Le pape et les artistes au milieu du XIVe siècle. Réflexions sur les notions d’acteur et d’institution

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Etienne Anheim

Résumé
L’article étudie les liens entre acteur(s) et institution(s) en se basant sur l’exemple du mécénat du pape Clément VI (1342-1352). Il s’attache à montrer comment l’acteur modèle l’institution dont il est partie prenante et, inversement, comment l’institution peut modeler les formes de l’action individuelle. Ces éclairages aboutissent à une réflexion sur ces deux notions opposées, auxquelles les historiens se heurtent. Les difficultés méthodologiques ressenties découlent peut-être d’un manque d’attention donnée aux systèmes de règles – variables selon les institutions et susceptibles d’adaptation par les individus – qui se trouvent entre l’acteur et l’institution.

Etienne Anheim : Laboratoire ESR Institut d’Etudes Culturelles Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines


Dans Le Parrain (The Godfather, 1972) de F.F. Coppola, Marlon Brando, qui incarne le personnage éponyme, est victime d’un attentat et reste plusieurs jours entre la vie et la mort [1]. Ses fils, ses conseillers et les principaux responsables de sa « famille » s’interrogent alors sur la réponse à donner au clan auquel ce meurtre est imputé. Or la réponse dépend de la survie ou non du chef : si le Parrain meurt, les alliés traditionnels de la famille Corleone dans le milieu mais aussi dans les journaux, les affaires et la politique risquent d’abandonner la famille : il faudra donc composer. En revanche, s’il survit, les alliances survivront avec lui, et la réplique pourra être à la hauteur de l’attaque. De fait, il réchappe à l’attentat et finit par mourir quelques années plus tard, d’une crise cardiaque, alors qu’il joue avec son petit-fils. A ce moment, nouveau temps de réflexion au sein de l’institution que représente la « famille » mafieuse Corleone. Le fils aîné ayant été tué, il n’y a que Michael (Al Pacino), le benjamin, pour prendre la relève. On assiste alors à la mutation du personnage : au départ, Michael se tient à l’écart des activités mafieuses de son père. Mais les circonstances sont telles que tout l’édifice de la « famille » finit par reposer sur lui : placé en position d’assumer la charge de « parrain », Michael est modelé par cette institution à tel point qu’il abandonne peu à peu toute son humanité, pour devenir un chef sans pitié, allant jusqu’à faire exécuter son dernier frère.

Les trajectoires imaginaires de ces deux « acteurs », Michael et Vito Corleone, au sein de l’institution que constitue une des puissantes « familles » de la pègre américaine dans l’après-guerre, représentent les deux versants d’un problème typique des sciences historiques et sociales, parfois devenu un exercice scolastique, celui du rapport de détermination relative qui lie les acteurs individuels et les institutions dans lesquels ils s’inscrivent [2]. Dans le cas du père, dont la mort peut à elle seule entraîner la modification radicale de la position de l’ensemble de la famille, on est face à un cas-limite du rapport entre institution et acteur : à ce stade, l’ensemble de l’institution peut être affectée par la trajectoire d’un acteur – ou, en l’occurrence, par la fin de la trajectoire de celui-ci. Inversement, le cas du fils montre à quel point l’espoir d’un acteur d’échapper à l’institution dans laquelle il se meut est parfois vain : très éloigné au départ du modèle de son père, il finit par s’y conformer. On constate clairement ici l’ « effet de boucle » dans les rapports entre acteurs et institutions : le devenir d’un acteur peut modifier l’institution à laquelle il appartient, mais cette institution modèle le comportement des acteurs qui la composent. L’œuvre cinématographique incarne ainsi, tout en la stylisant, une interrogation familière aux historiens, en particulier ceux qui travaillent sur l’exercice du pouvoir et sa contextualisation sociologique, et qui se confrontent régulièrement à ces hésitations quant à l’emploi des notions d’acteur et d’institution. A partir de l’exemple de la cour pontificale avignonnaise durant le règne du pape Clément VI (1342-1352), et plus précisément à partir des rapports entre ce pape et le milieu culturel, on voudrait illustrer les deux facettes du rapport entre acteur et institution, pour finir par quelques réflexions générales sur ces notions, non pas pour résoudre définitivement une difficulté sans doute constitutive de la pratique même des sciences historiques et sociales, mais pour illustrer leur usage possible à partir d’une étude de cas.

