Les matériaux de l’art. Perspectives de la recherche actuelle en histoire de l’art moderne

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Romain Thomas

Résumé

En plein essor dans la recherche anglo-saxonne ou néerlandaise, le thème de la matérialité de l’art et en particulier l’étude des matériaux constitutifs de l’œuvre émergent à peine dans la recherche française en histoire de l’art moderne (XVe-XVIIIe siècles), alors même que les institutions françaises de recherche sur le patrimoine ont depuis longtemps une expertise poussée dans l’analyse physico-chimique des matériaux du patrimoine. Il s’agit ici de proposer trois perspectives de la recherche actuelle en histoire de l’art à propos des matériaux constitutifs des œuvres et de leur signification. On s’intéressera aux approches d’histoire économique de l’art, de la recherche sur les sources techniques de l’art, enfin de ce qu’on pourrait appeler l’approche anthropologique des matériaux de l’art, en tentant de montrer comment l’histoire de l’art peut enrichir ses problématiques grâce aux analyses physico-chimiques.

Romain Thomas est maître de conférences en Histoire de l’art moderne à l’université Paris Ouest Nanterre. Ancien élève de l’ENS Ulm (D/S 98), diplômé du DEA de Physique Quantique (ENS/Paris 6, 2002), agrégé d’Histoire (2004), il a soutenu une thèse en Histoire moderne intitulée « La Fiancée hollandaise. Images du mariage et usages sociaux, religieux et politiques de la symbolique matrimoniale dans les Provinces-Unies au xviie siècle » (2012). Il a été en charge de la coordination scientifique de la Fondation des Sciences du Patrimoine (2012-2014). Ses recherches actuelles portent sur la matérialité de l’art, notamment par une approche intégrée de la physique et de l’histoire de l’art.


Lorsqu’au début du XXe siècle, un journaliste demande à Bernard Berenson s’il a beaucoup étudié la Joconde, le célèbre connoisseur répond qu’il l’a vue un millier de fois. « Est-elle peinte sur toile ou sur bois ? » : curieusement, l’expert à la réputation mondiale est incapable de répondre à la question, prétextant qu’elle équivaut à savoir sur quel type de papier Shakespeare a écrit ses sonnets[1]. La situation a bien changé depuis. Pour leur volume sur l’art de la Renaissance du Nord (Northern Renaissance Art, 2008), publié dans la collection au coût modique et à la large diffusion « Oxford History of Art », les presses universitaires d’Oxford ont fait appel à Susie Nash, professeur au Courtauld Institute. Dans l’ouvrage, l’historienne de l’art consacre plusieurs chapitres au thème de la matérialité de l’art, non seulement aux examens techniques des œuvres, mais encore à l’équipement, aux matériaux et aux méthodes des artistes[2]. Cette intégration des résultats d’analyses physico-chimiques dans le discours des historiens de l’art résulte en réalité d’une démarche interdisciplinaire, menée depuis quelque temps déjà dans le champ des études sur l’art et, loin d’être un simple apport positiviste, vise à enrichir la réflexion. Pourtant, si elles sont en plein essor dans la recherche anglo-saxonne, néerlandaise ou allemande, les questions relatives à la thématique de la matérialité de l’art et, en particulier, l’étude des matériaux constitutifs des œuvres, émergent à peine dans la recherche française en histoire de l’art « moderne » (xve – xviiie siècles), quand bien même les institutions françaises de recherche sur le patrimoine ont depuis longtemps une expertise poussée dans l’analyse physico-chimique des matériaux du patrimoine, et continuent à développer cette expertise[3]. Ces matériaux sont les constituants physiques des œuvres, par exemple dans le cas, sans doute le plus complexe, des peintures, aussi bien le support que la préparation, les pigments et les liants, enfin les vernis[4].

