Quelques exemples de textes mathématiques du Moyen Âge latin

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Sabine Rommevaux-Tani

Résumé

Les histoires générales des mathématiques font en général peu de place au Moyen Âge latin. Pourtant, en sus des quelques résultats originaux que l’on peut trouver dans les textes produits à cette époque, un des intérêts pour leur étude provient des formes d’écrits très divers qu’ils renferment : des traductions, parfois commentées et augmentées, de traités grecs ou arabes, des traités théoriques rédigés selon la forme canonique des Éléments d’Euclide, mais aussi des chapitres de traités de philosophie naturelle ou de théologie, ou encore des Questions dans la tradition des disputes universitaires. Nous donnons ici quelques exemples de ces types de textes en montrant dans quels contextes ils ont été rédigés.


Sabine Rommevaux-Tani

Née le 30 novembre 1964 Agrégée de mathématiques, Docteur en histoire des sciences Directrice de recherche au CNRS, rattachée à l’UMR SPHERE Thèmes de recherche : histoire des mathématiques et de la philosophie naturelle, au Moyen Âge et à la Renaissance Dernier ouvrage publié : Les nouvelles théories des rapports mathématiques du xive au xvie siècle, Turnhout, Brepols, 2014.

1. Introduction

Dans les histoires des mathématiques on réduit souvent le rôle des érudits du Moyen Âge à celui de passeurs de textes grecs et arabes. Même s’ils n’ont pas apporté de grands bouleversements, on leur doit tout de même quelques résultats originaux. De plus, les changements conceptuels qu’ils apportent parfois dans leurs traductions ou dans leurs appropriations des théories anciennes, s’ils peuvent paraître à première vue minimes, modifient souvent en profondeur ces théories. Mais ce ne sont pas ces avancées que nous voulons mettre en avant ici. Nous allons porter notre attention sur différentes formes que prennent les textes mathématiques, entre le xiie et le xive siècle. Ce sera l’occasion de montrer dans quels contextes les érudits ont rédigés ces textes, de voir en particulier comment l’enseignement dans les universités, qui naissent au xiiie siècle, a influencé l’écriture mathématique et comment des arguments mathématiques ont surgi de questionnements théologiques ou physiques.

Mais avant de donner quelques exemples de ces textes, dressons un rapide panorama des productions mathématiques dans l’Occident latin, du vie au xive siècle.

Nous n’avons conservé que très peu de textes mathématiques produits avant le xiie siècle. Pourtant, dès le vie siècle, Boèce eut le projet d’écrire des traités portant sur les quatre disciplines qui forment le Quadrivium, à savoir l’arithmétique, la musique, la goémétrie et l’astronomie. Nous n’avons aucune trace de son ouvrage d’astronomie, si tant est qu’il l’ait rédigé, et nous avons perdu sa probable traduction de la géométrie d’Euclide[1], mais on a gardé son Institution artihmétique et son Institution musicale, reprises des travaux de Nicomaque de Gérase. Un siècle après Boèce, en Espagne, Isidore de Séville écrivit un Liber numerorum, portant sur la signification symbolique et allégorique des nombres[2]. Au viiie siècle, en Angleterre, Bède le Vénérable produisit des travaux sur la mesure du temps et la datation des évènements du calendrier chrétien ; son De temporum ratione eut une grande influence durant tout le Moyen Âge[3].

Citons aussi Gerbert d’Aurillac, qui enseigna le Quadrivium à Reims, au xe siècle, et qui fut l’inventeur d’un abaque, table permettant d’effectuer des calculs, notamment des divisions, à l’aide de jetons sur lesquels les nombres étaient notés en utilisant l’écriture arabe[4]. Si Gerbert a ainsi introduit l’écriture arabe des nombres, le système de position, avec les opérations sur les nombres ainsi notés, ne sera diffusé en Europe que bien plus tard.

Ainsi, entre le vie et le xie siècle, les érudits ont pu avoir accès à quelques textes élémentaires de mathématiques grecques. Le xiie siècle va changer la donne grâce aux traducteurs, qui vont fournir à l’Occident latin de nombreux traités scientifiques et philosophiques grecs, mais aussi arabes[5]. La Sicile, en raison de ses relations privilégiées avec l’Empire byzantin, fut favorable aux traducteurs des textes grecs. Par ailleurs, l’Europe était en contact avec la culture arabe en Espagne, notamment à Tolède qui fut un centre de traductions arabo-latines réputé[6]. Y furent traduits des textes de médecine et de philosophie, notamment tout le corpus aristotélien avec les commentaires d’Averroès. Pour ce qui concerne les mathématiques, ont été traduits, parfois plusieurs fois, les Éléments d’Euclide, les Coniques d’Apollonius, l’Almageste de Ptolémée et la Mesure du cercle d’Archimède, mais aussi plusieurs traités de mathématiciens arabes, dont l’Algèbre d’al-Khwarizmi ou ses tables d’astronomie.

Grâce à toutes ces traductions, les érudits se trouvèrent face à une masse importante de connaissances scientifiques et philosophiques, qu’il leur faudra assimiler avant de les restituer et de les dépasser. Ainsi, le xiiie siècle vit l’émergence d’une mathématique latine occidentale, certes encore très tributaire de la science grecque et arabe, mais qui produisit des œuvres originales.

Le mathématicien de cet époque le plus connu des non spécialistes est sans conteste Leonard de Pise, dit aussi Fibonacci. Fils de marchand, ses voyages le mirent en contact avec la culture arabe. Il a rédigé, entre autres, en 1202, un Liber abaci, ouvrage d’arithmétique et d’algèbre dans lequel il présente le système de numération indo-arabe, mais aussi des rudiments d’algèbre. Cet ouvrage sera à l’origine de toute une tradition d’ouvrages d’arithmétique pratique, qui serviront de manuels d’enseignement dans les écoles de marchands, qui se développèrent à partir du xive sicèle en Italie et dans le Sud de la France, écoles où les jeunes enfants des marchands apprenaient les règles du calcul et leurs applications à des problèmes plus ou moins concrets. On doit aussi à Fibonacci une Practica geometrie (1220).

