Les « insignes fripons » embastillés : regards sur les coupables de friponnerie emprisonnés à la Bastille au XVIIIe siècle

Imprimer ou télécharger cet article

Natacha Rossignol

 


Résumé : La prison de la Bastille est connue pour être devenue, après sa démolition, le symbole de l’aube d’une révolution qui métamorphosa la France. Si l’on en a surtout retenu les cas d’emprisonnement pour idées subversives, en revanche on sait moins qu’elle fut un lieu de prédilection d’enfermement des fripons de toutes espèces. Qu’ils soient faux sorciers, imposteurs, escrocs, usurpateurs, charlatans, rien ne faisait peur à ces singuliers personnages et leur principal objectif dans la vie était de faire des dupes pour en retirer des avantages. Les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI ont vu l’embastillement de nombreux fripons et les sources concernant ces individus nous permettent de mettre en lumière le regard que l’on pouvait porter sur ceux-ci. On y découvre une indéniable fascination de la part de leurs contemporains, y compris les lieutenants généraux de police, pour les étonnantes capacités de ces hommes et de ces femmes hors du commun.

Mot-clés : Bastille, fripon, friponnerie, escroquerie, escroc, imposteur, charlatan, argent, XVIIIe siècle.


Après avoir soutenu en 2017 un mémoire de Master sur Le jeu devant l’opinion dans la France du XVIIIe siècle, Natacha Rossignol est actuellement doctorante en histoire moderne à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, où elle prépare une thèse sur les fripons et la friponnerie dans l’espace européen du XVIIIe siècle sous la direction d’Edmond Dziembowski, professeur d’histoire moderne à l’UBFC. Elle est rattachée au laboratoire de recherche du Centre Lucien Febvre EA 2273 dirigé par Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine à l’UBFC.

natacha.rossignol@edu.univ-fcomte.fr


 

Introduction

Aujourd’hui désuet, le mot fripon faisait partie du langage courant au XVIIIe siècle. En 1762, le Dictionnaire de l’Académie française propose pour sa quatrième édition cette définition : « fourbe, qui n’a ni honneur, ni foy, ni probité[1] ». En 1798, lors de sa cinquième édition est ajouté « voleur adroit[2] ». De manière plus générale, le mot fripon est employé, à cette époque, pour parler de quelqu’un qui trompe son monde. Un fripon est un faiseur de dupes, un escroc, un imposteur, un charlatan. Ses friponneries engendrent des vols d’argent, la plupart du temps de manière consentie par la dupe, mais ce vol demeure un crime[3] car on considère que la personne a été trompée, à juste titre. Beaucoup de fripons furent donc emprisonnés, et beaucoup finirent à la Bastille.

Cet article s’appuie sur Les archives de la Bastille recueillies et publiées par François Ravaisson à la fin du XIXe siècle[4]. Il s’agit d’une sélection des documents de police conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal, principalement les dossiers des prisonniers et les documents du lieutenant général de police liés à l’administration de la prison. Il existe 19 volumes publiés par Ravaisson et nous avons exploité ceux qui concernent les années 1700 à 1788[5]. Les affaires de friponnerie étant plurielles, nous avons sélectionné les cas les plus parlants, ou ceux qui illustrent le mieux les exemples de même nature. Ces sources, bien que limitées[6], sont une aide précieuse pour la recherche qui nous intéresse ici. En effet, s’il existe déjà plusieurs ouvrages importants sur la Bastille[7] et si certains forfaits de près ou de loin liés à la friponnerie ont fait l’objet d’études[8], nous observerons ici le regard que portaient les officiers[9] sur les fripons. Au travers de leurs rapports et de leur correspondance, nous tâcherons de mettre en lumière l’opinion des autorités sur ces individus. Notre étude ne relève donc pas tant de l’histoire de la police[10] ou de l’histoire judiciaire[11] que de l’histoire des mentalités et des représentations collectives. Il nous faudra par ailleurs comprendre pourquoi des accusés de sorcellerie ou d’escroquerie financière eurent droit à cette épithète qui, nous le verrons, n’est pas anodine. Ainsi, si l’analyse des cas d’embastillement pour friponnerie nous permet de découvrir ces personnages, elle nous livre également un éclairage précieux sur la société et les états d’esprit du siècle des Lumières, en nous révélant le regard que les contemporains portaient sur ces personnages et leurs méfaits.

Définir la friponnerie à partir des archives de la Bastille

Tâcher de reconnaître un coupable de friponnerie

En 1707, un italien nommé Benciolini est enfermé à la Bastille. Cet homme était coupable d’avoir soutiré plus de 40 000 livres à différentes personnes, dont des princes. Changeant son nom au gré de ses besoins, il se fit passer pour un homme bien né en qui l’on pouvait avoir une confiance presque aveugle. De notre point de vue contemporain, nous n’hésiterions pas longtemps à qualifier cet homme d’escroc. Mais à l’aube du XVIIIe siècle, les choses ne sont pas aussi évidentes. Si le commissaire Socquard reconnaissait volontiers que Benciolini était un « bon chevalier d’industrie[12] », c’est-à-dire un homme vivant d’impostures, il avait cependant plus de peine à identifier de manière claire et précise son forfait. Il est vrai qu’au début du XVIIIe siècle, le crime d’escroquerie n’était pas encore bien défini par la justice[13] et les archives de la Bastille font écho à ce manque : « On a peine à qualifier son crime : ce n’est point vol de violence, débauche, ni attentat criminel, c’est plutôt un vol de séduction, une imposture d’un étranger commencée dans son pays et soutenue avec une extrême persévérance dans diverses villes du royaume[14]. » Le lieutenant général de police, Marc René de Voyer de Paulmy d’Argenson, était en revanche sûr d’une chose : Benciolini était « un scélérat du premier ordre qui avait commis une infinité de friponneries[15] ». Si l’on ne savait pas encore trop reconnaître ou qualifier l’escroquerie, on était parfaitement capable en revanche de reconnaître une friponnerie. Une friponnerie, peu importe les moyens employés ou le but escompté, engendrait à coup sûr des dupes, en petite ou grande quantité. Un fripon, c’était donc quelqu’un qui trompait les autres dans un but purement personnel.

Le cas Benciolini montre de façon nette que si certains crimes d’escroquerie ou d’imposture ne connaissaient pas encore une définition juridique certaine et déroutaient quelquefois les autorités, on n’avait en revanche aucune peine à qualifier un faiseur de dupes de fripon et ses actes de friponnerie. De plus, il faut souligner que le motif d’embastillement pour friponnerie allait toujours de pair avec un autre chef d’accusation.

