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La lutte continue! La presse féministe des partis de la gauche socialiste allemande après l’obtention du droit de vote des femmes en 1918

Claire Milon

 


Résumé : La république de Weimar a longtemps été vue comme la fin du premier féminisme allemand, qui s’étiolerait entre l’obtention de sa revendication la plus symbolique en 1918, le droit de vote, et la prise de pouvoir par les nazis en 1933. Cet article questionne cette assertion en examinant quatre revues publiées par les différents mouvements de la gauche socialiste allemande immédiatement après l’obtention de ce droit, du parti communiste à la social-démocratie de gouvernement. Loin de s’éteindre, le féminisme de gauche connaît alors une véritable effervescence intellectuelle et éditoriale. De nombreuses propositions émergent dans ces revues, appelant à modifier la société en profondeur, au-delà des seuls droits politiques : remise en cause de l’importance du mariage, discussions sur la libération sexuelle, appel à réformer le travail domestique… Autant de sujets sur lesquels, pour les féministes de gauche, la lutte continue !

Mot-clés : féminisme, presse, gauche, Weimar, genre.


Ancienne élève-normalienne de l’École normale supérieure de Cachan et agrégée d’histoire, Claire Milon est actuellement doctorante en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg. Sa thèse, menée sous la direction de Mme Catherine Maurer et sous la co-direction de M. Johann Chapoutot (Paris 4), s’intitule « La randonnée, construction d’un loisir et d’une pratique sociale dans l’Allemagne wilhelmienne (1872-1914) ». Elle est aussi chargée d’une mission d’enseignement à l’université de Strasbourg. L’article présenté ici est tiré de son mémoire de Master 2 intitulé « La lutte continue ! Le féminisme de gauche après l’obtention du droit de vote des femmes au début de la république de Weimar », sous la direction de Marie-Bénédicte Vincent et Olivier Wieviorka, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2017 (Mémoire de Master 2 non publié).

claire.milon@ens-paris-saclay.fr


Note liminaire : Le mot « féminisme » (Feminismus) n’apparaît pas dans notre corpus. S’il peut être employé pour désigner l’orientation de périodiques visant à revaloriser le rôle et l’image des femmes dans la société, il ne peut s’agir que d’une catégorie historicisée et appliquée a posteriori à un courant d’idées, plutôt désigné par les femmes et journalistes de l’époque qui s’en revendiquent sous le terme « Frauenbewegung » (littéralement « mouvement des femmes »). À défaut de meilleure catégorie, nous désignerons donc sous le terme général de « féminisme » le courant auquel se rattachent ces revues, et qui suit la « première vague » du mouvement féministe[1], ayant milité pour le droit de vote et la reconnaissance de l’égalité devant la loi.


Introduction

Les revues destinées aux femmes, publiées par les partis de la gauche allemande au début de la république de Weimar, sont originales à plus d’un titre : elles rendent compte d’une réflexivité de l’action militante et de la pression exercée par les enjeux électoralistes ou révolutionnaires sur l’engagement politique féminin. Ces publications sont surtout le lieu de l’expression d’une conscience de soi par l’écrit, remplissant ainsi une fonction performative pour l’existence même du mouvement féministe au sein de ces courants politiques. En 1918, alors que le mouvement ouvrier allemand est le plus fort d’Europe, tant du point de vue de la démographie que du prestige[2], nous avons choisi de nous concentrer sur la gauche dite « socialiste », c’est-à-dire qui revendique cet héritage et cette affiliation.

Quatre revues ont été analysées, qui reflètent la composition de la gauche socialiste allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale : die Gleichheit[3], revue du parti social-démocrate (SPD) s’adressant spécifiquement aux travailleuses, die Kämpferin[4], jouant ce même rôle pour le parti socialiste indépendant (USPD), die Kommunistin[5] pour le parti communiste (KPD) et die Frau im Staat[6] qui n’est pas liée à un parti politique précis mais affiliée au mouvement pacifiste. L’histoire de la création de ces revues reflète les divisions successives de la gauche allemande : la revue du SPD (die Gleichheit) est créée en 1892[7], peu après l’abrogation des lois antisocialistes de Bismarck[8], par Clara Zetkin (1857-1933), figure tutélaire du mouvement féministe socialiste[9] dont se réclament par la suite toutes les revues étudiées dans cet article. Les trois autres sont créées en 1919, date marquant le début de notre étude et consacrant l’éclatement de la gauche allemande, unie au sein du SPD jusqu’en 1917. Chaque courant reproduit alors le modèle du parti originel et crée une revue destinée aux femmes du mouvement. Cet élan correspond à un vrai souci pour les partis politiques allemands en 1919 : lors de l’avènement de la république, les femmes ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité[10] et, avec les pertes humaines subies par les hommes sur le front, constituent la majorité de la population[11]. Le vote des femmes est donc désormais susceptible de décider de l’issue d’une élection, d’où l’urgence pour les militants et militantes de s’adresser à elles.

Les années 1919-1923 sont traditionnellement considérées comme la période de mise en place de la république de Weimar, heurtée par une série de crises (révolution spartakiste, république des conseils de Bavière, putsch de Kapp, occupation de la Ruhr, hyperinflation), avant qu’elle atteigne un « âge d’or[12] » dans la suite des années 1920. En 1923 disparaît ainsi die Gleichheit, emportée par l’hyperinflation[13]. Ces cinq années forment une époque très stimulante : obtention du droit de vote, mise en place de la république, révolutions russes de 1917 et berlinoise de l’hiver 1918-1919. Tous ces évènements créent une effervescence dans les milieux de gauche et font de ces premières années de la république une époque du possible[14]. Le féminisme allemand connaît alors une recomposition profonde et une puissante vitalité, loin de l’image d’un mouvement en déclin souvent véhiculée[15]. De nombreux travaux décrivent en effet les années suivant l’obtention du droit de vote comme un « creux de la vague », un « étiage militant[16] » pour le féminisme qui serait alors privé de ressources, tant sur le plan intellectuel qu’en termes de crédibilité ou d’attractivité. Avant l’apparition de nouvelles revendications sociales, professionnelles et procréatives dans les années 1960, le courant féministe serait ainsi inerte. Depuis une dizaine d’années, cette vision a été rediscutée, certains travaux remettant en cause l’idée même de « vagues[17] », critiquant la validité de ce concept hors du monde anglo-saxon[18] et c’est bien dans cet élan que cet article entend s’inscrire. Il s’agit donc ici de s’intéresser à la question de la difficile mobilisation des femmes : du constat du désintérêt à la recherche de nouveaux thèmes de revendication, de la production à la réception, comment les revues font-elles face à cette indifférence ?

Il s’agit d’abord d’observer les conditions dans lesquelles leur combat est mené : dans quel milieu, avec quels moyens (intellectuels et financiers) et quelle réception. Ces éléments sont en effet nécessaires pour comprendre comment ces féministes de gauche luttent pour leur parti. Toutefois, le cœur de la lutte de ces revues n’est pas tant d’œuvrer pour le parti que de transformer la société pour libérer les femmes en repensant les liens sociaux.

Production des revues

Modèle économique et lectorat

Les revues étudiées reposent sur un modèle économique semblable : elles sont distribuées par le parti auquel elles sont rattachées, souvent par le biais des syndicats ou groupes locaux qui rendent l’abonnement en théorie obligatoire avec l’adhésion[19].

Notons tout d’abord qu’elles s’adressent avant tout à des lectrices plutôt qu’à des lecteurs. En témoignent leurs noms, qui concernent surtout les femmes et l’utilisation courante de l’interpellation des lectrices par le terme « camarade[20] » qui, en allemand, connaît une forme différente au féminin et au masculin : Genossin/Genosse. Le lectorat visé par cette presse est bien interne au parti, mais n’englobe pas toutes les militantes. À l’exception de die Gleichheit, revue plus étudiée dans la littérature[21], les données dont nous disposons sont très lacunaires et parfois peu crédibles, les chiffres ayant pu être exagérés par les partis.

nombre d’abonné·e·s nombre estimé de femmes dans le parti en 1922[22]
1919 1920 1921 1922 1923
die Gleichheit[23] (SPD) 33.000 13.000 25.000 33.000 22.000 219.558
die Kommunistin (KPD) 23.754* 40.018
die Kämpferin (USPD) 88.500* 45.099

Tableau 1 : chiffres disponibles sur le nombre d’abonné·es et de femmes dans les partis
(* données issus d’articles de la revue concernée, les chiffres ont pu être exagérés à des fins de propagande)

La part des femmes abonnées à la revue au sein de chaque parti se situe vraisemblablement autour de 15% et rassemble incontestablement moins de 50% des effectifs féminins. Nous observons donc un échec des revues pour ce qui concerne leur distribution, qui vise en théorie l’ensemble des femmes membres du parti d’affiliation. Le nombre de numéros vendus en dehors du système d’abonnement demeure inconnu, mais plusieurs articles mentionnent à demi-mot la quasi-inexistence de ces ventes. Cela permet certainement de comprendre la frilosité des journalistes à aborder le sujet et l’absence de chiffres ou de bilans annuels dans les revues. Nous faisons donc l’hypothèse que ces ventes peuvent être considérées comme quantités négligeables.

Le modèle économique de la quatrième revue, die Frau im Staat, pourrait sembler plus fragile, la publication n’étant rattachée à aucun parti politique institutionnel. Le titre est publié par Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg, alors déçues par leurs expériences dans le monde politique, notamment avec la gauche libérale[24]. Le modèle économique diffère donc, mais la revue s’appuie sur un réseau de militant·es pacifistes, membres de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté[25], y compris à l’étranger, signe d’une distribution finalement assez semblable aux autres revues, reposant avant tout sur des membres engagé·es dans une structure collective.

Les revues cherchent à maintenir un prix au numéro aussi bas que possible : de 0,15 M à 0,30 M en septembre 1919. La comparaison avec les prix nominaux du beurre[26] est révélatrice : les revues les plus chères du corpus coûtent autant qu’une demi-livre de beurre[27] ce qui fait d’elles des objets abordables pour une famille ouvrière, ces dernières vivant avec un salaire annuel inférieur à 3 000 marks par an[28]. Mais c’est surtout l’évolution lors de l’hyperinflation de 1922-1923 qui est révélatrice : avant de se résoudre à augmenter le prix de vente, les titres résistent à l’inflation pendant près d’un an et demi. Il s’agit là d’une volonté politique, qui signale le soutien économique des partis pour ces publications, les périodiques devant être abordables pour les ouvrières.

Une autre manière d’aborder la question de la réception de ces revues est d’en étudier les annonces publicitaires[29]. Les produits sont directement liés aux activités traditionnellement associées aux femmes, comme la couture et les vêtements (16 % des annonces[30]), la cuisine (16 %), l’ameublement (8 %) ou encore le souci du corps, de l’hygiène et de la santé qui concerne en cumulé 35 % des réclames[31]. De cela, il est possible de déduire que les annonceurs imaginent bien s’adresser à un lectorat féminin. Mais certaines publicités retiennent plus particulièrement l’attention : magasin de fourrures[32] ou vente de matelas coûtant 625 M[33], détonnent par rapport aux styles éditoriaux des revues. Ces produits sont caractéristiques d’une « consommation ostentatoire[34] », reflétant une réussite économique et sociale, et semblent très éloignés des achats effectués par les foyers ouvriers. Si l’on en croit les articles consacrés aux conditions de vie dans le monde ouvrier, ces derniers peinent en effet à nourrir, habiller et chauffer leur famille. Ces publicités contredisent directement les discours véhiculés à l’intérieur des revues, et ce décalage semble être perçu par une partie du lectorat puisqu’en décembre 1920 un encart de la rédaction de die Gleichheit précise aux lectrices :

« Suite à de nombreuses remarques reçues ces derniers temps, la rédaction fait savoir à nos lectrices qu’elle n’a aucun pouvoir sur le choix de la rubrique des annonces publicitaires, et n’en est pas responsable[35]. »

Certaines publicités contrarient donc les lectrices ce qui semble cohérent avec le contexte économique : les années d’après-guerre sont des années de pénuries en Allemagne et il faut d’ailleurs attendre 1928 pour que les salaires ouvriers retrouvent le niveau de 1913[36]. Les réclames ne semblent donc pas s’adresser à des personnes vivant avec un salaire ouvrier mais dessinent au contraire les contours d’une toute autre lectrice-type : une femme de la classe moyenne, vivant à Berlin, d’origine ouvrière mais ayant reçu une bonne éducation et travaillant dans le secteur social et éducatif (assistante sociale, éducatrice ou enseignante). Ces analyses comportent toutefois un biais : les revues étant liées à un parti ou un courant politique, ces réclames sont aussi un moyen pour les entreprises « amies » de soutenir le parti. Cependant, l’intérêt financier des entreprises leur interdirait de s’adresser à un public trop éloigné de leur produit et il est donc très intéressant de constater que les annonceurs imaginent des lectrices très différente de l’objectif affiché par les revues elles-mêmes.

Die Frau im Staat se détache très nettement des autres publications : la revue a une couverture cartonnée colorée, bleu pâle, le grain du papier est plus épais et elle imprime 40% de mots en moins que la moyenne des autres revues[37]. Il s’agit aussi de la seule des revues étudiées qui n’utilise pas de caractères gothiques (type Fraktur) pour imprimer les articles. Les expériences de lecture sont donc très différentes et nous pouvons supposer que la revue vise un lectorat lui aussi différent, un public moins large et moins populaire, ce qui explique son prix au numéro plus élevé (1,10 M).

Qui sont les journalistes ?

Les journalistes des revues étudiées se connaissent probablement mutuellement et semblent appartenir à un même milieu. En observant la proportion d’articles écrit par chaque journaliste par rapport au nombre total d’articles publiés dans chaque revue, nous constatons qu’un très petit nombre de contributeurs et contributrices est responsable d’une part considérable du total des articles produits. Dans la revue die Kämpferin, cinq journalistes écrivent plus de 20% des articles, et dans die Gleichheit et die Frau im Staat, cette part monte même à 25%. A contrario, la plupart des personnes écrivant dans la revue ne signe qu’un ou deux articles (la proportion d’article écrit par personne diminue très rapidement). Cette organisation des revues, où très peu d’individus écrivent une grande proportion d’articles, puis de nombreux journalistes produisent chacune une très faible proportion d’articles, permet de mener une étude biographique des principales contributrices, représentative des journalistes qui font véritablement les revues. Une telle démarche n’est malheureusement pas envisageable pour die Kommunistin, puisque les articles ne sont pas signés. Pour pallier cette difficulté, nous avons pris en compte les trajectoires des membres de la rédaction (Clara Zetkin, Hertha Sturm, Martha Arendsee et Bertha Braunthal) : sans être certains que ces personnes contribuaient effectivement à l’écriture des articles, nous supposons que leur position dans la rédaction permettait de donner le ton de la revue.

die Kämpferin die Frau im Staat die Gleichheit
nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice nom de l’autrice part des articles de la revue écrits par l’autrice
Mathilde Wurm 9,6 Lida Gustava Heymann 12,1 Clara Bohm-Schuch 7,4
Luise Zietz 3,8 Gertrud Baer 5,0 Hedwig Wachenheim 3,9
Fritz Ausländer 1,9 Anita Augspurg 3,4 Marie Juchacz 2,7
Hans Hackmack 1,9 Pax 2,8 Johann Caspari 2,3
Walter Eschbach 1,9 Lilli Jannasch 2,5 Karl Diesel 2,1
Berta Braunthal 1,6 Myrrha Tunas 1,9 Henriette Fürth 2,0

Tableau 2 : proportion d’articles écrit par chaque journaliste par rapport au nombre total d’articles publiés dans chaque revue

L’étude menée sur les 18 biographies[38] des journalistes contribuant le plus à l’écriture des revues est très instructive : malgré des origines sociales, géographiques et des âges divers, certains traits communs se dégagent. Ainsi, près de 80% de ces journalistes sont des femmes ; la formation et la profession jouent un grand rôle[39] et plus de la moitié des journalistes étudiées ont exercé un métier en rapport avec le secteur social (enseignantes, travail dans la protection sociale, etc.). En outre, ces personnes se sont engagées relativement jeunes au sein de la gauche allemande et sont militantes depuis 16 ans en moyenne, ce qui signifie que leur engagement a débuté avant la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire avant la division de la gauche allemande. Les journalistes qui écrivent dans les revues étudiées sont des représentantes idéal-typiques[40] de la social-démocratie allemande : originaires de toute l’Allemagne et ayant suivi des études, leur militantisme de gauche les a poussées vers des métiers sociaux. Elles se sont engagées assez jeunes au sein du SPD, le parti regroupant à cette époque toutes les tendances de la gauche allemande. Les contributrices appartiennent à un même réseau, celui des militantes du parti social-démocrate d’avant-guerre ; il est même possible que certaines se connaissent.

Le portrait de ces journalistes s’inscrit dans un nouveau modèle féminin qui apparaît dans la république de Weimar : des femmes, intellectuellement et économiquement émancipées (elles ont un travail salarié[41]), urbaines et contestataires d’un point de vue politique. Symboles des mutations de la société et de la vie culturelle de la nouvelle république, elles sont désignées comme la « femme nouvelle », la neue Frau. Les films, livres et magazines de la république de Weimar présentent des femmes émancipées, libres sexuellement, indépendantes, sans enfants, fumeuses et coiffées à la garçonne[42], tout à la fois désirables et inquiétantes[43]. Mais la neue Frau ne fait pas consensus dans la société, et au fil des articles, les journalistes témoignent de la difficulté d’être des femmes dans un monde politique et public masculin. Ces confessions sont souvent masquées par un discours plus général, et il faut alors lire en creux les expériences personnelles de ces militantes qui doivent lutter pour être considérées et estimées à l’intérieur même de leur mouvement. Un exemple révélateur est fourni par un échange d’articles dans die Gleichheit. Le 13 novembre 1920, la revue publie un texte de Kurt Heilbut qui déplore que tant de participantes à la « conférence des femmes[44] » fument, et dénonce ces « influences masculines[45] » dangereuses pour « la femme ».

« Cela ne devrait pas être bien difficile pour une femme de savoir ce qui est naturel, ce qui est beau, et ce qui ne l’est pas. Prenons seulement comme modèle l’idéal de la femme, son accomplissement final et le plus beau : la mère. Représentons-nous une mère auprès de ses enfants avec une cigarette ou un cigare à la bouche et nous saurons à quoi nous en tenir au sujet des fumeuses[46]. »

La critique des femmes du parti est ainsi faite très directement, sans ambiguïté possible, et par un membre du même parti. Les fumeuses sont dénigrées, et les attributs socialement considérés comme fondateur de la féminité leur sont niés : la maternité, le sens de l’esthétique. Il n’est donc pas étonnant de lire une réponse deux numéros plus tard[47] : « N’y aurait-il vraiment pas de réflexions masculines de plus haut niveau sur la conférence des femmes, qui auraient été plus instructives pour les lectrices de die Gleichheit ? »[48] Cet échange montre la difficile position de ces femmes engagées et journalistes, visiblement critiquées par les hommes de leur propre camp, remettant en cause leur féminité[49]. Il n’est pas étonnant qu’elles soient attaquées sur ce sujet : fumer est alors considéré comme une activité masculine et ces militantes commettent une transgression[50] en s’appropriant ainsi les codes de la masculinité. Cette controverse peut sembler anecdotique mais révèle en vérité que, par leur position dans l’espace social et leur comportement, ces journalistes remettent en cause l’ordre social, ce qui s’avère menaçant pour un parti en quête de respectabilité (le SPD).

Changer la place des femmes dans la société

Le droit de vote comme argument politique

Il s’agit d’une véritable tragédie pour nos journalistes : les femmes allemandes ne votent pas pour la gauche, bien que ce soient ces partis qui aient œuvré pour l’obtention du droit de vote des femmes. Sur ce sujet, l’engagement du SPD, et avec lui de l’ensemble de la gauche allemande, date de plusieurs décennies[51]. Cette désaffection pour les partis de gauche est rendue visible par l’utilisation, au début de la république de Weimar, de bureaux différents ou de bulletins de couleurs différentes pour les hommes et les femmes, ce qui permet de connaître précisément l’influence du genre sur le vote[52]. Le manque de mobilisation des femmes pour la gauche est ainsi rapporté par toutes les revues, unies dans un même désarroi.

Dans les articles traitant de la question du droit de vote, l’enjeu principal consiste souvent à affirmer que le parti auquel la revue est liée en est à l’origine. Nous relevons un effort commun pour attaquer le parti du catholicisme social (Zentrum) et les partis considérés comme représentant la droite, c’est-à-dire les partis non-marxistes (DDP, DNVP, DVP[53]) dans toute la presse étudiée ; il s’agit de décourager les lectrices de voter pour la droite ou le centre, leur opposition antérieure au droit de vote étant rappelée et brandie comme un risque futur si ces partis arrivent au pouvoir. A contrario, le rôle joué par la social-démocratie dans ce combat devrait lui assurer le vote des femmes[54] ; c’est du moins un argument fort avancé par les journalistes de die Gleichheit[55]. Face à cet argumentaire, les revues situées à la gauche du SPD affirment elles que ce n’est pas la social-démocratie mais la révolution qui a amené le droit de vote aux femmes. Ce dernier est alors présenté comme un exemple parfait illustrant la pensée communiste : seules la révolution et la lutte des classes peuvent permettre au prolétariat d’arracher des droits aux classes dominantes. Le succès que représente l’obtention du droit de vote devrait ainsi encourager les femmes à rejoindre les rangs communistes.

