Quand l’écriture du moi transcrit la Mémoire collective : à propos de Ḏâkirat li al-nisyân (Une Mémoire pour l’oubli) de Mahmoud Darwich et de Nuǧûm arîḥâ (Etoiles sur Jéricho) de Liana Badr

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Darouèche Hilali Bacar

Résumé
Cet article porte essentiellement sur l’étude de Ḏâkirat li al-nisyân (Une Mémoire pour l’oubli, 1987, trad. 1994) et Nuǧûm arîḥâ (Etoiles sur Jéricho, 1993, trad. 2001), deux romans qui racontent respectivement l’histoire d’un personnage tourmenté et en exil, hanté par le rêve et la nostalgie, qui tente de renouer avec un passé douloureux. Le caractère autobiographique de ces deux ouvrages marque un tournant radical dans l’œuvre de leurs auteurs. Après avoir longtemps incarné la figure d’« auteurs militants », Mahmoud Darwich et Liana Badr changent de perspective narrative : ils adoptent l’écriture de soi, se livrent davantage aux lecteurs et partagent avec ces derniers le regard qu’ils portent sur l’histoire. L’article se propose d’analyser la particularité de cette écriture autobiographique à travers les similitudes entre les deux récits, tout en décelant la part de fiction. Cette analyse nous conduit, tout d’abord, à montrer la difficulté qu’il y a pour un individu, en quête de soi et d’un passé perdu, à traiter de la réalité historique. Nous verrons par la suite que l’un des rôles principaux de l’écrivain dans une société est d’être le gardien de la mémoire collective. Enfin, nous montrerons que la visée de l’auteur va au-delà d’une simple transcription de la Mémoire collective pour atteindre une dimension universelle de l’histoire.

Abstract
This article focuses on studying Ḏâkirat li-l-nisyân (Memory for forgetfulness, 1987) and Nuǧûm arîḥâ (Jericho’s stars, 1993) two novels, each one telling the story of a character tormented and exiled who finds himself in a constant dreamlike and nostalgic search of a lost past. The autobiographical nature of these two novels marks a turning point in the work of their authors. Indeed, after assuming the role of “militant writers” for a long time, Mahmoud Darwich and Liana Badr alter their views by revealing more of their personal feelings and experiences so as to bring the reader to share their own view on History. It is relevant to point out the specificities and similarities of these two autobiographical writings as well as the fictional elements they contain. First, we concentrate on studying how difficult it is for an individual to deal with historical events while searching for one’s own self and trying to recapture one’s lost past. This leads us to show that, in a society, the main role of the writer is to be the guardian of the people’s memory, a memory that do not only concern a particular community but that involves everyone in a universal history dimension.

Darouèche Hilali Bacar (né en 1982) est doctorant en études arabes à l’Université Lumière Lyon 2. Il est rattaché au Groupe d’Etudes et de Recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO), où il mène ses recherches sur la littérature arabe contemporaine. Il s’intéresse particulièrement à l’expression et la représentation de soi dans la fiction romanesque. Après avoir soulevé la problématique de l’autobiographie, il approfondit ses réflexions sur la validité de l’autofiction pour mieux appréhender la « fictionnalisation de soi » et des faits socio-historiques dans le roman arabe contemporain. darhilali@gmail.com Le titre de sa thèse est « L’autofiction en question : une relecture du roman arabe à travers les œuvres de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf ».


« L’écrivain est celui qui, au plus près de la vie, se glisse dans les interstices de l’histoire pour mettre en lumière des moments, des lieux, des faits, réels ou imaginaires, et les donner à voir. Cette incursion dans l’histoire par le biais de la mémoire individuelle ou collective, se fait par ce que l’on désigne comme récits de fiction, formulation qui prend en compte la part d’imaginaire présente dans chaque œuvre. Face à la vérité souvent discutable de la mémoire, l’écrivain se propose d’écrire une histoire, imprégnée ou non de son vécu, de souvenirs, avec, souvent, le désir de re-constituer des moments de la vie d’un peuple, d’un groupe ou d’un homme, parfois l’un de ces héros anonymes relégués dans les oubliettes de l’histoire. C’est d’ailleurs en cela que l’on a pu dire que ‘‘les œuvres littéraires peuvent constituer la mémoire de l’humanité’’. »

Maïssa Bey, « Les cicatrices de l’histoire », p. 33-37.

Introduction

L’une des problématiques que pose la fiction romanesque dans son acception générique est sa relation avec la société, son rapport avec l’histoire. Longtemps dans le monde arabe, cette problématique a été traitée par la critique littéraire sous l’angle du réalisme. Ces dernières années, elle se trouve à nouveau posée dans des recherches dont l’objet est de comprendre la « fictionnalisation » des faits sociaux et historiques à partir d’un corpus d’étude incluant à la fois les récits personnels (autobiographie, journal intime, confessions, mémoires, etc.) et les récits portant un double pacte de lecture, fictionnel et référentiel [1], définis comme des « romans » (riwâyât). Ceux-ci donnent une vision subjective de la société et des événements politiques, en un mot de l’histoire. C’est pourquoi la fiction romanesque devient, pour tout chercheur travaillant dans les sciences humaines du monde arabe, l’une de ses sources privilégiées.

