ce qu’ils titrent de là l’étymologie de Servus, à servando ;  au lieu que ce mot vient de servire, qui signifie, être utile, comme le remarque Antoine Favre, Jurispr. Papinian. pag. 83. Quand on considére la maniére dont tous les établissements humains, et les circonstances où bien des gens devoient se trouver par une suite nécessaire de la multiplication du Genre Humain ; on ne peut guéres douter que la Servitude ne se soit introduite peu-à-peu, et par degrez, et qu’elle n’ait été d’abord fondée sur des Conventions libres, quoique la nécessité pût souvent y donner lieu ; comme nôtre Auteur le montre dans le paragraphe suivant. Il est surprenant que les Jusrisconsultes romains ne fassent même mention nulle part de cette Servitude volontaire dans son principe, laquelle est pour le moins aussi conforme à la Raison Naturelle, par où ils veulent qu’on juge de ce qui se rapporte au Droit de Gens ; que l’Esclavage où l’on tombe par le sort des Armes. Peut-être ce silence vient-il des idées de leur Droit Civil, selon lequel personne ne pouvait directement vendre ou transférer à autrui sa Liberté par aucune Convention ; comme le suppose l’exception même alléguée ici, d’un Jeune Homme, qui, aiant vingt ans passez, se laisse vendre, comme Esclave, par un tiers, de qui il reçoit une partie du prix : car alors, en punition de la tromperie qui compagne le mépris qu’il a fait de sa Liberté, le Droit Civil le déclare Esclave. Voiez ci-dessous, §.7. Note 4. ». La note quatre sur le paragraphe sept à laquelle renvoie Barbeyrac fait l’objet de la partie I/B/2 infra.

[99] Derathé relève cette mise en valeur, opérée par Barbeyrac, de la nouveauté de la thèse de Pufendorf par rapport à celle des jurisconsultes romains. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 199.

[100] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 199. Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, 1755, p. 153-155 : « Puffendorf dit que tout de même qu’on transfere son bien à autrui par des conventions et des contrats, on peut aussi se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un. C’est là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement : car, premièrement, le bien que j’aliene me devient une chose tout à fait étrangere et dont l’abus m’est indifférent ; mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, et je ne puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me forcera de faire, m’exposer à devenir l’instrument du crime. De plus, le droit de propriété n’étant que de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il possede : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller : en s’ôtant l’une on dégrade son être ; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en soi : et comme nul bien temporel ne peut dédommager de l’une et de l’autre, ce seroit offenser à la fois la nature et la raison que d’y renoncer, à quelque prix que ce fût […] ».

[101] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 199.

[102] Id.

[103] Id.

[104] D., 40, 5, 53, pr.

[105] I., 1, 16, 1.

[106] I., 1, 16, 2.

[107] I., 1, 16, 3. Le droit romain distinguait en effet les sui iuris − personnes juridiquement indépendantes, qui ne se trouvent pas sous la puissance d’une autre – et les alieni iuris – personnes soumises à la puissance et au droit d’autrui. Sont considérés comme alieni iuris les esclaves assujettis au pouvoir de leur maître mais également les fils ou filles de familles, c’est-à-dire les personnes ayant un ascendant masculin en vie. Ces fils et filles de famille n’ont pas la capacité juridique : ils sont soumis à la puissance paternelle – patria potestas – du père de famille, en effet seul considéré comme sui iuris et donc seul à avoir la capacité juridique. Sur cette question voir par exemple Charles Demangeat, Cours élémentaire de droit romain, I, Paris, 3e éd., 1876, p. 220-221. Si les alieni iuris peuvent donc être à la fois des personnes libres (fils et filles de famille), et des esclaves, la minima capitis deminutio qui se produit lorsqu’une personne sui iuris se place sous la puissance d’autrui et devient alieni iuris (par exemple par une adoption), ne s’étend pas à la seconde catégorie. En effet un homme libre qui devient esclave ne devient pas seulement alieni iuris : il perd également sa liberté.

[108] Sur l’esclavage de guerre comme iniuria, ainsi que sur le champ, quant aux personnes et aux effets, de cet esclavage, voir Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, lib. III, cap. VII De iure in captivos, §1, 2, 3, 5, 6 et 7, p. 541-546, ainsi que la présentation de madame Pécharman, Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 100-102, sur laquelle s’appuient là encore très largement les deux premiers paragraphes de la partie I/B/2 de la présente contribution.

[109] En effet, pour Grotius, l’impunité n’est pas un droit au sens propre. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. V De acquisitione originaria iuris in personas: ubi de iure parentum: de matrimoniis: de collegiis: de iure in subdito: servos, §28, p. 181-182 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 102.

[110] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 102-103. Un tel procédé ne peut être que déduit des développements de Grotius. Hugo Grotius, De iure belli…, lib. III, cap. XIV Temperamentum circa captos, §1 et 2, p. 595-597. Comme le fait remarquer Pécharman, Barbeyrac exprime clairement dans une note sur sa traduction du De iure belli ac pacis son désacord avec la position de Grotius. L’absence d’uniformité du droit d’esclavage qui en résulte ne paraît guère acceptable au traducteur. Grotius admet un droit des gens arbitraire, reposant sur le consentement des peuples. En revanche, Barbeyrac considère – à l’instar de Pufendorf – que les règles du droit de la guerre, communes à toutes les nations, ne peuvent être distinguées de celles régissant, au motif de la nécessité et des besoins de la vie, les relations entre particuliers.  Hugo Grotius, De iure belli…, lib. I, cap. I Quid bellum, quid ius ?, §14, p. 10. Samuel Pufendorf, De iure natura et gentium, editio secunda, auctior mutio et emendatior, Francofurti, 2e éd., 1684, lib. II, cap. III De legi naturali in genere, §23, p. 227-230. ; Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. II, chap. III « De la Loi Naturelle en général », n. 2 sur §23, p. 243-244. Pour ne pas contredire le droit naturel, la servitude de guerre doit donc être appréhendée du point de vue des particuliers. Ainsi, selon Barbeyrac, la relation de maître à esclave qui s’établit entre le vainqueur et le vaincu ne peut être uniquement justifiée par l’existence d’une coutume consistant à réduire en esclavage le vaincu plutôt que de lui ôter la vie. L’esclavage de guerre suppose un accord tacite entre le vainqueur et le vaincu. Alors que le vainqueur consent à ne pas mettre à mort le vaincu, ce dernier consent à devenir esclave à la condition que le vainqueur ne le traitera pas d’une façon qui rende son sort encore moins enviable que la mort. Le consentement du vaincu − désormais esclave – l’oblige envers le vainqueur – désormais son maître. Il existe ainsi une relation contractuelle entre le maître et l’esclave. Le service perpétuel auquel s’engage le vaincu est une contrepartie de la préservation de sa vie par le vainqueur. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. III, chap. VII « Du droit qu’on a sur les Prisonniers de guerre », n. 2 sur §1, p. 820. Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 103-106.

[111] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 106 et p. 116-117.

[112] Ibidem, p. 117.

[113] C’est peut-être ici une expression d’une divergence majeure – relevée par Barbeyrac − entre les deux « pères fondateurs » de l’École moderne du droit de la nature et des gens : le rationalisme de Grotius et le volontarisme de Pufendorf. Sur cette divergence entre Grotius et Pufendorf voir Simone Goyard-Fabre, « École du droit naturel… », p. 564-571.

[114] Pécharman relève que, si les nombreux renvois au De iure naturae et gentium dans la traduction du De iure belli ac pacis montrent bien que, pour Barbeyrac, c’est Pufendorf qui a réussi à accomplir ce qui était resté inachevé chez Grotius, ils n’indiquent nullement que c’est l’utilisation par Pufendorf du De Cive de Hobbes, qui permet, par l’extension de l’esclavage volontaire à l’esclavage de guerre, l’intégration – réussie – du droit d’esclavage dans le droit naturel. Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 106.

[115] Thomas Hobbes, Elementa philosophica de cive, Amsterdam, 1647, cap. VIII De iure dominorum in servos, p. 138-145. Ces développements sont présentés par Pécharman. Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 107-110. Selon Pécharman, l’impossibilité du vaincu maintenu emprisonné ou enchaîné de contracter empêche de dernier d’être, pour son maître, un esclave au sens propre. En revanche, pour ce vaincu privé de liberté corporelle, le vainqueur est bien un maître.

[116] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 110-111.

[117] Thomas Hobbes, Elementa…, cap. I De hominum statu extra societatem, §14 à 17, p. 14-17.

[118] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. II, cap. II De statu hominum naturali, §9, p. 172-173.

[119] Ibidem, lib. VI, cap. III De postetate herili, §6, p. 729-730.

[120] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 111.

[121] Ibidem, p. 110-112.

[122] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De postetate herili, §6, p. 929-730 ; Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 111-112.

[123] Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 117, n. 1. Cf. Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De postetate herili, §5 et 6, p. 928-930.

[124] Deux hypothèses peuvent ici être émises. Si l’on admet que l’appropriation des biens du vaincu par le vainqueur va de pair avec la réduction en esclavage du premier, ces biens ne devraient pas tomber dans le patrimoine du second  du seul fait de la capture. Il faut encore que la liberté physique du vaincu soit sauvegardée, afin qu’il puisse consentir à l’esclavage. Mais il est plus probable que les biens pris à la guerre en même temps que leur propriétaire soient considérés comme appartenant au vainqueur dès la capture. Le butin matériel serait donc distinct du butin humain.

[125] John Selden, De iure naturali et gentium, juxta disciplinam erbraeorum, Argentorati, 1645, liv. VI, chap. VII, p. 737-742. Si le nom de l’œuvre n’est pas mentionné par Pufendorf, il apparaît en revanche chez Barbeyrac.  Le chapitre indiqué traite bien de cette problématique. Sur les références aux sources hébraïques dans la doctrine moderne du droit de la nature et des gens, voir Charles Leben, « La référence aux sources hébraïques dans la doctrine du droit de la nature et des gens au XVIIe siècle », Droits : revue française de théorie, de philosophie et de culture juridique, LVI-2, 2012, p. 179-228. Comme il a précédemment été montré, Grotius fait également référence au droit hébreu à l’appui de son analogie.

[126] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De postetate herili, §7, p. 930-932.

[127] En effet, comme il a été montré en introduction, dans de nombreux textes de droit romain sur la vente ad pretium participandum, il est moins question de réduction en esclavage que de refus de revendiquer la liberté. D., 1, 5, 5, 1 mentionne bien un état d’esclavage, mais sa formulation − […] si quis se maior vingiti annis ad pretium participandum venire passus est […] − est un peu plus éloignée de celle de Pufendorf que celle de I., 1, 3, 4.

[128] L’idée d’un pacte entre le vendeur et celui qui se laisse vendre est par exemple présente dans le texte du D., 40, 12, 40 : Cum pacto partitionis pretii maior viginti annis venalem se praebuit, nec post manumissionem ad libertatem proclamare potest. Il peut ainsi être considéré que cette trace écrite constitue une preuve matérielle du partage. Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société… », p. 492. Sur la question du caractère intentionnel ou effectif de ce partage, voir le paragraphe suivant de la présente contribution.

[129] Dans cette œuvre, un léno − marchand de femmes esclaves – se fait berner par un esclave qui lui fait acheter, en la présentant comme une captive de guerre, une fille libre, qui verra sa liberté réclamée par son père à la suite de la vente. Si la scène neuf ne semble pas réellement avoir de lien avec la problématique développée ici, la scène quatre décrit en effet la vente de la jeune fille, présentée comme une esclave. Cf. Plaute, « Persa », Comédies, trad. Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1983, 497 p.

[130] Samuel Pufendorf, De iure naturae…, lib. VI, cap. III De postetate herili, §7, p. 930-932.

[131] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves », n. 2 sur §7, p. 180.

[132] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 2e éd., 1712, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves », n. 2 sur §7, p. 204-205.

[133] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves » , n. 4 sur §7, p. 255 : « […] Il y a ici bien des choses à reprendre. I. Nôtre Auteur veut, que l’Acheteur perdit l’Esclave : et cependant il explique la manière dont on devenoit Esclave, selon le Droit Romain, en se laissant ainsi vendre ? A qui étoit donc l’Esclave vendu ? II. Ainsi la conclusion de nôtre Auteur ne s’accorde pas avec les prémisses : il veut montrer, comment la Vente d’un Homme Libre étoit valide, et ce qu’il dit fait voir qu’elle ne l’étoit point. III. La vérité est, qu’une telle Vente étoit tantôt bonne, et tantôt nulle, selon qu’elle avoir ou qu’elle n’avoit pas les conditions requises par le Droit Romain, et auxquelles nôtre Auteur semble n’avoir point pensé. Car il falloit que celui qui se laissoit vendre de la manière dont il s’agit, eût plus de vint ans, et qu’il ne fût ni sous puissance paternelle, ni assujetti aux droits d’un Patron : qu’il se crût lui-même libre, et que l’Acheteur au contraire l’ignorât de bonne foi : qu’il eût véritablement reçu la partie du prix stipulée de celui par qui il s’étoit laissé vendre etc. Sans cela, il pouvoit reclamer sa Liberté. IV. Lors même que la Vente étoit nulle, par le défaut de quelcune de ces conditions, si l’on découvroit le Vendeur, et qu’il fût solvable, l’Acheteur perdoit bien l’Esclave, mais il ne perdoit pas l’argent, et il pouvoir demander un dédommagement de tout ce que lui coûtoit la tromperie. On trouvera les preuves de tout ceci, dans les Interprètes du Droit Romain, sur le passage des Institutes, cité ci-dessus, §. 3 Note 1. et sur le XL. Livre du Digeste ». Les développements sur le droit juif sont placés, sans commentaire particulier, dans la note trois précédant celle sur le droit romain.

[134] Pour une présentation de ces conditions dans les textes romains voir Jacques Ramin, Paul Veyne, « Droit romain et société… », p. 491-492.

[135] D., 40, 12, 7, pr ; D., 40, 12, 7, 1 ;  D., 40, 12, 40 ; D., 40, 13, 1, pr ; D., 40, 13, 1, 1 ; D., 14, 13, 3 ; D., 14, 13, 4. Voir également D., 1, 5, 5, 1. Le D., 40, 14, 2, pr en mentionnant seulement la majorité semble plutôt retenir l’âge de vingt-cinq ans − âge jusqu’auquel le jeune romain est considéré, bien que pubère, comme incapable de faire seul un acte juridique susceptible de lui porter préjudice. La prépondérance de l’âge de vingt ans dans les textes sur la vente ad pretium participandum semble montrer que cette dernière suscitait un régime plus sévère que la plupart des autres actes juridiques. Le texte du D., 4, 4, 9, 4 peut être interprété comme confirmant une telle hypothèse, plutôt que témoignant d’une hésitation de Papinien entre l’âge de vingt ans et celui de vingt-cinq. Contra cf. Marcel Morabito, Les réalités de l’esclavage…, p. 73.

[136] D., 40, 12, 1, pr. Comme il a déjà été évoqué (voir note 105 supra) le fils de famille, n’est pas sui iuris mais alieni iuris : il est soumis à la puissance paternelle (patria potestas) du père de famille (paterfamilias). Néanmoins, ce texte reconnaît également ce droit au père dont le fils ne serait plus sous sa puissance – ce qui ne ressort pas des développements de Barbeyrac.

[137] D., 40, 12, 4. À Rome, l’affranchissement d’un esclave ne rompt pas tous les liens qui l’unissaient à son ancien maître. L’affranchi – appelé libertus ou libertinus – conserve un devoir de respect et est obligé à certains services envers celui qui est désormais son patronus. En contrepartie, le patron lui doit aliments et assistance. Sur ces questions voir par exemple Polynice van Wetter, Cours élémentaire de droit romain contenant la législation de Justinien, avec l’histoire tant externe qu’interne du droit romain, II, Gand−Paris, 1872, p. 211-213 et Ruben de Couder, Résumé de répétitions écrites de droit romain, Paris, 5e éd., 1878, p. 27-28. Sur la question du rôle des affranchis dans les intrigues impériales, voir Gurvane Wellebrouck, « Les Affranchis au service des intrigues impériales », Circé. Histoire, Cultures et Sociétés, XI, 2019, http://www.revue-circe.uvsq.fr/wellebrouk-les-affranchis-au-service-des-intrigues-imperiales/.

[138] D., 40 12, 7, 2 ; D., 40, 12, 7, 3 ; D. 40, 12, 33 ; D., 40, 13, 4 ; D., 40, 13, 5.

[139] D., 40, 13,1, pr ; D., 40, 13, 1, 1.

[140] D., 40, 12, 7, pr ; D., 40, 12, 7, 1 ; D., 40, 12, 40 ; D., 40, 14, 2, pr. Cette intention de partager le prix permet de distinguer la vente ad pretium participandum d’un autre type de vente de sa propre liberté : la vente ad aetum gerendum, par laquelle un homme libre de plus de vingt ans se laisse vendre comme esclave afin d’administrer le patrimoine de l’acheteur − en remplissant la fonction de servus actor de ce dernier. Sur la question de l’ambiguïté du traitement de l’une ou de l’autre de ces deux types de vente de soi-même dans D., 40, 12, 23, pr voir Marcel Morabito, Les réalités de l’esclavage…, p. 72, n. 250.

[141] Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves » , n. 4 sur §7, p. 255, texte reproduit en note supra.

[142] D., 40, 12, 14 à 23.

[143] Mais non celle d’avoir d’avoir perçu ce dernier. Si la plupart des études modernes et contemporaines traduisent le ad pretium participandum par participation « au prix de la vente », il s’agit bien d’une participation au « produit » de la vente.

[144] Voir les textes romains cités dans les notes du paragraphe précédent.

[145] Cf. partie I/B/1 supra.

[146] Id.  

[147] Se référer ici aux développements de Barbeyrac reproduits dans la note 133 supra.

[148] I., 1, 16, 1 témoigne ainsi à la fois de la reconnaissance de ces autres sources de changement de statut par le droit civil – qui ne sont pas reflétées dans I., 1, 3, 4 − et de la différence entre ces dernières et la vente ad pretium participandum : Maxima est capitis deminutio, cum aliquis simul et civitatem et libertatem amittit. Quod accidit in his qui servi poenae efficiuntur atrocitate sententiae, vel liberti ut ingrati circa patronos condemnati, vel qui ad pretium participandum se venumdari passi sunt. Pour les textes portant spécifiquement sur la vente ad pretium participandum se reporter aux notes du paragraphe précédent de la présente contribution. Sur la question du lien entre la liberté et la citoyenneté – distinguées dans I., 1, 16, 1 – voir le dernier paragraphe de la partie I/B/1supra.

[149] Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 655 et p. 655, n. 46 et 47. Dans sa note 46, Goldschmidt donne comme référence la première note de Barbeyrac sur le paragraphe un (du chapitre trois du livre six). C’est pourtant bien la première note sur le paragraphe trois qu’il a en tête, comme le montre − dans cette même note 46 − la citation du texte de la note de Barbeyrac. Cette erreur de numérotation a déjà été signalée dans le premier paragraphe de la partie I/B/1 de la présente contribution.

[150] Montesquieu, De l’esprit des loix, II, Paris, Les belles lettres, 1955, liv. XV, chap. II « Origine du droit de l’esclavage chez les jurisconsultes romains », p. 217.

[151] Ibidem, p. 216.

[152] Sur cette question voir Bruno Guigue, « Montesquieu ou les paradoxes du relativisme », Études, CDI-9, 2004, p. 193-204.