Nous constatons que, naturellement, au sein des revues étudiées, nulle ne regrette le temps où les femmes ne pouvaient pas voter : il n’existe aucune suggestion de retour en arrière, et dans ce sens, les revues sont unanimes sur le fait que le droit de vote est nécessaire. Même die Kommunistin reconnaît que « ce droit politique formel n’est pas sans valeur, ne doit pas être sous-estimé[56] ». Toutefois, les critiques à l’égard de ceux qui célèbrent ce droit comme une réussite sont vives et suivent un même raisonnement : il n’a rien changé aux conditions de vie des femmes, il est donc futile et hypocrite de le célébrer comme un triomphe. Die Frau im Staat dénonce ainsi le fait que les femmes sont très peu nombreuses au Parlement[57], ce qui met la démocratie en danger. La revue déplore aussi que, pour être reconnues et prises au sérieux en politique, les femmes se comportent comme les hommes, s’adaptent à la « tradition politique masculine[58] », au lieu de proposer un nouveau modèle[59]. Die Kommunistin est plus radicale : le droit de vote n’a pas eu d’influence sur les conditions de vie des femmes car seule la révolution peut amener un véritable changement[60]. Pour expliquer l’obtention de ce droit, l’accent est mis sur les ressorts économiques ; la revue arguant que les droits accordés aux travailleurs sont de simples outils dans les mains des capitalistes[61]. Selon cet argumentaire, le seul but de ces avancées est d’empêcher les prolétaires de se révolter, en leur faisant croire que le progrès est possible[62] : c’est là la grande « duperie », le « mensonge de papier[63] » des capitalistes. Ainsi, le droit de vote des femmes n’a été accordé que pour éblouir ces dernières et les empêcher d’agir :

« Les jongleurs capitalistes cherchent à vous amadouer avec des aumônes, comme le droit de vote des femmes. Les droits politiques que vous donne ou promet la société bourgeoise ne vous rendront pas votre liberté économique[64]. »

Le vocabulaire employé pour parler du droit de vote (« aumône », « mensonge de papier », « duperie ») tranche avec l’exaltation des articles de die Gleichheit qui glorifient cette « avancée sociale [65] ».

Si les revues féministes étudiées s’accordent (parfois simplement à demi-mot) sur la nécessité du droit de vote, la scission est profonde entre les féministes du SPD et celles du reste de la gauche. Contrairement à une vision contemporaine du droit de vote des femmes, ces dernières ne voient pas ce droit comme un aboutissement, et cette thématique rejoint des questionnements et divisions plus larges au sein de la gauche sur la pertinence du droit de vote en général, souvent opposé à la révolution. Si les féministes du SPD se félicitent de cette avancée, revenant avec nostalgie et fierté sur le combat mené, les autres autrices critiquent ce premier discours et souhaitent poursuivre la lutte pour une véritable égalité politique ou économique.

Maternité et sexualité : des rôles féminins politisés

La protection sociale des mères, de l’enfance et de la maternité n’est pas un combat propre à la gauche, puisqu’il s’agit aussi des principales revendications des femmes des mouvements chrétiens[66]. Au début de la république de Weimar, quelle que soit l’orientation politique, la maternité n’est pas un sujet de controverse : une femme est une mère. Dans ce contexte, un combat commun est mené par les revues étudiées : celui des droits des mères célibataires et de leurs enfants nés en dehors du mariage. Cette situation n’a rien d’étonnant : d’après Anne Cova, il s’agit précisément du combat rassemblant « féministes réformistes » et « féministes radicales[67] ». Le cas de ces mères est symptomatique de l’oppression des femmes, puisque les pères de ces enfants illégitimes ne sont pas concernés par les conséquences ces naissances.

Un autre combat est étroitement lié à celui pour les mères célibataires : le droit à l’avortement, alors interdit par le code pénal[68]. La société est alors jugée comme hypocrite, elle qui interdit l’avortement et stigmatise en même temps les mères célibataires. La misère dans laquelle vivent les femmes « prolétaires » obligées d’élever seules un enfant est le principal argument utilisé dans les revues pour justifier une légalisation de l’avortement :

« La société bourgeoise ne fait rien pour que la femme puisse se ménager pendant la grossesse. Elle ne donne pas la possibilité aux femmes et filles de la classe ouvrière de pouvoir être une mère bienveillante pour l’enfant. Elle condamne pourtant la femme enceinte qui avorte intentionnellement. »

Arendsee, die Kämpferin, 3 juin 1920

« Chacun sait que la situation économique des classes laborieuses et des couches sociales peu fortunées fait que la naissance et l’éducation d’un enfant représente un luxe. »

Article anonyme, die Kommunistin, 15 avril 1922

Ces citations, parmi d’autres, n’étonnent pas dans des revues avant tout politiques et qui envisagent la société d’un point de vue marxiste. La prédominance d’arguments économiques pour soutenir le droit à l’avortement témoigne du déploiement d’un véritable « féminisme marxiste » dans ces revues : il n’est pas ici question de se battre pour un droit légitime pour toutes les femmes, mais d’une lutte sociale pour les femmes les plus dominées d’un point de vue économique ; les arguments étant d’ordre social et hygiénique[69].

Ces prises de position s’accompagnent d’une révision des critères moraux liés à la sexualité, ce qui, cette fois, distingue profondément les militantes étudiées de féministes plus conservatrices. Seule die Gleichheit demeure conservatrice sur les questions de sexualité, affirmant par exemple que l’éducation sexuelle des jeunes filles est aisé, puisqu’il suffit de leur expliquer qu’ « une jeune fille est comme un tablier blanc : une seule tache et tout le tablier est souillé[70] ». À l’opposé de ces positions, die Kommunistin et die Kämpferin prennent la défense des prostituées « victimes de la persécution policière[71] ». Ces deux périodiques dénoncent les rapports de domination de classe, vus comme la cause de la prostitution[72]. Die Kämpferin va même jusqu’à réclamer une certaine forme de liberté sexuelle, comme lorsqu’est rapporté le cas d’une jeune fille condamnée pour avoir eu une relation avec un prisonnier russe[73]. Die Frau im Staat est la revue la plus progressiste en la matière : « La femme est maintenue sous un joug qui a l’apparence de l’adoration, et cela durera longtemps, jusqu’à ce qu’elle brise elle-même ces entraves et conquière le droit de servir l’Éros féminin. Là aussi, une révolution sera nécessaire[74] ». Une véritable « révolution sexuelle » est souhaitée, ce qui est particulièrement progressiste, et la publication aborde même clairement l’homosexualité : « quand l’instinct tout-puissant pousse une femme vers une femme ou un homme vers un homme, alors l’amour est aussi sacré[75] ». Nous nous devons d’évoquer le couple formé par Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg, les fondatrices de la revue, qui influence certainement cette volonté de libération de la sexualité dans la publication, qui soutient le droit à la contraception[76] et préconise une véritable éducation sexuelle[77].

Repenser le travail des femmes

Le désir de transformer la société passe aussi par un changement dans la perception du travail des femmes. Sa nécessité et son importance, marqueurs forts du mouvement féministe de gauche, constitue un consensus dans cette presse et reflète un autre enjeu important porté dans les revues : la critique du travail domestique effectué par les femmes. Ce rôle ménager est ainsi dénoncé en des termes très forts :

« La femme n’est uniquement considérée que comme mère et esclave domestique. »

Rosa Schwann-Schneider, die Frau im Staat, octobre 1920

« Sous la forme actuelle du mariage, la femme, et à plus forte raison la mère, n’est dans la plupart des cas qu’une esclave domestique, qu’une bête de somme. »

Adolf Domnick, die Gleichheit, juillet-août 1922

« Mari et enfants considèrent tout cela [son travail] comme allant de soi. »

Bertha Braunthal, die Kämpferin, 13 mai 1920

« Des millions de femmes et filles, ouvrières allemandes, s’effondrent sous le poids de l’esclavage domestique. »

Else Baum, die Kommunistin, 1er mars 1922

Ces citations montrent que les quatre revues étudiées s’accordent pour dénoncer la charge de travail domestique effectué par les femmes sans être reconnu, ni par les familles, ni par la société. Die Kämpferin rappelle que dans les familles « des classes aisées[78] », ce travail est rémunéré (bien que très peu) et effectué par des domestiques. De la même manière, die Kommunistin déclare que ce travail est « productif[79] ». Il s’agit de changer le regard porté par la société, mais surtout par les femmes elles-mêmes sur ces tâches, afin d’améliorer leur confiance en elles et les inciter à lutter pour leurs droits. Des solutions innovantes sont alors proposées par les revues pour les aider.

La première proposition concerne l’éducation des enfants et la mise en place de crèches, jardins d’enfants ou autres systèmes de garde. Ce sujet est présenté comme une véritable question de société, dans la mesure où il s’agit d’apprendre aux enfants à vivre en communauté. Des références sont faites aux grands modèles de la gauche : le phalanstère de Fourier[80], l’organisation en Union soviétique[81]. Sur le sujet du ménage et de la cuisine, des solutions plus innovantes et avant-gardistes sont aussi envisagées. En premier lieu, l’idée forte est celle de l’instauration d’un système de cantines, de « cuisines centralisées » (Zentralküche) qui livreraient les repas dans les foyers quotidiennement. Cette collectivisation aurait plusieurs avantages selon les revues : en achetant les produits en gros, des économies seraient réalisées, il serait possible de disposer des moyens modernes pour cuisiner plus facilement et, surtout, les femmes seraient dispensées de ce travail quotidien[82]. Le même système est aussi proposé pour le linge : les lessives pourraient être organisées collectivement, il suffirait alors de récupérer le linge propre chaque semaine en apportant celui qui est sale[83]. Ces solutions sont présentées comme des mesures profondément socialistes, puisqu’elles reposent sur la collectivisation des tâches. Les hommes ne sont pas mentionnés dans ces propositions, qui ne remettent pas en cause la répartition genrée du travail domestique.

Conclusion

Die Kommunistin, die Kämpferin, die Gleichheit et die Frau im Staat sont donc, entre 1919 et 1923, quatre revues féministes de gauche qui témoignent du dynamisme et de l’énergie de ce mouvement après l’obtention du droit de vote pour les femmes. Ces revues, par leur diffusion mais aussi par l’engagement militant de celles qui font le texte, consolident un sentiment d’appartenance et transmettent des codes, des valeurs marxistes et révolutionnaires. Les débats portant sur le droit de vote, sur son utilité et sur son origine montrent qu’il n’est pas perçu comme un aboutissement. Si les premières années de la république de Weimar sont marquées par une forte instabilité, ce contexte permet un bouillonnement intellectuel et politique au sein de cette presse féministe, pour qui tout est alors possible, y compris des revendications avant-gardistes : le droit à l’avortement, la révolution sociale, la réorganisation des tâches domestiques, entre autres. La lutte, ou plutôt les luttes, de ces femmes continuent donc bien après l’obtention du droit de vote.


[1] D’après l’expression utilisée depuis les années 1980 dans la recherche historique française pour désigner les mouvements « féministes » luttant pour l’obtention de l’égalité politique (en France jusqu’en 1940, en Allemagne jusqu’en 1918). Cf. Christine Bard (dir.), entrée « Première vague », Dictionnaire des féministes, PUF, 2017.

[2] Jean-Numa Ducange, Stéphanie Roza et Razmig Keucheyan, Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, PUF, Paris, 2021, 1156 p.

[3] Litt. « l’égalité ».

[4] Litt. « la combattante ».

[5] Litt. « la communiste ».

[6] Litt. « la femme dans l’État ».

[7] Sur la naissance de cette presse féministe, cf. Ulla Wischermann, Frauenbewegungen und Öffentlichkeiten um 1900 : Netzwerke – Gegenöffentlichkeiten – Protestinszenierungen, U. Helmer, Königstein, 2003, 318 p.

[8] Entrées en vigueur en 1878.

[9] Puschnerat Tânia, Clara Zetkin, Bürgerlichkeit und Marxismus, eine Biographie, Klartext, Essen, Allemagne, 2003, 463 p.

[10] Articles 17 et 22 de la Constitution de la république de Weimar.

[11] 2,4 millions de soldats allemands sont morts pendant la Première Guerre mondiale. Source : Philip J. Haythornthwaite, The World War One Source Book, Arms and Armour, Londres, 1993, p. 64.

[12] Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Colin, Paris, 1993, 174 p.

[13] Die Kämpferin ayant fusionnée avec la revue-mère l’année précédente lors du retour du parti socialiste indépendant (USPD) dans le giron du SPD.

[14] Cette période suscite actuellement un certain enthousiasme auprès des historiens : Chris Harmann, La révolution allemande 1918-1923, La fabrique, Paris, 2015, 410 p. ; Alexandre Dupeyrix et Gérard Raulet, Allemagne 1917-1923. Le difficile passage de l’Empire à la République, MSH Paris, 2018, 164 p. ; Gilbert Badia, Le spartakisme : les dernières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht : 1914-1919, Otium éditions, Ivry-sur-Seine, 2021, 615 p.

[15] C’est par exemple la vision donnée par Marianne Walle ou par Ute Gerhard qui parlent pour cette époque de la « fin du premier féminisme allemand » cf. Marianne Walle, « Sind das noch Damen? Regards sur le journalisme au féminin (du 18e siècle à 1933) », Germanica, n°10, 1992 et Ute Gerhard, Unerhört, die Geschichte der deutschen Frauenbewegung, Rowohlt, Hamburg, 1990, 408 p.

[16] Pour reprendre les expressions de Sylvie Chaperon qui l’applique, elle, au cas français de l’après-guerre. Le parallèle nous semble cependant légitime, les contextes militants étant alors comparables (entre l’obtention du droit de vote et les grandes revendications sexuelles et procréatives), cf. Sylvie Chaperon « Creux de la vague » in Christine Bard (dir.) Dictionnaire des féministes, PUF, 2017.

[17] C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Karen Offen : Les féminismes en Europe 1700-1950, Presses universitaires de Rennes, Rennes, France, 2012, 544 p.

[18] Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge, Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020

[19] Plusieurs témoignages au sein même de ces revues nous renseignent sur cette obligation, par exemple, Wilhelmine Köpfner, « Soll die Kämpferin obligatorisch eingeführt werden ?», die Kämpferin, 29 janvier 1920.

[20] Article anonyme, « Genossinnen, an die Arbeit, in den Kampf ! » die Kommunistin, 1er juillet 1920.

Luise Zietz, « Genossinnen ! » die Kämpferin, 11 janvier 1920.

[21] Sachse Mirjam, « Von „weiblichen Vollmenschen“ und Klassenkämpferinnen, Frauengeschichte und Frauenleitbilder in der proletarischen Frauenzeitschrift „Die Gleichheit“ (1891–1923) », thèse de doctorat, Cassel, 2010, 855 p.

[22] Ces chiffres ont été obtenus en croisant les données recueillies dans les sources sur le nombre d’abonnées avec le nombre de femmes membres des partis de gauche (données issues de la littérature). Nous attirons l’attention du lecteur sur la marge d’erreur inhérente à la production de cette estimation. Cf. Ben Fowkes, Communism in Germany under the Weimar republic, Palgrave Macmillan, Londres, 1984, p.182 ; Christel Wikert, Unsere Erswählten. Sozialdemokratische Frauen im Deutschen Reichstag und im Preußsichen Landtag 1919 bis 1933, Sovec, Göttingen, 1986, p.80 ; Hartfrid Krause, USPD : zur Geschichte der Unabhängigen Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1975, p.303.

[23] Heinz Niggemann, Emanzipation zwischen Sozialismus und Feminismus, die sozialdemokratische Frauenbewegung im Kaiserreich, Hammer, Wuppertal, 1981, p.75

[24] Kinnebrock, Susanne, Anita Augspurg, 1857-1943: Feministin und Pazifistin zwischen Journalismus und Politik, Centaurus, Herbolzheim, 2005, 683 p.

[25] Internationale Frauenliga für Frieden und Freiheit.

[26] La comparaison avec le beurre se justifie par le fait que, comme la presse, le beurre est un bien de consommation courante mais non pas un produit de première nécessité (comme les pommes de terre ou la farine), dont les prix sont plus volatiles.

[27] En Allemagne, une livre correspond à 500 gr. Une livre de beurre coûte 3,15 M en septembre 1919.

[28] 95 % des foyers ouvriers gagnent moins que 3000 M par mois en 1907 et les niveaux de salaires d’avant-guerre ne sont retrouvés qu’à la fin des années 1920. Voir Marie-Bénédicte Vincent, Histoire de la société allemande au XXe siècle – t. I, Paris, France, La découverte, 2011. p.61.

[29] Malheureusement, cette dernière est absente de die Kommunistin et die Kämpferin, ce qui restreint l’analyse.

[30] L’étude a été menée sur les annonces présentes dans tous les numéros de die Gleichheit publiés sur la période, et, faute de temps pour la revue die Frau im Staat, relevées à raison d’un numéro tous les six mois.

[31] 14% pour la santé, 12% pour l’hygiène et les soins du corps et 9% pour les articles de beauté.

[32] Un magasin de fourrures berlinois vente ainsi ses produits à plusieurs reprises dans Die Gleichheit : par exemple, les 1er janvier 1921, 1922 et 1923.

[33] A mettre en regard des moins de 3 000 M dont dispose annuellement les familles ouvrières, comme évoqué précédemment. Annonce publicitaire de Wilhelm Lüders, « Pantentmatratzen Auflagen », die Gleichheit, 1er janvier 1921.

[34] Pour reprendre l’expression du sociologue américain Thorstein Veblen in Théorie de la classe de loisir, 1899.

[35] Rédaction de la revue, Die Gleichheit, 11 décembre 1920.

[36] M.-B. Vincent, op. cit. p.61.

[37] D’après le décompte des mots imprimés sur la deuxième page de l’édition de juin 1921. Le mois de juin 1921 se situe au milieu de la période étudiée et a ainsi été choisi arbitrairement pour effectuer ce comptage. Cette décision, aléatoire, permet de se faire une idée de l’univers visuel large de ces titres. Sur l’importance de l’univers visuel des titres de presse cf. Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique, 2006.

[38] Certain·es journalistes sous pseudonymes n’ont pas pu être identifié·es.

[39] Seules trois personnes (sur 18) n’ont pas suivi d’études jusqu’au lycée.

[40] Pour reprendre ici l’expression de Max Weber, pour lequel un idéal-type est le modèle d’un phénomène social, modèle abstrait et simplifié.

[41] Cela n’est pas une exception : un tiers des femmes sont salariées sous la république de Weimar ; Detlev Peukert, Die Weimarer Republik: Krisenjahre in der Klassischen Moderne, p. 101. Cette assertion ne vaut pas pour les éditrices de die Frau im Staat qui disposent d’une fortune personnelle.

[42] Detlev Peukert, Die Weimarer Republik : Krisenjahre in der Klassischen Moderne, Suhrkamp, Francfort 1987, p. 104-105.

[43] Patrice Petro, « Perceptions of Difference : Woman as Spectator and Spectacle », Women in the Metropolis : Gender and Modernity in Weimar Culture, University of California Press, Berkeley, 1997, p.41.

[44] Frauenkonferenz ; « Conférence des femmes » du SPD à Cassel, les 9 et 10 octobre 1920.

[45] Kurt Heilbut, « Männergedanken zur Frauenkonferenz », die Gleichheit, 13 novembre 1920.

[46] Ibid.

[47] H. W. « Frauengedanken zu den Männergedanken », die Gleichheit, 27 novembre 1920. L’article est signé HW et est écrit probablement Hedwig Wachenheim, seule journaliste dont les initiales correspondent.

[48] Ibid.

[49] D’après le titre de l’article de Marianne Walle, « Sind das noch Damen? Regards sur le journalisme au féminin (du 18e siècle à 1933) », Germanica, 1992, p.67-82.

[50] Nous nous inscrivons ici dans la lignée des travaux sur le genre de Candace West et Don Zimmerman, affirmant que le sexe (le sexe social) n’est pas quelque chose que nous avons ou sommes, mais que nous faisons. Cf. Candace West et Don Zimmerman, « Doing Gender », Gender and Society, Vol. 1, No. 2., 1987), p. 125-151.

[51] August Bebel est souvent cité comme précurseur sur ce sujet avec la publication de Die Frau und der Sozialismus, Volksbuchh, Zürich, Suisse, 1879, 180 p.

En outre, le SPD est le premier parti allemand à intégrer le droit de vote des femmes à son programme en octobre 1891, au Congrès d’Erfurt.

[52] Mathilde Wurm, « die Wahlbeteiligung der Frauen », Die Kämpferin, 15 mai 1919.

[53] DDP : Deutsche Demokratische Partei, Parti démocrate allemand.

DNVP : Deutschnationale Volkspartei, Parti national du peuple allemand.

DVP : Deutsche Volkspartei, Parti populaire allemand.

[54] Marie Juchacz, « Einst und Jetzt », Die Gleichheit, 9 octobre 1920.

[55] E. Rdt, « Aus den Erinnerungen einer alten Führerin », Die Gleichheit, 1er février 1922.

[56] Article anonyme, « Trümmer », Die Kommunistin, 11 août 1919.

[57] Anita Augspurg, « Die Wahlen », Die Frau im Staat, mai 1920. Il n’y siège que 10% de femmes en 1920 (cf. Ute Gerhard, Unerhört, die Geschichte der deutschen Frauenbewegung, 1995).

[58] Article anonyme, « ein Frauenkonzil in München », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[59] Lida Gustava Heymann, « Frauenpolitik – Männerpolitik », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[60] Article anonyme, « Trümmer », Die Kommunistin, 11 août 1919.

[61] R.W., « die demokratische Republik und die Gleichberechtigung der Frau », Die Kommunistin, 15 décembre 1921.

[62] Article anonyme, « Bürgerlich-kapitalistisches Frauen- und Kinderrecht », Die Kommunistin, 1er septembre 1919.

[63] Fr., « Der demokratische Gleichberechtigungsschwindel », Die Kommunistin, 25 janvier 1921.

[64] Article anonyme, « Manifest der ersten internationalen kommunistischen Frauenkonferenz an die Proletarierinnen der ganzen Welt », Die Kommunistin, 21 août 1920.

[65] Wilhelmine Rähler, M. d. R., « Zu neuen Ufern lockt ein neuer Tag » Die Gleichheit, 6 octobre 1919.