On ne sait rien de Jordanus de Nemore, autre figure importante de ce xiiie siècle, dans un registre plus spéculatif. Nous verrons plus loin à quoi ressemble son Arithmétique, qui est purement théorique et n’a rien de pratique. On attribue aussi à Jordanus des ouvrages de géométrie et un traité sur les poids. Tous ces ouvrages eurent une grande influence jusqu’à la Renaissance, où ils furent édités.

On en sait un peu plus sur l’autre mathématicien très important de ce siècle, Campanus de Novare. Chapelain de plusieurs papes, Campanus a écrit sur le calendrier et le comput ecclésiastique. Mais ses travaux les plus importants concernent l’astronomie. Il a aussi rédigé en 1260 une version des Élements d’Euclide, accompagnée de nombreux commentaires très intéressants mathématiquement[7]. Campanus s’attache notamment à rendre le traité plus complet logiquement. Les Élements de Campanus seront le texte de référence pour le traité euclidien jusqu’à la Renaissance (c’est le premier traité de mathématique à avoir été imprimé à Venise, en 1482).

Finalement, le xive siècle voit fleurir les développements vraiment originaux, notamment à Oxford, par quelques maîtres de l’université que l’on nommera plus tard les Calculateurs, du nom du traité de l’un d’eux, Richard Swineshead qui rédigea des ou « les » ou partie du titre ? Calculationes. Ces maîtres, dont les plus connus sont, outre Swineshead, Thomas Bradwardine, William Heytesbury, Richard Kilvington et John Dumbleton, introduisirent de nouveaux outils philosophiques, logiques mais aussi mathématiques pour l’étude de la nature. Tous ces auteurs disent se placer dans le cadre de la physique aristotélicienne, mais ils en discutent les fondements et en élargissent le champ. Leurs travaux furent très vite repris et discutés à Paris, par Albert de Saxe, Jean Buridan, ou encore Nicole Oresme, et leurs idées se diffusèrent dans les universités de toute l’Europe jusqu’à la Renaissance, où la plupart de leurs traités furent publiés.

On doit en particulier à Thomas Bradwardine et Nicole Oresme une extension de la théorie euclidienne des proportions, qui sera, par exemple, utilisée par Johannes Kepler pour fonder les logarithmes[8]. Nous verrons que Thomas Bradwardine a apporté une contribution originale à l’étude du continu. On peut aussi retenir des travaux de Nicole Oresme des considérations sur la convergence des séries.

Après ce bref aperçu, nécessairement lacunaire, voyons quelques exemples de textes produits à ces différentes périodes.

2. La version des Éléments d’Euclide de Robert de Chester

Les Éléments d’Euclide ont été composés au iiie siècle avant notre ère. Ils comportent treize livres[9]. Les livres I à IV présentent les propriétés des figures que sont les quadrilatères, les triangles, ou le cercle. Le livre V contient la fameuse théorie des proportions, qui constitue le langage dans lequel s’écrivirent les mathématiques, théoriques ou appliquées, jusqu’au xviie siècle et l’avènement de la notion de fonction. Le livre VI constitue un ensemble d’applications de la théorie des proportions à la géométrie des figures. L’arithmétique théorique est l’objet des livres VII à IX. Le livre X contient une classification des lignes irrationnelles. Dans les livres XI à XIII sont étudiées les figures solides, à savoir le cube, la sphère, le cône, les pyramides et les cinq solides de Platon. La tradition a adjoint deux livres à ce traité : le livre XIV, attribué à l’astronome Hypsiclès (iie siècle avant J. C.), contient des résultats sur les surfaces et les volumes des dodécaèdres et de l’icosaèdre et le livre XV, qui traite lui aussi des polyèdres, pourrait être l’œuvre d’Isidore de Millet, l’architecte de Sainte-Sophie de Constantinople (vie siècle).

On a recensé plusieurs traductions des Éléments d’Euclide au xiie siècle[10]. L’une d’elles, anonyme, a été réalisée directement à partir du grec ; on n’en a conservé qu’un seul manuscrit. Les autres traductions ont été réalisées à partir des différentes versions arabes composées aux ixe et xe siècles[11]. La version la plus proche du texte grec tel que nous le connaissons grâce à l’édition de Heiberg est due à Gérard de Crémone. On a attribué trois versions successives à Adélard de Bath, dites « Adelard I », « Adelard II » et « Adelard III »[12]. Hubert L. L. Busard, qui a édité ces textes, pense qu’Adélard n’est l’auteur que de la première. La deuxième serait due à Robert de Chester et la troisième, accompagnée de quelques commentaires, serait l’œuvre de Jean de Tinemue. Appartenant à la même tradition, on a aussi une traduction d’Herman de Carinthie.

La version la plus diffusée fut celle de Robert de Chester, dont on a conservé une soixantaine de manuscrits. Busard la qualifie de compilation plutôt que de traduction. Elle est caractérisée par des preuves souvent abrégées. Nous allons en donner deux exemples, tirés du premier livre ; dans l’un on demande à effectuer une construction, dans l’autre on énonce une propriété. Ce n’est pas le contenu des démonstrations qui nous intéresse ici, mais leur structure.

La proposition 11 du livre I demande de « mener une ligne droite à angles droits avec une droite donnée, à partir d’un point donné sur celle-ci. »[13] Dans la version grecque, la démonstration est la suivante :

Figure 1
Figure 1

Soit d’une part une droite donnée AB et d’autre part le point C donné sur elle.

Il faut alors mener, à partir du point C, une ligne droite à angles droits avec la droite AB.

Que soit pris au hasard le point D sur AC, et que soit placée CE égale à CD (Prop. 2). Que soit construit sur DE le triangle équilatéral FDE (Prop. 1), et que FC soit jointe.

Je dis que la droite FC est menée à angles droits avec la droite donnée AB à partir du point C donné sur celle-ci.

