Variations et permanences d’un modèle. L’éducation des femmes au fil des traductions du Livre des Trois vertus et du Libre de les dones, entre Moyen Âge et Renaissance dans la péninsule ibérique

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Cécile Codet

Résumé
À travers l’étude de deux des plus importantes sommes consacrées à l’éducation des femmes à la fin du Moyen Âge, cet article jette un regard sur la diversité de la littérature didactique destinée au beau sexe en péninsule ibérique entre la fin du xive et le début du xvie siècle. Le Libre de les dones de Francesc Eiximenis (ca. 1396) et le Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan (ca. 1405), deux textes d’origine très différente, y ont tous deux été traduits une première fois au milieu du xve siècle, avant de l’être une seconde fois dans la première moitié du xvie siècle, traduction qui connut alors une diffusion imprimée. Or, on peut envisager que le discours de l’auteur ait pu évoluer, sous la plume des traducteurs, selon deux critères : l’un spatial, et l’autre diachronique. Nous verrons donc en quoi, en 150 ans, le discours sur l’éducation des femmes tenu initialement par Francesc Eiximenis et Christine de Pizan a pu être adapté à de nouveaux contextes linguistiques et historiques.

Cécile Codet, UMR 5648 (CIHAM), École Normale Supérieure (Paris)
Née le 05 mars 1986, Cécile Codet prépare actuellement, sous la direction de Carlos Heusch, une thèse de doctorat intitulée « Femmes et éducation en Espagne à l’aube des Temps Modernes (1454-années 1520) ». Élève de l’ENS de Lyon de 2006 à 2010, agrégée d’espagnol depuis 2009, elle est rattachée depuis 2010 à l’UMR 5648 (CIHAM). Actuellement Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’École Normale Supérieure (Paris), elle a notamment publié dernièrement « “Queréis saber, muy noble señora” : jeux de pouvoir dans les prologues de trois traités d’éducation destinés aux femmes (fin xve-début xvie s.) », Cahiers d’Études Hispaniques Médiévales, 35, 2012, p. 243-255.
Cecile.codet@ens-lyon.fr


Introduction

            La littérature didactique destinée aux femmes ne se développe réellement en castillan qu’à partir du milieu du xve siècle, c’est-à-dire de façon relativement tardive par rapport au reste de l’Europe[1]. Des pays comme l’Italie, la France, l’Angleterre ou encore la Hongrie ont vu paraître des ouvrages de ce type tout au long du Moyen Âge, d’abord en latin, puis en langue vernaculaire. Longtemps étrangères au phénomène, les lettres castillanes vont pourtant donner naissance en l’espace de quelques années (entre les années 1450 et les années 1520, notamment), à une abondante et variée production didactique s’adressant spécifiquement aux femmes dans le but de les éduquer, de les édifier, mais aussi de les instruire.

     Si la littérature didactique s’adressant spécifiquement aux femmes ne se développe pas dans les lettres castillanes au même rythme que dans d’autres aires linguistiques, cela ne signifie pas pour autant qu’elle se construise de façon isolée et indépendante. En effet, outre l’importance que purent avoir des courants d’idée ou des thématiques particulières, quelques ouvrages étrangers, connus dans leur langue originelle ou traduits, purent également avoir une certaine influence. C’est le cas des deux œuvres qui font l’objet de notre étude dans le présent article, à savoir le Libre de les dones de Francesc Eiximenis et le Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan. Toutes deux sont de véritables sommes, qui se proposent d’éduquer toutes les femmes en fonction de la situation particulière de chacune. De même, tous deux furent connus en Castille et, plus largement, en péninsule ibérique aux xve et xvie siècles. Cependant, alors que le premier fut publié originellement en catalan aux alentours de 1396, le second fut publié en français vers 1405. De même, alors que le premier fut traduit en castillan, le second le fut en portugais. Dès lors, compte tenu de ces disparités, on s’étonnera peut-être de les trouver associés dans cette étude. Néanmoins, outre qu’ils ont été écrits à moins de dix ans d’intervalle, et qu’ils traitent d’un même sujet – l’éducation des femmes – selon une perspective, dans les deux cas, encyclopédique –, ils ont tous deux fait partie du corpus des ouvrages lus par la noblesse féminine du xve siècle espagnol, comme en témoigne leur présence dans les bibliothèques d’Isabelle la Catholique[2]. Ainsi, les échanges culturels entre le Portugal et l’Espagne étaient nombreux, et si on retrouve le Livro das Três Vertudes dans les bibliothèques d’une reine espagnole – qui, compte tenu de ses origines familiales et de son éducation, parlait et lisait le portugais –, le Carro de las donas, réélaboration castillane du Libre de les dones, a été dédié à la reine Catherine de Portugal. Les productions culturelles des deux pays s’entrecroisent donc, au rythme, notamment, des alliances matrimoniales, et, s’il faut se garder de tout amalgame, il semble légitime d’associer dans notre étude des sphères géographiques et linguistiques qui, pour être différentes, sont néanmoins unies par de multiples liens[3].

Ainsi, nous analyserons le Livre des Trois Vertus et le Libre de les dones, en mettant en perspective le discours tenu par l’auteur et les éventuelles modifications qu’y apportent les traducteurs. Étudier les traductions de ces textes permet d’envisager au moins deux critères d’évolution : un critère géographique et linguistique, d’une part, et, d’autre part, un critère diachronique. Comment les traducteurs adaptent-ils le texte qu’ils ont sous les yeux au peuple pour lequel ils écrivent, sachant que celui-ci ne partage ni la langue, ni certaines des références culturelles utilisées par l’auteur initial ? À travers les nouvelles traductions effectuées au xvie siècle, les traducteurs tentent-ils d’adapter un discours vieux de 150 ans à des temps nouveaux ?

       Ce sera donc là le cœur de notre questionnement, qui va porter, essentiellement, sur la théorie de l’éducation construite par les auteurs et réinvestie par les traducteurs[4]. Notre propos se développera en deux temps, ce qui nous permettra d’analyser les spécificités de chacun des textes et de leurs traductions respectives.

I. De traduction en réélaboration : l’empreinte du Libre de les dones sur l’éducation des femmes espagnoles.

            Le livre du théologien catalan Francesc Eiximenis, composé dans les toutes dernières années du xive siècle, marque une inflexion décisive dans l’écriture de manuels destinés à éduquer les femmes, au sens où, pour la première fois en péninsule ibérique, un livre prétend fournir à l’ensemble de la gent féminine, quel que soit son état civil ou son âge, des règles de conduite appropriées. Dès le xvie siècle, on reconnaissait le caractère novateur de cet ouvrage par rapport à ceux qui l’avaient précédé : « Sucedió a cabo de muchos centenares de años otro señalado doctor, que fue fray Francisco Ximénez, de la orden de los Mendicantes, obispo de Barcelona, el qual con paternal caridad emprendió de hecho el cargo de instruir y doctrinar a las mugeres christianas […] hizo un gran libro intitulado Libro de las donas[5].» À cela s’ajoutait la célébrité d’un auteur reconnu pour sa vertu autant que pour ses talents de polygraphe, ce qui contribua sans doute à assurer la diffusion de l’ouvrage et sa pérennité. En effet, il fut d’abord traduit en castillan au milieu du xve siècle, sous le titre de Libro de las donas[6], puis une seconde fois au xvie siècle, par un auteur anonyme qui, suite aux nombreuses modifications qu’il introduisit dans le texte originel, décida d’en changer le titre et de le rebaptiser Carro de las donas. Malgré tout, sa réélaboration témoigne de l’autorité encore accordée à la parole d’Eiximenis plus de 150 ans après la rédaction du Libre de les dones : « E pues varones tan ensalçados en letras y doctrinas y toda perfectión de bondad alabaron esta obra diziendo ser necessaria para qualquier reyno de christianos, diéronme ánimo para servir en esto a Dios por el mucho fruto que confío en él que se segu[i]rýa a los fieles christianos […][7]. » À la fois traduttore et traditore, l’auteur du Carro de las donas apporte sa pierre à l’histoire éditoriale déjà riche de l’œuvre d’Eiximenis.

A. Du Libre de les dones au Libro de las donas : la permanence d’une doctrine.

         La fidélité de la traduction proposée par les différentes versions du Libro de las donas peut être appréciée dès le prologue de l’œuvre. En effet, alors que, comme nous le verrons, le prologue du Carro de las donas fonctionne comme un espace d’expression du traducteur qui revendique les changements apportés au texte originel, le prologue du Libro de las donas est rigoureusement semblable à celui du Libre de les dones. On peut comparer, par exemple, ces deux énoncés : « Molt alta senyora, semble vostra altesa que ha plagut a la vostra devocio de diverses vegades moura a mi que yo volgues a vos ordenar algun devot tractat per a la vostra salut e per endressament de la vostra vida[8] », et « Señora muy alta, sabe la vuestra alteza que ha plazido a la vuestra devoción de me mover por muchas vezes que vos quisiese tractar un devoto tratado para salud de vuestra ánima e para endereçamiento de vuestra vida.[9] » Le traducteur du Libro s’efface donc derrière le texte qu’il traduit, dont il adopte toutes les idées sans introduire de modification notable, mises à part les éventuelles erreurs inhérentes à ce type de travail[10]. En ce sens, la première traduction castillane du Libre de les dones participe donc pleinement à la diffusion de la doctrine d’Eiximenis, qu’elle retranscrit avec fidélité.