[66] Cf. l’entrée « catholicisme » du dictionnaire des féministes France XVIIIe – XXIe siècle, de Christine Bard [dir.], 2017.

[67] Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la IIIe république « la liberté de la maternité », L’Harmattan, Paris, 2011, 293 p.

[68] Article 218 du code pénal. « La propagande anticonceptionnelle est aussi interdite » in Anne Cova, « Où en est l’histoire de la maternité ? », Clio. Histoire, femmes et sociétés [en ligne], vol. 21, no. 1, 2005.

[69] Martha Moritz, « Neue Wege kommunistischer Propaganda », Die Kommunistin, 1er juillet 1923. Cette position du parti communiste allemand se poursuit tout au long de la république de Weimar, cf. Brigitte Studer, « Communisme et féminisme », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 41, no. 1, 2015, pp. 139-152.

[70] Anna Wolegaard, « Ein Wort an unseren Mütter », Die Gleichheit, 1er janvier 1921.

[71] Luise Zietz, « die Prostitution in der Verfassung », Die Kämpferin, 4 septembre 1919.

[72] Gesine Becker, « der Kampf gegen die Kasernierung der Prostituierten », Die Kommunistin, 1er avril 1923.

[73] Article signé « un étudiant en médecine dans une université allemande », « eine Sünderin », Die Kämpferin, 10 juillet 1919.

[74] Grete Fantl, « Das Erosproblem », Die Frau im Staat, juillet-août 1920.

[75] Ibid.

[76] Dr. Phil. Helene Stoecker, « Geburtenregelung », Die Frau im Staat, septembre 1922.

[77] Lilli Jannasch, « der Bund entschiedener Schulreformer », Die Frau im Staat, juin 1921.

[78] Otto Jenssen, « die soziale Revolution, die Frau und das Heim », Die Kämpferin, 13 novembre 1919.

[79] Article anonyme, « Die Hausfrauen und die Räte », Die Kommunistin, 11 septembre 1919.

[80] D’après le modèle de vie collective imaginé par Charles Fourier au début du XIXe siècle au sein duquel l’éducation des enfants était collective.

[81] Cette vision relève bien plus de discours que de la réalité, les femmes soviétiques ayant continué à assumer une double journée de travail malgré les annonces. Cf. Martine Mespoulet, « Travail domestique et construction du socialisme en URSS d’après les enquêtes de budget-temps », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 41, n°1, 2015, p. 21-40.

[82] Par exemple, Elise Neumann, « Gemeinschaftsküche », die Kämpferin, 19 août 1920.

[83] Par exemple, Alexandra Kollontai, « die Familie und die kommunistische Gesellschaft » die Kommunistin, 1er mai 1920.

 

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De l’établissement à la fondation: dépasser le «Great Divide» de la question coloniale grecque à travers l’exemple de l’Italie du Sud et de la Sicile

Mickael Bouali

 


Résumé : La colonisation grecque a fait l’objet d’un âpre débat entre les tenants d’une vision traditionnelle et les défenseurs d’une approche révisionniste. Pour les premiers, c’est la métropole qui est à l’origine de la fondation d’une apoikia. L’œciste est désigné par la cité et prend la tête des colons, après avoir consulté l’oracle de Delphes. Pour les seconds, en revanche, l’implication de la métropole et l’oracle delphique sont des constructions postérieures. Loin d’être issus d’un processus bien encadré, les premières apoikiai seraient le fruit de migrations relevant essentiellement d’initiatives privées. Or, grâce aux travaux des archéologues, il paraît possible de dépasser cette opposition, en s’appuyant sur les écarts chronologiques qui séparent l’installation des premiers colons, de l’établissement d’une véritable apoikia. Cette étude défend la thèse selon laquelle l’approche révisionniste se concentre sur les premiers temps de l’installation, quand le modèle classique s’intéresse à la fondation officielle de ces établissements, une fois ceux-ci ancrés dans le nouveau territoire et reconnus par le pouvoir métropolitain.

Mots-clés : Sicile antique, colonisation grecque, apoikia, middle ground, fondation.


Enseignant titulaire en Histoire-Géographie au collège Gay-Lussac de Colombes, docteur en Histoire ancienne de l’université de Bordeaux (thèse sous la direction de Christophe Pébarthe), qualifié aux fonctions de maître de conférences en Histoire, civilisations, archéologie et art des mondes anciens et médiévaux, chercheur associé à l’Institut Ausonius (UMR 5607), Mickael Bouali travaille sur les constructions identitaires dans le bassin égéen et en Sicile, de l’époque archaïque à l’aube des Guerres puniques. En parallèle, il enseigne l’Histoire-Géographie et l’EMC dans les classes de sixième, cinquième, quatrième et troisième.


Introduction

Depuis une vingtaine d’années, le phénomène colonial grec fait l’objet d’un débat aussi âpre que passionné entre les tenants d’une vision traditionnelle, majoritaires sur le continent européen, et les défenseurs d’une approche révisionniste, plutôt située dans le monde anglo-saxon[1]. Dans la conception traditionnelle, la colonisation grecque est le produit d’une initiative politique et religieuse des différentes métropoles. Pour diverses raisons économiques et démographiques, la cité prend la décision de se séparer d’une partie de sa population et nomme un œciste, c’est-à-dire un chef d’expédition, afin de fonder une apoikia[2] sur d’autres rivages. Condition sine qua non au succès de l’entreprise, l’œciste doit également se rendre à Delphes pour y recevoir les consignes de l’oracle[3].

Or, ce modèle a été radicalement remis en cause par les travaux pionniers de Robin Osborne à l’extrême fin du XXe siècle. Alors que les critiques se concentraient sur le lexique utilisé pour envisager la colonisation grecque[4], celui-ci déplace la réflexion depuis le mot vers le concept lui-même. Il entreprend ainsi de déconstruire radicalement le phénomène et parvient à la conclusion que ce que l’on nomme « colonisation » ne peut qu’être une réalité de l’époque classique, projetée par les Grecs d’alors, puis par les historiens contemporains, sur un passé mythifié[5]. L’absence d’encadrement politique des premiers contingents, de la part d’une cité ou d’un État, est au cœur de son argumentation. À une conception coloniale traditionnelle, envisagée comme ethno-centrée[6] et résolument anachronique, il oppose une reconstitution selon laquelle les premiers établissements sont le fruit de migrations spontanées, relevant d’initiatives individuelles, qui ne diffèrent pas sensiblement par leur nature des formes de mobilités plus anciennes qui ont touché le bassin égéen.

Signe d’un zeitgeist marqué par la globalisation et le postmodernisme, le sillon tracé par Robin Osborne a largement essaimé depuis, dans la recherche anglo-saxonne, mais aussi plus timidement en France[7]. Le renouvellement de la documentation archéologique, et les questionnements contemporains ont bien évidemment favorisé la remise en cause du paradigme classique. Cependant, les tenants de l’approche dite traditionnelle demeurent majoritaires, tout du moins en Europe, et encore de nos jours, ce débat déchire la communauté universitaire. Ainsi, dans leur intervention introductive au colloque de Rome de 2012, Lieve Donnellan et Valentino Nizzo comparent le débat actuel à un schisme, « a new “Great Divide[8] » tandis qu’Arianna Esposito et Airton Pollini pointent le risque d’un « apartheid intellectuel » entre « “revisionist” Anglophone scholars and “traditionalist” continental European scholars[9] », que certains chercheurs tentent aujourd’hui de surmonter.

En effet, en s’appuyant sur les apports de l’archéologie récente, combinés à une relecture des sources littéraires, il apparaît possible de dépasser ce « Great Divide », et d’abord par la chronologie. Ainsi, la datation canonique des différentes cités de Sicile ne correspond pas tout à fait aux sources archéologique. On compte un écart chronologique d’une vingtaine d’années entre la datation calculée à partir du témoignage de Thucydide et celle du Marbre de Paros[10]. En outre, dans les sources classiques, il s’écoule souvent quelques années, voire davantage, entre l’installation des premiers hellénophones et l’établissement d’une apoikia à proprement parler. Les études archéologiques menées dans la région ces dernières années ont d’ailleurs mis au jour différents établissements, donnant à voir des strates de peuplement imperceptibles jusque-là. Ces écarts chronologiques pourraient être à l’origine des deux manières actuelles d’envisager le phénomène colonial. L’approche révisionniste anglo-saxonne se concentrerait ainsi sur les premiers temps de l’installation, voire les errements initiaux, quand le modèle classique s’intéresserait à la fondation officielle de ces établissements, une fois ceux-ci dûment ancrés dans le nouveau territoire et reconnus par le pouvoir politique métropolitain.

À rebours du récit assez lisse que la tradition a dressé du phénomène colonial, ces écarts chronologiques interdisent toute forme de téléologie, rappelant que le succès d’une apoikia ne va pas de soi[11].

Une tradition largement uniformisée

Lorsque l’on envisage les premières fondations de Sicile, force est de constater que la tradition littéraire ne laisse que peu de place à l’idée d’une construction progressive et que le tableau dressé est souvent définitif. L’œuvre d’Hippys de Rhégion et la Ktisis Sikelias d’Hellanicos de Lesbos ayant été perdues, c’est la tradition élaborée par Antiochos de Syracuse qui est ici dominante. Celle-ci nous est essentiellement parvenue par la médiation de Thucydide et de Strabon. Ce dernier se fait également l’écho d’une tradition alternative mise en forme par Éphore de Cumes. Enfin, un témoignage plus tardif, celui de Polyen, s’avère également assez riche en informations sans qu’il soit possible d’établir avec précision sa source[12]. Comme l’a noté Michel Gras, c’est à Antiochos que nous devons cette conception traditionnelle où chaque fondation est l’œuvre d’un œciste et d’un groupe de colons bien homogène du point de vue ethnique et culturel[13].

Dans le livre VI de la Guerre du Péloponnèse, Thucydide retrace donc l’histoire des premières apoikiai de Sicile selon un schéma traditionnel associant une métropole et un œciste[14]. Naxos est la première cité fondée par un groupe de Chalcidiens d’Eubée, sous la férule de l’œciste Thouclès. L’année suivante, c’est Syracuse qui est fondée par un groupe de Corinthiens mené par l’œciste Archias. Quatre ans après, des colons venus de Mégare s’établissent d’abord, sous la conduite de Lamis, à Trôtilon. Puis, rejoignant des Chalcidiens à Léontinoi, ils en sont ensuite chassés et finissent par coloniser Thapsos. À la mort de Lamis, les colons sont alors forcés de quitter le nouveau site et s’en vont finalement fonder, sur l’invitation du roi sikèle Hyblon, la cité de Mégara Hyblaea. Cependant, Strabon, suivant Éphore, relaie une autre tradition et fait de celle-ci l’exacte contemporaine de Naxos[15]. Enfin, quarante-cinq ans après la fondation de Syracuse, Antiphémos et Entimos, à la tête de colons venus de Rhodes et de Crète, érigent Géla. Ces données nous permettent de dater, en chronologie absolue, la fondation de Naxos en 735 av. J.‑C., celle de Syracuse en 734 av. J.-C., celles de Léontinoi, Catane et de Mégara Hyblaea en 729 av. J.‑C. et celle de Géla en 688 av. J.-C.[16].

Les sources littéraires se font plus vagues concernant les fondations eubéennes du détroit de Sicile malgré l’ancienneté avérée de celles-ci. Ainsi, selon Thucydide et Pausanias[17], la fondation de Zancle, à la pointe nord-est de la Sicile, résulterait d’une action conjointe, dans les années 730 av. J.‑C., de pirates venus de Cumes, plus ancienne colonie d’Occident, et d’émigrants originaires d’Eubée, respectivement guidés par Périérès et Crataiménès[18]. Fondée vers 730 av. J.‑C., Rhégion est le pendant de Zancle, de l’autre côté du détroit. Suivant les versions consignées par Strabon, citant lui-même Antiochos, cette fondation est l’œuvre de Chalcidiens menés par l’œciste, Artimédès, celle de Zancléens conduit par Antimnestos ou encore d’un groupe de Messéniens du Péloponnèse[19].

Cette datation n’est évidemment pas la seule et des traditions concurrentes existent. Celle transmise par le Marbre de Paros s’accorde mieux aux données archéologiques et aboutit à une datation antérieure d’une vingtaine d’années. Cet écart chronologique a été abondamment étudié, de René Van Compernolle à Franco De Angelis. On observe ainsi un décalage analogue sur la grande majorité des sites[20]. Cet écart chronologique semble être le reflet des phases de développement successives de ces fondations. Ainsi, la datation transmise par Thucydide prendrait comme repère la naissance de la cité quand les sources archéologiques rendraient compte de l’arrivée des premiers colons.

On retrouve des écarts similaires concernant les fondations d’Italie du Sud. Ainsi, la fondation de Crotone est datée de 710/709 av. J.-C. selon Denys d’Halicarnasse, ce qui peut concorder avec les estimations d’Antiochos, qui la situe après celle de Sybaris. Cependant, cette datation diffère sensiblement de la tradition relayée par Pausanias, qui fait de Crotone une colonie des Lacédémoniens, fondée sous le règne du roi spartiate Polydoros, au début du VIIe siècle. Quant à Strabon, il établit, à travers la rencontre à Delphes de leurs deux œcistes respectifs, une synchronie entre les fondations de Crotone et Syracuse, trente générations après le sac de Troie, c’est-à-dire aux alentours de la date traditionnellement retenue de 734 av. J.‑C.[21]. Dans le cas de Crotone donc, on retrouve un écart chronologique d’une quarantaine d’années[22].

Faut-il expliquer ces écarts chronologiques par l’existence de sources divergentes, reposant sur des informations erronées ou des revendications contradictoires ? Est-ce la traduction du décalage déjà repéré entre établissement des premiers contingents et fondation de la cité à proprement parler ? Toujours est-il que le déroulement effectif de ces installations apparaît comme bien moins lisse que le récit qui en est souvent fait.

Un devenir incertain. Écarts chronologiques et tentatives avortées

Si les sources relaient volontiers l’écho des traditions locales sur les origines de chaque cité, il est également possible de retrouver la trace, en filigrane, des tentatives d’installation avortées. Hérodote rapporte explicitement le cas des Clazoméniens qui, repoussés par les Thraces, échouèrent à s’implanter une première fois sur le site d’Abdère[23]. Pour Maria Cecilia d’Ercole, certaines légendes associant des figures héroïques à des espaces dépourvus d’établissements grecs « pourraient cacher ces revers de la colonisation et les transposer sur le plan mythique[24] ». C’est ainsi qu’elle interprète les déboires du héros Diomède en Daunie dans l’Adriatique. Remontant au VIIe siècle, la version la plus ancienne du mythe dépeint le héros comme un conquérant malheureux, finalement éliminé par un chef autochtone n’ayant pas respecté sa parole[25].

L’épisode mythologique des Thespiades peut être interprété de manière analogue[26]. Héraclès, sur la base d’un oracle, envoya ses cinquante fils, accompagnés de volontaires, fonder une colonie en Sardaigne sous la conduite d’Iolaos[27]. Une fois sur place, ce dernier se comporta véritablement comme un œciste, défrichant les terres à mettre en culture et procédant à la division des terres, selon le modèle que l’on retrouve traditionnellement dans les récits de fondation. Cette légende croise d’ailleurs la geste sicilienne de Dédale puisqu’Iolaos fit venir celui-ci dans son apoikia afin de superviser la construction de nouveaux édifices[28]. Seulement, après le retour d’Iolaos en Grèce, des autochtones se mélangèrent aux colons initiaux si bien qu’après plusieurs générations, il n’y eut plus de différences entre colons et indigènes. Adoptant les mœurs de ces derniers, les descendants des premiers colons abandonnèrent ainsi leurs champs pour se réfugier dans les montagnes, vivant dans des cavernes et se nourrissant exclusivement des produits de leurs troupeaux. Maria Cecilia D’Ercole relie ce mythe au projet milésien de colonisation de la zone que l’on connaît à l’époque du tyran Histiée de Milet[29].

Que l’on souscrive à cette interprétation ou non, l’existence d’installations infructueuses apparaît comme très fortement probable. En effet, à moins de postuler une supériorité inhérente aux colons venus d’Égée, il n’y a aucune raison de s’imaginer que toutes les entreprises coloniales aient été d’emblée couronnées de succès. Le tableau dépeint deux à trois siècles plus tard, sur la base des établissements ayant effectivement prospéré depuis, ne peut refléter fidèlement l’ensemble des tentatives opérées au VIIIe siècle.

Quant aux sources archéologiques, on ne peut identifier que des établissements d’une envergure et d’une longévité certaine. Pourtant, même avec ce critère très restrictif, il apparaît que certains sites, ayant livré du matériel du VIIe voire du VIIIe siècle, demeurent encore non identifiés. Ainsi les sites de Butera, Monte Bubbonia, Monte Saraceno ou encore Monte San Mauro ont été diversement interprétés par les archéologues, de la véritable polis grecque à la bourgade indigène hellénisée. Concluant la partie dédiée à ces sites dans An Inventory of Archaic and Classical Poleis, les auteurs illustrent clairement ces problèmes d’identification : « These sites present a very strong degree of Hellenisation and may possibly have to be identified with Greek colonial foundations whose sites are unknown […] they may also be the sites of Greek cities not mentionned by the written sources, or they may be indigenous communities, or communities of mixed ethnicity[30]. »

De fait, à côté de ces sites non identifiés, subsistent des cités dont l’existence est attestée par les sources littéraires sans qu’il soit possible de les relier avec certitude à un lieu précis. C’est le cas de cités à l’origine incertaine, à l’image de Maktorion, comme de véritables fondations eubéennes à l’image d’Euboia ou encore Kallipolis ; la datation de ces dernières fluctuant entre le dernier tiers du VIIIe et le VIIe siècle[31]. En outre, il apparaît clair, sur un site comme celui de Géla qu’une phase d’occupation précédant la fondation de l’apoikia est décelable dès la fin du VIIIe siècle[32]. Cette occupation semble se rattacher au phénomène de colonisation en deux phases, ou « two stage settlement », défini par Jonathan Hall[33].

À propos de la fondation de Zancle, Thucydide note ainsi deux phases. Dans un premier temps, Zancle aurait été fondée par des pirates venus de Cumes, sans doute comme avant-poste pour contrôler le détroit. Ce n’est que plus tard, et Thucydide utilise ici « ὕστερον[34] », qu’une « bande d’émigrants » principalement originaire de Chalcis vint renforcer le contingent primitif et « exploiter le pays avec eux[35] ». Alors Zancle opta pour deux œcistes officiels, Périérès et Crataiménès, respectivement originaires de Cumes et de Chalcis. Mis à part ce connecteur temporel bien vague, nous n’avons guère d’indications concernant la durée écoulée entre la première installation des pirates cuméens et la fondation officielle de Zancle avec Périérès et Crataiménès comme œcistes[36]. On peut raisonnablement penser que durant cette période, au moins, le rapport de force avec les populations locales sur le site de Zancle a dû être relativement équilibré et qu’une situation de middle ground, telle que définie par Irad Malkin, a pu prévaloir[37]. Ce pourrait être une piste pour expliquer le choix d’un toponyme indigène pour nommer la cité nouvellement fondée[38].

Dans le cas de Léontinoi, Thucydide mentionne, de manière évasive, une guerre entre colons et Sikèles. Thouclès aurait ainsi préalablement chassé les Sikèles par les armes avant de fonder la cité[39]. Le témoignage de Polyen permet cependant d’ajouter un peu de complexité et de chronologie à ce récit de fondation[40]. En effet, selon lui, les colons et les Sikèles étaient originellement liés par un serment d’amitié et cohabitaient ensemble à Léontinoi. Ce middle ground originel fut cependant perturbé par l’arrivée de colons mégariens sur le territoire de la cité[41]. Le rapport de force n’étant alors plus le même, ceux-ci furent stipendiés par Thouclès et chassèrent les indigènes à sa demande. Quelques mois après, les Mégariens, qui avaient pris la place des Sikèles, furent à leur tour expulsés de la cité. On mesure ainsi les équilibres précaires sur lesquels ont pu reposer les établissements des premiers temps, les différentes forces en présence alternant aisément entre collaboration, cohabitation et conflit ouvert. L’errance des colons mégariens se poursuivit d’ailleurs jusqu’à la mort de leur œciste, Lamis. Ainsi, ayant fondé primitivement une cité à Trôtilon selon Thucydide, ou participé à la fondation de Naxos selon Strabon[42], ils passèrent par Léontinoi, d’où ils furent finalement expulsés, et Thapsos qu’il leur fallut cependant quitter à la mort de Lamis. Ce n’est qu’après toutes ces tentatives qu’ils finirent par fonder Mégara Hyblaea à l’appel du roi Sikèle Hyblon. Là encore, l’écart chronologique est important et la fondation définitive de la cité n’intervient qu’après une succession d’événements et de changements de rapport de force.

Les données archéologiques semblent confirmer, pour certains sites du moins, cette cohabitation précoce entre plusieurs groupes, hellénophones ou non. Ainsi, les fouilles menées sur le site de Naxos ont mis au jour, dans les strates correspondant aux premiers niveaux d’occupation, une grande quantité de céramiques de confection indigène, coexistant avec la céramique venue d’Égée. Pour Pier Giovanni Guzzo, c’est la preuve que des indigènes vivaient dans la cité aux premiers temps de sa fondation. Mettant en lien ces éléments avec la présence d’artefacts indigènes dans le mobilier funéraire, à l’image de la fibule de bronze retrouvée dans la tombe 72, il y perçoit la trace d’une composante indigène essentiellement féminine[43]. Cette cohabitation précoce entre groupes hellénophones et autochtones est d’ailleurs particulièrement bien documentée par les études de Maria Costanza Lentini pour Naxos et les travaux de Gert-Jan Burgers et Jan Paul Crielaard pour le site de l’Amastuola, près de Sybaris[44].