[153]  Montesquieu, De l’esprit…, Note 8 de Jean Brèthe de la Gressaye sur le livre XV, p. 410. Le professeur Jean Brèthe de la Gressaye († 1990) ajoute que l’argumentation de Montesquieu aurait de plus une utilité hors de ces deux contextes doctrinaux puisque la vente volontaire a été pratiquée par d’autres peuples, en Orient comme en Occident. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 655 ; Alessandro Tuccillo, « Lumières antiesclavagistes… », p. 171.

[154] Idem.

[155] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 192-193, n. 2 ; Joseph Declareuil, Rome et l’organisation du droit, Paris, La renaissance du livre, 1924, p. 140-141. Cette vente semble être l’ultime recours du créancier : elle n’intervient en effet qu’à la suite d’une longue procédure. Pour les détails de cette dernière voir notamment Gustave Hugo, Droit romain, trad. Jourdan, I, Paris, 1822, p. 232-233.

[156] Joseph Declareuil, Rome et l’organisation du droit, Paris, La renaissance du livre, 1924, p. 140-141. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 192-193, n. 2. Mais, dans une autre note, Derathé semble implicitement distinguer cette vente, considérée comme pratiquée dans les premiers temps du droit romain, et la condamnation du débiteur à devenir l’esclave de son créancier. Ibidem, p. 195, n. 2.

[157] En ce sens voir Congrès historique européen, Discours et compte-rendu des séances, Paris, 1836, p. 111.

[158] Examen sur le droit romain, selon les Institutes de Justinien, 2e éd., Paris, 1837, p. 18.

[159] Ibidem, p. 18, n. 2. Derathé semble implicitement distinguer cette vente, considérée comme pratiquée dans les premiers temps du droit romain, de la condamnation du débiteur à devenir l’esclave de son créancier. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 195, n. 2.

[160] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 195, n. 2.

[161] Texte reproduit en note 148 dans la partie I/B/2 supra, et utilisé dans les développements de la partie II/B/1 de la présente contribution.

[162] En effet, il n’est pas certain que Montesquieu ait eu conscience de son erreur quant au droit romain et qu’il ait eu pour but, à travers sa critique de ce dernier, de mettre à mal l’argumentation d’auteurs tels que Grotius ou Pufendorf. Les formulations des auteurs contemporains qui mettent en lumière l’erreur de Montesquieu quant à I. 1, 3, 4 et la capacité de sa critique à viser les représentants du droit naturel moderne semblent révéler cette incertitude. Ainsi, Pour Brèthe de la Gressaye « M. a mal compris [I., 1, 3, 4] et s’est attaqué à tort aux jurisconsultes romains. Son argumentation n’est cependant pas inutile, car la vente volontaire a été pratiquée en Occident par les barbares, en Orient par les autres peuples (v. Infra, chap. VI), et les défenseurs de l’esclavage, à l’époque de M. (Hobbes, Grotius, Pufendorf), admettaient la validité de la servitude volontaire. C’est eux qu’ils visent, probablement, sous le couvert des romains ». Note 8 de Jean Brèthe de la Gressaye sur le chapitre XV de l’Esprit des lois, in Montesquieu, De l’esprit…, p. 410. Le professeur Victor Goldschmidt, qui reprend Brèthe de la Gressaye, affirme : « […] quant à l’esclavage volontaire, conçu comme institution du droit privé (mais aussi “naturel”), [Pufendorf] estime, comme d’ailleurs Grotius, qu’il était autorisé en droit romain. Sur ce dernier point on constate quelque divergence entre les avis. Le seul texte qu’on pouvait ici alléguer [I, 1, 3, 4] ne dit rien de pareil. Il est vrai que Montesquieu encore semble l’avoir compris dans ce sens, mais il est plus satisfaisant d’admettre que ce sont les défenseurs contemporains de la validité de la servitude volontaire qu’il vise “sous couvert des romains” ». Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 654-655.  Monsieur Alessandro Tuccillo semble pour sa part être conscient de cette incertitude. Il écrit en effet : « Ce chapitre sur “les origines du droit de l’esclave chez les jurisconsultes romains” est en effet dirigé contre la théorie de l’esclavage de son temps : délibéré ou non, l’argumentaire construit par Montesquieu lui permet d’étendre sa réfutation des jurisconsultes romains aux auteurs de l’école moderne du droit naturel, autorités bien vivantes de la science politique au milieu du XVIIIe siècle, qui considéraient l’esclavage comme tout à fait légitime […]. L’interprétation que fait Montesquieu du droit romain comme source de légitimation de l’esclavage volontaire pourrait donc être considérée comme une preuve indirecte du fait que, dans le chapitre 2 du libre XV, sa réfutation de l’esclavage fait allusion aux jusnaturalistes ». Alessandro Tuccillo, « Lumières antiesclavagistes… », p. 170-171. Néanmoins, la formulation du début des développements du docteur Tuccillo est quelque peu ambiguë.  La causalité, manifestée par l’expression « en effet », semblerait avoir davantage sa place après qu’avant les « : ». L’idée de « délibéré ou non » s’applique pour sa part difficilement à « l’argumentaire » : un argumentaire est, par nature, délibéré. Tuccillo a sans doute voulu dire : « Ce chapitre sur “les origines du droit de l’esclave chez les jurisconsultes romains” est [de fait] dirigé contre la théorie de l’esclavage de son temps : [en effet,] l’argumentaire construit par Montesquieu lui permet [− délibérément ou non −] d’étendre sa réfutation des jurisconsultes romains aux auteurs de l’école moderne du droit naturel, autorités bien vivantes de la science politique au milieu du XVIIIe siècle, qui considéraient l’esclavage comme tout à fait légitime […]. »

[163] Montesquieu, De l’esprit…, Note 8 de Jean Brèthe de la Gressaye sur le livre XV, p. 410 ; Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 655.

[164] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Amsterdam, 1ère éd., 1762, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 9 : « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous ; la folie ne fait pas le droit ».

[165] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 201-202. Sur les relations entre Montesquieu et Rousseau voir notamment Robert Derathé, « Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau », Revue Internationale de philosophie, XXXIII-XXXIV-9, 1955, p. 366-386 et Catherine Labro, « Le débat Rousseau/Montesquieu dans le premier Discours : réception et médiations », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, XXXV-1, 2012, p. 135-145.

[166] Montesquieu, De l’esprit…p. 217. Texte cité supra au début de la partie II/A de la présente contribution.

[167] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, Liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 10. Texte cité en partie II/B infra.

[168] Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 202, n. 1.

[169] Voir sur ces questions la partie II/B infra.

[170] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 8-9.

[171] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime à monsieur J. J. Rousseau, Paris, 1766, p. 39-41. Il semble devoir être admis, à l’instar de Luzac, que c’est bien l’analogie de Grotius ayant suscité la référence à I., 1, 3, 4 qui fait l’objet des développements de Rousseau cités ici. En effet, comme le remarque monsieur le professeur Bruno Bernardi, le raisonnement par analogie de Grotius semble bien constituer la substance du texte de Rousseau – la thèse sur laquelle repose l’analogie occupe également Rousseau dans ses développements suivants (voir la suite des développements de cette partie II/B). De plus, cette analogie de Grotius a explicitement pour objet de réfuter un principe que Rousseau cherche au contraire à avérer : la puissance souveraine appartient au peuple. Il est donc nécessaire pour Rousseau de réfuter cette analogie. Cf. Bruno Bernardi, « De l’alienatio à l’aliénation par l’apallotriôsis : Rousseau débiteur d’Aristote », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, LXVIII, 2008, p. 66. En effet, dans le De iure belli ac pacis, l’analogie prend place immédiatement après ces quelques lignes : Atque hoc loco primum reiicienda est eorum opinio, qui ubique et sine exceptione summam potestatem esse volunt pupoli, ita ut ei refes quoties imperio suo malè utuntur, et coercere et punire liceat : quae sententia quot malis causem dedrit, et dare etiamnum possit penitus animis recepta, nemp sapiens non videt. Nos his argumentatis eram refutamus. Cf. Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §8, p. 63. En mentionnant d’abord le problème de l’apparition de la notion d’aliénation et ensuite celui de sa définition, notre contribution inverse l’articulation des développements de Luzac. Les problèmes soulevés par cette modification – présente dans la plupart des études s’intéressant à cette critique de Luzac – sont abordés infra, dans les quatre derniers paragraphes de cette partie II/B de la présente contribution.

[172] Cf. partie I/A/1supra.

[173] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à…», p. 67.

[174] Voir dernier paragraphe de la partie I/A/2 supra.

[175] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 69-70.

[176] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, p. 184.

[177] Ibidem, §3, p. 186.

[178] Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 8-9. Texte reproduit supra.

[179] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, p. 184-190.

[180] Hugo Grotius, De iure belli…, lib. II, cap. V De acquisitione originaria iuris in personas : ubi de iure parentum : de matrimoniis : de collegiis : de iure in subditos : servos, p. 161-184.

[181] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. II, chap. VI « De l’aquisition derivée, produite par le fait d’un Homme : Où l’on traite de l’Alienation de la souveraineté et des biens de la souveraineté », §1, p. 314.

[182] Cf. partie I/A/2 supra. Le texte original de Grotius utilise le terme latin proprietas, que Barbeyrac traduit par « possession en propre », et le terme latin dominium, que Barbeyrac traduit par « propriété ». Cf. Hugo Grotius, De iure belli ac pacis. In quibus jus naturae et Gentium : item juris publici praecipua explicantur. Editio secunda emendatio, et multis locis auctior, Amsterdami, 2e éd., 1631, liv. lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 151. Texte reproduit dans cette partie II/B infra. Sur cette différence voir partie I/A/2, note 58 supra. Voir également dans cette partie II/B note 223 infra. Pour les traductions du texte d’Aristote voir dans cette même partie II/B, la note 188 infra.

[183] Cf. partie I/A/2 supra. Il peut être reproché à une telle explication que le terme de « liberté » ne figure pas davantage que celui de souveraineté dans l’analogie de Grotius. Néanmoins, l’action exprimée par le verbe addicere conduisant le particulier à se placer in privatem servitutem, il paraît nécessaire de considérer que c’est bien à sa liberté que le particulier renonce.

[184] Voir Martine Pécharman, « La vie ou la liberté ?… », p. 99 et partie I/A/2 supra.

[185] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 70-77. Cette hypothèse ne doit pas nécessairement conduire à penser qu’une telle définition de l’aliénation est très différente de celle proposée par le droit romain. Ainsi, Barbara Carnevali, reconnaissant que le thème de l’aliénation est « à la fois origine et centre de gravité de la pensée de Rousseau », considère que ce dernier emploie le terme d’aliénation dans son acception juridique traditionnelle qui dérive du latin alienare, et qui désigne « une cession, un don, ou la vente de quelque chose qu’on possède à titre de propriété ». La contribution de cet auteur met en lumière le lien entre l’aliénation et un autre thème central de la pensée de Rousseau : l’amour propre. Barbara Carnevali, « La faute à l’amour propre : aliénation et authenticité chez Rousseau », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, XLVIII, 2008, p. 79-103.

[186] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 70. Ce rôle de Barbeyrac sera contesté infra.

[187] Ibidem, p. 70. Bernardi se fonde sur l’édition suivante : William David Ross (éd), Aristotelis Ars Rhetorica, Oxford, Clarendon Press – Oxford University Press, 1959, lib. I, cap. V, p. 21. Voir également, Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour, I, Paris, Les belles lettres, 1968, lib. I, cap. V, 218 p.

[188] Robert Estienne traduit le passage d’Aristote de la manière suivante : « Quant à la seureté des choses, c’est qu’elles soient en tel lieu, et de telle façon possédées qu’il soit en nous d’en user tant qu’il nous plaira. Comme aussi la propriété d’icelles consister à les pouvoir aliéner : par cette aliénation j’entens la donation et la vente ». Cf. Aristote, Rhétorique, trad. Robert Estienne, Paris, 1630, liv. I, chap. V, p. 25. André Bauduyn de la Neufville propose quant à lui la traduction suivante : « J’entends posséder avec seureté et sans trouble quand on possède une chose en tel lieu, et de telle manière, qu’il est en la puissance de celui qui la possède d’en jouir, et d’en aliéner la propriété à sa volonté : or toute aliénation se fait par donation ou par vente ». Cf. Aristote, La rhétorique royale d’Aristote, trad. [André Bauduyn de la Neufville], Paris, 1672, liv. I, chap. V, p. 48. Sous la plume de François Cassandre, ce passage est ainsi présenté : « On possède en propre une chose lorsqu’on la peut aliéner ; j’appelle aliéner la vendre ou la donner ». Cf. Aristote, Rhétorique, trad. François Cassandre, Paris, 1675, liv. I, chap. V, p. 42. De plus, comme le remarque Bernardi, il est également possible que Rousseau ait eu recours à une traduction latine. Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 70-71.

[189] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 72-73.

[190] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime…, p. 39.

[191] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 73.

[192] Id. D’après monsieur Bernardi, si Luzac ne peut adhérer à la définition aristotélicienne de l’aliénation c’est parce qu’il raisonne dans un contexte de « droit subjectif » dont Grotius est l’initiateur. La propriété, comme tous les autres droits subjectifs y est facultas moralis in re, et, de manière réciproque, tout transfert de droit devient aliénation.

[193] Id.

[194] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 73. Pour le texte original et les traductions françaises, se reporter aux éditions précédement citées en note.

[195] Ibidem, p. 74.

[196] Id. « Propriété » appelée « possession en propre » par Barbeyrac dans sa traduction du passage du De iure belli ac pacis mentionnant le lien établi par Aristote entre aliénation et propriété. Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. II, chap. VI « De l’aquisition derivée, produite par le fait d’un Homme : Où l’on traite de l’Alienation de la souveraineté et des biens de la souveraineté », §1, p. 314. Texte cité supra. Sur la distinction entre dominium, proprium et proprietas chez Grotius voir partie I/A/2 note 58 supra et la note 223 de cette partie II/B infra. Pour d’autres traductions de ce passage d’Aristote voir également partie I/A/2 note 58 supra ainsi que dans cette partie II/B la note 188 supra.

[197] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine…, p. 153-155 : « Puffendorf dit que tout de même qu’on transfere son bien à autrui par des conventions et des contrats, on peut aussi se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un. C’est là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement : car, premièrement, le bien que j’aliene me devient une chose tout à fait étrangere et dont l’abus m’est indifférent ; mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, et je ne puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me forcera de faire, m’exposer à devenir l’instrument du crime. De plus, le droit de propriété n’étant que de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il possede : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller : en s’ôtant l’une on dégrade son être ; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en soi : et comme nul bien temporel ne peut dédommager de l’une et de l’autre, ce seroit offenser à la fois la nature et la raison que d’y renoncer, à quelque prix que ce fût […] ». Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 74. Selon Bernardi, l’analogie est réfutée dans la suite des développements, mais sans être explicitée. Cfibidem, p. 67.

[198] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine…, p. 154.

[199] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 74.

[200] Dans un autre passage du second Discours, Rousseau semble considérer que les biens, au même titre que la vie et la liberté, constituent l’être de l’Homme. Il y écrit en effet « […] protéger leurs biens, leurs libertés et leurs vies qui sont, [pour les hommes], pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être ? ». Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine…, p. 145. Pour Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 74, les développements de Rousseau cités supra montrent bien, que, pour ce dernier, seuls la vie et la liberté sont constitutifs de l’être. La précédente expression s’expliquerait par la reprise, par Rousseau, d’un syntagme – groupe de mots formant une unité à l’intérieur de la phrase − emprunté à Locke (†1704). Cf. John Locke, Two treatises of government, London, 1821, b. II, chap. IX Of the Ends of Political Society and Government, §123 : […] to have a min to unite, for the mutual preservation of their lives, liberties and estates, which I call by the general name, property ;  John Locke, Traité du gouvernement civil om l’on traitte de l’origine, des feondmes, de la nature, du pouvoir et des fins des sociétez politiques, trad. [David Mazel], Amsterdam, 1691,  chap. VIII « Des fins de la société et du gouvernement politique », p. 161 : « […] ou qui ont pour dessein de s’unir et de composer un Corps pour la conservation mutuelle de leurs Vies, de leurs Libertez, et de leurs Biens ; choses que j’appelle, par nom général, Propriétez » ; John Locke, Traité du gouvernement civil, trad. L. C. R. D. M. A. D. P, Amsterdam, 5 éd., 1755, liv. II, chap. VIII « Des fins de la société et du gouvernement politique », p. 170 : « […] ou qui ont dessein de s’unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens, choses que j’appelle, d’un nom général, propriétés ». Le lecteur pourra constater la répétition de ce syntagme dans d’autres passages de l’œuvre. Sur la connaissance par Barbeyrac de conception voir Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique…, p. 438.

[201] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 74

[202] Il peut en effet être supposé, mais non prouvé, que Rousseau, conscient de l’utilité que représente, pour sa critique de l’esclavage, la conception aristotélicienne de l’aliénation, a consciemment adopté cette dernière. Cette problématique n’est pas soulevée dans l’article de Bernardi. L’hypothèse d’une utilisation délibérée d’Aristote par Rousseau − et non d’une simple identité de fait entre les conceptions de ces deux auteurs − est néanmoins probable. La dette de Rousseau envers Aristote n’est sans doute pas limitée à la notion d’aliénation ni au texte de la Rhétorique utilisé par Grotius. Il peut par exemple être remarqué qu’une référence à Aristote apparaît, sur la page de titre des éditions de 1755 d’Amsterdam et de Dresde du Discours sur l’origine et les fondemens [parfois orthographié « fondements »] de l’inégalité parmi les hommes : « Non in depravatis, sed in his quae bene secundum naturam se habent, considerandum est quid sit naturale. Aristot. Polic. L. 2 ».

[203] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 74

[204] Ibidem, p. 75.

[205] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 8-9, texte cité supra.

[206] Ibidem, p. 9. Au sujet de l’hypothèse d’une influence de Montesquieu sur Rousseau pour ce point voir partie II/A supra.

[207] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 75. Si cela n’apparaît pas dans les développements de Bernardi, il peut être remarqué, que, dans le second Discours, seule la renonciation à la vie constitue un anéantissement de son être. La renonciation à la liberté n’est envisagée que comme une dégradation de ce dernier. Si Bernardi applique ici la notion d’anéantissement à la liberté, c’est peut-être en raison de la problématique spécifique du don. Si le don de sa liberté revient à un anéantissement de son être c’est parce que, n’offrant pas de contrepartie à la perte de la liberté, il revient à un anéantissement de son être. Dans cette logique, la vente de la liberté, en offrant une contrepartie apparente à la perte de la liberté, pourrait n’être considérée que comme dégradation de l’être.

[208] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 9-10.

[209] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 75.

[210] Id.

[211] Bernardi souligne que ce mode d’organisation de la pensée est fréquent chez Rousseau. Cf. Ibidem, p. 64.

[212] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. IV « De l’esclavage », p. 10-11.

[213] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 75.

[214] Id.

[215] Ibidem, p. 76.

[216] Id.

[217] Id. Sur la référence à Locke, voir note 200 supra.

[218] Ibidem, p. 75-76.

[219] Ibidem, p. 76.