Quand l’acteur modèle l’institution

Le jeu de l’acteur avec les cadres institutionnels, son agency au sens de la théorie de l’action, est possible à tous les niveaux, jusqu’au niveau le plus bas, qui est sans doute celui qui a été le plus balisé par les réflexions théoriques et pratiques des historiens, comme Michel de Certeau ou Giovanni Levi [3]. On se place ici à l’autre extrême : non pas l’histoire « au ras du sol », mais au contraire en son sommet, en l’occurrence le pape lui-même. Dans quelle mesure le pape peut-il jouer avec l’institution pontificale, et ce faisant, la transformer ?

Considérons le cas du pape et de ses rapports avec le monde de la production culturelle (peintres, musiciens, producteurs de manuscrits) au milieu du XIVe siècle. Lorsque Clément VI arrive sur le trône de Pierre en 1342, la tradition institutionnelle de la papauté est faiblement formalisée en ce qui concerne la production qu’à partir du XIXe siècle la tradition savante occidentale et les sciences sociales naissantes désignent comme « culturelle », au sens de la culture des élites [4]. Il y a des activités, des réalisations ponctuelles et des commandes comme dans toutes les grandes cours de l’époque, mais il n’y a pas d’organisation institutionnelle spécifique [5]. Depuis la fin du XIe siècle, musique, peinture ou production manuscrite s’intègrent dans une pratique symbolique plus générale au service de la théocratie pontificale [6]. En quelques années, le nouveau pape modifie cette situation institutionnelle. La pratique de gouvernement spécifique de Clément VI est une adaptation de la tradition théocratique de l’institution, qui vise à intégrer à celle-ci de nouveaux instruments politiques, en particulier d’ordre culturel, ne visant plus seulement à la propagande, mais au témoignage du raffinement et de la magnificence du pape [7].

Prenons quelques exemples dans les différents domaines de la vie curiale avignonnaise. Tout d’abord la chapelle, qui est particulièrement bien documentée [8]. Réorganisée par son prédécesseur, le pape Benoît XII (1334-1342), quelques années auparavant, la chapelle pontificale est sous le règne de Clément VI le lieu d’innovations qui transforment son rôle et modifient sa fonction au sein de l’institution pontificale : d’instrument liturgique, elle devient progressivement un instrument politique et esthétique de prestige. En quelques années, le recrutement géographique se modifie en profondeur. Les nouveaux chantres viennent désormais de France du nord, et forment un groupe d’individus professionnalisés rompus aux techniques musicales les plus avant-gardistes, celles de la polyphonie dite d’ars nova. Ce changement s’accompagne d’un changement dans le répertoire, avec une place nouvelle faite à cette musique polyphonique caractéristique de France du nord, qui tend dans la seconde moitié du XIVe siècle à se répandre dans tout l’Occident [9].

Exactement dans le même temps, l’organisation du travail des peintres à la Curie se modifie en profondeur [10]. Si jusqu’alors les peintres au service de la papauté étaient employés ponctuellement pour des tâches spécifiques, sans qu’existe une véritable coordination d’un chantier à l’autre, et que ces peintres étaient recrutés, selon les circonstances, dans une aire géographique assez vaste, France, Espagne, Italie, Angleterre, les choses changent très rapidement après 1342. Dès 1343 arrive à Avignon, sans qu’on sache bien comment, le personnage emblématique de l’ « école avignonnaise » en peinture, Matteo Giovannetti. Matteo, originaire de Viterbe, reçoit le titre de pictor pape, peintre du pape, et semble occuper très rapidement une fonction éminente au sein de l’équipe des peintres avignonnais [11].

Les contrats et prix-faits sont réalisés par son intermédiaire, il dirige l’organisation matérielle et comptable de l’essentiel de la production picturale et intervient sur les chantiers les plus importants du point de vue du programme iconographique. On trouve même des actes prescrivant à d’autres peintres devant effectuer des tâches de peinture de se conformer aux instructions et dessins de Matteo [12]. Il faut ajouter qu’à cette réorganisation de la production correspond une phase de très grande production picturale : presque toutes les fresques conservées aujourd’hui à Avignon datent du pontificat de Clément VI [13]. On observe également un phénomène très comparable à celui noté pour les musiciens concernant la provenance géographique et la professionnalisation. L’importance nouvelle accordée à la peinture s’accompagne d’un recrutement d’un personnel spécifique dans une région donnée, l’Italie centrale, qui accapare quasiment toute la place, à l’instar de la France du nord dans le domaine musical.

