Mamma li Turchi ! Politique et religion face à la menace turque (Frioul, Italie, XVe-XVIe siècles).

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Andrea Martignoni

Résumé
Entre la fin du XIVe siècle et la première moitié du XVe siècle, Venise se lance dans une progressive et méthodique conquête des territoires continentaux donnant naissance à ce qu’on appelle la Terre Ferme, autrement dit le Stato di terra vénitien. La Patria del Friuli n’échappe pas à ces annexions. Gouvernée depuis des siècles, par le patriarche d’Aquilée, prince ecclésiastique et puissant seigneur féodal, tombe aux mains des Vénitiens en 1420 avec la reddition de la capitale Udine. Au même moment et pendant tout le XVe siècle et le début du XVIe siècle, le Frioul est sous le coup de la menace turque et subit même toute une série d’incursions meurtrières. Plutôt que de retracer de manière exhaustive l’histoire événementielle de cette présence ottomane au Frioul, l’article se propose de mettre en lumière les politiques adoptées par les autorités communales pour contrer ces menaces. Dans ces stratégies, la recherche de protecteurs spirituels tient une place de première importance tout comme le rituel processionnel à travers lequel demander la miséricorde divine, faire pénitence ou célébrer les victoires emportées contre les infidèles. Face à l’ennemi, un intercesseur spécial a été sollicité et honoré publiquement. Il s’agit de saint Joseph qui, de Venise au Frioul, apparaît donc comme le protecteur et le sauveur idéal des communautés pliées sous le joug des incursions ottomanes.

Andrea Martignoni est né en Suisse en 1976. Il a soutenu en 2007 une thèse de doctorat intitulée Mots et gestes de la foi. Une anthropologie religieuse du Frioul à la fin du Moyen Âge, thèse dirigée par Élisabeth Crouzet-Pavan de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Il enseigne actuellement l’histoire médiévale à l’Institut catholique de Paris. Ses recherches postdoctorales portent sur les relations entre médecine et spiritualité en Italie à la fin du Moyen Âge. Parmi ses publications récentes : « Des lions dans la ville. Triomphe et décadence de l’image de saint Marc dans la Terre Ferme (XVe-XVIe siècle) », Memini. Travaux et documents, 13, 2009, pp. 47-65 ; « Entre textes et images. La performativité processionnelle chez les flagellants dans l’Italie de la fin du Moyen Âge », in Medialität der Prozession. Perfomanz ritueller Bewegung in Texten und Bildern der Vormoderne – Medialité de la procession. Performance du mouvement rituel en textes et en images à l’époque pré-moderne, sous la direction de Katja GVOZDEVA et Hans Rudolf VELTEN, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2011, pp. 211-228.
martignoni.andrea@yahoo.fr

Les éphémères incursions des Turcs à la fin du Quattrocento avaient empli l’extrême province d’Italie d’une peur sans limites, presque superstitieuse.
Ippolito Nievo, Le confessioni di un Italiano [1].
À l’automne 1415, un contingent de soldats turcs pénètre dans les territoires de l’État patriarcal du Frioul [2]. Les autorités communales d’Udine, capitale de la Patria del Friuli, s’empressent d’adopter des dispositions visant à renforcer les fortifications de la ville. Un peu moins d’un siècle plus tard, dans une réunion du conseil citadin, la question turque est à nouveau à l’ordre du jour. Le lieutenant vénitien Antonio Loredan – haut fonctionnaire de la Sérénissime en charge de ces territoires après leur conquête par Venise en 1420 [3] – prend la parole devant les membres du conseil. Nous sommes le 19 mars 1500. Au terme d’un discours-fleuve de politique générale, il demande qu’on édifie, dans la cathédrale, deux chapelles : l’une dédiée à saint Marc, l’autre à saint Joseph.En apparence, rien ne semble relier les deux événements, la menace turque et la construction de deux chapelles. Le fait que les pouvoirs publics soient à l’origine d’une politique religieuse et promeuvent la réalisation d’œuvres dévotionnelles ne surprend guère puisque l’on sait que les communes italiennes ont joué un rôle de premier plan dans l’organisation et l’encadrement de la vie religieuse et des dévotions urbaines, notamment en ce qui concerne la promotion du culte de ces « opérateurs célestes » que sont les saints, saints patrons mais aussi saints en tout genre [4]. Le choix des deux saints, Marc et Joseph, n’est pas non plus très surprenant. Saint Marc, en effet, à la fin du XVe siècle, tient le rôle de saint patron de la ville [5] et l’on sait aussi, grâce aux travaux de Paul Payan, que le culte de saint Joseph, père putatif du Christ et époux fidèle de la Vierge Marie, connaît, à ce moment-là, un grand succès [6]. De plus, le 19 mars est, depuis 1481, le jour officiel de sa fête. Toutefois, si l’on prend le temps de lire jusqu’au bout le discours de Loredan, on découvre qu’un lien de cause à effet est l’origine du choix de saint Joseph. Le lieutenant précise en effet que ladite chapelle doit permettre de rendre des honneurs solennels à Joseph puisque ce dernier joue un rôle de premier plan dans le combat contre les Turcs en assurant à la population une protection miraculeuse face à leur férocité destructrice [7].La proposition de Loredan n’est qu’une parmi les nombreuses stratégies déployées et préconisées par les pouvoirs publics, tout au long du Quattrocento, afin de faire face à un lourd contexte de guerre et de menaces. Elle offre néanmoins l’occasion de s’interroger sur un certain nombre de points significatifs comme la perception de l’ennemi, les réactions et les comportements collectifs dictés par la présence angoissante des Turcs et la place des dévotions dans l’arsenal des réponses recherchées en temps de crise.

Le contexte spirituel en cette fin du Moyen Âge est caractérisé par une religiosité dramatique nourrie par une angoisse apocalyptique et eschatologique, sans cesse nourrie et réactualisée par une multitude de prédicateurs, ermites et prophètes qui sillonnent la péninsule italienne et se font les chantres véhéments d’une pastorale pénitentielle ou « pastorale de la peur » [8]. En dénonçant les péchés, ils en appellent à la repentance et à la conversion car, rappellent-ils, « le règne des cieux approche » [9]. En analysant les miracles, les signes et les prophéties qui se sont multipliés à Venise surtout après 1480, Élisabeth Crouzet-Pavan remarquait, rejoignant ainsi les nombreuses études qui ont mis en relief l’évolution des sensibilités religieuses en cette période [10], que « des signes convergents, à partir des années 1480, prouvent la dramatisation du climat spirituel dans la péninsule » [11]. Apparitions, prodiges, catastrophes naturelles, naissances monstrueuses sont autant de phénomènes qui engendrent et entretiennent une panique collective. Les temps sont ceux d’une véritable « prolifération du monstrueux » [12] et multiplications de signes inquiétants, d’autant que l’actualité géopolitique en ces années-là semble propice à la venue imminente de la fin des temps [13] : une situation politique des plus troublées marquée par des conflits et des rivalités incessantes, marquée aussi par la descente en Italie de Charles VIII, perçu comme le roi messianique des derniers temps, nouveau Cyrus ou nouveau Charlemagne, venu rétablir la paix, réformer l’Église et poser les fondations d’un monde nouveau [14] ; et bien évidemment marquée aussi par une menace turque exponentielle.

Les Turcs font donc pleinement partie de ces signes annonciateurs d’une colère divine en marche. À partir de la chute de Constantinople, au mois de mai 1453, leur avancée vers les côtes de la péninsule italienne apparaît irréfrénable [15]. C’est bien au cœur de ce contexte de crise qu’il faut replacer l’histoire de la perception des Turcs au Frioul et des réactions que leur venue a déclenchées. Cette histoire se caractérise par plusieurs critères qu’il convient de souligner. Deux facteurs clés d’abord : la présence effective des Turcs au Frioul et le sentiment de peur qu’aux dires notamment des chroniqueurs ils engendrent. Deux acteurs ensuite : les pouvoirs politiques et les confréries engagés les uns comme les autres dans la gestion au quotidien de ces crises et la quête de réponses adaptées. Et enfin, deux stratégies : l’une pragmatique visant à réagir militairement et à renforcer les fortifications des villes, l’autre spirituelle destinée à rassurer et à protéger la communauté en invoquant la miséricorde et l’intercession divines.

Ennemis redoutés de la Chrétienté [16], les Turcs accomplissent, entre le XIVe et le XVIe siècle, des conquêtes significatives qui les approchent toujours plus des rives de la Méditerranée occidentale : sous les commandements du sultan Murad Ier (1359-1389) d’abord, de Bajazet Ier (1389-1402), de Mehmet Ier (1413-1421) et surtout de Mehmet II (1451-1481), qui conquit Constantinople, et enfin de Bajazet II, dit « la foudre » (1481-1512), l’Occident assiste aux fulgurantes victoires turques. Les trophées de guerre se succèdent : de la Morée du Sud à Trébizonde, d’Otrante aux Balkans. Au Frioul, nous l’avons rappelé au début de ce texte, une des premières incursions a lieu en 1415 [17]. Les travaux de Maria Pia Pedani ont permis de mieux comprendre les spécificités de ces opérations militaires. La tactique des troupes ottomanes est fondée sur la rapidité des incursions qui déroutaient les défenses fragiles que Venise tentait d’organiser aux confins orientaux de la Patria du Frioul. Les scorribande (razzias éclairs) ne sont pas l’œuvre de l’armée régulière, mais des akinci, des troupes légères envoyées en éclaireurs sur le territoire ennemi pour mieux comprendre les systèmes de défense et prendre la mesure des forces déployées ou pour faire diversion lorsqu’une attaque était lancée ailleurs [18]. Ces razziatori della frontiera (ces pilleurs des frontières) se déplacent en petit nombre et sont essentiellement payés sur les butins qu’ils arrivent à amasser lors de leurs incursions : ils ne s’arrêtèrent en territoire ennemi que treize jours au mois de novembre 1477 et quatre en juillet 1478. Venise, pour contrer la menace, préfère s’appuyer sur des milices locales (cernide), plutôt que sur les compagnies de ventura (milices de mercenaires conduites par un condottiere). Ces milices territoriales, assez désorganisées et lentes, n’arrivent pas, en règle générale, à capturer ou écraser l’ennemi. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié du XVe siècle que les incursions s’intensifient et se radicalisent, laissant derrière eux la désolation, la mort et bien entendu la peur d’une nouvelle attaque.

