Vocations d’historiens « de terrain » La quête d’une « Science historique appliquée » : des Combats pour l’Histoire de Lucien Febvre au fleurissement des nouvelles filières culturelles.

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Sylvain Hilaire

Résumé
Lucien Febvre questionnait déjà dans la première moitié du XXe siècle le rôle de l’histoire ainsi que la manière dont cette discipline devait être traitée. La diffusion de l’histoire culturelle portée en grande partie par la revue des Annales a considérablement modifié le métier d’historien. A partir des travaux de Febvre, cet article pousse encore davantage la réflexion : existe-t-il un terrain d’application pour l’histoire ? Cette question revient à s’interroger sur la fonction et le rôle social de l’historien, ainsi que sa place dans le débat public. Qui sont les vrais historiens de terrain ?

Historien et spécialiste des jardins et des paysages, Sylvain Hilaire dirige actuellement le centre de ressources du musée de Port-Royal des Champs.


C’est en forme d’essai et de témoignage que je me propose ici d’aborder une question simple, au premier abord assez convenue, mais qui n’est pas aussi anodine qu’elle paraît, bien au contraire, puisqu’elle renvoie à de prégnants enjeux de société, dont certains éléments affleurent ces derniers temps de diverses manières aux premiers plans de l’actualité médiatique.

Je ne prétendrai donc pas ici apporter une réponse définitive à un sujet bien trop vaste et complexe pour un seul homme et pour le cadre de cet article. Nous essayerons d’en explorer cependant les principaux aspects, et de cheminer, le plus honnêtement et librement possible, dans la réflexion sur un sujet si ardu, qui touche à l’historiographie même de la discipline historique, mais plus largement à son inscription dans le champ du savoir humain, ainsi qu’à son rôle dans l’évolution des sociétés modernes.

Cette présentation a été conçue comme proposition préalable à un cycle de rencontres et de débats entre universitaires et citoyens, ayant pour objet l’Histoire et le métier d’historien, que nous souhaitons développer à terme entre le musée de Port-Royal, son centre de ressources et d’interprétation, et le monde universitaire, en particulier avec les étudiants et chercheurs de l’Université Versailles Saint-Quentin.

Pour l’heure, la question qui nous occupe se résume en quelques mots : qu’est ce qu’un « historien de terrain » ? Ce point d’entrée problématique amène très vite à un ensemble de variantes et ramifications, dont la branche principale se résumerait ainsi : existe-t-il une « science historique appliquée » ? Et si oui, quelle est-elle ?

Ces questions pourraient encore presque surprendre, si elles ne renvoyaient de nos jours à des fonctions et réalités professionnelles extrêmement variées, qui tiennent dès lors à l’évidence : depuis les incontournables métiers du patrimoine – entre services culturels, musées, archives et bibliothèques – jusqu’aux historiens reconvertis du secteur privé, et leur participation à l’expression d’une certaine « culture d’entreprise », se fondant sur la valorisation des ressources internes, qu’elles soient humaines, documentaires, ou « stratégiques », en termes de marketing et de communication. Dans l’ensemble de ces cas, le savoir-faire de l’historien est exploité comme un socle technique permettant diverses spécialisations professionnelles. Son savoir acquis est quant à lui valorisé comme une forme supérieure de « culture générale », qui n’est d’ailleurs généralement plus tout à fait partagée parmi les différentes élites de la société. Ce dernier constat est à double tranchant pour l’historien : il peut lui procurer un avantage indéniable pour accéder à un certain niveau de reconnaissance et d’influence décisionnelle, ou à l’inverse le marginaliser dans une forme d’incompréhension, voire d’inadaptation d’ordre culturel. Mais n’est-ce pas autre chose qui se cache derrière cette acception d’historien de terrain, qui n’est pas du seul ressort d’une carrière universitaire et professionnelle, aussi maîtrisée et brillante soit-elle ?

Cela nous amène à considérer le cadre plus général d’un changement sociétal qui se manifeste clairement depuis une dizaine d’années, dans lequel chaque individu est amené à se positionner, et peut-être l’historien, par la nature même de sa pratique, plus que tout autre. En effet, l’inflation technologique et informationnelle qui caractérise le monde moderne, ses prédispositions pour le règne de l’éphémère et de l’instantanéité, ainsi qu’une certaine évanescence mémorielle – qu’elle soit informatique ou cognitive – qui semble l’accompagner, ne sont a priori pas très favorables à la pratique traditionnelle de l’historien, qui privilégie encore l’approche du temps long et la perspective dite « monographique », malgré un élargissement notable de ses champs d’étude du côté de « l’histoire immédiate ». Nous pouvons cependant facilement prendre le contre-pied et dépasser ce premier argument d’incompatibilité, car les compétences de l’historien y apparaissent au contraire avec d’autant plus de valeur et de relief, lui procurant même une nouvelle opportunité – qui tend pour certains à sa « responsabilité sociale » – de jouer un rôle moteur dans les processus d’affirmation de la conscience, et même de l’action collective.