Ne peut-on pas dès lors penser qu’avant la fondation d’une apoikia en bonne et due forme, la plupart de ces sites se sont d’abord développés selon le modèle de l’enoikismos ? La notion, initialement forgée par Hans Georg Niemeyer à propos de l’extrême occident méditerranéen, a été réinvestie par Carla Antonaccio à propos de Pithécusses[45]. Si le site d’Ischia demeure unique à bien des égards, il n’est pas interdit de penser que les premières installations d’Égéens en Sicile aient permis une forme de cohabitation initiale. Owain Morris et Douwe Yntema défendent des thèses analogues à propos du site de Cumes, pour le premier, et du territoire de Tarente, pour le second[46].

Même dans le cas de Syracuse, qui fait souvent figure d’exemple canonique des violences entre indigènes et colons, le témoignage de Thucycide n’interdit pas d’envisager une première période de cohabitation. Il précise seulement que la ktisis de la cité, c’est-à-dire sa fondation officielle, n’intervient qu’après qu’Archias a chassé les Sikèle d’Ortygie. En outre, l’établissement des colons corinthiens à Ortygie pourrait avoir été, là encore, plus progressif que le récit thucydidéen ne le laisse paraître. En effet, sur la base de traces archéologiques, Maria Beatriz Borba Florenzano postule l’existence de voyages d’exploration corinthiens dans tout le sud de l’île, au-delà du Cap Passero et jusqu’à l’embouchure du fleuve Dirillo, qui accueillera, par la suite, la cité de Géla[47]. De plus, c’est d’Antiochos que Thucydide tient son récit et Michel Gras a montré combien celui-ci veilla scrupuleusement à ce que l’homogénéité ethnique de sa cité soit soulignée, quitte à éluder certains épisodes[48].

Il apparaît donc clair, à la lumière d’une relecture des sources et des travaux des archéologues, que la condition des premiers établissements coloniaux de Sicile est bien plus contrastée que ne le laisse entendre la tradition forgée par Antiochos de Syracuse. On retrouve des situations de middle ground et de cohabitation sur nombre de sites, et il n’est pas impossible que, dans un premier temps, ce schéma soit le plus répandu. Cela étant, Arianna Esposito rappelle opportunément qu’il serait malavisé d’étendre ce modèle, où l’apoikia succède automatiquement à une « phase précoloniale », à l’ensemble des sites coloniaux tant le rapport de l’un à l’autre n’est pas systématique[49].

À rebours de tout raisonnement téléologique, il est possible d’isoler, en élargissant la perspective à l’occupation de l’Italie du Sud, des établissements d’hellénophones qui ne connaissent pas d’évolution similaire vers l’apoikia. Ainsi, l’étude menée par Laurence Mercuri sur les nécropoles du site indigène de Canale Janchina a mis au jour une grande quantité de céramiques, de confection locale, mais de type eubéen, datées des années 730-720 av. J.‑C.. Elle en déduit la présence d’artisans eubéens dans la région, voire d’un véritable atelier, dans le cadre d’un emporion[50]. Cependant, Canale Janchina ne se transformera jamais en véritable cité eubéenne, probablement en raison de la fondation, 4 km au sud, de la cité de Locres Epizéphyrienne qui modifie le rapport de force dans la région[51]. De même, toujours sur la base du mobilier céramique étudié, on suppose la présence d’artisans eubéens, dans les environs de Sybaris, sur les sites de Broglio di Trebisacce et Francavilla Marittima[52]. Sur ce dernier site, un atelier « oenotrio-eubéen » a même été localisé sur le Timpone della Motta[53].

C’est encore un atelier de céramique qui a conduit à identifier le site de l’Incoronata, dans la Basilicate voisine, comme un établissement grec de type emporique, par les archéologues italiens qui ont fouillé le site durant la décennie 1990. Pour Giuliana Stea, l’Incoronata greca correspondrait même à une véritable colonie dont le développement aurait été interrompu à la fin du VIIe siècle[54]. Récemment, Mario Denti a proposé une nouvelle grille d’analyse pour comprendre le site, s’appuyant sur les dernières fouilles de son équipe pour insister sur la cohabitation entre Oenotres et Grecs et proposer une nouvelle chronologie[55]. Il n’en demeure pas moins que le développement du site semble brutalement s’arrêter lorsqu’est fondée, dans la zone, la cité de Métaponte[56].

Il est remarquable que ce ne soient pas des questions d’absorption culturelle qui fassent péricliter ces sites mais l’installation d’un nouvel établissement concurrent, sur le modèle du transfert de centralité opéré entre Pithécusses et Cumes décrit par Bruno d’Agostino[57]. Si dans le cas de la présence eubéenne le long du littoral tunisien, c’est le développement de Carthage qui a mis fin aux navigations, ce sont bien d’autres installations égéennes qui font échouer les établissements eubéens à Canale Janchina ou encore à l’Incoronata.

Étudiant les différents sites d’Italie du Sud, Douwe Yntema a récemment proposé un modèle en trois phases pour rendre compte de l’évolution du peuplement grec dans la région[58]. Ce faisant, il tâche de déconstruire la vision traditionnelle d’un peuplement uniquement envisagé à partir des fondations pérennes et montrerait que le développement des premiers établissements est un processus graduel. Résumons les principales phases de cette étude.

Une première phase s’étend de la fin du IXe siècle au début du VIIIe siècle. Elle est essentiellement documentée par des fragments de céramique – près de 600 – retrouvés sur le site d’Otranto. Des traces similaires ont été également mises au jour sur le site de l’Incoronata et, dans la péninsule du Salento, les sites de Scoglio del Tonno, Porto Cesareo, Fani et Vaste[59]. Durant cette période, la présence égéenne se limite à des activités commerciales individuelles, au vol de bétail et aux rapines. L’Italie, et plus précisément la péninsule du Salento, n’attire alors que quelques pionniers, des marchands et des pirates.

Une deuxième phase commence dans la seconde moitié du VIIIe siècle et se poursuit jusqu’aux premières années du VIIe siècle. Les interactions avec les autochtones, et notamment le commerce, s’intensifient et prennent alors une forme institutionnalisée et régulée. De cette nouvelle pratique naissent des établissements, souvent mixtes, où la présence d’Égéens se fait de plus en plus perceptible. Douwe Yntema distingue deux variantes en fonction de l’implantation régionale de ces établissements.

La première, « the Salento variant » s’applique à trois sites de la péninsule du Salento, dans le voisinage de Tarente : Otranto, Brindisi et Torre Saturo. Ce dernier a été interprété comme le premier point de chute des colons spartiates dans la région. Ces trois sites correspondraient à des établissements autochtones où vivent de petites communautés venues d’Égée de la fin du VIIIe à la première moitié du VIIe siècle[60]. L’impact de ces petites communautés sur les autres établissements indigènes de la région demeurerait très limité. Pour Douwe Yntema, ces communautés seraient en réalité des sortes d’enclaves, occupant une position plutôt marginale dans la région.

La deuxième, « The Basilicata variant », concerne quant à elle les sites, plus nombreux, de Basilicate. Ces établissements, plus ouverts, auraient eu une certaine influence sur l’écosystème de la région. Auraient d’abord préexisté des communautés indigènes au sein desquelles se seraient installés des Égéens, qu’ils soient potiers, fermiers ou encore mercenaires. C’est dans cette catégorie qu’il classe les sites, déjà évoqués, de l’Incoronata, Francavilla Marittima et l’Amastuola. Ensuite, il distingue de nouveaux établissements, où viennent s’installer les Égéens comme Andrisani et Lazázzera près du futur site de Métaponte ou Policoro sur celui de Siris. Là encore, le peuplement serait mixte et, contrairement à la « Salento variant », tous ces sites traduiraient « a strong cultural hybridization and signs of intermarriage[61] ».

Une troisième phrase correspondrait à l’établissement de véritables poleis et au développement de l’emprise territoriale de ces dernières à partir du VIIe siècle. Sur les nombreux établissements précédemment évoqués, seule une petite minorité déboucherait finalement sur de véritables poleis. Les campements d’Andrisani et de Lazázzera semblent engendrer la cité de Métaponte et l’habitat dispersé du site de Policoro, celle de Siris. Faute de sources suffisantes, il concentre son propos sur la Basilicate, mais il envisage une évolution analogue à propos de Sybaris et de Tarente[62].

Le principal mérite de ce séduisant modèle est de rendre compte du décalage qui peut exister entre l’ensemble des sites fréquentés par des hellénophones et les apoikiai à proprement parler. Dans ces conditions, comment comprendre le succès de certaines installations et l’arrêt des autres ? Est-ce simplement une question de rapport de force, ou certaines communautés affichent-elle d’emblée des objectifs différents ? Comment comprendre le passage d’un simple établissement à une apoikia ? Il ne s’agit pas ici de prendre part au débat sur les causes de la colonisation, mais de s’interroger sur le moment où l’on passe d’une phase à une autre. Arianna Esposito l’a plusieurs fois rappelé, il serait hasardeux d’opter pour une vision mécanique du processus et même d’envisager comme un même objet historique, deux phénomènes aux logiques parfois bien distinctes, le monde de la « précolonisation » et celui de la colonisation[63]. Autant qu’on puisse en juger, le passage de l’un à l’autre s’incarne, dans nos sources, à travers l’acte particulier de la fondation.

Fondation et processus colonial

Relativement négligé par les chercheurs du courant postcolonial qui y voit une reconstruction postérieure, le moment de la fondation revêt, au contraire, une importance fondamentale dans les travaux des tenants de l’approche classique. Contre les tendances hypercritiques de certains de ses collègues, Irad Malkin assume ainsi en grande partie l’authenticité des récits de fondation. L’œciste est au cœur du dispositif colonial en ce qu’il est à la fois mandaté par la métropole de la future apoikia, mais aussi qu’il tire sa légitimité d’un oracle delphique qui lui est spécifiquement adressé[64]. Non seulement Irad Malkin ne remet pas en cause l’historicité des oracles de fondation rendus à Delphes, mais il en fait une condition sine qua non du processus colonial. L’œciste est alors envisagé comme le résultat d’un « compromis politique et symbolique », permettant une représentation de la métropole et de la colonie. Celle-ci pouvait dès lors se prévaloir d’une double origine : « une apoikia venue de la patrie et un oikiste “de Delphes”[65] ». Cette approche présente l’immense avantage d’insister sur la dimension religieuse du processus. Pourtant, le lien à Delphes est loin d’être établi.

Ainsi que l’a montré Catherine Morgan, si l’on peut dater des environs de 725 av. J.-C. le passage à Delphes d’un sanctuaire purement local à une structure dont le rayonnement devient beaucoup plus large, celui-ci n’acquiert de dimension proprement panhellénique qu’après le début du VIe siècle[66]. En outre, Jonathan Hall relève que sur les 247 mentions littéraires relatives aux récits de fondations des apoikiai de Sicile et de Grande-Grèce qu’il a étudiés, l’oracle de Delphes n’apparait que dans les traditions de cinq d’entre elles[67]. Un tel encadrement religieux par le sanctuaire de Delphes apparaît donc comme peu probable dans la deuxième moitié du VIIIe siècle et il semble bien hasardeux d’envisager le processus colonial selon un modèle unique et, d’une certaine manière, centralisé.

C’est la thèse défendue par Pier Giovanni Guzzo paraît ici plus probante[68]. En effet, la reconstitution qu’il propose, sur la base d’un fragment de Charon de Lampsaque, connu grâce à Plutarque, situe ce moment de fondation à la jonction d’une autre pratique, la prexis aristocratique[69]. C’est, en effet, dans le prolongement de ces initiatives individuelles, à mi-chemin entre commerce et piraterie, telles que décrites par Hésiode, que se situeraient les premières fondations. Cependant, l’initiative individuelle ne suffirait pas et l’apoikia ne pourrait naître qu’après la sanction officielle d’une cité. Ainsi, Charon de Lampsaque raconte comment Phobos de Phocée, ayant combattu pour le roi des Bébryciens, Mandron, reçoit de celui-ci un territoire afin d’y fonder une nouvelle cité[70]. Toutefois, Phobos est alors contraint de se rendre à Phocée pour convaincre ses compatriotes du bien-fondé de son entreprise. Ce n’est qu’une fois l’accord des Phocéens obtenu qu’il peut revenir sur le territoire donné par le roi Mandron et fonder la nouvelle cité. On passe alors d’une initiative privée, en l’espèce le service de Phobos en tant que mercenaire auprès du roi Mandron, à une entreprise publique dès lors que la nouvelle fondation reçoit l’assentiment de la cité mère.

De même, selon Strabon, lorsque Théoclès entreprend de fonder une apoikia en Sicile, c’est d’abord vers sa patrie, Athènes, qu’il se tourne. Ayant échoué à convaincre ses compatriotes, c’est alors vers Chalcis d’Eubée qu’il s’oriente afin de mener son expédition à bien[71]. L’opposition entre action individuelle et initiative publique, souvent très schématiquement envisagée lorsque le débat se polarise entre courant postcolonial et thuriféraires d’une approche plus classique, mérite donc d’être dépassée tant la réalité apparaît comme plus complexe. Ce qui naît d’initiative privée, mêlant aventuriers, aristocrates, pirates ou encore mercenaires peut devenir public dès lors que les ressources, notamment humaines, de la patrie doivent être mobilisées. En définitive, et même si les travaux portant sur le développement de la polis au VIIIe siècle restent fondamentaux, ce qui donne aux fondations leur dimension « coloniale » n’est pas tant le caractère privé ou public de celui qui initie le processus, mais plutôt le changement de logique qui va s’opérer alors.

On peut ainsi faire nôtre la distinction qu’opère Arianna Esposito entre une phase précoloniale et le cadre colonial né de ces apoikiai. Alors que des logiques essentiellement économiques et commerciales animent les établissements de la phase précoloniale, des fondations urbaines naît un besoin d’appropriation de la terre. C’est cette évolution du rapport à la terre qui marque une rupture. Dès lors, la relation à l’environnement régional et aux communautés autochtones qui l’occupent ne peut plus être la même. Il s’agit, pour la nouvelle cité, d’acquérir, de manière plus ou moins rapide en fonction des cas, une chôra[72] suffisante. Cette transition n’est donc pas, ou pas seulement chronologique, mais relève avant tout d’un changement de logique[73]. Si une dimension chronologique demeure, c’est parce que les fondations urbaines n’interviennent que dans un second temps, ne serait-ce que parce qu’elles ne deviennent possibles qu’une fois la connaissance géographique du lieu d’implantation acquise. Néanmoins, le nouveau modèle n’épuise pas l’ancien, et des établissements de type précolonial, fondés sur l’échange peuvent évidemment perdurer après le début des apoikiai. De même, ainsi que l’écrit Arianna Esposito, si l’échange caractérise la phase précoloniale et le développement de la polis, la colonisation, cela « n’implique néanmoins pas que l’échange s’effectue nécessairement sur des termes égalitaires, ni que ce type d’interaction précède inévitablement des formes de contact hégémoniques[74] ».

La fondation induit donc une rupture ou, en tout cas, un certain bouleversement. Ce bouleversement n’est pas nécessairement identitaire, il est avant tout social et économique. Il peut correspondre à la lecture qu’Irad Malkin fait du témoignage de Thucydide, relatant le partage des terres agricoles réalisées à Zancle au détriment des autochtones à l’arrivée de l’apoikia de Périérès et Krataeménès[75]. Ce peut être également dans cette perspective que l’on peut interpréter le revirement des habitants de Léontinoi, stipendiant les colons mégariens afin de tuer les Sikèles avec lesquels ils cohabitaient jusqu’à présent[76]. Nous avons déjà vu que l’ampleur de ce bouleversement fait l’objet d’un débat et que, les mêmes données archéologiques peuvent donner lieu à deux interprétations antagoniques, ainsi que Pier Giovanni Guzzo le souligne à propos de Sybaris[77]. On peut ainsi se figurer un processus essentiellement violent, où les colons auraient repoussé les autochtones vers l’intérieur des terres, tout en conservant les femmes, ou au contraire, une cohabitation pacifique à l’intérieur de l’apoikia[78]. Il n’en demeure pas moins que les nouvelles fondations vont capter l’ensemble des excédents agricoles et des richesses de la région, donnant l’impression de se développer au détriment des établissements sikèles autrefois rayonnants[79].

Conclusion

En associant les apports de l’archéologie récente à une relecture des sources littéraires, de nombreux chercheurs tentent désormais de dépasser le débat qui agite la recherche contemporaine à propos de la colonisation grecque. Les deux approches, classique et révisionniste, portent évidemment une part de justesse mais, en les opposant au lieu de les associer, on court le risque d’une cécité croisée. Certes, à la fin du XXe siècle, il était nécessaire de questionner l’approche classique, tout aussi bien à l’aune des questionnements de notre époque qu’en raison de la documentation nouvelle fournie par vingt années de recherche archéologique. Pour autant, il paraît hasardeux de se réfugier dans une position hypercritique telle qu’elle peut exister depuis une vingtaine d’année, au point de vouloir balayer les réflexions antérieures sur l’acte de fondation. Ce faisant, on minimise l’importance, pourtant fondamentale, du rapport à la terre, et la colonisation grecque, noyée dans les migrations antérieures, perd ainsi sa dimension véritablement coloniale. Le travail de dépassement du « Great Divide », amorcé depuis presque une décennie, représente donc toujours un enjeu intellectuel nécessaire afin de comprendre au mieux la complexité et la non-linéarité des processus coloniaux.

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Douwe YNTEMA, « Mental landscapes of colonization : The ancient written sources and the archaeology of early colonial-Greek southestern Italy », BABesch, 75, 2000, 1-49.


[1] Cet article trouve son origine dans la thèse suivante, Mickael BOUALI, Sikeliôtai, réflexion sur les hellénophones de Sicile, sous la direction de Christophe Pébarthe, Université Bordeaux Montaigne, 2020 (thèse de doctorat non publiée). Tous mes remerciements aux éditeurs de la revue Circé, en particulier à Mahaut Cazals, pour leurs judicieux conseils et leur réactivité.

[2] Formé à partir du préfixe ἀπό – au loin – et du nom οἰκία – maison –, une apoikia désigne une cité coloniale grecque fondée par une métropole.

[3] Cette conception traditionnelle émane des travaux pionniers des grands historiens de la colonisation grecque, de Thomas Dunbabin à Jean Bérard, en passant par Georges Vallet. Il y a évidemment une évolution entre ces prestigieux historiens et, encore aujourd’hui, les tenants d’une approche traditionnelle ne conçoivent pas le phénomène de manière identique. Toutefois, cette filiation se retrouve dans le rôle attribué à la cité de départ ou encore à l’importance accordée au sanctuaire de Delphes et à son oracle dans le processus de fondation, à l’image des travaux d’Irad Malkin par exemple.

[4] Moses Immanuel FINLEY, « Colonies : An Attempt at a Typology », Transactions of the Royal Historical Society, 26, 1976, p. 167-188 ; Michel CASEVITZ, Le vocabulaire de la colonisation en grec ancien, Paris, Klincksieck, 1985.

[5] Robin OSBORNE, « Early Greek Colonization? The nature of Greek settlement in the West », Archaic Greece. New Approaches and New Evidence, Londres, Classical Press of Wales, 1998, p. 251-27 ; Robin OSBORNE, « Greek « colonization » : What was, and what is, at stake ?, Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 21-26.

[6] La critique d’Osborne, et plus largement du courant révisionniste, porte toute à la fois sur le témoignage des auteurs grecs classiques mais aussi sur leur réception chez les historiens, eux-mêmes travaillés par différents présupposées idéologiques liées à la colonisation contemporaine. Voir également le travail de déconstruction des travaux de Thomas James Dunbabin, grand historien de la colonisation grecque, lui-même issu d’une société coloniale, l’Australie, engagé par Franco De Angelis.

[7] Douwe YNTEMA, « Mental landscapes of colonization : The ancient written sources and the archaeology of early colonial-Greek southestern Italy », BABesch, 75, 2000, p. 1-49 ; Roland ÉTIENNE, La Méditerranée au VIIème siècle. Essais d’analyses archéologiques, Paris, De Boccard, 2010, p. 3-21.

[8] Lieve DONNELLAN et Valentino NIZZO, « Conceptualising early Greek colonization. Introduction », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 10.

[9] Lieve DONNELLAN et Valentino NIZZO, « Conceptualising early Greek colonization. Introduction », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 10 ; Arianna ESPOSITO et Airton POLLINI, « Postcolonialism from America to Magna Graecia », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 69-72 ; Arianna ESPOSITO « La précolonisation : un mot pour dire l’archéologie des premiers contacts ? », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 141-142.

[10] La Chronique de Paros, ou Marbre de Paros, est une inscription datée de 264-263 avant J.-C. Composée de trois fragments, elle relate, sous forme de liste, les événements passés les plus importants, du règne du roi mythique Cécrops à l’époque de rédaction de l’inscription.

[11] Un salutaire rappel formulé récemment par Gillian Shepherd, « We cannot know how many initiatives were attempted unsuccessfully : essentially we only hear about the ones that survived, and a short-lived and inevitably insubstantial early settlement is unlikely to have left much by way of a visible footprint », Gillian SHEPHERD, « From innovation to tradition: seventh century Sicily », Interpreting the Seventh Century BC. Tradition and Innovation, Oxford, ‎Archaeopress Archaeology, 2017, p. 339. Voir également Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros. Départs, retours et conquêtes imaginaires dans la colonisation grecque archaïque et classique », Portraits de migrants, portraits de colons, Paris, De Boccard, Vol II, 2010, p. 72, sur l’écart qui peut exister entre le projet de fondation et sa réalisation.

[12] Sur la pertinence du témoignage de Polyen, voir Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea. 5. La ville archaïque : l’espace urbain d’une cité grecque de Sicile orientale, Rome, École française de Rome, 2004, n.4, p. 548. Sur les sources relatives à la colonisation de manière générale, voir Arianna ESPOSITO et Airton POLLINI, « Diaspora, colonie, colonisation : défis et enjeux d’un lexique », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 103.