Plutôt que faire un état des lieux des recherches actuelles en histoire de l’art à propos des matériaux constitutifs des œuvres et de leurs significations — un projet sans doute trop ambitieux vu la difficulté à cartographier le champ protéiforme, car en plein essor, des études sur la matérialité de l’art — on voudrait, sans prétendre être exhaustif, décrire trois approches interdisciplinaires, trois perspectives de recherche particulièrement développées ces quinze ou vingt dernières années et qui allient sciences physico-chimiques et histoire de l’art. Il s’agit de l’histoire économique de l’art, de la recherche sur les sources techniques de l’art, enfin de ce qu’on pourrait appeler l’approche anthropologique des matériaux de l’art. Ces trois perspectives se recoupent en partie. Dans une visée interdisciplinaire, l’important ici est d’esquisser comment les questionnements de l’histoire de l’art peuvent être enrichis grâce aux analyses physico-chimiques.

Ces approches s’intègrent en partie à ce que les Anglo-saxons ont appelé la « Technical Art History », un courant historiographique récent issu des sciences de la conservation et du développement des analyses scientifiques des œuvres. Qu’il s’agisse de l’imagerie ou des analyses physico-chimiques, ces techniques, développées dès le début du xxe siècle, ont longtemps gardé un statut purement ancillaire, par exemple pour confirmer ou infirmer une attribution, ou pour statuer sur une action de conservation/restauration. Les techniques d’imagerie comprennent notamment la radiographie, qui permet par exemple, dans les peintures, de repérer les éléments lourds (comme le plomb dans le blanc de plomb), la réflectographie infra-rouge qui peut révéler la présence d’un dessin sous-jacent, ou encore la photographie ultra-violette qui informe sur l’état du vernis. Les techniques de caractérisation physico-chimique, comme la microfluorescence aux rayons X ou l’étude organique, donnent des informations sur les pigments utilisés par le peintre. Croisées avec d’autres méthodes et d’autres sources, l’ensemble de ces techniques permet donc, aujourd’hui, de contribuer au domaine de recherche interdisciplinaire qu’est la Technical Art History, visant d’après Erma Hermens, à « une compréhension approfondie de l’objet physique en termes d’intention originale, de choix des matériaux et des techniques, mais aussi en termes de contexte dans lequel et pour lequel l’œuvre a été créée, ou encore en termes de signification, […] de perception contemporaine[5] » et de survie dans le temps. Erma Hermens — historienne de l’art à l’université de Glasgow et acteur important de ce courant, notamment comme rédactrice en chef de la revue en ligne ArtMatters. International Journal for Technical Art History[6] —, décrit la Technical Art History comme un domaine interdisciplinaire impliquant historiens de l’art, conservateurs et scientifiques, mais touchant aussi d’autres disciplines telles que l’économie, l’histoire sociale, l’anthropologie ou l’esthétique[7].

1   Matériaux et histoire économique de l’art

Le choix des matériaux par l’artiste est-il toujours dicté par des considérations « artistiques » ? A cette question, les approches d’histoire économique tentent d’apporter diverses réponses, tenant à la disponibilité des matériaux à un endroit donné ou encore au coût économique que représente leur usage pour la réalisation d’une œuvre. Il s’agit de comprendre comment la création artistique a pu s’épanouir, dans un contexte « économique » parfois contraint. Si des recherches de ce type ne sont pas entièrement nouvelles[8], elles sont pourtant lacunaires. Une sorte de publication synthétique en a été réalisée à l’occasion d’un colloque international tenu à Londres en 2005, où elles ont été particulièrement mises à l’honneur[9], associant aux méthodes des SHS celles des sciences physico-chimiques.