Des inquiétudes sur la fragilité militaire des confins orientaux du Frioul avaient été aussi exprimées au cours du XIVe siècle, comme en témoignent les archives de la chancellerie patriarcale étudiées par Ivonne Zenarola Pastore [19]. Le 15 mars 1351, en effet, le pape avignonnais Clément VI avait ordonné de recueillir dans le diocèse d’Aquilée les décimes biennales et triennales pour financer les dispositifs de défense contre les Turcs [20]. Un mois après, le 24 avril 1351, le vicaire patriarcal confirma que le chapitre de Santa Maria de Cividale del Friuli avait acquitté la somme de quatorze marcs et demi et seize deniers pour la collecte ordonnée par Clément VI [21]. Au mois d’août 1415, le patriarche lance un appel. Il faut rassembler des arbalétriers et des gens d’armes pour combattre les Turcs [22]. Les autorités d’Udine décident de recruter un contingent militaire de fantassins composé de vingt-cinq arbalétriers et de les envoyer dans les zones menacées afin de contrer l’avancée turque. Ce ne sont pas les habitants de la ville qui sont recrutés mais des étrangers, des forenses, qui partent en première ligne [23]. Il est aussi demandé aux paysans de la Patria de porter main-forte aux soldats en leur fournissant du blé et de quoi subsister pendant la campagne militaire [24]. Roberto Tirelli a analysé, l’une après l’autre, les invasions turques [25]. Les différences sont notables : chronologiquement, la plupart des invasions se situent dans le deuxième tiers du XVe siècle ; les itinéraires diffèrent tout comme l’intensité des raids ; les dommages causés aux territoires et aux populations varient aussi de beaucoup d’une incursion à l’autre. Parmi les zones touchées et les itinéraires empruntés par les Turcs, le premier est celui qui longe le fleuve Isonzo ; il a pour point de pénétration Gorizia, où, par conséquent, se sont concentrées les initiatives de fortification. Les Turcs traversent aussi ce qu’on appelle la Bassa Friulana, au cœur de laquelle, Venise construit, bien plus tard, en 1593, la ville « étoile » de Palmanova [26]. Palmada, Gonars, Fauglis, Felettis sont parmi les villages qui ont subi l’assaut des Turcs, notamment en 1477. Aux alentours d’Udine, mais aussi dans les environs de Pordenone, les Ottomans menacent la population à plusieurs reprises, ce qui confirme que leur pénétration ne se limita point aux zones frontalières orientales, mais qu’elle alla bien jusqu’au cœur de la Patria. Grâce à la paix signée entre Venise et les Turcs le 23 février 1479, les incursions cessent pendant vingt ans avant que les Turcs ne reviennent en force en 1499 lors d’une des campagnes militaires les plus terribles de tout le XVe siècle. Venise, dans sa politique de militarisation des territoires du Frioul, nomme Andrea Zancani proviseur général de la Patria del Friuli, autrement dit chef des opérations militaires. Sous ses ordres directs, il avait sept cents stradiotes. Domenico Bollani, le lieutenant de la Patria, estime pouvoir mobiliser seize mille fantassins pour aller combattre les Turcs. Le 25 septembre 1499, à Venise, on annonce que ceux-ci sont prêts à envahir le Frioul avec quinze mille soldats guidés par leur redoutable chef Iskender [27].

Les chroniqueurs contemporains retracent le cours des événements tout en soulignant en chœur la violence inouïe des Turcs. Dans un petite chronique, le liber familiaris de Nicolò Maria di Strassoldo (1437-1511), noble frioulan, on peut lire : « Samedi, 28 septembre 1499, près d’Aviano avec une cruauté jamais vue ils mettent à feu et à sang une multitude de villages en massacrant huit mille personnes » [28]. Le chroniqueur Girolamo Priuli, dans ses Diarii (1494-1527) [29], raconte que les habitants de Trévise, sous l’emprise de la peur que leur procurait le déchaînement de ces « chiens enragés » n’osaient plus sortir de leurs maisons et se barricadaient derrière leurs portes [30]. Il décrit également le désespoir et la souffrance de ce « pauvre peuple du Frioul qui a reçu un terrible coup de bâton sur la tête » et déplore l’innombrable quantité de morts que ces incursions provoquent [31]. Le nombre des morts impressionne [32] tout autant que l’importance numérique des Turcs aussi. Selon le témoignage que livre Nicolò Maria Strassoldo, ils seraient 10000 à avoir passé l’Isonzo [33]. Pour Francesco Guichardin, ce sont 6000 cavaliers turcs qui ont parcouru la Patria, mise à sac et atrocement pillée [34].

Les témoignages, dont on ne peut ici donner qu’un succinct aperçu, insistent sur le sentiment de peur et d’angoisse. Une peur qui se fonde d’abord sur la cruauté et la violence sans pareille des Turcs à l’égard d’une population impuissante. Violents et sans scrupules, les Turcs massacrent, pillent, violent, brûlent, capturent des prisonniers, détruisent les récoltes, endommagent maisons, églises et palais, et s’en vont aussi vite qu’ils sont arrivés. Produit d’une situation réelle et dramatique, cette peur trouve aussi ses origines dans le discours apocalyptique du temps. À la virulence des incursions militaires se superpose en effet une dimension eschatologico-religieuse qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Les Turcs, en effet, sont souvent perçus comme les précurseurs de l’Antéchrist voire comme l’Antéchrist lui-même [35]. John Tolan, à propos des premières réactions des Chrétiens d’Orient face à la diffusion de l’Islam, affirme que pour « certains auteurs chrétiens, les envahisseurs arabes étaient un peu plus qu’un simple châtiment divin, ils étaient les acteurs du drame divin des derniers jours » [36]. Une longue et riche tradition textuelle, qui remonte au Pseudo-Méthode [37], associe les Turcs à la figure de l’Antéchrist à travers un intéressant processus d’individualisation historique de l’Ennemi [38]. Personnage central de l’eschatologie apocalyptique [39], incarnation du mal et récapitulation de tous les maux, l’Antéchrist, l’Ennemi Ultime, dont l’apparition précèdera le Jugement Dernier, doit régner sur le monde quelques temps avant sa fin. Son règne sera marqué par d’abominables blasphèmes, de faux miracles et de terribles persécutions envers les fidèles chrétiens [40]. Chaque conquête militaire des Turcs conduit à une puissante réactualisation des images et des peurs eschatologiques relayées dans les milieux ecclésiastiques mais aussi par les prédicateurs. Si l’Antéchrist cristallise donc l’univers du mal, du péché et de la tentation, se fait jour en Occident, surtout à partir de la biographie du moine Adson, une interprétation de plus en plus personnalisée de l’Antéchrist. On l’identifie alors à un personnage historique parfois du passé, le plus souvent du présent et quelquefois aussi du futur [41]. Il s’agit d’un processus d’individualisation historique de l’Ennemi. Le Turc, en ce XVe siècle, est l’autre par excellence : il fascine et il effraye. Le pape Pie II témoigne, dans ses Commentarii rerum memorabilium, du choc qui frappa l’Occident à la prise de Constantinople :

Pendant ce temps, les Turcs, qui étaient déjà maîtres de l’Asie Mineure et de la majeure partie de la Grèce, assiégèrent Constantinople, la capitale de l’empire d’Orient, la seule cité de Thrace qui résistait au joug de Mahomet [Mahomet II, le sultan ottoman] ; après un siège de treize jours, ils prirent la ville d’assaut, la pillèrent, tuèrent l’empereur Constantin [Constantin XI Dagrès, dernier empereur byzantin], égorgèrent presque tous les nobles, réduisirent la population en esclavage et souillèrent la très célèbre église Sainte Sophie et toutes les basiliques de la cité royale d’immondices mahométanes. Ce fut une funeste nouvelle pour les Chrétiens […] [42].

De nombreux auteurs du Quattrocento, à l’appui d’anciens textes prophétiques, ont rédigé des traités sur les Turcs en interprétant la menace ottomane dans un sens apocalyptique. Ainsi, Georges de Hongrie, auteur d’un Tractatus de moribus, condicionibus et nequitia Turcorum, rédigé un peu avant 1480, assimile le Turc à la figure de l’Antéchrist [43]. Comme Mahomet lui-même a été considéré comme le précurseur de l’Antéchrist [44], les Turcs, suppôts de Satan, le deviennent aussi, annonçant, par les dévastations sanglantes dont ils sont les acteurs, sa venue triomphale [45]. C’est par exemple ce que soutient le cardinal Bessarion à propos du sultan Mehmet II. Idolâtres, assoiffés de sang, blasphémateurs, hypocrites, les Turcs incarnent le mal absolu [46]. Les témoignages se succèdent et se répètent en dénonçant, dans une fervente propagande anti-ottomane, les atrocités et les profanations accomplies par ces ennemis de la foi. Déjà à la fin du XIVe siècle, leur cruauté était mise en avant. Dans la chronique de Saint Denis, l’auteur, rapportant les propos d’un ambassadeur du roi de Hongrie en 1395, écrivait :

 » Les Turcs dépouillent les églises de leurs ornements sacrés ; ils enlèvent les enfants pour les instruire dans leurs croyances impures et leur apprendre à renier le nom de Dieu vivant, ou les égorgent comme des victimes, et en font autant de martyrs. Leur fureur sacrilège ne respecte aucun lieu et n’épargne personne. Ils outragent les prêtres, déshonorent les jeunes filles, et exercent même leur brutalité sur les femmes que leur âge devrait protéger [47].  »

Leur religion, cette « immondice mahométane » dont parle Pie II, est perçue comme un abominable syncrétisme dans lequel se mélangent la perfidie des Juifs, les faux enseignements de Mahomet, mais aussi un composé des différentes hérésies chrétiennes. L’image ne peut être plus dénonciatrice. Encore le pape Pie II :

 » Ce peuple, ennemi de la Sainte Trinité, suit la doctrine d’un faux prophète du nom de Mahomet, un Arabe imprégné d’erreurs païennes et de perfidie judaïque, mais aussi influencé par des Chrétiens atteints par les souillures du nestorianisme et de l’arianisme [48].  »

De même que la confusion entre les Turcs et les Sarrasins est fréquente, les interprétations eschatologiques varient. Il serait cependant inexact de croire que les Turcs incarnent systématiquement l’Antéchrist. L’analogie sert aussi d’instrument efficace pour pousser à la conversion des âmes. Rosa Maria Dessì l’a bien montré en étudiant les prêches véhéments de Michele Carcano et de Bernardin de Sienne. Dans leurs sermons, « l’Antéchrist est interprété dans un sens essentiellement moral, pour susciter la crainte chez les auditeurs et les inciter à la pénitence » [49]. De nombreuses prophéties circulent aussi contribuant à intensifier ce climat d’angoisse tout en annonçant la victoire finale de la Chrétienté sur les infidèles [50]. Il n’empêche que l’éventualité d’une croisade ressemble plus à un rêve avorté. La papauté tente en vain en effet de transformer en réalité le rêve d’une nouvelle croisade et de convaincre les princes chrétiens de lever leurs armées pour stopper l’avancée ottomane [51]. C’est Pie II qui, élu sur le trône de Pierre le 19 août 1458, incarne le mieux le désir d’une guerre sainte [52]. Ce sont toujours ses Commentarii qui soulignent l’urgence de la lutte contre les Turcs. Par une bulle du 13 octobre 1458, le pape convoque donc tous les princes chrétiens au congrès organisé à Mantoue, entre le 26 septembre 1459 et janvier 1460, pour préparer la croisade [53].

 » Prenant peur de ce venin, Pie décida de s’opposer à ce qu’il pénètre plus avant. Cependant, il ne comptait pas seulement sur lui-même, c’est-à-dire sur les forces du Siège apostolique, car la victoire sur les Turcs ne pouvait être l’œuvre de tel ou tel royaume, mais il demandait l’effort de toute la chrétienté. […] La question qui se posait était de savoir où il faudrait tenir ce congrès. Il sembla préférable de le réunir non loin des Alpes, dans un endroit qui serait à mi-chemin du pontife romain et des rois transalpins. Deux lieux furent proposés : Udine, une ville du Frioul, sujette des Vénitiens, et Mantoue, en Gaule Cisalpine. Ainsi, si l’une des villes était rejetée, l’autre s’offrirait immédiatement. En vérité, le pape redoutait ce qui devait arriver par la suite : dans la crainte des troupes turques, les Vénitiens fermèrent l’accès à Udine [54].