[13] Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea…, p. 548-549.

[14] Thc. 6, 3-4. Toutes les sources mentionnées sont citées dans leur édition des Belles Lettres, collection Guillaume Budé.

[15] Str. 6, 2, 2.

[16] Franco DE ANGELIS, Archaic and Classical Greek Sicily : A Social and Economic History, Oxford, Oxford University Press, 2016, (Greeks Overseas), p. 68-71. Nous nous appuyons sur la datation communément admise suivant un calcul effectué à partir de la date de destruction de Mégara Hyblaea par Gélon, en 483. Voir également, Francesca VERONESE, Lo spazio e la dimensione del sacro. Santuari greci e territorio nella Sicilia arcaica, Padoue, Esedra Editrice, 2006 ; p. 151-154 ; 175-179 ; 257-259 ; 279-283 ; Lorenzo BRACCESI et Giovanni MILLINO, La Sicilia greca, Rome, Carocci editore, 2000, p. 15-19 ; 24-28 ; 36-39. Jean BÉRARD, La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité : l’histoire et la légende, Paris, Bibliothèques des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1941. Pour une analyse minutieuse du récit de fondation des cités de Sicile chez Thucydide, voir Andreas MORAKIS, Thucydides and the Character of Greek Colonisation in Sicily, Classical Quaterly, 61-2, 2011, p. 460-492.

[17] Thc. 6, 4, 5. Paus. 4, 23, 7.

[18] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 68 ; Francesca VERONESE, Lo spazio…, p. 136-139 ; Lorenzo BRACCESI et Giovanni MILLINO, La Sicilia…, p. 19-21.

[19] Str. 6, 1, 6 ; Diod. 8, fr. 23, 2.

[20] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 33 ; Jean-Luc LAMBOLEY, Les Grecs d’Occident. La période archaïque, Paris, SEDES, 1996 ; René VAN COMPERNOLLE, Etude de chronologie et d’historiographie siciliotes, Bruxelles, Institut historique belge de Rome, 1960.

[21] Dion. H. 2,59 ; Antiochos 555 FGH 10 ; Paus., 3,3 ; Str. 6,3,4.

[22] Jonathan M. HALL, « Foundation stories », Greek Colonisation. An Account of Greek Colonies and Other Settlements Overseas in the Archaic Period, Leyde, Brill, Vol II, 2008, p. 398.

[23] Hdt. 1,168.

[24] Maria Cecilia D’ERCOLE, Histoires méditerranéennes. Aspects de la colonisation grecque en Occident et dans la Mer noire (VIII-Ive siècles av J.-C.), Paris, Errance, 2012, p. 33.

[25] Maria Cecilia D’ERCOLE, « La légende de Diomède dans l’Adriatique préromaine », Les cultes polythéistes dans l’Adriatique romaine, Pessac, Ausonius Éditions, 2000, p. 20-22 ;

[26] Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros … », p. 84-87.

[27] Diod., 4,29, 1-3.

[28] La geste de Dédale en Sicile croise également d’autres récits de ce type prenant place en Italie du Sud. Ainsi, une tradition rapportée par Hérodote et Antiochos, via Strabon, fait des Crétois les premiers voisins de la cité de Tarente, nouvellement fondée par Phalantos. L’origine de ces derniers remonterait à la venue de Minos en Sicile, poursuivant Dédale après son évasion. Suite à l’échec de l’expédition, et à la mort de Minos, les rescapés de l’armée crétoise auraient fini par échouer sur le littoral des Pouilles, sans possibilité de rentrer en Crète. Dès lors, ils se seraient installés sur place, vivant auprès des autochtones jusqu’à fusionner avec eux, adoptant même – ou leur transmettant, selon les versions – le nom de Iapyges-Messapien, voir Hdt. 7,170,1-2 et Str. 6,3,2.

[29] Maria Cecilia D’ERCOLE, « Oublie Paros … », p. 84 ; Voir également l’interprétation que propose Roland ÉTIENNE, La Méditerranée…, p. 350.

[30] Mogens Herman HANSEN et Thomas Heine NIELSEN (dir.), An Inventory of Archaic and Classical Poleis, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 181.

[31] Pour Euboia et Kallipolis, voir Ibidem, p. 191-192 et 202. Sur les fondations ratées en Sicile, voir Franco DE ANGELIS, Archaic…, n. 14, p. 66.

[32] Ibidem, p. 194.

[33] Jonathan M. HALL, Hellenicity. Between Ethnicity and Culture, Chicago, ‎University of Chicago Press, 2002, 99. Andreas MORAKIS, Thucydides…, p. 470-471.

[34] Adverbe de στερος, signifiant « plus tard, ensuite ».

[35] Thc. 6,4,5.

[36] Pour Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses à Pompéi. Histoires de fondations : Quatre conférences au Collège de France, Paris, Centre Jean Bérard, 2016, p. 40, l’écart chronologique entre les deux événements est suffisamment important pour probablement produire deux faciès archéologiques différents. Voir également Andreas MORAKIS, Thucydides…, p. 473.

[37] Le middle ground désigne à la fois le processus dynamique qui conduit des entités culturelles distinctes à établir un nouveau système de compréhension mutuelle, mais aussi l’espace géographique où cette cohabitation se met en place, du fait de ce processus d’accommodation partagée. Il en résulte un certain équilibre où chacun des groupes tente d’aller vers l’autre en arborant ce qu’il perçoit comme les codes et les pratiques de ceux d’en face. Irad Malkin parle alors de « malentendus créatifs », car de ces actions naissent de nouvelles pratiques et significations propres à la zone intermédiaire ainsi créée.

[38] Voir Franco DE ANGELIS, Archaic…, n. 18, p. 68, sur l’origine sikèle du nom Zancle et l’opinion la plus répandue postulant l’existence d’un site indigène antérieure à la cité malgré l’absence de vestiges.

[39] Thc. 6,3,3.

[40] Polyen, 5,5. Sur les traces archéologiques d’une possible cohabitation entre Chalcidiens et Sikèles sur le site de Léontinoi, voir Gillian SHEPHERD, « From innovation… », p. 342. Sur la cohabitation entre autochtones et colons sur les différents sites de Sicile, voir Franco DE ANGELIS, « Equations of Culture : The Meeting of Natives and Greeks in Sicily », AWE, 2, 2003, p. 29-30.

[41] Pour Henri TRÉZINY, « Grecs et indigènes aux origines de Mégara Hyblaea », MDAI(R), 117, 2011, p. 24, et Roberto SAMMARTANO, « Tradizioni ecistiche e rapporti greco-siculi. Le fondazioni di Leontinoi e di Megara Hyblaea », Seia, 11, p. 47-93., cette variante, attribuant l’expulsion des Sikèles aux Mégariens et non aux Chalcidiens, serait une construction de la propagande athénienne datant de la Guerre du Péloponnèse.

[42] Thc. 6,4,1 ; Str., 6,2,2 ; Ps-Scymn. vv. 273-279.

[43] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 39-40. L’interprétation reste cependant délicate et Pier Giovanni Guzzo montre, à propos du cas de Sybaris comment un même ensemble de données archéologiques peut donner lieu à deux interprétations complètement opposées, voir Ibidem, p. 76-80. Sur la mixité du peuplement de Naxos, voir Nota KOUROU, « Euboea and Naxos in the Late Geometric period : the Cesnola Style », L’Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente, Naples, Centre Jean Bérard, 1998, n. 10 et 11, p. 168.

[44] Gert-Jan BURGERS et Jan Paul CRIELAARD, Greci e indigeni a L’Amastuola, Mottola, Stampa Sud, 2011 ; Maria Costanza LENTINI, « Le origini di Naxos. Nuovi dati sulla fondazione », Contexts of early colonization, Rome, Palombi Editori, 2016, p. 311-322. ; Jonathan M. HALL, « Ancient Greek Ethnicities : Towards a reassessment », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 58, 2, 2015, p. 25.

[45] On nomme enoikismos l’établissement permanent d’un groupe d’étranger au sein d’une communauté locale, formant ainsi une enclave pérenne. Hans Georg NIEMEYER, « The Greeks and the Far West : Towards a Revaluation of the Archaeological Record from Spain », La Magna Grecia e il lontano Occidente, Tarente, ISAMG, 1990, p. 29-54 ; Carla ANTONACCIO, « The Western Mediterranean », A Companion to the Archaic Greece, Oxford, Wiley-Blackwell, p. 321-325.

[46] Owen MORRIS, « Indigenous networks, hierarchies of connectivity and early colonisation in Iron Age Campania », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 137-148. ; Douwe YNTEMA, « Greek groups in southeast Italy during the Iron Age », Conceptualising early Colonisation, Bruxelles, Institut Historique Belge de Rome, 13, 2016, p. 209-224.

[47] Maria Biatriz BORBA FLORENZANO, « The organization of the khora in southeastern Greek Sicily : Syracuse and its hinterland (733-598 BC) », Cadernos do Lepaarq, 15-29, 2018, p. 290-293.

[48] Michel GRAS, Henri TRÉZINY, Henri BROISE, Mégara Hyblaea…, p. 448-449.

[49] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations grecques et des contacts précoloniaux en Italie du Sud : entre emporia et apoikiai », Pallas, 89, 2012, p. 114.

[50] Laurence MERCURI, Eubéens en Calabre à l’époque archaïque, formes de contacts et d’implantation, Rome, École française de Rome, 1994.

[51] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 142 ; Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 105 ; Jonathan M. HALL, Hellenicity…, p. 99.

[52] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 108 ; Jan K. JACOBSEN et Søren HANDBERG, « A Greek enclave at the Iron Age settlement of Timpone della Motta », Alle origini della Magna Grecia : mobilità migrazioni fondazioni : Atti del cinquantesimo convegno di studi sulla Magna Grecia, 1-4 ottobre 2010, Tarente, ISAMG, 2010, p. 683-718.

[53] Lucilla BARRESI et Marianna KLEIBRINK, « On the « Undulating Band » Style in Oinotrian Geometric Matt-Painted Pottery from the « Weaving House » on the acropolis of the Timpone della Motta, Francavilla Marittima », Prima delle colonie. Organizzazione territoriale e produzioni ceramiche specializzate in Basilicata e in Calabria settentrionale ionica nella prima età del ferro. Atti delle giornate di Studio Matera, 20-21 novembre 2007, Venosa, Osanna Edizioni, 2008, p. 223-237.

[54] Giuliana STEA, « Forme della presenza greca sull’arco ionico della Basilicata : tra emporia e apoikiai », Dal villaggio indigeno all’emporio Greco. Le strutture e i materiali del saggio T, Milan, 1999, p. 49-71.

[55] Mario DENTI, Des Grecs très indigènes et des indigènes très grecs. Grecs et Oenôtres au VIIème siècle avant J.-C. », Portraits de migrants, portraits de colons, Paris, De Boccard, Vol I, 2009, p. 77-89.

[56] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 143-144.

[57] Bruno D’AGOSTINO, « Pitecusa. Une apoikia di tipo particolare », ΑΠΟΙΚΙΑ. I più antichi insediamenti greci in Occidente., Naples, AION ArchStAnt, 1, 1994, p. 19-27. Pour un point synthétique sur le renouvellement des problématiques liées à ces deux sites, à l’aune des fouilles récentes menées par Matteo d’Acunto, voir Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138-140.

[58] Douwe YNTEMA, « Greek groups… », p. 212-220.

[59] Ibidem, n.10 et n.11, p. 212.

[60] Ibidem, p. 214. C’est l’hypothèse que propose Douwe Yntema en s’appuyant sur deux ensembles funéraires retrouvés respectivement à Brindisi et près du site de Torre Saturo.

[61] Ibidem, p. 219.

[62] Ibidem, p. 220-221.

[63] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138.

[64] Irad MALKIN, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leyde, Brill, 1987, p. 17-91 ; 184-226.

[65] Irad MALKIN, Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l’Antiquité, traduit par Julie Delamard, Paris, ‎ Les Belles Lettres, 2018, (Mondes anciens), p. 164.

[66] Catherine MORGAN, Athletes and Oracles : The Transformation of Olympia and Delphi in the Eighth Century BC, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 134 ; 147 ; 203-205. Voir également William G. FORREST, « Colonisation and the Rise of Delphi », Historia : Zeitschrift fur Alte Geschichte, 6, 1957, p. 160-175 ; Herbert William PARKE et David E.W. WORMELL, The Delphic oracle, Oxford, Blackwell, 1956.

[67] Jonathan M. HALL, « Foundation… », p. 400.

[68] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 44-45.

[69] On nomme prexis, l’activité d’échange que pratiquent les aristocrates de l’époque archaïque en vertu du système du don et contredon. À la différence du commerce régulier, celle-ci n’est pas le fait de professionnels et se situe aux limites de la piraterie. Voir Alfonso MELE, Il commercio greco arcaico. Prexis ed emporie, Naples, Cahiers du Centre Jean Bérard, 4, 1979.

[70] Plut. Mul. virt. 255 a-e. Voir aussi Polyen, 8,37. Les discussions autour de l’authenticité de ce texte ou de sa contamination avec le récit de fondation de Massalia ne sont pas de nature à modifier notre propos. En outre, c’est la présence effective de Bébryciens en Occident, et par là, dans le récit de fondation de Massalia, qui est aujourd’hui discutée et non la mention de ce peuple anatolien dans le récit de fondation de Lampsaque. Sur ce problème, voir Antoine PEREZ, « Les Bébryces d’Occident ont-ils existé ? », Pallas, Presses universitaires du Mirail, 2010, 84, p.37-58.

[71] Str. 6,2,2.

[72] La chôra est le territoire de la cité, par opposition à l’asty, qui est le centre urbain.

[73] Arianna ESPOSITO, « La question des implantations… », p. 114.

[74] Arianna ESPOSITO, « La précolonisation… », p. 138.

[75] Irad MALKIN, Un tout petit monde, p. 91.

[76] C’est l’interprétation que fait Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 50 de ce passage relaté par Thucydide, 6,3,3 et Polyen, 5,5.

[77] Pier Giovanni GUZZO, De Pithécusses…, p. 76-80.

[78] Tout en gardant à l’esprit que même dans le cas d’une appropriation violente, des phases de paix et d’échanges commerciaux doivent nécessairement succéder aux périodes d’affrontement, bien qu’elles soient peu documentées par les sources littéraires.

[79] Franco DE ANGELIS, Archaic…, p. 231-238.

 

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Le quartier de Bexiga: bricolages pour une résistance afro-brésilienne à la «modernité» de São Paulo (1914-1940)

Yohann Lossouarn

 


Résumé : L’étude de la présence afro-brésilienne dans le quartier de Bexiga à São Paulo dans les années 1920 et 1930 permet de comprendre à la fois la manière dont les élites de la ville prennent en considération ces habitants issus d’un esclavage encore proche et l’influence de ceux-ci sur leur quartier. Le racisme des élites de la ville les a marginalisés à Bexiga, mais les Afro-brésiliens du quartier ont su « bricoler » cette place qui leur a été laissée en ville pour y construire une certaine autonomie. La construction des particularités de cette communauté et de son quartier est d’abord abordée sous l’angle des « bricolages » de la vie quotidienne afro-brésilienne à Bexiga, grâce auxquels ils adaptent leur vie et leur territoire. L’exception culturelle du quartier exprime aussi ces conditions, ainsi qu’un passé afro-brésilien.

Mots-clés : Brésil, São Paulo, Afro-brésiliens, racisme, modernité, marginalité, bricolages.


Yohann Lossouarn est diplômé d’un Master recherche à l’université Paris VII, après un semestre effectué à l’université de São Paulo où il a étudié l’héritage de l’esclavage dans l’urbanisation de la ville entre 1920 et 1940. Les résultats de cette recherche ont été publiés sous forme de chapitre dans l’ouvrage collectif Transições metropolitanas (IRD Éditions/Annablume, 2020). Il continue aujourd’hui de s’y intéresser en donnant une considération particulière à la question culturelle.

Vous pouvez le retrouver sur Twitter @LossouarnY.


Introduction

Le développement de la culture du café est un marqueur du XIXe siècle brésilien, au cours duquel l’État de São Paulo devient progressivement le centre de sa production massive. Cet ouvrage a été supporté par des esclaves d’origine africaine que les planteurs paulistes[1] ont fait venir du Nordeste du Brésil. L’État de São Paulo en vient ainsi à compter 18,7% d’esclaves (et 43,5% d’Afro-Brésiliens au total) parmi sa population lors du recensement de 1872 ; ce qui lui donne, à cette époque, une proportion d’esclaves largement supérieure aux 11% de l’État de Bahia – pourtant un des espaces historiques de la production esclavagiste brésilienne[2]. Mais les grands domaines agricoles, les fazendas de café, ont toujours besoin de plus de main-d’œuvre, et dès le milieu du XIXe siècle des planteurs vont tenter d’aller chercher des travailleurs en mettant en place une immigration subventionnée au départ de l’Europe[3]. Le 13 mai 1888, les esclaves deviennent des individus libres et ainsi des travailleuses et travailleurs libres, la princesse Isabel ayant déclaré l’« abolition perpétuelle » votée peu avant par l’Assemblée générale du gouvernement de João Alfredo[4]. L’ordre social de la région et du pays s’en trouve totalement modifié, alors qu’une industrie se met en place à São Paulo grâce à l’argent du café. Il s’agit principalement de petites fabriques puis de petites usines rendant la ville de São Paulo nécessiteuse en main-d’œuvre, ce qui attire notamment les anciens esclaves de l’intérieur pauliste. Ceci explique la présence d’une importante population afro-brésilienne dans la métropole naissante des années 1920 et 1930, même si c’est principalement l’immigration européenne (spontanée ou subventionnée par l’État pour répondre aux besoins des planteurs de café) qui a répondu à cette demande en main-d’œuvre. Ainsi, en plus d’être les décennies de la métropolisation de São Paulo[5], les années suivant l’abolition brésilienne de l’esclavage sont aussi celles d’un renouvellement total de la population de la ville. Lors de la seule année 1888, ce sont 91 083 femmes et hommes qui s’installent dans l’État de São Paulo en provenance de l’étranger[6] (soit 6,58 % de la population totale recensée dans l’État en 1890) si l’on dénombre les seules nationalités italiennes, espagnoles, portugaises et autrichiennes. Les plantations de café sont la principale destination de l’immigration européenne, mais un tel afflux, des années durant, explique le gain en population blanche dans la capitale de l’État puisqu’ils y arrivent, y restent ou bien y retournent après avoir travaillé dans l’intérieur pauliste.

Toutefois, le quartier de Bexiga, situé dans la petite périphérie au sud du centre-ville, se distingue du reste de São Paulo dans cette dynamique d’européanisation de sa population. Dans le recensement de 1890[7], la paroisse de Nossa Senhora da Consolação de São João Batista, qui compte notamment les habitants de Bexiga, est, sur les quatre paroisses de la zone urbanisée de la ville, celle qui compte la plus grande proportion d’Afro-Brésiliennes et d’Afro-Brésiliens (18,9%). Cette proportion est largement inférieure à celle de 1872 (37,6%), puisque leur nombre n’a qu’à peine doublé (2 517 contre 1 262) tandis que celui des Blanches et des Blancs a quintuplé (10 766 contre 2 070), du fait de l’arrivée massive d’immigrants européens. Mais le quartier est celui qui compte le plus grand pourcentage d’Afro-Brésiliennes et d’Afro-Brésiliens, et la présence des Noirs reste forte parmi les jeunes classes d’âge de Bexiga puisqu’encore en 1938 le sociologue étasunien Samuel Lowrie, venu étudier les Noirs de São Paulo, estime à 25% la proportion d’élèves afro-brésiliens dans les groupes scolaires du quartier[8]. Entre ces deux dates (1890 et 1938) et même légèrement au-delà (jusqu’au recensement général du Brésil de 1940), les données du recensement ne précisent pas toujours la couleur de peau, ou alors elles ne sont pas détaillées aux échelles inférieures à la municipalité de São Paulo. Mais en croisant ces premiers chiffres avec d’autres indices de la présence afro-brésilienne – pratiques culturelles (samba, macumba), détails provenant de la presse locale (petites annonces, récits d’événements particuliers, photos) qui renseignent parfois sur la couleur de peau des habitants – il est ainsi possible de confirmer la présence importante et l’influence de la population noire dans ce quartier à l’urbanisation singulière au moins jusqu’en 1940.

Il s’agit ainsi de comprendre la signification de cette présence afro-brésilienne dans le quartier de Bexiga, à la fois du point de vue du discours moderniste des élites paulistes, qui ont en main l’urbanisme de la ville, et de celui des principaux concernés, les Noirs de São Paulo. Nous voulons mettre à jour le rôle que ces élites blanches ont donné à la race[9] dans ce qui peut apparaitre comme une relégation vers un quartier défavorisé, au moins du point de vue de l’urbanisation, ainsi que les conséquences de leur discours sur l’évolution spatiale de ce quartier. Surtout, nous nous demandons comment ces Afro-brésiliennes et Afro-brésiliens marginalisés ont réagi à cette situation, et comment elles et ils ont exprimé matériellement et culturellement une certaine capacité d’agir[10]. Pour étudier la vie du quartier, notre réflexion s’appuie sur la notion de « bricolages », que nous entendons comme des tactiques combinant, à échelle humaine, des usages et des pensées plus ou moins disparates. Le but de tels « bricolages » est de résoudre des problèmes auxquels des individus sont exposés mais dont les solutions ne leur sont pas aisément accessibles dans l’idéologie dominante, la pensée historiquement hégémonique, ni sur un marché commercial (de biens de consommation par exemple)[11]. Il en résulterait ce que l’on pourrait appeler un « micro-empouvoirement », puisqu’une fois ce problème résolu il y a un gain (si minime soit-il) matériel, de pouvoir ou de fierté pour l’individu ou le petit groupe par rapport à sa situation de départ. On situe ainsi ces « bricolages » entre la « production [culturelle, au sens large] des consommateurs » de Michel de Certeau[12] et le « braconnage » de James C. Scott en tant que résistance infrapolitique – souvent illégale mais peu violente – des groupes subalternes[13]. Il s’agirait ainsi d’une preuve de la capacité d’agir de quelques dominés dans la ville de São Paulo, qu’ils le soient matériellement, socialement ou encore culturellement (notamment face à l’idéal de modernité pauliste)[14].