Parmi les questions principales se pose celle de l’approvisionnement en matériaux. Grâce à un certain nombre de sources écrites, les chercheurs tentent de reconstituer le marché de ces matériaux, autant à l’échelle locale qu’à une échelle plus vaste. Qui sont localement les fournisseurs des artistes ? A partir de quand les produits utilisés par les artistes font-ils l’objet d’un commerce spécialisé ? Ainsi, si dans l’Europe moderne les peintres se fournissent longtemps chez des détaillants généralistes, comme les apothicaires, certains acteurs spécialisés apparaissent ici ou là. C’est le cas des vendecolori (vendeurs de couleurs) à Venise dès les années 1490[10], et de leurs homologues flamands à Anvers à partir des années 1560[11]. A Paris, il faut attendre le milieu du xviie siècle pour voir apparaître dans les sources la mention « marchand de couleurs » ou « épicier de couleurs »[12]. Cela n’empêche d’ailleurs pas toutes sortes d’artisans utilisant des couleurs de s’y approvisionner aussi : teinturiers, marchands de livres, fabricants de verre, etc., montrant que cette histoire des matériaux des artistes participe d’une histoire économique et culturelle beaucoup plus large. Se pose également la question de la part prise par l’artiste dans l’élaboration de ses propres matériaux. On sait qu’au xviie siècle encore, les peintres fabriquent eux-mêmes certains pigments, mais avec le temps ils se fournissent en matériaux prêts à l’emploi chez le marchand de couleurs[13]. A une échelle plus vaste, on cherche à retracer les circuits d’approvisionnement : si certains pigments comme les terres se trouvent un peu partout en Europe, d’autres comme le lapis-lazuli, qui vient d’une région d’Afghanistan, sont soumis aux routes du commerce international[14]. A cette approche d’histoire économique partant des sources écrites se greffent les méthodes archéométriques, pour tracer les gisements d’où viennent les pigments dans telle ou telle œuvre[15]. Dans le cas du blanc de plomb, le pigment blanc le plus utilisé et qu’on trouve dans presque toute peinture occidentale depuis l’Antiquité jusqu’au début du xxe siècle, des chercheurs ont cherché à déterminer où se fournissaient des peintres comme Rubens et van Dyck, qui ont tous les deux travaillé à la fois au Nord (Pays-Bas et Angleterre) et au Sud (Italie) des Alpes. Une étude de proportions entre isotopes de l’élément Plomb présents dans les peintures leur a permis de distinguer entre pigments fabriqués à partir de minerais d’origine cisalpine et transalpine et de montrer qu’il existait une corrélation, dans les œuvres de ces deux peintres, entre le lieu de réalisation et l’origine des minerais[16].

Le problème du coût des pigments est un autre exemple à propos duquel les recherches se sont développées, et pour certaines par une approche interdisciplinaire. Les sources écrites associées aux résultats d’analyses physico-chimiques ont ainsi permis d’expliquer comment les peintres espagnols du xviie siècle, confrontés à la fois à une conjonture particulièrement déprimée et à un goût pour les toiles de plus grandes dimensions (donc pour lesquelles le coût des matériaux était d’autant augmenté), avaient remplacé les pigments bleus particulièrement chers que sont l’outremer et l’azurite, par des matériaux peu onéreux comme le smalt ou l’indigo[17].

2   Matériaux et sources techniques de l’art

La recherche sur les « sources techniques de l’art », quant à elle, est une approche qui s’est institutionnalisée il y a une quinzaine d’années et qui est même devenue en 2005 un groupe de l’ICOM-CC sous l’acronyme ATSR (art technological source research)[18].  Le groupe se réunit tous les deux ans et a publié les actes de ses rencontres à partir de 2005, soit cinq volumes jusqu’à présent[19], chez un éditeur très actif dans ce domaine — Archetype Publications. D’après Ad Stijnman, l’un des fondateurs du groupe de l’ICOM, il s’agit de chercher et d’étudier les sources liées à la production et aux méthodes de production des œuvres, c’est-à-dire ce qui concerne les matériaux, les outils, les machines, les techniques et les lieux[20]. Ces sources comprennent les realia (outils et matériaux) — c’est-à-dire les sources matérielles elles-mêmes —, les documents visuels, et textuels : manuels techniques, livres de recettes, règlementations des guildes, inventaires, privilèges, etc.

Parmi les sujets d’étude possibles se trouve l’étude des matériaux, comme les pigments. Pour cet exemple comme pour les autres, les promoteurs de cette recherche prônent une approche méthodologique compréhensive, alliant l’étude des sources, la reconstitution des recettes en laboratoire et la comparaison des produits obtenus avec les résultats d’analyses physico-chimiques d’œuvres anciennes, mais aussi des méthodes plus traditionnelles d’histoire de l’art[21].