[220] Id. Selon Bernardi, Rousseau va ainsi « jusqu’à ce point ultime où commence l’histoire moderne, hégélienne puis marxienne, du concept d’aliénation ». Il précise cependant que la conception de l’aliénation dégagée dans les développements de Rousseau présentés ici ne fait pas obstacle à son retour – à première vue paradoxal – dans la formulation de la clause unique du contrat social « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». La présence de la notion d’aliénation dans cette formulation est souhaitée par Rousseau et ne remet pas en cause la validité dudit contrat social. C’est parce que Rousseau est conscient du caractère paradoxal de son énoncé qu’une part des développements du chapitre six du Contrat social ont précisément pour objet de montrer ce qu’est l’aliénation du contrat social. Or, pour Bernardi, cette dernière se révèle « aussi différente de l’aliénation d’un bien que le contrat social l’est du contrat synallagmatique ». En effet, selon Bernardi, l’aliénation du contrat social est « si particulière qu’elle efface toute altérité ». En effet, Rousseau lui-même précise que « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». Cf. Ibidem, p. 76-77 et Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social…, liv. I, chap. VI « De l’esclavage », p. 18.

[221] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 70. Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. II, chap. VI « De l’aquisition derivée, produite par le fait d’un Homme : Où l’on traite de l’Alienation de la souveraineté et des biens de la souveraineté », §1, p. 314.

[222] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 185.

[223] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis. In quibus jus naturae et Gentium : item juris publici praecipua explicantur. Editio secunda emendatio, et multis locis auctior, Amsterdami, 2e éd., 1631, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 151. Bien que Grotius semble considérer la vie comme une propria, elle ne serait pas pour lui une proprietas au sens de la définition entendue par Arisote. En effet, dans le système de Grotius, la vie ne peut être aliénée. Cf. Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, lib. I, cap. II An bellare unquam iustum sit, §1, p. 17 Voir également partie I/A/2, note 58 supra.

[224] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, tiem iuris publici praecipua explicantur. Editio nova cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura multo nunc auctior, Amsterdami, 1646, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 170.

[225] Hugo Grotius, De Jure belli ac pacis libri tres, In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur. Editio novissima cum Annotatis Auctoris ex postrema ejus ante obitum cura […] nec non Joann. Frid.  Gronovii V. C. notae in otum opus de Jure Belli ac Pacis, Amsterdami, 1680, lib. II, cap. VI De acquisitione derivativa facto hominis, ubi de alienatione imperii, et rerum imperii, §1, p. 186-187.

[226] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Antoine de Courtin, I, Paris, 1687, liv. II, chap. VI « De l’acquisition dérivée, et premierement de la manière d’acquerir une chose par fait d’homme : où il est traité de l’alienation d’un Etat et des choses qui le concernent », §1, p. 244.

[227] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 65.

[228] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. II, chap. VI « De l’aquisition derivée, produite par le fait d’un Homme : Où l’on traite de l’Alienation de la souveraineté et des biens de la souveraineté », §1, p. 314.

[229] Comme le précise bien le titre de la traduction. Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, 518 p.

[230] Comparer par exemple la différence entre Samuel Pufendorf, De iure naturae et gentium, editio secunda, auctior multio et emendatior, Francofurti, 1684, lib. VI, cap. III De potestate herili, §3, p. 926-927 et Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves », §3, p. 176. Cf. partie I/B/1 supra.

[231] Comparer par exemple la différence entre Samuel Pufendorf, De iure naturae et gentium, editio secunda, auctior multio et emendatior, Francofurti, 1684, lib. VI, cap. III De potestate herili, §7, p. 930-932 et Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 1ère éd., 1706, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves », n. 2 sur §7 p. 180 ou Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Jean Barbeyrac, II, Amsterdam, 5e éd., 1734, liv. VI, chap. III « Du pouvoir des maîtres sur leurs serviteurs ou sur leurs esclaves » , §7, p 255 et n. 4 sur §7, p. 255. Cf. partie I/B/2 supra.

[232] Voir par exemple Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau…, p. 89-92. Comme le fait remarquer Bernardi, Rousseau lui-même surnomme le plus célèbre des traducteurs de Grotius « le savant Barbeyrac ». Cf. Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 70.

[233] Pour la différence entre le droit romain et Rousseau sur ce point voir la partie I/B/1 supra.

[234] Cf. partie II/A supra.

[235] Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur Moeno-Francofurti, 1626, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §12, p. 73 : Proprie tamen cum populus alienatur, non ipsi homines alienantur, sed jus perpetuum eos regendi, qua populus sunt. Sic cum uni liberorum patroni libertus assignatur, non hominis liberi fit alienatio, sed jus quod in hominem competit transcribitur. Ce passage est maintenu dans les éditions suivantes du De iure belli ac pacis.

[236] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime…, p. 39-41 : « “Aliéner”, c’est, dites-vous, “donner ou vendre”. D’où prenez-vous, Monsieur, cette définition très incomplète, et qui ne convient absolument point ici ? Aliéner dans la signification la plus générale est transférer un droit ; Brisson et Ferrières vous l’apprendront si vous l’ignorez : ce n’est pas seulement en vendant ou en donnant qu’on transfère un droit, mais on le fait de différentes manières, comme vous pouvez encore vous en convaincre dans les premiers éléments de Droit qui vous tomberont sous la main : mais qu’il s’agit ici d’une querelle que vous faites à Grotius, passons le peu d’intelligence avec laquelle vous avez determiné le sens d’aliéner, et voyons si vous n’êtes pas plus repréhensible encore par un autre endroit. Grotius dans le passage où il compare le droit de l’homme à celui d’un peuple, rélativement à l’abdication de la liberté, que nous venons de rapporter, et que vous avez sans doute eu en vue, ne se sert pas du mot aliéner, pourquoi donc le lui prêter ? “Il est permis, (dit-il) à chaque Homme en particulier de se rendre Esclave de qui il veut, comme …. Pourquoi donc un peuple libre ne pourroit pas se soûmettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de le gouverner ?” Il n’y a point d’equivoque dans ces paroles, si vous en trouvez dans celles que vous y substituez, ce n’est pas la faute de Grotius ; il ne parle point d’aliéner, et qui plus est, dans l’endroit, où ce savant homme parle de l’aliénation d’un peuple, il explique ce qu’il faut entendre par le mot aliéner, de sorte que s’il s’en fut servi dans celui que vous attaquez, vous n’auriez, pour le refuter, pu le prendre dans un autre sens qu’il ne le fait. Grotius, Droit de la guerre et la paix, Liv. I, Ch. III., §. 12. “Mais (dit cet illustre écrivain), à proprement parler, quand on aliene un Peuple, ce ne sont pas les hommes dont il est composé que l’on aliène, mais le droit perpétuel de les gouverner, considérés comme un corps de Peuple” ». Luzac cite ici la traduction de Barbeyrac. Voir par exemple Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix avec des notes de l’auteur même, qui n’avoient point encore paru en françois ; et de nouvelles notes du traducteur, trad. Jean Barbeyrac, I, Amsterdam, 1ère éd., 1724, liv. I, chap. III « Où l’on traite des differentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la Souveraineté », §12, p. 138.

[237] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 71.

[238] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime…, p. 39-41.

[239] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 71.

[240] Ibidem, p. 70.

[241] Ibid., p. 71-72.

[242] Pour une présentation détaillée du lien entre l’analogie de Grotius et I., 1, 3, 4 voir partie I/A/1 supra.

[243] Voir sur ce point le raisonnement de Bernardi présenté supra dans cette même partie II/B.

[244] C’est moins le texte de I., 1, 3, 4 en lui-même que l’utilisation qu’en fait Grotius à l’appui de son analogie qui permet de considérer que l’auteur du De iure belli ac pacis envisage la figure de la vente de la liberté. En effet, la vente ad pretium participandum romaine prend l’apparence d’une simple vente d’esclave. Ce n’est donc pas à proprement parler l’homme libre qui vend directement sa liberté. S’il se laisse vendre comme esclave avec pour objectif de jouir d’une partie du prix de sa vente, il compte bien ne pas rester esclave. Cf. partie I/A/1 supra.

[245] La délimitation de l’aliénation figurant au paragraphe 12 du chapitre trois du livre un du De iure belli ac pacis, utilisée par Luzac pour mettre à mal la définition de la notion d’aliénation adoptée par Rousseau, apparaît donc concurrencée par la définition aristotélicienne du concept d’aliénation amenée par la référence de Grotius à Aristote au paragraphe un du chapitre six du livre deux de la même œuvre. Il peut toutefois être avancé à l’encontre de l’hypothèse d’une telle concurrence que le passage du paragraphe 12 sur lequel s’appuie Luzac est plus proche du passage de l’analogie (même chapitre) que celui sur la définition aristotélicienne retenu par Bernardi.

[246] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 68.

[247] Id. Voir également Hugo Grotius, Le droit de la guerre, liv. I, chap. III « Où l’on traite des differentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la Souveraineté », §12, p. 138.

[248] Bruno Bernardi, « De l’alienatio à… », p. 68.

[249] Ibidem, p. 69.

[250] Id. Voir également Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres. In quibus jus Naturae et Gentium, item iuris publici praecipua explicantur, Moeno-Francofurti, 1626, lib. I, cap. III Belli partitio in publicum et privatum. Summi imperii explicatio, §11 et 12, p. 71-74. Au début du §11, p 71, Grotius explique la configuration que Bernardi appelle « monarchie patrimoniale ». Cela correspond au cas où le roi détient la couronne non à titre d’usufruit mais en pleine propriété par exemple si le roi a acquis la souveraineté par droit de conquête, ou si un peuple s’est livré sans réserve, afin d’éviter un mal encore plus important : […] reges denique tam qui primi eliguntur, quam qui electis legitimo ordine succedunt, iure usufructuario : at quidam reges pleno iure propietatis, ut qui iusto bello imperium quaesiverut, aut in quorum ditionem populus aliquis, maioris mali vitandi causa, ita se dedidit ut nihil exciperetur. Là encore, ce passage est maintenu dans les éditions suivantes du De iure belli ac pacis. Bernardi remarque également qu’un argument similaire empêche de justifier par l’influence de Hobbes sur Rousseau, la désignation, dans le Contrat social, du don et de la vente comme les deux seules formes concrètes de l’aliénation. En effet, si dans son De cive, Hobbes écrit Quod autem quis testamento transferre in alium potest, id eodem jure donare, vel vendre, vivens potest : cuicunque ergo is summum imperium tradiderit, sive dono, sive pretio, jure traditur il traite lui aussi d’un type de monarchie spécifique : les monarchies successorales. Thomas Hobbes, Elementa philosophica de cive, Amsterdam, 1647, cap. IX De iure parentum in liberos, et de Regno Patrimonali, §12 et 13, p. 156.

[251] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime…, p. 40-41, texte cité en note 236 supra.

[252] Jean-Jacques Rousseau, œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, III, Du contrat social ou principes du droit politique, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, note 3 p. 1458 de Robert Derathé sur liv. I, chap. IV « De l’esclavage ».

[253] Id : « Mais on le trouve un peu plus loin […] ». Cf. Hugo Grotius, Le droit de la guerre…, liv. I, chap. III « Où l’on traite des differentes sortes de Guerre ; et l’on explique la nature de la Souveraineté », §12, p. 138.

[254] Jean-Jacques Rousseau, œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, III, Du contrat social…, note 3 p. 1458 de Robert Derathé sur liv. I, chap. IV « De l’esclavage ».

[255] [Élie Luzac], Lettre d’un anonime…, p. 41 : « Ainsi, Monsieur, Vous faites dans une periode très-courte, trois bevues grossières et impardonnables dans un Ecrivain même de la plus basse classe. 1e. Vous censurez dans un Auteur une expression qu’il n’a pas employée. 2e. Vous donnez pour équivoque un mot qui ne l’est point dans l’ouvrage de celui que vous censurez. 3e. Vous limitez le sens de ce mot contre la signification ordinaire et généralement adoptée. Au reste pour prévenir que vous ne m’accusiez d’avoir pris d’autres passages que ceux que vous avez eus en vue, je prendrai la liberté de Vous représenter, qu’il n’a tenu qu’à Vous, Monsieur, de les indiquer, et de prévenir par cette exactitude, qu’on a droit d’exiger de tout Ecrivain qui en attaque un autre […] ».

[256] Il semble également difficile de dresser une conclusion qui donnerait un résultat scientifique brut de la présente enquête. En effet, les problématiques suscitées par les références à I. 1, 3, 4 dans la doctrine du droit naturel moderne ont conduit à opérer des développements sur des points précis qui, s’ils mettent en lumière la récurence et l’importance des problèmes de traduction, peinent à illustrer une logique générale. De même, le rapport et l’apport de cette étude à la doctrine existante sont variables. Ainsi, si certaines références à I., 1, 3, 4 ont été relevées par des auteurs comme Martine Pécharman ou Alessandro Tucillo, leurs remarques sur ces dernières restent très accessoires au regard de l’objet principal de leurs études. Ni la question des références à la vente ad pretium participandum dans la doctrine du droit naturel moderne, ni celle de leur influence éventuelle sur la philosophie des lumières ne semblent avoir fait l’objet d’une précédente étude. Néanmoins, sur plusieurs points, notre présentation s’appuie très largement sur des travaux antérieurs, mis ici au service de la problématique des références à I., 1, 3, 4 (développements de Martine Pécharman et de Bruno Bernardi par exemple).

[257] Ce choix des références à I., 1, 3, 4 dans la doctrine du droit naturel moderne comme point de départ de la présente contribution conduit néanmoins cette dernière à omettre une étape majeure : celle de la question de l’esclavage volontaire chez les auteurs médiévaux. En effet, ni Grotius, ni Pufenforf, ni Barbeyrac ne font référence au traitement réservé à I., 1, 3, 4 par les glossateurs et commentateurs – ce qui peut d’ailleurs paraître curieux au regard des recours fréquents de ces trois auteurs modernes aux interprétations médiévistes du droit romain sur d’autre points. Ainsi, si les travaux des glossateurs et commentateurs sur les textes du Corpus iuris civilis ayant trait à la vente ad pretium participandum n’ont pas été convoqués dans la présente étude, cette dernière semble a posteriori inviter à la recherche de ces argumentations médiévales. En sus de faire apparaître de nouvelles problématiques, une telle démarche pourrait conduire à compléter la présente étude voire à remettre en cause certaines de ses conclusions.

[258] Cf. partie I/A/2 et partie I/B. Comme il a été exposé au début de la partie I/B/2, si, pour Grotius, la servitude des prisonniers de guerre ne repose pas sur une convention d’esclavage fondée sur le consentement du vaincu, l’auteur du De iure belli ac pacis structure néanmoins cette servitude par des obligations mutuelles permanentes du maître et de l’esclave.

[259] Ce terme est ici entendu dans un sens large, comme visant les divers liens de contrainte pouvant s’établir entre les individus.

[260] François Terré, Philippe Simler, Yves Lequette, Droit civil : les obligations, Paris, Dalloz, 11e éd., 2013, p. 32.

[261] Être.

[262] Devoir.

[263] Pouvant être défini comme un contrat momentané d’esclavage sexuel, la pratique du sadomasochisme conserve un lien avec l’idée de renonciation volontaire à sa propre liberté.

[264] Cette notion de dignité humaine n’est certes pas sans lien avec celle de liberté humaine : tout comme cette dernière, elle peut en effet être considérée comme une norme issue de l’être humain, une finalité de ce dernier. Sur les problématiques juridiques et philosophiques amenées par les pratiques ici mentionnées et la définition des notions de dignité humaine et d’indisponibilité du corps humain, voir par exemple Tanella Boni, « La dignité de la personne humaine : De l’intégrité du corps et de la lutte pour la reconnaissance », Diogène, CCXV-3, 2006, p. 65-76 ; Robert Carvais, « L’indisponibilité du vivant », Hypothèses, X-1, 2007, p. 391-402 ; Guy Dupaigne, Catherine Jeanesson-Brunet, « Corps humain et commerce juridique », Revue juridique de l’Ouest, numéro spécial, Question bioéthiques, réponses juridiques, 1991, p. 181-193 ; Marie-Xavière Catto, « La gestation pour autrui : d’un problème d’ordre public au conflit d’intérêts ? », La Revue des droits de l’homme, III, 2013, http://journals.openedition.org/revdh/201 ; Geneviève Delaisi de Parseval, Chantal Collard, « La gestation pour autrui : un bricolage des représentations de la maternité et de la paternité euro-américaines », L’Homme, CLXXXIII, 2007, p. 29-53 ; Sarah-Marie Maffesoli, « Le traitement juridique de la prostitution », Sociétés, IC, 2008, p. 33-46 ; Diane Lavallée, « La prostitution : profession ou exploitation ? » Éthique publique, V-2, 2003, http://journals.openedition.org/ethiquepublique/2078 ; Jeanne Lecomte, Patricia Hennion, « Le principe de dignité humaine dans les lois de bioéthique », Revue juridique de l’Ouest, 2004, p. 47-106 ; Véronique Poutrain, « Un corps sans limites : sadomasochisme et auto-appartenance », Cités, XXI-1, 2005, p. 31-45. Voir également Michel Levinet « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Jean-Pierre Marguénaud, « Liberté sexuelle et droit de disposer de son corps », François Viangalli, « Le consentement à la violence et la règle Volenti non fit injuria dans la responsabilité civile », Bénédicte Lavaud-Legendre, « Le droit pénal, la morale et la prostitution : les liaisons dangereuses », Xavier Pin, « Le consentement à lésion de soi-même en droit pénal. Vers la reconnaissance d’un fait justificatif ? », Bernard Edelman, « Naissance de l’homme sadien », Droits : revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, IL-2, La liberté du consentement. Le sujet, les droits de l’Homme et la fin des « bonnes mœurs », 2009, p. 3-18, p. 19-27, p. 29-56, p. 57-81, p. 83-105, p. 107-133. Sur le recul de la notion de « bonnes mœurs » face à celle de dignité humaine voir Frédéric Charlin, « La Cour de cassation, des bonnes mœurs à la dignité humaine ? », Pravnik, CXXXIII, Janez Kranjc (dir.), Le juge dans l’histoire : entre création et interprétation du droit, Actes des journées internationales de la Société d’Histoire du Droit, Ljublana 5-8 Juin 2014, 2016, p. 209-226.

[265] Cf. partie I/A.

[266] Code civil, article 16, paragraphe un, alinéa trois : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».

 

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L’écrit municipal à Chartres dans la seconde moitié du XIVe siècle

Nicolas Ruffini-Ronzani

 


Résumé : Les archives médiévales de la ville de Chartres nous sont parvenues dans un état de délabrement important. De ce fonds qui devait être relativement riche, il reste essentiellement une belle série comptable couvrant les années 1358-1359 et 1377-1395. Après une brève présentation de cet ensemble documentaire et de ses principales caractéristiques, l’étude s’interroge sur la place occupée par l’écrit dans la gestion de la ville au cours de la seconde moitié du XIVe siècle. Les comptabilités révèlent en effet l’existence d’un paysage documentaire qui a aujourd’hui disparu et laissent entrevoir l’activité importante des clercs urbains à la fin du Moyen Âge. En croisant les informations fournies par les comptes et celles révélées par des analyses menées en laboratoire (analyses protéomiques et spectrométrie de fluorescence X), il est en outre possible d’éclairer d’un jour nouveau la question de l’approvisionnement de la ville en matériaux de l’écrit.

Mot-clés : pratiques de l’écrit, comptabilités, encres métallo-galliques, fluorescence X, Chartres.