1. De l’impossibilité de parler des femmes sans parler aux hommes et sans parler des hommes.

        Le titre du Libre de les dones peut se lire de deux façons : il ne s’agit pas tant, en effet, du livre des femmes que d’un livre sur les femmes, de même que le Libre dels ángels, du même auteur, est un livre sur les anges. Par conséquent, il est destiné, à la fois, aux femmes, mais aussi aux hommes qui doivent connaître la nature féminine, c’est-à-dire, essentiellement, les directeurs de conscience et les hommes mariés :

Avem a pro metra alguns preambols qui son generals a totes dones e necessaris a saber a elles matexes si volen coneçer llur natural condición principie e fonament de llurs bones  pacions e miseries, e axi matex serverem molt a aquellas personas qui condicions bones e vicis des dones volem saber e les volen dar doctrina e regiment e conversar degudament entra elles[11]

Par le Péché Originel, les femmes ont en effet acquis toute une série de faiblesses qui rendent encore plus nécessaire l’attachement et l’assistance des hommes. Hommes et femmes sont ainsi indissolublement liés, par les liens du sang, d’une part, puisque tout homme est né d’une femme et est « a dona apres Deu obliguat[12] », et par le lien matrimonial, d’autre part, puisque dès la Création, Dieu « provayi a cascu de matrimoni e feu los marit e muller[13] ». Liés dans la réalité, les deux sexes le sont également dans l’ouvrage, dont l’entreprise éducative concerne autant les hommes que les femmes. On trouve par exemple un chapitre qui porte sur « quin nodriment deu hom dar a infants a car », un autre sur « que deu fer aquell qui ha desalt de sa muller o qui la te letge o feya a car », ou encore sur « que deu fer l’om qui ha la muller anemoradissa a car[14]. » Il s’agit donc d’éduquer le couple, et pas seulement la femme, même si, de la demoiselle à la religieuse, les femmes auxquelles s’intéresse Eiximenis sont le plus souvent incitées à se tenir, autant que possible, éloignées des hommes.

2. L’éducation ternaire de la femme laïque.

    Après une première partie consacrée à des considérations générales sur la nature féminine, la seconde partie débute par quatre livres qui s’attèlent à définir l’éducation que doit recevoir une femme laïque, en fonction de son état civil et de son âge. Ce dernier élément est, d’ailleurs, particulièrement décisif pour celles qui n’ont pas encore atteint l’âge du mariage, que l’auteur divise en deux groupes : « infante es apellade comunament fins a x o a xii anys e de xii fyns a que la dona ha marit, se apella donzella e […] edat de maridar la donzella comensa a xviii anys e dura fyns a xxv e de aqui avant pasasi lo temps de maridar[15]. » Eiximenis prend donc soin de distinguer l’éducation donnée à la petite fille de celle donnée à la demoiselle, même s’il n’existe aucune solution de continuité entre les deux, puisque « tot so que dit es demunt del nodriment deles infantes molt pus altament deu esser entes deles donzelles.[16] » D’après le discours de l’auteur, la petite fille doit donc apprendre dès le plus jeune âge les comportements que l’on exigera d’elle tout au long de sa vie, à savoir, d’une part, la gestuelle religieuse et les prières et, d’autre part, le silence, les manières à adopter en société ou à table, la méfiance vis-à-vis du sexe opposé, etc. La jeune fille devra donc approfondir encore davantage ces comportements, mais également prendre garde à tout ce qui touche à la séduction. Cet âge étant en effet considéré comme celui de la découverte de la sexualité, le discours de l’auteur se concentre notamment sur deux points : l’éloge de la virginité et la vanité de toutes les stratégies de séduction, axes qui visent tous deux à éloigner la jeune fille du sexe opposé. La méthode conseillée pour dispenser cette éducation repose sur la coercition et la crainte du châtiment : « e sovin li deven fer gran pahor de esser faride e a veguades si u marex que la firen no per lo cap mas per la esquena e detrás able vergua[17]. » Le but de toute cette éducation est la formation de deux types de femmes : celles qui sont destinées à la virginité perpétuelle (nous y reviendrons) et celles qui sont destinées au mariage.

     Les deux livres suivants sont consacrés aux épouses et aux veuves. Celui que l’auteur consacre aux femmes mariées débute par un éloge du mariage qui ne permet pas seulement de connaître la conception qu’en a Eiximenis, mais également de mettre au jour un élément essentiel de l’éducation passé sous silence jusque là : l’apprentissage de la lecture. Citant en exemple la reine Constance d’Aragon, reine consort de Hongrie, il affirme : « Deus assi saber que la dita Regina fort consellave e aprovave que tote dona sabers letra, car deya que havia maior occasio de esser devota e de ocupar si matexa e de infomarse en tot be e de estar mes en casa e de consolarse en ses tribulacions[18]. » Bien que l’auteur affirme ici que l’opinion n’est pas de lui, il semble évident qu’il la partage. Ainsi Eiximenis, auteur ecclésiastique de la fin du xive siècle, a, vis à vis de la lecture féminine, un point de vue que l’on retrouve dans l’Institutione foeminae christianae de Juan Luis Vives[19] : la lecture n’est pas un frein à la vertu, mais, au contraire, elle peut y contribuer. Cette opinion n’est pas, à proprement parler, novatrice, dans la mesure où saint Jérôme, notamment dans la lettre à Eustochie, conseille vivement à sa  pupille de s’adonner à la lecture autant qu’il est possible pour elle de le faire[20]. Néanmoins, elle s’oppose à celle, développée également par nombre de clercs et de détracteurs du sexe faible dans le débat de la Querelle des femmes, qui veut que la lecture soit nuisible à la vertu féminine[21].

        La lecture a cependant, chez Eiximenis comme chez la plupart des auteurs qui en conseillent la pratique, une fonction essentiellement religieuse. La vie de la femme est en effet marquée par un ensemble d’obligations liturgiques et spirituelles, qui ne font que croître avec la fin de la vie maritale. Le veuvage est, du moins selon les recommandations du Libre de les dones et du Libro de las donas, un état que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire entre la vie laïque et la vie religieuse. Bien qu’elle n’entre pas dans les ordres, la veuve, délivrée de son époux charnel, doit désormais se consacrer entièrement à son époux spirituel, le Christ[22]. Bien entendu, il s’agit là de prescriptions, et rien ne dit que les lectrices d’Eiximenis aient réellement suivi à la lettre ces consignes. Néanmoins, ce livre sur les veuves est symptomatique de la pensée d’un auteur pour qui la vie religieuse reste l’état vertueux par excellence et, par conséquent, le modèle sur lequel la vie laïque doit se calquer.

3. Vie religieuse et vie laïque : deux mondes indissociables.

            La vie laïque occupe finalement peu de place dans la totalité du Libre de les dones : sur les 546 folios de la seconde partie (qui occupe donc la majorité des 564 folios du manuscrit), pas moins de 420 sont consacrés aux moniales et aux religieuses[23]. Celles-ci font donc partie des destinataires privilégiées d’un ouvrage qui, rappelons le, est néanmoins dédié à une laïque mariée. Cet apparent paradoxe permet de mêler dans un même ouvrage des préceptes destinés aux laïques et des préceptes destinés aux moniales, et surtout de faire en sorte que les premières s’imprègnent des consignes données aux secondes. La partie consacrée aux religieuses n’est en effet pas à proprement parler une règle monastique, loin s’en faut. Le propos prend d’ailleurs une tournure d’abord très générale, l’auteur développant des idées sur la religiosité féminine dans son ensemble : dans le 102e chapitre, il expose par exemple comment l’homme, et surtout la femme, doivent accorder une foi aveugle aux dogmes proclamés par l’Église, toute mise en doute devant être sévèrement punie, notamment chez les femmes[24]. Point de solution de continuité, donc, entre laïques et religieuses et, même quand l’auteur donne des consignes à ces dernières, il a à cœur d’affirmer également leur validité pour les laïques. Ainsi, le 125e chapitre expose comment l’amour charnel doit être honni par toutes les femmes, et plus particulièrement par les religieuses[25]. Cette interpénétration des mondes laïcs et religieux n’a rien d’exceptionnel, notamment sous la plume d’un auteur clérical. Cependant, c’est là un des principaux points d’achoppement entre le Libre de les dones et la réélaboration que constitue le Carro de las donas.