Une majorité des publications dans ce domaine a jusqu’ici été consacrée aux livres de recettes. L’effort a porté d’abord sur le repérage de tels textes, au-delà des grands classiques comme les traités du moine Théophile (xie – xiie siècles) et de Cennino Cennini (xve siècle), qu’il s’agisse de manuscrits ou d’imprimés[22]. Le travail sur les sources elles-mêmes a été mené à la fois sur des études de cas[23] et sur des corpus plus vastes. Les livres de recettes ont en effet été étudiés comme un genre littéraire grâce à des méthodes propres aux études de lettres et de SHS : génétique des textes, codicologie, bibliographie matérielle, etc. Deux grandes interprétations ont vu le jour : celle d’une mise par écrit des recettes à des fins pratiques ; celle d’une volonté de conservation du savoir, plus littéraire que pratique et sans rapport direct avec les pratiques d’ateliers[24].

Si l’ensemble de ces études est intéressant en soi, l’histoire de l’art doit les lier à des questions esthétiques, concernant par exemple la qualité des matériaux obtenus et son influence sur l’œuvre, notamment dans le lien avec le vieillissement des matériaux et des assemblages.

Le cas du blanc de plomb a été analysé, entre autres, par Maartje Stols-Witlox. Cette dernière s’est interrogée sur les différences de composition du blanc de plomb utilisé par les artistes, dont on ne sait si elles proviennent d’une différenciation dans la production, si les artistes sélectionnaient diverses qualités ou s’ils transformaient eux-mêmes leur pigment. Après avoir étudié des textes de recettes décrivant diverses méthodes pour améliorer la qualité de ce pigment (généralement en le moulant ou en le lavant à l’eau ou au vinaigre) et reconstitué ces recettes par des méthodes historiquement justes, elle conclut que les divers lavages ne permettent pas d’intensifier la couleur blanche, mais servent sans doute soit à optimiser les effets bleutés, soit à accroître la stabilité du pigment[25].

3   Des matériaux signifiants

Une autre manière de traiter la question des matériaux en histoire de l’art consiste à retrouver les significations dont ils ont pu être investis par les créateurs des œuvres ou leurs récepteurs.  Cette approche a été mise en œuvre dans des publications variées dont les auteurs sont, entre autres, des historiens de l’art, des historiens des sciences, des conservateurs. L’idée est ici de comprendre comment les matériaux avec lesquels sont réalisés une œuvre d’art peuvent apporter du sens à cette œuvre. Les chercheurs partent par exemple du principe que les matériaux eux-mêmes sont investis de croyances, sont inclus dans des systèmes de valeurs qui changent avec les contextes socio-culturels dans lesquels ils sont manipulés, c’est-à-dire, au fond, que leur signification culturelle est empreinte d’une certaine historicité, et que celle-ci rejaillit sur l’œuvre. Comme le rappellent les promoteurs de cette approche, c’est une hypothèse qui s’oppose à la tradition de l’histoire de l’art depuis la Renaissance, pour laquelle le sens de l’art préexiste, comme idée (disegno), à sa matérialisation sous la forme d’œuvres concrètes[26].