En effet, puisque CD est égale à CE, que CF est commune, alors les deux DC, CF sont égales aux deux EC, CF, chacune à chacune. Et la base DF est égale à la base FE (Déf. 20). Donc l’angle sous DCF est égal à l’angle sous ECF (Prop. 8). Et ils sont adjacents.

Quand une droite, ayant été élevée sur une droite, fait des angles adjacents égaux entre eux, chacun de ces angles égaux est droit (Déf. 10). Donc chacun des angles sous DCF, FCE est droit.

Donc la droite CF a été menée à angles droits avec la droite donnée AB à partir du point C donné sur celle-ci. Ce qu’il fallait démontrer.

La démonstration de la proposition est structurée en plusieurs étapes, que l’on retrouve dans toutes les preuves[14]. On a d’abord l’exposition (ecthèse), soit la reprise de l’énoncé avec la désignation des données (ici la droite donnée est nommée par les deux points A et B et le point donné sur elle est désigné par la lettre C). Vient alors, si nécessaire, la construction (kataskeuè) suivie ou précédée de la détermination (diorisme), qui est la reprise de l’énoncé avec les données du problème ; elle commence par « Je dis que… ». On a ensuite la démonstration elle-même (apodeixis), qui se termine par la conclusion (symperasma). On remarque aussi que chaque définition, axiome, postulat ou proposition utilisés au cours de la preuve ont été identifiés par Euclide ou ses lecteurs et sont rappelés ici entre parenthèses.

On retrouve la même structure dans la proposition 13[15] :

Figure 2
Figure 2

Si une droite élevée sur une droite produit des angles, elle produira deux angles soit droits, soit égaux à deux droits.

En effet, qu’une droite AB élevée sur la droite CD produise les angles sous CBA, ABD.

Je dis que les angles sous CBA, ABD sont soit droits, soit égaux à deux droits.

Or d’une part, si celui sous CBA est égal à celui sous ABD, ils sont deux droits (Déf. 10). Sinon, d’autre part, que EB soit menée à angles droits avec CD à partir du point B (Prop. 11). Donc ceux sous CBE, EBD sont deux droits ; et puisque celui sous CBE est égal aux deux sous CBA, ABE, que celui sous EBD soit ajouté de part et d’autre. Donc ceux sous CBE, EBD sont égaux aux trois sous CNA, ABE, EBD (Notion commune 2). Ensuite, puisque celui sous DBA est égal aux deux sous DBE, EBA, que celui sous ABC soit ajouté de part et d’autre. Donc ceux sous DBA, ABC sont égaux aux trois sous DBE, EBA, ABC (Notion commune 2).

Et il a été démontré aussi que ceux sous CNE, EBD sont égaux aux trois mêmes. Or les choses égales à la même chose sont égales entre elles (Notion commune 1). Et donc ceux sous CBE, EBD sont égaux à ceux sous DBA, ABC. Mais ceux sous CBE, EBD sont deux droits. Et donc ceux sous DBA, ABC sont égaux à deux droits.

Donc si une droite élevée sur une droite produit des angles, elle produira deux angles soit droits, soit égaux à deux droits. Ce qu’il fallait démontrer.

Dans la version de Robert de Chester, la proposition I. 11 se présente ainsi (c’est moi qui traduis)[16] :

Figure 3
Figure 3

Sur une ligne droite donnée, à partir d’un point désigné sur elle, mener une perpendiculaire appuyée à angles égaux et droits de part et d’autre.

Ayant pris deux points sur cette même droite, l’un ici et l’autre éloigné de manière égale du point donné, construis un triangle équilatéral sur la ligne qu’ils déterminent et à partir du point donné mène une perpendiculaire dirigée vers l’angle supérieur.

Ensuite, tu démontreras que la ligne érigée est commune aux deux parties de la base, grâce à la proposition 8, et que la perpendiculaire est la perpendiculaire elle-même qui a été érigée par construction.

La construction est identique à celle préconisée par Euclide mais les données de la construction ne sont pas désignées par des lettres comme dans le texte grec. Par ailleurs, la démonstration n’est pas faite ; on suggère seulement au lecteur la démarche qu’il doit suivre pour mener à bien la preuve, en signalant la proposition qui doit être ici utilisée, soit la proposition 8.

La démonstration de la proposition est encore plus lapidaire[17] :

Figure 4
Figure 4

Les deux angles de chaque côté de n’importe quelle ligne droite élevée sur une droite sont droits, ou sont égaux à deux droits.

Par la onzième.

Toutes les démonstrations ne sont pas aussi expéditives ; certaines sont plus élaborées. Mais il apparaît que Robert de Chester a été particulièrement attentif à la mise en évidence de la structure déductive du traité euclidien, que l’on peut résumer ainsi : certains livres débutent par les définitions des termes et des notions fondamentales, suivies de l’énoncé des principes (axiomes et postulats) ; dans tous les livres on trouve une suite de propositions, accompagnées chacune de sa démonstration. L’ordre des propositions n’est pas quelconque : chaque proposition doit dépendre pour sa démonstration uniquement des propositions qui la précèdent et des principes qui ont été posés avant elle.

Le nombre important de manuscrits que nous avons conservés de la version de Robert de Chester suggère qu’elle a pu être utilisée dans les universités médiévales en vue de l’enseignement de la géométrie. On sait très peu de choses de cet enseignement, mais dans les statuts des universités d’Oxford et de Paris sont mentionnés les six premiers livres des Éléments d’Euclide. À Paris, il semblerait qu’il était demandé aux étudiants d’avoir une bonne compréhension des définitions ;  la pratique des démonstrations n’était pas requise[18].

Enfin, la version de Robert de Chester est intéressante en ce qu’elle est une des sources de l’édition des Éléments par Campanus, évoquée plus haut.