Nicolas Ruffini-Ronzani (7 août 1986) est chercheur associé au laboratoire DYPAC de l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines et chargé de recherches FNRS au centre de recherche « Pratiques médiévales de l’écrit – PraME » de l’Université de Namur (Belgique). Entre 2017 et 2019, il a travaillé à l’UVSQ sur des projets de recherche interdisciplinaires au carrefour des sciences humaines et des sciences exactes. Le présent article résulte de travaux menés dans le cadre du projet « EVAS – Évaluer l’activité d’un scriptorium (Chartes, XIVe siècle) », soutenu par la Fondation des Sciences du Patrimoine et le Domaine d’Intérêt Majeur « Matériaux anciens et patrimoniaux ».

nicolas.ruffini@unamur.be


 

Introduction

Les espaces urbains de la fin du Moyen Âge ont été au cœur des transformations du paysage documentaire décrites par les médiévistes depuis la fin des années 1970[1]. En tant que centres de pouvoir de premier plan, les villes se sont en effet muées en hauts lieux de la culture de l’écrit aux XIIe et XIIIe siècles, au point de devenir de véritables laboratoires de « l’innovation documentaire[2] ». Y émergent, au fil des décennies, de nouvelles formes, de nouveaux usages et de nouvelles façons de traiter et conserver l’information. La ville de Chartres de la seconde moitié du XIVe siècle fait, elle aussi, l’expérience de ces évolutions. Le présent article aura pour objectif de faire le point sur la manière dont les autorités municipales chartraines se sont appuyées sur l’écrit pour gérer la ville à la fin du Moyen Âge. À l’époque concernée, ces dernières ne jouissent que d’une faible autonomie dans la gestion des affaires de la cité, lesquelles sont étroitement contrôlées par les officiers royaux[3]. Néanmoins, malgré cette marge de manœuvre réduite, les clercs urbains produisent des écrits destinés à rendre compte de leur activité administrative et à les aider dans la gestion de la cité. Si la majeure partie de la documentation émanant de la ville de Chartres a disparu de longue date, on dispose encore aujourd’hui d’une série comptable quasi continue couvrant le dernier quart du XIVe siècle. L’examen des caractéristiques matérielles et des données livrées par ces comptes ouvre une fenêtre étroite, mais intéressante, sur l’utilisation de l’écrit par l’administration urbaine de Chartres à la fin du Moyen Âge.

Pour explorer cette question, je procéderai en trois temps. Je m’attacherai d’abord à présenter la documentation conservée. J’en viendrai ensuite à la place jouée par l’écrit dans la gestion de la ville. Je m’arrêterai, en particulier, sur la manière dont les comptes subsistants nous informent sur l’activité des clercs urbains et sur un paysage documentaire qui a aujourd’hui disparu. Je terminerai, enfin, en évoquant la question de l’approvisionnement de la ville en matériaux de l’écrit, un sujet sur lequel il est possible d’apporter un éclairage nouveau en croisant les données livrées par les sciences auxiliaires de l’histoire et la physico-chimie[4].

Les comptabilités chartraines : présentation du corpus documentaire

S’il renferme toujours de belles pièces et des séries remarquables –celles de l’abbaye Saint-Père de Chartres ou de l’hôpital de l’Aumône-Notre-Dame, par exemple –, le fonds documentaire chartrain a subi des pertes considérables au fil des siècles. Les déperditions les plus importantes résultent des bombardements alliés du 26 mai 1944, qui ont réduit à l’état de fragments la riche collection de manuscrits de la Médiathèque Municipale[5]. Les archives urbaines héritées de la période médiévale font partie des fonds les plus sinistrés. Les pertes qui les ont affectées étaient cependant déjà effectives en 1888, au moment où l’archiviste Lucien Merlet les a classées et inventoriées[6]. Au total, seuls quelques actes juridiques, vingt-et-un comptes et une copie moderne d’un registre de délibérations urbain de la fin du Moyen Âge sont parvenus jusqu’à nous. Le dossier urbain chartrain fait donc pâle figure en comparaison des riches fonds d’Amiens, de Douai ou de Reims, par exemple[7].

Par leur contenu, les comptes rédigés sous l’autorité d’officiers qualifiés de « receveurs des deniers de la ville de Chartres » constituent à n’en pas douter les documents urbains les plus intéressants pour la période médiévale[8]. Le tableau en annexe livre un aperçu de la documentation préservée. Ces comptes sont conservés aux Archives municipales de Chartres en une série continue pour les années 1377-1395, à laquelle on doit adjoindre un compte isolé datant de 1358-1359. Dans la plupart des cas, ils sont rédigés sur base annuelle. Le terme initial d’une année comptable n’est jamais fixé en référence à une fête religieuse, mais correspond à la date d’entrée en fonction du receveur des derniers. Tous les comptes du receveur Berthelot Bruyant, par exemple, commencent un 15 octobre – date de sa montée en charge – pour se terminer un 14 octobre. Berthelot Bruyant étant remplacé par Louis Noleau à partir de mai 1387, les comptes produits à partir de cette date débutent le 5 mai pour se terminer le 4 mai de l’année suivante. Quatre comptes font néanmoins exception, en couvrant une période inférieure à douze mois – ceux datés de 1379-1380, 1382, 1386-1387 et 1396-1396. Dans trois cas sur quatre, ces durées inférieures à un an s’expliquent par une sortie de charge précoce du receveur des deniers responsable de la rédaction du compte[9].

Rédigés sous la forme de registres aux dimensions assez uniformes (généralement 320 x 260 mm, avec des variations de 5 à 10 %), ces documents ont sans doute circulé de manière indépendante avant d’être reliés les uns aux autres au XIXe siècle au plus tard[10]. Ils sont tous écrits sur parchemin et doivent avoir été produits en double exemplaire, si l’on en croit certaines indications figurant dans les comptes[11]. D’un bout à l’autre, chaque compte a été écrit d’une traite par une seule et même main – à l’exception de corrections très ponctuelles ou d’ajouts de précisions qui sont parfois dus à un autre scripteur, très probablement le contrôleur. Les comptes ne sont visiblement pas rédigés par les receveurs des deniers eux-mêmes. L’écriture n’est en effet pas toujours identique au sein des comptes produits sous l’autorité d’un même receveur. La langue employée est systématiquement le français, y compris dans le compte le plus ancien. La mise en page est généralement sobre et aérée, tandis que les fioritures sont rares et extrêmement modestes (voir illustration no 1). Les comptes sont rédigés sur une seule colonne, avec indication des sommes dans la marge de droite[12]. Des traces de réglure se repèrent encore çà et là, ce qui témoigne d’un travail préparatoire à la mise en écriture. Le caractère uniforme de ces comptabilités d’un bout à l’autre de la période envisagée est frappant. Il est dès lors peu probable que le plus ancien compte conservé – celui de la fin des années 1350 – soit aussi l’un des plus anciens comptes rédigés. À Chartres, la pratique de tenir des comptes est donc très certainement antérieure au milieu du XIVe siècle. On perçoit en effet une certaine forme de routine dans l’administration de la ville, les officiers reproduisant d’année en année le même canevas dans les comptes. Le contrôle étroit exercé par l’administration royale a peut-être pu contribuer à la permanence des formes comptables, en réduisant la latitude d’initiative documentaire des autorités urbaines.

Illustration no 1 – La mise en page des comptes urbains. L’exemple du compte de l’année 1377-1378 tenu par Gilbert Hochecorne (AM Chartres, L.d.I1, f. 22r).

Les intitulés donnés aux comptes de la ville ne brillent guère par leur originalité. Ils se caractérisent par leur pragmatisme, en reflétant le contenu des registres. Ces derniers s’ouvrent par des formules stéréotypées au schéma quasiment invariable[13]. Une main médiévale, que j’estime différente de celles ayant rédigé les comptes, précise le numéro du compte dans la carrière du receveur au moyen d’un adjectif numéral ordinal suscrit dans l’interligne. Cette attention à la personne du receveur des deniers se retrouve également sur la seule couverture de registre qui nous soit parvenue – celle du compte de l’année 1377[14]. On y désigne le compte par le nom du receveur qui en a la responsabilité. Il est intéressant de noter que deux signatures figurent sur la couverture du registre : l’une semble appartenir à un responsable d’ouvriers travaillant aux fossés de la ville, l’autre à un clerc urbain – un certain Boulay –, qui prend en charge la rédaction de documents au profit de la ville et qui appose à plusieurs reprises sa signature dans les registres de comptes. À Chartres au XIVe siècle, il existe un lien très fort entre la production d’un compte et celui sous la responsabilité duquel ce dernier est produit. L’existence de ce lien se traduit par le fait que les comptes sont désignés du nom du receveur et que les comptes conservés devaient porter une indication signalant leur place dans la carrière de ce dernier.

Chaque document se scinde entre une première partie consacrée aux « receptes » et une seconde relative aux « despenses ». Au sein de ces deux grands ensembles, la structure des comptes est loin de présenter un caractère intangible. D’un document à l’autre, l’ordre et les intitulés des sous-parties peuvent varier quelque peu. Les sous-titres peu significatifs – du type « autres receptes » – ne sont en outre pas rares. Ils peuvent apparaître à plusieurs reprises au sein des mêmes documents comptables, ce qui devait obscurcir leur compréhension et compliquer leur manipulation. Certaines rubriques telles que celles consacrées aux travaux, aux gages des officiers municipaux ou aux frais de voyage se rencontrent néanmoins presque systématiquement. Les entrées et les dépenses y sont minutieusement consignées, même lorsque les sommes en jeu ne s’élèvent qu’à quelques deniers tournois[15]. La désignation de nouveaux receveurs ne semble pas induire de transformations dans la structure des comptabilités, comme cela se constate à Mons, où l’entrée en charge d’un nouveau responsable est parfois source d’innovation documentaire[16].

Si la structure des comptes n’est pas toujours des plus claires, ceux-ci semblent néanmoins tenus avec sérieux. Chaque rubrique se termine ainsi par un calcul intermédiaire des sommes engrangées ou dépensées. Celles-ci sont indiquées en chiffres romains, en livres, sous et deniers tournois. Des audits des comptes étaient également réalisés dans la maison de la ville, sans doute en présence des hommes présidant aux destinées de la cité[17]. Cette opération passait notamment par la production de « contreroulle » dont on ne possède plus de traces aujourd’hui[18]. On ne trouve pas de mention de tensions ayant émergé à l’occasion de cette phase de vérification, ce qui laisse à penser que les receveurs des deniers accomplissaient un travail de qualité. Les calculs effectués par les fonctionnaires semblent en effet corrects. Je n’ai pas repéré d’erreurs dans les quelques vérifications que j’ai entreprises au hasard des rubriques. Les mentions d’audit ainsi que les ajouts ou corrections réalisées a posteriori par le contrôleur indiquent que le receveur des deniers n’était pas totalement libre dans l’exercice de sa charge. Au contraire, il se devait « rendre des comptes » de manière chiffrée face aux autorités urbaines et aux représentants du pouvoir royal, dans l’esprit du principe d’accountability récemment mis en avant par John Sabapathy pour l’espace anglais des XIIe-XIIIe siècles[19].

Ces comptes ne représentent évidemment pas l’ensemble de la documentation produite par les autorités municipales chartraines. Sans même parler des centaines de lettres, cédules, quittances et rouleaux aujourd’hui perdus – dont il sera question dans un instant –, nous conservons toujours une trace matérielle d’autres écrits émanant des institutions urbaines et jadis conservés dans ses archives. Un rouleau des « debtes deues a la ville de Chartres » daté de 1377-1378 a été relié avec les registres comptables[20]. Il est le seul témoin matériel de l’usage du rouleau au sein de l’administration municipale. Sous l’Ancien Régime, ce document avait sans doute été exceptionnellement conservé avec le compte urbain relatif à cette même année 1377-1378, ce qui explique sa survie. Les autres rouleaux devaient être entreposés à part et ne se sont pas transmis[21]. Comme le laissent entendre les comptabilités, ils doivent pourtant avoir été produits en abondance. On conserve également la trace d’un registre de délibérations urbain à travers une copie anonyme qui semble en avoir été faite au XIXe siècle[22]. Le document original, qui devait couvrir la période 1437-1576, paraît avoir aujourd’hui disparu. Les délibérations ayant été synthétisées sous forme de tableau dans la copie, il est impossible de se faire une idée précise de l’aspect du document original ni des détails de son contenu. Les dispositions transcrites dans la copie révèlent certaines des principales préoccupations des autorités municipales au dernier siècle du Moyen Âge. Il ne semble néanmoins pas y être question de l’usage de l’écrit, si ce n’est pour relater l’envoi de messagers chargés de diffuser ou de recueillir des informations au profit de la ville.

L’écrit dans la gestion de la ville

Les comptes produits par les receveurs des deniers sont les meilleurs révélateurs de l’activité des autorités municipales chartraines. Au fil des pages, on découvre quelles sont les principales sources de financement de la ville et, plus intéressant encore étant donné le contexte politique difficile de la seconde moitié du XIVe siècle, quels sont les premiers postes de dépenses. Sans surprise, les travaux touchant l’espace urbain et la mise en défense de la cité constituent les frais les plus importants. Il ne s’agit cependant pas des seules dépenses. Les limites imposées au présent article ne permettent pas de rentrer dans le détail de chacune des rubriques. Je me focaliserai donc sur les postes de dépenses témoignant de la place occupée par l’écrit dans la gestion de la ville.

Le recours à des messagers chargés de porter des lettres aux différents interlocuteurs du pouvoir urbain est ainsi bien attestée dans les comptes. La fonction de messager semble confiée à des fonctionnaires spécifiques, tels un certain Colin Qui Trote, dont le nom se rencontre à six reprises dans la comptabilité entre 1377 et 1382[23]. Les messagers ne sont cependant pas les seuls à effectuer des missions à l’extérieur de l’espace urbain. La plupart des voyages ont pour destination Paris, où les fonctionnaires chartrains rencontrent les représentants de l’administration royale, parfois à la demande de ces derniers[24]. Le contexte politique et militaire troublé de la guerre de Cent Ans pèse sur l’accomplissement de ces missions, qui ont parfois pour objectif de solliciter un apaisement des troubles en pays chartrain ou une modération de la fiscalité royale[25]. D’autres voyages ont trait aux démêlés judiciaires dans lesquels la ville est empêtrée. À partir de 1386, des représentants de l’autorité urbaine séjournent chaque année quelques jours à Paris en vue d’obtenir un règlement du conflit opposant la ville et l’évêque de Chartres au sujet des droits sur le « chemin des prés de Reculet ». Ce conflit débouche sur un procès devant le Parlement de Paris. Une enquête impliquant l’audition d’une quarantaine de témoins et la retranscription de leur témoignage sera diligentée pour l’occasion. La ville en supporte au moins une partie des frais[26]. Une indication figurant dans le compte de l’année 1383 laisse entendre que la réalisation de tels voyages était préalablement discutée au sein de l’assemblée des représentants du pouvoir urbain[27].

Plus intéressantes encore pour notre propos sont les recettes et dépenses relatives au fonctionnement de l’administration municipale. Des débours réguliers sont constatés pour l’acquisition de matériaux de l’écrit – il en sera question ci-dessous –, pour l’achat de bois et de charbon de chauffage à utiliser lors des séances d’audit des comptes[28], pour la réalisation de travaux visant à réaménager la « chambre de la ville[29] » – c’est-à-dire le lieu où se réunissent les élus – , ou encore pour payer les gages d’hommes mettant leur maîtrise de l’écrit ou des outils comptables au service de la ville. Parmi ceux-ci, les receveurs des deniers occupent une position de choix. Leurs gages sont systématiquement mentionnés en fin de registre. Ils ne sont généralement pas négligeables – en 1381, Robin Chambli perçoit ainsi une trentaine de livres tournois, ce qui correspond à environ 4,5 % de la dépense totale de l’année[30]. Ces gages viennent rémunérer des fonctionnaires responsables de la gestion financière de la ville. Certains d’entre eux semblent être au service de l’administration municipale durant plusieurs années avant d’être nommés receveur des deniers. Tel est notamment le cas de Berthelot Bruyant, dont le nom apparaît dans les comptes de la fin des années 1370, avant qu’il ne soit désigné au poste de receveur à partir de 1382[31]. D’autres individus maîtrisant l’écrit sont également régulièrement évoqués dans les comptes. Outre l’existence de tabellions[32], les sources mentionnent la présence de clercs (de la ville, du bailli ou « de l’escripture »)[33]. Le salaire des scribes chargés de la production matérielle des comptes est régulièrement évoqué. Il est largement inférieur à celui du receveur des deniers. Ainsi, en 1381, le « sallaire du clerc d’avoir fait ce present compte » se monte à 100 sous, tandis que les gages du receveur s’élèvent à 25 livres, soit cinq fois plus[34] ! À ces salaires s’ajoute parfois une autre forme de rémunération : les étrennes, dont on trouve deux mentions dans le compte de 1377[35]. Ces agents de l’écrit travaillent en collaboration avec d’autres officiers au service de l’administration municipale, tels que des messagers, des collecteurs et des receveurs, qui, pour certains d’entre eux, devaient avoir une maîtrise minimale de l’écrit[36].

Les clercs urbains consignent également dans les comptes d’autres entrées et dépenses qui n’ont pas directement trait à la question de l’écrit. Faute de place, on ne peut les évoquer ici, même si l’étude de certains postes de dépenses pourrait s’avérer particulièrement intéressante. On songe notamment à la section « Mises pour dons et présents », attestée dans chaque compte dès 1358. Y sont mentionnés des frais pour l’accueil d’individus étrangers à l’espace urbain, comme des messagers venus d’autres villes[37], ou pour la réception d’autorités officielles et de personnages de premier plan, comme le connétable de France Bertrand Du Guesclin ou les « embassadeurs du roy de Hongrie[38] ». On note même l’engagement de ménestrels en 1382, à l’occasion d’une visite royale[39].

L’analyse du lexique utilisé dans la comptabilité s’avère particulièrement intéressante pour comprendre la place occupée par l’écrit dans la gestion de la ville. Les comptes chartrains mentionnent en effet des dizaines de documents de formes différentes dont il ne subsiste souvent plus aucune trace tangible aujourd’hui (rouleaux, cédules, chartes, « lettres scellées », registres, etc.). Si la plupart des termes employés sont peu précis et ne permettent pas de se faire une idée très claire des réalités se cachant derrière les mots, certains vocables présentent un caractère moins ambigu. Tel est, par exemple, le cas des termes « mémorial » et « mémoire », que l’on rencontre à quatre reprises dans l’ensemble des comptes. À Chartres, le mémoire semble être une compilation de pièces juridiques réalisée en vue de trancher un conflit. Ce document, qui vient en quelque sorte « faire mémoire » de la législation ancienne, semble avant tout utilisé dans des contextes de tension entre les autorités urbaines et d’autres parties[40]. Un autre terme relativement précis apparaît également dans les comptabilités, mais à deux reprises seulement dans l’ensemble des comptes, et plutôt dans un contexte judiciaire : le mot « calendrier ». On ignore la forme que prenait ce document, mais il s’agit visiblement d’une sorte de liste indiquant l’ordre dans lequel des témoins doivent être interrogés dans le cadre d’une enquête opposant la ville à un contradicteur, en l’occurrence l’évêque de Chartres[41].