Plusieurs voies de théorisation ont commencé à être explorées. En Allemagne, la Materialikonologie, développée en particulier par Thomas Raff dans les années 1990 et d’autres publications après la sienne[27], envisage la « question de savoir si ou comment les matériaux dont se compose une œuvre peuvent apporter une contribution à la signification propre de cette œuvre[28] ». Elle se fonde essentiellement sur des sources écrites pour explorer les qualités des matériaux (durabilité, couleurs et leur symbolique), leur coût, les consonances qui s’y attachent eu égard par exemple à leur origine géographique, leur statut de relique, leur histoire, etc., ainsi que l’évolution de ces « valeurs » selon les époques et les cultures. Raff s’intéresse particulièrement aux matériaux des sculptures, des « arts décoratifs », des monuments ou encore de l’architecture, mais n’aborde pas le cas de la peinture. S’inscrivant dans le courant de la Technical Art History en vogue aux Pays-Bas et dans les pays anglo-saxons, Ann-Sophie Lehmann[29], évoque de la même façon les connotations (« attributes ») dont peuvent être investis, dans une culture donnée, les matériaux dans tout un réseau de textes. Elle aussi souligne le fait que les matériaux sont en permanence comparés entre eux, hiérarchisés[30]. Mais elle reproche à la Materialikonologie de négliger les interactions entre les matériaux, comme la juxtaposition de divers matériaux dans une œuvre et les effets de sens induits — par exemple entre une peinture et son cadre ­—, ou encore l’influence du milieu de conservation sur l’œuvre : l’air ambiant (qui possède un degré d’hygrométrie qui évolue) peut ainsi induire des fentes dans le bois d’une sculpture ou, par oxydation, entraîner la patine des zones métalliques de l’œuvre. Lehmann a également proposé une « théorie des matériaux », envisagée comme une « boîte à outils ». Analysant en particulier le cas de l’huile dans la peinture à l’huile, elle montre comment ce médium peut faire sens, entre autres grâce à sa plasticité, qui implique que le peintre la manipule avec des « pinceaux, des brosses ou des textiles qui transmettent la texture des cheveux, de la fourrure ou de tissus grossiers[31] ». Ce faisant, l’historienne de l’art convoque la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour, attribuant aux matériaux des capacités d’action similaires à celles des humains, ou encore les analyses d’anthropologues spécialistes des matériaux, tel Timothy Ingold[32].

Les études de cas se sont multipliées ces dernières années mais, comme le suggère la synthèse théorique de Thomas Raff, c’est surtout dans le domaine de la sculpture que cette approche a été développée, et en particulier à propos du cuivre et du bronze[33]. Parmi les études pionnières, celle de Michael Baxandall sur les sculptures en bois (de tilleul) dans l’aire germanique à la Renaissance est certainement la plus connue. Dans le chapitre qu’il consacre à la matérialité, ce dernier montre notamment que le tilleul, s’il est choisi en partie parce qu’il est plus facile à travailler, possède une structure complexe dont dépend la conservation ultérieure de l’œuvre. Afin de réaliser une sculpture, un artiste devait donc savoir déchiffrer cette structure par l’examen de surface du bois — une opération que Baxandall compare aux pratiques de chiromancie[34]. Reprenant le dossier de la sculpture sur bois dans un article tout récent, Christina Neilson montre que ce matériau est souvent préféré à la pierre ou au métal dans la sculpture de la Renaissance car il est considéré notamment comme un matériau vivant, comparable à un corps avec des parties qui correspondent aux veines, aux muscles, etc. L’historienne de l’art relève que Léonard de Vinci compare l’arrivée de la sève aux endroits où l’écorce a été enlevée aux cicatrices des tissus humains[35].

A propos de la peinture, les recherches dans ce qu’on pourrait appeler l’anthropologie des matériaux de l’art ont été nettement moins profuses. A titre d’exemple d’une telle approche, on peut citer les travaux récents de Spike Bucklow[36]. Dans une approche qui combine histoire de l’art et sciences de la conservation, ce dernier s’intéresse à la peinture et à l’enluminure de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, et notamment aux pigments utilisés par les artistes. Son étude sur le blanc de plomb, par exemple, montre en quoi l’élaboration de ce pigment, dont les matières premières étaient d’usage courant (outre le plomb, on utilisait de l’urine, du vinaigre et du fumier de cheval), constituait un « mystère » pour les artisans eux-mêmes : la transformation de ce métal considéré comme « noir » en une substance blanche était symétrique de celle conduisant au noir d’os, et renvoyait à l’existence d’états latents dans les matériaux, sapant ainsi la compréhension trop immédiate du monde. Bucklow rappelle également que le plomb était associé à Saturne, à la mélancolie, aux cosmétiques, aux émissions nocturnes masculines, etc., l’une ou l’autre de ces relations pouvant transparaître dans la perception qu’artiste ou commanditaire pouvait avoir de l’œuvre d’art[37].