Les différentes raisons d’enfermement à la Bastille, relatives à la friponnerie

Dans les archives de la Bastille, les mots fripon, friponne et friponnerie reviennent à de très nombreuses reprises. Lorsqu’un de ces termes apparaît dans ces documents, c’est dans des cas précis et pour des personnes accusées de crimes particuliers. Viennent en premier lieu les cas liés à la sorcellerie. Entrent dans cette catégorie les sorciers, les devins et diseurs de bonne aventure, les chercheurs de trésors et les soi-disant détenteurs du secret de la pierre philosophale[16]. Ensuite nous retrouvons les crimes liés à la finance : fabrication de fausse monnaie, billonnage, détournements de fonds, et toute autre sorte d’escroquerie financière. Les autorités employèrent également le terme de fripon pour parler des charlatans, des aventuriers, des intrigants, des espions et des personnes coupables d’abus de confiance. Enfin, les faussaires ont également eu le droit à l’épithète de fripon. Fausses lettres de cachets, faux papiers, fausses lettres de grâce, ou encore faux billets de loterie gagnants, les fripons ne reculaient devant rien et falsifiaient toutes sortes de documents, du plus anodin au plus notable.

On qualifiait souvent d’« insignes » les individus qui commettaient des actes de friponnerie. Le sens de ce mot est, comme nous le savons, relativement ambivalent puisque, s’il fait certes référence au caractère remarquable d’une personne, il peut le faire à des fins mélioratives ou péjoratives. L’emploi de ce mot à l’égard des fripons ne semble pas anodin mais paraît au contraire très révélateur du regard, tantôt fasciné, tantôt réprobateur, que les autorités portaient sur eux à cette époque.

Le traitement des fripons à la Bastille

Après la Révolution, la légende noire de la Bastille, prison abominable, lieu de tourments sans fin, fit couler beaucoup d’encre. Par la suite, afin de distinguer le mythe et la réalité, plusieurs historiens ont essayé de retracer la véritable histoire de ce lieu[17]. Il ressort de ces ouvrages que les conditions de vie des prisonniers dépendaient avant tout de leur condition sociale et de leurs moyens de s’offrir une détention agréable ou non. C’est ce que rappelle Monique Cottret : « Du tragique au dérisoire, la vie bastillonnaire offre une multitude de nuances possibles qui expliquent les témoignages contradictoires[18]. » En effet, tout confort se payait. S’ils avaient les ressources nécessaires, rien n’interdisait aux prisonniers de s’aménager une cellule confortable, meublée et même de s’entourer d’animaux de compagnie[19]. Ils avaient également la possibilité de se faire livrer de la nourriture, sous forme de denrées brutes ou de mets préparés par des pâtissiers ou des rôtisseurs, ce qui leur permettait « de maintenir la position sociale qu’ils occupaient avant leur incarcération[20]. » Ce fut notamment le cas du marquis de Sade qui se fit livrer de nombreuses denrées par sa femme lors de sa détention en 1787[21] ainsi que de la vaisselle fine[22]. Le gouverneur recevait du Roi une somme quotidienne pour chaque prisonnier, proportionnelle à sa condition sociale, pour subvenir à ses besoins indispensables. Mais celui-ci pouvait parfois détourner, à son profit, une partie de ces versements, ce qui lésait les détenus et cela d’autant plus lorsqu’ils étaient de condition modeste[23].

La durée de détention des fripons dépendait du bon vouloir des autorités[24]. Ceux accusés de sorcellerie étaient le plus souvent transférés dans une autre prison (Bicêtre, la Salpêtrière, l’Hôpital) dès que les interrogatoires (qui pouvaient durer soit quelques semaines ou dans les cas les plus complexes, une année[25]) étaient achevés. Cette autre détention, quant à elle, pouvait durer plusieurs années. D’autres fripons étaient maintenus enfermés tant que le gouverneur n’avait pas la preuve de leur imposture, ou plutôt la certitude de leur faux talent. En effet, lorsqu’un homme était enfermé parce qu’il prétendait détenir le secret de la pierre philosophale, le même rituel se mettait en place. Il lui était fourni de quoi travailler et l’on attendait d’avoir la preuve qu’il ne savait pas changer le plomb en or. Le roi voulait à chaque fois s’assurer que l’opération était bien impossible : « Comme cette affaire paraît mériter attention, quoiqu’on soit ordinairement, ou pour mieux dire toujours, trompés dans celle de pareille nature, il semble cependant nécessaire de vérifier ce qui en est[26]. »

La Bastille étant une prison d’état, c’était le roi qui payait les frais de détention de ses prisonniers. Ainsi, il fallait valoir la dépense que l’on faisait faire au souverain[27]. Ce ne fut pas le cas des deux escrocs Taussin père et fils embastillés en 1701. Proxénètes, prêteurs sur gage à grosse usure, ces deux hommes falsifiaient des lettres de change et soutiraient de l’argent à des parents qui pensaient, en toute bonne foi, le donner à leurs enfants. Bien que l’exempt Savery[28] reconnût que ces deux personnages étaient « les deux plus grands poisons qui soient à Paris, ne vivant que d’industrie et de filouterie[29] », ils furent relâchés rapidement. Si l’on compare leur cas avec celui de Du Hautoy enfermé la même année, une nette différence apparaît. Cet homme falsifiait également des lettres de change, faisait de faux papiers, mais ces derniers étaient en rapport direct avec l’Électeur palatin[30]. Au lieu de tromper les gens du peuple, il trompait les grands, les très grands, ce qui inquiétait manifestement l’autorité. Bien que Du Hautoy fût atteint d’une fistule à l’anus, mal qui augmentait les frais de son incarcération, on ne le relâcha pas pour autant. Puisque tous les papiers qu’il avait falsifiés n’étaient pas encore récupérés et donc que son porteur n’était pas neutralisé, il resterait à la Bastille quoiqu’il en coûte : « M. Du Hautoy ne peut pas encore être mis en liberté, et si son mal le presse, il faut le faire traiter à la B. avec le plus de soin qu’il se pourra[31]. » Le cas de Du Hautoy se rapproche de celui de Benciolini, qui, étant « assurément un imposteur des plus dangereux qui a affronté en plusieurs endroits des hommes considérables[32] », ne fut chassé du royaume et reconduit à la frontière qu’en 1715, soit huit ans après son ordre d’entrée à la Bastille. Pour en revenir aux Taussin, nettement moins dangereux pour la haute société, l’exil immédiat ne posa en revanche pas de problèmes : ils furent renvoyés dans leur province[33]. Peu semble importer au lieutenant général de police d’Argenson s’ils écument à nouveau la Gascogne : au moins ce ne sera pas au roi qu’ils porteront préjudice.