B. Le Carro de las donas : l’adaptation à des temps nouveaux ?

         Le Carro de las donas est imprimé à Valladolid en 1542, et, comme nous l’avons dit,  s’inspire très largement de l’œuvre d’Eiximenis – composée presque 150 ans auparavant – qu’il traduit et adapte. Un tel laps de temps n’implique pourtant pas forcément de changements idéologiques profonds, notamment en ce qui concerne l’éducation des femmes, basée sur des idées-forces qui évoluent très lentement. Pourtant, selon l’historiographie traditionnelle, cette période connaît des bouleversements, notamment intellectuels et spirituels, avec l’arrivée de l’humanisme (qui se développe dès le xve siècle en Castille), de la Renaissance et, dans le domaine religieux, de la Réforme. En outre, dans son prologue, l’auteur du Carro de las donas affirme que « se quitaron muchas cosas que él avía puesto que no eran para estos tiempos, porque ansí lo aconsejaron los letrados que avían visto esta doctrina[26]. » Ainsi, la volonté de s’adapter à de nouveaux temps, et, semble-il, à de nouvelles mœurs est clairement affirmée, et sert à justifier une partie des modifications apportées au texte originel. Il convient donc de s’interroger sur ces changements et sur les évolutions dont ils témoignent.

1. Le prologue : un espace d’expression pour le traducteur.

        Nous l’avons vu plus haut : le prologue du Libro de las donas respecte strictement celui du Libre de les dones. Il n’en est pas de même pour le (ou plutôt, les) prologues du Carro de las donas qui, de plus, s’adressent à d’autres destinataires que Sancha Ximénez de Arenós. Le prologue à la reine Catherine de Portugal est ainsi l’occasion de mettre en valeur le travail du traducteur et les évolutions qu’il a fait subir au texte, dont il modifie notamment la structure globale. En effet, la division en deux parties est oubliée, au profit de la seule division en livres. Les trois premiers traitent, respectivement, de l’éducation des vierges, des épouses et des veuves, tandis que le quatrième, « Summo bien […] trata de todo estado de hombres christianos », et porte sur les fondements de la doctrine chrétienne. Ces quatre livres sont plus directement inspirés de l’oeuvre d’Eiximenis, tandis que le cinquième, sans être véritablement une création de l’auteur du Carro, puise à d’autres sources : « [Este libro] va repartido en cinco libros, los quatro hizo este doctor, aunque yo añadí mucho en ellos, copilando y sacando dotrina de doctores muy sanctos. Copilé otro libro que trata del aparejo que el hombre christiano ha de hazer para la muerte. Todo junto se llama Carro de las donas[27]. » Les modifications qu’il apporte sont donc telles qu’un changement de titre s’avère nécessaire.

       Le texte traduit ne constitue pas, ainsi, une entité à l’autorité intangible qu’il faudrait reproduire mot pour mot. Même si la validité des enseignements d’Eiximenis n’est jamais remise en cause, l’auteur du Carro porte sur son texte source un regard distancié et critique : « el qual libro enderesçó a las mugeres christianas porque criassen bien a sus hijos […]. Aquesta es la causa por que este doctor intituló este libro a las mugeres, aunque la mayor parte del libro habla con los hombres. En este libro se encierran muy grandes doctrinas y muy cathólicas, […] para saberse regir sabia y sanctamente. En la verdad se podría llamar este libro Libro de la vida christiana[28]. » Ainsi, la réélaboration du Libre de les dones sous la forme du Carro de las donas démontre à la fois la pérennité de l’œuvre d’Eiximenis et de son autorité en matière d’éducation féminine, et, en même temps, l’indépendance de l’auteur du Carro qui n’hésite pas à amender l’œuvre de son prédécesseur et à mettre en avant ses propres apports[29]. Pour autant, on peut se demander si la doctrine a réellement changé, ou si le passage d’un livre à l’autre n’a produit que des changements superficiels.

2. Vierges, épouses et veuves : la persistance de modèles éducatifs.

            En effet, les changements apportés par l’auteur du Carro dans les livres consacrés aux vierges, aux épouses et aux veuves semblent avoir une importance relativement périphérique : « en el Libro de las casadas (que se puso algo de la christianíssima reyna de Castilla doña Ysabel y de sus hijas). En el devoto Libro de las biudas, se puso de la devota señora doña Teresa de Quiñones, muger del Almirante don Fadrique, y de doña Teresa Enrríquez, muger del Comendador Mayor don Gutierre de Cárdenas, y de otras devotas señoras[30]. » En somme, donc, l’auteur du Carro semble avoir surtout souhaité actualiser les exemples proposés par le texte d’Eiximenis, en mettant en avant des figures féminines connues de son lectorat[31]. S’il modifie le texte, c’est donc avant tout dans une démarche d’amplificatio : outre les exemples, il utilise également de nouvelles sources par rapport à celles de son prédécesseur, et ajoute à l’œuvre de celui-ci un arte bene moriendi.

            Cependant, l’auteur censure également des passages qui ne lui semblent plus convenir au lectorat du xvie siècle ou à ses propres desseins. Ainsi, des passages jugés trop misogynes sont atténués, notamment ceux où Eiximenis traite des conséquences du Péché Originel et des défauts acquis par les femmes en tant que filles d’Ève, et ce sans doute pour ne pas choquer, notamment, la dédicataire de l’ouvrage dont l’auteur espère un financement. De même, dans la mesure où l’auteur du Carro oriente davantage le destin des jeunes filles vers le mariage que vers la vie religieuse, la louange qu’Eiximenis fait de la virginité est détournée en un éloge de l’honnêteté qui doit préparer la jeune fille au mariage. En outre, dans le quatrième livre, qui reprend pourtant en grande partie le livre qu’Eiximenis consacrait aux « dones religioses », des chapitres entiers disparaissent, notamment ceux consacrés aux trois vœux monastiques[32]. Ainsi, le Carro se veut résolument centré sur la vie spirituelle des laïcs.

3. L’adaptation à une nouvelle sensibilité à travers la valorisation de la vie spirituelle des laïques.

        La disparition d’un livre spécifiquement consacré aux religieuses (dont on a vu, cependant, qu’il concernait également les laïques) est plusieurs fois justifiée dans le prologue. La première justification est d’ordre logique : « quité otras [cosas] que hablavan de los religiosos  porque en doctrinas de casados no anduviesse la de los religiosos[33]. » Ainsi, alors même que les mondes laïques et religieux étaient intrinsèquement mêlés dans le Libre de les dones, l’auteur du Carro se montre au contraire soucieux de bien distinguer les deux. Cela ne signifie nullement, bien entendu, que la religion perde de son importance dans la vie des laïcs, et le contenu même du Carro suffit amplement à le prouver. Néanmoins, cette volonté de distinguer les choses et, partant, de ne plus instaurer de comparaison systématique entre l’état laïque et l’état religieux est symptomatique d’une évolution des mentalités, comme en témoigne, par exemple, l’abondance d’ouvrages spécifiquement destinés aux laïcs mariés, notamment dans la première moitié du xvie siècle. On peut citer, par exemple, outre les dialogues d’Érasme sur le sujet, la Letra a Mosén Puche, de fray Antonio de Guevara, les Coloquios matrimoniales de Pedro de Luján, ou encore le Sermón en loor del matrimonio, de Juan de Molina[34]. Tous ces ouvrages dénotent une attention accrue portée au mariage, et donc à la vie spirituelle des laïcs en son sein. Ainsi, la doctrine destinée aux laïcs et la doctrine destinée aux religieux tendent à se distinguer, du moins formellement, et fray Luis de León, dans ce qui est peut-être le plus célèbre traité espagnol destiné à l’éducation des femmes laïques – La perfecta casada – réaffirme que la femme mariée a des obligations spécifiques qui ne sont pas celles de la religieuse, et blâme celles qui délaissent leur maison pour passer leur temps en prière[35].

            À ce qu’il considère donc comme une association invalide, l’auteur du Carro oppose une logique thématique : « Y el quinto libro se llama Memoria Eterna […] y el religioso que trasladó los quatro libros lo compuso porque le paresció que, hablando estos quatro libros de la vida del christiano, hera menester otro que hablasse de la muerte[36]. » Le cinquième livre est donc un arte bene moriendi destiné aux laïcs. Ainsi, le processus qui mène du Libre de les dones au Carro est symptomatique de l’évolution de la conception de l’éducation que l’on devait donner aux laïcs : d’abord traduit littéralement, il est ensuite adapté pour répondre aux nouvelles aspirations d’une population de plus en plus soucieuse de son édification et consciente de ses possibilités de salut, notamment au sein du mariage. Néanmoins, la doctrine dispensée aux femmes ne change guère.

II. Du Livre des Trois Vertus à l’Espelho de Cristina : l’œuvre de Christine de Pizan en péninsule ibérique.

            L’existence d’idées-forces concernant l’éducation des femmes et la permanence de certaines doctrines indépendamment de mouvements intellectuels et religieux aussi significatifs que l’humanisme, la Renaissance ou le luthéranisme ne signifie pas, cependant, que tous les auteurs aient les mêmes opinions. Ainsi, par ses points de vue sur différentes questions liées à la vie féminine, Christine de Pizan, bien que tributaire de la morale dominante dans la société qui était la sienne, élabore une œuvre dont il faut souligner les singularités. Or, de même que l’œuvre d’Eiximenis, elle a été plusieurs fois traduite en péninsule ibérique[37].