Les autres termes employés dans la comptabilité chartraine pour désigner des documents écrits aujourd’hui perdus s’avèrent moins techniques. Ils n’ont qu’une faible valeur sémantique et présentent un caractère descriptif, en s’attachant tantôt à la forme, tantôt au contenu du document. Si les mots « registre », « bref » et « cédule » ne se rencontrent qu’à une seule, deux et sept reprises dans l’ensemble des comptes, tandis que le terme « livre » n’apparaît jamais au sens de « codex », une cinquantaine de « roles » et de « rouleaux » sont évoqués. Ces « rolles » sont de brefs documents comptables consultés par le receveur au moment de la rédaction du bilan de l’année comptable. Ils ont tous disparu, à une exception près – un rouleau, qui se désigne lui-même comme un « roulle », renfermant le nom des créanciers de la Ville (voir illustration no 2)[42]. Ces rouleaux sont avant tout des listes, que ces dernières concernent des biens (achetés à l’occasion de travaux, par exemple) ou des individus (généralement des créanciers ou des débiteurs de la ville). Il s’agit de documents préparatoires à la rédaction des comptes, tout comme les cédules évoquées dans les comptabilités[43]. Peut-être peut-on d’ailleurs percevoir une certaine logique en matière de production de l’écrit au sein de l’administration municipale de Chartres : alors que les documents préparatoires sont essentiellement conçus sous forme de rouleaux, les comptes finaux, destinés à être conservés sur le long terme dans la « chambre de la ville », étaient rédigés sous celle de registres[44].

Illustration no 2 – Le seul rouleau urbain chartrain conservé, 1377-1378 (AM Chartres, L.d.I1, f. 21).

Les clercs urbains chartrains recourent également, mais de manière moins fréquente, à des vocables encore plus flous, tels que « papiers » (dans l’ensemble des comptes, cinq occurrences au sens de « document ») et « escriptures » (neuf occurrences)[45]. Ces termes sont généralement employés au pluriel. À Chartres, ces mots semblent avoir un caractère assez générique et désigner tout type de document, quel que soit le support sur lequel celui-ci est rédigé. Il est difficile de faire une généralité de quelques occurrences, mais l’on remarque tout de même que lorsque le terme « papier » est employé pour désigner un document, le scripteur semble avant tout faire référence à un document de type fiscal ou comptable. En raison de l’état très lacunaire de la documentation conservée, il est difficile de déterminer si l’emploi de ce mot est à comprendre littéralement, c’est-à-dire si les écrits désignés comme des « papiers » étaient effectivement rédigés sur ce support. Des moulins à papier se rencontrent en tout cas en Île-de-France depuis le milieu du XIVe siècle ; le support est d’ailleurs régulièrement utilisé à Chartres par d’autres institutions[46]. « Escriptures » renvoie, pour sa part, à tout type de document, indépendamment de sa forme et de son contenu. Ce mot constitue sans aucun doute le terme le plus flou employé dans l’ensemble des sources urbaines chartraines.

Si la documentation médiévale issue des archives de la ville de Chartres s’avère peu abondante, l’analyse des données livrées par les comptes urbains permet de se rendre compte de toute la place jouée par l’écrit dans la gestion de l’espace urbain. Les comptabilités révèlent en effet la vaste typologie documentaire mobilisée par les officiers urbains dans leur entreprise de gestion de la ville. Il ne s’agit cependant pas du seul intérêt de ces comptes, ces documents permettant également de mieux comprendre l’approvisionnement de la ville en matériaux de l’écrit.

L’acquisition des matériaux de l’écrit

La documentation médiévale chartraine permet d’approcher une problématique que les médiévistes n’ont qu’assez peu explorée jusqu’à présent : celle de l’approvisionnement des bureaux d’écriture en matériaux de l’écrit (encre, cire à sceller, papier, etc.). À partir de l’année comptable 1382-1383, une rubrique est spécifiquement consacrée à l’achat de parchemin, de papier, d’encre et de cire à la fin de chaque compte. Des mentions d’achat de matériaux de l’écrit se rencontrent également dans les comptes antérieurs, mais de manière plus éparse. Ces indications permettent d’en apprendre un peu plus sur la manière dont les officiers de l’administration municipale se fournissent en matériaux de l’écrit, surtout lorsqu’elles sont croisées avec des analyses physico-chimiques menées en laboratoire.

Les comptes urbains font état de commandes d’encre et de cire à sceller. Les précisions à ce sujet sont peu nombreuses. Si la couleur vermeille de la cire est évoquée à une dizaine de reprises dans l’ensemble des comptes, celle de l’encre ne l’est jamais[47]. Les quantités achetées ne sont pas non plus indiquées. Les mentions concernant les supports de l’écrit sont plus fréquentes et, parfois, plus détaillées. Elles portent sur l’achat de parchemin et de papier. On ne note pas, en revanche, d’acquisition de supports destinés à l’écriture de brouillons, comme des tablettes de cire. Sans doute le papier a-t-il supplanté d’autres supports dans la phase de primo rédaction en cette seconde moitié de XIVe siècle[48]. Les sommes déboursées pour l’achat de papier et de parchemin demeurent relativement modestes lorsqu’on les compare à celles mentionnées pour d’autres postes de dépense[49]. Les achats de papier sont particulièrement intéressants, car nous ne conservons plus aujourd’hui de document médiéval en papier émanant des institutions municipales. Ces quelques indications tendent à indiquer que la ville s’est rapidement tournée vers ce matériau de l’écrit à une époque où les premiers moulins à papier s’implantaient dans le bassin de l’Essonne[50]. En cela, l’attitude des autorités municipales ne différait guère de celle autres institutions de la cité chartraine, comme le chapitre cathédral Notre-Dame ou la léproserie du Grand-Beaulieu, qui abandonnent le papier d’origine italienne pour s’approvisionner sur les marchés locaux à partir du milieu du XIVe siècle[51]. D’après le témoignage des comptes, le papier acheté par les autorités municipales sert avant tout à réaliser des documents comptables, des écrits à caractère fiscal ou des lettres closes[52]. Il est également employé pour produire les brouillons des comptes[53].

Ces matériaux de l’écrit semblent systématiquement acquis sur le marché sous leur forme définitive. Contrairement à ce que l’on rencontre ailleurs, comme à Cambrai par exemple, on ne note pas d’achats de matières premières destinées à être travaillées et transformées pour aboutir à un produit fini (« vitriol » en vue de fabriquer de l’encre, peaux qui doivent être traitées pour en faire du parchemin, etc.)[54]. On ignore néanmoins les noms des fournisseurs auprès desquels se fournit l’administration municipale. Ceux-ci sont en effet tus dans la documentation. On sait, néanmoins, que des parcheminiers étaient présents dans le pays chartrain[55] et des fabricants d’encre à Paris[56]. Les informations livrées par les receveurs des deniers dans le texte des comptes ne permettent pas non plus de déterminer si ces matériaux de l’écrit sont achetés en des quantités importantes ni si les stocks doivent être fréquemment renouvelés. À trois exceptions près portant sur des achats de « mains » de papier – c’est-à-dire des ensembles de vingt-cinq feuillets –, les quantités acquises ne sont jamais mentionnées dans les comptes[57]. Les sommes dépensées ne constituent pas de bons indicateurs pour estimer les quantités achetées ou pour déterminer si ces dernières évoluent d’année en année. Sur les quatorze comptes pour lesquels une rubrique est spécifiquement consacrée à l’achat de matériaux de l’écrit – ceux postérieurs à 1382 –, la somme dépensée pour ce poste équivaut à dix reprises à 40 sous. Trois des exceptions n’en sont en fait pas et peuvent facilement s’expliquer. Si les sommes dépensées pour l’acquisition de matériaux de l’écrit ne sont que de 20 sous en 1385-1386 et de 33 sous 4 deniers en 1395-1396, c’est parce que ces comptes ne portent que sur six et dix mois. Ramenées sur douze mois, ces dépenses se montent en fait à 40 sous, comme dans les comptes relatifs à une année complète. En 1384-1385, la somme est de 6 livres tournois, soit 120 sous, mais l’auteur du compte précise que ce montant concerne trois années comptables, c’est-à-dire celle de « ce present compte » et des « deux autres ans precedans[58] ». La seule véritable exception correspond donc à l’année comptable 1386-1387, avec une somme de 50 sous[59]. La stabilité des sommes déboursées au fil des ans pour l’achat de matériaux de l’écrit pourrait laisser à penser qu’une somme « forfaitaire » annuelle de 40 sous est allouée à ce poste de dépense. Ce montant serait adapté de manière proportionnelle lorsque le compte porterait sur plus ou moins de douze mois. Cet élément pourrait constituer le signe de l’existence d’une certaine « routine » dans la gestion de la ville, d’une connaissance assez précise des besoins de l’administration municipale en matériaux de l’écrit.

Des analyses menées en laboratoire dans le contexte du projet de recherche « EVAS – Évaluer l’activité d’un scriptorium (Chartres, XIVe siècle) » permettent de pousser plus loin la réflexion, en particulier sur la question des achats d’encre[60]. Dans le cadre de ce projet, une vingtaine d’unités documentaires datant de la seconde moitié du XIVe siècle et issues de cinq ateliers d’écritures chartrains différents – ceux des chapitres Notre-Dame et Saint-Maurice, des institutions hospitalières de l’Aumône-Notre-Dame et du Grand-Beaulieu et, enfin, celui de l’administration municipale – ont été étudiées dans les locaux du Centre de Recherche sur la Conservation des Collections (Muséum National d’Histoire Naturelle) sous deux angles complémentaires, celui de l’origine animale des parchemins et celui de la composition des encres. Les techniques employées en laboratoire ont d’abord été celles de l’analyse protéomique, grâce à laquelle il est possible déterminer quel type d’animal a été utilisé pour fabriquer le parchemin[61]. Pour l’analyse des encres métallo-galliques, la spectrométrie de fluorescence X a été employée. Cette technique révèle la nature des sulfates métalliques utilisés dans la confection des encres métallo-galliques[62]. Depuis l’Antiquité, ces dernières sont effet fabriquées à partir de trois ingrédients principaux, des extraits végétaux riches en tannins souvent préparés à partir de noix de galle, des liants tels que la gomme arabique, et des sulfates métalliques, dits aussi « vitriols », généralement collectés en milieu minier[63]. La spectrométrie de fluorescence X permet de mesurer les proportions relatives des éléments métalliques (le fer, le cuivre et le zinc dans le cas de Chartres) contenus dans les encres médiévales, des proportions qui découlent directement de la nature des sulfates employés. Partant, il est donc possible d’identifier des « signatures » caractéristiques des encres, et ainsi de distinguer les encres entre elles.

Ces analyses ont permis d’établir que seul le mouton était employé dans la confection du parchemin acquis par la ville et que toutes les encres utilisées à Chartres au cours de la seconde moitié du XIVe siècle étaient de type métallo-galliques[64]. Si l’on se focalise sur le seul cas de l’administration municipale, on repère néanmoins différentes « signatures » d’encres, les proportions de zinc, de fer et de cuivre évoluant considérablement au fil des ans. De manière schématique, on remarque d’ailleurs que les encres à forte teneur en zinc laissent progressivement place à des encres fabriquées à partir de vitriols contenant du cuivre à partir des années 1390. Ces éléments tendent à indiquer que les stocks d’encre constitués par les clercs de l’administration municipale sont régulièrement renouvelés. Le marché de l’encre semble donc bien approvisionné à Chartres dans la seconde moitié du XIVe siècle.

Ce constat est confirmé par le fait que les « signatures » des encres employées par les clercs de l’administration municipale sont parfois très similaires – voire identiques – à celles des encres utilisées dans d’autres institutions de la cité chartraine, comme l’officialité du chapitre cathédral Notre-Dame, l’église Saint-Maurice ou l’hôpital de l’Aumône-Notre-Dame[65]. Il est donc vraisemblable que ces différentes institutions s’approvisionnaient en encre sur le même marché et auprès des mêmes fournisseurs. Si l’on ne peut totalement exclure que ces achats aient parfois été effectués en commun dans le cas d’institutions entretenant des relations de proximité – comme le chapitre cathédral et l’Aumône-Notre-Dame –, ces pratiques n’ont toutefois rien de systématique, car même en cas d’attaches institutionnelles fortes, la composition des encres est susceptible de varier d’une institution à l’autre pour une même année. Des analyses complémentaires menées sur d’autres documents produits à la même époque et dans une même aire géographique seraient néanmoins nécessaires pour déterminer l’ampleur de ce marché.

Conclusion

Les archives médiévales de la ville de Chartres nous sont parvenues dans un grave état de délabrement. Des fonds médiévaux que l’on peut supposer avoir été relativement riches, il ne subsiste aujourd’hui plus qu’une vingtaine de registres comptables, quelques pièces isolées et une copie moderne d’un registre de délibérations. Si cet ensemble fait pâle figure face à d’autres dossiers documentaires bien mieux préservés, au nord comme au sud de la France, il n’en est pas pour autant dénué d’intérêt. Une analyse des données livrées par les comptes révèle toute la place jouée par l’écrit et la maîtrise des chiffres dans la gestion de la cité à l’automne du Moyen Âge. L’écrit y est devenu « ordinaire », parce que nécessaire[66]. Les comptabilités révèlent en effet que les clercs urbains recourent à une vaste typologie documentaire dans leur entreprise de gestion de la ville, des registres aux rouleaux, en passant par les cédules servant à instrumenter les transactions du quotidien. L’état lacunaire de la documentation ne permet pas, cependant, de déterminer si l’on assiste ici au développement d’une forme de « bureaucratisation », au sens où se développeraient des règles propres à l’administration urbaine[67]. Le recours à l’écrit que l’on perçoit à Chartres n’a évidemment rien d’exceptionnel dans le contexte urbain de la fin du Moyen Âge. Le cas chartrain s’apparente à bien d’autres dossiers qui lui sont contemporains, même si l’on pourrait peut-être s’étonner de l’absence de cartulaire urbain ou de tout autre document ayant pu jouer le rôle de « monument » à vocation mémorielle. À Chartres, la seule production documentée ou connue à travers des mentions indirectes est celle d’écrits remplissant une fonction pratique. L’absence de documents à caractère mémoriel pourrait néanmoins s’expliquer par l’état lacunaire des sources ainsi que par l’autonomie très limitée dont jouissaient des institutions urbaines coincées entre le pouvoir du roi et celui de l’évêque. On ne peut en effet exclure que la forte présence de ces pouvoirs en ville ainsi que la tutelle exercée par l’administration royale sur la cité aient pu peser sur l’affirmation de la communauté urbaine et sur la production de « documents-monuments » manifestant l’identité de celle-ci.

Pour produire ces chartes, registres et rouleaux, les clercs de l’administration municipale s’approvisionnent en matériaux de l’écrit sur le marché, parfois auprès des mêmes fournisseurs que les institutions ecclésiastiques et hospitalières de la cité. Une étude des comptes et des analyses physico-chimiques l’a démontré. Le fonctionnement de ce marché de l’écrit – que l’on pressent très dynamique, sans pouvoir l’établir formellement – nous échappe malheureusement en bonne partie, faute d’une documentation suffisante. Pour mieux le comprendre, il serait indispensable de multiplier les analyses sur des sources manuscrites produites dans le bassin parisien au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire dans la même région et à une même époque que les comptabilités chartraines. Une collaboration entre sciences sociales et physico-chimie ouvrirait ainsi de nouvelles perspectives sur un aspect méconnu de l’histoire de l’écrit médiéval.

 

 

Comptes de la ville de Chartres (XIVe siècle)

 

Cote Date de rédaction

 

Support (nombre de fol.) Nom du receveur
AM Chartres, L.d.I1, fol. 1r-18v 20 janvier 1358 – 19 janvier 1359 Parchemin (18 fol.) Guillaume de la Veste
AM Chartres, L.d.I1, fol. 22r-35v 7 mai 1377 – 6 mai 1378 Parchemin (14 fol.) Gilbert Hochecorne
AM Chartres, L.d.I1, fol. 36r-44v 12 juin 1378 – 11 juin 1379 Parchemin (9 fol.) Robin Chambli
AM Chartres, L.d.I1, fol. 45r-51v 12 juin 1379 – 6 avril 1380 Parchemin (7 fol.) Robin Chambli
AM Chartres, L.d.I1, fol. 52r-80v 7 avril 1380 – 9 avril 1381 Parchemin (29 fol.) Robin Chambli
AM Chartres, L.d.I1, fol. 81r-94v 10 avril 1381 – 13 avril 1382 Parchemin (14 fol.) Robin Chambli
AM Chartres, L.d.I1, fol. 95r-102v 14 avril 1382 – 14 octobre 1382 Parchemin (8 fol.) Robin Chambli
AM Chartres, L.d.I2, fol. 1r-29v 15 octobre 1382 – 14 octobre 1383 Parchemin (29 fol.) Berthelot Bruyant
AM Chartres, L.d.I2, fol. 30r-40v 15 octobre 1383 – 14 octobre 1384 Parchemin (11 fol.) Berthelot Bruyant
AM Chartres, L.d.I2, fol. 41r-57v 15 octobre 1384 – 14 octobre 1385 Parchemin (17 fol.) Berthelot Bruyant
AM Chartres, L.d.I2, fol. 58r-74v 15 octobre 1385 – 14 octobre 1386 Parchemin (17 fol.) Berthelot Bruyant
AM Chartres, L.d.I2, fol. 75r-90v 15 octobre 1386 – 4 mai 1387 Parchemin (16 fol.) Berthelot Bruyant
AM Chartres, L.d.I2, fol. 91r-112v 5 mai 1387 – 4 mai 1388 Parchemin (22 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 113r-128v 5 mai 1388 – 4 mai 1389 Parchemin (16 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 129r-141v 5 mai 1389 – 4 mai 1390 Parchemin (13 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 142r-151v 5 mai 1390 – 4 mai 1391 Parchemin (10 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 152r-158v 5 mai 1391 – 4 mai 1392 Parchemin (7 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 159r-165v 5 mai 1392 – 4 mai 1393 Parchemin (7 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 166r-174v 5 mai 1393 – 4 mai 1394 Parchemin (9 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 175r-189v 5 mai 1394 – 4 mai 1395 Parchemin (15 fol.) Louis Noleau
AM Chartres, L.d.I2, fol. 190r-202v 5 mai 1395 – 21 mars 1396 Parchemin (13 fol.) Louis Noleau

[1] Voir notamment, parmi une bibliographie luxuriante, Michael T. Clanchy, From memory to written record. England, 1066-1307, Londres, Hodder & Stoughton Ltd, 1979, qui n’évoque toutefois qu’assez peu l’écrit urbain ; Paul Bertrand, Les écritures ordinaires : sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et Empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015 ; Pierre Chastang, « L’archéologie du texte médiéval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », dans Annales. Histoire, sciences sociales, 63e année, 2008, p. 245-269 ; id., La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

[2]. Sur le concept d’innovation documentaire, voir l’introduction d’Harmony Dewez dans Du nouveau en archives. Pratiques documentaires et innovations administratives (XIIIe-XVe siècle), dir. ead., dans Médiévales, t. 76, 2019.

[3]. Alors qu’elle était déjà dominée par son chapitre cathédral, la cité est en effet devenue le siège d’un baillage royal à partir de la fin du XIIIe siècle. Sur Chartres aux XIVe-XVe siècles, voir la monographie de Claudine Billot, Chartres à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.

[4]. Des analyses physico-chimiques ont été réalisées sur la documentation chartraine des années 1370-1380 dans le cadre du projet « EVAS – Évaluer l’activité d’un scriptorium » (2017-2018), financé par le DIM – Domaine d’Intérêt Majeur « Matériaux anciens et patrimoniaux » et la Fondation des Sciences du Patrimoine. Sur ce projet, voir l’article de synthèse de N. Ruffini-Ronzani, Oulfa Belhadj, François Bougard, Pierre Chastang, Gaëlle Denion, Laurianne Robinet et Véronique Rouchon, « Encre, parchemin et papier à Chartres au XIVe siècle. Les matériaux de l’écrit au prisme des sciences expérimentales », à paraître, mais librement accessible sur HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02292520.