3. L’arithmétique de Jordanus de Nemore

Il est bien connu que la structure particulière des Éléments d’Euclide a servi de modèle pour la composition des ouvrages de mathématiques jusqu’à aujourd’hui. C’est en particulier le cas pour le De elementis arithmetice artis de Jordanus de Nemore[19]. Cet ouvrage, en dix livres, est une arithmétique théorique ayant pour sources principales les livres VII à IX des Éléments d’Euclide, dans la version de Robert de Chester, et l’Institution arithmétique de Boèce. Il y est question des différents types de nombres (premiers, pairs et impairs, parfaits, superficiels et solides, etc.) et des différents types de proportions. Certains des livres débutent par une série de définitions, suivies parfois d’axiomes et de postulats. Ainsi, le livre I commence par quatorze définitions portant sur le nombre entier et ses parties, sur la multiplication et la division. Parmi ces définitions, on trouve les suivantes, qui seront utiles dans les démonstrations des propositions que nous examinerons plus loin (c’est moi qui traduis)[20] :

  1. Est appelé différence de nombres le nombre par lequel le plus grand surpasse le plus petit.

  2. Des nombres sont dits équidistants d’autres nombres lorsque les différences de ceux-ci à ceux-là sont égales.

  3. Un nombre est dit en mesurer un autre quand il le produit selon quelque multiplicateur.

  4. Un nombre est une partie d’un nombre, un plus petit d’un plus grand, lorsque le plus petit mesure le plus grand et celui qui est mesuré est dit le multiple de celui qui mesure.

  5. Quand deux nombres ont une partie commune, la partie est autant de fois dans le plus petit que le plus petit est dit être de parties du plus grand[21].

 Viennent ensuite trois postulats :

  1. Pouvoir prendre autant de nombres que l’on veut égaux à n’importe quel nombre.

  2. N’importe quel nombre étant donné, en trouver un autre aussi grand que l’on veut.

  3. Pouvoir étendre à l’infini la série des nombres.

Parmi les huit axiomes qui suivent, signalons les suivants :

  1. Toute partie est plus petite que son tout.

  2. L’unité est une partie de tout nombre dénommée par lui[22].

  3. La différence entre des extrêmes est composée de leurs différences au terme médian[23].

Ce premier livre contient par ailleurs trente-et-une propositions. Voyons les deux premières (là encore ce n’est pas tant le contenu de ces propositions qui nous intéresse ici que le style de leurs démonstrations) [24] :

Proposition I : Tout nombre plus petit est une partie ou des parties d’un plus grand.

En effet, ou bien le plus petit mesure le plus grand ou bien il ne le mesure pas. S’il le mesure, c’est sa partie. S’il ne le mesure pas et si quelque nombre les mesure l’un et l’autre, ce même nombre sera une partie de chacun d’eux. Et le plus petit sera autant de parties du plus grand que ce nombre est de fois dans le plus petit. Et s’il n’en est pas ainsi, puisque l’unité est la partie de tout nombre, la même chose sera démontrée à partir des unités.

Proposition II. Tout nombre est un médian entre ceux qui sont posés de part et d’autre de lui et qui sont placés à distances égales de lui. Et s’il est leur médian, il advient qu’ils sont équidistants de lui.

Soit un même nombre a et que soient posés de part et d’autre de lui b un plus grand et c un plus petit et que la différence commune soit d. Et que le composé de b et de c soit e dont la différence à a soit t. Alors, puisque la différence de e à b est c, d’après le dernier axiome, t est constitué de d et c. Mais puisque a est constitué des mêmes, t sera égal à a, donc e est le double de a.

Et si on le pose, t sera pour cette raison égal à a. Mais puisque t est constitué de c et d, a sera constitué des mêmes. Donc la différence de a à c sera d. C’est pourquoi b et c seront équidistants de a. Et c’est ce qui a été dit.

On remarque que la preuve de la première proposition prend la forme d’un discours très général sur les nombres, tout en étant très structuré. Elle fait appel aux définitions et principes qui ont été posés au début du livre. La preuve de la deuxième proposition est dans un style plus proche de ce que l’on trouve dans les Éléments d’Euclide ; les nombres sont désignés par des lettres et la démonstration est conduite à l’aide de ces signes.

On ne trouve que très peu de résultats nouveaux dans le De elementis arithmetice artis de Jordanus. Son intérêt vient ce qu’il s’agit d’une recomposition de l’arithmétique théorique ou spéculative, qui concilie la tradition euclidienne avec la tradition boécienne. Ce faisant, le traité de Jordanus est un ouvrage de référence utilisé jusqu’à la Renaissance (il est publié par Jacques Lefèvre d’Étaples, à Paris, en 1496).

4. Le De continuo de Thomas Bradwardine

Le De elementis arithmetice artis de Jordanus n’est pas le seul ouvrage de mathématiques produit au Moyen Âge qui reprend la structure des Éléments, mais c’est un de ceux qui la suivent de la manière la plus scrupuleuse. Bien souvent, même si on retrouve dans certains traités une organisation en livres ou chapitres, avec énoncés des définitions utiles au propos et éventuellement des principes, suivis d’une liste de propositions, le style d’exposition s’éloigne du style euclidien, sous l’influence d’une part de l’enseignement universitaire et la pratique de la dispute (nous allons y revenir) et d’autre part de la logique qui s’est développée à partir du xiie siècle. Nous en avons un exemple avec le De continuo de Thomas Bradwardine (rédigé entre 1328 et 1335), dans lequel sont réfutées les théories des atomistes selon lesquelles tout continu serait composé d’atomes, en nombre fini ou en nombre infini selon les auteurs [25]. Bradwardine soutient la position d’Aristote selon laquelle tout continu est formé de parties indéfiniment divisibles.

La question de la composition du continu a été très débattue en ce début du xive siècle. Elle a d’abord été posée dans un cadre théologique, puisqu’on la trouve dans certains commentaires au livre II Des sentences de Pierre Lombard[26]. Ce traité est composé de quatre livres dont le deuxième est consacré aux anges et à l’homme. C’est à propos d’interrogations sur le mouvement des anges que l’on trouve parfois, dans les commentaires, des considérations sur la composition du continu. C’est notamment ce que fait Jean Duns Scot, qui commente les Sentences vers 1300. Alors qu’il se demande si un ange peut se mouvoir d’un lieu à un autre par un mouvement continu, il introduit des rationes mathematice, des arguments mathématiques visant à réfuter les hypothèses atomistes[27]. L’ange, immatériel, peut en effet être assimilé à un point et donc la question de son mouvement revient à la question de l’engendrement d’une ligne pas le mouvement d’un point ou de la division d’un continu en atomes. On retrouve certains des arguments de Scot dans le De continuo de Bradwardine. Mais le contexte théologique qui a vu naître la question est absent du texte de ce dernier dont le seul objet est le continu à propos duquel il mêle intimement les considérations mathématiques et physiques[28].