Pour mener cette enquête, nous nous appuyons principalement sur trois titres de presse qui figuraient parmi les plus distribués à São Paulo : le Correio Paulistano, A Gazeta et le Diario Nacional[15]. Nous utilisons également des analyses, des archives et des statistiques compilées par des sociologues ainsi que des instituts de la ville de São Paulo, de l’État de São Paulo et du Brésil, mais aussi des cartes et des photographies produites par ceux-ci durant la première moitié du XXe siècle. Après avoir expliqué la place singulière que tient le quartier dans l’urbanisation de São Paulo, nous posons d’abord le discours élitiste raciste qui y est véhiculé à propos de Bexiga et du Saracura, en regard à une mémoire « noire » inscrite dans le quartier par des références spécifiques à l’histoire des groupes afro-brésiliens. Ensuite, nous nous intéressons au rapport que ces habitantes et habitants entretiennent avec le travail, notamment pour souligner le « bricolage » d’une résistance par le maraîchage face au mode de vie bourgeois inscrit dans l’idéal de modernité pauliste, que l’on aura évoqué précédemment. Enfin, il convient de pointer comment elles et ils ont exprimé dans ce quartier leur culture afro-brésilienne pour mieux affirmer leur présence.

La place singulière de Bexiga dans l’urbanisation de São Paulo depuis 1872

En 1872, avant l’abolition de l’esclavage et la vague d’immigration européenne, São Paulo est une petite ville de 26 040 habitants, mais elle connaît ensuite une croissance démographique exponentielle : l’agglomération atteint 2,3 millions d’habitants en 1940. Au cours de cette période, la ville ne fait pas que s’étendre de plus en plus, elle se densifie également dans ses quartiers plus anciens, notamment au sud du centre-ville. Elle y triomphe par endroit d’une topographie contraignante, en tirant profit de la canalisation progressive des cours d’eau tout au long de la première moitié du XXe siècle. Celle-ci permet de rendre beaucoup de terrains constructibles car les rivières inondaient de nombreuses plaines, les várzeas, lors des périodes de crues[16]. Le lieu-dit « Cambucy », entouré de marais en 1895, est un bon exemple de ces transformations puisqu’il est totalement urbanisé en 1930 avec son canal, sa route et ses installations industrielles (voir figure 1). Le quartier de Bexiga (délimité en rouge sur la même figure) touche à sa pointe nord-est le centre-ville en une place d’une grande importance dans les sociabilités de la ville, le « Largo do Piques » (qui sert de point de rassemblement à de nombreuses festivités[17], notamment liées à la samba[18]), tandis qu’au sud-est il longe l’Avenida Paulista qui surplombe le quartier. Celle-ci constitue alors le territoire des élites paulistes. Mais c’est aussi sous cette avenue que l’on trouve les sources du cours d’eau Saracura[19] (en bleu sur la figure 1). Cette rivière et ses vallées caractérisent la géographie du quartier et définissent ainsi les particularités de son urbanisation, mais aussi, comme on le verra, la vie quotidienne et la culture de ses riverains et riveraines. À proximité de ses sources, le Saracura est divisé en deux : le « grande » et le « pequena » (petit) qui confluent au niveau de la Praça São Manuel pour couler vers le centre-ville. La lecture des cartes successives montre que l’urbanisation de cette zone est compliquée et tardive : les rives du Saracura ainsi que l’espace entre ses deux bras sont longtemps laissés à la nature. Si sur la carte de 1916[20] on peut voir que l’urbanisation a avancé, il existe encore des várzeas ainsi qu’un petit lac, le Tanque Reuno, juste avant la confluence avec deux autres rivières qui forment ensemble le Rio Anhangabaú. L’espace encore peu dense constitue une friche naturelle dans le sud de la métropole en formation, tandis que les constructions se densifient dans les autres quartiers et au centre de Bexiga. En 1930[21] encore, le Saracura reste libre et ses crues saisonnières, comme les pentes de ses vallées, freinent toujours l’urbanisation. Lors des grosses pluies d’été, la presse quotidienne déplore souvent les dégâts faits dans le quartier par la boue et les eaux torrentielles et encore en janvier 1937, le Correio Paulistano relate l’effondrement « d’une maison de construction peu solide » après des intempéries[22]. Ce n’est qu’en 1940 que la municipalité prend le contrôle de la vallée par l’aménagement d’un grand axe routier (l’Avenida Nove de Julho) qui recouvre un Saracura totalement canalisé[23]. Cette prise de contrôle est à la fois géographique et sociale puisque les travaux ont entrainé de nombreuses expropriations[24] et l’effacement des particularités qui définissaient le quartier jusque-là. Ce sont les causes et les conséquences de ce processus que nous voulons étudier, de 1914[25] jusqu’aux grands aménagements de 1940 qui concluent ainsi une phase de l’urbanisation de Bexiga.


Figure 1 : Urbanisation du sud de São Paulo entre 1895 et 1930[26]

Bexiga et le Saracura, entre discours raciste et mémoire « noire »

À Bexiga comme dans d’autres quartiers de São Paulo, Afro-brésiliennes et Afro-brésiliens coexistent donc avec une population issue de la récente immigration européenne. S’appuyant sur les statistiques officielles, la tradition historiographique en a fait un quartier afro-italien[27] dans la première moitié du XXe siècle, fort d’une immigration calabraise notamment, particulièrement dans certaines rues[28]. Mais en dépouillant les journaux de l’époque, on remarque aussi l’installation d’une communauté portugaise qui définit, elle aussi, la vie du quartier[29]. En effet, les Portugais comme les Italiens émigrent pour certains avec un petit capital qui leur permet de s’établir dès leur arrivée en ville en tant que propriétaires de petits ateliers, de commerces ou de logements qu’ils louent notamment à des Afro-Brésiliens (on peut le voir dans certaines archives municipales[30] ou dans quelques faits divers relatés par la presse[31]). Quelques-unes des rues les plus anciennement urbanisées du quartier sont caractérisées par leurs cortiços (de grands logements surpeuplés où chaque pièce abrite une famille entière) qui conditionnent les relations « interethniques » de Bexiga. Dans son témoignage, un habitant de l’époque raconte en effet que les cortiços rapprochaient physiquement les Afro-brésiliens des Italiens, mais qu’il ressentait alors les préjugés racistes de ces derniers, ce qui installait de la distance entre les deux communautés. Ainsi, s’il n’y avait pas forcément de conflit ouvert, il paraissait inimaginable qu’un fils d’Italien épouse une Noire[32]. À l’échelle individuelle, les relations pouvaient être cordiales voire amicales, mais à l’échelle collective, l’immigration et la présence italienne sont utilisées par les élites de l’État pour « blanchir » l’image de São Paulo[33]. Les Italiens sont ainsi censés apporter de la blancheur dans le travail agricole et urbain de São Paulo afin de nourrir le discours régional et régionaliste, qui veut établir une modernité pauliste sur le modèle de la modernité européenne[34]. En effet, au moins jusqu’aux années 1930, le progrès est synonyme de blancheur[35] pour les élites économiques et culturelles de la région ; cela signifie qu’il faut reléguer la part noire de la population et de la culture dans « l’autre » Brésil auquel São Paulo entend s’opposer (le Nordeste notamment)[36]. C’est ainsi que la simple visibilité d’individus à la peau noire dans cette ville, dans les années 1920 particulièrement, peut être lue comme un défi à la modernité pauliste.

Pourtant, Bexiga porte également la mémoire d’un quartier afro-brésilien pour les habitants du début du XXe siècle, en référence à des époques antérieures mais aussi pour des générations postérieures qui aiment à faire référence à cette époque des débuts de la samba (les années 1910, 1920 et 1930[37]). Dans une chanson composée dans les années 1970 (voir ci-dessous), Geraldo Filme (né en 1927 ou 1928) témoigne du souvenir d’enfance qu’il garde de ce quartier emblématique de la communauté afro-paulistaine. On peut supposer, dans une certaine mesure, que c’est cette communauté qui s’écrit aussi à travers lui. On note l’attention portée aux changements matériels consécutifs à l’urbanisation, notamment pour le Saracura qui ruisselle encore dans son esprit et définit la partie peut-être « la plus noire » de Bexiga. Il fait ainsi l’histoire d’une défaite matérielle de l’expérience noire de São Paulo, mais aussi d’une résistance culturelle puisque « o samba continua ».

Musique : « Tradição » de Geraldo Filme (années 1970)[38]

Tradição (Vai No Bexiga Pra Ver) Tradition (va à Bexiga pour voir)
Quem nunca viu o samba amanhecer
Vai no Bexiga pra ver
Vai no Bexiga pra ver
Qui n’a jamais vu l’aube de la samba
Va à Bexiga pour voir
Va à Bexiga pour voir
O samba não levanta mais poeira
Asfalto hoje cobriu o nosso chão
Lembrança eu tenho da Saracura
Saudade tenho do nosso cordão
La samba ne soulève plus la poussière
L’asphalte recouvre notre sol désormais
Souvenir que j’aie du Saracura
Nostalgie que j’aie de notre cordão[39]
Bexiga hoje é só arranha-céu
E não se vê mais a luz da Lua
Mas o Vai-Vai está firme no pedaço
É tradição e o samba continua
Bexiga aujourd’hui n’est que gratte-ciel
Et on ne voit plus la lumière de la lune

Mais Vai-Vai est toujours présent
C’est la tradition et la samba continue

Selon Raquel Rolnik[40], l’origine même du peuplement noir de Bexiga serait une référence mémorielle. Il s’agirait d’un souvenir positif puisque c’est celui d’un quilombo (un retranchement d’esclaves en fuite) qui pouvait être un motif de fierté en tant que résistance active à l’esclavage située en ces lieux. La première mention de ce quilombo se trouve dans les actes de la troisième session de la chambre municipale qui a eu lieu le 9 mai 1831[41]. Un grand propriétaire foncier, Marciano Pires de Oliveira, dénonce alors « des esclaves fugitifs et des voleurs qui se regroupent » dans cette vallée du Saracura. Certains historiens ont identifié que le petit lac Tanque Reuno (en bleu sur la figure 2 ci-après) a pu constituer leur repère[42]. Plutôt que de rejoindre une jungle qui peut les cacher et les nourrir, les quilombolas venaient alors se réfugier aux abords de l’une des villes les plus dynamiques de la région (toutefois bien plus petite au milieu du XIXe siècle, comme on l’a vu). Pour rejoindre la capitale tout comme pour s’organiser, les gares ferroviaires étaient des infrastructures utiles puisqu’elles permettent aux esclaves de faire des rencontres dans lesquelles se cristallisent les expériences et projets de résistance entre eux, ainsi qu’avec des captifs en fuite, des affranchis ou encore des libres militants pour l’abolition[43]. Au cours de leur évasion, ils y trouvent des trains qui peuvent les mener de leur fazendas vers une ville, riche en emplois journaliers favorisant le mouvement et la discrétion. C’est ainsi que São Paulo se trouve être un refuge idéal pour ces fugitifs, qui peuvent aussi tirer profit de lieux enclavés et retirés tels que les vallées du Saracura. Par son établissement et son maintien, la communauté noire de Bexiga du début du XXe siècle réaffirmerait alors cette résistance dans son souvenir. Cette mémoire s’appuyait certainement sur une tradition orale qui permettait de développer une résistance infrapolitique au sens de James C. Scott[44], puisque de cette manière elle était à la fois discrète et quasi immatérielle pour la classe dominante.

Bexiga paraît aussi avoir été un territoire support de la mémoire afro-brésilienne dans sa toponymie. On remarque en effet, dans le quartier des années 1920, deux noms de rues qui font référence à un autre événement : l’abolition de l’esclavage au Brésil. Il s’agit de la Rua Treze de Maio (la date de la « loi dorée » qui proclame l’abolition de l’esclavage en 1888) qui se situe plutôt à l’ouest du quartier, et de la Rua Abolição au nord-est de Bexiga (les deux apparaissent en rouge sur la figure 2 ; voir après). Il est impossible de dire si ces noms sont le fait de demandes de la communauté afro-brésilienne du quartier ou bien si, à l’inverse, celle-ci a fait le choix de s’y installer pour la référence à cette « victoire ». Ce que nous pouvons affirmer c’est que cette toponymie est officialisée moins de dix ans après l’événement auquel elle fait référence, puisqu’on peut dater la première mention de la Rua Abolição dans les actes du conseil municipal de 1892[45] et de la Rua Treze de Maio en 1896[46]. De tels évènements historiques n’ont pas pu être anodins pour les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens du quartier.

Ces deux références ont en effet comme point commun l’esclavage, qui a conditionné la vie des Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens au cours des siècles précédents. Mais c’est un passé que les élites de São Paulo veulent mettre à distance, notamment en stigmatisant la population issue de cet esclavage. Cette volonté est visible dans la presse, en particulier dans les colonnes du Correio Paulistano. Dans un article du 9 octobre 1907[47], un journaliste représente le Saracura comme l’altérité de son idéal de la modernité blanche et urbaine. Dès le titre, il invite le lecteur à faire un voyage à travers le monde en restant dans la ville de São Paulo. En effet, le Saracura serait « un morceau d’Afrique » et posséderait ainsi les dernières « reliques de la race pauvre face à la civilisation cosmopolite [entendre : européenne] qui envahit la ville depuis [18]88 ». L’habitat aussi est décrit comme une relique qui doit laisser place à la modernité voulue pour la ville : à côté de la « ligne de masures [qui] bordent les rives du ruisseau, la vallée est profonde et étroite [et] des flaques verdâtres marquent les endroits d’où sort l’argile qui se transforme en palais et résidences de luxe ». Référence est ici faite aux riches avenues qui surplombent la vallée à tous les points cardinaux. Mais l’auteur tient à distinguer cette situation d’une simple pauvreté qui est aussi le lot de certains immigrés européens récemment arrivés. Il note ainsi que « plus que d’être pauvre, c’est sordide ». Au-delà de l’image – qu’il déplore – des « petits noirs à moitié nus » ou encore « des vieillards à l’air congolais », il plaint ces hommes « sacrifiés pour leur propre liberté dont ils ne savent pas jouir ». Et, s’il justifie l’élimination de ces malades et autres alcooliques « pour l’élaboration de la nouvelle race pauliste », il lui semble tout de même regrettable que « ceux qui sont venus sur les navires négriers, qui ont planté le café et nourri la terre de leur sueur et de leurs larmes, finissent boutés de la ville au fond d’une vallée lugubre ». Le journaliste jongle ainsi entre rejet et paternalisme à l’égard de la population noire du Saracura, à la façon d’un propriétaire d’esclaves brésilien. Cela lui permet d’invisibiliser la pensée des anciens esclaves et descendants d’esclaves, desquels il veut faire l’Autre pour mieux rendre irréfutable[48] l’idéal de la modernité blanche que certains planifient pour São Paulo. Une fois l’esclavage aboli, le peuplement noir de l’État de São Paulo apparait beaucoup moins utile à la ville. Les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga subissent un discours d’exclusion puisque l’on entend constituer une figure idéale pauliste sans eux, de la même façon que celle-ci se construit en opposition au Nordeste brésilien, trop pauvre et trop noir lui aussi[49]. Leur simple présence est ainsi une forme de résistance puisqu’une partie des citadins – la plus puissante – veut s’imaginer un São Paulo sans eux.

Quelques années plus tard, en 1921, ce constat du « retard » du Saracura (à la façon du Nordeste) est partagé par plusieurs membres de la chambre municipale, qui discutent d’une rénovation forcée de ce quartier qui n’est pas digne « d’une capitale telle que São Paulo[50] ». Ces débats, qui sont aussi relayés par le Correio Paulistano[51], nous permettent d’avoir un autre aperçu du jugement des élites sur le quartier. C’est la honte et la stupéfaction qui sont exprimées, pour mieux souligner que le Saracura n’a pas sa place dans un São Paulo moderne. Ils répètent ainsi plusieurs fois des expressions telles que « horrible » ou « dantesque » pour qualifier la vallée. Elle n’est pas à l’image d’une ville moderne puisqu’on y déplore la présence d’une forêt au bout des rues non-asphaltées en remontant la vallée vers le sud. Lors de l’un des débats sur une « rue » du Saracura, un participant intervient même pour faire remarquer avec dédain : « si l’on peut appeler ça une rue… ». La municipalité forme alors le dessein de gommer le quartier de la carte de São Paulo. Les premiers travaux sont néanmoins très longs à démarrer, et ne seront achevés qu’en 1940. Durant la première décennie, la municipalité procède surtout à des achats de terrains de fond de vallée – souvent vierges de construction – pour la route en projet. Mais la municipalité est vraisemblablement réticente à l’idée d’investir pour cette partie de la ville. En effet, ces retards ne semblent pas être le signe d’une résistance active des habitants. Nous n’avons aucun rapport de conflits dans les actes de la municipalité ou dans la presse, y compris dans celle d’opposition où il paraît invraisemblable qu’on eût manqué d’en parler[52]. Mais il est certain que ce retard est au moins en partie dû à la « résistance » de la nature si l’on peut dire. En effet, au-delà des pentes qui rendent les constructions difficiles, les petits cours d’eau très réactifs aux pluies – qui sont parfois fortes – perturbent l’urbanisation du quartier. Si l’on tente au cours des années 1920 de canaliser le Saracura Grande et d’équiper sa rue (alors renommée Almirante Marques de Leão) d’un réseau d’égout, celui-ci semble inadapté aux conditions naturelles de la région. On peut le constater avec les plaintes des habitants du quartier relayées par la presse[53] tout au long de la décennie, mais aussi lors d’un terrible accident le 8 janvier 1923 qui voit une enfant emportée dans les égouts par le torrent qui s’est formé dans la rue sous la force des intempéries[54]. Elle est retrouvée morte quelques jours plus tard. En 1929, le quartier du Saracura est utilisé en une d’un journal d’opposition – le Diario Nacional[55] pour attaquer le maire sur sa tenue de la ville puisque cette partie de la ville semble avoir été « oubliée ». Le quotidien est le porte-voix du Partido Democrático, relativement plus populaire que le Partido Republicano Paulista qui publie le Correio Paulistano ; pourtant, le constat est quasiment le même que vingt-deux ans plus tôt dans le journal du PRP dont il partage le discours élitiste. Le quartier est décrit dans un état « lamentable », mais il est surtout dépeint comme « hors du temps » et hors de la ville moderne puisqu’on le renvoie à la période précédente, que São Paulo veut effacer. En effet, on nous dit qu’« au Saracura, tout est colonial » et sa géographie et l’usage qu’en font ses habitants est dénigrée en mentionnant « cet aspect de sertão[56] qu’a le Saracura » (c’est une manière de renvoyer leur mode de vie à leur esclavage passé). Pour condamner le gouvernement, le journaliste semble parfois prendre le parti des habitants, qui n’ont pas le quartier qu’ils mériteraient en tant que résidents de São Paulo. Néanmoins, cette fois encore on ne leur laisse pas la parole et la mise en lumière de cette détresse est utilisée pour condamner l’action du maire, tandis qu’une partie de la population, les Afro-Brésiliens, y est toujours stigmatisée.

Le journaliste regrette que les habitants du Saracura soient laissés à la merci « des assauts et crimes qui sont perpétrés la nuit dans ces lieux ». Il nous est impossible de dire sans une plus large étude des archives de police à l’échelle de la ville si Bexiga et en particulier le Saracura étaient réellement des lieux privilégiés de la délinquance paulistaine. Quoi qu’il en soit, cet aspect fût toutefois utilisé par la presse pour alimenter son discours de l’altérité à l’intérieur même de São Paulo jusque dans les années 1930. Les rapports signalant des vols ou des agressions qui mentionnent le Saracura dans la presse étudiée ont un point commun : ils mettent presque toujours en cause des Afro-Brésiliens (et, dans un cas, une Afro-Brésilienne ayant asséné un coup de hache à un Français[57]). Le plus souvent, il s’agit de scènes de bagarre entre hommes – parfois dits alcoolisés – nécessitant l’intervention de la police qui peut quelquefois se trouver impliquée et elle-même attaquée (comme dans ce combat en 1915[58] où le principal « agresseur » est décrit métis). L’agressé est beaucoup plus rarement dit afro-brésilien, mais peut-être est-ce parce que les journaux s’intéressent particulièrement aux agressions commises par des Noirs et sur des Européens – dont la nationalité est souvent précisée. Il en va ainsi du Portugais propriétaire dans la rue du Saracura Pequena déjà évoqué plus tôt et dont les A Gazeta du 17 décembre 1925 et du 2 septembre 1929 rapportent les agressions par des locataires Afro-Brésiliens en retard pour les paiements exigés. Mais les quotidiens font plus de place dans leurs colonnes (notamment avec des photos) quand ils perçoivent un certain « grand banditisme ». C’est par exemple le cas en 1932, avec le récit illustré de l’arrestation d’une bande de trois « gredins » (« malandros ») – noirs sur les deux photos – qui vivaient et réunissaient leur butin dans une maison de la rue Saracura Pequena[59].

On voit donc que des discours élitistes excluent les Afro-Brésiliens, en tant que Noirs, de l’identité et de l’urbanisme que quelques-uns forgent pour la ville. Néanmoins, ces Afro-Brésiliens semblent s’ancrer dans le quartier. En effet, ils s’inscrivent dans ce territoire comme leur mémoire s’est écrite dans ses rues, avec une certaine fierté. Ils vont y décrire une expérience matérielle particulière qui est une conséquence de leur histoire et de la place qu’on leur laisse dans la ville.