Mais l’échec du projet est la démonstration éclatante que le rêve de guerre sainte n’est plus d’actualité au XVe siècle. Il est impossible de réunir une Europe chrétienne. Des promesses sont formulées, notamment par l’ambassadeur du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et par le duc de Milan, Francesco Sforza, qui était prêt à s’engager si toutefois la situation italienne le permettait. En août 1464, Pie II attend patiemment à Ancône l’arrivée des navires vénitiens : la croisade semble sur le point de se déclencher. Mais, malade, le pape meurt et emporte avec lui, les yeux rivés vers la mer, son désir de défendre la Chrétienté, alors que la flotte vénitienne n’est pas au rendez-vous [55].

Les raisons de cet échec sont autant politiques qu’économiques. Partir en guerre contre les Turcs coûte cher et risque de compromettre le commerce dans la Méditerranée, source de revenus, notamment pour Venise. Le désir du profit l’emporterait alors sur le salut de l’âme, qui était, aux dires de Pie II, le vrai gain d’une telle expédition vouée à la défense de la foi chrétienne :

 » Contre les Turcs, en revanche, on livre des combats sanglants et il n’y a rien à gagner, sinon le salut de l’âme […] défense de la religion […] combattre au nom du Christ contre les Turcs impies [56].  »

Ce qui se passe au Frioul, donc, fait écho à un scénario maintes fois annoncé et ré-annoncé. Comment éviter alors que les villes de cette région et tout spécialement sa capitale, Udine, ne deviennent une « nouvelle Constantinople » ?

Les nouvelles circulent vite, surtout celles qui rapportent la barbarie des Turcs. Par conséquent, à chaque incursion, l’alarme est donnée dans les villes du Frioul. Ce sont les cloches urbaines qui préviennent les habitants. Dans la galaxie fascinante des bruits de la ville, le son des cloches demeure le bruit par excellence de l’espace urbain. Non seulement, ces cloches rythment le temps ou annoncent les grandes fêtes, mais elles sont l’instrument qui avertit la collectivité des dangers, qu’il s’agisse de la tempête ou des guerres [57]. En 1499, par exemple, les autorités communales d’Udine ordonnent que l’on fasse sonner la grande cloche de la ville pour avertir du danger imminent [58]. Il faut également défendre et protéger la population. Les incursions de 1499, même si elles n’atteignent pas la capitale, ont des conséquences directes sur l’économie de la ville et de la Patria tout entière. Une ordonnance communale du 23 septembre 1499 rappelle aux habitants d’Udine l’importance des efforts que tous doivent fournir pour consolider les fortifications [59]. Chaque habitant, à la mesure de ses moyens, doit construire des mantelletti, c’est-à-dire des sortes de palissades en bois mobile derrière lesquelles se réfugier ou par lesquelles protéger la maison [60]. La ville doit, avec la collaboration de chacun, devenir un refuge sûr. Les fortifications, qui sont sans cesse revues et améliorées, ont justement cette fonction et deviennent une préoccupation constante des autorités urbaines.

Parallèlement à ces interventions pragmatiques et concrètes, d’autres dispositions, cette fois ici d’ordre spirituel, sont prises. Elles visent à garantir à la cité les bienfaits de l’intercession divine [61]. Comme lors des épidémies de peste [62], l’instrument privilégié pour réactualiser ce dialogue fragile mais néanmoins indispensable avec le divin est la procession. En dépouillant les registres des délibérations urbaines et les comptes des différentes confréries, l’on constate que les processions se multiplient au rythme des menaces qui pèsent sur la collectivité citadine. À l’approche des Turcs et pendant les pillages, une véritable « manie processionnelle » se met en place [63]. Les confréries urbaines, nombreuses à Udine comme dans la plupart des villes italiennes de cette époque, sont à l’origine de cette intense activité rituelle. En ce qui concerne les processions liées aux Turcs, il est possible d’en distinguer quatre types distincts.

Le premier est celui des processions qu’on pourrait définir comme expiatoires. Ce sont les plus nombreuses. Entre 1462 et 1463, puis en 1470, alors que les craintes des incursions ne cessent d’augmenter, des confréries d’Udine organisent à plusieurs reprises des processions solennelles [64]. Ces cortèges se caractérisent par leur finalité avant tout prophylactique et pénitentielle. Ce sont des « prières en mouvement » adressées à Dieu en vue d’obtenir sa miséricorde. Dans une lettre, Litera ad placandum Dominum contra Turcos pro nobis, écrite probablement par le doyen du chapitre collégial d’Udine le 18 février 1478, autrement dit juste avant le traité de paix entre Venise et les Turcs, est lancé un appel à la population de la ville. Le danger est là, les Turcs pointent leur nez aux confins de la Patria. Que faut-il faire ? D’abord, acte de pénitence : jeûner, prier, pleurer. Mais ce n’est qu’une première étape. Le cœur de chacun doit s’engager sur le chemin d’une profonde conversion tout comme l’ensemble de la collectivité urbaine doit se mobiliser dans se sens. Il faut donc accomplir toujours plus de processions pour réclamer le pardon divin. Les massacres accomplis par les Turcs, ces « chiens enragés » comme le rappellent les textes, apparaissent donc, dans cette optique pénitentielle, comme la conséquence directe du péché dans lequel baigne la société. Les Turcs sont ainsi une punition, un fléau de Dieu, flagellum Dei, destiné à punir les pécheurs et les nouvelles Babylone [65].

Au cœur de l’espace urbain, les autorités communales n’ont de cesse, parallèlement et avec l’aide des prédicateurs qui haranguent les foules, d’attirer l’attention et de stigmatiser les mauvais comportements. Le constat dressé, en 1461, à Udine par frère Giacomo de Furlinio, prédicateur franciscain, est tout sauf reluisant :

 » Dans cette ville d’Udine, il y a de nombreux blasphémateurs de Dieu et de la bienheureuse Vierge Marie mais aussi des vandales qui par des manières variées et nombreuses profèrent des paroles abominables et accomplissent des actes exécrables contre les images représentant la très sacrée Majesté divine et la Vierge Marie [66].  »

Si les vices des hommes sont la cause de la venue de grands malheurs, du règne de l’Antéchrist, ici incarné par les Turcs, la procession est le rite par lequel demander pénitence et faire expiation, par le corps et la voix en mouvement. Parallèlement, les dirigeants de la cité élaborent toute une série de lois afin de mieux assurer le respect de la dimension sacrée et de condamner tout acte sacrilège : on condamne le non-respect des fêtes d’obligation, on condamne les blasphèmes et on met sous surveillance accrue les lieux sacrés au cœur de la ville. On tente ainsi, inlassablement, de discipliner la société urbaine recherchant une adéquation plus parfaite avec le modèle de la Jérusalem céleste [67].

Le deuxième type est celui des processions pour la paix. Elles sont notamment organisées pour fêter la paix fraîchement conclue entre Venise et les Turcs [68]. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la confrérie de San Cristoforo à Udine finance un cortège avec des cierges pour la saluer [69].

Le troisième type de procession célèbre quant à lui non pas la paix mais la victoire que les Chrétiens ont remportée sur leurs ennemis [70]. Une telle célébration, très solennelle, est organisée par la confrérie de San Giacomo d’Udine au mois d’août 1456 [71]. Ce que l’on commémore est la victoire des chrétiens contre les impies, la victoire de la vraie foi contre la fausse.