Dans ce cas, malgré les premiers aperçus du large éventail des débouchés professionnels offerts à ses praticiens, le premier « terrain naturel » de l’historien ne serait-il pas plutôt celui de la sphère publique, qui englobe indistinctement les champs du politique, du culturel et de l’expression citoyenne ? [1]

Une telle disposition, si elle reste à justifier fondamentalement, semble se vérifier dans les faits. Il n’est plus guère de tribune publique où l’on convoque l’Histoire et l’un de ses porte-paroles attitrés. Mais à y regarder de plus près, elle exprime plutôt une forme de dérive et de dénaturation de la discipline et de ses praticiens, comme le montre le phénomène de médiatisation de l’histoire, [2] qui propulse régulièrement au devant de la scène publique des figures d’historiens plus ou moins autoproclamés. Il ne s’agit pas de dire que l’historien de métier est seul habilité à parler d’Histoire. Surtout pas ! Mais n’est pas historien qui veut. Dans ce cas la question est de savoir quel rôle précis est amené à jouer l’historien professionnel dans ce contexte de société. Car au-delà d’une certaine utilisation consensuelle de sa « parole d’expert », de la caution intellectuelle qu’il peut être amené à délivrer pour justifier certains choix institutionnels ou les derniers sujets brûlants de l’actualité, « l’honnête historien » – pour réutiliser un certain idiome du français classique – est en proie à un positionnement difficile. Il est certes loin d’être le seul spécialiste à se trouver déconcerté, parfois révolté, face à un exercice de style imposé, et qui relève souvent de l’artifice démagogique, dénotant une superficialité de contenu aussi ostentatoire que mensongère.

Mais tous les historiens n’ont pas vocation à être confrontés à une telle exposition médiatique et une instrumentalisation de leur prise de parole publique, loin s’en faut. Même si internet, les nouveaux réseaux sociaux et leurs relais d’opinion en ligne, proposent de nouvelles modalités d’expression et d’engagement dans la vie publique, et malgré l’actuelle montée en puissance des questions historiques et mémorielles, les données du problème de positionnement de l’historien ne semblent pas changer fondamentalement. A la source de ces enjeux se trouve souvent une certaine revendication de l’identité et de la mémoire collective, qui n’est généralement pas sans arrières pensées et instrumentalisations politiques. On le voit bien dans l’actualité des débats français et européens, et leurs enchevêtrements d’histoires et de cultures bigarrées, qui ne restent que partiellement « métissées ». Elle traduit en particulier la montée en puissance des « lois mémorielles », qu’elles soient celles d’un héritage esclavagiste pas si lointain, du passé inconciliable d’une Espagne franquiste, ou du débat encore brûlant sur le génocide arménien entre la France et la Turquie. Dans ces situations, dans le meilleur des cas, l’historien n’est convoqué qu’à titre consultatif pour tenter d’arbitrer les positions des partis opposés et leurs lectures divergentes de l’Histoire. La plupart du temps, malgré quelques belles intentions affichées, l’expertise de l’historien est dévoyée, pour ne pas dire purement et simplement ignorée. Cette intégration de l’apport et du savoir de l’historien n’est donc souvent que de façade. Pour certains, elle garde cependant encore le mérite de lui reconnaître un rôle, dirait-on « distinctif ».

Cet état de fait, s’il n’est pas – répétons-le – un traitement de faveur réservé aux seuls disciples de Clio, repose néanmoins de manière d’autant plus aiguë la question de la fonction et du rôle social de l’historien professionnel. Ainsi, malgré la diversité des formations, des débouchés, et des perspectives de carrières existantes, malgré sa relative intégration dans la vie publique de la Cité, la question du terrain d’application de la science historique reste néanmoins lancinante, comme si elle n’avait encore trouvé qu’une réponse partielle et inachevée.