Les « bricolages » de la vie quotidienne afro-brésilienne à Bexiga

Dans les statistiques produites à l’époque, le quartier de Bexiga se distingue du reste de São Paulo notamment par la détention du « record » de proportion de naissances illégitimes lors des trois années pour lesquelles nous avons des données (1932, 1933 et 1934), avec un peu plus de 10%, tandis que la ville entière est à peine au-dessus des 4%[60]. On pourrait y lire une vie familiale plus décousue que dans les quartiers aux emplois plus industriels. En effet, les emplois de domestiques des Afro-Brésiliennes sont un obstacle à l’expérience d’une vie de famille stable, selon le modèle de celle de leurs employeurs bourgeois notamment[61]. Mais surtout, de nombreuses Afro-Brésiliennes – jeunes à l’époque – témoignent dans le livre de Teresinha Bernardo de l’incompatibilité des hommes Afro-Brésiliens avec cette norme familiale, basée sur le mariage. Ce jugement est parfois le fruit de leurs propres expériences, mais est aussi une vision négative de leurs pères et de leurs frères sur le travail desquels leurs mères et elles n’ont pu s’appuyer[62]. Elles évoquent notamment des hommes proches des « gredins » de l’article cité précédemment. C’est ainsi qu’elles ont perpétué une forme de famille matrifocale qui était centrale dans le régime esclavagiste brésilien. Elles témoignent aussi des conditions de vie difficiles à la fois pour les Afro-Brésiliennes et les Afro-Brésiliens dont les installations dans ce quartier, et particulièrement sur les rives du Saracura, sont une traduction du marché de l’immobilier paulistain du début du XXe siècle. En effet, il s’agit de l’un des endroits les plus abordables pour acquérir un petit terrain vierge à construire ou pour louer une chambre. Le quartier est donc ouvert à un « bricolage » immobilier puisque l’on y morcèle les logements (notamment dans les grands cortiços plus au nord dans Bexiga, mais aussi dans le Saracura où les maisons pouvaient abriter « quatre, cinq ou même six familles[63] ») pour faire baisser les prix tout en étant au cœur de la ville, et donc à proximité des riches familles pourvoyeuses d’emplois de domestiques. Aussi, cette situation permet souvent de payer moins d’impôts locaux du fait du peu de services déployés dans certaines rues (il n’y a notamment pas d’eau potable ni d’égouts)[64]. Il se construit donc ici, entre le centre de la ville et sa plus riche avenue, une vie en marge de la modernisation et de l’urbanisation de São Paulo.

Dans les témoignages mentionnés précédemment, les femmes évoquaient l’incapacité des hommes afro-brésiliens à garder des emplois stables comme ceux que les récents immigrés européens pouvaient trouver dans le secteur industriel au début du siècle. On peut émettre l’hypothèse que c’était d’autant plus le cas pour les Afro-Brésiliens de Bexiga que ce quartier était particulièrement peu industrialisé. En effet, on constate sur les cartes de l’époque (voir figure 1) qu’en 1916, le quartier est vierge de toute installation industrielle, alors que les petites industries ont conquis tout le reste de la zone urbanisée de la ville, et particulièrement d’autres quartiers de la « petite couronne » tels que Mooca, Lavapês ou Barra Funda. Ceux-ci sont pourtant comparables à Bexiga par leur situation dans la ville et leur population, mais bénéficient de la proximité des voies ferrées[65]. En 1930, on ne voit toujours pas d’usine à Bexiga sur la carte SARA Brasil[66]. Néanmoins, ils pouvaient – et devaient certainement, au moins en partie – aller travailler dans d’autres quartiers, mais on ne saurait étayer cette hypothèse par des statistiques puisqu’elles ne combinent pas emplois, quartier et couleur de peau avant les années 1940. Toutefois, il est intéressant de constater que l’image que l’on a pu tracer ici est aussi celle qu’esquisse la presse à longueur d’années, au fil d’articles qui pourraient sembler anodins mais qui témoignent de la vision blanche des Afro-Brésiliens de Bexiga et qui s’imprime ainsi dans la mémoire collective de son lectorat. Les récits de la presse accolent par exemple à chaque européen le statut d’« ouvrier » ou encore de « maçon », tandis qu’on utilise tout au plus celui de « travailleur » (sans plus de précisions) pour un Afro-Brésilien du quartier[67]. On peut aussi ajouter que le secteur du commerce ne leur était pas plus ouvert. En effet, l’immense majorité des commerces du quartier semblent être la propriété d’Européens[68], et selon des observations de Thales de Azevedo à la fin des années 1930 et dans les années 1940, ceux-ci étaient très réfractaires à l’embauche d’Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens dans leurs établissements[69], en particulier pour des postes en contact avec la clientèle.

Ces expériences ont certainement dû faire naître chez ces populations une conscience[70] de leur précarité au sein de la ville dont elles soutiennent la vie, en tant que domestiques notamment, mais de laquelle elles et ils sont pourtant repoussés à la marge, financièrement par exemple. Cette subjectivité particulière conditionne leur rapport à la ville puisque leur principale option est donc de « bricoler » cette marge. Par exemple, les difficultés des Afro-Brésiliens pour trouver un emploi à Bexiga conduisent à la fois à une disponibilité de leur main d’œuvre et à un besoin de moyens de subsistance. Si l’on ajoute une proximité culturelle avec l’agriculture (notamment de jardins potagers) héritée de leur passé dans l’intérieur de l’État, à la présence de nombreux terrains non-urbanisés (du fait de l’hydrométrie très variable[71] et de leurs fortes pentes), l’organisation de quelques cultures maraîchères sur ces coteaux semble un choix logique de « bricolage ». On peut observer ces potagers sur des photographies d’époque[72] prises dans les vallées du Saracura et à travers les rues les plus « noires » du quartier[73] dans les années 1920/1930.

Figure 2 : Carte des cultures maraîchères à Bexiga dans les années 1910/1930 (fond de carte : Prefeitura Municipal de São Paulo, Planta da Cidade de São Paulo, 1929)

Il faut noter pour la lecture de cette carte (figure 2) que le Saracura n’est pas représenté car il est remplacé sur le papier par le projet d’une Avenida Anhangabahu, qui n’en est à cette époque qu’à un stade embryonnaire et qui ne sera d’ailleurs pas nommée ainsi après son inauguration. C’est aussi le cas pour une autre rivière qui forme la « frontière » est de Bexiga : l’Itororo. Elle est remplacée sur cette carte par le projet d’une avenue (avenida) du même nom, qui n’existe pas encore en 1929 ni même en 1937, date à laquelle Claude Lévi-Strauss prend cinq clichés du quartier (figure 3 ; ces photographies sont prises à l’est du plan figure 2). Il séjournait alors un peu en amont, près de l’Avenida Paulista, pendant ses visites à l’université de São Paulo entre 1934 et 1938. Une quinzaine d’années plus tard, il évoquera d’ailleurs dans ses Tristes tropiques (1955) ces lieux de vie Afro-Paulistains entre métropole et nature :

« Des avenues bordées de luxueuses résidences s’interrompent de part et d’autre des ravins ; un torrent bourbeux y circule entre les bananiers, servant à la fois de source et d’égout à des bicoques de torchis sur clayonnage de bambou, où l’on retrouve la même population noire qui, à Rio, campe au sommet des mornes[74]. »

 

Figure 3 : Cultures maraîchères dans la vallée de l’Itororo (source : Claude Lévi-Strauss, Instituto Moreira Salles, 1937)

 

Ces observations sont le fruit du regard d’un ethnographe étranger intrigué par ces restes de la ville coloniale à l’intérieur de la métropole, comme il en était pour le Saracura quelques années plus tôt. En effet, en 1937, les travaux ont déjà commencé dans les vallées du Saracura et il ne peut donc y observer une nature aussi sauvage. Mais, en plus de nous laisser voir les dernières présences de cet environnement dans São Paulo, il alimente notre imagination qui comble les vides laissés par la rareté et la mauvaise qualité des photographies existantes.

On y constate aussi que ces espaces ont été utilisés par des laveuses pour laver et sécher le linge de riches familles qui les rémunéraient à la tâche. Cela laissait ces travailleuses (le plus souvent des Noires) dans une grande précarité, faisant parfois d’elles des vagabondes qui ne pouvaient ainsi, elles non plus, entrer dans le modèle de la famille bourgeoise[75]. Elles utilisent ce territoire pour accomplir ce travail au mieux. Les ruisseaux et quelques retenues (hors des périodes de crues où ils se chargent de terre) permettent de pallier l’accès à l’eau courante que n’ont pas les habitations de ces vallées[76], tandis qu’elles tirent parti des espaces dégagés pour y faire sécher ce linge[77] en restant à quelques centaines de mètres des grandes maisons où il doit retourner. Mais ces espaces sont aussi ceux de cultures vivrières qui caractérisent le quartier En amont des bananiers dont parlait Claude Lévi-Strauss, on trouve ce qui ressemble – et serait logique vis-à-vis du climat et du terrain – à des plans de haricots pour la récolte de feijões[78]. Ces potagers semblent de plus en plus organisés au fil des années entre les cultures en terrasses de la fin des années 1930 dans la vallée de l’Itororo (figure 3) et les plans plus petits et moins rectilignes des vallées du Saracura (voir figure 2) dans les années 1910 et 1920. Mais la toponymie du quartier pourrait faire remonter cette tradition des cultures vivrières à Bexiga au moins à l’orée du XXe siècle, puisque la Rua Fortaleza (au centre du plan en figure 2) était appelée Rua das Hortas (que l’on pourrait traduire par « rue des jardins potagers ») jusqu’en 1902[79].

Les cultures maraîchères caractérisent les paysages du quartier et donc le travail d’une partie de sa population, mais cette agriculture détermine aussi le régime alimentaire des Afro-Paulistains. João Dornas Filho a étudié leur alimentation en 1938 en la comparant avec celle d’autres groupes de la population paulistaine, et notamment aux différentes nationalités d’immigrants. Pour cela, il utilise des données récoltées par le sociologue étasunien Samuel Lowrie qui travaillait alors à São Paulo. La farine de blé envahit alors le marché alimentaire de la ville[80] ; pourtant, on ne retrouve dans leur alimentation que très peu de cette céréale qui ne saurait être cultivée efficacement sur des parcelles étroites, humides et pentues. En revanche, les feijões (haricots secs, rouges ou noirs) qui s’accommodent bien de ces conditions particulières constituent, eux, les féculents de base du régime des Afro-Paulistains, contrairement au reste de la population. On remarque en effet qu’ils consomment moins de pain, plus de feijão et moins de lait que les autres Paulistains, en particulier par rapport à ceux issus de l’immigration européenne récente[81]. On constate ainsi que les Afro-Paulistains consomment principalement ce qu’ils peuvent cultiver eux-mêmes dans les derniers terrains non-urbanisés de l’intérieur de la ville, en plus de l’éventuelle influence d’une culture alimentaire héritée de leur passé et de l’intérieur du pays. Ils consomment donc moins de pain et beaucoup moins de lait que les immigrés européens, dont le mode de vie significativement plus urbain se manifeste ainsi par une alimentation issue du commerce (le blé n’étant cultivé que dans l’extrême sud du pays à cette époque)[82] en plus de leur emploi fréquent dans l’industrie. Mais les habitantes et habitants du Saracura pouvaient aussi pratiquer un petit élevage avec la tenue de quelque poulailler au fond de leur terrain. C’est en effet ce que l’on peut retenir d’un article publié par le Diario Nacional le 28 février 1928 qui relaie, pour faire état de l’insécurité dans le quartier, la parole d’une femme qui fait part du « cambriolage de son poulailler[83] ». Elle déplore le vol, cette nuit-là, d’un poulet et de trois poules dont elle profitait certainement des œufs mais qu’elle disait faire grandir avant de les revendre. Il nous est impossible de généraliser l’existence de cette pratique dont on a ici un très rare témoignage, mais celui-ci confirme l’utilisation rustique de chaque espace du quartier.

Par ces différentes pratiques, les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga peuvent aussi tenter de s’affranchir en partie du rapport de force présent dans le commerce pauliste détenu par des Blancs[84], chez lesquels ils dépenseraient donc l’argent versé par leurs employeurs blancs selon une boucle qui les enfermerait dans le travail salarié. Ils vivent donc une expérience singulière de la ville où ils « bricolent » leur résistance au style de vie à la fois dominant et encouragé par les dominants. Avec leurs cultures vivrières par exemple, ils reprennent un peu de pouvoir dans leur budget quotidien tout en affirmant leur différence à la métropole qui s’européanise. Ce sont ainsi des tactiques discrètes, qui pourraient sembler insignifiantes, qui leur permettent une relative rupture aux caractéristiques urbaines de la subalternité que cette ville impose à ceux qui combinent leur appartenance de classe et de « race ». C’est ce type de résistance qu’Édouard Glissant qualifiait de « coutumière[85] » car elle s’appuyait en Martinique sur des pratiques d’apparence anodine, comme la tenue d’un jardin potager[86] ou des petits travails qu’il appelle les « djobs[87] ».

Une affirmation de la culture afro-brésilienne à São Paulo

Comme on l’a vu, il est difficile de distinguer si ce sont les conditions matérielles des cultures vivrières ou les mentalités inscrites historiquement qui déterminent les habitudes alimentaires. Mais l’on peut noter que les feijões jouent un rôle dans les deux cas. En effet, l’agriculture ne conditionne pas seulement les paysages du quartier et la vie de ces habitantes et habitants : elle compte aussi dans leurs pratiques culturelles et religieuses. Tout semble mêlé quand on en vient à considérer la samba et l’expérience de ses sociabilités à Bexiga. Comme l’affirmait la chanson de Geraldo Filme citée plus haut, c’est à Bexiga qu’est née l’une des plus grandes écoles de samba de la ville : Vai-Vai. C’est dans les années 1910 que Vai-Vai fait ses débuts en tant que petit groupe regroupant musiciens et danseurs Afro-Brésiliens autour de pratiques qu’ils semblent avoir importées de l’intérieur rural, comme c’est le cas pour les autres groupes de l’époque à São Paulo, qu’ils soient de quartiers au Nord-ouest (Barra Funda) ou au Sud-est de la ville (Glicério/Lavapès)[88]. C’est dans ces quartiers que sont fondées les grandes écoles de samba qui ont marqué la première moitié du XXe siècle dans la capitale pauliste. Le « Cordão Esportivo Carnavalesco Vai-Vai » est formalisé sous cette appellation en 1930[89] avec son siège dans la rue Marques Leão[90], anciennement Saracura Grande. À travers une musique et des danses dont les rythmes sont hérités du batuque des senzalas[91], il s’y affirme une culture afro-brésilienne forgée dans l’histoire particulière de cette communauté qui se rassemble alors à Bexiga. Vai-Vai va devenir une référence pour de nombreux Afro-Paulistains, comme on le voit avec la chanson de Geraldo Filme des décennies plus tard. En effet, bien que beaucoup aient quitté cette partie de la ville durant la seconde partie du XXe siècle, Vai-Vai est toujours considérée comme partie intégrante de Bexiga et reste chère au cœur des Afro-Paulistains[92]. Nombreux sont ceux qui s’y retrouvent encore de nos jours pour des célébrations entre samba et religiosité afro-brésilienne, autour d’une feijoada (un plat traditionnel à base de feijão). Le lien est notamment fait par l’orixa Ogum, à la fois regardé comme la divinité protectrice de Vai-Vai et celle qui aurait enseigné aux humains les arts de l’agriculture. On la célèbre donc avec ce repas[93].

Un autre moyen de nous renseigner sur les relations qu’entretient le quartier avec les religions afro-brésiliennes est de lire les statistiques recueillies par Roger Bastide dans des archives de polices datant de 1941 à 1944[94] (au moment même, pourtant, où les communautés afro-brésiliennes commencent à se disperser dans la métropole en pleine expansion[95]). Grâce à celles-ci, il identifie pour le district de Bella Vista (composé en bonne partie du territoire de Bexiga) les condamnations de quatre « sorciers » afro-brésiliens, ce qui place le quartier au deuxième rang de ceux ayant vu le plus de condamnations pour de tels faits, derrière un district de la grande banlieue. La faiblesse de l’échantillon ne permet pas d’en tirer des conclusions ; néanmoins, si l’on croise ces statistiques avec les témoignages de la première moitié du XXe siècle compilés par Claudia Regina Alexandre à propos des liens entre Vai-Vai et les cultes religieux afro-brésiliens[96], on peut en déduire que la spiritualité afro-brésilienne avait une certaine importance dans la vie culturelle de Bexiga. On y affirmait ainsi au reste de la population de la ville une particularité culturelle afro-brésilienne. Et cette particularité entretient un véritable rapport d’interdépendance avec le quartier puisque son terreiro[97] lie ces cultes spécifiquement au territoire de Bexiga. Ce rapport à la terre a aussi été forgé par les musiciens de Vai-Vai dans les chants desquels les références au Saracura sont fréquentes dans les années 1930[98], et il est entretenu par la mémoire de cette époque que l’on retrouve notamment dans la chanson de Geraldo Filme. Il y fait référence à ce « sol » dont la samba soulevait la poussière ; surtout, il se souvient du Saracura et de l’époque où celui-ci courait entre les chemins de la vallée avant d’être recouvert par les routes à la fin des années 1930. Ce souvenir vit encore aujourd’hui dans le logo de l’école de samba puisqu’il s’agit d’un saracura, l’oiseau qui a donné son nom à la rivière. Ce lien avec le territoire du quartier, nous le retrouvons aussi dans le tracé du défilé du groupe de samba pour un carnaval des années 1930 (voir figure 4).

Figure 4 : Carte du parcours du défilé de Vai-Vai dans les années 1930. Source du trajet (en rouge) : Nádia Marzola, Bela Vista, São Paulo, Brésil, Prefeitura do Município de São Paulo, 1979. Source du fond de carte : SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930. La partie grise est incomplète à cause d’un défaut dans la numérisation.

Le départ du cortège est donné sur la Praça São Manuel, au confluent des deux bras du Saracura et qui a pu être considéré comme le centre du quilombo du Saracura du XIXe siècle ; il s’agirait ainsi d’un hommage à l’histoire afro-brésilienne de São Paulo. Mais l’espace était vraisemblablement aussi l’un des centres de la vie maraîchère du quartier, comme on peut l’identifier sur la figure 2. Partant, la parade remonte le cours du Saracura Grande sur la Rua Rocha pour ensuite le traverser et atteindre les hauteurs du quartier par la rue Marques de Leão (toutes deux non-asphaltées d’après cette carte de 1930). Le défilé traverse ensuite les grandes villas d’ingénieurs étrangers, non sans liens avec la vie quotidienne des Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga. En effet, ces Européens jouant au golf sur leurs vastes terrains, Nadia Marzola[99] raconte qu’il était possible pour les Noirs de gagner un peu d’argent en allant ramasser les balles perdues. On peut supposer que ces demeures étaient également des sources d’emplois de domestique pour des Afro-Brésiliennes, comme il en était des villas de l’Avenida Paulista. Le cortège salue ensuite des rues où la présence italienne est prédominante, célèbrant ainsi l’autre communauté qui caractérise Bexiga après avoir rattaché le quartier à son histoire afro-brésilienne.

Le défilé a pris son départ près du terrain du Saracura (photographie 7 du plan figure 2) où le football est pratiqué dès les années 1920, deux décennies après son introduction à São Paulo par les élites britanniques de la ville rapidement suivies par les immigrés italiens. Les rapports entre les Afro-Brésiliens et le football sont ainsi complexes au début du XXe siècle : si le sport reste élitiste, les Afro-Brésiliens veulent le pratiquer et se rapprocher ainsi des Européens à travers lui. Ils jouent autour du Saracura, où la várzea du fond de la vallée sert de terrain aux équipes des Liricos do Bixiga et des Cai-Cai[100] notamment. On retrouve ainsi un football populaire, en contrebas de celui des élites, notamment étrangères, qui jouent au Velódromo Paulista[101] tout en haut du versant nord-ouest de la vallée, là où les Afro-Paulistains de Bexiga ont probablement dû observer les premières représentations en ville de ce nouveau sport. C’est ainsi que naît en partie le futebol[102] au fond de la vallée du Saracura, entre les capoeiras, les herbes folles de ces zones marécageuses où les nouveaux footballeurs s’inscrivent sur les anciennes terres des esclaves en fuite qui y pratiquaient la capoeira pour se défendre[103]. C’est le foot-ball anglais qui est d’abord joué au début du siècle à São Paulo, mais les Afro-Brésiliens – de Bexiga notamment – vont apporter une touche singulièrement brésilienne dans son jeu, ses sociabilités et sa géographie. Il s’agit ici d’un autre « bricolage » puisqu’ils intègrent des gestes qu’ils tiennent de leur culture physique historique – la capoeira notamment – à la nouvelle pratique qu’ils découvrent. Avec la mise en place de ce terrain en fond de vallée marécageuse, ils ont aussi adapté leur territoire pour le sport dans l’esprit du futebol de várzea paulistain. C’est ce futebol qui est surtout pratiqué par les communautés populaires d’immigrés en banlieue de São Paulo, hors des grands stades.