Le quatrième et dernier type est celui des processions pour soutenir et promouvoir le départ à la croisade. Elles font en quelque sorte écho aux bulles pontificales, comme celle qui est lue dans la cathédrale, le 13 octobre 1458, à Cividale [72]. Par ces bulles d’indulgence, le pape incite la chrétienté à s’engager dans la lutte armée contre les Turcs. Des privilèges d’indulgence sont alors accordés. L’évêque Nicolò, qui a dû fuir son diocèse dalmate devant l’avancée turque, se réfugie à Gemona. Ainsi il est à l’origine de deux indulgences extraordinaires : la première date de 1464. Elle est donnée à un certain Bartolomeo, maître d’école, et élargie à toute sa famille, parce qu’il avait offert de l’argent pour la croisade ; la seconde, datée du 20 décembre 1463, est destinée à Giovanni, fils de feu Giovanni, à sa femme Teodora et à ses enfants Cristoforo et Dorotea, parce qu’ils ont contribué eux aussi à la récolte de fonds en vue de la croisade. Les destinataires de ces indulgences sont donc autorisés à choisir un confesseur privé pour recevoir l’absolution de tous leurs péchés [73]. Ils obtiennent ainsi une indulgence plénière qui, d’habitude, était concédée à ceux qui avaient visité, l’année du jubilé, les églises de Rome ou qui s’étaient rendus en pèlerinage jusqu’en Terre Sainte [74]. Le caractère exceptionnel de ces indulgences s’inscrit dans l’urgence, à son tour exceptionnelle, du combat pour la victoire sur les Turcs. À Udine, l’appel à la croisade est relancé avec force au tout début du XVIe siècle. La menace turque, on le voit, est loin de s’être estompée après l’incursion de 1499. Une indulgence est accordée à ceux qui apporteraient un soutien à la croisade. Il faut récolter de l’argent et ce sont les associations confraternelles qui sont appelées à contribuer d’abord à cette mission. Ainsi, en 1501, la confrérie de San Giacomo met à disposition une somme de douze livres et huit deniers [75], et organise l’année suivante une nouvelle procession pour la croisade en soutien à l’expédition armée [76]. Si les confréries tiennent une part essentielle dans l’organisation des solennités processionnelles, le rôle des autorités municipales est aussi significatif. Au-delà de leurs décisions en matière de défense et de protection des remparts et des fortifications urbaines, elles sont les promotrices d’une quête urgente de protection spirituelle fondée tout particulièrement sur le culte des saints intercesseurs. Revenons à la réunion du conseil municipal d’Udine du mois de mars 1500 avec laquelle nous avions introduit nos propos. Entre 1500 et 1503, la commune est à l’origine de la construction, dans la cathédrale, d’une chapelle dédiée à saint Marc et d’une autre consacrée à saint Joseph, héros du combat contre le Turc, père protecteur des chrétiens [77]. Le projet s’avère particulièrement coûteux. Le lieutenant assure pour sa part un investissement de dix ducats et les députés de la ville promettent chacun de verser une somme d’argent : le trésorier de la ville d’Udine, un ducat ; Antonio Savorgnano, quatre ducats ; Alvise della Torre, trois ducats ; Riccardo da Fontebono, un ducat ; Martino da Valentinis, un demi ducat ; Asquino da Sbroiavacca, un demi-ducat ; et ainsi de suite [78]. Au total, la promesse de don atteint une somme de vingt-cinq ducats. Des détails supplémentaires sont mentionnés dans les archives communales. La chapelle doit par exemple s’inspirer des autres chapelles présentes dans la collégiale. Elle est bien sûr un moyen privilégié pour célébrer saint Joseph et son aide, mais aussi pour enraciner, dans la collectivité citadine, la dévotion à Joseph somme toute nouvelle puisqu’à Udine elle n’est pas attestée avant cette date. Un mois après la proposition du lieutenant, le 24 avril 1500, la commune fait une offre publique pour la construction de la chapelle qui sera confiée à celui qui acceptera les travaux à un salaire moindre. Les temps sont durs et l’épargne est de mise. De plus, il est stipulé que les travaux concernent bien en simultané la construction des deux chapelles, celle de saint Joseph et celle de saint Marc, patron et protecteur de la communauté [79], ce qui évidemment multiplie par deux les dépenses. Deux jours plus tard, lesdites chapelles sont au centre des débats de l’assemblée de l’Arengo. Il est question entre autres du modèle qui doit inspirer la construction des nouvelles chapelles : ce sont celles déjà existantes de saint Roch et de saint Sébastien qui sont choisies à cet effet, fonctionnant ainsi comme de véritables modèles architecturaux et iconographiques. Ce choix peut être lu de plusieurs manières. D’une part, même si cela n’est pas directement évoqué par le vocabulaire employé dans les textes, la sensibilité esthétique pourrait y jouer un rôle important. « Le patronage communal en matière d’édilité religieuse, écrit Cécile Caby, répond à des motivations et à des justifications multiples. Le plus souvent, les conseils délibérant en la matière invoquent le confort et la commodité de la ville ainsi que le bien-être des habitants qui supposent un minimum de coordination de l’édilité privée. Mais ce sont surtout la beauté et l’honneur de la ville qui sont en jeu » [80]. D’autre part, l’association, faite au cœur du processus d’imitation, entre saint Roch, saint Sébastien, saint Marc et saint Joseph pourrait s’expliquer par une « analogie de fonction » assumée par ces saints intercesseurs : les deux premiers intercesseurs par excellence contre la peste, Marc protecteur « universel » car saint patron de la communauté et enfin Joseph, héros contre les Turcs. Une fois les travaux de maçonnerie achevés, il faut doter la chapelle d’un autel et d’un retable. Le 11 mai 1500, la commune décide d’engager deux artistes : le peintre Pellegrino da Udine pour peindre le retable et Giacomo Moranzone de Venise, intagliatore [81], pour réaliser la structure en bois. Ils sont convoqués ensemble par les autorités communales. Pellegrino montre alors un dessin préparatoire sur lequel il a ébauché le projet de la composition picturale. Ensemble, ils conviennent d’un salaire de 35 ducats pour la peinture et de 25 ducats pour l’ancona (retable) de bois. Le contrat fixe la durée des travaux : trois mois pour confectionner le support et ensuite cinq mois pour réaliser la peinture [82]. Le 21 février 1501, la commune répond à l’appel de Pellegrino qui se trouve dans l’impossibilité d’achever son œuvre étant à court de liquidités – pauper est – en augmentant son salaire de dix ducats, et cinq ducats sont généreusement versés par le noble Luigi della Torre afin que la chapelle puisse être convenablement terminée [83]. Le 31 janvier 1502, les travaux semblent finalement achevés, bien qu’il manque encore les petits volets qui permettent de protéger et de fermer le retable. Il est alors demandé à la confrérie des flagellants de Santa Maria della Misericordia d’Udine d’apporter une contribution financière nécessaire à la construction et à l’aménagement de ces volets [84]. Enfin, un document daté du 22 juin 1503 évoque encore le travail de Pellegrino. Cette fois-ci, l’action se déplace à Aquilée. La renommée du peintre s’étendait en effet à toute la Patria du Frioul. Le chapitre d’Aquilée fait donc appel à lui pour la confection d’un retable destiné à la basilique, retable sur lequel le peintre représente les saints patrons du patriarcat. Le document est d’un grand intérêt parce qu’il fait de cette image de saint Joseph d’Udine un modèle iconographique. Le retable d’Aquilée, en effet, doit être comme celui d’Udine, beau et parfait [85]. Le retable de saint Joseph pour la collégiale d’Udine a été conservé, ce qui compense le silence documentaire [86]. Joseph occupe le devant de la scène, dans un décor architectural riche et complexe à la manière de Véronèse, qui représente un espace ecclésial en ruine. Des fleurs apparaissent sur le côté droit, à gauche, des longues branches d’un arbre portent quelques feuilles ; au-dessous de ces branches, se tient un jeune homme aux longs cheveux avec un bâton de marche et une besace. Grand, les pieds puissamment posés sur le sol, Joseph regarde le spectateur ; nimbé et enveloppé d’un ample drapé, il tient dans ses bras l’enfant Jésus qui fait tinter une petite cloche suspendue à la colonne. Loin de représenter Joseph dans une attitude peu gracieuse – vieux grincheux, grimaçant [87] – l’œuvre de Pellegrino est fidèle au modèle qui tend à se figer à la fin du XVe et au XVIe siècle : un Joseph portant dans les bras l’enfant Jésus et tenant une fleur de lys symbole de pureté et de chasteté [88]. Si la dévotion à saint Joseph, « ce vieil homme de la crèche, toujours un peu à l’écart, l’époux d’une femme qu’il n’a pas touchée, le père d’un fils qu’il n’a pas conçu » [89], est initialement confinée à l’Orient, en Occident, les premiers signes d’une véritable dévotion n’apparaissent qu’à partir des XIVe et XVe siècles. Il incarne le modèle du fidèle serviteur de la volonté divine et celui de l’époux idéal. Jusqu’alors la dévotion à saint Joseph semblait se limiter à « une spiritualité exigeante et élitiste, celle des plus rigoureux des frères mendiants et de quelques mystiques » [90]. Après 1450, sa fête est de plus en plus présente dans les calendriers liturgiques. La figure de Joseph est aussi récupérée par la prédication, la parole des prédicateurs devenant ainsi un instrument efficace pour la diffusion de la dévotion. Qu’il s’agisse de Bernardin de Sienne ou de Bernardino da Feltre, le nom de Joseph circule de manière diffuse [91]. À la fin du Moyen Âge, de nombreuses confréries sont dédiées à saint Joseph, notamment des confréries de métiers regroupant les charpentiers ou les menuisiers [92]. À Pérouse, une confrérie de San Giuseppe est fondée dès 1487 [93]. À Venise, une fraternité dédiée à Joseph se réunit dans l’église de San Silvestro en 1499. En 1512, c’est une église, celle de San Giuseppe di Castello, qui voit le jour [94]. En ce qui concerne le Frioul, aucune confrérie n’est attestée avant le XVIe siècle. Ainsi, à Cividale del Friuli, on ne retrouve pas de telle association avant 1525 [95]. À Udine, une confrérie est active en 1537 [96]. La fondation d’une confrérie à Venise en 1499 pourrait dès lors être considérée comme le point de départ de la diffusion de la dévotion envers le saint dans la cité lagunaire [97]. Cette dernière, et la fondation de la chapelle à Udine en témoignerait, serait alors, sous l’impulsion de Venise, diffusée voire exportée – tout comme le culte de saint Marc – dans les territoires de la Terre Ferme [98]. N’oublions pas que l’initiative à l’origine de la chapelle revient au lieutenant vénitien. Les sources dont nous disposons ne permettent pas, tout en attestant le rôle de saint Joseph face aux incursions turques, le pourquoi d’une telle spécialisation [99]. Elles ne permettent pas non plus de clairement savoir si la chapelle en question a été pensée comme un ex-voto pour remercier le saint de son intervention ou plutôt comme une « fondation programme » dans l’espoir de bénéficier ultérieurement de sa protection. En tout cas, Joseph, champion de l’Église militante, apparaît, d’abord à Venise puis à Udine, comme l’intercesseur privilégié en des temps troublés et menaces guerrières et militaires [100]. Saint Joseph n’est pas connu pour autant pour avoir eu une carrière de soldat, comme saint Georges par exemple. Comment est-il possible alors de justifier une telle fonction ? Une piste pourrait être recherchée du côté de la paternité. Il a été, en effet, le premier à reconnaître et à respecter, dans la naissance de Jésus, le miracle de l’Incarnation [101]. On a pu montrer que Joseph devient le symbole du père protecteur parce que lui seul, au-delà des doutes qui l’ont envahi [102], a pris la défense de son épouse et de cet enfant qui n’est pas charnellement le sien, cela par amour de Dieu. La fidélité dont il a fait preuve en assumant ses devoirs de père de famille, notamment lors de la fuite en Égypte [103], constitue non seulement un modèle parfait d’éthique chrétienne, mais elle peut se traduire en gage de puissance miraculeuse envers ceux qui subissent les conséquences des guerres. Il est donc vraisemblable que la menace turque dans la Terre Ferme ait accéléré l’adoration du saint dans lequel on a pu voir la figure du père protecteur. Face aux Turcs et à leurs violences, les fidèles trouvent en lui un nouveau père fidèle auprès duquel trouver un peu de réconfort et protection. Face à la menace des Turcs qui envahissent à plusieurs reprises les territoires du Frioul pendant la fin du Moyen Âge les autorités municipales, nous l’avons montré, sont avant tout à l’origine de mesures concrètes visant à assurer la protection des communautés dont elles sont les responsables. Elles sont aussi les promotrices de la quête de formes de protection spirituelle. Politique et religion se trouvent donc enchevêtrées proposant de manière complémentaire des remèdes pour contrer le danger et exorciser les peurs. La situation de crise et d’angoisse que nous avons retracée détermine clairement la mise en place de nouvelles politiques en matière de protection surnaturelle et de comportements dévotionnels : culte des saints et processions. L’intercession divine apparaît dès lors plus comme un moyen complémentaire face aux déchainements du malheur et de la violence que comme un ultime et désespéré refuge. Elle trouve toutefois une justification puissante à partir du moment où le Turc est considéré comme un flagellum Dei et le signe annonciateur de la fin des Temps. Un héros inattendu a été désigné, saint Joseph. Le rôle qu’on lui a attribué dans le combat contre les Turcs confirme le succès que son culte connaît à la fin du Moyen Âge. Il nous a offert également une précieuse occasion de prendre la mesure du processus de diffusion de Venise à la Terre Ferme de nouvelles dévotions.

Notes

[1] « Le effimere scorrerie dei Turchi sul finire del Quattrocento avevano empiuto quella estrema provincia d’Italia d’una paura sterminata, quasi superstiziosa » ; Ippolito Nievo, Le confessioni d’un Italiano, premier chapitre, 135-136, éd. S. Casini, Parme, Guanda, 1999, vol. I, p. 57.

[2] BCU [Biblioteca civica di Udine], Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XX, c. 83v [6 mai 1415].

[3] Pour aperçu de l’histoire du Frioul, voir Pio Paschini, Storia del Friuli, Udine, Arti Grafiche Friulane, IVe édition, 2003 (1936-1937) ; Il Quattrocento nel Friuli occidentale, Atti del Convegno organizzati dalla Provincia di Pordenone, Pordenone, décembre 1993, Pordenone, Biblioteca dell’Immagine, 1996, 2 voll.

[4] L’expression consacrée pour un tel processus est celle de « religion civique ». Nous renvoyons à Augustine Thompson, Cities of God. The religion of the italian Communes (1125-1325), University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2005 ; La religion civique à l’époque médiévale et moderne (Chrétienté et Islam), Actes du colloque organisé par le Centre de recherche « Histoire sociale et culturelle de l’Occident, XIIe-XVIIIe siècle » de l’Université de Paris X-Nanterre et l’Institut universitaire de France, Nanterre, 21-23 juin 1993, sous la direction de André Vauchez, Rome, École française de Rome, 1995 ; tout récemment le dossier publié dans la revue Histoire urbaine, 27, 1, 2010 [surtout les articles de Gabriela Signori, « Religion civique – Patriotisme urbain. Concepts au banc d’essai », p. 9-20 et de Pierre Monnet, « Pour en finir avec la religion civique ? », p. 107-120].

[5] Sur l’élection de saint Marc à saint patron d’Udine, voir notre étude : Andrea Martignoni, « Des lions dans la ville. Triomphe et décadence de l’image de saint Marc dans la Terre Ferme (XVe-XVIe siècle) », Memini. Travaux et documents, 13, 2009, p. 47-65.