Le fripon, produit et miroir de la société

Bien connaître sa proie

Lorsque les officiers racontaient comment les fripons trompaient leurs dupes, c’était en émettant bien souvent une remarque importante[34]. Les fripons connaissaient les désirs et les faiblesses de leurs cibles et s’en servaient pour arriver à leur fin. Les dupes, pour leur part, croyaient que la personne qui leur promettait monts et merveilles leur apporterait ce qu’elles recherchaient : l’amour, un trésor, de l’argent, une réputation, la santé etc. Évoquons le cas de Desbroys, embastillé en 1724 pour sorcellerie : « Il a cru pouvoir se procurer quelques secours en faisant entendre à des personnes faibles et crédules qu’il avait des secrets pour se faire aimer, pour découvrir des trésors cachés, et pour prédire l’avenir, et il a sous ce faux prétexte abusé de leur crédulité, a tiré d’eux de l’argent[35]. » Desbroys arrivait à convaincre ses dupes qu’il avait réponse à tous les besoins, à tous les désirs, même les plus inavouables, et grâce à ce talent, il réussit à en tromper plus d’un. Cette capacité des fripons à deviner l’attente de leur proie a été bien soulignée par l’avocat Nicolas Des Essarts, qui rédigea entre 1786 et 1790 un Dictionnaire universel de Police et dont on peut lire, à l’article « Escrocs, filous, escroqueries et filouteries de toutes espèces », les remarques suivantes :

Les Filous n’ont pas étudié le cœur humain comme les Philosophes, pour en tirer des règles de conduite & de morale ; ils pénètrent tous ses replis pour en connoître les foiblesses, & pour en tirer profit. L’un aspirant à se faire une fortune brillante aux dépens des sots de toutes les conditions & de tous les rangs, réfléchit sur les habitudes attachées, pour ainsi dire, à chaque état. Lorsqu’il a découvert les passions ordinaires qui agitent un individu de telle classe, il l’attaque par l’endroit foible qu’il a apperçu. L’amour-propre flatté, caressé & exalté, est un des moyens que les Filous de la grande espèce emploient constamment […] Souples, adroits à saisir toutes les nuances qui s’offrent à leurs yeux perçans, ils ne négligent rien pour connoître les préjugés & les goûts des personnes qu’ils veulent subjuguer[36].

Ce portrait, qui laisse percer une certaine fascination, insiste à juste titre sur le talent que montraient les fripons, mentalistes et psychologues avant la lettre, en s’adaptant aux règles qui régissaient les différentes conditions sociales et en tirant profit des faiblesses qui leur étaient propres. Savoir s’adapter aux dupes permettait de tromper efficacement. Évoquant les faux sorciers, Ulrike Krampl émet à ce sujet une remarque très pertinente : « L’art de séduire, de faire espérer autrui par des promesses, révèle une vraie compétence à diriger, certes à une échelle très restreinte et localisée, les âmes et les corps des contemporains en donnant discrètement du sens aux aléas de la vie[37]. » Mais les fripons ne se contentaient pas de bien cerner le cœur humain. Ils connaissaient aussi remarquablement le fonctionnement de leur société, dont ils exploitaient les codes de conduite mais aussi les failles pour s’y faire une place et, in fine, mieux abuser leurs proies.

L’habit fait le moine : une société d’apparence qui facilite le travail du fripon

Un des grands talents des fripons consistait en leur capacité d’analyser finement et précisément la société dans laquelle ils vivaient. Connaissant bien ses particularités et ses failles, ils se servaient de ce savoir pour s’y fondre parfaitement et s’y adapter en fonction du lieu et de la compagnie qui les entourait. À cet égard, les archives de la Bastille se montrent fort éloquentes. Les dupes regroupaient des catégories de personnes assez semblables en fonction du crime du fripon. Prenons l’exemple des sorciers. Ces derniers visaient principalement des dupes faciles[38], prises dans un panel de personnes simples et peu éduquées : « on a trouvé chez Tirmont plusieurs livres et caractères et d’inventions diaboliques, dont tout l’effet consiste à profiter de la simplicité de quelques dupes[39] ». Parfois, le bouche à oreille amplifiait la réputation des fripons et jouait en leur faveur, comme ce fut le cas de ce charlatan enfermé en 1703, nommé Lully. Ce personnage avait non seulement identifié les désirs des gens, mais a également pu profiter de sa réputation naissante et grandissante, comme nous l’explique l’exempt Loir :

J’ai découvert ici, depuis quelques jours, un charlatan ridicule, qui prétend avoir des secrets merveilleux pour satisfaire les passions ou pour les guérir ; il prétend, dit-il, que la force de ses remèdes pénètre jusqu’à l’âme, qu’il sait radoucir les tempéraments les plus féroces, amortir la colère, exciter la haine ou l’amour ; il débite pour cela des poudres qui ne sentent que le pur brûlé ; mais il ne laisse pas d’en faire un assez grand débit, car il se forme beaucoup plus de nouvelles dupes qu’on n’en voit d’anciennes se détromper ; ainsi avant que chacun ait fait son expérience, et qu’un fripon soit connu pour ce qu’il est, il a fait à Paris beaucoup de mal[40].

