Sur la ligne de partage des eaux entre histoire et fiction : le nom propre.

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Patrick Boucheron

Résumé
L’article proposé ici ressemble à des notes personnelles prises afin de progresser dans une réflexion sur la place du nom propre. En effet, l’objectif est de nous interroger sur nos pratiques d’historien en prenant comme objet d’étude le nom propre et la légitimation de son utilisation par les historiens et par les littéraires. Utiliser le nom propre a très longtemps été l’apanage de l’historien, constituant ainsi une sorte de « digue » à sa tentation littéraire. Et c’est la solidité de cette digue qui peut aujourd’hui être remise en cause.

Patrick Boucheron a enseigné l’histoire du Moyen Age à l’École normale supérieur de Fontenay/Saint-Cloud et à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne où il est actuellement maître de conférences HDR. Ses domaines de recherche sont l’Italie médiévale ainsi que l’écriture de l’histoire aujourd’hui. Parmi ses récentes publications : BOUCHERON Patrick, Faire profession d’historien, Paris, PUPS, 2010 BOUCHERON Patrick, L’entretemps, conversations sur l’histoire, Paris, Verdier, 2012.


 

Avez-vous lu « L’illusion biographique » de Pierre Bourdieu ? Oui, sans doute — car il serait du plus mauvais genre d’avouer qu’on ignore une référence devenue totémique en sciences humaines. Totémique, c’est-à-dire : brandie sans y penser, comme une marque d’appartenance aux mots de la tribu. Dès lors, à force d’en avoir entendu parler, ou plus exactement à force d’avoir entendu proférer ces deux mots magiques, vous avez peut-être fini par croire — selon un enchaînement dont Pierre Bayard a décrit l’implacable logique — que vous saviez ce qu’ils recouvraient, donc qu’il était inutile d’aller le vérifier, donc que vous aviez déjà lu le texte dont elles étaient le nom [1]. Qu’est-ce en effet qu’un titre devenu célèbre, sinon le nom propre du texte qu’il désigne et finit par remplacer ? Pierre Bourdieu avait le génie des titres. Voici pourquoi certains se croient autorisés à feindre de le discuter sans le lire, simplement en combinant les titres de ses textes comme des énoncés fictifs.

Mais si l’on prend la peine de lire ce bref article qu’est « L’illusion biographique » on se rend compte que, comme souvent chez Bourdieu, un titre très général cache un texte singulier, cinglant, hasardeux, qui repose en grande partie sur une aventure de lecture [2]. En l’occurrence ici celle du linguiste Saul Kripke dont le maître livre Naming and Necessity avait été traduit en français en 1986. Il y désignait le nom propre comme ce qui constitue une identité sociale constante et durable, désignant l’être social de manière rigide par delà la rhapsodie des sensations [3]. À chaque moment de son existence, un individu pourrait devenir autre qu’il est, et pourtant son nom propre le ramène à l’invariance obstinée de ses devenirs possibles. Voici pourquoi l’histoire a toujours affaire avec l’arrogante souveraineté du nom propre. Car même lorsqu’elle se situe « dans l’entre-deux de l’observation singulière et du concept universel » pour désigner des catégories sociales, elle est amené à manipuler ce que Jean-Claude Passeron a appelé un « semi nom propre. » [4]

Voici plusieurs années sans doute que, de manière sourde d’abord et plus consciente désormais, la question du nom propre inquiète mon propre travail d’historien. J’ai tenté récemment de l’expliciter davantage dans le chapitre d’un livre où, à partir d’un court texte relatif à une prédication de François d’Assise à Bologne en 1222, je suggère la manière dont l’irruption brutale du nom propre met le feu aux poudres et provoque le grand embrasement des interprétations. Commenter revient alors pour l’historien à s’imposer des exercices de lenteur, à patiemment tenter de circonscrire l’incendie du sens, à « neutraliser la force même du nom qui, à peine prononcé, saint François, se fraye un chemin dans le dédale de la mémoire, altier, souverain, incontrôlable. » [5] Ce qui est en jeu ici est bien la manière dont l’historien doit rendre raison à sa tentation littéraire, en prenant en charge cette poétique de l’histoire définit par Jacques Rancière comme « l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie. » [6]

Voici pourquoi j’ai le sentiment de n’avoir jamais été aussi intensément historien qu’en écrivant Léonard et Machiavel (Verdier, 2008). Car si Yannick Haenel souhaitait, dans Jan Karski « faire advenir son nom propre » [7], j’avais dans ce petit livre incertain l’intention inverse : éteindre le nom de Machiavel, par la confrontation avec un autre personnage lui rendre une contemporanéité — c’est-à-dire une qualità dei tempi — qui permette à la fois de neutraliser (ou plutôt de contrôler) les effets de ce nom propre qui filent jusqu’à nous et de constituer ces effets, cette puissance d’actualisation, comme l’objet même de l’opération historiographique [8].