Enfin on peut évoquer rapidement la commande littéraire. Là aussi, le règne de Clément VI apparaît fécond, puisqu’on a conservé plus d’une dizaine d’œuvres qui lui sont explicitement dédiées, souvent commandées par lui [14]. On relève dans les choix du pape une grande cohérence, caractéristique des débuts de l’humanisme chrétien, avec un intérêt spécifique pour les textes d’Augustin, d’Ambroise, de Grégoire, mais aussi de Sénèque et de Cicéron. Clément VI entretenait de plus des relations personnelles avec un des personnages-clés de la vie culturelle occidentale du milieu du XIVe siècle, Pétrarque, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure. Ce dernier parle plusieurs fois du pape dans ses écrits, et on trouve une lettre à Clément VI dans sa correspondance [15]. Le pape semble même avoir tenté de recruter Pétrarque comme secrétaire apostolique [16], anticipant sur la pratique classique de l’humanisme de chancellerie à partir des années 1370, et durant tout le XVe siècle.

En quelques années, ces différents domaines de la production symbolique, qu’on rassemble parfois sous l’expression de la « culture de cour », montrent une évolution parallèle. Il est difficile d’imputer un tel basculement à un hasard heureux qui aurait touché la Curie avignonnaise dans la décennie 1340. L’exemple de la chapelle montre la mesure dans laquelle le nouveau pape transforme l’institution. En effet, cet organisme central de la vie religieuse de la cour venait d’être reformé par Benoît XII. Succédant à la critique âpre de la polyphonie par le pape Jean XXII (1316-1334) [17], cette réforme calquait l’organisation de la chapelle sur l’organisation monastique, et créait un office de maître de chapelle sans vraiment le définir. Ces linéaments institutionnels deviennent dans les mains de Clément VI – et dans celles de Pierre Sintier, le premier maître de chapelle, nommé en 1336 et qui meurt en 1350 – la base sur laquelle édifier une chapelle totalement différente. Clément VI ne change rien aux dispositions de son prédécesseur, mais sa politique de recrutement, ses choix liturgiques et musicaux, la liberté laissée aux chantres par rapport à un mode de vie censément monacal, et le renforcement du pouvoir du maître de chapelle (office qu’il ne crée pas, mais dont il étend les attributions) contribuent à faire de la chapelle non plus un groupe de moines, mais un ensemble de musiciens professionnels [18].

La culture de cour avignonnaise est en grande partie le fruit des choix opérés par Clément VI à la tête de l’institution pontificale – même s’il n’est pas seul à agir, et même si cet acteur a acquis lui aussi des dispositions sociales au cours de son passage dans d’autres institutions, telles l’université ou la cour de France. La pratique novatrice de Clément VI est le résultat de la rencontre entre une position institutionnelle – le fait d’être pape – et des dispositions intégrées auparavant, et qui trouvent maintenant à s’actualiser à travers une série de choix. Au total, il importe que ce soit lui, et pas un autre, qui se trouve dans cette position : eu égard à l’institution et aux différents possibles, l’identité et les choix de l’acteur ne sont pas indifférents.

Quand l’institution modèle les acteurs

L’exemple de la politique culturelle de Clément VI confirme le premier versant de notre problème de départ : les acteurs, du haut en bas de l’échelle, jouent avec les institutions, se les approprient, y développent leur stratégies, avec parfois des conséquences notables en ce qui concerne ces dernières. Mais on peut également, à partir du même exemple de la culture de cour avignonnaise au milieu du XIVe siècle, examiner le second versant de la relation entre acteurs et institutions. En effet, l’institutionnalisation de la cour comme organisme de production culturelle modifie le comportement des acteurs de la vie culturelle. Quelle que soit la marge de manœuvre dont les individus disposent vis-à-vis des nouvelles règles de la production symbolique, ils y sont soumis. Le passage à la cour devient une étape indispensable de la carrière d’individus qui évoluaient auparavant dans des espaces sociaux séparés. Prenons la situation un siècle avant, vers 1250. Les peintres étaient des artisans insérés dans le milieu urbain, et dont la pratique professionnelle était proche de celle des autres corps de métier des villes de la fin du Moyen Âge. Les musiciens pratiquant la polyphonie mesurée étaient des clercs, pour l’essentiel des chanoines, peuplant les chapitres des grandes cathédrales du nord de la France et des Flandres. Enfin, les producteurs de textes, en particulier en latin, étaient principalement des clercs, souvent passés par les écoles et les universités.