Si l’on ne peut qu’espérer que ce type de travaux se développe également en France, ils requièrent plus que des pratiques « pluridisciplinaires », qui voient les recherches des divers spécialistes (historiens de l’art, physiciens, etc.) être menées côte à côte, sans véritable dialogue. Dans ce cas, on risque de rester à un niveau purement descriptif, ou de voir les analyses des historiens de l’art continuer à n’utiliser les résultats scientifiques que de manière positive, de même que, symétriquement, les spécialistes de sciences de la conservation font des archives un usage souvent positiviste. Des pratiques « interdisciplinaires », où les uns et les autres dialoguent et élaborent des recherches de manière commune, sont nécessaires, qu’il s’agisse des grandes bases de données créées par les grands laboratoires scientifiques spécialisés dans l’étude du patrimoine, à la conception desquelles il faudrait sans doute associer les historiens de l’art, ou qu’il s’agisse de recherches plus ponctuelles.


Notes

[1] Cité dans David Bomford, Erma Hermens & Valérie Nègre, « De l’histoire des techniques de l’art à l’histoire de l’art », Perspective, 2015/1, p. 29 et dans Molly Faries, « Reshaping the Field : The Contribution of Technical Studies », in Maryan W. Ainsworth (dir.), Early Netherlandish Painting at the Crossroads : A Critical Look at Current Methodologies, New Haven/ Londres, 2001, p. 84.

[2] Susie Nash, Northern Renaissance Art, Oxford, Oxford University Press, 2008, chapitres 5 p. 55-67, et 13 à 15 p. 157-225, sans compter les références aux analyses techniques dans les autres chapitres.

[3] Les laboratoires du Ministère de la Culture et de la Communication et du CNRS que sont le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF), le Centre de Recherche sur la Conservation (CRC) et, beaucoup plus récent, IPANEMA (Ancient Materials Research Platform) sont parmi les institutions les plus importantes dans ce domaine, à l’échelle nationale et internationale.

[4] Cette typologie reprend, en la simplifiant, celle proprosée dans Joyce Hill Stoner & Rebecca Rushfield (dir.), The conservation of easel paintings, Abingdon & Londres, Routledge, 2012, et celle du précurseur Daniel V. Thompson, The materials of medieval painting, Londres, 1936.

[5] Erma Hermens, « Technical art history. The synergy of art, conservation and science », in Matthew Rampley et al. (dir.), Art history and visual studies in Europe. Transnational discourses and national frameworks, Leiden, 2012, p. 165.

[6] Voir le site internet de la revue : http://www.artmattersjournal.org/

[7] Sur le développement au XXe siècle des recherches interdisciplinaires sur l’art, notamment dans les années 1970, et l’essor de la Technical Art History, voir, outre l’article de Hermens (ibid.), Maryan W. Ainsworth, « From Connoisseurship to Technical History: The Evolution of the Interdisciplinary Study of Art », Getty Newsletter 20/1 (2005) p. 4-10 ; et David Bomford, Erma Hermens & Valérie Nègre, « De l’histoire des techniques de l’art à l’histoire de l’art », art. cit.

[8] Même si ce n’est pas le sujet central de l’ouvrage, le classique qu’est Rosamond D. Harley, Artists’ Pigments c. 1600-1835. A Study in English Documentary Sources, London, 1982 (1970) fait usage, entre autres, des livres des douanes et des registres portuaires anglais pour repérer le commerce des pigments.

[9] Jo Kirby, Susie Nash & Joanna Cannon (dir.), Trade in artists’ materials. Markets and Commerce in Europe to 1700, Londres, Archetype publications, 2010. Voir en particulier l’introduction par Catherine Reynolds, « Introduction : the European trade in painters’ materials to 1700 », p. 3 sqq.

[10] Louisa Matthew & Barbara Berrie, « ’Memoria de colori che bisogno torre a vinetia’ : Venice as a Centre for the Purchase of painters’ colours », in ibid., p. 245-252.