A. Deux traductions portugaises.

            Si le Livre des Trois Vertus a bien circulé en péninsule ibérique  au cours des xve et xvie siècle, ce n’est pas, cependant, sous une traduction en castillan, mais essentiellement dans une version portugaise[38]. Il y aurait, bien entendu, beaucoup à dire sur les méthodes utilisées par les auteurs respectifs de ces traductions, mais ce n’est pas là notre propos. Au-delà des problèmes de traductologie posés par ces textes, nous allons en effet essentiellement nous intéresser, tout comme dans le cas du Carro, à l’évolution diachronique du discours de l’auteur originel à travers le filtre des différentes traductions et l’apport des traducteurs.

1. Le Livro das três vertudes a insinança das damas : une première traduction portugaise du Livre des Trois Vertus.

            Le Livre des Trois Vertus a donc été traduit une première fois en portugais au milieu du xve siècle « per mandado da muito excilente e comprida de muitas vertudes Senhora, a Rainha Dona Isabel, molher do muito alto e muito excilente Princepe e Senhor, el rei Dom Afonso o quinto de Portugal e do Algarve e Senhor de Cepta[39].» Cette dernière était la nièce d’une autre Isabelle, duchesse de Bourgogne d’origine portugaise qui a probablement joué un rôle important dans la diffusion de l’œuvre de Christine de Pizan au Portugal. En revanche, on ignore si elle a fait parvenir à sa nièce un exemplaire de l’œuvre en français, traduit ensuite au Portugal, ou si l’œuvre fut directement traduite en Bourgogne, et envoyée ensuite au Portugal[40]. Il convient cependant de signaler que la cour portugaise de l’époque était friande de traductions, et que la maison d’Aviz aimait particulièrement la littérature morale. Par conséquent, on ne peut guère s’étonner que la duchesse de Bourgogne ait fait parvenir à une famille avec laquelle elle continuait à entretenir des liens étroits un ouvrage qui jouissait d’une certaine popularité dans la première moitié du xve siècle, et qui correspondait aux goûts de la cour portugaise. Par ailleurs, le Livre des Trois Vertus avait été originellement composé pour Marguerite de Guyenne, qui n’était autre que la sœur de Philippe le Bon, lui-même époux de la duchesse Isabelle à partir de 1430.

            L’œuvre de Christine de Pizan fait donc ainsi son entrée au Portugal, et, à partir de là, dans le reste de la péninsule ibérique. Si l’on ignore les détails de sa diffusion, on peut néanmoins signaler que le seul manuscrit conservé (Madrid, Bibliothèque Nationale d’Espagne, MSS 11515)  fut trouvé dans la région de Barcelone, ce qui suggère qu’il a pu appartenir à la bibliothèque du connétable dom Pedro, le frère de la commanditaire de la traduction[41]. En outre, il semble que la reine Isabelle la Catholique ait possédé un exemplaire de l’œuvre dans ses bibliothèques[42]. Ainsi, la première traduction portugaise du Livre des Trois Vertus a permis la circulation de l’œuvre en péninsule ibérique au cours du xve siècle, sous forme manuscrite.

2. L’imprimé de 1518 : un nouvel élan pour la diffusion de l’œuvre.

            De même que dans le cas du Libre de les dones, la reprise de la traduction et le passage à une version imprimée entraîne un changement de titre : du Livro das três vertudes a insinança das damas, on passe à l’Espelho de Cristina, ce qui suggère que l’auteur était déjà relativement connue puisque son prénom seul suffit à l’identifier. Cette impression est faite sous l’égide de la reine Leonor, connue pour le soutien qu’elle a apporté aux arts et aux débuts de l’imprimerie au Portugal : « She was, indeed, involved in the first printing venture in the Portuguese language through her sponsorship of the translation of the Ludolphus of Saxony’s Vita Christi, printed by Nicolas of Saxony and his partner Valentine Fernández of Moravia in 1495[43].» Le fait que ce texte ait bénéficié d’une impression relativement précoce si l’on tient compte de la date des débuts de l’imprimerie au Portugal souligne l’autorité et l’importance dont il jouissait aux yeux des souverains portugais.

            Cependant, contrairement à ce qui se produit pour le Libre de les dones, la seconde traduction n’implique pas de modifications en profondeur, même si les deux versions présentent quelques différences, notamment à partir du dixième chapitre de la seconde partie[44]. Au lieu de tenter d’adapter le texte à l’évolution des mentalités, le second traducteur se montre au contraire soucieux de revenir au texte originel. Ainsi, là où la première version présentait une traduction erronée, la seconde apporte des rectifications pour se rapprocher du texte français, ce qui suggère qu’un nouvel exemplaire de l’œuvre originelle serait parvenu au Portugal afin de permettre d’amender la première traduction[45]. À l’inverse de la démarche adoptée par l’auteur du Carro de las donas, les traducteurs du Livre des Trois Vertus n’ont nullement souhaité actualiser ou modifier le texte originel, et ce même quand cela pouvait paraître nécessaire. Ainsi, quand Christine de Pizan condamne le changement incessant des modes, elle s’attaque en particulier aux mœurs de sa nation. La traduction, en respectant le texte à la lettre, dédouane les femmes portugaises en maintenant l’intégralité de sa verve contre les Françaises : « E esto é pera as Senhoras de França, porque em outra terra nom mudam tanto seus costumes, assi os homeens como as molheres, em cada um anno, como em França[46]. »

B. La pérennité de l’enseignement de Christine de Pizan.

      Malgré l’évolution des mœurs et des mentalités, les traducteurs portugais n’ont pas éprouvé le besoin d’amender le texte de Christine de Pizan – alors que c’était l’un des principaux arguments avancés par l’auteur du Carro pour justifier ses interventions[47]. Bien que le Livre des Trois Vertus soit fortement dépendant de la morale dominante dont il prend garde de respecter les préceptes, il propose néanmoins une doctrine originale qui survit ainsi au temps et aux profonds changements idéologiques de la fin du xve et du début du xvie siècle. Les deux aspects les plus manifestement originaux du texte sont d’abord le fait qu’il ait été écrit par une femme, et ensuite qu’il soit construit sur une taxinomie qui ne se base pas d’abord sur l’âge ou sur l’état civil des destinataires, mais sur leur place dans la société.

1. Les reines et grandes dames : des modèles à imiter.

       La valeur exemplaire de ceux qui appartiennent aux rangs sociaux les plus élevés est affirmée dès le prologue : « et que ilz puissent estre a leurs subgiéz et a ceulz qui les frequentent et hantent si comme mirouer et exemple de toutes bonnes meurs, s’adrecera nostre leçon premierement a ycelles, c’est assavoir aux roynes, princepces et haultes dames[48]. » Bien qu’elle la développe ensuite de manière tout à fait inhabituelle, l’auteur semble, dans un premier temps, adopter une démarche qui s’assimile à celle des miroirs, qui se proposaient d’éduquer les plus hautes dames afin qu’elles soient imitées par le reste de la population. De même, le début de son enseignement n’a rien d’original, dans la mesure où son premier conseil porte sur la crainte et l’amour que l’on doit à Dieu. Ces deux sentiments doivent notamment empêcher les grandes dames de s’adonner aux plaisirs sensuels, à l’orgueil et à la recherche des honneurs. Le début du texte est ainsi fortement empreint de religiosité, mais l’auteur déclare rapidement vouloir s’intéresser en priorité aux femmes laïques[49], dont l’état n’est nullement incompatible avec le mérite spirituel : « La vie active est un autre estat de servir Dieu […] Si sont toutes deux de grant excellence[50]. » Bien que la primauté de la vie contemplative soit affirmée, la vie active, pour peu qu’elle soit vertueuse, peut donc conduire au salut.

     Par ailleurs, Christine de Pizan porte une attention toute particulière au rôle politique que peut jouer la souveraine ou la dame aux côtés de son mari. Par exemple, en cas de révolte populaire : « Ainsi ceste noble dame respondra tant sagement aux ambaxadeurs du peuple ou des subgiéz que ilz s’en partiront si contens que se ilz avoient devant aucune rancune, rebellion ou murmure en courage ilz seront tous pacifiéz[51]. » De même, si Christine de Pizan conseille aux grandes dames de bien s’entendre avec les clercs et les lettrés, c’est en vertu d’une préoccupation bien particulière, puisque ceux-ci, en fonction du bon traitement que leur réservera la princesse, pourront diffuser partout sa bonne réputation[52]. L’honneur tient en effet une place prépondérante dans les enseignements dispensés par Christine de Pizan, et sa préservation doit guider la plupart des comportements de la dame, qui doit notamment éviter toute relation galante. L’importance du mariage et l’obéissance due à l’époux sont également réaffirmées, et la relation conjugale est envisagée selon des modalités relativement traditionnelles. En revanche, Christine de Pizan traite la viduité sous un angle bien différent de celui adopté par Eiximenis : au lieu d’être l’âge de l’abandon des soucis mondains au profit d’une religiosité plus poussée, il s’agit, sous la plume de Christine de Pizan d’une période caractérisée par la multiplication des préoccupations et des conflits, notamment d’ordre juridique et territorial. Cette conception est, par ailleurs, sans doute plus proche de la réalité que l’idéal proposé par l’auteur catalan.