Cela nous amène à aborder notre dernier axe problématique, non des moindres, qui touche au terrain de la recherche en Histoire et à ses modalités d’application. Cette quête opératoire d’une « science historique appliquée » s’est amplifiée ces dernières années. L’un des meilleurs exemples français du genre se trouve justement dans l’ouest parisien, et à Saint-Quentin même, autour du jeune laboratoire d’excellence dénommé Patrima, et sa nouvelle Fondation des sciences du patrimoine. Ce type d’expérience illustre l’évolution fondamentale de la discipline historique dans un contexte général de sociétés de plus en plus interdépendantes et globalisées. Pour le domaine français, c’est dans le sillage de l’anthropologie historique, mais surtout avec le développement plus récent de l’Histoire culturelle, [3] que la discipline a été amenée à privilégier de plus en plus les axes d’études médians, ou dits « transversaux », dans une perspective interdisciplinaire et interculturelle, pour tenter d’appréhender l’histoire du monde moderne dans toute son épaisseur et sa complexité. Une telle orientation trouve des parallèles dans le monde anglo-saxon avec l’affirmation précoce d’une Cultural history, ou encore avec la Kulturgeschichte allemande. On pourrait penser que cette « réforme disciplinaire » ne concerne que l’histoire contemporaine, forcément plus exposée. Mais en réalité ce mouvement amène à repenser des pans de plus en plus larges des périodicités historiques traditionnelles.

Au-delà des effets d’entraînement et de mimétisme entre pays et spécialités, l’explication tient plus à la nature d’une redéfinition conceptuelle. Cette dernière ne concerne pas tant l’objet historique en lui-même, ni même son traitement épistémologique, que le statut même de l’historien en tant qu’observateur : une remise en cause ontologique de l’Homo historicus – pour reprendre le terme de François Dosse pour qualifier la trajectoire exemplaire de Pierre Nora – [4] dans sa propre inscription physique et temporelle. Cela revient d’abord à poser la question : l’historien est-il tout à fait indépendant de son objet d’étude ? Au-delà de la simple question de « l’objectivité » qui, on s’en doute maintenant, se présente comme une forme d’illusion plus élaborée et structurée que les autres – une sorte de « subjectivité maîtrisée », faite d’ambition, de labeur et d’humanité – se pose la question fondamentale de la raison d’être de l’Histoire comme objet d’étude, et par conséquent du travail de l’historien comme l’un de ses principaux concepteurs et « artisans ». Réécoutons plutôt Lucien Febvre qui avait déjà ouvert le débat au milieu du XXe siècle lorsqu’il relevait dans ses Combats pour l’Histoire :

L’historien créé ses matériaux ou, si l’on veut, les recréé : l’historien, qui ne va pas rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête, un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. [5]

Dans la suite de sa comparaison avec les sciences réputées « exactes », Lucien Febvre annonçait la critique du regard de l’observateur derrière son microscope, et le labeur du « rat de laboratoire », cet autre cousin citadin du « rat de bibliothèque » qui, sur sa « paillasse », conceptualise progressivement les objets de son observation, à force d’hypothèses, d’expériences et de répétition. [6] L’historien serait donc bien cet « artisan, vieilli dans le métier » qu’évoquait l’autre fondateur des Annales, Marc Bloch. [7] Cette qualité opérationnelle de l’historien, même si tiraillée ainsi entre son expression scientifique et un certain savoir-faire « artisanal », reste le socle de sa vocation professionnelle et de sa pratique de terrain. Elle ne résout cependant pas tout à fait le sens profond de notre question, car ce ne sont pas seulement les outils et les savoir-faire techniques de l’historien qui se sont complexifiés depuis quelques décennies, mais aussi toute sa matière première d’étude, ses méthodes de travail, jusqu’à son propre positionnement.

Là encore Lucien Febvre semblait l’annoncer dès 1933, lors de son discours inaugural au Collège de France, le rappelant dans « l’examen de conscience » de son Combats pour l’Histoire, où il souhaitait voir entrer dans le champ de l’histoire et de la géographie humaine « le ciel et les eaux, les villages et les bois, toute la nature vivante. » [8] Certes, il réagissait à l’époque à la vieille tradition des historiens « méthodistes », et aux positions de Fustel de Coulanges qui affirmait sans détour : « l’histoire se fait avec des textes ». Sous un trait ironique et quelques raccourcis mesurés, Febvre décrivait alors le labeur de l’historien comme un « travail sédentaire, de bureau et de papier, travail de fenêtres closes et de rideaux tirés. » [9] Les seuls rescapés de cette boulimie d’archives n’étaient dès lors que les quelques médiévistes et historiens de l’Antiquité, que le défaut récurrent de matière scripturaire obligeait de recourir aux compléments d’analyse des archéologues, ethnologues, géographes et autres sciences appliquées dans l’étude des formes de spatialisation du phénomène humain.