[11] Filip Vermeylen, « The colour of Money : dealing in pigments in Sixteenth-century Antwerp », in ibid., p. 356-365.

[12] Pascal Labreuche, Paris, capitale de la toile à peindre, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, CTHS – INHA, 2011, p. 86.

[13] Louisa Matthew & Barbara Berrie, art. cit.

[14] Peter Spufford, « Lapis, Indigo, Woad : artists’ materials in the context of international trade before 1700 », in Jo Kirby, et al. (dir.), Trade in artists’ materials, op. cit., p. 10-25. Spufford est un historien de l’économie.

[15] A propos des méthodes archéométriques en général et de leur intérêt pour étudier la provenance des matériaux, voir un ensemble de contributions exemplaires rassemblées dans Philippe Dillmann & Ludovic Bellot-Gurlet (dir.), Circulation et provenance des matériaux dans les sociétés anciennes, Paris, Editions des archives contemporaines, 2014.

[16] Daniel Fabian & Giuseppino Fortunato, « Tracing White : a study of lead white pigments found in seventeenth-century paintings using high precision lead isotope abundance ratios », in Jo Kirby, et al. (dir.), Trade in artists’ materials, op. cit., p. 426-443.

[17] Zahira Veliz, « In quest of a useful blue in early modern Spain », in ibid., p. 389-400 ; voir également, quoique moins interdisciplinaire : Richard E. Spear, « A century of pigment prices : seventeenth-century Italy », in ibid., p. 275-293.

[18] Pour une introduction synthétique et récente sur ce groupe, voir Jilleen Nadolny, Mark Clarke, Erma Hermens, Ann Massing & Leslie Carlyle, « Art technological source research : documentary sources on European painting to the twentieth century », in Joyce Hill Stoner & Rebecca Rushfield (dir.), The conservation of easel paintings, Abingdon & Londres, Routledge, 2012, p. 3-32, notamment p. 3-4.

[19] M. Clarke, J.H. Townsend & A. Stijnman (dir.), Art of the Past: Sources and Reconstructions, Londres, Archetype Publications, 2005 ; S. Kroustallis, J.H. Townsend, E. Cenalmor Bruquetas, A. Stijnman & M. San Andrés Moya (dir.), Art Technology. Sources and Methods, Londres, Archetype Publications, 2008 ; E. Hermens and J.H. Townsend (dir.), Sources and Serendipity: Testimonies of Artists’ Practice, Londres, Archetype Publications, 2009 ; S. Eyb-Green, J.H. Townsend, M. Clarke, J. Nadolny and S. Kroustallis (dir.), The Artist’s Process: Technology and Interpretation, Londres, Archetype Publications, 2012 ; H. Dubois, J.H. Townsend, J. Nadolny, S. Eyb-Green and S. Neven (dir), Making and Transforming Art: Technology and Interpretation, Londres, Archetype Publications, 2014.

[20] Ad Stijnman, « The ‘Art Technological Source Research’ Working Group (ATSR) and the Dissemination of Information on Art Technology », communication prononcée lors du colloque « Savoir et transmission : la littérature de la technologie de l’art dans l’Europe moderne (1400-1700) », organisé au Centre de recherche en préservation des biens culturels (Université Paris 1) le 13 octobre 2015 par Thierry Lalot, Cécile Parmentier & Anne Servais.

[21] Jilleen Nadolny et al., art. cit., p. 3.

[22] Ibid.

[23] Voir les contributions des publications du groupe, op. cit. Des thèses ont été soutenues ou sont en cours sur diverses sources, par exemple Tilly Laaser (Stuttgart) travaille sur l’Illuminierbüchlein de Friedrich Brentel l’Ancien (XVIIe siècle), Annemie Leemans (Kent/Porto) sur A very Proper Treatise, publié pour la première fois à Londres en 1573 par Richard Tottel et portant sur l’art de la miniature, etc.