2. Une noblesse féminine aux multiples facettes.

            Tout au long du Livre des trois vertus se mêlent en effet remarques pragmatiques issues de l’observation de la réalité et consignes héritées d’une tradition morale antérieure. Cela est également sensible dans le traitement que Christine de Pizan réserve aux différents états de la noblesse. Outre les distinctions de rang, elle établit également une partition entre les dames nobles vivant à la cour et dépendant, de ce fait, d’une femme d’un rang supérieur, et les dames vivant sur leurs terres. Dans le premier cas, la plus grande tâche des dames de compagnie est de servir fidèlement leur maîtresse et de résister à la jalousie qui, si l’on en croit l’auteur, règne dans les cours féminines. Dans le deuxième cas, le texte n’échappe pas à des représentations au ton grotesque et caricatural qui peuvent rappeler certains passages de la littérature misogyne : « et plus est encore ceste coustume laide maintenue en Picardie et en Bretaigne qu’en ceste France plus pres – que on a veu maintes fois d’aucunes tant oultrecuidees que pour celle cause se prenoient aux mains en l’eglise meismes et s’entrefaisoient et disoient de grans oultrages[53]. » Ce passage, qui illustre les jalousies créées autour des préséances à l’église entre les nobles de campagne n’est évidemment pas dénué d’exagération et d’humour, deux éléments qui renforcent sa vertu pédagogique. Il s’inscrit également dans une argumentation qui vise à garantir le respect des hiérarchies sociales, que ce soit par le choix d’un vêtement approprié ou par l’attention portée aux privilèges de chacun.

            Néanmoins, la noble qui vit sur ses terres est aussi, aux yeux de Christine de Pizan, chargée de nombreuses responsabilités, y compris, et il est rare que cela soit exprimé aussi clairement, dans le domaine militaire. Elle doit en effet être capable de combattre et de se défendre, de garnir ses forteresses afin de garantir l’intégrité de son territoire, notamment en cas d’absence de son mari[54]. Christine de Pizan n’hésite donc pas à présenter l’image d’une femme guerrière. En plus de ces responsabilités politiques et militaires, la dame qui vit sur ses terres est chargée de leur exploitation et d’en garantir le meilleur rendement, notamment en dirigeant ses employés et en acquérant suffisamment de connaissances en matière d’agriculture pour pouvoir faire fructifier son domaine. Autrement dit, Christine de Pizan dépeint avant tout des femmes actives, qui, bien qu’animées par la crainte et l’amour de Dieu, ne consacrent nullement leur vie à la prière. Celles qui le font, à savoir les religieuses, sont l’objet d’un court chapitre dans la seconde partie de l’ouvrage, c’est-à-dire celle consacrée aux degrés mineurs de la noblesse. Cette situation, au milieu des autres femmes, souligne que l’auteur, même si elle prend soin d’affirmer l’excellence de leur état, n’en fait pas un modèle pour toutes ses lectrices, au contraire d’Eiximenis. Les femmes dépeintes par Christine de Pizan cherchent à atteindre la perfection et la vertu dans la vie active, et non dans la vie contemplative.

3. Le Livre des Trois Vertus et l’éducation des femmes du peuple.

            Parmi les traits originaux de l’œuvre de Christine de Pizan, on ne peut passer sous silence l’attention qu’elle porte aux femmes du peuple. Alors qu’elles représentent l’immense majorité de la population féminine, l’auteur ne leur consacre que la plus courte partie de son ouvrage. Ceci étant, elle prend soin de détailler les états, de la plus haute bourgeoisie à la pauvreté la plus profonde, fidèle à une taxinomie selon laquelle les différences sociales permettent de constituer des groupes plus unitaires que les variations d’état civil. Christine de Pizan peut ainsi délivrer un enseignement d’autant plus efficace qu’il se veut plus ciblé. Il faut, toutefois, relativiser la portée qu’il a pu avoir, dans la mesure où il est peu probable que les femmes du peuple y aient eu accès, du moins dans sa version écrite. L’auteur est d’ailleurs pleinement consciente de cet écueil, notamment en ce qui concerne les femmes de paysans et les pauvresses. Dans les deux cas, en effet, la transmission de l’enseignement reste hypothétique : « se il est ainsi que aller puist jusques a voz oreilles » et « se jusques a vostre cognoiscence peut aler[55]. » Néanmoins, penser que toutes ces femmes, malgré leur condition populaire, ont droit à un enseignement particulier, et non pas seulement de suivre celui dispensé aux nobles en tentant de l’adapter à leur situation est une démarche inédite.

       Le chapitre consacré aux prostituées est particulièrement intéressant, en ce qu’il illustre les paradoxes d’une pensée à la fois originale et tributaire de la morale dominante. Les prostituées, en effet, ne font pas l’objet d’une éducation semblable à celle dispensée aux autres états de la société. Ainsi, alors qu’à toutes, y compris aux pauvres, l’auteur tente de donner des clés pour se comporter de manière vertueuse et de façon à assurer leur salut dans l’état qui est le leur, elle n’adresse aux prostituées que des remontrances. Cet état est en effet incompatible avec la vertu et le salut, et les femmes qui l’occupent sont donc instamment priées d’en changer en se repentant de leur vie passée, dans un passage qui prend des accents de sermon. Mais si l’auteur se montre si véhémente, ce n’est pas uniquement pour des raisons morales et religieuses : c’est également, et surtout, parce qu’elle considère que les prostituées trahissent la véritable nature féminine qu’elle tient à mettre en avant et sur laquelle elle base son enseignement. Elle s’adresse en effet à elles en ces termes : « Comment puet estre ramené a tel vilté femme, qui de sa nature et condicion est honneste, simple et honteuse ?[56] » Ainsi, si ces femmes sont des pécheresses, c’est également vis-à-vis de leur propre nature, une nature féminine que Christine de Pizan tient à réhabiliter pour contrer les arguments misogynes développés notamment dans les Lamentations de Matheolus.

            C’est d’ailleurs essentiellement pour prouver que les femmes sont capables de vertu et pour les aider à mener une vie vertueuse susceptible de faire mentir leurs détracteurs qu’elle rédige la Cité des dames et le Livre des Trois Vertus. Porteur d’un point de vue différent de celui de la plupart des ouvrages destinés à l’éducation des femmes, utilisant une taxinomie originale, le Livre des Trois Vertus et ses traductions portugaises (le Livro das três vertudes et l’Espelho de Cristina) sont difficiles à classer au sein de la littérature didactique destinée aux femmes connue en péninsule ibérique entre la seconde moitié du xve siècle et la première moitié du xvie. Échappant à la morale traditionnelle tout en étant largement influencé par elle, le Livre des Trois Vertus a pu traverser le xve siècle portugais sans que son contenu doctrinal ne soit remis en cause par l’évolution des mœurs et des mentalités.

Conclusion

            Nous avons donc étudié, au fil des paragraphes qui précèdent, l’évolution du contenu doctrinal de deux des plus importantes sommes européennes consacrées à l’éducation des femmes, à travers leurs traductions successives en péninsule ibérique. Au regard du succès de ces deux œuvres[57], une première remarque s’impose quant à la perméabilité de la littérature didactique disponible pour les femmes espagnoles vis-à-vis d’autres champs linguistiques. Ce corpus ne se construit pas de façon indépendante, mais intègre des éléments exogènes venus des territoires voisins. Ces titres connaissent une certaine pérennité, dans la mesure où, pendant un laps de temps d’environ 150 ans, ils sont traduits, repris et édités, ce qui assure leur transmission jusque dans la première moitié du xvie siècle.

          Cependant, comme nous l’avons vu, les deux textes connaissent une évolution différente, puisque, alors que le contenu du Libre de les dones est largement modifié au début du xvie siècle pour aboutir au Carro de las donas, le Livro das Três Vertudes est au contraire amendé pour se rapprocher de la version originelle – le Livre des Trois Vertus –, en devenant l’Espelho de Cristina, même si, comme nous avons pu le montrer en comparant les trois textes, quelques variantes existent entre eux qui n’affectent pas en profondeur le sens du texte. Ainsi, alors que le Carro prétend être une adaptation aux temps nouveaux dans lesquels il voit le jour, l’Espelho se présente au contraire comme un retour aux sources. Le Carro consacre l’autonomie de la doctrine dispensée aux laïcs par rapport à celle dispensée aux religieux – idée présente également chez Christine de Pizan – et, partant, leur possibilité d’accéder au salut. En cela, il s’inscrit pleinement dans une époque qui voit les laïcs revendiquer un accès plus direct et plus indépendant à la religion. Néanmoins, cet ouvrage ne présente guère d’évolutions notables quant au type d’éducation proposé : la doctrine reste la même, bien que les exemples choisis aient quelque peu évolué afin d’être plus parlants pour le public du xvie siècle.