Le De continuo s’ouvre sur vingt-quatre définitions et dix suppositiones. Les définitions portent sur le continu, l’indivisible ou atome, le corps, la surface, la ligne, le point, le temps, le mouvement, l’infini, etc. Par exemple (c’est moi qui traduis) :

Définition 1. Le continu est une quantité (quantum) dont les parties sont liées les unes aux autres.

Définition 2. Un continu successif est un continu dont les parties se succèdent selon l’avant et l’après.

Définition 3. Un indivisible est ce qui ne peut jamais être divisé.

Définition 8. Un point est un indivisible de position.

Définition 9. Le temps est un continu successif mesurant la succession.

Définition 10. Un instant est un certain indivisible de temps.

Définition 11. Le mouvement est un continu successif mesuré par le temps.

 Les suppositiones sont des principes mais aussi des propositions conçues comme des prémisses délimitant le cadre dans lequel a lieu la discussion ; elles ne sont pas démontrées. Certaines portent sur les grandeurs, le fini, les mouvements, etc. Par exemple (c’est moi qui traduis) :

 Supposition 1 : Toute chose plus grande qu’une chose donnée peut être divisée en une chose égale à la chose donnée et en la différence selon laquelle la chose plus grande excède la chose donnée.

Supposition 2 : Si un fini est ajouté à un fini, le tout sera fini.

Supposition 6 : Tout corps, toute surface, toute ligne et tout point peuvent être mus uniformément[29] et continûment.

Deux de ces suppositiones proposent des sentences très générales. La supposition 4 pose que « toutes les sciences pour lesquelles on ne suppose pas que le continu soit composé d’indivisibles sont vraies ». Bradwardine pense ici en particulier à la géométrie. Par ailleurs, la supposition 3 demande que « là où il n’y a aucune cause de diversité ou de dissemblance, la chose soit jugée comme semblable ». Cette supposition, dont le sens n’est pas immédiat, joue un rôle central dans le traité puisqu’elle permet d’étendre un résultat démontré pour un type particulier de continu, par exemple une ligne, un temps ou un liquide, à tous les continus qu’ils soient physiques ou mathématiques. Cette supposition implique en particulier que le temps ne peut pas être composé d’instants disjoints ou un liquide d’atomes, alors que la ligne mathématique serait composée de parties indéfiniment divisibles.

« Ces prémisses étant posées, suivent des conclusions démontrées dans l’ordre », comme le dit Bradwardine. Ces 151 propositions ou conclusions peuvent être divisées en trois parties. Tout d’abord, Thomas Bradwardine met en place le cadre théorique dans lequel il se place. Il s’attaque ensuite aux différentes positions atomistes, qu’il réfute. Finalement, il pose la question du mode d’existence des atomes (est-ce que les atomes sont des entités séparées du continu qu’ils composent ?), avant de conclure.

Les réfutations des différentes positions atomistes se présentent sous la forme de propositions dont les énoncés commencent par la formule « S’il en est ainsi » (Si sic), c’est-à-dire, si le continu est formé d’atomes, etc. Thomas Bradwardine montre que ces hypothèses conduisent à des conclusions qui sont soit incompatibles avec les propositions qu’il a posé dans la première partie de son traité, soit sont en contradiction avec d’autres conclusions que l’on peut déduire de la même hypothèse atomiste (il pointe alors des contradictions internes à la théorie), soit en désaccord avec des résultats communément admis en géométrie, en arithmétique, en musique, en théorie du mouvement, en médecine, etc.

Nous allons voir à quoi ressemble une de ces conclusions, ou plutôt un de ses corollaires[30] :

Proposition 57 : Si le continu est composé d’un nombre fini d’atomes, un continu se rapporte à un autre comme le nombre de ses atomes se rapporte au nombre d’atomes de l’autre.

Corollaire : Si un continu est incommensurable à un autre, un nombre peut être incommensurable à un autre nombre.

On se place dans l’hypothèse où les continus seraient composés d’un nombre fini d’atomes. Ici, le résultat énoncé dans le corollaire est en contradiction avec ce qu’enseigne l’arithmétique. La proposition nous dit en effet que si on prend par exemple deux lignes, l’une composée de 7 atomes, l’autre de 5, alors le rapport entre ces lignes est comme de 7 à 5. Alors, si un continu est incommensurable à un autre (Bradwardine a en tête la diagonale d’un carré qui est incommensurable au côté ; rappelons que deux grandeurs sont incommensurable si on ne peut trouver aucune autre grandeur qui les mesurerait toutes les deux ou dont chacune serait un multiple), puisque ces continus sont composés d’atomes en nombres finis, on aurait deux nombres entiers qui seraient incommensurables, ce qui est absurde puisque l’unité mesure tout nombre. Voici comment Bradwardine réfute le corollaire :

Dans le corollaire, la vérité de l’antécédent est claire [Bradwardine a parlé précédemment de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté d’un même carré, ainsi il existe bien un continu incommensurable à un autre continu]. De même, la fausseté du conséquent est claire, puisque tous les nombres ont la même commune mesure, à savoir l’unité indivise.

On voit ici apparaître les termes d’antécédent et de conséquent. Le corollaire est énoncé sous la forme d’une conséquence : si P, alors Q, P étant l’antécédent et Q le conséquent. Selon la théorie des conséquences très répandue au xive siècle, il est impossible que P soit vraie en même temps que Q est fausse. Donc la conséquence est fausse. On retrouve ce vocabulaire de la logique propositionnelle dans de nombreux traités de cette époque.