Un siècle plus tard, ces trois catégories se croisent au sein de la cour, qui devient un nouvel espace de redistribution sociale et économique, le lieu par excellence où redéfinir son identité sociale et échapper à son statut antérieur [19]. L’existence de ce pôle attractif fait subir aux trois groupes sociaux évoqués une attraction telle que les choix individuels comptent peu face à ce qui devient un destin social, imposé par les nouveaux cadres institutionnels de la réussite. De plus, en rassemblant des acteurs autrefois séparés, la cour tend à leur donner des traits communs et à rapprocher certains de leurs comportements. Cette évolution s’observe bien en ce qui concerne les carrières bénéficiales. Les individus qui composent le milieu culturel ont des carrières très comparables, et ils partagent parfois les mêmes protecteurs, quelques grands personnages de la Curie pontificale [20]. Ainsi, Etienne Cambarou, évêque de Saint-Pons-de-Thomières et surtout camérier de Clément VI à partir de 1347, c’est-à-dire responsable de la Chambre apostolique qui gère les finances pontificales, est exécuteur bénéficial à la fois pour le musicien Jean Clément de Breuil et pour le peintre Matteo Giovannetti [21]. Le statut social de ces personnages à la cour devient également peu à peu comparable : les échelles de salaires, la position de familier et un certain nombre d’autres avantages rapprochent ces individus, de même que l’organisation de leur travail, les hiérarchies, les titres ou les paiements [22].

La conséquence de ce rapprochement est l’apparition de solidarités nouvelles entre des acteurs qui un siècle avant se seraient ignorés, et dont Pétrarque et ses amis fournissent un bon exemple, même s’il est encore isolé. Le poète, modèle même de l’auteur au XIVe siècle, est au service non pas du pape mais du cardinal Colonna et de sa famille, car il faut noter que les cardinaux développent autour d’eux des micro-cours qui enrichissent d’autant l’ensemble de la Curie [23]. Dans l’entourage du cardinal se trouve aussi un autre personnage remarquable, le musicien Louis Sanctus, tandis que d’autres cardinaux protègent aussi des artistes, comme le peintre siennois Simone Martini [24].

L’institution curiale, telle qu’elle se développe à Avignon au XIVe siècle, met ainsi ces hommes en contact et constitue un véritable creuset pour l’identité artistique et intellectuelle. On connaît bien les liens qui unissent Pétrarque et Louis, l’un des ses amis les plus proches, surnommé Socrate dans sa correspondance, et dont il vante les qualités de musicien [25]. Les liens avec Simone Martini sont également attestés par un célèbre manuscrit décoré par Simone Martini et possédé par Pétrarque [26], et ce dernier célèbre l’art du peintre dans deux sonnets du Canzoniere et dans une annotation marginale d’un manuscrit contenant l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien [27].

Cette convergence a également tendance à se doubler d’une dimension réflexive. Au Moyen Âge central, il n’y a guère de discours sur l’affinité profonde entre les arts, donc entre littérature, musique et peinture, et Pétrarque est un des premiers à écrire à la fois sur ces différents domaines, reflet de sa sociabilité et de cette fréquentation de peintres et de musiciens [28]. Il me semble qu’on a là l’apparition d’une représentation caractéristique de la Renaissance, qui devient un lieu commun aux yeux d’acteurs qui ont l’impression, participant d’une même activité curiale, ayant des carrières, une organisation du travail, un statut comparable, d’appartenir au même monde. Cette convergence est aussi sociologique : par exemple, dans les années 1360, Perrine, fille d’un musicien de la cour avignonnaise, épouse successivement deux peintres italiens [29]. On est à l’opposé de la partie précédente : non seulement l’acteur ne paraît plus en position de modifier l’institution par son jeu, mais ce jeu lui-même semble réduit à peu de choses par rapport à la force d’imposition de l’institution.

Les deux analyses pourraient paraître inconciliables, pourtant l’étude historique montre qu’elles peuvent tour à tour sembler pertinentes. C’est qu’en réalité, elles s’alimentent l’une l’autre, dans un fonctionnement circulaire que Pétrarque illustre bien. La position qu’il occupe est rendue possible par l’ouverture d’un nouvel espace institutionnel, la cour. En même temps, sa stratégie personnelle, en particulier d’écriture, modifie les règles de cet espace, de sorte qu’il est un des acteurs dont les pratiques, à terme, et en particulier à Milan puis Padoue, font le plus évoluer la cour comme institution culturelle au XIVe siècle. Cette circularité n’a rien d’une solution, et l’historien peine à trouver la sortie, pris dans un mouvement rotatif à l’infini. Cela signifierait-il que ce sont les concepts mêmes d’institution et d’acteur qui sont responsables de cet enfermement ?