Dans les années 1930, le futebol est aussi l’occasion pour les Afro-Brésiliens de Bexiga d’exprimer leur sentiment national, notamment à travers les noms de leurs clubs, qui les distinguent à la fois des immigrés européens qui y revendiquent souvent leur nationalité, et des élites brésiliennes de la ville parfois très régionalistes. En effet, les deux équipes issues du quartier qui évoluent à relativement haut niveau dans les ligues de l’État et de la ville sont l’Associação Atlética Heroe-Brasil et le Club Athletico Brasil[104]. Pour répondre aux exigences sportives, le premier est mixte entre Noirs et immigrés italiens, à l’image du quartier, et le second, dont les joueurs sont vêtus de jaune et de vert, est exclusivement afro-brésilien, mais accueille des joueurs d’autres quartiers du sud de São Paulo. Le football extrait ainsi le Saracura de son enclavement en le liant à d’autres milieux populaires du quartier ou de la ville, mais il lui permet aussi d’exprimer un caractère tout à fait afro-brésilien (il faut insister sur les deux composantes du terme). C’est ainsi par exemple que la Gazeta relate en 1932[105] un match ayant opposé sur le terrain du Saracura (septième photographie de la figure 2) les Heroe-Brasil à la Juventude Torinenses (du nom de la ville italienne de Turin). On y retrouve l’opposition entre Afro-Brésiliens et immigrés européens, mais dans le partage d’une culture commune qui les rassemble. Les sociabilités culturelles des Afro-Brésiliens ne sont ainsi pas les mêmes à Bexiga que celles des « élites noires » de cette époque qui organisent des thés dansants dans la plupart des autres quartiers afro-brésiliens de São Paulo : Campos Elyseos, Barra Funda, le centre-ville ou Liberdade[106]. Avec des fêtes exprimant des références françaises telles que « Matinê dançante », « Soirée », ou anglaises « chá dançante » (thé dansant), on y reproduit des sociabilités européennes sans référence africaine ni même à l’héritage de l’esclavage.

Conclusion

On constate, au début du XXe siècle, une marginalisation de la frange afro-brésilienne du quartier de Bexiga lui-même en marge dans la dynamique d’urbanisation. C’est notamment par le discours d’une modernité « blanche » de São Paulo que ceux qui détiennent le pouvoir en ville leur imposent cette marginalisation. Pourtant, les Afro-Brésiliennes et Afro-Brésiliens de Bexiga ont su jouer de l’espace qui leur était laissé pour se rapprocher d’une autonomie émancipatrice, comme les esclaves en fuite et libérés dont ils se souviennent. Ils vont, eux aussi, tirer parti de cette friche urbaine, notamment en cultivant un potager ou en vivant de la délinquance par exemple. Ils vont ainsi « bricoler » cette marge pour rééquilibrer – légèrement – l’ordre de la société paulistaine. Cela passe aussi par l’affirmation d’une particularité « culturelle-sociale » qui leur permet d’exprimer en ville leur propre « conception du monde[107] ». Ils vont en effet s’auto-identifier en tant qu’Afro-Brésiliens en reproduisant en ville une culture héritée de leur histoire brésilienne et par-delà, africaine. La samba a été un instrument clé pour la production de cette appartenance culturelle, notamment par la perpétuation des traditions et des fondations de la communauté. Mais leur fierté culturelle a aussi su prendre une autre direction avec le futebol. Dans ce cas, les Afro-Brésiliens de Bexiga se sont plutôt adaptés à un nouveau cadre défini par les Européens, mais dans lequel ils pouvaient défier ces derniers pour mettre d’autant plus en valeur leur propre façon de jouer. Dans tous ces aspects culturels et de la vie quotidienne, c’est une identité collective qu’elles et ils construisent et pratiquent comme une organisation sociale qui rompt avec les codes dominants d’une ville que les élites veulent européenne, particulièrement pendant les années 1920. C’est ainsi qu’elles et ils affirment dans la ville cosmopolite leur « afro-brésilianité », qui prend une dimension politique puisque leurs différents bricolages produisent ensemble une résistance collective ouvrant une voie singulière.

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[1] Conformément aux habitudes brésiliennes, nous utiliserons « pauliste » (paulista) en référence à l’État de São Paulo et « paulistain » (paulistano) pour ce qui a trait à sa capitale, la ville de São Paulo.

[2] Diretoria geral de estatistica, Recenseamento do Brazil em 1872, Rio de Janeiro, 1874, vol.Provincia de São Paulo.

[3] Celso Furtado, Formação Econômica Do Brasil, 1a edição., São Paulo, Companhia Editora Nacional, 2003, p. 161.

[4] Armelle Enders, Nouvelle histoire du Brésil, s.l., Chandeigne, 2008, 288 p.

[5] Ana Lucia Duarte Lanna, Renato Cymbalista et Sylvain Souchaud, Transições Metropolitanas, Annablume., Sao Paulo, 2019, 307 p.

[6] Anuário Estatístico de São Paulo 1909, São Paulo, Brésil, São Paulo, Departamento Estadual de Estatística, 1911, vol.1, p. 46.

[7] Diretoria geral de estatistica, Synopse do recenseamento de 1890, Rio de Janeiro, 1898.

[8] Samuel H. Lowrie, « Ascendência das crianças registradas nos parques infantis de São Paulo », Revista do Arquivo Municipal, novembre 1937, XLI.

[9] Nous employons ici ce terme dans la mesure où ces habitants vont être identifiés comme « Noirs » c’est-à-dire Afro-brésiliens du fait de leur phénotype. Ce sont le plus souvent les traits du visage ou la couleur de peau, qui vont conduire les contemporains d’un individu à le ou la classer comme « Noir » ou « Noire », et donc ayant une ascendance ou un passé d’esclave car c’est bien cela que ce phénotype affirme à une époque où sont nombreux ceux qui ont connu l’esclavage. Cette indentification peut alors induire un certain comportement envers eux, quelle que soit la catégorie dans laquelle ils se classent eux-mêmes, car elle renvoie à un imaginaire et des stéréotypes qui les rangent dans une classe sociale particulière.

[10] Au sens de l’agency des acteurs que E. P. Thompson veut étudier quand ceux-ci sont enserrés dans des conditions données qu’ils reconfigurent par leurs actions. Voir notamment à ce sujet Federico Tarragoni, « La méthode d’Edward P. Thompson », Politix, 18 août 2017, n° 118, no 2, p. 183‑205.

[11] Au niveau le plus simple et le plus matériel, prenons l’exemple d’une personne avec à la fois un besoin de short, une envie précise de sa longueur et un pantalon dont le bas serait un peu trop abîmé pour être porté. Ce « bricolage » serait qu’elle découpe les jambes de ce pantalon à la longueur exacte qu’elle veut pour son short. Ainsi, elle aura comblé à la fois son besoin de short, son envie d’une longueur précise tout en faisant une économie sur ce qu’elle aurait pu trouver sur le marché, si tant est que ce modèle eut existé.

[12] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, 347 p. L’auteur y montre comment des tactiques silencieuses et subtiles se jouent dans l’ordre imposé tout en portant son attention à l’inventivité des plus faibles pour comprendre les pratiques culturelles du quotidien qui exprime souvent « un style de résistance morale » (p. 40).

[13] James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2009, 432 p. Il y démontre l’existence d’un « domaine de lutte politique discrète » (p. 317) qui peut par exemple être « chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non-autorisé, le versement de loyer en nature inférieure au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux. » (p. 325).

[14] Barbara Weinstein, The Color of Modernity: São Paulo and the Making of Race and Nation in Brazil, s.l., Duke University Press Books, 2015, 473 p.

[15] Nous avons choisi ces trois quotidiens pour leur disponibilité sur la plate-forme en ligne de la Bibliothèque nationale mais surtout parce qu’ils abordent la vie quotidienne du quartier tout en étant parmi les journaux les plus distribués dans la ville de São Paulo (par exemple, en 1939 selon les statistiques de la ville publiées en 1940, la Gazeta et le Correio sont respectivement les premier et quatrième quotidiens aux plus larges tirages mais aussi les moins chers à l’achat. Le Diario Nacional ne figure pas dans ces statistiques puisqu’il n’a été publié que de 1927 à 1932. Ce choix nous permet aussi d’englober les différents avis politiques qui peuvent s’exprimer dans la presse pauliste à grand tirage puisque le Correio est un organe du Partido Republicano Paulista (PRP), le parti des élites traditionnelles au pouvoir, la Gazeta est un quotidien moins engagé politiquement mais qui se fait parfois critique des différents gouvernements tandis que le Diario Nacional est publié par le Partido Democrático qui est une dissidence du PRP, légèrement à sa gauche.

[16] Pierre Monbeig, « La croissance de la ville de Sào Paulo », Revue de géographie alpine, 1953, vol. 41, no 1, p. 59‑97.

[17] Márcio Sampaio de Castro, Bexiga: um bairro afro-italiano, s.l., Annablume, 2008, 118 p.

[18] Alessandro Dozena, As territorialidades do samba na cidade de São Paulo, Text, Universidade de São Paulo (USP). Faculdade de Filosofia, Letras e Ciências Humanas, s.l., 2010.

[19] Il porte le nom d’un petit oiseau caractéristique de certaines zones humides du sud du continent sud-américain.

[20] Secção Cartographi[effacé], Cidade de São Paulo, 1916.

[21] SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[22] « O temporal que cahiu sobre a cidade », Correio Paulistano, 3/1/1937, p. 2.

[23] « As grandes realizações da Municipalidade paulista », Correio Paulistano, 25/1/1940, p. 6.

[24] Notamment à partir de l’édit n°77 publié par la municipalité dans Anais da Câmara Municipal de São Paulo, 1921 p. 343.

[25] C’est à partir de cette date que sont publiés et accessibles les deux quotidiens, de large diffusion, qui constituent nos sources principales et que nous détaillons un peu plus loin.

[26] Hugo Bonvicini, Planta da cidade de São Paulo, 1895. Secção Cartographica da Cidade de São Paulo, 1916.

Commissão géographica e geologica, Plantas da cidade de São Paulo, 1922. SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[27] M.S. de Castro, Bexiga, op. cit.

[28] Nádia Marzola, Bela Vista, São Paulo, Brésil, Prefeitura do Município de São Paulo, 1979, 148 p.

[29] On remarque notamment leur présence dans des bagarres de taverne, comme par exemple dans la rue São Vicente (adjacente aux rues Saracura Grande et Pequena : “un désaccord entre le portugais Sebastião Ferreira de Andrade, assistant maçon, de 29 ans d’âge, habitant au n°29 Saracura Grande, et le fauteur de troubles de couleur noire Luiz Simplicio, de 22 ans, marié, résidant à Bexiga. [La suite de l’article détaille le combat, l’intervention d’amis en commun et l’arrestation de Luiz Simplicio]”, « Scena de botequim », O Correio Paulistano, 22/11/1914, p. 7. ou encore, à un tout autre sujet, quand la presse retrace l’accident d’un enfant lors d’une partie d’un jeu portugais, le “jogo da malha”, « Deploravel accidente », O Correio Paulistano, 26/05/1919, p. 3.

[30] On a constaté une majorité de noms à consonance clairement italienne chez les propriétaires qui veulent aménager un commerce à Bexiga dans les archives des « Projetos de obras particulares », Arquivo Histórico Municipal

[31] Ainsi le cas d’un propriétaire est remarquable pour sa récurrence puisque son agression est relatée en 1925 : “Aldemiro Benedito Corrêa, noir, de 32 ans, réside dans une chambre de la maison 24 de la rue Saracura Pequena, qui lui est louée par le portugais Sebastião Bernardo. À cause de sa mauvaise situation financière, Corrêa devait à son propriétaire un mois de location. [La suite de l’article raconte l’agression]”, « Um senhorio de maus bofes », A Gazeta, 17/12/1925, p. 3 et à nouveau en 1929 dans la même maison, « Aggressão a pau », A Gazeta, 2/9/1929, p. 5.

[32] Júlio Moreno, Memórias de Armandinho do Bixiga, São Paulo, SP, 1996, p. 88.

[33] B. Weinstein, The Color of Modernity, op. cit., p. 34‑35.

[34] Ibid., p. 33.

[35] Ibid., p. 14.

[36] Ibid., p. 48‑50.

[37] Wilson Rodrigues de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), s.l., Conselho Estadual de Artes e Ciências Humanas, 1978, 182 p.

[38] Geraldo Filme, A música brasileira deste século por seus autores e intérpretes, Sao Paulo, SESC, 1992.

[39] Groupe de samba

[40] Raquel Rolnik, « Territórios Negros nas Cidades Brasileiras (etnicidade e cidade em São Paulo e Rio de Janeiro) », Revista de Estudos Afro-Asiáticos, 1989, no 17.

[41] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1831-1832, v. 26, 1923 p. 62

[42] Ernani Silva Bruno, História e tradições da cidade de São Paulo, São Paulo, Brésil, J. Olympio, 1953, p. 738.

[43] Flávio dos Santos Gomes et Maria Helena P. T. Machado, « Migrations dans l’arrière-pays, formes d’occupation des territoires et quilombos itinérants à São Paulo (XVIIIe-XIXe siècles) », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, 26 mai 2015, no 7, p. 173‑210.

[44] J.C. Scott, La Domination et les arts de la résistance, op. cit., p. 317.

[45] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1892, v. 78, 1908, p. 170

[46] Atas da Câmara da Cidade de São Paulo – 1896, v. 81 p. 388

[47] « Ao redor do mundo em S. Paulo – A Saracura », Correio Paulistano, 9/10/1907, p. 4.

[48] Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam/Multitudes, 2020, p. 81‑83.

[49] B. Weinstein, The Color of Modernity, op. cit., p. 92.

[50] Anais da Câmara Municipal de São Paulo – 1921, 1921, p. 60.

[51] « Requerimento n. 49, de 1921 », Correio Paulistano, 20/2/1921, p. 7.

[52] Nous n’avons trouvé qu’un seul article qui annonce, en 1929, la prévision de la destruction de quelques maisons pour permettre les travaux de l’avenue. Sur une photo liée à l’article on voit qu’elles sont bien habitées, néanmoins il n’est pas fait état de quelque protestation de ses habitants. Bien qu’il semble étonnant qu’il n’y en ait pas eu, nous n’avons aucune source pour en attester. « As novas obras da cidade », Diario Nacional, 27/7/1929, p. 12.

[53] Par exemple les demandes de travaux que font les habitants de cette rue dans le Correio Paulistano 31/8/1922, p. 6.

[54] « Impressionante occorrencia », Correio Paulistano, 9/1/1923, p. 4.

[55] « Para que o prefeito foi reeleito ? », Diario Nacional, 5/6/1929, p. 1.

[56] La traduction de ce terme vers le français est compliquée et la référence peut varier selon le locuteur, le lieu et l’époque. Ici, il est fait référence à un « intérieur rural » mais il est plus difficile de dire s’il s’agit de l’intérieur pauliste ou bien s’il pointe en particulier l’intérieur, pauvre, du Nordeste auquel l’expression était souvent rattachée à l’époque.

[57] « O carnaval de um francez – Aggredido a machado », Correio Paulistano, 18/2/1926, p. 3.

[58] « Quando intervietia numa lucta, um soldado foi aggredido », A Gazeta, 11/6/1915, p. 2.

[59] « A serenata dos malandros », A Gazeta, 27/6/1932, p. 8.

[60] Commissão central do recenseamento demographico, escolar e agricola-zootechnico, Recenseamento escolar realizado em 1934, São Paulo, Brasil, 1935.

[61] Teresinha Bernardo, Memoria em branco e negro, São Paulo, Brasil, PUC_SP, 2007, p. 56.

[62] Ibid., p. 62.

[63] « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1

[64] On peut lire le détail des taxes par numéro de chaque rue dans l’édition du Correio Paulistano du 7 juin 1927 page 22

[65] Carte de São Paulo, Secção Cartographicca, Cidade de São Paulo, 1916.

[66] SARA Brasil, Mapa Topográfico do município de São Paulo, 1930.

[67] On évoquait plus haut un article qui pose le statut d’ « assistant de maçon » d’un Portugais tandis que l’Afro-Brésilien est simplement dit « de couleur noire » dans « Scena de botequim », Correio Paulistano, 22/11/1914, p. 7. Et pour toutes sortes d’événements on va bien préciser qu’un Italien du Saracura est « carrossier » dans « Districto da Bela Vista », Correio Paulistano, 22/6/1917, p. 7. quand ce n’est jamais le cas pour un Afro-Brésilien du même quartier, il sera plutôt fait mention de son surnom tel « Alibaba » dans le récit d’un même événement dans deux journaux à la fois « Quando intervietia numa lucta, um soldado foi aggredido », A Gazeta, 11/6/1915, p. 2 et « Soldado aggredido », Correio Paulistano, 11/6/1915, p. 5.

[68] Comme on l’a déjà évoqué plus tôt, on a notamment constaté une majorité de noms à consonance clairement italienne chez les propriétaires qui veulent aménager un commerce à Bexiga dans les archives des « Projetos de obras particulares », Arquivo Histórico Municipal.

[69] Thales de Azevedo, Les élites de couleur dans une ville brésilienne, s.l., UNESCO, 1953, 136 p.

[70] Joan W. Scott, « The Evidence of Experience », Critical Inquiry, 1991, vol. 17, no 4, p. 779. Et, en général, bien que moins précisément : Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Durham, Duke University Press, 1999, 384 p.

[71] Les crues qui sont déplorées dans la presse chaque année vont par exemple jusqu’à détruire des maisons, notamment selon « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1.

[72] Vincenzo Pastore, Instituto Moreira Salles. Geraldo Horácio de Paula Souza, Faculdade de Saúde Pública da Universidade de São Paulo. Acervo Fotográfico do Museu da Cidade de São Paulo. Archives de la Fundação Energia e Saneamento. Claude Lévi-Strauss, Instituto Moreira Salles, 1937.

[73] Les Saracura Grande et Pequena bien sûr mais aussi les Rua Rocha, Paim ou Santanna do Paraiso que l’on a identifié grâce aux articles de presse abordés précédemment et avec des mémoires d’anciens habitants du quartier : J. Moreno, Memórias de Armandinho do Bixiga, op. cit. ; Mario Wagner Vieira da Cunha, « A festa de bom Jesus de Pirapora », Revista do Arquivo Municipal, novembre 1937, XLI. ; Maria Apparecida Urbano, Quem é quem no samba paulista, Clube do Bem-Estar., São Paulo, Brésil, 2014, p. 165.

[74] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, France, Presses pocket, 1984, p. 110.

[75] Lorena Feres da Silva Telles, Libertas entre sobrados: contratos de trabalho doméstico em São Paulo na derrocada da escravidão, text, Universidade de São Paulo, s.l., 2011, p. 159‑173.

[76] Encore en 1930 selon « A Saracura Pequena soterrada sob um diluvio de agua e lama », Diario Nacional, 31/5/1930, p. 1.

[77] On le voit par exemple sur la figure 3 mais aussi sur la photo n°1 du plan figure 2.

[78] Ou feijão, au singulier.

[79] Atas das sessões da Câmara da Cidade de São Paulo – 1902, v. 87, 1923, p. 199.

[80] Oscar Egidio de Araujo, « Alimentação da classe obreira de São Paulo », Revista do Arquivo Municipal, 1940, LXIX.

[81] João Dornas Filho, « A influencia social do negro brasileiro », Revista do Arquivo Municipal, 1938, LI.

[82] G. R. da Cunha (ed.), Trigo no Brasil: história e tecnologia de produção, Passo Fundo, Embrapa Trigo, 2001, 208 p.

[83] « Um grande invento », Diario Nacional, 28/2/1928, p. 2.

[84] Cf les propriétés des commerces évoqués dans la note 29.

[85] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Folio, 1997, p. 113.

[86] Ibid., p. 114.

[87] Ibid., p. 71.

[88] W.R. de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), op. cit., p. 15‑16.

[89] Ibid., p. 28.

[90] Zélia Lopes da Silva, « A Memória Dos Carnavais Afro-Paulistanos Na Cidade de São Paulo Nas Décadas de 20 E 30 Do Século XX », Dialogos, 2012, vol. 16, Supl., p. 55.

[91] Les « festivités » au son des tambours autour des baraquements d’esclaves.

[92] Larissa Nascimento, « “Lembrança eu tenho da Saracura”: Notas sobre a população negra e as reconfigurações urbanas no bairro do Bexiga », Revista Intratextos, 2014, vol. 6, no 1.

[93] Claudia Regina Alexandre, Exu e Ogum no terreiro de samba: um estudo sobre a religiosidade da escola de samba Vai-Vai,Universidade Católica de São Paulo, São Paulo, Brésil, 2017, p. 140‑153.

[94] Roger Bastide, Poètes et dieux : études afro-brésiliennes, traduit par Luiz Ferraz, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 226.

[95] Yohann Lossouarn, « Populações negras na transição metropolitana de São Paulo » dans Transições Metropolitanas, Annablume., Sao Paulo, 2019, p. 265‑284.

[96] C.R. Alexandre, Exu e Ogum no terreiro de samba: um estudo sobre a religiosidade da escola de samba Vai-Vai, op. cit.

[97] Espace de culte afro-brésilien.

[98] W.R. de Moraes, Escolas de samba de São Paulo (capital), op. cit., p. 30.

[99] N. Marzola, Bela Vista, op. cit.

[100] N. Marzola, Bela Vista, op. cit.

[101] Wilson Gambeta, A bola rolou: o Velódromo Paulista e os espetáculos de futebol (1895-1916), s.l., 2015.

[102] Nous utilisons cette orthographe brésilienne souligner ses constructions spécifiquement brésiliennes.

[103] E.S. Bruno, História e tradições da cidade de São Paulo, op. cit., p. 612.

[104] Bernard Gontier, Bexiga, São Paulo, Brésil, Mundo Impresso, 1990, 150 p.

[105] « Extra Hero’e Brasil (1) x Juv. Torinenses (0) », A Gazeta, 3/2/1932, p. 8.

[106] Zélia Lopes da Silva, « A Memória Dos Carnavais Afro-Paulistanos Na Cidade de São Paulo Nas Décadas de 20 E 30 Do Século XX », Dialogos, 2012, vol. 16, Supl., p. p.37-68.

[107] Cette idée et ces deux termes sont issus du §44 du cahier 10 partie II : Antonio Gramsci, Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, s.l., Gallimard, 1978, 552 p.

 

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