Dans ce cas, les archéologues, les géographes, ou même les ethnologues, seraient-ils les vrais historiens de terrain ? En forme de provocation, on pourrait presque dire : oui certainement, mais pas complètement. Même si les connivences et passerelles sont nombreuses entre ces disciplines, leurs corpus scientifiques, leurs méthodologies et leurs pratiques de terrain justement, sont encore trop différentes pour être confondues. Précisant sa réflexion, Lucien Febvre jouait néanmoins à l’époque de cette confusion, et ajoutait – non sans manifester lui-même quelques candeurs et visées péremptoires – qu’avec le règne sans partage de cet « historien du texte » :

 » du coup semblait s’évanouir l’observation pénétrante des sites, l’intelligence aigüe des relations géographiques proches ou lointaines, l’examen des empreintes laissées sur la terre humanisée par le labeur acharné des générations, depuis les temps où les néolithiques, […] établissaient pour la suite des temps les premiers types historiques connus des institutions primordiales de l’humanité [10].  »

Cette analyse du co-fondateur de l’école des Annales, dont l’héritage et le rayonnement font encore la renommée du domaine intellectuel français dans le monde, a participé à une refondation profonde de la discipline historique, et des sciences humaines plus généralement, dont la métamorphose est apparemment encore loin d’être achevée à l’heure où nous parlons. La première manifestation tangible en fut cette « révolution documentaire » qui diversifia radicalement les sources de l’historien, l’ouvrant progressivement aux sources orales, iconographiques, et tout autre support audio-visuel, jusqu’à combiner les apports des archéologues, géographes, anthropologues vers de nouveaux modes d’investigations in situ. En quelques décennies, l’historien s’est donc progressivement rapproché du principal « terrain d’opération » – qu’il partage avec bien d’autres spécialistes – afin de mieux comprendre ces monuments, ces paysages, tous ces lieux et espaces incarnés de la mémoire collective et individuelle, sur lesquels l’Histoire se vit et s’écrit, se projette, se cristallise et se construit. Le « mode opératoire » de l’historien s’en est trouvé bouleversé irrémédiablement. Mais une fois encore, ce n’est pas la seule dimension opérationnelle de l’historien qui est ici concernée, mais tout son rapport au monde dans sa dimension « existentielle ». Cette révolution épistémologique va en effet jusqu’à questionner l’historien dans son intériorité, dans ses motivations, ses conditionnements et modes propres de représentation. [11]

Le meilleur exemple du genre reste bien sûr la célèbre entreprise des Lieux de Mémoire dirigée par l’incontournable Pierre Nora [12]. Ce dernier illustre et incarne d’ailleurs à lui seul plusieurs dimensions de notre réflexion, à travers l’ampleur transdisciplinaire de son œuvre scientifique et éditoriale, sa trajectoire et sa personnalité d’historien, y assumant une certaine forme d’altérité, ainsi qu’à travers ses prises de positions dans les grands débats de société.

Malgré son omniprésence sur la scène de cette réforme disciplinaire, l’académicien Pierre Nora ne résume cependant pas à lui seul notre sujet, car bien d’autres aspects restent encore à explorer. Il s’agit notamment de chercher du côté de cette notion ambivalente « d’Histoire expérimentale », qui peut certes prendre cette forme commune venue des États-Unis, dite « Living History  », qui repose sur des reconstitutions historiques en situation réelle, dont la fiabilité et le caractère folklorique est souvent contestable, mais qui ne sont pas totalement dénuées d’intérêt scientifique. Cette notion d’histoire expérimentale recèle encore d’autres interprétations, et d’autres contenus, comme celle d’une « Alter histoire », [13] qui chercherait justement à se libérer des différentes formes de conditionnement de l’objet historique, et sa récupération par des systèmes de pensée normative, plus ou moins perceptibles et élaborés. La nécessité d’une vigilance, et d’une forme de résistance intellectuelle incessante face à la multiplicité des schémas d’instrumentalisation de l’Histoire, qu’ils proviennent de l’extérieur par le biais de constructions collectives savamment orchestrées, ou même du fort intérieur de l’historien et de ses propres conditionnements, semble donc s’être imposée. Elle révèle un dernier aspect essentiel du métier et de sa mise en pratique sur le terrain, quel qu’il soit : sa vocation profondément éthique, ce que certains penseurs comme Daniel Milo ont précisé sous le terme « d’autocontraintes éthiques. » [14] La vocation profonde de l’historien confine alors avec celle du philosophe, mais également de bien d’autres domaines du savoir humain, dans une incertaine quête supérieure de la vérité. Remise en perspective avec le contexte socioprofessionnel et sociétal contemporain que nous évoquions en début d’article, cette donnée éthique est lourde de sens, et semble devoir infuser tout le terrain d’action de l’historien.