L’officier reconnut que malgré son caractère quelque peu ridicule, Lully avait été redoutablement efficace ! Tromper les personnes de la haute société, souvent beaucoup moins naïves et crédules, était une gageure encore plus ambitieuse pour les fripons qui devaient alors redoubler d’efforts et d’imagination pour parvenir à leurs fins. En 1705, fut enfermé, après plus d’un an de fuite, un certain Doucelin d’Albaterre, qui s’était fait passer pour l’héritier de la couronne de Castille. Ce curieux personnage ne manqua pas de forcer le lieutenant général de police d’Argenson à une certaine reconnaissance de ses capacités imaginatives : « Des volumes entiers ne suffiraient pas, s’il fallait rapporter toutes ses extravagances[41]. » L’aventurier Blaud, se faisant appeler alternativement chevalier de Bon ou de Saint-Luc, ou encore Blaud, Seneuve, Couprie, Melfort, inspire la même fascination en 1741. Ce caméléon « qui a de l’esprit et qui débite bien son discours[42] » a réussi à escroquer beaucoup de monde en se faisant inviter et prêter de l’argent par « tous ceux qu’il pouvait séduire[43] ». Le lieutenant général de police, Claude Henry Feydeau de Marville, le regardait comme « un misérable dont la vie paraît être un tissu de crimes et de friponneries[44] ». Derrière ces mots sévères, perce néanmoins un soupçon d’admiration : « il paraît être un maître fripon[45] », qui a été l’auteur d’une « infinité d’impostures[46] ». En bref, ce fripon était « un des plus hardis que la terre souffre[47] ». Ceux qui prétendaient détenir le secret de la pierre philosophale eurent droit, eux aussi, à ce même respect à peine voilé. Ceux-ci, nous l’avons vu, réussissaient à abuser pour un temps le roi et la police. En 1711, un certain Troin fut embastillé pour ce crime. C’est toute une province que ce dernier aurait fait plonger dans ses filets comme le décrit le lieutenant-général de Provence, François de Grignan, qui « souhaitait tirer de l’erreur la contrée de Provence où il joue ce personnage[48] ». Troin en était même venu à tromper l’évêque de Senez. Lorsqu’il décéda à la Bastille, l’autorité fut déçue de n’avoir pu réussir à prouver son imposture : « La mort naturelle ou précipitée du malheureux fait, ce me semble, assez connaître que c’était un insigne fripon qui a mieux aimé mourir que de révéler le secret de ses friponneries[49]. » Sa disparition engendra un soulagement général, mêlé de regrets : « Enfin il ne trompera plus personne, et il aurait été seulement à désirer qu’il eût détrompé avant sa mort ceux dont il avait fasciné les yeux et séduit la crédulité[50]. » Puisque la police ne put prouver son imposture avant son trépas, ceux qui avaient cru en ses capacités persistèrent à croire en ses talents. La tromperie de hauts personnages par les fripons n’était pas, par ailleurs, sans provoquer un certain malaise. En effet, comme l’a relevé Ulrike Krampl, l’on n’osait pas traiter ces dupes renommées de la même manière que des dupes anonymes : « L’embarras devant l’implication de personnages haut placés se fait sentir aussi bien dans les affaires instruites que dans les directions des autorités[51] ».

Comme l’a bien souligné Daniel Roche, la société des Lumières était une société d’apparence, ou les codes sociaux se retrouvaient dans l’habillement et la façon de se comporter[52]. Même si certaines conceptions peuvent nous paraître aujourd’hui étonnantes voire farfelues, les hommes et les femmes du XVIIIe siècle appréhendaient la personnalité des gens avant tout sous cet angle. Benoît Garnot analyse les idées reçues sur les criminels en ces termes : « Les délinquants sont perçus par la plus grande partie de la population de manière stéréotypée […] on attribue fréquemment aux délinquants des caractères physiques qui les démarquent de la bonne société de leur temps, leur ignominie étant visible jusque dans leur apparence et inscrite dans leur chair comme la marque du Diable[53]. » Est-il besoin de rajouter que ces a priori sont évidemment faux : « Ces conceptions révèlent des peurs sociales, mais ne correspondent pas à la réalité de la population délinquante[54]. » En ce qui concerne les fripons, c’était même l’opposé qui s’imposait aux yeux de leurs contemporains, puisque ces imposteurs faisaient tout pour se fondre dans le milieu dans lequel ils cherchaient à faire des dupes et c’est ainsi que cette société d’apparence les servait de manière tout à fait providentielle. Ils prenaient tantôt des atours de comtes, de marquis, de ducs et même de rois. Le portrait qu’a brossé Catherine Samet du fripon insiste sur cette remarquable faculté d’adaptation : « Il sait jouer de tous les titres, de toutes les personnalités, de tous les costumes. La mise en scène n’a pas de mystère pour lui. C’est un excellent acteur. Il aime tromper […] [il] est un ‘‘animal social’’. Il est séducteur, stratège, politique et économiste[55]. »

Pour commettre ses méfaits, le fripon changeait non seulement d’apparence mais également de nom. Les archives de la Bastille nous apprennent à ce sujet que chaque fripon pouvait faire usage de nombreux patronymes, qu’il choisissait en fonction des milieux qu’il voulait infiltrer. Vincent Denis nous explique cette importance du nom :

Dans ces stratégies de reconnaissance, l’usage du nom et du titre mérite une attention particulière […] Le nom constitue le premier élément de l’imposteur, mais son premier capital également, puisqu’il s’agit de le faire accepter ou de le faire fructifier : par le nom, on espère gagner la reconnaissance, l’argent, les honneurs auxquels on prétend. Aussi l’imposteur, peut-être avant même d’être une silhouette avenante, est-il un nom. Il n’est jamais anonyme […] Il y a dans la prolixité à se nommer et à se faire nommer, une dimension performative essentielle[56].

Les fripons nous apprennent beaucoup de leur société, dont ils constituent de vrais miroirs puisqu’ils en reflètent à eux seuls les règles de conduite et les faiblesses. Ce constat est à rapprocher de l’analyse de l’imposteur contemporain faite par Roland Gori, professeur de psychopathologie. À ses yeux, l’imposteur est une « véritable éponge vivante[57]», ce qui fait de lui un caméléon redoutable. « Par ses emprunts aux couleurs de l’environnement » remarque-t-il, « l’imposteur témoigne d’une exceptionnelle « adaptation à la réalité » […] C’est le prototype de l’adaptation et de l’habileté sociale, le sujet idéal des façonneurs de comportements[58]. » Il va de soi que, pour certains observateurs, cette grande capacité d’adaptation des fripons les rend d’autant plus dangereux.

Le bouleversement de l’ordre social engendré par la friponnerie

Les fripons faisaient planer sur la société d’Ancien Régime une menace subtile mais bien réelle. Nous l’avons vu pour le cas de Benciolini : le lieutenant général de police d’Argenson parlait d’un homme des plus dangereux[59]. Pourquoi un individu qui ne faisait qu’escroquer de l’argent était-il à ce point un danger pour la société dans laquelle il vivait de ses friponneries ? Suivons la piste que nous ouvre Pierre Deyon : c’est l’estimation même du danger qui influence les lois. Plus le risque est grand, plus la loi sera rigoureuse : c’est « l’appréciation du risque couru par la société bien plus que le degré de responsabilité et de conscience du délinquant qui inspire la législation royale et la jurisprudence des tribunaux […] le vol est puni moins en fonction des motifs du voleur et des dommages infligés à la victime qu’en fonction du danger ressenti par le corps social dans ses hiérarchies et ses institutions[60] ». À ce titre, Catherine Samet met en lumière un fait important : « L’abus de fausses qualités est, évidemment, particulièrement mal toléré par la société d’Ancien Régime. D’abord parce qu’il remet en cause la sécurité des signatures et des contrats du système économique, mais aussi parce qu’il porte atteinte à l’honneur et, de façon générale, aux personnes. D’autant que les noblesses ‘‘natives’’ retrouvent, à l’époque de Louis XV, une certaine influence[61]. » Nous l’avons vu, les principales armes des fripons étaient leurs fausses identités et leurs fausses apparences. Se faire passer pour quelqu’un d’autre, et surtout pour un noble, entachait la véritable noblesse et portait atteinte à son honneur, vertu cardinale du second ordre. Il n’était donc pas anodin, même si cela était très répandu, de se faire passer pour ce qu’on n’était pas[62]. Les fripons créèrent une faille dans le pilier qu’était la noblesse, et, partant, dans la société d’ordres et de corps.