[5]. À ce sujet, voir récemment « Les rescapés du feu ». L’imagerie scientifique au service des manuscrits de Chartres, dir. Anne Michelin, Laurianne Robinet et Juliette Clément, Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2018.

[6]. Lucien Merlet, Ville de Chartres. Inventaire sommaire des archives communales antérieures à 1790, Chartres, Imprimerie Durand, 1888.

[7]. Sur ce sujet, voir récemment les articles de Marie-Émeline Sterlin, « L’innovation documentaire à Amiens, entre création et adaptation (fin XIVe-début XVsiècle) », et d’Emmanuel Melin, « L’innovation documentaire, entre recyclage et enregistrements. Le cas du Livre Rouge de l’échevinage de Reims (XIVe-XVsiècles) », dans Du nouveau en archives…, ainsi que la thèse de Thomas Brunner, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle, Strasbourg, 2014, p. 569-570 (Université de Strasbourg, Thèse de doctorat inédite, sous la direction de Benoît-Michel Tock).

[8]. Ces comptes urbains ont été ont été récemment édités et exploités dans le cadre d’une étude consacrée à la mise en défense de l’espace urbain durant la guerre de Cent Ans : Thomas Lecroère, La mise en défense de la ville de Chartres dans la seconde moitié du XIVe siècle d’après les comptes municipaux, Tours, 2014 (Université de Tours, Mémoire de maîtrise inédit en Histoire et archéologie, sous la direction d’Alain Salamagne), dont le travail est accessible en ligne. Cette recherche sera bientôt publiée dans les Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir.

[9]. Pour des raisons que je ne parviens pas à déterminer, le compte de 1379-1380 ne couvre qu’une période de dix mois, alors que le receveur reste en charge l’année comptable suivante.

[10]. Ils forment aujourd’hui deux gros volumes conservés à Chartres, Archives Municipales (AM), sous les cotes L.d.I1 et L.d.I2. D’après leur aspect (couleur du parchemin, traces d’aplatissement, etc.), il semblerait que ces documents aient subi de légères restaurations à l’époque contemporaine.

[11]. AM Chartres, L.d.I1, f. 28v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 219) : « Pour ce present compte minner en pappier, escripre et doubler II foiz en parchemin ».

[12]. Si la pratique d’écrire les comptes en une seule colonne est courante dans l’espace français, on notera tout de même qu’une institution chartraine – celle de l’Aumône-Notre-Dame – a pour habitude de produire des comptes en deux colonnes. Sur ce riche fonds documentaire, on se reportera à Séverine Niveau, « Le salut par les œuvres : les bienfaiteurs laïcs de l’Aumône Notre-Dame de Chartres à la fin du Moyen Âge », dans Histoire, économies et sociétés, 35e année, 2016, p. 12-38, en attendant la thèse.

[13]. Ainsi, en 1378, AM Chartres, L.d.I1, f. 37r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 82) : « C’est le compte premier des receptes et mises que a faittes Robin Chambli, receveur des deniers de la ville de Chartres, depuis le XIIe jour de juing l’an mil CCC LXXVIII que ledit Robin fut institué oudit office […] ».

[14]. AM Chartres, L.d.I1, f. 22r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 58) : « Compte Gilbert Hochecorne, commencant en may mil IIIc XXVII et finissant en may LXXVIII ».

[15]. Par exemple, en 1385 : « A lui, pour une clef pour la chambre de la ville, xv d. » ; AM Chartres, L.d.I2, f. 69v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 268). S’il est fréquemment question de clés et de serrures dans les comptes urbains chartrains, il ne semble pas que ces objets revêtent une dimension symbolique particulière aux yeux des clercs municipaux, contrairement à ce qui a été constaté pour l’Aquitaine par Sandrine Lavaud, « Les clés des villes de l’Aquitaine médiévale (XIVe-début XVIe siècle) », dans Le bazar de l’hôtel de ville. Les attributs matériels du gouvernement urbain dans le Midi médiéval (XIIe-XVe siècle), dir. Ézéchiel Jean-Courret, Sandrine Lavaud, Judicaël Petrowiste et Johan Picot, Bordeaux, Ausonius, 2016, p. 93-109. Il n’est ainsi jamais question de « clés de la ville » en la possession desquelles seraient investis les représentants du pouvoir urbain.

[16]. Valeria Van Camp, « La diplomatique des comptes : méthode, limites et possibilités. L’exemple de Mons, XIVe-XVe siècles », dans Archiv für Diplomatik, t. 61, 2015, p. 237-270, ici p. 245-246.

[17]. Voir, par exemple, en 1386, AM Chartres, L.d.I1, f. 33r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 76) : « […] firent assemblée en la maison de la ville […] a oïr les comptes de la ville ».

[18]. AM Chartres, L.d.I1, f. 28v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 219) : « Item pour pappier a faire le contreroulle et lettres closes et pour parchemin, ancre et cire […] ».

[19]. John Sabapathy, Officers and accountability in medieval England, 1170-1300, Oxford, OUP Oxford, 2014.

[20]. AM Chartres, L.d.I1, f. 21r-v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 56-58).

[21]. D’autres institutions chartraines recourent également au rouleau, à l’instar de l’Aumône-Notre-Dame au milieu du XIVe siècle (Paris, Bibliothèque nationale de France, nouv. acqu. lat. 1972).

[22]. AM Chartres, C.1.1. (ancienne cote C.1.a.). Sur les registres de délibérations en France du Nord, voir Cléo Rager, « Les registres de délibérations municipales tenus dans les villes champenoises : enjeux politiques et innovations documentaires (XVe siècle) », dans Du nouveau en archives…, p. 93-112.

[23]. Voir Lecroère, La mise en défense…, p. 66, 71, 130, 141, 154 et 159.

[24]. AM Chartres, L.d.I2, f. 79v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 150) : « A maistre Nicolas Lefevre et a Jaquet Nadipas, pour aler a Paris au mandement du Roy ». À Namur aussi, par exemple, les déplacements des autorités urbaines ou de ses représentants ont pour but d’entrer en contact avec le prince, ses représentants ou des villes plus ou moins proches. Ces voyages ont généralement pour but d’obtenir des informations ou des concessions sur des questions financières (Isabelle Paquay, Gouverner la ville au bas Moyen Âge. Les élites dirigeantes de la ville de Namur au XVe siècle, Turnhout, Brepols, 2008, p. 251-255).

[25]. En 1380 : « A Perrin Chiere, messaigier, pour porter lettres clouses a Senliz a maistre Nicolas Lefevre et a Jaquet Nadipas, qui estoient par dela pour parler a nossires de France pour les gens d’armes qui gastoient tout environ Chartres […] » ; AM Chartres, L.d.I1, f. 79r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 149). En 1381 : « […] de Denis Champigneau et dudit Sequart, lesquielx estoient alez par devers le Roy, messire, pour avoir moderacion de ces nouveaux aides, si comme plus a plain est contenu ou mandement rendu a la ville […] » ; AM Chartres, L.d.I1, f. 84v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 157).

[26]. Voir les nombreuses mentions de cette affaire dans Lecroère, La mise en défense…, p. 281, 308, 311-312, 331, 333-334, 347, 350, 363 et 418.

[27]. « A maistre Guillaume de Chastaing, qui fut a Paris devers le Roy, nostre sire, et son conseil parler des besoignes de ladicte ville, comme ordené avoit esté en assemblée pour ce par mandement des diz esleuz […] » ; AM Chartres, L.d.I2, f. 38v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 220). Voir également Ibid., p. 169, 193, 281, 310, 432, etc.

[28]. Par exemple, AM Chartres, L.d.I1, f. 90r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 165) : « Pour deux sacz de charbon mis en ladicte chambre […] ».

[29]. Par exemple, AM Chartres, L.d.I1, f. 90v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 166) : « Au maistre des charpentiers qui a ouvré dedanz la chambre de la ville par II jours pour faire le porche la ou les arbalestes sont pendues ».

[30]. AM Chartres, L.d.I2, f. 94r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 171).

[31]. Pour l’année 1377-1378, AM Chartres, L.d.I1, f. 30v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 73) : « A Berthelot Bruyant, tabelion, pour une quittance faite et baillée a Haquin de IIc XV livres par une cedule […] ».

[32]. AM Chartres, L.d.I2, f. 79v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 150) : « A Colin de Guingant, tabellion, pour III procuracions pour la ville baillées aux dessus diz pour accorder avecques les provinces […] ».

[33]. AM Chartres, L.d.I1, f. 15v, 30v, 73v, etc. (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 43, 73, 79, etc.).

[34]. AM Chartres, L.d.I2, f. 50v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 100).

[35]. AM Chartres, L.d.I1, f. 28r et 30v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 68 et 73).

[36]. Par exemple, AM Chartres, L.d.I1, f. 30r et 32v et 2, f. 53r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 72, 75 et 253) : « A Jehan Noel, messagier, pour avoir porté lettres closes de Chartres a Paris […] » ; « Aux collecteurs de VII paroisses de la ville de Chartres, pour leur salaire de cuillir le premier tiers du fouage […] » ; « A Jehan Haquin, receveur des aides a Chartres […] ».

[37]. Par exemple, en 1358 : « A Jehan Rivier, messaigier des bourgois d’Orliens, qui aporta lettres a la ville […] » ; AM Chartres, L.d.I1, f. 16v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 46).

[38]. Année 1377 : « A messire Bertran du Guesclin, connestable de France, pour XVIII poz de vin presentez le IIIIe jour de juing » ; AM Chartres, L.d.I1, f. 27v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 67). Année 1395 : « Lequel vin a esté presenté de par ladicte ville aux embassadeurs du roy de Hongrie passans par ladicte ville […] » ; AM Chartres, L.d.I2, f. 192v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 423).

[39]. AM Chartres, L.d.I2, f. 14r-v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 199-200) : « A Sernestre l’Ermite, pour vi aulnes de drap prins achetées de lui, chacune aulne XX s. t., qui furent données aux Lorrain Georget et Joenniere, menestrelz […] » ; « A Colin le Chaucier, pour la despence faicte par les haulx menestrelx chez lui le jour que le Roy messire arriva […] ».

[40]. AM Chartres, L.d.I2, f. 85v et 124r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 283 et 331) : « A Jehanin Champigneau, clerc des esleuz a Chartres des aides de la guerre, pour plusieurs memoires, commissions, proces et autres escriptures par lui faites en la cause mené devant les dis esleuz entre la dicte ville » ; « A maistre Jehan l’Englais, procureur du Roy nostre sire a Chartres, pour avoir porté de Chartres a Paris par devers le procureur general du Roy nostre sire le memoire du proces d’entre ledit procureur general et l’evesque de Chartres pour le fait des prez de Reculet ».

[41]. AM Chartres, L.d.I2, f. 139v-140r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 350) : « A Gilbert Hochecorne, pour sa paine d’avoir fait les cedules et le calendrier pour examiner les tesmoings […] » ; « Item pour pappier a faire les dictes cedules et calendrier […] ». Si le recours aux enquêtes est devenu commun dans le royaume de France de la seconde moitié du XIVe siècle, il ne semble pas que la ville de Chartres fasse appel à des « experts » chargés de mettre à profit leurs connaissances dans le cadre de ces procédures. Cela se constate pourtant ailleurs, comme à Montpellier : Chastang, La ville, le gouvernement et l’écrit…, p. 355-389.

[42]. AM Chartres, L.d.I1, f. 21r-v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 56-58).

[43]. On trouve une dizaine de mentions de ces cédules dans les comptabilités. Voir, par exemple, AM Chartres, L.d.I1, f. 30v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 73) : « A Berthelot Bruyant, tabelion, pour une quittance faite et baillée a Haquin de IIIc XV livres, par une cedule de nossires, des comptes en laquelle quittance la commission dudit receveur est encorporée ». Sur l’usage de la liste en contexte urbain, voir Chastang, La ville, le gouvernement et l’écrit…, p. 279-315.

[44]. La « chambre de la ville » au sein de laquelle siègent les élus est évoquée à plus d’une centaine de reprises dans l’ensemble des comptes. On en trouve mention dès le premier compte conservé. Cela témoigne de son importance dans la vie de l’administration municipale. Ainsi, en 1393 : « Ce present compte receu en la chambre le lundi XXIIIe jour de mars l’an M CCC IIIIxx et treze devant Pierre Germain, lieutenant de monsieur le bailli, Gilot Boulay, lieutenant de monsieur le cappitaine, et Jehan l’Englais, procureur du Roy, nostre sire commissaire » (AM Chartres, L.d.I1, f. 91v ; édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 288).

[45]. AM Chartres, L.d.I2, f. 130r et 28r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 338 et 218 : « […] l’ont veu apparoir par les papiers et registres du contrerouleur dudit grenier […] » ; « A Nicolas de Guingant, tabellion du Roy, […] pour plusieurs quittences, copies, procuracions, seaulx et autres escriptures par lui faictes pour ladicte ville […] ».

[46]. Caroline Bourlet, Isabelle Bretthauer et Monique Zerdoun, « L’utilisation du papier comme support de l’écrit de gestion par les établissements ecclésiastiques parisiens au XIVe siècle. Résultats d’enquête », dans Matériaux du livre médiéval. Actes du colloque du Groupement de recherche (GDR) 2386 « Matériaux du livre médiéval ». Paris, CNRS, 7-8 novembre 2007, dir. Monique Zerdoun Bat-Yehouda et Caroline Bourlet, Turnhout, Brepols, 2010 (Bibliologia, 30), p. 165-202.

[47]. AM Chartres, L.d.I2, f. 151r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 364) : « Item pour papier a faire le contreroulle de la dicte ville, lettres closes et pour parchemin, ancre et cire vermeille pour faire les mandements et quittances de ce present compte, XL s. ». Il n’est jamais question d’une cire d’une autre couleur que vermeille. De tels achats se rencontrent également ailleurs au XIVe siècle, comme à Douai, où les précisions ne sont guère plus nombreuses (Georges Espinas, La vie urbaine à Douai au Moyen Âge, t. 1, Paris, A. Picard, 1913, p. 963).

[48]. Bertrand, Les écritures ordinaires…, p. 69-70, note ainsi que « elles [les tablettes de cire] vivent leurs dernières décennies de gloire à la fin du XIIIe siècle ». Le fait qu’elles ne soient pas mentionnées dans les comptes urbains de Chartres ne doit donc pas étonner.

[49]. Ainsi, en l’année comptable 1393-1394 évoquée à la note précédente, la somme déboursée pour l’achat de papier, de parchemin, d’encre et de cire à sceller est de quarante sous, soit moins de 0,5 % de la somme totale des dépenses sur l’année, qui s’élèvent à un peu moins de 410 livres ; AM Chartres, L.d.I2, f. 174r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 398).

[50]. Caroline Bourlet, Isabelle Bretthauer et Monique Zerdoun, « L’utilisation du papier… », p. 165-202.

[51]. À ce sujet, voir Ruffini-Ronzani et al., « Encre, parchemin et papier… » évoqué supra, n. 4.

[52]. Par exemple, en 1387-1388, AM Chartres, L.d.I2, f. 111r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 314) : « Pour papier a faire le contrerole, lettres closes et pour parchemin, ancre et cire pour faire les mandemens, quittances et assemblees de ce present compte ».

[53]. AM Chartres, L.d.I2, f. 189r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 421) : « Pour ce present compte minner en papier, grossoier et doubler deux fois en parchemin et pour papier pour ce faire, c s. ».

[54]. Sara Pretto, Production et usages du livre à l’abbaye du Saint-Sépulcre de Cambrai au XVe siècle, Namur, 2019 (Université de Namur, Namur, thèse de doctorat inédite en Histoire, sous la direction de Xavier Hermand), p. 219 (pour l’année 1491-1492) et p. 220 (pour l’année 1495).

[55]. Mention d’un parcheminier au milieu du XIVe siècle à proximité de Chartres : Lucien Merlet, Inventaire-sommaire des archives hospitalières antérieures à 1790 : hospices de Châteaudun, Châteaudun, 1867, p. 9 ; Châteaudun, Archives hospitalières, B. 87 (année 1354). À Mons, au XVIe siècle, un officier urbain sera spécifiquement chargé des achats de parchemin (Van Camp, « La diplomatique des comptes… », p. 251).

[56]. M. Zerdoun Bat-Yehouda, Les encres noires au Moyen Âge (jusqu’à 1600), Paris, IRHT, 1983 (Documents, études et répertoires publiés par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes), p. 180.

[57]. Ainsi, en 1393-1394, AM Chartres, L.d.I2, f. 173v (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 397) : « Pour une main de papier pour faire le contrerolle de la ville, XX d. ».

[58]. AM Chartres, L.d.I2, f. 55r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 255). Il est difficile d’expliquer pourquoi les dépenses des deux années précédentes sont ici mentionnées, alors qu’elles apparaissent déjà dans les comptes de 1382-1383 et 1383-1384. Peut-être ces dépenses n’avaient-elles pu être apurées précédemment…

[59]. AM Chartres, L.d.I2, f. 111r (édité dans Lecroère, La mise en défense…, p. 314). Un début de trait devant le « l » indiquant le montant de la dépense pourrait même laisser à penser que le scribe a en fait voulu écrire « xl ».

[60]. Pour une présentation plus complète des résultats de ce projet et des données accumulées, voir Ruffini-Ronzani et al., « Encre, parchemin et papier… », à paraître, mais librement accessible sur HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02292520 . On pourra également se reporter à la note de blog de id., « Les encres comme révélateurs des pratiques d’écriture : le projet EVAS », dans Le carnet de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, en ligne depuis 2018 : https://irht.hypotheses.org/4068 . Si des analyses en laboratoire peuvent en théorie être réalisées sur les cires, cela n’a pas été le cas dans le contexte du projet EVAS, qui s’est focalisé sur la production des registres et rouleaux chartrains.

[61]. La méthodologie employée a été celle développée par Daniel P. Kirby, Michael Buckley, T. Rose Holdcraft  et al., « Identification of collagen-based materials in cultural heritage », dans The Analyst, t. 138 (17), 2013, p. 4849. Sur l’apport de ces analyses dans le cadre d’études historiques, voir l’article fondamental de S. Fiddyment, B. Holsinger, M. J. Collins et al., « Animal origin of 13th-century uterine vellum… », p. 15066-15071.

[62]. Sur cette technique, voir Oliver Hahn, Wolfgang Malzer, Birgit Kanngiesser et Burkhard Beckhoff, « Characterization of iron-gall inks in historical manuscripts and music compositions using X-ray fluorescence spectrometry », dans X-ray spectrometry, t. 33, 2004, p. 234-239.

[63]. Zerdoun Bat-Yehouda, Les encres noires…, p. 16-17.

[64]. Les résultats et les données générées dans le cadre de ce projet sont librement accessibles sur HAL. Voir Ruffini-Ronzani et al., « Encre, parchemin et papier… », à paraître, en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02292520 . On se reportera en particulier à la fig. 5, p. 27, et au tableau no 4, p. 32. À Douai, au siècle précédent, il semblerait que les parchemins employés aient été d’origines diverses (mouton, veau et chèvre) : Thomas Brunner, Douai, une ville dans la révolution de l’écrit…, p. 573-574.

[65]. Ibid.

[66]. Bertrand, Les écritures ordinaires…, notamment p. 259-273 au sujet de l’écrit urbain.