Mais dans ce cas une dernière question demeure : quelle peut bien être précisément la définition de cette « Éthique de l’Histoire », ainsi que les modalités de sa mise en œuvre ? Nous n’avons jusqu’à présent finalement qu’effleuré la question, et devrons nous arrêter au seuil des quelques pistes que nous avons pu croiser sur notre chemin. Le chantier, il est vrai, est immense, et le cadre fondateur loin d’être figé. Bien au contraire, le nouveau défi épistémologique non seulement de l’Histoire, mais de toutes les sciences humaines – qui conditionnera à terme vraisemblablement de nouvelles formes de construction du savoir – est de réussir à intégrer ces nouveaux paradigmes, ce mouvement perpétuel et cette complexité du monde moderne. Pour l’anthropo-philosophe Edgar Morin, cela pourrait se résumer à traduire dans le champ historique cette pensée de la complexité, et ses courbes discursives d’effets, de contre-effets et de causalités, de schémas structurants et de mouvements chaotiques.

Pour conclure, et revenir au sens de notre première question, même s’il est encore prématuré de définir avec certitude l’opérabilité d’une « science historique appliquée », cette dernière semble déjà se dérober sous nos pas, s’imbriquant à d’autres strates, agrégats et matériaux de la pensée humaine. Tout se passe comme si la science historique se trouvait elle-même entraînée dans un ample mouvement de l’Histoire, peut-être une de ces « boucles discursives » dont parle Morin, et dont la dynamique nous reste fondamentalement inconnue. Elle entraîne une singulière distorsion du cadre de pensée de l’historien dans son rapport au temps et à l’espace. Par la force des choses, son attention et son labeur ne sont plus strictement tournés vers les arcanes du passé et ses confortables illusions normatives, mais semble devoir investir de plus en plus sa relation aux temps présents, en une incessante circulation qui l’ouvre également à une autre appréhension d’un avenir complexe et incertain. Mais le mot de la fin, nous devrions le laisser à Lucien Febvre lorsqu’il évoque, en toute humanité, donc subjectivement, l’un des plus intimes fondements de la vocation d’historien, dans sa fonction imaginale « d’explorateur et de médiateur du temps » : sa quête de savoir, sa passion excessive pour les temps originaires et leurs vastes espaces inconnus. Ce qu’il décrit, n’est ce pas aussi un peu ce que nous vivons actuellement ? :  » De là […] l’attrait si fort qu’exercent sur les historiens les périodes d’origine : c’est que les mystères foisonnent qu’il y faut éclaircir, – et les résurrections qu’il faut tenter. Déserts infinis, au milieu desquels il est passionnant de faire, si l’on veut, jaillir des points d’eau – et, par la puissance d’investigations acharnées, naître, parties de rien, des oasis de connaissances neuves [15].  »

Notes

[1] Pierre NORA, Historien public, Paris, Gallimard, 2011.

[2] Voir en particulier Michel MATHIEN (dir.), La Médiatisation de l’histoire. Ses risques et ses espoirs, Bruxelles, Bruylant, 2005.

[3] Philippe POIRRIER, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004.

[4] François DOSSE, Pierre Nora, Homo historicus, Paris, Perrin, 2011.

[5] Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992, p. 8.

[6] Id.

[7] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Arman Colin, 1999.

[8] Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992, p. 5.

[9] Ibidem, p. 6

[10] Ibidem, p. 5

[11] Pierre NORA, Essais d’ego-histoire, Gallimard, Paris, 1987 (avec les essais autobiographiques notamment de Pierre CHAUNU, Georges DUBY, Jacques LE GOFF, ou encore René RAYMOND).

[12] Pierre NORA, Les lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992 (3 vol.).

[13] A. BOUREAU et Daniel MILO, Alter histoire. Essais d’histoire expérimentale, Paris, Belles Lettres, 2005.

[14] Daniel MILO, « Pour une histoire expérimentale, ou la gaie histoire », Annales. É.S.C., année 45, n° 3, 1990, p. 729.

[15] Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, op. cit., p. 7.