De la même manière, l’enrichissement facile et parfois fulgurant des fripons ne pouvait que perturber la société. Ulrike Krampl insiste sur ce danger : « Dans une société fortement hiérarchisée, faire fortune a des conséquences sociopolitiques […] l’enrichissement, par sa capacité à modifier l’assise sociale d’une personne, interfère dans l’équilibre des tensions qui organisent la société[63]. » Lorsqu’on ne possédait ni nom ni titre, une soudaine ascension pécuniaire était difficilement admise par les contemporains. Or, l’argent était un élément essentiel et déterminant dans toute friponnerie. C’était même le ressort primordial.

Un regard ambigu sur la friponnerie

Les fripons, les dupes et l’argent : un triangle amoureux

Peu importe le biais ou le chemin, il semble que la quête de tout fripon soit l’argent. Tout tournait autour de lui : il fallait se faire un nom pour pouvoir se faire recevoir, se faire entretenir pour économiser quelques dépenses et surtout, soutirer des richesses à des dupes prestigieuses ou totalement anonymes. À cet égard, les archives de la Bastille nous montrent que les femmes qui commettaient des actes de friponnerie étaient animées par ce même désir. C’est le cas de la veuve Bougie, qui, en 1753, soutira 10 380 livres à un correcteur de compte[64]. Il faut également mentionner Marie Élisabeth Charlotte Valérie de Bruls, une aventurière enfermée à la Bastille en 1761. Autrichienne, fille d’un perruquier, elle s’est enfuie de son pays pour rejoindre Paris travestie en homme. Le fil de ses mensonges et de ses travestissements s’avère difficile à suivre tant l’intéressée se montre intarissable sur ce chapitre. Ses prétendues identités furent multiples : fille d’un capitaine des gardes de la reine de Hongrie, filleule du prince Charles de Lorraine et de la princesse Charlotte, abbesse de Remiremont, veuve d’un comte de Bruls officier suisse au régiment de Vigé ou encore épouse de Favier du Tilleul. Elle multiplia l’emprunt de noms : Likinda, veuve Vasser, comtesse d’Herchond, ou encore milady Mantz. Tous ces stratagèmes n’étaient déployés que pour une finalité : l’argent. Et avec succès. Elle fut entretenue par Turin, contrôleur des guerres en Champagne, par la comtesse du Rumain, qui lui loua elle-même un appartement à l’hôtel de l’Impératrice, puis elle escroqua entre 20 000 et 25 000 livres à un joaillier. Elle réussit également à duper la comtesse de Choiseul-Meuse et l’ambassadrice de l’Empereur[65] à qui elle soutira également des espèces et des diamants. C’est une « femme extraordinaire[66] », ne pouvait s’empêcher de s’exclamer l’inspecteur Buhot. Son cas prouve, si besoin était, que les femmes étaient elles aussi capables de friponner et qu’elles subjuguaient tout autant que leurs congénères masculins, d’autant qu’on ne s’attendait pas toujours à ce qu’elles soient capables d’escroquerie.

La cupidité n’était pas l’apanage des seuls fripons et friponnes. C’est ce même appétit pour les richesses qui fait tomber bien souvent les dupes dans le piège qui leur est tendu. Cela est tout à fait significatif dans les cas d’escroquerie pour sorcellerie. Les gens étaient prêts à rétribuer une personne pour obtenir une information sur un trésor ou sur la manière de faire fortune. Comme le souligne Ulrike Krampl, si « l’enrichissement constitue le principal objet que visent les magies des faux sorciers […] les paroles prometteuses tombent rarement dans le vide car le désir de fortune semble avoir saisi la société tout entière[67]. » Il est donc intéressant de relever que ce qui rapproche la dupe de son dupeur réside dans un but similaire : « En dépit des différences de statut social, les faux sorciers partagent pleinement l’intérêt de leurs clients : réussir et s’enrichir[68]. » Imprégnée du catholicisme, la société d’Ancien Régime réprimait fortement cette soif d’argent et regardait ce penchant d’une manière extrêmement défavorable. Ulrike Krampl nous décrit ainsi le cas d’un chimiste qui fit fortune en très peu de temps et qui affichait son amour pour les richesses. Il fut décrié par tout son entourage et son attitude fut jugée inadmissible[69]. Aimer l’argent ouvertement était source de déshonneur.

L’honneur en jeu

Afin que les gains de son imposture soient les plus importants possible, le fripon devait privilégier des dupes issues du milieu où l’argent était le plus abondant et le plus facilement dépensé : la haute société. Or, dans ce milieu, il existait une valeur primordiale : l’honneur. Suivons Benoît Garnot dans sa définition de ce qu’était l’honneur au XVIIIe siècle :

L’honneur implique à la fois le respect que l’on doit à un homme ou à une femme en fonction de son statut, et les qualités qui justifient ce respect, particulièrement le courage, la droiture et la fidélité à la parole donnée dans le cas des hommes, et dans le cas des femmes la pudeur, la virginité avant le mariage et la fidélité ensuite, pour que soit préservée la pureté de sang du lignage. Les Gens sont honorés parce qu’ils sont honorables, et ils sont honorables parce qu’ils sont honorés (A. Jouanna) […] L’honneur est une composante essentielle de la personnalité sociale, sans doute même la première, et il est essentiel de le conserver et de le défendre, la perte de l’honneur constituant la pire des déchéances[70].