La règle entre l’acteur et l’institution

Pourquoi arrive-t-on à la conclusion de cette circularité impossible ? Sans doute parce que les prémisses sous-entendues dans les deux notions entraînent l’historien dans cette impasse. Du côté de l’institution, certains imaginent une force homogène pesant sur les individus comme une chape de plomb. Du côté de l’acteur, d’autres décrivent un individu libre et rationnel, pleinement conscient des choix qu’il opère. Et forcément, partant de ce face-à-face, l’étude empirique ne peut que décevoir, donnant l’impression d’un entre-deux mal assuré. Le problème tient peut-être au manque d’attention accordé à ce qui se trouve entre l’acteur et l’institution et qui rend possible l’agency, c’est-à-dire un système cohérent de règles sociales, explicites ou implicites, mais connues et reconnues par les individus qui dépendent d’elles. Pour un acteur, se déplacer dans l’espace d’une institution, cela ne signifie jamais être guidé pas à pas, mais choisir un trajet en suivant une règle. La règle est le cœur du lien institutionnel [30]. Les règles sont les éléments déterminants la stratégie des acteurs (les règles d’inspiration théocratique énoncées depuis le début du XIIIe siècle déterminent le comportement de Clément VI sur le trône pontifical, les règles d’organisation du travail et d’attribution des bénéfices concernant la cour déterminent les stratégies des acteurs de la vie culturelle). Mais elles sont aussi la matière première des pratiques et des usages différenciés des individus, parce que la règle ne prescrit jamais tout, qu’elle est toujours l’objet d’aménagements et d’adaptations pour répondre à toutes les situations. La métaphore sportive est parlante : pratiquer un sport signifie être soumis aux règles (ce qui détermine les comportements, par exemple jouer au football avec les pieds), mais aussi tirer parti des règles, d’une manière parfois inventive, voire inattendue (jouer le « hors-jeu » en football). « Suivre une règle » signifie que l’acteur tente de mettre en accord sa position actuelle, ses attentes, et le respect de cette règle. Cette mise en conformité qui se produit à chaque moment de la vie sociale, est ce qu’on peut appeler les pratiques ou les usages de la règle, et partant, de l’institution. Cela ne signifie pas que l’institution ne soit pas contraignante à chaque moment, cela veut dire seulement que la contrainte qu’elle exerce est une contrainte relative, qui doit être analysée en termes de règle, et non d’ordre, de programmation ou de répétition pré-inculquée. On peut songer cette fois à la métaphore du théâtre ou de la musique : l’acteur ou le musicien, tenus par le texte ou la partition, n’en donnent pas moins une interprétation. Il n’y a aucun besoin, pour penser le rapport à la règle, de faire intervenir la plus ou moins grande conscience des acteurs, leur degré supposé de rationalité ou leur liberté de choix. Considérer la règle comme le cœur du lien acteur/institution permet de poser le problème en termes d’usage, d’actualisation, d’innovation par rapport aux règles, et non pas en termes de choix et de détermination. Ces questions laissent de côté le problème métaphysique de la liberté et de la contrainte, et posent celui de la pratique, c’est-à-dire le problème central de l’innovation historique, qui naît de l’appropriation et de l’interprétation par les acteurs des systèmes de règles institutionnels.