            Ainsi, cette étude, qui porte sur deux textes bien spécifiques, permet avant tout de conclure à la diffusion spatiale et diachronique, par le biais des traductions, de certaines idées-forces concernant l’éducation des femmes. Le Libre de les dones et le Livre des Trois Vertus, bien qu’appartenant à des traditions et à des époques différentes, sont ainsi transmis au public espagnol et portugais du xvie siècle sans que leur doctrine quant à l’éducation des femmes subisse de profonds changements.

Notes

[1]Pour un parcours synthétique à travers un certain nombre de textes didactiques destinés aux femmes, on pourra consulter Alice-Adèle Hentsch, De la littérature didactique du Moyen-Âge s’adressant spécialement aux femmes, Dissertation inaugurale présentée à la faculté de philosophie de l’université frédéricienne de Halle-Wittenberg, Cahors : Imprimerie A. Courslant, 1903. L’anthologie d’A. Hentch présente cependant de nombreuses lacunes pour ce qui concerne le domaine hispanique. Des ouvrages plus récents permettent néanmoins de les combler, comme l’ouvrage de Pedro Cátedra et Anastacio Rojo (Bibliotecas y lecturas de mujeres : siglo xvi, Salamanque : Instituto de la Historia del Libro y de la Lectura, 2004), les articles de Marie-Catherine Barbazza (« L’éducation féminine en Espagne au xvie s : une analyse de quelques traités moraux », in École et Église en Espagne et en Amérique latine : aspects idéologiques et institutionnels, Tours : Publications de l’Université, 1988, p. 327-348 ; « L’épouse chrétienne et les moralistes espagnols des xvieme et xviieme siècles », in Mélanges de la  Casa Velázquez, t.xxiv, Madrid, 1988). On peut également citer les ouvrages d’Isabel Beceiro Pita (« Modelos de conducta y programas educativos para la aristocracia femenina (siglos xiii-xv) », in De la Edad Media a la Moderna : mujeres, educación y familia en el ámbito rural y urbano, López Beltran, María T (ed), Málaga : Universidad, 1999 ; « La mujer noble en la Baja Edad Media castellana », in La condición de la mujer en la Edad Media, Madrid : Casa de Velázquez, Université Complutense, 1986, p. 289-314).

[2] Francisco Javier Sánchez Cantón, Libros, tapices y cuadros que coleccionó Isabel la Católica, Madrid : Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Instituto Velázquez, 1950, p. 30.

[3]C’est encore vrai pour l’aire castillane et l’aire catalane, puisque Royaume de Castille et Royaume d’Aragon sont associés à partir de 1469 avec le mariage d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon.

[4]Il ne nous appartient pas, en effet, de faire ici une étude approfondie des techniques spécifiques déployées par chacun des traducteurs de nos textes, pas plus que de mener une comparaison détaillée des traductions en question et de l’œuvre originale : les limites de ce travail ne le permettraient pas. De plus, cette entreprise a déjà été menée à bien, notamment, par les éditeurs respectifs de certains des textes sur lesquels nous allons travailler, à savoir Carmen Clausell Nácher pour le Carro de las donas et Maria de Lourdes Crispim pour le Livro das três vertudes a insinança das damas. Ainsi, ce travail ne prétend pas être un article de traductologie, mais souhaite étudier les discours tenus dans les textes originaux et les traductions que nous avons eus à notre disposition, et voir en quoi ces traductions successives rejaillissent sur la théorie de l’éducation développée initialement par l’auteur.

[5]« De nombreux siècles plus tard arriva un autre docteur remarquable, fray Francesc Eiximenis, de l’ordre des frères mendiants, évêque de Barcelone qui, avec une charité toute paternelle s’attela véritablement à la tâche de fournir instruction et doctrine aux femmes chrétiennes […] Il fit un grand livre intitulé Libro de las donas [Le livre des dames]. » Cette traduction est de mon fait, ainsi que toutes celles qui suivront, sauf mention contraire. Ainsi s’exprime Juan Justiniano, lui-même traducteur d’une autre somme d’éducation féminine qui fit date, l’Institutione foeminae christianae de Juan Luis Vives (1524, traduite en 1528). Dans son prologue, il entreprend de retracer l’histoire des ouvrages didactiques destinés aux femmes, afin de mieux souligner le caractère exceptionnel de celui qu’il s’apprête à traduire. Dans son esprit, le Libre de les dones (qu’il cite sous le titre de sa première traduction en castillan, Libro de las donas), rompt avec les ouvrages antérieurs – c’est-à-dire, antiques – tournés davantage vers l’apologie de la virginité et de la chasteté que vers la délivrance de conseils concrets et pratiques (Juan Justiniano, Instrucción de la muger christiana, Madrid : Imprenta de don Benito Cano, 1793 [1528], p. xvi).

[6] Les manuscrits du Libro de las donas qui nous sont parvenus sont au nombre de sept, mais beaucoup d’autres ont été perdus. Ils portent tous le même titre, et font tous preuve d’une grande fidélité à l’égard du texte catalan originel. Néanmoins, ils ne présentent pas tous exactement la même traduction : en effet, chaque exemplaire comporte notamment des traits linguistiques particuliers en fonction de l’origine géographique de chaque traducteur (Carmen Clausell Nacher, Carro de las donas (Valladolid, 1542). Estudio preliminar y edición anotada, sous la direction d’Alberto Blecua et Xavier Renedo, Université Autonome de Barcelone, 2005 (thèse de doctorat publiée sous format électronique. Url : http://www.tdx.cat/handle/10803/4871), t. 1, p. 7 et 10).

[7]Ibidem, p. 14. « Et puisque des hommes aussi excellents en matière de lettres, de doctrine, et d’une bonté aussi parfaite louèrent cette œuvre en disant qu’elle était indispensable à n’importe quel royaume chrétien, ils me donnèrent le courage nécessaire pour servir Dieu en cela, du fait du grand profit qui en résulterait, je n’en doute pas, pour les fidèles chrétiens. »

[8] Francesc Eiximenis, Libre de les dones, Madrid, Bibliothèque Nationale d’Espagne, INC 002019, fol. 14vº.

[9]Libro de las donas, Madrid, Bibliothèque historique des manuscrits de l’Université Complutense, BH MSS 153, fol. 1rº. Ces deux versions ont un sens très proche. Le texte castillan dit, plus précisément : « Très grande dame, votre altesse sait qu’il a plu à votre dévotion de me solliciter à de nombreuses reprises afin que je veuille bien composer pour vous un traité dévot pour le salut de votre âme et la réforme de votre vie. »

[10] L’une des plus notables est celle qui affecte le nom de la destinataire, dans la mesure où Sancha Ximénez d’Arenós devient, dans les versions castillanes, « Sancha Ramírez de Arenós » (id.). Néanmoins, il s’agit bien de la même personne dont le nom a probablement été modifié dès l’archétype qui a servi de base aux traductions castillanes, dans la mesure où elles comportent toutes cette même erreur (Carmen Clausell Nácher, Carro de las donas (Valladolid, 1542)…, t. 1, p. 7.

[11]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 18vº. Le texte du Libro est le suivant : « avemos de poner algunos preámbulos que son generales a todas las mugeres e neçesarios de saber a ellas si quieren saber e conoçer su natural condiçión, prinçipio e fundamento de sus buenas passiones e mesquindades. E eso mesmo sirve mucho a aquellas personas que deven saber las condiçiones buenas e las malas de las mugeres e les deven dar doctrina e regimento e conversar con ellas onestamente » (Libro de las donas, fol. 3rº, « Nous devons poser certains préambules généraux valables pour toutes les femmes et qu’il est nécessaire qu’elles sachent si elles veulent appréhender et connaître leur condition naturelle, qui est le principe et le fondement de leurs passions favorables et de leurs bassesses. Et cela même est fort utile aux personnes qui doivent connaître les bons et les mauvais traits de caractère des femmes et doivent leur enseigner une doctrine, les éduquer et cohabiter avec elles de manière honnête »).

[12]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 24vº. Le texte du Libro est le suivant : « a la muger después de a Dios obligado » (Libro de las donas, fol. 8rº : « il est l’obligé de la femme après Dieu »).

[13]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 17vº. Le texte du Libro est le suivant : « proveó a cada uno de matrimonio e fízolos marido e muger », (Libro de las donas, fol. 1vº : « Il donna à chacun le mariage et les fit mari et femme »).