Il était capital pour un fripon voulant s’infiltrer dans la haute société de passer pour une personne honorable, c’est-à-dire une personne que l’on pouvait recevoir chez soi, à qui l’on pouvait faire confiance et prêter de l’argent sans crainte. Sa parole, comme celle de tout gentilhomme, devenait alors à elle seule un gage de confiance et de respectabilité. Ainsi, l’identité usurpée ou inventée, qui permettait de jouir en toute tranquillité des bienfaits de l’honneur, devait être accompagnée d’une apparence digne de cette honorabilité. Pour comprendre l’importance du comportement de l’imposteur qui souhaitait se fondre dans les apparences nobiliaires, examinons le cas d’un dénommé Roger, emprisonné à la Bastille en 1767. Roger était un soldat du régiment d’infanterie du Dauphiné qui se fit passer pour le fils de Mme de Flavacourt à qui il écrivait régulièrement. Importunée par ces lettres, celle-ci écrivit à Antoine de Sartine, lieutenant général de police, pour se débarrasser de cet homme encombrant en demandant une lettre de cachet. Il fut ainsi embastillé. Lorsque l’on étudie son cas, on observe que Roger commit deux erreurs qui empêchèrent son imposture de réussir et qui, in fine, lui furent fatales. Tout d’abord, la biographie qu’il mettait en avant correspondait mal à l’identité qu’il avait usurpée. En effet, il se voyait régulièrement contraint d’en modifier certains détails dans la mesure où il ne s’était pas suffisamment documenté sur la famille dont il se prétendait issu. En second lieu, son comportement était loin d’être celui d’une personne de haut rang comme le remarqua, à l’occasion de son emprisonnement, le commissaire Rochebrune : « Je ne dirai point qu’il est fou, mais je le trouve méchant, violent, emporté, grossier et sans éducation, et rien n’annonce qu’il soit même d’une naissance bourgeoise, n’ayant ni politesse, ni connaissance du français[71]. » Roger finit même par exaspérer les autres prisonniers au point qu’ils firent usage d’une grande violence à son égard : « Tous les prisonniers de la salle se sont ameutés, et ils étaient déterminés de le lapider cette nuit […] ce matin on n’a pu les contenir, ils ont exécuté leur dessein ; en sorte qu’ils l’ont beaucoup maltraité[72]. » Cet escroc médiocre ne s’en remit pas et mourut de ses blessures[73]. Le fripon se devait donc de rentrer corps et âme dans son personnage pour que son imposture puisse réussir. Le traitement brutal infligé à Roger s’explique aisément dans la mesure où il a abusé de fausses qualités et a prétendu être quelqu’un d’honorable, alors qu’il n’en avait ni l’apparence ni le comportement. Cependant, l’honneur ne concerne pas que l’imposteur. Il concerne aussi la dupe.

Les imposteurs étaient enfermés à la Bastille après l’envoi d’une lettre de cachet. Celle-ci était souvent réclamée par des particuliers, comme nous venons de le voir, qui demandaient l’emprisonnement d’une personne pour différentes raisons[74]. Vincent Denis nous dit ceci à propos des imposteurs : « La fréquence des lettres au lieutenant général de police, et inversement la rareté des témoignages directs, montrent dans ces affaires la volonté de mettre à distance les victimes et l’imposteur, comme si leur association était vécue comme une véritable souillure. À plusieurs reprises, des poursuites semblent avoir été abandonnées par honte du scandale[75]. » Mais quel était vraiment le motif du scandale ? Ce qui était vraiment honteux et déshonorant, c’était de ne pas avoir été plus astucieux que l’imposteur, d’être tombé dans ses filets et de se voir contraint d’avouer à tous d’avoir été dupé. Relevant le rapport entre honneur et duperie, Ulrike Krampl estime que ces deux notions s’avèrent totalement incompatibles : « S’avouer dupe revient à avouer une faiblesse sociale, aveu d’impuissance qui met en jeu l’honneur, ressource sociale de premier ordre[76]. » La seule chose qui pousserait une dupe à parler, c’est l’argent. Seul lui se montrerait plus fort que l’honneur : « En dépit du risque de mettre en jeu leur réputation, les ‘‘dupes’’ privilégient le fait qu’elles ont été dépossédées d’importantes sommes d’argent. N’avoir plus rien à perdre peut amener à parler[77]. » Elles sont d’autant plus honteuses qu’elles perdent sur tous les tableaux, à la fois leur argent et leur honneur, alors que celui qui leur a tout ravi subit pour sa part une punition qui n’en est pas forcément une. En effet, la Bastille posséderait le pouvoir de métamorphoser positivement ses hôtes, comme le souligne Monique Cottret : « La Bastille ne terrorise plus ; un court séjour donne en quelque sorte un certificat d’honorabilité[78]. » Tandis qu’un passage à la Bastille pour un fripon ne signifiait nullement la fin de sa carrière, les dupes voyaient, quant à elles, leur réputation durablement entachée. La police éprouvait beaucoup de peine à dissimuler son embarras devant l’implication des grands personnages victimes d’une tromperie[79]. Le vrai gagnant restait donc l’imposteur, qui pouvait se targuer d’avoir été le plus rusé et d’avoir prouvé à tous ses talents. Le fait est d’autant plus avéré, comme nous allons le voir, lorsqu’il s’agit d’une friponnerie partie du sommet de l’État.

La friponnerie pardonnée ? Le cas fascinant de La Jonchère

Lors du jugement des cas d’escroquerie, la question de l’exemption pouvait se poser. En effet, dans le cas des individus mineurs, on se demandait s’il ne convenait pas de les juger irresponsables de leurs actes. De la même manière, lors du jugement des personnes âgées, voire très âgées[80] on pouvait s’interroger sur leur éventuelle sénilité. Mais à la suite des 477 jugements pour escroquerie qui ont eu lieu au XVIIIe siècle, aucun accusé ne fut exempté pour ces motifs[81]. Les magistrats leur reconnaissaient en effet de telles facultés intellectuelles, qu’ils ne leur accordaient jamais la moindre décharge de responsabilité. Comme le souligne Catherine Samet, « les manœuvres nécessitent une vivacité d’esprit qui caractérise à la fois l’intention coupable et également une certaine capacité[82]. » La justice d’Ancien Régime semblait donc ne pas mettre en doute l’intelligence des fripons qu’elle jugeait et semblait même éprouver une certaine fascination à leur égard. Et, de la fascination au pardon, le pas est d’autant plus aisément franchi que le rang social du fripon est élevé.

En 1723, un cas très particulier se présenta au lieutenant général de police Marc Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson. Le 24 mai, Gérard Michel de La Jonchère est emprisonné à la Bastille. Il était trésorier de l’extraordinaire des guerres, placé sous la responsabilité du secrétaire d’État de la Guerre, Claude Le Blanc. Albert Babeau, qui a publié le journal de captivité de La Jonchère, nous éclaire sur le fonctionnement très particulier de l’extraordinaire des guerres. C’était en effet :

Une institution qui fonctionnait en dehors des règles normales. Elle s’alimentait, en temps de guerre, par des contributions levées sur l’ennemi, en temps de paix, par des revenants-bons et des épargnes de divers genres. Les trésoriers n’étaient pas astreints à rendre leurs comptes annuellement ; ils pouvaient retenir les deniers, les appliquer à leurs affaires, et les ministres, par un usage abusif, leur délivraient des ordonnances d’ajournement de compte lorsqu’ils étaient débiteurs de deux ou trois millions[83].