Voyons maintenant un des arguments mathématiques que Bradwardine reprend à Duns Scot[31] :

Conclusion 74 : S’il en est ainsi [on est toujours dans l’hypothèse où les continus seraient composés d’un nombre fini d’atomes], tous les périmètres des cercles et tous les cercles[32] sont égaux.

Figure 5
Figure 5

Sinon, que l’on décrive autour du centre A une grande circonférence BCD et une petite EFG. Alors, les points de BCD sont égaux en nombre à tous les demi-diamètres de BCD et de même les points de EFG, puisque à n’importe quel demi-diamètre correspond un point seulement dans chacune des circonférences. Et des choses égales à quelque troisième sont égales entre elles[33]. Donc, d’après la conclusion 2[34], BCD et EFG sont égales. […] La seconde partie de la conclusion suit de la première.

Le style de la preuve est proche du style des Éléments, même si ce qui est démontré, en partant d’une hypothèse atomiste, est en contradiction avec la géométrie euclidenne.

5. Les Questions sur la géométrie d’Euclide de Nicole Oresme

Nous allons examiner pour finir un autre type d’écriture des traités mathématiques avec les Questions sur la géométrie d’Euclide, sans doute composées dans les années 1350, alors que Nicole Oresme enseignait à la faculté de Paris[35]. Ces Questions sont au nombre de vingt et un et portent sur l’infini (c’est là que l’on trouve des considérations sur la convergence des séries[36]), sur les configurations (des figures géométriques illustrant des processus évolutifs comme le mouvement ou les variations de chaleur d’un corps[37]) et sur la nature des angles. Quatre de ces Questions (les Questions 6 à 9) traitent de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté d’un même carré : dans la Question 6 Oresme montre que la diagonale est plus grande que le côté ; dans les Questions 7 à 9, il donne plusieurs preuves de leur incommensurabilité[38].

Ce traité se présente donc sous la forme de Questions. Une Question est un genre littéraire, reflet de la pratique universitaire de la « dispute », soit un débat public opposant plusieurs points de vue[39]. La Question est divisée en deux parties : dans une première partie est présentée une série plus ou moins longues d’arguments pour puis contre la question posée (arguments quod sic et quod non) ; dans une seconde partie l’auteurprésente sa propre solution, suivie des réponses aux arguments de la première partie qui vont contre la solution qu’il propose.

À titre d’exemple, nous allons voir comment se présente la Question 6, dont l’énoncé est le suivant : « Est-ce que la diagonale d’un carré est égale à son côté ? »[40]. Suivant le plan d’une Question, Oresme commence par produire un argument quod sic, prouvant que la diagonale est égale au carré. C’est le suivant (c’est moi qui traduis) :

Je montre d’abord que oui, car la diagonale n’est rien d’autre que la surface carrée, de même que le côté, donc ce sont les mêmes et ils sont égaux.

Oresme adopte ici le point de vue d’un philosophe pour qui la diagonale et le côté n’auraient pas d’existences propres et ne devraient leurs existences qu’à celle du carré, en tant qu’éléments de ce carré. Par conséquent, il n’y aurait pas de distinction réelle entre ces lignes et la surface.

Pour l’argument quod non Oresme se contente de renvoyer à l’opinion des géomètres : « Le contraire est clair d’après les géomètres qui disent qu’ils sont incommensurables. »

Après ces arguments quod sic et quod non, Oresme apporte sa propre réponse : « À la question je réponds que la diagonale est plus grande que le côté dans un même carré […] ». Il l’argumente en commençant par donner les définitions du carré et de la diagonale, puis il remarque, à la suite d’Euclide, que dans un triangle, le plus grand côté est opposé au plus grand angle (c’est la proposition 19 du livre I des Éléments). Si l’on applique ce résultat au triangle formé par la diagonale et deux côtés adjacents du carré, on en déduit que la diagonale est plus grande qu’un des côtés. Ici la réponse de la question est très courte, car la démonstration ne nécessite pas de longs développements. Pour d’autres questions, la solution peut nécessiter de poser plusieurs définitions, voir plusieurs suppositiones, avant que la réponse elle-même soit donnée en plusieurs propositions.

À la fin de la question Oresme répond à l’argument quod sic proposé au début de la question. Il l’admet, mais il ajoute que si l’on adopte le point de vue du mathématicien qui considère la diagonale en tant que diagonale, et le côté en tant que côté, c’est-à-dire en tant qu’objets mathématiques distincts, alors la diagonale est plus grande que le côté.

On pourrait penser que Oresme s’arrête ici. Il n’en est rien. Il ajoute plusieurs objections à sa propre réponse.

Première objection :

Figure 6
Figure 6

J’argumente contre cela : soit un carré ab, auquel est adjoint le triangle c, un côté étant prolongé d’autant que sa longueur et une autre ligne étant parallèle à la diagonale. J’argumente alors ainsi : la surface ab, qui est un carré, et la surface bc, qui est un parallélogramme, sont égales. Donc les lignes ou les limites de l’une sont égales aux limites de l’autre. L’antécédent est clair d’après la proposition 35 du livre I des Éléments. La conséquence est claire car comme une limite est à une limite, ainsi une limite est à une limite, donc les quatre lignes formant le carré sont égales aux quatre autres. Donc la diagonale est égale au côté.

Oresme répond immédiatement :

Je réponds à l’argument en niant la conséquence et la preuve proposée. La proposition « comme une limite est à une limite, ainsi une limite est à une limite et inversement » est fausse, comme le prouve un raisonnement démonstratif.

On reconnaît ici l’usage de la logique propositionnelle qu’on avait déjà noté chez Bradwardine. La fausseté de l’argument vient du fait qu’il n’y a pas proportionnalité entre les surfaces et les périmètres de ces surfaces. Cet argument est alors le prétexte à une longue digression sur les surfaces et les corps iso-périmétriques.

Figure 7
Figure 7

Pour la deuxième objection, Oresme considère un carré B construit sur la diagonale d’un carré A. L’argument est alors le suivant : on remarque que le carré B est le double du carré A, donc la diagonale de B est le double de la diagonale de A. Mais la diagonale de B vaut le double du côté de A. Donc le côté de A est égal à la diagonale de A.