Il faut faire intervenir ici une dernière distinction, suggérée par les exemples de Pétrarque et Clément VI. Au niveau élémentaire, tous les acteurs jouent avec les règles de l’institution – mais certains de ces jeux ont pour effet non seulement de construire une trajectoire personnelle, mais aussi de modifier l’ensemble des règles institutionnelles – comme c’est le cas pour nos deux exemples. Les acteurs, dont on peut dire qu’ils sont tous capables d’appropriation et de jeu avec les règles d’une institution, sont beaucoup plus inégaux du point de vue de la possibilité d’influer sur la modification des règles, ou de les transgresser – et c’est cette capacité inégalement distribuée qui est au cœur des mutations historiques. Le problème est de comprendre ce qui fait qu’un individu, plus qu’un autre, peut voir sa pratique avoir des effets en retour sur l’institution. A quel moment le jeu d’un acteur avec les règles fait-il changer ces règles ? Un des moyens de répondre à cette question serait la construction de ce qu’on pourrait appeler une « topographie des institutions ». Chaque institution constitue un espace spécifique, et lie les individus par un ensemble de normes, mais aussi d’intérêts, de rapports de force, tout en les répartissant selon une proximité plus ou moins grande par rapport à son centre. Cet espace peut être analysé topographiquement, en trois dimensions en quelque sorte, en faisant apparaître non seulement les situations de dominant et de dominé, mais aussi le potentiel de chaque position en termes de capacité à jouer avec les règles. Dans un tel espace, toutes les positions ne sont pas équivalentes, et le fait que certaines positions soient occupées par des individus ayant certaines dispositions (Clément VI, universitaire et homme de cour en position de pape) peut s’avérer tout à fait décisif, pour peu que ces positions soient de celles qui permettent de transformer une pratique individuelle de l’institution en une mutation de l’ensemble de celle-ci (ce qui n’a rien à voir avec de l’individualisme méthodologique, au contraire : c’est la configuration qui explique le rôle de l’individu, simplement certaines configurations ont pour effet d’amplifier le rôle de certains individus). Dans une telle perspective, la cour et l’Eglise représentent deux institutions aux fonctionnements très différents. Elles sont toutes les deux centrées sur une seule personne, le pape pour l’Eglise, le prince pour la cour. Mais l’étude de l’Eglise médiévale après la réforme grégorienne montre bien que plus on est proche du centre, plus la capacité à transgresser et à innover se fait grande, alors que dans les marges ou en bas de l’échelle, elle est faible du point de vue de l’effet institutionnel (le franciscanisme prend ainsi son essor lorsque le pape Innocent III (1198-1216) décide de le protéger, et on a pu écrire que le pape Boniface VIII (1295-1303) était le mieux placé, paradoxalement, pour douter de la foi chrétienne [31]). Pour ce qui est de la cour, la situation n’est pas loin d’être opposée : dans une certaine mesure, les positions périphériques par rapport à la cour, où la dépendance est relative, comme pour Pétrarque, sont des positions topographiques à forte capacité innovante – ce qui est toujours le cas aujourd’hui dans le monde de la production culturelle en général. Toutes les institutions, les unes par rapport aux autres, ne donnent pas la même place aux pratiques des acteurs, mais surtout, au sein de chaque institution, toutes les positions d’acteur ne donnent pas les mêmes possibilités en termes de jeu. Répertorier ces différences internes et externes, ce serait imaginer une topographie générale des institutions tenant compte du fait que le rapport entre acteur et institution n’est pas fixe, ce qui aiderait à historiciser ces deux notions dont la généralité risque parfois d’enfermer l’historien dans des démonstrations trop prévisibles.

Notes

[1] Ces pages s’appuient sur les conclusions de plusieurs articles cités en note et publiés depuis plus de dix ans, ainsi que les chapitres IV et V de ma thèse, soutenue en 2004 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (IVe section), La Forge de Babylone. Culture de cour et pouvoir pontifical sous le règne de Clément VI (1342-1352), qui doit paraître dans la Bibliothèque de l’Ecole française de Rome, ce qui explique le nombre limité de notes : il était impossible d’indiquer tout le matériau utilisé au cours de la recherche, et j’ai préféré me contenter de quelques indications bibliographiques pour ne pas alourdir un texte qui se voulait synthétique. On trouvera d’autres éléments de présentation globale de ce travail, dans une perspective plus axée sur le statut de l’artiste, dans Etienne Anheim, « L’artiste et l’office. Financement et statut des producteurs culturels à la cour des papes au XIVe siècle », dans Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.), Offices, écrit et papauté (XIIIe-XVIIe s.), Rome, 2007 (Collection de l’Ecole française de Rome, 386), p. 393-406.

[2] Sans entrer dans le détail de l’histoire de cette dualité de la philosophie et des sciences sociales, on notera que la thématique a pris une actualité particulière depuis les années 1980, après le reflux des modèles marxiste et structuraliste qui mettaient surtout l’accent sur la dimension collective et institutionnellement construite de l’action. Cette inflexion a pu prendre des formes parfois triviales ou militantes autour du thème du « retour de l’acteur », comme en témoigne le livre d’Alain Touraine, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984. Mais à travers la question de l’action (agency dans la théorie sociale et philosophique anglo-américaine), il a également fécondé l’historiographie. C’est par exemple un problème central de la microstoria, comme le montre le livre de Giovanni Levi, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989, et sa réception française, mais on retrouve la même préoccupation dans l’usage de concepts empruntés à la philosophie analytique, par exemple à Donald Davidson, à la théorie sociale, par exemple au livre de Peter Berger et Thomas Luckmann, écrit en 1966 mais justement traduit en France dans ce contexte (La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986), ou encore à la sociologie de Norbert Elias, elle aussi redécouverte au cours des années 1980, avec par exemple la notion de « configuration ». Cette orientation a permis la relecture de certains courants sociologiques à partir de la philosophie analytique, comme le montre bien le travail de Jacques Bouveresse sur Pierre Bourdieu utilisé à la fin de cet article, mais elle a aussi donné lieu à une production proprement historique, par exemple les travaux réunis par Bernard Lepetit (éd.), Les formes de l’expérience, Paris, Le Seuil/Gallimard (coll. Hautes Etudes), 1995, et par Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles, Paris, Le Seuil/Gallimard (coll. Hautes Etudes), 1996. On pourra trouver aujourd’hui l’écho de ce déplacement qu’on pourra dire pragmatiste, mais qui reste soucieux de la contextualisation de l’action, dans des livres comme celui de l’anthropologue Michel Naepels, Ethnographie, pragmatique, histoire, Paris, Presses de la Sorbonne (coll. Itinéraires), 2011, du sociologue Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce. Pour une analyse grammaticale de l’action, Paris, Economica, 2009, ou de l’historien Didier Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale, Paris, PUF (coll. Le nœud gordien), 2008.