[6] Paul Payan, Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2006

[7] BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XL, c. 15v [19 mars 1500]. Aussi dans ASU [Archivio di Stato di Udine], Archivio Caimo 67, n. 8, Deliberazioni del consiglio di Udine ed altri atti riguardanti il Duomo (anno 1263-1739), p. 27.

[8] Voir Jean Delumeau, « La pastorale de la peur », Id., La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983, p. 369-624 ; et surtout La fin des temps : terreurs et prophéties au Moyen age, sous la direction de Claude Carozzi, Paris, Stock, 1982.

[9] Mt 10, 7.

[10] Ottavia Niccoli a insisté sur ce point : Ottavia Niccoli, Profeti e popolo nell’Italia del Rinascimento, Rome-Bari, Laterza, 1987 ; et Ead., « Il diluvio del 1524 fra panico collettivo e irrisione carnevalesca », Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, Atti del Convegno Internazionale di Studi, 26-30 juin 1980, Florence, L. S. Olschki, 1982, p. 369-392. Se référer également à Cesare Vasoli, « L’attesa della nuova era in ambienti e gruppi fiorentini del Quattrocento », L’attesa dell’età nuova nella spiritualità della fine del Medioevo, Atti del convegno del 16-19 ottobre 1960, Todi, Centro di studi sulla spiritualità medievale, 1962, p. 370-432 ; et à Roberto Rusconi, L’attesa della fine. Crisi della società, profezia ed Apocalisse in Italia al tempo del grande scisma (1378-1417), Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 1979.

[11] Elisabeth Crouzet-Pavan, « L’énergie de l’image : une cité de Dieu », Ead., Venise : une invention de la ville (XIIIe-XVe siècle), Seyssel, Champ Vallon, 1997, p. 293.

[12] Jean Delumeau, « Prolifération du monstrueux », Id., Le péché et la peur, op. cit., p. 152-158. Sur la question des naissances monstrueuses dans l’Italie de la Renaissance, nous renvoyons à notre étude Andrea Martignoni, « Era nato uno monstro, cossa horendissima ». Monstres et tératologie à Venise dans les Diarii de Marin Sanudo (1496-1533) », Revue Historique, 629, janvier 2004, p. 49-80 ; mais aussi à Claire Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age, Paris, Payot & Rivages, 1999 (1980) et à Claude Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1999 (1993).

[13] La bibliographie sur le prophétisme est abondante. Signalons les travaux de Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Later Middle Age. A Study in Joachimism, Oxford, Clarendon press, 1969 ; et plus récent Ead., Joachim of Flore and the prophetic future : a medieval study in historical thinking, Stroud, Sutton publishing, 1999 ; un volume rend d’ailleurs hommage aux travaux de l’historienne : Prophecy and Millenarism, Essays in Honour of Marjorie Reeves, Harlow, Longman, 1980. Voir aussi Bernard McGinn, Vision of the End. Apocalyptic Traditions in the Middle Ages, New York, Colombia University Press, 1998 ; et les contributions réunies dans Les textes prophétiques et la prophétie en Occident (XIIe-XVIe siècle), Actes de la table ronde organisée par l’U.R.A. 1011 du CNRS et le centre de recherche « Histoire sociale et culturelle de l’Occident, XIIe-XVIe siècle » de l’Université de Paris X-Nanterre, sous la direction d’André Vauchez, Chantilly, les 30-31 mai 1988, Rome, Ecole française de Rome, 1990. Enfin, les travaux de Roberto Rusconi sur la prophétie demeurent essentiels. Les plus importants sont aujourd’hui réunis dans le volume Roberto Rusconi, Profezia e profeti alla fine del Medioevo, Rome, Viella, 1999.

[14] La figure de l’Empereur des derniers Temps, figure eschatologique de celui qui viendra restaurer la Chrétienté et réformer l’Eglise avant la fin des temps, fut introduite en Occident au Xe siècle par le moine Adson de Moutiers dans son De ortu et tempore Antichristi  ; cf. l’édition de Daniël Verhelst in CCCM (Corpus Christianorum. Continuatio Medievalis), XLV, Turnhout, Brepols, 1976. Sur Charles VIII, voir le récit de Marin Sanudo, La spedizione di Carlo VIII in Italia, éd. de Rinaldo Fulin, Archivio Veneto, s. 1, Venise, Commercio, 1883. Sur la descente en Italie du roi, voir Anne Denis, Charles VIII et les Italiens. Histoire et mythe, Genève, Droz, 1979 ; et les contributions réunies dans le volume Italie 1494, sous la direction de Adelin Charles Fiorato, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.

[15] Michel Balivet, Les Turcs au Moyen Age : des croisades aux ottomans (XIe-XVe siècles), Paris-Istanbul, Isis, 2002 ; et Nicolas Vatin, Les Ottomans et l’Occident (XVe-XVIe siècles), Paris-Istanbul, Isis, 2001.

[16] C’est ce qu’affirme Paolo Preto, « Le paure della società veneziana : le calamità, le sconfitte, i nemici esterni ed interni », Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima, t. VI, Dal Rinascimento al Barocco, sous la direction de Gaetano Cozzi et Paolo Prodi, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1994, p. 221 ; les analyses de Preto sont rappelées par Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade : mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, PUF, 2004, p. 9. Voir aussi Agostino Pertusi, « Premières études en Occident sur l’origine et la puissance des Turcs », Bisanzio e i Turchi nella cultura del Rinascimento e del Barocco. Tre saggi di Agostino Pertusi, sous la direction de Carlo Maria Mazzucchi, Milan, Vita & Pensiero, 2004, p. 113-170.

[17] Les travaux sur la présence turque au Frioul se sont surtout multipliés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Parmi les titres les plus récents, Giuseppe Trebbi, « Le incursioni turche (1472-1499) », Id., Il Friuli dal 1420 al 1797 : la storia politica e sociale, Udine, Casamassima, 1998, p. 47-61 ; Roberto Gargiulo, Mamma li Turchi. La grande scorreria del 1499 in Friuli, Pordenone, Biblioteca dell’Immagine, 1998 ; Roberto Tirelli, « Memorie figurative dei Turchi : una felice scoperta a San Vito al Tagliamento nei locali dell’Ospedale dei Battuti », in La Panarie, CXXVIII, 33, mars 2001, p. 106-107 ; Id., 1499, corsero li turchi per la Patria. Le incursioni dei Turchi in Friuli, Pordenone, Biblioteca dell’Immagine, 1998.

[18] On s’appuye ici sur les fines analyses de Maria Pia Pedani Fabris, « I Turchi e il Friuli alla fine del Quattrocento », Memorie Storiche Forogiuliesi, LXXIV, 1994, p. 203-224 ; et Ead., « Turkish Raids in Friuli at the End of the Fifteenth Century », Acta Viennensia Ottomanica, Akten des 13. CIEPO-Symposium, vom 21. bis 25. September 1998, Vienne, Selbstverlag des Instituts fûr Orientalistik, 1999, p. 287-291.

[19] Sur les confins orientaux, nous renvoyons aux travaux de Fabio Cusin, Documenti per la storia del confine orientale d’Italia nei secoli XIV e XV, Trieste, Officine Grafiche della Editoriale Libraria, 1936 ; Id., Il confine orientale d’Italia nella politica europea del XIV e XV secolo, Trieste, LINT, 1977 (1937).

[20] ASU (Archivio di Stato di Udine), Documenti storici, n. 127 ; inséré parmi les actes de Gubertino da Novate [ASU, ANA, buste 5119-5120] ; Giovanni Gubertino de Cesis q. Ressonado Medico da Novate (1328-1370) ; cf. Atti della cancelleria di Aquileia (1265-1420), sous la direction de Ivonne Zenarola Pastore, Udine, Deputazione di storia patria per il Friuli, 1983, p. 176.

[21] Ibid., p. 178.

[22] Ibid., c. 141r [19 août 1415].

[23] « [De subsidio mittendo domino patriarche pro obstaculo Turchorum] »  ; Ibid., c. 142v [20 août 1415].

[24] « [De facto Turchorum] »  ; Ibid., c. 148r [2 septembre 1415].

[25] Le livre de Roberto Tirelli retrace avec précision et sens de la description les différentes incursions. Il n’empêche que l’auteur appuye ses analyses sur une quantité impressionnante de témoignages de l’époque sans presque jamais en indiquer, de manière scientifique, les sources exactes.

[26] La construction de Palmanova commence en 1593. Cette ville fortifiée fut conçue par un architecte militaire, probablement Giulio Savorgnano, avec la participation de Vincenzo Scamozzi.

[27] Maria Pia Pedani Fabris, « I Turchi e il Friuli », art. cit., p. 216-217. Nicolò Maria di Strassoldo (1437-1511) écrit dans une petite chronique qu’il rédige dans son Liber familiaris  : « Sabado 28 de septembre 1499, Scandarbassa capitano del Turcho con circa cavalli diexemila passò lo Lusons fazendo suo transito per appresso li repari dela citadella de Gradischa, e ditta notte alozò apresso lo monte de Medea. Domeniga 29, cioè lo zorno de san Michel, passò unido senza far coreria ne danno de fogo inferendo poco male salvo che amazar persone che atrovavano et quelo dì lozò apresso Rivoalto. La notte passò lo Tayamento, et corse fina ala pieve de Avian et discorrendo con maxima crudelità, brusò molte ville e amazono e persono circha persone ottomillia […] » ; BCU, ms Joppi 186, Liber familiaris, notizie sulla Famiglia Strassoldo con investiture e altri documenti dal 1312 al 1594, c. 179r.

[28] Maria Pia Pedani Fabris, « I Turchi e il Friuli », art. cit., p. 216-217. Voir aussi Pio Paschini, Storia del Friuli, op. cit., p. 762-765. Nicolò Maria di Strassoldo écrit  : « Sabado 28 de septembre 1499, Scandarbassa capitano del Turcho con circa cavalli diexemila passò lo Lusons fazendo suo transito per appresso li repari dela citadella de Gradischa, e ditta notte alozò apresso lo monte de Medea. Domeniga 29, cioè lo zorno de san Michel, passò unido senza far coreria ne danno de fogo inferendo poco male salvo che amazar persone che atrovavano et quelo dì lozò apresso Rivoalto. La notte passò lo Tayamento, et corse fina ala pieve de Avian et discorrendo con maxima crudelità, brusò molte ville e amazono e persono circha persone ottomillia […] » ; BCU, ms Joppi 186, Liber familiaris, op. cit., c. 179r.

[29] Pour une analyse des descriptions de Priuli concernant Venise et la menace turque, voir l’article de Alberto Tenenti, « The Sense of Space and Time in the Venetian World », Renaissance Venice, sous la direction de John R. Hale, Londres, Faber & Faber, 1974, p. 17-46.

[30] Girolamo Priuli, I Diarii [aa. 1499-1512], dans Ludovico Antonio Muratori, RIS (Rerum Italicarum Scriptores), t. XXIV, parte III, vol. I, éd. de A. Segre, Città di Castello, S. Lapi, 1912-1921, p. 198-199.