La fiction manipule désormais des noms propres, de manière plus ou moins délicate — celle de Yannick Haenel l’était à mon sens plus qu’on a bien voulu le dire, mais elle a pu apparaître à certains trop raffinée par rapport à la dignité et la simplicité d’un livre comme Hammerstein de Hans Magnus Enzensberger [9]. L’adaptation théâtrale du Jan Karski de Haenel que donna Arthur Nauzyciel pour le festival d’Avignon en juillet 2011 dramatisait avec beaucoup de justesse la puissance proprement scandaleuse d’un roman qui se donnait pour titre le nom propre d’un personnage historique. Car tout est là, en somme — et le titre même du spectacle « Jan Karski (mon nom est une fiction) » l’exprimait avec tact. Quelque soit le scrupule de l’écrivain, cette opération est toujours violente, comme le reconnaît avec ironie Olivia Rosenthal. « Entrer dans la vie des autres. S’insinuer dans leur parole et dans leurs pensées, se mettre à leur place. Parler à leur place. Penser à leur place. Leur dérober leurs récits. On ne devrait pas avoir le droit. On devrait même être condamné pour cela. » [10] Cet exorbitant privilège du survivant — que Jean-Paul Sartre ramasse en une formule célèbre dans la préface à L’idiot de la famille  : « on entre dans un mort comme dans un moulin » [11] — l’historien l’envisage sans doute avec moins d’ironie que la romancière, engoncée qu’il est dans son indécrottable esprit de sérieux. Car il en va de la « part du mort » de Michel de Certeau, de cette manière qu’a le discours historique de contenir la parole des autres.

Mais ceci, la littérature aussi le donne à lire. Voici Barthélemy Prunières, l’érudit, l’homme des traces, surpris par la tourmente au premier passage du Causse de Pierre Michon. Il meurt en se souvenant d’une phrase « simple et belle » qu’il avait jadis prononcée à un congrès d’archéologie : « Tous ces os avaient été blanchis par la pluie, la rosée et la neige. » [12] Nous sommes en 1870, et c’est à partir de ce dernier affleurement du long Moyen Âge (« le temps d’avant les tracteurs », comme il l’écrit dans ses Vies minuscules) que Pierre Michon entreprend l’archéologie de ce que c’est qu’écrire au Moyen Âge. Il m’arrive de faire lire aux étudiants cette traversée pour leur faire ressentir, d’un coup, ce qu’expriment lourdement des mots pâteux en bouche comme « scripturalité ». La littérature face à l’histoire, c’est d’abord simplement cela : une manière de gagner du temps. Et puisqu’il s’agit ici d’aller vite, passons le neuvième passage du Causse, qui clôt le récit. Après avoir déroulé le millénaire médiéval, sauté à pieds joints sur 1793, nous voici à nouveau dans notre siècle, avec Edouard Martel, explorateur et spéléologue. C’est en légendant simplement un de ses dessins que lui est révélée la beauté du dire. « Il se relit et goûte un pur bonheur. Il se dit que c’est un beau métier que le métier de scribe. » [13]

Qu’est-ce donc que se faire le scribe d’un personnage et d’ainsi écrire sa Vie écrite, surtout lorsque, comme c’est le cas de la Thérèse de Lisieux de Philippe Artières, elle fut, par avance, écrite [14] ? Telle est l’interrogation que suscite, aujourd’hui, ce que j’ai proposé d’appeler la tentation littéraire de l’historien [15]. Car voici le dilemme : la solidité supposée d’un nom propre servit longtemps de digue pour protéger le récit historique des débordements de la fiction. Stendhal, dans la Chartreuse, invente Fabrice et convoque Napoléon. Du premier, il est le maître, du second l’esclave — au sens où les connotations de ce nom propre sont à la fois entièrement prévisibles et résolument incontrôlables. Et Pierre Michon, dans les Onze, les nomme un à un — « Vous les voyez Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite » — puis les décrit — « Invariables et droits. Les Commissaires » [16] — mais pas Robespierre. On ne présente pas Robespierre, il suffit de laisser aller son nom, droit devant. Seulement voilà : lisez Jan Karski, lisez Lermontov. Et si la digue du nom propre était en train de lâcher ?

Notes

[1] Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit, 2007.

[2] Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.

[3] Saul Kripke, La logique des noms propres [1972], trad. franc., Paris, Minuit, 1986.

[4] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p.163.

[5] Patrick Boucheron, L’entretemps. Conversations sur l’histoire, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 70.

[6] Jacques Rancière, Les Noms de l’Histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, 1992, p. 21.

[7] Entretien avec Bernard Loupias, Le Nouvel Observateur, 27 août 2009, cité dans Patrick Boucheron, « “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 65-2, mars-avril 2010, p. 441-467 : p. 449.

[8] Etienne Anheim, « Le nom Machiavel », Médiévales, 57, 2009, p. 151-159.

[9] Hans Magnus Enzensberger, Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande [2008], trad. franç., Paris, Gallimard, 2010.

[10] Olivia Rosenthal, « La zone d’inconfort : s’emparer de la vie des autres », dans Les Assises internationales du roman 2008. Le roman, quelle invention ! Le Monde/Villa Gillet, Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 399-406 : p. 399.

[11] Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, 1971, rééd., 1988, vol. 1, p. 7 (« Préface »).

[12] Pierre Michon, Mythologies d’hiver, Verdier, Lagrasse, 1997, p. 42.

[13] Ibid., p. 88.

[14] Philippe Artières, La vie écrite. Thérèse de Lisieux, biographie, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[15] Patrick Boucheron, « On nomme littérature la fragilité de l’histoire », Le Débat, 165, 2011, p. 41-56.

[16] Pierre Michon, Les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 43.