[67]. Sur cette notion de « bureaucratisation », voir Pierre Chastang, La ville, le gouvernement et l’écrit…, p. 181-184 et 421-422.

 

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Chagrin et consolation dans la Correspondance de Symmaque. La lettre comme medicina ?

Nicolas Cavuoto-Denis

 


Résumé : Symmaque (342-402) est l’auteur d’un prolifique corpus épistolaire. Souvent mal servies par la critique, ces épîtres ont été considérées comme une accumulation stérile de lieux communs (topoi), qui ne valent que pour la variété de leur agencement : cette idée donna souvent l’impression que Symmaque était un épistolier sec et sans intérêt. Or le sénateur païen n’est pas seulement ce personnage dont la mondanité a asséché l’écriture : il sait faire preuve d’une grande empathie avec ses correspondants et manifeste lui-même des sentiments d’une grande vivacité. L’article prendra pour corpus les lettres de deuil et de consolation de Symmaque, sous-genre qui a été codifié dans le domaine rhétorique, afin d’analyser la mise en scène du chagrin et de la consolation, à la fois dans une perspective littéraire et socio-culturelle.

Mots-clés : épistolarité, consolation, Symmaque, rhétorique, mondanité


Après une licence et un master de lettres classiques, à l’Université de Lyon III (major), obtention de l’agrégation de lettres classiques. Depuis 2017, doctorant contractuel à l’Université de Franche-Comté, à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité. Travail de thèse sur la tradition dans les œuvres de Symmaque, dans une perspective littéraire et sociale. Chargé de la communication sur les réseaux sociaux du laboratoire. Travaux de recherche concernant principalement les œuvres de Symmaque (communications à ce sujet), mais participation également à un séminaire de recherche sur Macrobe (traduction).

nicolas.cavuoto.denis@gmail.com


 

Introduction

Symmaque[1] n’est pas le plus connu des auteurs de la fin de l’Antiquité : aristocrate de la deuxième moitié du IVe siècle, il est l’auteur d’une abondante correspondance (904 lettres), de 8 discours, que nous ne possédons pas intégralement, et d’un ensemble de 49 rapports rédigés à l’occasion de sa préfecture de la Ville en 384-385, les Relationes. Cet aristocrate païen est surtout fameux pour avoir défendu le paganisme dans ses derniers soubresauts, face à d’éminentes figures du christianisme comme Ambroise de Milan ou le pape Damase. Outre sa dimension idéologique et religieuse, le paganisme symmachéen, – le même que celui de la plupart des « derniers païens » -, est plus souvent un paganisme culturel[2], c’est-à-dire un ensemble de valeurs traditionnelles liées à l’exaltation de la culture classique. Ces cercles d’érudits, mus par une éducation et une culture communes, fournissent un cadre d’expression privilégié à la mondanité, créant ainsi une société d’élite, qui se reconnaît grâce à des codes littéraires. La littérature épistolaire est l’un de ces signes de reconnaissance car elle permet la manifestation de la puissance politique[3] et de l’érudition de ceux qui s’y adonnent : elle permet de créer un lien socio-politique entre les puissants de l’Empire, qui vivent toujours une plume à la main.

Symmaque est l’un des représentants de cette pratique littéraire et sociale, grâce à son abondante correspondance : toutes les 904 lettres qui ont été conservées ne sont pas d’égale valeur, dans la mesure où certaines constituent de réels morceaux de bravoure, d’une élégance remarquable, tandis que d’autres ne sont que des billets d’une brièveté souvent moquée[4]. Le point commun de tous ces textes de Symmaque est le recours à des topiques, c’est-à-dire à des lieux communs qui fonctionnent comme une réserve de motifs littéraires dans laquelle les auteurs viennent puiser des thèmes et des idées[5] . En fait, les topoi sont un réservoir presque infini, un « garde-manger littéraire[6] » (litterarum penus) à la source duquel un homme de lettres peut venir puiser des idées pour exprimer tel ou tel sentiment. Il existe autant de topiques qu’il y a de sentiments humains ; l’un d’entre eux, néanmoins, est l’un des plus importants car il est lié au « devoir d’association[7] », c’est-à-dire à l’impératif social de partager les bonnes et les mauvaises nouvelles avec son correspondant. Il s’agit de l’expression du chagrin et de la consolation[8], qui devient un lien puissant entre les hommes, dans la mesure où elle met en scène des sentiments communs à l’ensemble de l’humanité. Le cadre épistolaire est propice à l’expression du deuil, puisqu’il est un moyen d’annoncer – de faire part – du décès de quelqu’un ou de partager son chagrin avec son correspondant, dans le but de trouver du réconfort auprès de lui : le deuil permet donc de mettre en scène l’intimité entre les épistoliers. Toutefois, il ne faut pas oublier que les lettres de Symmaque reposent principalement sur un élément topique : aussi l’enjeu de cette étude sera-t-il de montrer la tension entre la sincérité de l’expression du deuil et les formulations protocolaires et « préfabriquées » de ce chagrin. Enfin, il s’agira également de souligner l’inflexion opérée sur les lettres qui se parent d’une fonction performative forte, en dépassant leur « littérarité » pour devenir des medicinae, c’est-à-dire des remèdes[9].

Genre très pratiqué dans l’Antiquité, la « consolation[10] » se divise en deux éléments successifs.  Ménandre nous souffle cette bipartition[11], en considérant que la première partie est l’expression du deuil et la seconde, la consolation à proprement parler. Il s’agit d’un « genre polymorphe[12] », puisqu’entre les consolations de la Grèce classique et la Consolation de Philosophie de Boèce, à la fin de l’Antiquité, il connut de nombreuses formes, allant de la simple lettre au discours, en pouvant être également un traité philosophique : il existe donc de multiples traditions littéraires et philosophiques liées à l’expression du deuil, qui a également des implications religieuses et sociales[13]. Nous reprenons la bipartition de Ménandre pour l’appliquer aux lettres de Symmaque, afin de montrer les différents enjeux de la consolation chez notre auteur.

La première partie de la consolation : l’expression du deuil et du chagrin

À n’en pas douter, Symmaque fut très attristé par la mort de ses frères, et en particulier par celle de Celsinus Titianus[14] : son écriture porte les marques de ce chagrin aussi violent qu’intime. Pourtant, la mort ne relève pas strictement de la sphère du privé, puisqu’il est d’usage de partager son chagrin avec ses amis. Cet officium d’association constitue l’un des socles de l’amicitia latine : l’épistolier doit lutter contre lui-même, affronter son affliction et espérer, par l’intervention bienveillante d’un destinataire, la consolation, donc le soulagement. La violence du chagrin (luctus) symmachéen est mise en scène pour ses frères[15], mais également pour la perte de Nicomaque Flavien (Epist. IX, 10). De façon topique, Symmaque écrit que son chagrin met en péril le processus épistolaire, comme l’atteste l’Epist. IX, 10 : « Rudement frappé par le trait de la Fortune, maintenant, je confie pour la première fois à une lettre mes mots pleins de chagrin. En effet, je ne devais pas différer plus longtemps l’exécution de mes devoirs, puisque la douleur d’une si grande blessure ne saurait être abolie par un temps plus long[16]. » Le « trait de la Fortune » (Fortunae telum), métaphore qui revient dans l’Epist. IX, 123 (Fortunae tela) et dans l’Epist. I, 100 (Fortunae uulnera), est à l’origine d’une blessure morale et psychologique : il convient néanmoins de se rendre compte des implications physiques de cette douleur[17]. En effet, le uulnus, c’est avant tout la plaie, le coup reçu au corps : par un glissement sémantique traditionnel[18], l’épistolier convertit la douleur morale en meurtrissure physique. Ce phénomène est assez fréquent pour désigner le chagrin, puisqu’il revient dans plusieurs lettres de deuil, comme dans la lettre I, 54 : « Blessé par la mort de mon frère, mon âme est torturée par une douleur sans fin[19]. » Vulneratus (« blessé »), doublé par le verbe discrucior (« être torturé »), s’inscrit dans le champ sémantique de la douleur physique pour désigner le chagrin. L’image de la torture est très forte car elle s’inscrit dans une continuité temporelle infinie (continuo dolore), qui sert d’hyperbole pour désigner le deuil de l’épistolier. Les métaphores du tourment, souvent défraîchies par des siècles de reprise littéraire, deviennent de plus en plus violentes, les auteurs tentant de renouveler l’originalité dans l’expression des sentiments.

L’image de la violence physique utilisée par Symmaque procède de son expérience personnelle : il vit la mort de son frère comme un combat. Ainsi, la lettre III, 6 développe le champ lexical de la lutte : « Mais comme ce malheur nous a trouvés déjà désarmés, mon propre chagrin en a encore grandi. Maintenant se ravive aussi ce qui, les jours passant, s’était engourdi car sous la douleur du dernier coup même se rouvrent les plaies anciennes[20]. » Cet extrait recrée l’univers d’un champ de bataille, en particulier avec les termes inbecillus, ictus, plaga, dolor, ou encore, un peu avant cicatrix et uulnus. C’est bien l’image d’un combat qu’utilise ici Symmaque pour désigner le chagrin : la lutte est celle de l’épistolier contre lui-même et contre sa tristesse. Par un système d’oppositions entre la force et la faiblesse (inbecilliores/casus), l’instant et la durée (nunc/diuturnitas), le récent et l’ancien (nouissimus/ueteres), l’épistolier met en scène les combats qu’il doit mener en lui-même. Dans ce passage, tout montre le chagrin de l’épistolier, mais la forme en est particulièrement sophistiquée : le jeu d’oppositions dans des phrases brèves trahit le savoir-faire rhétorique de l’épistolier, dont l’art de la breuitas est l’une des caractéristiques[21]. Même si sa douleur est réelle et sincère, l’épistolaire symmachéen déploie un luxe de lieux communs pour parler de la mort et du chagrin. Pourquoi autant de maniérisme dans l’expression de l’affliction ? Sans doute la tristesse empêche-t-elle l’épistolier de parler autrement que par des topoi : la douleur freine la création littéraire et annule la volonté « d’originalité » de l’épistolier. La topique devient la condition de possibilité de l’écriture, sans laquelle l’auteur ne pourrait trouver la force d’écrire. Symmaque n’essaye plus de réfléchir ou d’infléchir la tradition littéraire, il s’en empare par facilité et par nécessité. Bref, pleurer la perte d’un être cher, frère ou ami, se fait par l’utilisation de lieux communs, qui tient moins, nous semble-t-il, à la volonté de s’inscrire dans une tradition littéraire qu’à la possibilité de puiser dans un mode de pensée facile d’accès. Empêchant l’écriture épistolaire[22] et la création littéraire, le deuil ne doit pas être prolongé et seule la consolation d’un ami peut le raccourcir.

La seconde partie de la consolation : le « discours de consolation » (λόγος παραμυθητικός) et la « consolation » (solacium)

La consolatio est une figure topique de l’épistolarité latine autant que de la rhétorique[23]. Si Cicéron évoquait déjà, dans une lettre à Lucius Luccéius, les bienfaits de la consolation, associée à la philosophie stoïcienne de son correspondant[24], Symmaque fait également écho à ce thème qui lui est cher, en particulier après la mort de son frère et de Nicomaque senior. Il convient toutefois de distinguer ces deux consolationes : dans la lettre de Cicéron, ce dernier remercie son correspondant de lui offrir une lettre de consolation, ce qui n’est, en fait, qu’une occasion de disserter sur la différence entre les maux publics et privés. La consolation cicéronienne n’est qu’un prétexte à l’écriture philosophique. La démarche symmachéenne est toute différente : la consolation (solacium) a principalement une dimension topique, puisqu’elle sert à éprouver le lien entre les correspondants. Justesse dans les propos, délais respectés et exhortations sont autant d’éléments constitutifs du « devoir de consolation » (officium solacii) attendus par l’épistolier. En effet, la lettre I, 100 théorise le solacium comme activité sociale et littéraire qui, par là même, possède ses propres codes. Symmaque rappelle que la consolation doit être apportée au bon moment[25], pour ne pas trop différer le témoignage d’amitié : « Les réconforts arrivés trop tard renouvellent la douleur et, pour cette raison, nous devons tous deux nous astreindre au silence sur nos malheurs, afin que les blessures de la Fortune, qui se cicatrisent à mesure que le temps passe, ne se remettent pas à saigner pour avoir été touchées mal à propos[26]. »

La métaphore physique (cicatrix, uulnus, crudesco) du deuil est ici exploitée à des fins pédagogiques : l’épistolier explique à Syagrius[27] que le choix du moment est très important dans le processus de consolation. En effet, un serum solacium (« consolation tardive ») ferait plus de mal que de bien au bénéficiaire car il ravive une douleur, peut-être éteinte depuis lors. Outre le choix du moment opportun, compris dans l’opposition entre ce qui est fait (per)opportune (« (fort) à propos ») et intempestiue (« mal à propos »), il faut remarquer que Symmaque n’emploie pas le même ton selon la consolation qui est requise. La consolation pour un deuil doit être plus sophistiquée que celle pour un voyage un peu mouvementé : il existe donc plusieurs degrés de consolation et plusieurs sous-genre d’officia solacii (« devoirs de consolation »). Le plus « léger » est celui de la compassion pour un tracas du quotidien, exprimé par ces mots de Symmaque à son ami Ausone[28] : « Je crois que vous vous remettrez de votre voyage par des consolations de cette sorte[29]. » Dans cette lettre, Symmaque préfère utiliser le verbe recreari (« se remettre ») à solari (« consoler »), ce qui témoigne de la légèreté du souci : en effet, le problème d’Ausone est un voyage professionnel, qui lui cause des tracas. La consolation consiste ici à détourner Ausone de son tourment grâce à la conversation épistolaire (adsiduitas colloquii) qu’il entretient avec Symmaque.

De même, Symmaque fait l’objet d’une consolation qu’il qualifie tantôt de solacium (« consolation »), tantôt de leuamen (« soulagement »), comme dans la lettre I, 54, qui présente les deux occurrences : « Contre mon chagrin, vous m’avez apporté un grand soulagement (solacium). […] Au milieu de mes soucis présents, j’ai reçu un apaisement (leuamen) qui ne manque pas de valeur[30]. » Le début de cette lettre permet de comprendre le schéma d’une consolation pour Symmaque : tout commence avec le chagrin (maestitia), placé en début de phrase, puis l’ami console son correspondant affligé, afin de lui apporter un soulagement (leuamen), qui est le stade final de la consolation, l’aboutissement vers lequel tendent les correspondants. Implicitement, l’épistolier rappelle que la consolation s’accomplit dans le soulagement. La reconstruction après le deuil est un travail collectif autant qu’individuel, social autant que personnel. En effet, Symmaque évoque le plus souvent le travail du deuil comme une mission à mener à plusieurs, dans la mesure où il est soumis à la bienveillance de ses amis. Le solacium semble surtout être la responsabilité du groupe social auquel on appartient, même s’il n’oublie pas de mentionner très ponctuellement l’entreprise intime que représente la consolation, comme dans la lettre IX, 78 : « Je crois que vous vous étonnez de ce que, encore dans la rude souffrance que m’infligea la Fortune, j’aie rompu le silence. Voilà mes consolations : par elles, je me nourris, par elles, je me ressaisis[31]. » Lorsqu’il évoque ici l’étonnement de son destinataire (miraris), il explique, en creux, qu’il n’a pas fait ce que l’on attendait de lui. Traditionnellement, le deuil fait plonger sa victime dans le mutisme[32] : ce silence est suivi par la consolation. Or, dans cette lettre, Symmaque montre qu’il ne « respecte » pas cette première période du deuil qu’est l’aphasie[33]. Bref, une nouvelle étape s’ajoute dans le processus de la consolation : le chagrin, le deuil personnel, la consolation amicale et le soulagement.

Pour comprendre comment la consolation est mise en scène, il convient d’analyser une lettre de consolation écrite par Symmaque. Prenons l’exemple de l’Epist. IX, 123, dont le destinataire nous est inconnu :

Je tirais de vos lettres de multiples plaisirs. Aujourd’hui, vous assombrissez l’esprit de votre lecteur avec vos plaintes pleines de larmes. Où est cette sagesse, qui, par des qualités naturelles et par vos lectures d’auteurs anciens, vous avait fortifié contre tous les traits de la Fortune ? Donnez-vous l’endurance qui convient à un homme et cessez de pleurer ce qui ne peut être changé. […] Pourquoi perdre votre temps dans l’engourdissement et l’inaction et alimenter une douleur démobilisatrice sans vous soucier de votre patrimoine ? Occupez-vous de ce qui vous reste[34].

Cette lettre tente de consoler un père dans une affaire de famille qui, apparemment, tourna en sa défaveur. L’épistolier oppose d’abord deux temporalités : ante et nunc, qui correspondent à deux états d’esprit. À la uoluptas (« le plaisir ») d’autrefois, s’opposent les plaintes larmoyantes d’aujourd’hui (lacrimabilis conquestio). Puis la consolation tourne à l’exhortation pour piquer le destinataire et le faire réagir : les interrogations rhétoriques viennent remettre en question le comportement du père, qui a oublié tous les préceptes de sagesse que sa nature (naturae bonum) et sa culture (ueterum lectio) lui ont inculqués. L’exhortation à se ressaisir se manifeste également par les tournures injonctives (adsume, desiste, sint). Flatter son destinataire sur sa culture et ses qualités permet de le piquer avec plus de force ensuite. L’exhortation apparaît donc comme un élément central de la consolation[35] : en effet, la vivacité de cette lettre cherche à redonner courage au destinataire, pour éviter la perte d’énergie, contraire à l’éthique aristocratique. La consolation est un officium (« devoir ») épistolaire et correspond donc à un pan de l’éthique des grandes familles romaines de la fin de l’Antiquité. En somme, pour atteindre le soulagement, il existe autant de τέχναι ἀλυπίας (« procédés de consolation[36] ») qu’il peut y avoir de sortes de tracas : le but commun est de trouver un remède aux maux de son destinataire afin de le soulager de son chagrin. La perspective est encore différente quand elle se place sous la plume des chrétiens, qui « modifient profondément le genre[37] » de la consolation. En effet, le langage chrétien de la consolation cherche à atteindre le même but que la pratique traditionnelle – donc païenne – à savoir le soulagement, en empruntant des chemins différents, qui ne sont pas la morale mais la foi. Il n’en demeure pas moins une quête de l’écriture comme un remedium au chagrin.

Consolation et remedium : la lettre comme medicina. Un épistolaire thérapeutique ?

« La répétition d’une jouissance (i.e. celle d’une correspondance assidue) est une médecine[38] », écrit Symmaque à Eutrope pour l’enjoindre à écrire des lettres : l’utilisation d’une métaphore médicale répond très logiquement à la conception physiologique du chagrin. En effet, si la tristesse est une douleur autant physique que psychologique, il est normal de parler en termes médicaux de la guérison. Nous l’avons dit, le réconfort et la consolation sont possibles grâce à une conversation amicale : la lettre devient alors le remède contre l’affliction. La bonne exécution des officia épistolaires est l’un des moyens de guérir d’un profond chagrin, comme l’atteste l’Epist. I, 54 : « Il vous reste à vous consacrer à l’exécution assidue d’un devoir de cette nature qui, vous le reconnaissez, procure quelque remède à mon infortune et à mon chagrin[39]. » La conversation épistolaire conçue comme un échange d’officia apparaît comme le moyen pour lutter contre les malheurs (infortunium[40] et maeror). La métaphore de la lettre-thérapeutique est filée dans la lettre IV, 17 :

Symmaque à Protadius. Mon âme est certes bien malade et, devant un si grand chagrin, incapable d’accomplir ses devoirs, pourtant, jamais la fortune ne pourra faire que, vaincu par l’affliction, je me dissimule l’honneur que vous me faites. Plus encore, de ces baumes, je fais un remède pour ma blessure. Et, bien qu’ils soient insuffisants pour faire face à l’ampleur de ma tristesse, ils m’apportent cependant la médecine bien efficace de vos paroles. Ce que j’espère, vous le comprenez : apportez une aide, si bon vous semble, due à l’amitié, qui sera utile à mon âme malade. Adieu[41].