[14]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 6vº. Le texte du Libro est le suivant : « Qué criança deve el onbre dar a sus fijos », « Qué deve fazer aquel que tiene algund descontentamiento de su muger o del que la tiene fea empero es buena  », « qué deve fazer el ombre que tiene la muger enamoradiça », Libro de las donas, fol. 12rº, 40vº et 41rº, respectivement. Ces intitulés peuvent être traduits ainsi : « quelle éducation un homme doit donner à ses enfants », « comment doit se comporter celui qui est mécontent de son épouse ou qui en a une laide mais vertueuse », et enfin « comment doit se comporter celui qui a une femme qui s’enamoure facilement. »

[15]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 28vº. Le texte du Libro est le suivant : « la niña, comúnmente es de edat de diez o doze años e de doze fasta que la muger toma marido es llamada donzella.[…] la edat de casar la donzella comiença desde diez y ocho años e dura fasta xxv e de ally adelante pasase el tiempo del casar » , Libro de las donas, fol. 12rº, ce que l’on peut traduire par « La petite fille est ordinairement âgée de dix à 12 ans et de 12 ans jusqu’à ce que la femme prenne un mari elle est appelée demoiselle. […] l’âge du mariage de la demoiselle commence à 18 ans et dure jusqu’à 25 et à partir de là, le temps du mariage est passé. »

[16]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 30vº. Le texte du Libro est le suivant : « todo lo que dicho es del criamiento de las niñas, mucho más altamente debe ser entendido de las doncellas » (Libro de las donas, fol. 14vº), ce que l’on peut traduire par « Tout ce qui a été dit de l’éducation des petites filles doit être à bien plus forte raison compris pour les jeunes filles. »

[17]Francesc Eiximenis, Libre…, fol. 28vº. Le texte du Libro est le suivant : « muchas vezes les deven poner miedo que las quieren ferir e a las vezes, si lo meresçen, que las fieran, no por la cabeça, mas por los costados detrás con palo » (Libro de las donas, fol. 12vº), ce que l’on peut traduire par « Ils doivent souvent leur faire peur en leur faisant croire qu’ils veulent les frapper et, parfois, si elles le méritent, qu’ils les frappent, non pas à la tête, mais au niveau des côtes, dans le dos, avec un bâton. »

[18]Francesc Eiximenis, Libre, fol. 56vº. Le texte du Libro est le suivant . « e devés aquí saber que la dicha santa reyna aconsejava e aprovaba que todas las mugeres supiesen leer, porque tienen mayor ocasión de ser devotas e de ocuparse e de enformarse en todo bien e de estar más en casa e de consolarse en sus tribulaciones » (Libro de las donas, fol.44rº), ce que l’on peut traduire par « Et vous devez savoir, ici, que la reine en question conseillait et approuvait que toutes les femmes sachent lire, car elles ont ainsi plus de chances d’être pieuses et de s’occuper et de connaître tout bien et d’être plus souvent chez elles et de trouver consolation dans leurs malheurs. »

[19] Juan Luis Vives, Institutione foeminae christianae, p. 83, in Opera omnia, t. iv, Valence : frères Mayans, 1782-1790.

[20] Lettre XXII, « Ad Eustochium », in saint Jérôme, Lettres, tome 1, traduction et introduction de Jérôme Labourt, Paris : Les belles lettres, 1949, p. 126.

[21] Voir par exemple le Spill ou Libre de les dones, texte publié en 1460 par le poète valencien Jaume Roig, qui dénonce notamment l’abandon des tâches du foyer par une femme désirant jouer les intellectuelles (Jaume Roig, Spill, Antonia Carré (éd.), Naples : RIALC, 2000, livre II, vers 625-653).

[22] La vie retirée et imprégnée de religiosité qu’Eiximenis voudrait voir mener aux veuves s’oppose en partie à la réalité d’un état qui, pour les femmes, signifiait bien souvent l’acquisition d’une certaine indépendance, notamment financière (voir, notamment, Emmanuelle Santinelli-Foltz, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du haut Moyen Âge, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2003). Sans doute est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle l’auteur se montre si soucieux de contraindre les actions des veuves dans les limites imposées par la religion.

[23] Nous citons ici les chiffres donnés par Franck Naccarato dans son édition du Libre de les dones (Francesc Eiximenis, Lo libre de les dones, Frank Naccarato (éd), Barcelona : Curial Edicions catalanes, 1981).

[24]Ibidem, p. 155-156.

[25]Ibidem, p. 186.

[26]« Des choses qu’il avait écrites, beaucoup furent écartées car elles n’étaient pas valable pour cette époque-ci, conformément aux conseils des lettrés qui avaient pris connaissance de cette doctrine », Carmen Clausell Nácher, Carro de las donas…, t. 2, p. 15.

[27]« [Ce livre] est réparti en cinq livres, dont quatre sont l’œuvre de ce docteur, bien que j’y aie fait beaucoup d’additions, en compilant et en extrayant des enseignements de docteurs très saints. J’ai compilé un autre livre qui traite de la façon dont le chrétien doit se préparer à la mort. L’ensemble s’appelle Carro de las donas », ibidem, p. 9.

[28]« Il a dédié le livre en question aux femmes afin qu’elles élèvent bien leurs enfants […] C’est la raison pour laquelle l’auteur s’adresse aux femmes dans son titre, bien que la plus grande partie du livre parle aux hommes. Ce livre contient des doctrines très hautes et très catholiques, des vertus écrites par les grands et saints docteurs, […]afin de savoir se gouverner sagement et saintement. En vérité, ce livre pourrait s’intituler Livre de la vie chrétienne. », ibidem, p. 8-9.

[29]Signalons toutefois que cette démarche n’est pas, à proprement parler, originale, et que beaucoup de traducteurs modifiaient le texte sur lequel ils travaillaient notamment en y faisant des additions ou, au contraire, en supprimant certains passages. C’est le cas, par exemple, de la traduction de l’Institutione foeminae christianae par Juan Justiniano (Instrucción de la muger christiana).

[30]« Dans le Livre des épouses (où l’on a mis quelque-chose à propos de la très chrétienne reine de Castille doña Isabelle et de ses filles). Dans le pieux Livre des veuves, on a écrit à propos de la pieuse dame Teresa de Quiñones, la femme de l’Amiral don Frédéric, et de dame Teresa Enrríquez, la femme du Grand commandeur don Gutierre Cárdenas, et d’autres pieuses dames », ibidem, p. 14-15.

[31] Le Carro est dédié à une reine portugaise, Catherine, épouse de Jean III le Pieux, mais aussi fille de Jeanne la Folle et de Philippe le Beau, et donc petite fille d’Isabelle la Catholique. Ses liens personnels avec le domaine hispanique sont donc forts. Plus globalement, les relations entre l’Espagne et le Portugal sont incessantes à l’époque qui nous occupe. Il n’est donc pas étonnant qu’un franciscain de langue espagnole soit le chapelain d’une reine portugaise et lui dédie un ouvrage rédigé en castillan. Celui-ci pouvait ainsi se diffuser en Espagne, mais également au Portugal.

[32]Pour avoir davantage de précisions sur ces points, on pourra consulter les p. 27 à 33 de l’édition du Carro de las donas par C. Clausell Nácher.

[33]« J’ai enlevé d’autres [choses] qui parlaient des religieux, afin que la doctrine des religieux ne soit pas au milieu des doctrines destinées aux personnes mariées », ibidem, p. 15.

[34] Le débat sur le mariage traverse, à cette époque, toute l’Europe. Les textes produits par des auteurs castillans ne sont donc que les éléments d’un mouvement plus large, comme en témoignent, du reste, les textes d’Érasme.

[35] Luis de León, fray, La perfecta casada, in Obras completas castellanas, Madrid : BAC, 1959, p. 233-242, plus particulièrement p. 237-238.

[36]« Et le cinquième livre s’intitule Mémoire éternelle, et le religieux qui a traduit les quatre livres l’a composé parce qu’il lui a semblé que, puisque ces quatre livres parlaient de la vie du chrétien, il en fallait un autre qui parle de la mort », Carmen Clausell Nácher, Carro de la donas…, t. 2, p. 16.

[37] Sur l’œuvre de Christine de Pizan et sa réception en péninsule ibérique, on peut notamment consulter : Robert B. Bernard, « The Intellectual Circle of Isabel of Portugal, Duchess of Burgundy and the Portuguese Translation of Le Livre des Trois Vertus » in McLeod, Glenda K. (éd.), The Reception of Christine de Pizan from the Fifteenth through the Nineteenth Centuries, Lewiston, Queenston, Lampeter, Edwin Mellen Press, 1991, p. 43-58 ; Renate Blumenfeld-Kosinski, « Christine de Pizan and the Misogynistic tradition », Romanic Review, 81, 1990, p. 279-292 ; Diane Bornstein, Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, Detroit : Michigan Consortium for Medieval and Early Modern Studies, 1981 ; Margaret Brabant, Politics, Gender and Genre. The Political Thought of Christine de Pizan, Boulder, San Francisco, Oxford : Westview Press, 1992 ; Liliane Dulac et Bernard Ribémont, Une femme de lettres au Moyen Âge. Études autour de Christine de Pizan, Orléans : Éditions Paradigme, 1995. Le lecteur intéressé par la comparaison de deux textes didactiques destinés aux femmes – le Livre des Trois Vertus et une œuvre publiée par un auteur castillan anonyme du milieu du xve siècle – pourra notamment lire un article de María Milagros Rivera Garretas, « La educación en los tiempos de la vida femenina. Le Livre des trois vertus de Christine de Pizan y Castigos y doctrinas que vn sabio daua a sus hijas », dans Graña Cid, María del Mar (éd.), Las sabias mujeres : educación, saber y autoría (siglos iii-xvii), Madrid : Al Mudayna, 1994. Ce ne sont là, bien sûr, que quelques titres parmi l’ample bibliographie critique traitant de l’oeuvre de Christine de Pizan. Par ailleurs, l’édition de référence pour le Livre des Trois Vertus reste celle de Charity Cannon Willard : Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus, Charity Cannon Willard (éd.), Paris : Champion, 1989.