[3] Pour Giovanni Levi, outre l’ouvrage cité à la note précédente, on peut également voir les réflexions sur l’action individuelle dans son article « Les usages de la biographie », Annales ESC, 1989, 44/6, p. 1325-1336 ; pour Michel de Certeau, voir en particulier les deux tomes de L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, rééd. 1990, et La culture au pluriel, Paris, Gallimard, 3e éd., 1993.

[4] Il est impossible ici d’entrer dans le détail de l’histoire de la notion de culture et des déplacements de son usage entre un pôle normatif et un pôle descriptif, mais on peut renvoyer, pour une vision d’ensemble, à Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte (Repères), 4e édition, 2010.

[5] Ainsi, dans l’organisation de la papauté telle que la présentent Agostino Paravicini Bagliani, La cour des papes au XIIIe siècle, Paris, Hachette (coll. La vie quotidienne), 1995, p. 191-204, et Bernard Guillemain, La cour pontificale d’Avignon (1309-1376), De Boccard, Paris, 1962, qui ne lui consacre pas de section spécifique, la culture n’est guère « curialisée », sinon sous son versant le plus intellectuel, avec le studium curiae qui a surtout une fonction théologique et la bibliothèque ; en témoigne le fait qu’il n’y a pas d’offices spécifiques pour les peintres ou les musiciens avant le deuxième tiers du XIVe siècle.

[6] Voir par exemple Hélène Toubert, Un art dirigé. Réforme grégorienne et Iconographie, Le Cerf, Paris, 1990, Ingo Herklotz, Gli Eredi di Costantino. Il papato, il Laterano et la propaganda visiva nel XII secolo, Viella (La Corte dei Papi), Rome, 2000, Agostino Paravicini Bagliani, Le Chiavi e la Tiara. Immagini e simboli del papato medievale, Viella (La Corte dei Papi), Rome, 1998, Philippe Bernard, Du chant romain au chant grégorien (IVe-XIIIe s.), Paris, Le Cerf, 1996 et Maria Alessandra Bilotta, I libri dei papi. La Curia, il Laterano e la produzione manoscritta ad uso del Papato nel Medioevo, Cité du Vatican (Studi e testi), 2011.

[7] Sur la notion de magnificence, voir A.D. Frazer Jenkins, « Cosimo de’ Medici’s Patronage of Architecture and the Theory of magnificence », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 33, 1970, p. 162-170 ; Louis Green, « Galvano Fiamma, Azzone Visconti and the Revival of the classical theory of magnificence », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 53, 1990, p. 98-113, et l’usage de la notion dans Patrick Boucheron, Le pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècle), Rome (Collection de l’Ecole française de Rome), 1999, p. 114-121.

[8] Etienne Anheim, « La grande chapelle de Clément VI », Monument de l’histoire. Construire, reconstruire le Palais des Papes (XIVe-XXe siècle), Editions RMG-Palais des Papes, Avignon, 2002, p. 123-129, et « Naissance d’un office. Pierre Sintier, premier maître de chapelle du pape (1336-1350) », dans Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.), Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle). Charges, hommes, destins, Rome, Ecole française de Rome (Collection de l’Ecole française de Rome), p. 276-301, ainsi que « La musique polyphonique à la cour des papes au XIVe siècle. Une sociologie historique », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2008, 2, http://cem.revues.org/index9412.html.

[9] Etienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique : la décrétale Docta sanctorum (1324/1325) de Jean XXII et le débat sur l’ars nova dans les années 1320 », Revue Mabillon, n.s. 11, p. 221-246, et « Diffusion et usages de la musique polyphonique mesurée (ars nova) dans la France du Midi, le nord de l’Espagne et de l’Italie, 1340-1430 », in Cahiers de Fanjeaux, 35, 2000, p. 287-323.