[24] Sylvie Neven, « Le savoir (art-) technologique dans la littérature des recettes en Europe du Nord (1400-1600) : élaboration – utilisation – transmission », communication prononcée lors du colloque « Savoir et transmission… » (voir ci-dessus). Pour une approche de ce corpus de textes en lien avec le savoir alchimique, voir également Sylvie Neven, « Transmission of Alchemical and Artistic Knowledge in German Mediaeval and Premodern Recipe Books », in Sven Dupré (dir.), Laboratories of Art. Alchemy and Art Technology from Antiquity to the 18th Century, Cham,  Springer, 2014, p. 23-52.

[25] Voir Maartje Stols-Witlox, Luc Metgens & Leslie Carlyle, « ‘To prepare white excellent…’ : reconstructions investigating the influence of washing, grinding and decanting of stack-process lead white on pigment composition and particle size », in Sigrid Eyb-Green et al. (dir.), The Artist’s Process., op. cit., p. 112-129 ;

[26] Ann-Sophie Lehmann, « The Matter of the medium : some tools for an art-theoretical interpretation of materials », in Christy Anderson, Anne Dunlop & Pamela H. Smith (dir.), The matter of art. Materials, practices, cultural logics, c. 1250-1750, Manchester, Manchester University Press, 2015, p. 21-41, p. 22.

[27] Thomas Raff, Die Sprache der Materialen. Anleitung zu einer Ikonologie der Werkstoffe, Munich Deutscher Kunstverlag, 2008 (1994). Voir aussi pour la période contemporaine Monika Wagner, Das Material der Kunst, Munich, C.H. Beck, 2001.

[28] Ibid., p. 11.

[29] Ann-Sophie Lehmann, « How materials make meaning », in Ann-Sophie Lehmann, Frits Scholten, H. Perry Chapman (dir.), Meaning in materials, 1400-1800, Netherlands Yearbook for History of Art, 62 (2012), Leiden/Boston, Brill, 2013, p. 6-27.

[30] Sur ce point Thomas Raff, Die Sprache der Materialen, op. cit., p. 77 sqq.

[31] Ann-Sophie Lehmann, « The Matter of the medium… », art. cit., en particulier p. 33. Lehmann propose en fait trois façons de (trois outils pour) considérer les matériaux dans les œuvres, et développe son propos à partir de la peinture à l’huile en convoquant à chaque fois une série d’exemples.

[32] Tim Ingold, Making. Anthropology, archaeology, art and architecture, Londres, Routledge, 2011 ; Tim Ingold, « Toward an ecology of materials », Annual Review of Anthropology 41 (2012), p. 427-442 ; voir également Tim Ingold, « Materials against Materiality », Archeological dialogues 14-1, 2007, p. 1-16.

[33] Pour une synthèse à propos de la sculpture, voir Michael Cole, « The cult of materials », in Sébastien Clerbois & Martina Droth (dir.), Revival and invention. Sculpture through its material histories, Oxford, Peter Lang, 2010, p. 1-16. Les publications collectives sur le thème de la matérialité montrent une prédominance des études sur la sculpture, comme dans Christy Anderson, et al., op. cit. et Ann-Sophie Lehmann, Frits Scholten, et al., op. cit.

[34] Michael Baxandall, The limewood sculptors of Renaissance Germany, New Haven, Yale University Press, 1980, p. 27-48 ; et pour une analyse plus récente de ce dernier : Malcolm Baker, « Limewood, Chiromancy, and Narratives of Making : Writing about the Materials and Processes of Sculpture », Art History 21, numéro 4 (December 1998), p. 498-530.

[35] Christina Neilson, « Carving life : the meaning of wood in early modern European sculpture », in Christy Anderson, et al., op. cit., p. 223-239.

[36] Notamment Spike Bucklow, The Alchemy of Paint. Art, science and secrets from the Middle Ages, Londres/New York, M. Boyars, 2009 ; Spike Bucklow, The Riddle of the Image, Londres, Reaktion Books, 2014.

[37] Voir Spike Bucklow, « Lead white’s mysteries », in Christy Anderson, et al., op. cit., p. 141-159, ainsi que Spike Bucklow, The Riddle of the Image, ibid., plus particulièrement p. 11-41.