Là encore, Oresme répond immédiatement en niant la propriété invoquée ici, à savoir que les carrés seraient proportionnels à leurs diagonales. Les deux premières objections proposent donc des arguments faux construits à partir d’une prémisse erronée, mais qui peut paraître assez naturelle : la proportionnalité de tous les éléments composant des figures semblables.

Figure 8
Figure 8

La troisième objection s’appuie sur une similitude entre les surfaces carrées et les nombres carrés[41], comme 9 ou 16 :

Troisièmement on montre que comme la diagonale d’un nombre carré est à son côté, ainsi la diagonale d’une surface carrée est à son côté, mais la diagonale d’un nombre carré est égale à son côté, comme cela est clair si l’on prend 9 unités ou 16.

 Oresme rejette cette similitude entre arithmétique et géométrie :

À cela on répond en niant la similitude et la cause en est que soit les unités considérées remplissent toute la surface carrée, soit non. Si non, alors cela ne concerne en rien notre propos. Si oui, il s’ensuit : puisque la diagonale de n’importe quelle unité est plus longue que son côté, la diagonale de n’importe quel nombre carré est plus qu’un côté.

Si l’on reste dans le cadre de la géométrie, les unités considérées ont une certaine dimension. Ce sont elles aussi des carrés pour lesquels la diagonale est plus longue que le côté.

On voit ainsi comment la tradition de la dispute universitaire peut influencer la rédaction des ouvrages de mathématiques en faisant intervenir des objections à des propositions qui ont pourtant été démontrées selon une rigueur toute euclidienne. On l’a montré ici dans le cadre d’une Question, mais on retrouve de telles objections dans des textes d’autres natures. On peut déceler dans cette pratique un but pédagogique. Les arguments contraires peuvent servir à mettre en garde les étudiants contre des arguments qui semblent aller de soi mais qui sont faux. Ils peuvent aussi servir à montrer que, lorsqu’on a à répondre à une question, on doit s’assurer du cadre dans lequel on se place. Dans l’exemple considéré ici, Oresme se place dans le cadre de la géométrie ; sa réponse serait différente s’il adoptait le point de vue du philosophe ou celui de l’arithméticien.

6. Conclusion

Ce rapide panorama n’est pas exhaustif ; nous avons ainsi passé sous silence plusieurs domaines des mathématiques comme lesarithmétiques (le pluriel est-il intentionnel ?)  et les géométries pratiques, mais aussi l’astronomie et la musique, ou encore la discipline mixte qu’est l’optique qui a donné lieu à des développements intéressants au Moyen Âge, notamment par Thierry de Freiberg. Toutefois nous pouvons tirer quelques conclusions des exemples présentés.

Comme annoncé en introduction, nous n’avons pas souhaité ici nous attarder sur le contenu des textes mathématiques, ni sur les innovations qu’ils pourraient contenir. Nous avons mis en avant la diversité de leurs formes et des contextes dans lesquels ils apparaissent. Il ressort que, si l’on veut étudier les mathématiques médiévales, on ne doit pas se contenter des traités qui suivent le canon euclidien, car ce serait se priver de tout un ensemble de textes, qui présentent parfois des développements tout à fait originaux. On a vu ainsi comment les mathématiques pouvaient s’exprimer dans le contexte de la dispute médiévale et comment la logique propositionnelle pouvait intervenir dans la structure du discours et des preuves. C’est tout à fait original. On ne trouve ça ni dans les mathématiques grecques, ni dans les mathématiques de langue arabe, et ce ne sera pas repris ensuite à la Renaissance. On peut juger les Questions mathématiques ridicules, les voir comme des productions d’une scolastrique souvent moquée. Mais elles sont intéressantes si on les replace dans un contexte pédagogique.

Par ailleurs, si nous ne nous sommes pas attardé sur les innovations, il ne faut pas négliger l’apport que consiste la réorganisation des savoirs mathématiques qu’opèrent les érudits de cette période. Nous en avons vu un exemple avec Jordanus qui concile l’arithmétique euclidenne avec l’arithmétique boècienne.

Enfin, étudier les mathématiques médiévales, c’est aussi s’interroger sur les relations entre mathématiques et la philosophie naturelle ou physique. À propos du De continuo de Bradwardine, nous avons signalé, sans pouvoir entrer dans le détail, le rôle central joué par la supposition que tous les continus, physiques ou mathématiques, sont de même espèce. Le maître d’Oxford peut alors appuyer des arguments appartenant aux mathématiques sur des prémisses appartenant à la physique, ou inversement. Ceci nous pousse à nous interroger sur l’indépendance des mathématiques par rapport aux autres disciplines. À ce propos, on doit souligner que pour certains auteurs, le point de vue mathématique n’est qu’un point de vue parmi d’autres. Sur une question, même de nature a priori mathématique, le point de vue du philosophe peut être valable, comme celui du physicien, même si leurs réponses peuvent être contradictoires.

Bibliographie

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Notes4

[1] Deux Géométries ont été transmises sous le nom de Boèce mais leur attribution est contestée. Toutefois on peut penser qu’elles contiennent des extraits d’une traduction par Boèce de la géométrie d’Euclide. Voir Boèce, L’institution arithmétique, texte établi et traduit pas Jean-Yves Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 1995, « Introduction », p. xxv-xxvii pour la géométrie, p. xxviii-xxix pour l’astronomie.

[2] Isidorus Hispalensis, Liber numeroum. Le livre des nombres, édition, traduction et commentaire par Jean-Yves Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2006.

[3] Beda Venerabilis. De temporum ratione liber, édité par Charles W. Jones, Turnhout, Brepols, 1977 (Corpus Christianorum Series Latina 123B).

[4] Alain Schärlig, Un portrait de Gerbert d’Aurillac, inventeur d’un abaque, utilisateur précoce des chiffres arabes, et pape de l’an mil, Lausanne, Presses polytchniques et universitaires romandes, 2012.

