Roger Chartier : Traces, pratiques de l’écrit, pratiques de l’histoire

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Roger Chartier est directeur d’études à EHESS, professeur de la chaire « Ecrit et cultures dans l’Europe moderne » au Collège de France

Entre écriture historique, réinvention et enquête: Cardenio entre Cervantes et Shakespeare

Votre dernier livre Cardenio entre Cervantes et Shakespeare raconte l’histoire d’une pièce perdue. Vous indiquez que la connaissance de cette pièce est assez restreinte et se résume à « une trace, un titre, un auteur ». Cette pièce a pour trame une nouvelle insérée dans Don Quijote. Elle n’a été représentée que deux fois en 1613 et attribuée tardivement à Shakespeare. Elle est redécouverte par un libraire londonien en 1643, qui souhaitait publier des pièces de théâtre à un moment très particulier et peu propice à l’expression culturelle, celui de la « Première Révolution Anglaise ». Comment l’écriture a-t-elle contribué à faire exister cette œuvre perdue en l’absence de son « texte-source » ?


Portrait de Roger Chartier : Ecriture… par Revuecirce

Ce dernier livre est différent de vos autres études : au lieu de travailler sur des sources existantes, matérielles et palpables, vous faites de l’absence de source votre matière première. Comment en tant qu’historien choisit-on de faire de la disparition son objet de recherche ? En exhumant les traces d’un texte disparu, cherche-t-on à reconstituer le puzzle et combler les manques, tel un restaurateur d’objet d’art ou à montrer que l’historien peut être plus libre dans la construction de son récit, puisque son champ d’intervention se redessine, sans que son objet d’étude en soit discrédité ?


Portrait de Roger Chartier : La trace et… par Revuecirce

Pratiques de l’écrit et de la lecture

Nous avons noté dans votre travail une recherche d’homogénéisation des textes étudiés (notamment pour la Bibliothèque Bleue), ne pensez-vous pas que cela engendre une perte et passe sous silence d’autres aspects de la lecture « populaire » ?


Portrait Roger Chartier : Les pratiques de la… par Revuecirce

Vous avez porté votre attention sur les formes matérielles de l’écrit et les conditions de transmission notamment orales : que pensez-vous de notre société et de sa consommation de l’écrit (voire surconsommation) via les nouvelles technologies ? Pensez-vous qu’il s’agisse de l’expression de la même peur qui étreignait les hommes d’Ancien Régime, celle de perdre les traces du passé, la crainte de l’oubli et de l’effacement de la mémoire ? Peut-on penser que la perte de densité et de matérialité de l’objet-livre entraîne également une perte de consistance du texte ?


Portrait Roger Chartier : L’ inquiétude de… par Revuecirce

Pratiques de l’histoire

Henri-Irénée Marrou évoquait la large base de communion fraternelle qui existe entre le sujet et l’objet en histoire. Celle-ci rend l’historien « connaturel » à autrui . Le processus historique et la recherche permettent donc de ressentir l’émotion et de communier avec l’autre. La numérisation progressive des bibliothèques mais également des sources est justifiée par une politique patrimoniale, alliée à un souhait de désengorgement des lieux de lecture et de recherche (registres du Trésor des Chartes aux Archives Nationales, manuscrits enluminés à la Bibliothèque Nationale de France avec Mandragore…). Selon vous, la numérisation est-elle un motif de déshumanisation de l’histoire, ou tout du moins une évolution vers de nouvelles pratiques de l’histoire, contribuant à distendre le lien entre le sujet et l’objet, à le rendre plus sporadique, moins sensitif ?


Portrait Roger Chartie : La numérisation des… par Revuecirce

Vous souhaitiez arrimer l’histoire culturelle aux sciences sociales. Cependant, l’histoire culturelle reste critiquée et ces réticences ont récemment intégré l’oral du CAPES. Les candidats se sont vus soumis à une question critique : « l’histoire culturelle est-elle une histoire ancillaire ? » Avant de proposer des éléments de réponse à cette interrogation, pensez-vous que ces réticences sont dues aux supports étudiés par l’histoire culturelle (nous pensons notamment à la bande dessinée, support phare de Pascal Ory, mais qui n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse en histoire et est encore considérée comme un support ludique) ?


Portrait Roger Chartier : l’histoire culturelle… par Revuecirce

L’historien passeur d’historiographies

En 2004, dans Les enjeux de l’histoire culturelle , Philippe Poirrier mettait en évidence l’existence d’un hermétisme français dans l’appropriation des recherches internationales, bien que les Écoles Françaises à l’étranger (Rome, Athènes…) contribuent au désenclavement des savoirs et la diffusion des méthodes. Ainsi, il vous octroyait un rôle de « passeur » entre l’historiographie française et les travaux de chercheurs américains comme Robert Darnton, avec qui vous avez produit « un dialogue à propos de l’histoire culturelle ». Vous estimez que l’accessibilité au savoir et l’ouverture aux autres horizons historiographiques est « un devoir scientifique et civique », invitant à porter plus loin le regard. Cet écueil dans la diffusion des savoirs et cet hermétisme ne sont pas uniquement le fait de l’histoire culturelle, d’autres domaines en ont également souffert. À votre avis, l’extension du regard de l’historien au-delà de son propre espace historiographique pourrait-elle être une solution à une « crise de l’histoire », qui tendrait désormais à relever d’un complexe de l’historien français que d’une condamnation de l’émiettement du champ historique ?


Portrait Roger Chartier : L’historien, un… par Revuecirce

Point de vue: l’histoire par le prisme du sociologue

En 1988, vous avez reçu Pierre Bourdieu à France Culture au cours de cinq entretiens, édités dans l’ouvrage Le sociologue et l’historien . Les relations entre la sociologie et l’histoire ont été largement évoquées. Pierre Bourdieu aimait l’histoire et aimait également les historiens à qui il a adressé de nombreuses critiques. Quelles ont été les intentions de Bourdieu vis-à-vis de l’histoire à travers ces critiques ? Qu’est-ce-que Bourdieu qui a toujours été à la quête du dialogue entre historiens et sociologues, a apporté à l’histoire ?


Portrait Roger Chartier : Pierre Bourdieu et les… par Revuecirce

Partagez-vous comme Pierre Bourdieu l’idée de « militantisme » dans la science, qui ne veut pas dire « engagé » dans le sens politique mais qui consiste à apporter de la complexification à la société en lui expliquant que les choses ne sont pas aussi naturelles qu’elles paraissent ? Pierre Bourdieu a travaillé sur des thèmes très variés (l’éducation, la domination, le patronat, la culture, les évêques…). Peut-on penser que le militantisme selon Pierre Bourdieu c’est aussi le fait et la capacité de concentrer sa réflexion sur plusieurs domaines d’études ? Quel est le rôle social de l’historien selon vous ? Comment peut-il être redéfini face à la concurrence de la fiction et de la question mémorielle dans la production d’un discours historique ?


Portrait Roger Chartier – L’histoire face à la… par Revuecirce

Questionnaire: Roger Chartier en 5 questions


Portrait Roger Chartier par Revuecirce

Portrait réalisé sous la direction de Mouniati Abdou Chakour. Préparation : Christophe Boucheron, Mathilde Geley, Inès Lalande, Yoann Marques, Pauline Thiberville, Elodie Thomas. Entretien : Mouniati Abdou Chakour et Pauline Thiberville. Réalisation & montage : Aude Marcel.