La métaphore de la lettre comme thérapie aux chagrins est particulièrement développée dans cette lettre. S’y opposent les deux polarités de la topique, d’une part la maladie de l’âme et d’autre part la guérison grâce à la lettre. Incapable d’accomplir ses devoirs sociaux et mondains, l’âme triste trouve sa consolation dans le remède que constitue la conversation. L’abondant lexique de la maladie et de la guérison inscrit cette épître dans une topique : aeger animi, luctus, maeror, uulnus, dolor et aeger animus évoquent la plaie du chagrin et la douleur du deuil en termes médicaux ; à l’inverse, remedia, medicina (efficacissima) et delenimentum relèvent du champ sémantique de la guérison. La topique de la maladie ne fait que mieux ressortir celle de la lettre comme thérapie (medicina tui sermonis). Cette épître incarne la conversion de la lettre en pharmakon (remède) littéraire : la maladie de l’âme est soignée par la conversation épistolaire et par l’amitié entre les correspondants. La dimension performative de ce texte est explicitée par le dernier terme de la lettre (profuturam) qui, par l’usage du participe futur, ouvre sur une autre dimension qui n’est plus seulement littéraire : l’épistolier souligne que la lettre que lui enverra Protadius « sera utile » pour sa guérison, c’est-à-dire dans un temps hors-lettre. On retrouve ainsi la tension entre la réalité des sentiments et la littérarité de la consolation, dans un rapport dialectique, qui oscille entre deuil (réel), consolation (littéraire) et soulagement (réel). Il y a une alternance entre la lettre et le hors-lettre, qui est spécifique au processus de consolation.

Conclusion

La consolation constitue un lieu commun particulièrement en vogue dans l’épistolarité antique[42] : à travers les métaphores traditionnelles de la maladie et de la médecine, l’épistolier met en scène son chagrin ou son réconfort de façon topique. Son respect de la tradition épistolaire s’explique par le fait qu’il écrit à un moment où il ne peut et ne doit pas faire preuve d’originalité. Sans doute serait-il mal venu, alors qu’il est en proie à un chagrin violent, de s’épancher avec un langage fleuri. Si le chagrin n’est pas propice aux exercices de style, la consolation, conçue comme une mise à l’épreuve de l’amitié, permet une plus grande liberté littéraire. En effet, le logos paramythétikos (« discours de consolation ») est un genre rhétorique avant d’être une expression intime. Il y a donc une disparité entre les deux parties de la consolation conçues par Ménandre : la première, l’expression du chagrin, est intime et personnelle, alors que la seconde est plus rhétorique et protocolaire, puisque l’auteur de la consolation exhorte son correspondant à se ressaisir et à se réapproprier la dignitas aristocratique. Chez Symmaque, les lettres de tristesse et de consolation se structurent autour d’architectures littéraires et topiques variables, mais toujours empreintes d’une émotion rare dans l’épistolaire de cet aristocrate, que l’on a souvent jugé d’une austérité excessive.


[1] Il existe une abondante bibliographie historique au sujet de Symmaque, étant donné ses fonctions politiques dans l’Empire tardif : voir en particulier Cristiana Sogno, Q. Aurelius Symmachus : a Political Biography, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2006, pour un compte-rendu biographique récent, mais aussi les introductions dans la CUF de notre édition de référence, due au travail de Jean-Pierre Callu : Symmaque, Correspondance, trad. Jean-Pierre Callu, 4 tomes, Paris, Les Belles Lettres, 1972-2003 et Sym., Discours et Rapports, tome V, trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

[2] Sur le paganisme culturel en général, voir Gaston Boissier, La fin du paganisme. Études sur les dernières luttes religieuses en Occident à la fin du IVe siècle, 2 tomes, Paris, Hachette, 1891, p. 234 et suivantes ; la notion de paganisme culturel est centrale dans l’œuvre de Macrobe, qui met en scène Symmaque dans son banquet fictif des Saturnales : sur ce point, voir Benjamin Goldlust, Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, Turnhout, Brepols, 2010, p. 14 et suivantes.

[3] L’assiduité des échanges épistolaires est permise par un otium tout aristocratique ; par ailleurs, la dimension matérielle (support d’écriture, courrier, etc.) est également un indice de l’élitisme de cette pratique.

[4] Le livre I de la Correspondance est le plus sophistiqué, ce qui explique qu’il ait focalisé l’attention de la critique (littéraire et historique) : Philippe Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire de l’amitié littéraire : recherches sur le premier livre de la Correspondance, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg, 1993. Le livre VIII, en revanche, compte de nombreux billets (44/74), qui ont souvent un intérêt littéraire assez limité. Voir Étienne Évrard, « Formulaire conventionnel et information dans la correspondance de Symmaque », Epistulae Antiquae II, Actes du IIe colloque international Le genre épistolaire antique et ses prolongements européens, Tours, Université François Rabelais, 28-30 septembre 2000, Peeters, Louvain-Paris, 2002, p. 279 et suivantes.

[5] Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen-Âge latin, trad. Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956 (1e édition : 1954), p. 149 : « Parmi les antiques bâtiments de la rhétorique, la topique constitue les magasins. On y trouve les idées les plus générales ». Voir également Christophe Jacon (La sagesse du discours : analyse rhétorique et épistolaire de Corinthiens, Genève, Labor et Fides, « Actes et Recherches », 2006, p. 53), qui présente les différentes catégories topiques des lettres établies par Démétrios de Phalère, Proclus et le Pseudo-Libanios : Démétrios de Phalère, Τύποι πιστολικοί, Epistolographi Graeci, R. Hercher (dir.), Paris, Firmin Didot, 1873, p. 1-6, mentionne 21 formes topiques de lettres, alors que Proclus, De forma epistolari, Epistolographi Graeci, R. Hercher (dir.), p. 7-13, distingue 41 formes topiques d’épîtres. Outre Démétrios et Proclus, l’introduction des Epistolographi Graeci, p. 1-16, rapporte les théories épistolaires ébauchées par Philostrate, Grégoire de Nazianze et Photios.

[6] Sur l’image du « garde-manger littéraire » empruntée à Aulu Gelle (Gell., Noct. Att., Praef. 2), voir Benjamin Goldlust, Rhétorique et poétique…, p. 172-173.

[7] Le « devoir d’association » est une idée reprise à Philippe Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire…, p. 9-13.

[8] Il est difficile de comptabiliser les lettres de chagrin, dans la mesure où ce dernier apparaît dans des cadres très divers  (la lettre I, 82 (« Assurément, votre silence m’est insupportable : ce genre de plainte est habituel à ceux qui aiment… ») manifeste une forme de tristesse, mais peut-on en faire une lettre de chagrin stricto sensu ?). Pour ce qui est des lettres de consolation, on peut estimer qu’elles représentent environ 5% de la production épistolaire, soit une cinquantaine de lettres, ce qui justifie que certains florilèges médiévaux aient regroupé les lettres de consolation de Symmaque, au même titre, par exemple, que les lettres de recommandation.

[9] Marie-Ange Calvet-Sebasti, « La lettre, remède souverain chez les auteurs grecs chrétiens » in Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.), Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2010, p. 325-338 et Soigner par les lettres : la bibliothérapie des Anciens, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, « Métis », 2017.

[10] La « consolation » trouve ses origines dans le Phédon de Platon, dans lequel Socrate console ses disciples de sa mort prochaine. Issue de la tradition stoïcienne, la consolation est un « genre » principalement illustré par Sénèque (consolation à Marcia et à Helvia), Boèce (Consolation de Philosophie) puis par Montaigne ou Bossuet. Pour une étude sur les enjeux rhétoriques de la consolation, voir Claudie Martin-Ulrich, « Présentation : consolation et rhétorique », Exercices de rhétorique [en ligne], 9, 2017 et surtout Greek and Roman Consolations. Eight Studies of a Tradition and its Afterlife, Han Baltussen (dir.), Swansea, Classical Press of Wales, 2013.

[11] Voir le Περ παραμυθητικο (Traité, 413, 5-414, 30) de Ménandre le Rhéteur, dans sa traduction anglaise : Donald Russell et Nigel Wilson, Menander Rhetor, Oxford, OUP Oxford, 1981, p. 160-164 et Ménandre le Rhéteur, « Du discours de consolation », trad. Henri Caffiaux, dans Henri Caffiaux, De L’Oraison funèbre dans la Grèce païenne, Valenciennes, Imprimerie B. Henry, 1864, p. 276-278 : « après avoir fait parler la douleur de façon croissante, vous passerez à la seconde partie de votre discours, la consolation elle-même ». Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 309-365 : « La consolation ».

[12] Sabine Luciani, « Lucrèce et la tradition de la consolation », Exercices de rhétorique [En ligne], 9, 2017, §6.

[13] Pour comparer avec l’époque classique, voir Francesca Prescendi, « Le deuil à Rome : mise en scène d’une émotion », Revue de l’histoire de religions, 2, 2008, p. 297-313, qui montre que, dans la littérature classique au sens large (Cicéron, Pline, Sénèque), les manifestations du deuil sont codifiées, selon le genre – homme ou femme –, l’âge du défunt, ou son rang. « La lamentation, écrit-elle, peut se comprendre comme expression privée et spontanée mais aussi comme une manifestation organisée, collective et rituelle » (p. 301-302).

[14] Celsinus Titianus meurt en 380. Voir John Robert Martindale, The Prosopography of the Later Roman Empire (= PLRE), Cambridge, Cambridge University Press, 1971, I, p. 917-918, n° 5.

[15] Epist. I, 54 ; I, 100-101 ; III, 6 ; IV, 17 ; IX, 10 ; IX, 78  et IX, 113.

[16] Epist. IX, 10, 1 : Fortunae telo grauiter sauciatus nunc primum epistulae maesta uerba committo. Neque enim diu ab officio debui temperare, cum tanti uulneris dolor nulla temporis diuturnitate possit aboleri.

[17] Giovanni Alberto Cecconi, « L’ipocondria di Simmaco. Critica a un piccolo mito storiografico », Hommages à Carl Deroux, P. Defosse (éd.), II, Bruxelles, Latomus, 2002, p. 466-476, dénombre les lettres dans lesquelles Symmaque se plaint de douleurs corporelles (en particulier la goutte). Il en conclut que l’épistolier ne se plaint pas plus de ses maux que ses contemporains… Sans doute faudrait-il ajouter les épîtres où il évoque son chagrin, souvent en terme de douleur physique.

[18] Comme le rappelle le dictionnaire étymologique (Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001 (4e édition), p. 749), le glissement sémantique existe déjà à l’époque classique.

[19] Epist. I, 54 : Fratris obitu uulneratus, continuo animi dolore discrucior.

[20] Pour cet extrait, nous donnons la très belle traduction de Jean-Pierre Callu dans son édition. Epist. III, 6 : At ego, quanto inbecilliores nos iste casus inuenerit, magis doleo. Nunc et illa crudescunt, quibus stuporem diuturnitas fecerat. Ictus enim nouissimus etiam ueteres plagas dolore rescindit.

[21] Il est à noter également que les clausules măgĭs dŏlĕō et diutūrnĭtās fēcĕrăt sont cicéroniennes : il s’agit d’un péon et d’un double crétique (voir Louis Nougaret, Traité de métrique latine classique, Paris, Klincksieck, 1986 (4e édition), §330 et 329a). Le rythme, naturel dans la langue latine, est ici exploité à des fins esthétiques car ces clausules appartiennent à un style considéré comme pur par les orateurs tardo-antiques, puisqu’il est celui de Cicéron. Pour l’art des clausules symmachéennes, voir Louis Havet, La prose métrique de Symmaque et les origines métriques du cursus, Paris, Émile Bouillon, 1892.

[22] « Je suis empêché par la douleur d’avoir perdu mon frère » (Luctu amissi fratris inpediar), lit-on dans l’Epist. I, 101.

[23] Ernst Robert Curtius, La littérature européenne…, p. 100-102 ; Stanley Stowers, Letter Writing in Greco-Roman Antiquity, Philadelphie, Wayne A. Meeks editor, « Library of Early Christianity », 1986, p. 142 et suivantes. Quintilien en parle déjà comme un genre rhétorique dans Quint., I. O., X, 1, 47.

[24] Epist. ad Fam. V, 13 (= Epist. DLXVI), dans Cicéron, Correspondance, tome VII, trad. Jean Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1980 : « La consolation que m’apporte votre lettre m’est très chère » (Ipsa consolatio litterarum tuarum mihi gratissima est). De façon générale, voir Emmanuelle Valette, « “Cura ut ualeas”. Santé et épistolarité dans la correspondance de Cicéron », Soigner par les lettres. La bibliothérapie des Anciens, op. cit., p. 21-56. Pour le lien entre philosophie stoïcienne et consolation, voir Laure Hermand-Schebat, « Stoïcisme et christianisme dans les lettres de consolation de Pétrarque », Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, actes du XXIIIe colloque tenu à la Sorbonne le 10 mars 2005, Alexandre Tarrête (dir.), Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006, p. 17-33.

[25] Le « bon moment » est un élément central de l’écriture symmachéenne : en effet, le kairos (occasio en latin) est l’un des critères de la réussite d’une lettre selon notre épistolier.

[26] Epist. I, 100 : Instaurant dolorem sera solacia et ideo mutuum silentium calamitatibus nostris praestare debemus, ne fortunae uulnera, quae cicatricem processu temporis ducunt, intempestiue contrectata crudescant.

[27] Syagrius (PLRE, I, p. 862-863, n° 3) fut magister officiorum de Gratien, proconcul d’Afrique, préfet de Rome (381), préfet du prétoire d’Italie et consul en 382.

[28] Ausone (PLRE, I, p. 140-141, n° 7) est l’une des figures les plus importantes de la correspondance de Symmaque (Epist. I, 13-43) car il est le destinataire des lettres les plus sophistiquées. Il fut un proche de la famille impériale (précepteur de Gratien), eut une carrière politique remarquable (questeur du palais, préfet du prétoire des  Gaules, consul et proconsul d’Asie) et une œuvre littéraire abondante, en prose (la Gratiarum actio, par exemple) et en vers (la Moselle, Bissula…). Ami de Symmaque, il fut également le précepteur de Paulin, évêque de Nole.

[29] Epist. I, 36 : Peregrinationem tuam solaciis talibus credo recreari.

[30] Epist. I, 54 : Maestitiae meae solacium grande tribuisti. […] Non mediocre inter praesentes curas leuamen accepi. On notera ailleurs l’utilisation du terme rare solamen (« réconfort ») en IV, 74, V, 71 et 97.

[31] Epist. IX, 78 : Credo miraris quod adhuc crudo fortunae meae uulnere silentium ruperim. Haec solacia mea, his pascor, his recreor.

[32] Chez Lucain, comme le souligne Francesca Prescendi (Francesca Prescendi, « Le deuil à Rome… », p. 300), le chagrin est une « souffrance sans parole » (dolor sine uoce). Cf. Lucan., Bell. Civ., 2, 21.

[33] Les auteurs chrétiens tardo-antiques, procèdent différemment car, si l’on prend l’exemple de Jean Chrysostome, on se rend compte que ses lettres racontent en détails ses souffrances physiques et morales au moment de son exil. La proximité avec la pratique chrétienne contemporaine pourrait signifier que Symmaque est conforme aux pratiques de son temps.

[34] Epist. IX, 123 : Plurimum uoluptatis ex litteris tuis ante capiebam. Nunc lacrimabili conquestione mentem legentis infuscas. Vbi illa prudentia quae te et naturae bono <et> ueterum lectione contra omnia Fortunae tela firmauit ? Dignam uiro adsume patientiam et quae mutari nequeunt desiste lugere. […]. Cur autem torpori atque otio uaces et patrimonii neglegens feriatum pascas dolorem ? Curae sint tibi reliquiae rerum tuarum.

[35] À cet égard, Érasme théorise brièvement la lettre de consolation en estimant qu’elle est composée de 3 passages obligés : des arguments généraux, des exemples d’hommes célèbres et une exhortation. Pour le texte et sa traduction, voir Érasme, « De conscribendis epistolis (1522), ch. 49-50 », Exercices de rhétorique [en ligne], 9, 2017, texte établi par Christine Noille et traduit par Ph. Collé et Ch. Noille.

[36] Il s’agit du titre d’un ouvrage que le sopiste Antiphon aurait rédigé à Corinthe, pour guérir les esprits par les mots : voir ce qu’en dit Marie-Pierre Noël, « La persuasion et le sacré chez Gorgias », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2, 1989, p. 139-151, p. 148, où elle évoque l’effet thérapeutique de la parole dans le soulagement.

[37] Maurice Testard, « Observations sur le passage du paganisme au christianisme dans le monde antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2, 1988, p. 140-161, explique que le genre de la consolation chrétienne est peut-être celui qui diverge le plus de la pratique païenne. En effet, la consolation païenne est « essentiellement raisonneuse », alors que « la consolation des chrétiens [est] affective, […] et tient le langage de l’espérance » (p. 159).

[38] Epist. I, 46 : Fruendi adsiduitas medicinam facit. On pourrait également penser à ces mots de la lettre II, 32 : « L’esprit se soulage de son chagrin à chaque fois que qu’il s’adonne à ses devoirs de l’amitié » (Leuatur aegritudine animus, quotiens in officia amica dirigitur).

[39] Epist. I, 54 : superest ut tu istiusmodi officiis frequentem operam digneris inpendere, quae perspicis medicinam quandam mihi infortunii et maeroris adferre.

[40] Ce terme est rare et apparaît principalement chez les Comiques (Plaut., Merc., 165 et Ter., Ad., 179) puis à l’époque tardive : Macr., Sat., 7, 3, 11, Amm., 17, 12, 13…). Voir ThLL, VII, 1, p. 1481. Sa rareté le met en valeur.

[41] Epist. IV, 17 : Symmachvs Protadio. Sum quidem nimis aeger animi et prae tanto luctu obeundis inpar officiis, sed numquam fortunae in me tantum licebit, ut honorem tuum uictus maerore dissimulem. Quin immo his delenimentis remedia uulneri meo facio. Quae etsi pro magnitudine doloris inualida sunt, medicinam tamen mihi efficacissimam tui sermonis adferunt. Quid expectem, uides : redde operam, si uidetur, amicitiae debitam, aegro animo profuturam. Vale. Protadius (PLRE, I, p. 751-752, n° 1) occupa la préfecture de la Ville. Cet ami de Symmaque fut également un défenseur du paganisme.

[42] Il faut bien distinguer l’expression du deuil dans le cadre épistolaire et dans le cadre officiel : en effet, dans les Relationes, qui sont les comptes rendus du préfet de la Ville aux princes, Symmaque annonce la mort de Prétextat aux Empereurs (Rel. 10 et 11), dans une rhétorique proche de celle des oraisons funèbres, en mettant en scène le dolor omnium (Rel. 11 : « La douleur de tous »). À l’inverse, dans les lettres, l’écriture est plus personnelle.

 

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