[5] Marie-Thérèse d’Alberny, « Translations and translators », Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, ed. by R. L. Benson, G. Constrable, Cambridge, MA, Harward University Press, 1982, p. 421-462 ; reprint in Marie-Thérèse d’Alberny, La transmission des textes philosophiques et scientifiques au Moyen Âge, Aldershot, Variorum, 1994.

[6] Charles Burnett, « Tolède, le réveil des latins », Les Cahiers de Science & Vie, n° 43, février 1998, p 24-29.

[7] H. L. L. Busard, Campanus of Novara and Euclid’s Elements, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 2005.

[8] Sabine Rommevaux, Les Nouvelles théories des rapports mathématiques du xive au xvie siècle, Turnhout, Brepols, 2014.

[9] Maurice Caveing, « Introduction générale », dans Euclide, Les Éléments, Vol. 1, Traduction et commentaires par Bernard Vitrac, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 18-21.

[10] Pour une histoire du texte des Éléments d’Euclide, voir John Murdoch, « Euclid : Transmission of the Elements », Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribner’s Sons, rééd. 1981, vol. 4, p. 437-459 ; Maurice Caveing, « Introduction… », p. 69-74.

[11] Toutes ces traductions ont été éditées par Hubert L. L. Busard. Voir la bibliographie à la fin de cet article.

[12] Marshall Clagett, « The Medieval Latin Translations from the Arabic of the Elements of Euclid, with special Emphasis on the Versions of Adelard of Bath », Isis, vol. 44, 1953, p. 16-42.

[13] Euclide, Les Éléments, Vol. 1, traduc. B. Vitrac, p. 217-218.

[14] Ces étapes ont été identifiées par Proclus, qui a commenté les Éléments au ve siècle. Seul son commentaire au premier livre nous est parvenu. Voir Maurice Caveing, « Introduction… », p. 34-36 pour le commentaire de Proclus et p. 137-139 pour la division en étapes de la preuve.

[15] Euclide, Les Éléments, Vol. 1, traduc. B. Vitrac, p. 222.

[16] H. L. L. Busard & Menso Folkerts, Robert of Chester (?) Redaction of Euclid’s Elements, the so-called Adelard II version, Basel, Boston, Berlin, Birkhaüser Verlag, 1992, p. 119.

[17] Id.

[18] Guy Beaujouan, « Le quadrivium et la faculté des arts », L’enseignement à la Faculté des arts (Paris et Oxford, xiiie –xive siècles), ed. par O. Weijers et L. Heltz, Turnhout, Brepols, 1997, p. 185-194.

[19] Hubert L. L. Busard, Jordanus de Nemore, De Elementis Arithmetice Artis. A Medieval Treatise on Number Theory, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1991.

[20] Hubert L. L. Busard, Jordanus de Nemore…, p. 64.

[21] C’est-à-dire que si a est plus petit que b et si c est une mesure commune à a et b, on a a = n.c et b = m.c, d’où a = n.(b/m). Ainsi, c se trouve n fois dans a, comme a est n parties de b.

[22] Soit un nombre n, 1 est la n-ième partie de n.

[23] Si on a a et b deux nombres et c entre a et b, alors (ba) = (bc) + (ca).

[24] Ibidem, p. 65-66.

[25] Ce traité a été édité par John Murdoch, Geometry and the Continuum in the Fourteenth Century : a Philosophical Analysis of Thomas Bradwardin’s Tractatus de continuo, PhD, University of Wisconsin, 1957. J’ai traduis quelques extraits du De continuo dans De la théologie aux mathématiques. L’infini au xive siècle, textes réunis par Joël Biard et Jean Celeyrette, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 89-135.

[26] Après huit années d’études à la faculté des arts, l’étudiant en faculté de théologie étudiait la Bible durant deux années puis commentait le Livre des sentences de Pierre Lombard durant encore deux années. On a ainsi de très nombreux commentaires à ce livre.

[27] Duns Scot faisait parti de l’ordre des franciscain dont l’intérêt pour les mathématiques à cette époque est connu, notamment en raison de l’influence de Roger Bacon.

[28] Sabine Rommevaux, « Le De continuo de Thomas Bradwardine : un traité de philosophique naturelle ou de mathématiques ? », dans Mathématiques et connaissance du monde réel avant Galilée, Paris, Omniscience, 2010, p. 87-112.

[29] C’est-à-dire à vitesse constante.

[30] Voir ma traduction dans De la théologie aux mathématiques…, p. 119-121.

[31] Ibidem, p. 125.

[32] C’est-à-dire leurs surfaces.

[33] Il s’agit du premier axiome du livre I des Éléments d’Euclide.

[34] Le conclusion 2 dit que « si deux continus de même espèce sont composés d’atomes en nombre égal, ils sont égaux entre eux ».

[35] Nicole Oresme, Quaestiones super geometriam euclidis, ed. by H. L. L. Busard, Leiden, E. J. Brill, 1961. L’édition de Busard est souvent fautive.

[36] Edmond Mazet, « La théorie des séries de Nicole Oresme dans sa perspective aristotélicienne. `Questions 1 et 2 sur la Géométrie d’Euclide’ », Revue d’histoire des mathématiques, n° 9, fasc. 1, 2003, p. 33-80.

[37] Marshall Clagett, Nicole Oresme and the Medieval Geometry of Qualities and Motions, Madison, The University of Wisconsin Press, 1968.

[38] Sabine Rommevaux, « Un exemple de Question mathématique au Moyen Âge », Annals of sciences, volume 63, n° 4, 2006, p. 425-445.

[39] Jean-Luc Solère, « Scolastique », Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 1299-1310.

[40] Nicole Oresme, Quaestiones super geometriam euclidis, p. 13-16.

[41] Ceci renvoie à la théorie des nombres figurés de Boèce, où les nombres sont représentés par des points disposés selon des figures géométriques. On peut ainsi parler de nombres triangles, de nombres carrés, de nombres pentagones etc. (Boèce, Institution artihmétique, p. 92-107).