[10] Enrico Castelnuovo, Un pittore italiano alla corte di Avignone. Matteo Giovannetti e la pittura in Provenza nel secolo XIV, Einaudi, Turin, 1962, traduction française Gérard Monfort Editeur, Paris, 1996, et Dominique Vingtain, Avignon. Le Palais des Papes, Zodiaque, La Pierre-qui-Vire, 1998, p. 254-394.

[11] Voir Etienne Anheim, « L’artiste et l’office »…

[12] Ibidem.

[13] Pour une perspective d’ensemble sur ces fresques, voir Dominique Vingtain, Avignon, Le Palais des Papes…, et Léon-Honoré Labande, Le Palais des Papes et les monuments d’Avignon au XIVe siècle, 2 vol., Marseille, 1925

[14] Voir la liste annexée à l’ouvrage de Diana Wood, Clement VI. The pontificate and ideas of an Avignon Pope, Cambridge University Press, Cambridge, 1989, p. 211-215.

[15] Pétrarque, Rerum Familiarum, V, 19 : Ad Clementem sextum Romanum Pontificem, fugiendam medicorum turbam.

[16] Ugo Dotti, Pétrarque, Paris, Fayard, 1991, p. 195.

[17] Etienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique… ».

[18] Etienne Anheim, « Naissance d’un office… ».

[19] Sur le rôle fondamental de la cour dans cette perspective, voir le livre de référence de Martin Warnke, L’artiste et la cour, Paris, MSH, 1990.

[20] Cette enquête, réalisée dans le cadre de ma thèse, a été effectuée à partir du dépouillement des suppliques et des lettres pontificales conservées dans les séries Registra Supplicationum, Registra Avenionensia et Registra Vaticana de l’Archivio Segreto Vaticano, pour la décennie 1342-1352.

[21] Archivio Segreto Vaticano, Reg. Av. 106, f. 415 et Reg. Av. 111, f. 332 pour le premier, Reg. Av. 97, f. 170 et Reg. Av. 114, f. 65 pour le second.

[22] Ces éléments ont été étudiés de même, à partir des registres Introitus et Exitus et Collectorie conservés dans le fonds de la Chambre apostolique à l’Archivio Segreto Vaticano. Pour plus de détails sur ces parallèles et le rôle de l’office comme matrice, voir Etienne Anheim, « L’artiste et l’office… ».

[23] Sur les liens de Pétrarque avec la famille Colonna, voir Ugo Dotti, Pétrarque, , Paris, Fayard, 1991, p. 29-44.

[24] Pour une vision très complète du parcours de Simone Martini, voir Pierluigi Leone de Castris, Simone Martini, Arles, Actes Sud, 2007.

[25] Pétrarque, Rerum Familiarum, IX, 2, Giuseppe Billanovich, « Tra Italia e Fiandre nel Trecento : Francesco Petrarca e Ludovico Santo di Beringen », The Late Middle Ages and the Dawn of Humanism outside Italy, La Haye, Nijhoff, 1972, p. 6-18, et U. Berlière, Un ami de Pétrarque, Louis Sanctus de Beeringen, Institut historique belge de Rome, Rome-Paris, 1905.

[26] Francisci Petrarcae Vergilianus Codex, G. Galbiati (a cura di), Milan, 1930 (Milan, Biblioteca Ambrosiana, ms. S.P. Arm. 10, scat. 27), et N. Mann, Pétrarque, Actes Sud, Arles, 1989, p. 5-9.

[27] Pétrarque, Canzoniere, sonnets LXXVII et LXXVIII, et manuscrit BnF Lat. 6802, f. 256v. Voir à ce sujet Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, Paris, Le Seuil, 1989, (Des Travaux), p. 73-74 et 85-86.

[28] Au sujet de ce rôle de Pétrarque comme catalyseur de la conception « renaissante » des arts et des lettres, voir par exemple Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Paris, Flammarion, 1993, p. 25-34 et 51-54.

[29] Enrico Castelnuovo, Matteo Giovannetti…, avant-propos à la traduction française, p. 20.

[30] Ces réflexions sont inspirées plus ou moins directement de Charles Taylor, « Suivre une règle », Critique. Pierre Bourdieu, août-septembre 1995, 579/580, p. 554-572, Jacques Bouveresse, « Règles, dispositions et habitus », ibid., p. 573-594 et La force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité, Paris, Minuit, 1987, et Vincent Descombes, depuis le diptyque constitué par La denrée mentale, Paris, Minuit,1995 et Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, jusqu’à ses travaux des années 2000, en particulier Le complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004.

[31] Jean Coste, Boniface VIII en procès, Rome, Erma di Bretschneider, 1995, pose la question dans sa conclusion, p. 907.