[31] « Questa matina se intende chome ali 5 del messe e hore XXII li Turchi che corsenno in la patria del Friul, avendo facto duo squadroni de gente dai soi cavali et messo la preda dele anime et deli animali de mezo, passoronno l’Isonzo, el qual hera molto grosso, et sonno andati via cum grande suo honor et gloria et grandissima vergogna et vituperio del senato venetto, com grandissimo teror deli populi che a Mestre, per dubito di Turchi facevanno chavar li fossi et serrar le porte. Et li Judei haveanno portato le robe et li danari a Venetia […]. Li poveri populi di Friul hanno habuto una grandissima bastonata et intorelabil danno, chè hanno persso li padri, madre, fioli, frateli et le loro caxe, brusato et disipato ogni cossa et perso li soi bestiami et cum grande lamentation pativanno questo danno. Dil che, facto la deschretion in la patria de Friul dele anime che manchavanno, dove che heranno corssì li Turchi, se trova che sono statti facti presoni tra homeni, femine et putti da zercha anime nove milia, grandissima pietà. Dilì quali sono stati trovatti morti tra sopra il Taiamento et sopra le strade da anime mileseicento ; lo resto sono state menate via et le lor voce cridavanno al cielo et lo povero sangue deli defuncti. Iddio habbia misericordia a tanta pietade, et veramente che a Vinetia se lachrimava de tanta compasione et massime li padri venetti » ; Ibid., p. 206-207. Pio Paschini, en citant Marin Sanudo, indique que le chef des troupes turques demanda mille ducats pour restituer les prisonniers capturés aux alentours de Pordenone ; cf. Marin Sanudo, I Diarii, t. III, col. 9 ; cité par Pio Paschini, Storia del Friuli, op. cit., p. 768, note 56.

[32] Les chroniqueurs évoquent un nombre de morts qui s’éléverait à 1600-2000 personnes ; cf. Pio Paschini, Storia del Friuli, op. cit., p. 768, note 59.

[33] « Sabado XXVIII de septembre 1499. Scandarbassa, capitanio del Turcho, con circa cavalli diexemilia, passò lo Lusons, fazendo suo transito per apresso li repari dela citadella de Gradischa e ditta notte alozò presso lo monte de Medea Doniga 29 e lo zorno de san Michel passò unido senza far coreria ne danno de fogo inferendo poco male, salvo che amazar persona che atrovavano et quelo dì lozò apresso Rivolto. La note passò lo Tayamento et corse sino ala pieve de Avian et discorrendo con maxima crudelità, brusò molte ville e amazò persone circa persone ottomillia et summatim se existima havessono de butin apresso che cento milia duce, senza lo danno de vini, biavi e massarie de casa, feni, bestiami che non se poria extimar fra le altre ville de qua del Tayamento brusò Morteglian in tutto che non rimase una stalla e amazono homini 29 e una femina tamen per probita deli homini de ditta villa se perservò la cortina ala quale li diti Turchi detto la bataglia dì e notte, lo dì de san Francesco et lo dì sequente dove molti de ditti Turchi furono morti braisonno la villa e cortina de Pantianis e tutti homini putti e femene furono morti et molte altre ville, come apar per la description fatta per l’offitio de deputati. Li homeni morti in Morteglian sono li infrascripti quali furono morti tutti per la villa prima che si podesseno redur in la cortina salvo Jacomo del Fauro che fo morto de una botta de chipetto dentro dela cortina [suit la liste des morts : 29 hommes et une femme. Cette liste est reprise par Roberto Tirelli qu’il la compare avec les informations tirées du catapan de la pieve de San Paolo de Mortegliano, constatant qu’une trentaine de noms indiqués dans les chroniques se retrouvent dans ledit catapan. Voir Roberto Tirelli, 1499, corsero li turchi, op. cit., p. 127]. Stetteno ditti Turchi et haveno in periculo questa misera patria sino al 3 de novembre, nel qual zorno, in retorno, passarono el Lusonzo. Nota che questo medesimo capitano over indiavolato homo fo quello che feci la correria […] del 1477 adì ultimo octubris » ; BCU, ms Joppi 186, Strassoldo Nicolò Maria (1437-1511), Liber familiaris, op. cit., p. 179.

[34] « Nel quale anno Italia, conquassata da tanti movimenti, aveva similmente sentite le armi de’ Turchi ; perché, avendo Baiseth ottomanno assaltato per mare con potente armata i luoghi che in Grecia tenevano i viniziani, mandò per terra seimila cavalli a predare la regione del Frioli ; i quali, trovato il paese non guardato né sospettando di tale accidente, corsono predando e ardendo insino a Liquenza ; e avendo fatto quantità innumerabile di prigioni, quando, ritornandosene, giunsono alla ripa del fiume del Tigliavento, per camminare piú espediti, riserbatasi quella parte quale stimorono potere condurre seco, ammazzorono crudelissimamente tutti gli altri » ; Francesco Guicciardini, Storia d’Italia, l. IV, chap. 12. Pour une édition française du texte, on se tournera vers Histoire d’Italie (1492-1534), éd. de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, Robert Laffont, 1996, 2 voll.

[35] Sur l’image des Turcs en Occident, voir surtout Mustafa Soykut, Image of the Turk in Italy. A History of the Other in Early Modern Europe (1453-1683), Berlin, Klaus Schwarz, 2001. Sur ces questions, nous sommes redevables des conseils et des indications que nous a précieusement fournies Joël Schnapp qui travaille de manière spécifique sur la perception des Turcs au XVe siècle en Occident.

[36] John Tolan, Les Sarasins. L’islam dans l’imagination européenne au Moyen Age, Paris, Aubier, 2003, p. 84.

[37] Le Pseudo-Méthode est l’auteur d’une Apocalypse datée de la fin du VIIe siècle et qui a été probablement rédigée en syriaque en Irak ; cf. Die Apokalypse des Pseudo-Methodius, die ältesten griechischen und lateinischen Übersetzungen, éd. de W. J. Aerst et G. A. A. Kortekaas, Louvain, Peeters, 1998. Une version latine paraît en 1496 accompagnée d’un traité explicatif, le Tractatus super Methodium, dans lequel le lien étroit entre l’arrivée des Turcs et la fin du monde est au cœur du propos.

[38] Voir Roberto Rusconi, « Anticristo e anticristi », Id., Profezia e profeti, op. cit., p. 99 [précédemment paru en anglais in The Encyclopedia of Apocalypticism, vol. III, Apocalypticism in Western History and Culture, sous la direction de Bernard McGinn, New York, Continuum Press, 1998, p. 257-322].

[39] Nous reprenons à notre compte définition de l’eschatologie apocalyptique par McGinn, op.cit., p.13. « L’eschatologie consiste en toute forme de croyance sur la nature de l’histoire qui interprète le procès historique à la lumière des événements de la fin. […] L’eschatologie apocalyptique cependant va plus loin, dans la mesure où elle met l’accent sur une vision déterministe de l’histoire ».

[40] La bibliographie sur le sujet est volumineuse. Pour une recension bibliographique sur l’Antéchrist, on pourra se référer à Lambert J. Lietaert Peerbolte, The Antecedents of Antichrist, a Traditio-Historical Study of the Earliest Christian Views on Eschatological Opponents, Leiden-New York-Köln, E. J. Brill, 1996, p. 4-5. Parmi les éditions les plus récentes sur le sujet, Jean Robert Armogathe, L’Antéchrist à l’âge classique, Paris, Mille et une Nuits, 2005 ; Christian Badilita, Métamorphose de l’Antéchrist chez les Pères de L’Église, Paris, Beauchesne, 2005 ; et Kevin L. Hugues, Constructing Antichrist, Paul, Biblical commentary and development of doctrine in the Early Middle Ages, Washington D. C., The Catholic University of America Press, 2005.

[41] Le De orto et tempore Antichristi de Adson eut une grande diffusion au Moyen Age et son influence fut considérable, notamment sur l’abbé calabrais Joachim de Flore. Sur ce dernier, voir Bernard McGinn, The Calabrian Abbot, Joachim of Fiore in the History of Western Thought, New York, MacMillan, 1985.

[42] Pie II, Commentarii, livre I, 1405-1458 ; trad. Mémoires d’un pape de la Renaissance, les Commentarii de Pie II, éd. de Ivan Cloulas et Vito Castiglione Minischetti, Paris, Tallandier, 2001, p. 86-87. Ce qui n’empêche que très rapidement des accords de paix furent stipulés pour assurer la continuité du commerce et des échanges commerciaux. C’est le cas de Venise qui, le 18 avril 1454, fait la paix avec Mehmet II ; le document de paix dans sa version en langue vernaculaire est conservé dans ASV (Archivio di Stato di Venezia), Commemoriali, reg. 14, cc. 136r-137v (= cc. 143r-145v).

[43] Georges De Hongrie, Des Turcs. Traité sur les mœurs, les coutumes et la perfidie des Turcs, traduit du latin par Joël Schnapp, suivi de La Peur du Turc de Michel Balivet, Toulouse, Anacharsis, 2003.

[44] Au contraire, preuve de la multitude d’interprétations qui étaient en vigueur, Annius de Viterbe dans son De futuris christianorum triumphis in Saracenos et Turcos (1480) soutient que le vrai Antéchrist est Mahomet. Roberto Rusconi écrit à ce propos : « tra il XII e XIII e fra XV e XVI secolo l’Anticristo venne identificato anche con un nemico esterno alla cristianità, con il profeta Maometto oppure con i Saraceni e i Turchi » ; Roberto Rusconi, « Anticristo e anticristi », art. cit., p. 98. Sur les interprétations de la figure de Mahomet, notamment celles des prédicateurs du XVe siècle, voir Rosa Maria Dessì, « Entre prédication et réception. Les thèmes eschatologiques dans les reportationes des sermons de Michele Carcano de Milano (Firenze 1461-1466) », Les textes prophétiques et la prophétie en Occident, op. cit., surtout p. 460-465 ; Marjorie Reeves, Muhammad in Europe. A Thousand Years of Western Myth-Making, Reading, Garnet, 2000 ; et le chapitre de John Tolan, « Mahomet, hérésiarque (XIIe siècle) », Id., Les Sarasins, op. cit., p. 193-237.

[45] C’est d’ailleurs ce que confirme Bernard McGinn lorsqu’il écrit : « Although some measures of peace and stability had been restored to Christendom by the end of the schism, the middle of the fifteenth century saw increased consciousness of an external danger, the growing threat of Turkish power made evident by the conquest of Constantinople in 1453 and Turkish advances in central Europe. Evidence of this concern is found especially in Italy and Germany, where some thinkers began to investigate prophetic classics, like the Methodian Revelations, to discover the apocalyptic meaning of the Turkish threat » ; Bernard McGinn, Antichrist, op. cit., p. 189.

[46] « […] the Turks were at war throughout the whole of our period, and lived constantly under conditions which brought out the worst side of human nature » ; Robert Schwoebel, The Shadow of the Crescent : the Renaissance Image of the Turk (1453-1517), Nieuwkoop, Palgrave Macmillan, 1967, p. 13.

[47] Chronique du religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, éd. de Louis Bellaguet, Paris, CTHS, 1994, t. I, p. 425. Il s’agirait du récit fait par l’ambassadeur du roi Sigismond de Hongrie à la cour du roi de France en 1395.

[48] Pie II, Commentarii, livre II, 1458-1459 ; cf. Mémoires d’un pape, op. cit., p. 124-125.

[49] Rosa Maria Dessì, « Entre prédication et réception », art. cit., p. 470.

[50] Géraud Poumarède consacre quelques pages sur l’univers des prophéties à Venise utilisant des extraits des Diarii de Marin Sanudo. Les témoignages sur lesquels il appuie sa démonstration ne sont pas les mêmes que ceux que nous avons choisis ; cf. Géraud Poumarède, « Fous espoirs et vaines attentes : les prophéties de la chute de l’Empire ottoman durant la période moderne », Id., Pour en finir avec la Croisade, op. cit., p. 81-148 ; sur Venise tout particulièrement, p. 83-95.