[38] La traduction castillane de l’œuvre date en effet du xxe siècle. Il n’est pas exclu, cependant, que l’œuvre ait également pénétré en péninsule ibérique dans sa version originale.

[39]« À la demande d’une dame très excellente et très accomplie dans toutes les vertus, la reine doña Isabelle, femme du très haut et très excellent prince et seigneur, le roi dom Alphonse V de Portugal et de l’Algarve et Seigneur de Ceuta », Christine de Pizan, O livro das Tres Vertudes a Insinança das Damas, Maria de Lourdes Crispim (éd.), Lisbonne : Caminho, 2002. p. 73. Je traduis. Le texte français est, quant à lui, dédié à Marguerite de Bourgogne. Quant à la seconde version portugaise, l’Espelho de Cristina, elle a été composée « por mandado de la muyto esclarescida reyna doña Lyanor, molher do poderoso y muy manífico rey don Juan segundo de Portugal », c’est-à-dire « à la demande de la très noble reine doña Leonor, épouse du puissant et très magnifique roi dom Jean II de Portugal », Espelho de Cristina, Lisbonne : Herman de Campos, 1518, fol. 68vº.

[40]M. de L. Crispim, introduction, p. 33.

[41]M. de L. Crispim, introduction, p. 36. Selon cet auteur, l’existence d’un manuscrit du Livro dans la région de Barcelone et le fait qu’il s’agisse d’une copie de la seconde moitié du xve siècle suggèrent que celle-ci a pu appartenir au connétable dom Pedro, neveu d’Isabelle de Bourgogne avec laquelle il entretenait des relations étroites. L’auteur cite plusieurs arguments à l’appui de cette affirmation, notamment la présence, dans l’inventaire de la bibliothèque du connétable mené en 1922 par Vasconcelos, d’un Livro das Virtudes.

[42] La présence de cet ouvrage dans les bibliothèques d’Isabelle la Catholique est attestée par plusieurs auteurs, notamment Sánchez Cantón qui le cite sous le titre De las tres virtudes para enseñamiento de las mujeres, sans préciser s’il s’agit effectivement de la dénomination mentionnée par les inventaires (Francisco Javier Sánchez Cantón, Libros, tapices y cuadros que coleccionó Isabel la Católica, Madrid : Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Instituto Diego Velásquez, 1950, p. 30). De même, Cristina Segura Graíño, note que : « En la biblioteca de la Reina Isabel, había por lo menos un libro de Pizan, El libro de las tres virtudes. No se sabe si Isabel fue, o no, lectora de esta autora ; sólo que tenía interés cultural por las nuevas ideas », ce que l’on peut traduire ainsi : « Dans la bibliothèque de la reine, il y avait au moins un livre de Pizan, le Livre des Trois Vertus. On ignore si Isabelle fut, ou non, une lectrice de cet auteur ; elle manifestait simplement un intérêt culturel pour les idées nouvelles » (Cristina Segura Graíño, « Las mujeres en la época de Isabel I de Castilla », Anales de Historia Medieval de la Europa Atlántica, 1, 2006, p. 161-187, plus particulièrement p. 177).

[43]« Elle prit part, de fait, à la première impression en langue portugaise à travers le soutien qu’elle apporta à la traduction de la Vita Christi de Ludolphe de Saxe, imprimée par Nicolas de Saxe et son associé Valentin Fernández de Moravie en 1495 », Charity Cannon Willard, « A Portuguese Translation of Christine de Pisan’s Livre des trois vertus », PMLA, 1963, p. 460.

[44]On trouvera davantage de précisions sur les différences existant entre les versions du texte dans l’introduction de M. de L. Crispim à son édition du Livro, plus précisément p. 58-60.

[45] C’est, notamment, l’une des hypothèses formulées par M. L. Crispim, op. cit., p. 35.

[46] Christine de Pizan, O Livro das três…, p. 246. Le texte français dit en effet : « Et cecy est quant aux dames de France, car es autres païs se tiennent plus longuement communement les coustumes qu’ont tant hommes comme femmes en leurs abillemens non mie changent d’an en an comme cil », Christine de Pizan, Le livre des Trois Vertus, Charity Cannon Willard (éd.), Paris : Champion, 1989, p. 159. L’Espelho de Cristina présente la version suivante : « Esto he quanto aas molheres de França, porque nas outras terras comunalmente se teem aos costumes antigos e non mudam traios cada ano » (Espelho…, fol. 24vº).

[47]Au-delà des déclarations de l’auteur du Carro, ces différentes politiques en matière de traduction peuvent être dues à de multiples facteurs, notamment l’élaboration, au cours du xve siècle, de différentes théories de la traduction.

[48] Christine de Pizan, Livre des Trois Vertus…, p. 9. Le texte du Livro est le suivant : « que eles possam seer, a seus sobditos e a todos os que a eles ham esguardo, espelho e enxempro de bõõs costumes, se adarençará a nossa liçom primeiramente aas Rainhas e princesas e outras Senhoras », C. de Pizan, Livro das três…, p. 78. Dans l’Espelho, on peut lire : « que elles possam seer a seus súbditos e a todos que a elles ham esguarda bom espelho e exemplo de boos costumes, a elles se aderençara nossa lyçam, primeiramente aas raynhas, princesas e grandes senhoras » (Espelho…, fol. 1rº).

[49] De fait, elle consacrera un chapitre de sa seconde partie aux religieuses, mais sans entrer réellement dans le vif du sujet, ne se sentant guère légitime pour proposer une règle de vie monastique.

[50]Christine de Pizan, Livre des Trois Vertus…, p. 24. Le texte du Livro est le suivant : « A vida activa é um outro estado de servir a Deos […] ambas som de grande merecimento », C. de Pizan, O Livro…,  p. 96. Dans l’Espelho, on peut lire : « A vida autyva he huum outro estado de servyr Deos […] E ambas sam de grande merecymento » (Espelho…, fol. 4vº).

[51] Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus…, p. 32. Le Livro dit : « esta Senhora responderá tam docemente aos embaixadores do povoo e os fará de sua palavra assi contentes, que toda sanha ou rebeliom que trouverem em seu coraçom será apaceficada »,  C. de Pizan, O Livro…, p. 106. Dans l’Espelho, on trouve la formulation suivante : « E assy esta senhora responderá tam doçemente aos embayxadores do poboo e os fará de sua pallavra assy contentes que toda assanha ou rebeliom que trouverem em seus coraçoões será apaçeficada » (Espelho…, fol. 6vº).

[52]Livro, p. 143.

[53]Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus…, p. 161. Le texte du Livro est le suivant : « E este maao costume se usa mais em Picardia e em Bretanha que em outras partes de França, mais acerca de Paris, que muitas vezes foi visto que a muitas daquelas molheres, que assi som prosuntuosas por estas cousas, andam aos cabelos e jogam as punhadas em a egreja meesmo e se desonram e dizem muitas maas palavras !», C. de Pizan, O Livro…, p. 248. Dans l’Espelho, on trouve la formulation suivante : « E este he hum feo costume mantheúdo em Picardia e em Bretanha tanto que  se va o tomarense aas maos e se dizerem pallavras soberbosas dentro na ygreja » (Espelho…, fol. 34vº).

[54]Livro…, p. 238.

[55]Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus…, p. 218 et 221. Le texte du Livro est le suivant : « se assi é que ir possa ataa vossas orelhas » et « se ataa vosso conhecimento pode ir  », C. de Pizan, O Livro…, p. 303 et 306. Dans l’Espelho, on peut lire : « Reteem de nossa liçam e fazeem lhe caminho como possa chegar a vossas orelhas » et « se pode chegar a vosso conhecymento » (Espelho, fol.67 rº et  67vº).

[56]Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus…, p. 212. Le texte du Livro est le suivant : « porque é simpreza e honestidade de molher tornada em vós em semelhante rapazia ?», C. de Pizan, O Livro…,  p. 297. Dans l’Espelho, on peut lire : « porque he a simpreza e honestydade das molheres tornada em vos tam fea vylleza ? » (Espelho…, fol. 65vº).

[57] Outre les sept manuscrits du Libro de las donas qui nous sont parvenus et ceux – nombreux – qui ont existé mais ont disparu au cours de l’histoire, le Libre de les dones a fait l’objet d’une première impression catalane en 1495. Le Carro de las donas, lui-même plusieurs fois réédité, témoigne par ailleurs du succès du Libre dont il s’inspire. Quant au Livre des Trois Vertus, il fut plusieurs fois imprimé en français à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle (1497, 1503 et 1536), et est également conservé, dans sa version originale, dans 21 manuscrits. La version portugaise, nous l’avons vu, est moins représentée, ce qui ne signifie pas, toutefois, qu’elle ait été moins diffusée.