Pour un individu peu scrupuleux, il va sans dire qu’une telle charge était une aubaine. Les sources concernant l’affaire La Jonchère montrent qu’il en profita pleinement. Le trésorier fit fortune en très peu de temps et il acquit un hôtel rue Saint Honoré, dans lequel trônait son portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Cette soudaine ascension financière éveilla les soupçons des frères Pâris[84]qui ouvrirent une enquête et s’appliquèrent à examiner méticuleusement les comptes du trésorier. Ils purent ainsi démontrer qu’ « il avait distribué en billets la solde des officiers, pour le paiement de laquelle il avait reçu des espèces ; cette opération illicite lui aurait procuré des bénéfices illicites évalués à douze ou treize millions[85]. » Non seulement La Jonchère profita du non suivi strict des comptes, mais il se servit également des billets du système de Law pour engranger encore plus de liquidités. On comprend mieux comment il a pu rassembler une telle fortune en si peu de temps. L’affaire fit grand bruit à Paris : Edmond Barbier et Mathieu Marais ne manquèrent pas de mentionner cette surprenante affaire dans leur journal[86]. La Jonchère fut en toute logique emprisonné à la Bastille, avec le confort et les avantages que lui garantissait son rang. Il eut le privilège d’avoir en sa compagnie son serviteur, Lorange, ainsi que de quoi lire, écrire et meubler sa cellule selon ses goûts. Au bout de quatorze mois d’embastillement, il fut finalement libéré, mais déclaré par un arrêt de la Chambre de l’Arsenal « incapable désormais de tenir ni posséder aucune charge de finance et le condamnait par corps à porter au trésor royal la somme de 1 381 688 livres en espèces sonnantes[87] ». Le trésorier ne fut pas la seule personne inculpée dans cette affaire. Suspecté de malversation, le secrétaire d’État de la Guerre, Le Blanc, fut finalement acquitté grâce aux soutiens hauts placés dont il bénéficiait. Le comte de Belle-Isle, petit-fils de Nicolas Fouquet, le célèbre surintendant de Louis XIV, fit à son tour un séjour à la Bastille de plusieurs mois. En revanche, il ne fut pas acquitté comme Le Blanc, mais condamné à restituer 600 000 livres. Nous pourrions croire que ces individus peu consciencieux, ayant porté préjudice à l’honneur de l’État, aient vu leur carrière s’arrêter à ce stade. Mais il n’en est rien. Le Blanc fut à nouveau secrétaire d’État de la guerre deux ans après l’affaire. Le comte de Belle-Isle devint Maréchal de France en 1741, fut nommé duc et pair de France en 1748, ministre d’État en 1750 puis secrétaire d’État de la Guerre en 1758[88]. La Jonchère fut pour sa part promu trésorier de l’ordre royal de Saint-Louis[89] ce qui lui donnait le titre de commandeur et lui octroyait 3 000 à 4 000 livres de pension. Tout ceci passait bien sûr outre sa condamnation à ne plus être en charge du moindre compte. Bien qu’exceptionnelle par le rang social des personnages impliqués, l’affaire n’en reste pas moins éclairante sur le regard porté en haut lieu sur la friponnerie, qu’elle soit issue du ruisseau ou qu’elle prenne naissance dans les ors versaillais. Quel que soit leur crime, les fripons suscitent une perplexité mêlée d’admiration. Plus la dupe est importante, plus la friponnerie devient un exploit digne d’être célébré. Or, existe-t-il dans la société d’Ancien Régime une dupe plus prestigieuse que la monarchie ?

Conclusion

Les archives de la Bastille sont une source précieuse pour étudier les fripons et la friponnerie, phénomène qui, nous l’avons souligné, affecte toutes les strates de la société, des plus humbles, aux plus hautes sphères, et s’en prend à toutes sortes de dupes, des plus anodines aux plus prestigieuses et controversées. L’étude de ces surprenants personnages révèle aussi beaucoup des mentalités des contemporains. Ils fascinaient souvent plus qu’ils n’étaient décriés. Cette admiration, il est vrai, s’exprime la plupart du temps avec circonspection. Certaines précautions de langage prennent alors tout leur sens. Le recours fréquent à des mots à double-sens atteste du magnétisme exercé par ces « insignes fripons », expression qui parcourt nos sources, sur une France partagée entre réprobation et compréhension. En effet, la police n’est pas la seule à donner son opinion sur ces personnages : nous croisons leur chemin dans les pièces de théâtre, les traités, les romans, les correspondances, et l’iconographie. Ils semblent être omniprésents et une étude plus profonde est indispensable pour mieux cerner l’importance de ces individus et ce qu’ils ont à révéler de la société dont ils sont issus. C’est pourquoi cette analyse n’est que le commencement d’un travail bien plus vaste faisant l’objet d’une recherche doctorale en cours[90].


[1] Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, Paris, Veuve Brunet, 1762. Consultable en ligne : http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/ACADEMIE/QUATRIEME/quatrieme.fr.html

[2] Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, Veuve Brunet, 1798.

[3] Au XVIIIe siècle, un crime est une action méchante et punissable par les loix, tandis qu’un délit est un crime commis par un ecclésiastiqueDictionnaire de l’Académie française, 5e éd., op cit.

[4] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866.

[5] Il s’agit de la fin du règne de Louis XIV, où nous retrouvons encore beaucoup de cas de sorcellerie, crime toujours regardé avec beaucoup de suspicion, voire d’angoisse, à la suite de l’affaire des poisons (1679-1682) et nous nous sommes arrêtés avant la Révolution, puisque la Bastille ne comptait à cette période plus que quelques prisonniers.

[6] Ravaisson n’a pas retranscrit la totalité des archives disponibles et les motifs d’embastillement qu’il décrit ne correspondent pas toujours à la réalité des chefs d’accusations. Il faut pour cela se reporter aux archives manuscrites.

[7] Frantz Funck-Brentano, Légendes et archives de la Bastille, Paris, Hachette, 1935 ; Monique Cottret, La Bastille à prendre : histoire et mythe de la forteresse royale, 1re éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Histoires », 1986 ; Claude Quétel, L’histoire véritable de la Bastille, Paris, Tallandier, 2013.

[8] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers: police, magie et escroquerie à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll.« Collection En temps & lieux », n˚ 31, 2011 ; Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières », Politix, 74, janvier 2009, p. 11‑30 ; Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne du XVIIIe au début du XIXe siècle: la naissance de la notion d’escroquerie d’après la jurisprudence du Châtelet et de parlement de Paris durant le siècle de Louis XV (1700-1790), Paris, France, L’Harmattan, coll.« Logiques juridiques », 2005.