[51] Un texte de grand intérêt, notamment pour mieux comprendre l’organisation militaire des Turcs, est le récit de Bertrandon de la Broquière ; cf. Bertrandon De La Broquière, Voyage d’outremer suivi de l’Advis sur la conqueste de la Grèce et de la Terre Sainte, éd. de Charles Schefer, Paris, E. Leroux, 1892 [réimpression Hants, Gregg International, 1972]. Voir les quelques pages de synthèses proposées par Philippe Sénac, « Le péril turc », Id., L’Occident médiéval face à l’Islam, op. cit., p. 146-152.

[52] Pie II accorde de nombreuses indulgences pour inciter à la lutte contre le Turc ; voir par exemple Città del Vaticano, Archivi segreti, reg. vat. 509, Pii II, Secreta, lib. XII, t. XLII, c. 333v-335r [1463].

[53] A ce propos, voir Il sogno di Pio II e il viaggio da Roma a Mantova, Atti del convegno internazionale, Mantova, 13-15 aprile 2000, sous la direction de Arturo Calzona et alii, Florence, L. S. Olschki, 2003.

[54] Pie II, Commentarii, livre II, 1458-1459 ; cf. Mémoires d’un pape, op. cit., p. 124-125.

[55] Il faut néanmoins rappeler que la croisade demeure un leitmotiv des pontificats successifs : la tentative d’Innocent VIII à la fin du XVe siècle en est un bon exemple. Le projet de croisade est aussi constamment présent dans la politique et la diplomatie pontificale des XVIe et XVIIe siècle. Voir, à ce propos, les correspondances des nonces en France, Innocenzo del Bufalo et Gasparo Silingardi : Correspondance du nonce en France, Innocenzo del Bufalo, évêque de Camerino (1601-1604), éd. de Bernard Barbiche, Rome, Presses de l’Université grégorienne, Paris, De Boccard, « Acta Nuntiaturae Gallicae, IV », 1964 ; et Correspondance du nonce en France Gasparo Silingardi, évêque de Modène (1599-1601), éd. de Bertrand Haan, Rome, Ecole française de Rome, « Acta Nuntiaturae Gallicae, 17 », 2002. Nous remercions Clément Pieyre, auteur d’une thèse de l’Ecole nationale des Chartes sur la légation du cardinal Francesco Barberini en France en 1625, pour ces indications précieuses.

[56] Pie II, Commentarii, livre III, 1459-1460 ; cf. Mémoires d’un pape, op. cit., p. 182-184.

[57] Augutine Thompson, « Sounds of Urban Order », Id., Cities of God, op. cit., p. 174-177 ; Renato Bordone, « Rumori d’ambiente. Il paesaggio sonoro delle città italiane », Id., Uno stato d’animo. Memoria del tempo e comportamenti urbani nel mondo comunale italiano, Reti Medievali, Firenze University Press, 2002, p. 133-153 ; Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire : essai sur la reconstitution du paysage sonore, Paris, PUF, 2000 ; Jean-Marie Fritz, Paysages sonores du moyen age : le versant épistémologique, Paris, H. Champion, 2000 ; Sible De Blaauw, « Campanae supra urbem. Sull’uso delle campane nella Roma medievale », in Rivista di Storia della Chiesa in Italia, XLVII, 2, 1993, p. 367-414. Pour le Frioul, voir essentiellement Campane e campanili in Friuli, atti del Convegno di studio, Udine, 7 septembre 1997, sous la direction de Massimo Bortolotti, Udine, Accademia udinese di Scienze, Lettere ed Arti, 1998.

[58] « [Pro Ave Maria pulsanda hora meridiei] […] quod ipse venerandus dominus decanus utinensis, parte devotissimi populi utinensis et magnificae communitatis Utini, interpellatus ad faciendo pulsari dicta hora meridiei Ave Maria, sicut est solebat pulsari tempore incursionum Teucrorum in Patriam, ipse venerando dominus decanus responderit non posse hoc fieri sine licentia et consensu reverendi domini … patriarche sive eius vicarii … propter tempore magnificus d. locumtenentes vicari fecit ipsos dominos … vicarium et … decanum pro habendo eorum consensum et auctoritatem pulsari faciendi Ave Maria ut supra ad honorem omnipotente Dei et gloriosissime Virginis Marie et ad conteplationem ac devotionem communitatis et populi utinensis  » ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XXXIX, cc. 179rv. Intéressant noter que les Turcs sont appélés Teucri, ce qui d’ailleurs revient assez souvent dans les sources de l’époque. Le terme Teucri introduit l’idée d’une descendance troyenne des Turcs. Teucer ou Teucros était en effet un héros de la guerre de Troie, fils de Télamon et d’Hésione, princesse troyenne. Il pourrait indiquer aussi leur provenance géographique, la Troade étant la région à l’extrémité nord-ouest de l’Asie Mineure. Mehmet II à la suite de la conquête de Constantinople soutient qu’il a vengé la chute d’Ilion revendiquant ainsi une origine troyenne. Cette revendication ne devait pas plaire aux Italiens ni aux Français qui à leur tour se vantaient d’avoir une noble origine troyenne. Sur cette question, nous renvoyons à l’article de Steven Runciman, « Teucri and Turci », Medieval and Middle Eastern Studies in Honor of Aziz Suryal Atiya, sous la direction de Sami A. Hanna, Leiden, E. J. Brill, 1972, p. 344-348 ; et aux pages de synthèse de Géraud Poumarède, « Troyens ou Scythes ? », Id., Pour en finir avec la Croisade, op. cit., p. 59-63.

[59] « [Provisiones pro defensione terre utini contra Turchos] »  ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XL, c. 4r.

[60] Le terme est technique et appartient à l’univers des machines de guerre et à l’art des fortifications de la Renaissance italienne. On retrouve des reproductions du mantelletto dans Francesco Di Giorgio Martini, Trattato di architettura e macchine, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms Ashburnham 361, 1480, c. 51r [éd. de Corrado Maltese, Milan, Il Polifilo, 1967, 2 voll.] ; et dans Mariano Di Iacopo, dit Taccola, De machinis, Paris, Bnf lat. 7239, deuxième moitié du XVe siècle, c. 15r [cf. L’art de la guerre. Machines et stratagèmes de Taccola, ingénieur de la Renaissance, éd. de Eberhard Knobloch, Paris, Gallimard, 1992

[61] Sur cette question, L’intercession du Moyen Age à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, sous la direction de Jean-Marie Moeglin, Genève, Droz, 2004.

[62] A titre d’exemple, l’étude d’Élisabeth Carpentier, Une ville devant la peste. Orvieto et la peste noire de 1348, Paris, DeBoeck Université, 1993 (1962).

[63] Voir Jacques Chiffoleau, « Analyse d’un rituel flamboyant. Paris mai-août 1412 », Riti e rituali nelle società medievali, sous la direction de Jacques Chiffoleau et alii, Spolète, Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 1994, p. 215-246. L’auteur propose de « comprendre la crise processionnelle qui secoue la capitale pendant ces mois et demi – se donnant – les moyens d’entrevoir des solutions à des problèmes plus larges, qui concernent aussi bien l’évolution des sytèmes d’autorité que les transformations religieuses touchant la France déchirée par la guerre civile, aux temps sauvages des Armagnacs et des Bourguignons » ; Ibid., p. 216.

[64] Citons quelques témoignages : « Item spendey per II procesions contra ly Turchy L. 0 s. VI » ; Udine, Parrocchia del Redentore, Confraternita di Santa Lucia, Camerari, quad. 11. 23, Nardin fabbro, 1462, c. 3r. Et : « Item spendey per la procesion delly Turchy L. 0 s. III […]. Item spendey per II procesions contra ly Turchy L. 0 s. VI » ; Ibid., quad. 11. 23, Nardin fabbro, 1462, c. 7r. Et enfin : « Item spendey per IIII procesion per ly Turchy L. 0 s. XII » ; Ibid., quad. 11. 24, Luca di Braide, 1463, c. 16r.

[65] « [Litera ad placandum Dominum contra Turcos pro nobis] » ; ACU, G. Bini, Documenta historica, vol. XV, ab anno 1471 ad 1480, n. 91, cc. 1rv [18 février 1478].

[66] « […] in hac civitate Utini sunt plures blasfematores Dei ac beatissime Virginis Marie ac vilipendatores plurimis et diversis modiis proferendo et forsan faciendo plura inhonestissima verba et facta contra ymagines sacratissime maiestaty Dei et intemerate Virginis Marie  » ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XXXII, cc. 96rv.

[67] Voir les travaux d’Anna Imelde Galletti, « Modelli urbani nell’età comunale : Gerusalemme », Modelli nella storia del pensiero politico, t. I, sous la direction de Vittor Ivo Comparato, Florence, L. S. Olschki, 1987, p. 89-101 ; Ead., « Gerusalemme o la città desiderata », Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Age, « Images et mythes de la ville médiévale », XCVI, 1, 1984, p. 459-487. Et notre étude Andrea Martignoni, « La ville médiévale, nouvelle Jérusalem ou triste Babylone ? Enjeux politiques et espaces urbains à la fin du Moyen Âge », Espaces et mondes au Moyen Âge, Actes du colloque international, Bucarest, 17-18 octobre 2008, sous la direction de Mianda Cioba, Catalina Gîrbea et alii, Bucarest, Université de Bucarest, 2009, p. 422-438.

[68] « Item adì penultimo febrario, spese per far portar in prupision li zerii de la fabrica per la pase che fo fata cum lo Turcho s. II » ; Udine, Oratorio della Purità, Confraternita di San Cristoforo, Camerari, quad. 63, Toni dit Talazaio, 1478-1479, c. 25r.

[69] « Item adì penultimo febrario, spese per far portar in prupision li zerii de la fabrica per la pase che fo fata cum lo Turcho s. II » ; Udine, Oratorio della Purità, Confraternita di San Cristoforo, Camerari, quad. 63, Toni dit Talazaio, 1478-1479, c. 25r.

[70] « Item adì XV d’agosto, speso per far portar lo confalon e li zeris in procession che fo fata per la vitoria contra li Turchi s. VI » ; Udine, Oratorio della Purità, Confraternita di San Giacomo, Camerari, 1455-1456, Zorzo piliçar, fils de feu Zuan piliçar de Tolmezzo, c. 23v.

[71] « Item adì XV d’agosto, speso per far portar lo confalon e li zeris in procession che fo fata per la vitoria contra li Turchi s. VI » ; Udine, Oratorio della Purità, Confraternita di San Giacomo, Camerari, 1455-1456, Zorzo piliçar, fils de feu Zuan piliçar de Tolmezzo, c. 23v.

[72] Cividale del Friuli, Antico archivio comunità L. d’Orlandi, 17, 1482-1483, appendice busta 26, 13 octobre 1458.

[73] Un autre exemple est le privilège accordé par le cardinal Bessarion au noble Nicolò de Portis en 1464. Par l’aide et l’engagement dans la lutte contre les Turcs, Nicolò et toute sa famille peuvent ainsi disposer d’un confesseur personnel ; BCU, ms fondo principale 1253/II, n. 153 [20 février 1464].

[74] Pio Paschini, « Due polizze d’indulgenza del 1463-1464 rilasciate nel territorio Friuli-Istria », Memorie Storiche Forogiuliesi, 1912, VIII, p. 305.

[75] « Adì 30 mazo spesi per comandamento del Conseglio dadi alla cruciada per tor lo pardon L. 12 s. 8 » ; Udine, Oratorio della Purità, Confraternita di San Giacomo, Camerari, 1500-1501, Lucinis del Pollam varotaro, c. 25v.

[76] « Spesi per fare portar la croxe per la procesion se fe per la cruciata s. 2 » ; Udine, Parrocchia del Redentore, Confraternita di Santa Lucia, Camerari, quad. 14. 14, Vincenzo da San Lorenzo, 1502, c. 40v.

[77] En 1504, une attestation présente dans le Liber familiaris de Maria Nicolò di Strassoldo, confirme le plein fonctionnement de la chapelle de saint Marc et de saint Joseph dans la collégiale d’Udine, car un membre de la famille Strassoldo se fait ensevelir dans un nouveau tombeau familial – l’ancien se trouvait dans la chapelle dédiée à saint Nicolas – qui est placé entre les deux ; cf. BCU, ms Joppi 186, Liber familiaris, notizie sulla Famiglia Strassoldo con investiture e altri documenti dal 1312 al 1594, c. 4r [notation dans la marge de gauche].

[78] « [Pro fabrica capelle sancti Joseph in ecclesia maiori] »  ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XL, cc. 15v [19 mars 1500]. Aussi dans ASU, Archivio Caimo 67, n. 8, Deliberazioni del consiglio di Udine ed altri atti riguardanti il Duomo (anno 1263-1739), p. 27.

[79] « [Pro fabrica capellarum sanctorum Josephi et Marci ponatur ad incantum]  ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XL, c. 20r [24 avril 1500]. La délibération est transcrite aussi dans ASU, Archivio Caimo 67, n. 7, Deliberazioni del consiglio di Udini riguardanti il Duomo (anno 1368-1736), p. 5.

[80] Cécile Caby, « Nostrae religionis, verum etiam hujus civitatis decus et ornamentum  : les chantiers religieux en Italie à la fin du Moyen Age. A propos de la reconstruction de San Michele di Murano », Pouvoir et édilité. Les grands chantiers dans l’Italie communale et seigneuriale, sous la direction de Élisabeth Crouzet-Pavan, Rome, École française de Rome, 2003, p. 164.

[81] L’activité au Frioul de la famille Moranzone est documentée entre la fin du XIVe et le milieu du XVe siècle. Deux figures émergent tout particulièrement, celle d’Andrea († 1394/1398) et de son fils Caterino († 1413/1430). Nous renvoyons à l’article de Lucia Sartor, « Andrea e Catarino Moranzone e il Friuli Venezia Giulia », Artisti in viaggio, 1300-1450. Presenze foreste in Friuli Venezia Giulia, sous la direction de Maria Paola Frattolin, Udine, Forum, 2003, p. 93-122. Sur les activités d’Andrea, notamment à Gemona, voir les notations de Vincenzo Joppi, Contributo quarto ed ultimo alla storia dell’arte nel Friuli ed alla vita dei pittori e intagliatori, scultori, architetti ed orefici friulani dal XIV al XVIII secolo, Venise, Reverenda Deputazione veneta sopra gli studi di storia patria, 1894, p. 108-109. Vincenzo Joppi, en revanche, ne signale pas, pour Giacomo Moranzone, sa participation à la fabrication de la pala de saint Joseph.

[82] BCU, Archivum Civitatis Utini, Annales, t. XL, cc. 21v-22r [11 mai 1500]. Aussi dans ASU, Archivio Caimo 67, n. 8, Deliberazioni del consiglio di Udine ed altri atti riguardanti il Duomo (anno 1263-1739), p. 28.

[83] « [Pro magistro Peregrino pictore] » ; Ibid., c. 50rv [21 février 1501]. Aussi dans ASU, Archivio Caimo 67, n. 8, Deliberazioni del consiglio di Udine ed altri atti riguardanti il Duomo (anno 1263-1739), p. 30.

[84] « [Pro capellis sanctorum Marci et Josep in ecclesia maioris] »  ; Ibid., c. 104r [31 janvier 1502].

[85] « Judicium picture pale altaris maioris S. Aquileiensis Ecclesie. Die mercuriii XXVI aprilis 1503 […] » ; ACU (Archivio del Capitolo di Udine), Delibere Capitolari di Aquileia, t. II, p. 257 ; édité par Vincenzo Joppi, Contributo secondo alla storia dell’arte nel Friuli ed alla vita dei pittori e intagliatori friulani, Venise, 1890, p. 38-39.

[86] Elle a été chosie, entre autre, comme image de couverture du livre de Carolyn C. Wilson, St. Joseph in Italian Renaissance Society and Art : New Directions and Interpretations, Philadelphia, Saint Joseph’s University Press, 2001. Voir aussi Anchise Tempestini, Martino da Udine detto Pellegrino da San Daniele, Udine, Arti grafiche Friulane, 1979, tav. 12 (avant la restauration) et tav. 13 (après la restauration). Les prédelles, tav. 16 : adoration des bergers ; et tav. 17 : fuite en Egypte.

[87] Surtout Paul Payan, « Ridicule ? L’image ambiguë de saint Joseph à la fin du Moyen Age », Médiévales, 49, 2000, p. 96-111.

[88] George Kaftal, Iconography of the saints in the painting of North East Italy, III vol., Saints in Italian art, Florence, Sansoni, 1978.

[89] Paul Payan, Joseph. Une image de la paternité, op. cit., p. 11. Les études sur saint Joseph connaissent depuis les années 1950, notamment sous l’impulsion des Cahiers de Joséphologie de Montréal, un véritable âge d’or. Outre les livres de Paul Payan et de Carolyn Wilson, déjà cités, signalons aussi les travaux de Tarcisio Stramare, San Giuseppe nella Sacra Scrittura, nella teologia e nel culto, Rome, Piemme, 1983 ; Id., Gesù lo chiamò Padre. Rassegna storico-dottrinale su san Giuseppe, Rome, Città del Vaticano, 1997 ; de Annarosa Dordoni, « Per la storia della devozione a S. Giuseppe : indicazioni di metodo e linee di ricerca », Annali di Scienze Religiose, 1, 1996, p. 321-342 ; Ead., « In illa hora tremenda. La devozione a san Giuseppe patrono della buona morte nei secoli XVI-XX (prima parte) », Annali di Scienze Religiose, 3, 1998, p. 279-304 ; Ead., « In illa hora tremenda. La devozione a san Giuseppe patrono della buona morte nei secoli XVI-XX (seconda parte) », Annali di Scienze Religiose, 4, 1999, p. 381-402 ; Ead., « Aspetti di etica sociale e familiare nella predicazione osservante del Quattrocento : i sermoni su san Giuseppe di Bernardino da Siena e di Bernardino da Feltre », Annali di scienze religiose, 8, 2003, p. 235-257.

[90] Paul Payan, Joseph. Une image de la paternité, op. cit., p. 237.

[91] Notamment, les Sermoni del beato Bernardino Tomitano da Feltre nella redazione di fra Bernardino da Brescia minore osservante, éd. de Carlo Varischi Da Milano, Milan, Renon, 1964, vol. I, p. 393-402, De Sancto Joseph (n. 30) ; voir Roberto Rusconi, « Bernardino da Feltre predicatore nella società del suo tempo », Bernardino da Feltre a Pavia. La predicazione e la fondazione del Monte di Pietà, Atti della giornata di studio, Pavia, 30 ottobre 1993, sous la direction de Renata Crotti Pasi, Côme, New Press, 1994, p. 1-16.

[92] En France, on trouve aussi les traces de confréries dédiées à saint Joseph : c’est le cas notamment à Mâcon où il existe, au XVIe siècle, une confrérie réunie sous le patronage de sainte Anne et saint Joseph ; cf. Catherine Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France (XIIIe-XVe siècle), Paris, Albin Michel, 1994, p. 122-123.

[93] Nous renvoyons, à titre d’exemple, à l’étude de Giovanna Casagrande, « Devozione e municipalità. La Compagnia del S. Anello/S. Giuseppe di Perugia (1487-1542) », Le Mouvement confraternel au Moyen Âge : France, Italie, Suisse, Actes de la table ronde organisée par l’Université de Lausanne avec le concours de l’Ecole française de Rome et l’U.A. 1011 du CNRS, Lausanne, 9-11 mai 1985, sous la direction de Agostino Paravicini Bagliani, Rome, Ecole française de Rome, 1987, p. 155-183.

[94] Carolyn C. Wilson, « The cult of St. Joseph in early Cinquecento Venice », art. cit., p. 289.

[95] L’histoire de la confrérie de San Giuseppe de Cividale est retracée par Claudio Mattaloni, « Le confraternite di Cividale dal XIII al XX secolo », in Cividât, 76n congres, sous la direction de Enos Costantini et alii, Udine, Società Filologica Friulana, 1999, vol. I, p. 490-491.

[96] « Limosina alla fraterna di San Giuseppe di ducati 3, per pagar la statua d’argento di detto santo » ; BCU, Archivum Civitatis Utini, Acta, t. XIV, c. 127v [20 mars 1537].

[97] En 1515, le chroniqueur vénitien rappelle que, depuis un an, la fête de saint Joseph, qui est une nouveauté, est maintenant célébrée de manière générale dans la cité : « A dì 19, fo santo Ixepo. Fo gran pioza la matina, et tal zorno si varda da uno anno in qua per devution grande, che prima non si vardava, tament era l’altar e scuola a San Silvestro […] » ; Marin Sanudo, I Diarii, t. XX, col. 65 [19 avril 1515] ; le passage est cité en annexe par Carolyn C. Wilson, « The cult of St. Joseph in early Cinquecento Venice », art. cit., p. 311.

[98] « […] the establishment of Joseph’s cult at San Silvestro in 1499, by gouvernamental encouragement of the cult in the subject city of Udine in 1499, Belluno in 1507 and Bergamo in 1512 (as later at Asola in 1516) and by its prior establishment at nearby subject cities in the Veneto, notably Padua, Treviso, Vicenza and Verona » ; Carolyn C. Wilson, « The cult of St. Joseph in early Cinquecento Venice and the testimony of Marin Sanudo’s Diaries », Studi Veneziani, 47, 2004, p. 305.

[99] Notons que, si le rapport de saint Joseph avec la menace turque est au cœur des investigations de Carolyn C. Wilson, il est au contraire totalement absent des analyses de Paul Payan.

[100] « […] military events, including attack from the Muslim Turk » ; Carolyn C. Wilson, « The cult of St. Joseph in early Cinquecento Venice », art. cit., p. 288.

[101] À propos de la Summa de doni Sancti Joseph écrite en 1522 par Isidoro Isolano, un dominicain milanais, Wilson écrit : « the author pleadingly insists that prayer to St. Joseph – the champion of the Church Militant – and augmentation and promulation of his cult would bring peace to war-torn Italy, avert natural disaster, and spread the water of baptism to barbarian, Muslim and Jews » ; Ibid., p. 287 et note 3. Mais surtout Carolyn C. Wilson, « Invention, Devotion and the Requirements of Patrons : Titian and the New Cult of St. Joseph », The Cambridge Companion to Titian, sous la direction de Patricia Meilman, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2003, p. 75-94.

[102] « Et voici les origines de Jésus Christ. Marie sa mère était fiancée à Joseph ; avant qu’ils soient ensemble, elle se trouva enceinte par l’Esprit saint. Joseph son époux, qui était juste et ne voulait pas la diffamer, décida de la renvoyer en secret. Comme il y pensait, voilà qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe et dit : Joseph fils de David, ne crains pas de prendre Marie ta femme, car ce qu’elle a conçu est de l’esprit saint » ; Mt 1, 18-25. Lire aussi Lc 1, 27.

[103] Mt 2, 13.