[9] Il s’agit des lieutenants généraux de police, des commissaires et des exempts (voir note 28).

[10] Paolo Napoli, Naissance de la police moderne : pouvoir, normes, société, Paris, Éd. la découverte, coll.« Armillaire », 2003 ; Catherine Denys, Brigitte Marin et Vincent Milliot, Réformer la police: les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009 ; Nicolas Vidoni, La police des Lumières, Paris, Perrin, 2018.

[11] Jean-Pierre Royer, Histoire de la Justice en France, du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUF, 2010 ; Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit. Pour une histoire de la police et de la justice, voir également la bibliographie d’Arlette Lebigre et de Benoît Garnot.

[12] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 11, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 405.

[13] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit., p. 32‑33.

[14] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 407.

[15] Ibidem p.409.

[16] Tous ces crimes ont été pratiqués par des hommes et par des femmes, sauf les cas concernant la pierre philosophale où seuls des hommes ont été embastillés pour ce motif.

[17] Voir note 7.

[18] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit., p. 32.

[19] Ibidem p. 32-33.

[20] Odile Roblin, L’alimentation à la prison de la Bastille au XVIIIe siècle : une culture de la table élitaire ? Mémoire de Master 2 « Histoire et cultures de l’alimentation ». Sous la direction de Florent Quellier, Université François Rabelais de Tours, Tours, 2017 p.158.

[21] Ibidem p. 72.

[22] Ibidem p. 75.

[23] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit., p. 32.

[24] La lettre de cachet laisse la décision de la liberté entre les mains des autorités. Il n’y avait donc rien de préétabli à l’avance, c’est pourquoi il existe tant de différences de durée de séjour. Les fripons ne font pas exception. Voir à ce propos Claude Quétel, L’histoire véritable de la Bastille…, op. cit., p. 441‑466.

[25] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 10, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 381‑403.

[26] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 13, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 184.

[27] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 380.

[28] Officier chargé des arrestations.

[29] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 377.

[30] Prince germanique faisant partie des sept souverains ayant pour fonction d’élire l’empereur du Saint Empire Romain Germanique.

[31] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 321.

[32] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 411.

[33] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 380.

[34] Surtout pour les affaires de sorcellerie et de pierre philosophale, comme dans le cas Tirmont (Ibidem p. 271), Troin (François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 12, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 68., voir partie II/ B/) et celui que nous allons évoquer.

[35] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 13, p. 499-500.

[36] Nicolas-Toussaint Des Essarts, Dictionnaire universel de police, contenant l’origine et les progrès de cette partie importante de l’administration civile en France, Paris, Moutard, 1786, vol. 3, p. 537.

[37] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit., p. 114.

[38] Ibidem p. 78.

[39] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 10, p. 271.

[40] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 164.

[41] Ibidem p. 243.

[42] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 15, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 118.

[43] Ibidem p. 124.

[44] Ibidem p. 126.

[45] Ibidem p. 125.

[46] Idem.

[47] Idem.

[48] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 12, p. 53.

[49] Ibidem p. 67.

[50] Ibidem p. 68.

[51] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 108.

[52] Daniel Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 1990.

[53] Benoît Garnot, Crime et justice aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Imago, 2000 p. 77.

[54] Idem.

[55] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne…, op. cit. p. 309.

[56] Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières »…, op. cit., p. 15‑16.

[57] Roland Gori, La fabrique des imposteurs : essai, Arles, Actes Sud éditions., coll. « Babel », 2015 p. 13.

[58] Idem.

[59] François Ravaisson, Archives de la Bastille…, op. cit. vol. 11, p. 410.

[60] Pierre Deyon, Le Temps des prisons, Paris, Éditions universitaires, coll. « Encyclopédie universitaire », 1975, p. 22.

[61] Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne..., op. cit. p. 223.

[62] Ibidem, p. 419.

[63] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 145.

[64] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol. 16, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 300.

[65] L’empereur du Saint-Empire Romain Germanique n’ayant pas d’envoyée féminine, il doit s’agir de l’épouse de l’ambassadeur alors en poste.

[66] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol.18, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 153.

[67] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 128.

[68] Ibidem p. 144.

[69] Ibidem p. 147.

[70] Benoît Garnot, Justice et société en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Ophrys, coll. « Synthèse histoire », 2000 p. 14.

[71] François Ravaisson, Archives de la Bastille: documents inédits., vol.19, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, p. 360.

[72] Ibidem p. 374.

[73] Idem.

[74] Telles qu’inconduite, indécence, délinquance, folie présumée, ou même pour empêcher une mésalliance : Claude Quétel, Une légende noire : les lettres de cachet, Paris, Le Grand livre du mois, 2011.

[75] Vincent Denis, « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières »…, op. cit. p. 28.

[76] Ulrike Krampl, Les secrets des faux sorciers…, op. cit. p. 64.

[77] Ibidem p. 65.

[78] Monique Cottret, La Bastille à prendre…, op. cit. p. 63.

[79] Voir note 51.

[80] L’escroc le plus âgé qui fut jugé, Alexandre André Maudaire, avait 85 ans. Catherine Samet, Naissance de l’escroquerie moderne..., op. cit. p. 442.

[81] Ibidem p. 445.

[82] Idem.

[83] Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France. Tome XXV. Un Financier à la Bastille sous Louis XV.  Journal de La Jonchère, Paris, H. Champion, 1875 p. 3-4.

[84] Antoine, Claude, Joseph et Jean Pâris étaient tous les quatre financiers. Leur fulgurante ascension leur a permis d’atteindre les plus hautes sphères politiques du royaume.

[85] Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris… op. cit. p. 4.

[86] Edmond Jean François Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XV (1718-1763) ou Journal de Barbier, vol.8, Paris, Charpentier, Libraire-éditeur, 1857 ; Mathieu Marais, Journal et mémoires de Mathieu Marais, avocat au Parlement de Paris sur la Régence et le règne de Louis XV (1715-1737), Paris, Firmin Didot frères, 1863.

[87] Ibidem p. 13.

[88] Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1995 p. 748.

[89] Ordre de chevalerie créé en 1693 pour récompenser les services rendus à l’armée.

[90] Natacha Rossignol, Fripons et friponnerie dans l’espace européens des Lumières (vers 1680- fin XVIIIe siècle) thèse en cours depuis 2017, sous la direction du professeur Edmond Dziembowski, Université de Bourgogne Franche-Comté.

 

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Une réflexion sur « Les « insignes fripons » embastillés : regards sur les coupables de friponnerie emprisonnés à la Bastille au XVIIIe siècle »

Les commentaires sont fermés.