Cette problématique conditionne la représentation de l’individu et de la société arabes dans la fiction romanesque, objets de nos travaux antérieurs sur l’écriture autobiographique dans la littérature palestinienne contemporaine [2], dite « littérature engagée » (adab al-iltizâm [3]). Une littérature qui se caractérise par l’implication directe de l’auteur en tant que militant et porte-parole de sa communauté. Lorsqu’on étudie l’écriture autobiographique, il est difficile de distinguer, d’une part, le « moi singulier » de l’auteur du « moi collectif » et, de l’autre, de déceler le passage de l’un à l’autre ; l’auteur restant fidèle à lui-même et à son projet littéraire. Ceci nous a amené à questionner le terme même d’« autobiographie engagée », telle qu’elle est représentée par les textes de Mahmoud Darwich et de Liana Badr [4], avec pour hypothèse qu’il s’agirait plutôt d’une écriture hybride qui, dépassant les frontières narcissiques de l’autobiographie, s’inscrit dans un « récit transcendant » au sein duquel le vécu de l’auteur entre en résonnance avec celui d’autres peuples au destin similaire.

Les récits Ḏâkirat li al-nisyân (Une mémoire pour l’oubli) et Nuǧûm ’arîḥâ (Etoiles sur Jéricho) [5] présentent une démarche similaire qui consiste à traiter des événements historiques à partir du vécu de l’auteur. Les deux auteurs reviennent sur leur parcours qui les mène de la Palestine à l’exil et narrent les événements qui les ont marqués. Poète mondialement connu pour son œuvre, mais aussi pour son engagement en faveur de son pays, Mahmoud Darwich (1941-2008) raconte son parcours d’exilé et les années passées dans la capitale libanaise, en particulier durant le siège de Beyrouth en 1982. Il faut noter que Ḏâkirat li al-nisyân est l’un des rares textes du poète écrit en prose, dans lequel il relate son cheminement personnel [6]. Ce texte marque une étape chez son auteur, longtemps considéré comme un auteur engagé. À la lecture de ce récit, écrit Yves Gonzalez-Quijano :

« On se rend compte que ce texte confirme un choix d’écriture, celui de la poésie, mais qu’il annonce également un tournant poétique. D’une certaine manière, la figure du poète militant qu’a pu incarner Darwich à certains moments de son œuvre, surtout à ses débuts, va progressivement disparaître au profit d’une autre, liée à une conception de l’œuvre poétique beaucoup plus universelle. » [7]

En effet, pour appréhender l’histoire, le style devient polyphonique et fragmentaire [8]. Ceci vaut aussi pour le récit de Liana Badr. Romancière et cinéaste, elle est l’une des voix dissidentes de la littérature palestinienne contemporaine, celles des femmes qui s’introduisent et occupent « l’espace public » avec la littérature pour exprimer leurs opinions sur la société et sur les affaires politiques. Elle milite aux côtés de poétesses et romancières de grand renom, comme Sahar Khalifa ou Fadwa Touqan (1917-2003), à qui elle consacrera à cette dernière un documentaire [9]. Auteure de nombreux récits, dont le roman Bûṣala min aǧl ʿubbâd al-šams (Une boussole pour un soleil, 1979), Liana Badr se fait reconnaître sur la scène littéraire arabe et internationale grâce à la publication de Nuǧûm ’arîḥâ. Ce récit, sous forme de roman, raconte son histoire personnelle. Elle y relate sa jeunesse et son adolescence dans la ville de Jéricho où son père a été muté en tant que médecin ; c’est durant cette période qu’elle assiste à l’invasion de Jéricho par l’armée israélienne en 1967 [10]. Ce récit marque un tournant dans son écriture, tournant comparable à celui effectué par Mahmoud Darwich et qui conduit Liana Badr à appréhender l’histoire sous forme de mosaïque (lawḥa fusayfisâ’iyya), selon les termes de Muḥammad Ayyûb. Le récit « nous présente une vue panoramique de la cause palestinienne, comme la romancière l’a psychologiquement vécue » [11]] : elle évoque ses souvenirs qui se mêlent aux histoires singulières des autres personnages, ce qui donne une vision globale du siège de Jéricho.

Pour tenter de comprendre comment l’écriture autobiographique peut être mise au service d’un engagement, notre étude empruntera principalement trois pistes.

Tout d’abord, nous essaierons de montrer que ces récits représentent un moment essentiel dans l’œuvre des deux écrivains et de la littérature palestinienne, en général. Un moment où auteurs littéraires et acteurs militants cherchent à se réconcilier avec eux-mêmes en adoptant une narration introspective pour mieux interroger leur « moi » face à une histoire meurtrie par les guerres et par la quête incessante d’une terre d’asile. Cette confrontation à l’histoire les pousse à mettre en parallèle leur parcours respectif et celui de leur communauté. Leur réputation d’écrivains engagés donne une dimension collective à l’histoire de Beyrouth et de Jéricho ; ce n’est plus une expérience personnelle, elle devient expérience collective. Nous verrons, enfin, que les auteurs ne limitent plus leurs récits à eux-mêmes ni à un public particulier ni à une sphère géographique ou politique. Ils s’adressent plutôt à un public plus large. Ils expriment des aspirations et des sentiments communs à l’humanité pour donner au récit une dimension presque universelle.

I. Face à la réalité historique : la douleur d’être soi

Lorsque Mahmoud Darwich écrit Ḏâkirat li al-nisyân, et plus tard, lorsque Liana Badr rédige Nuǧûm ’arîḥâ, c’est, pour l’un comme pour l’autre, tenter de se réconcilier avec leur passé, avec l’histoire et surtout avec leur propre conscience. Certains y voient une sorte de « cure psychologique » qui permet de revenir sur un passé douloureux, d’effectuer un retour sur soi pour « méditer sur la patrie, le monde et les choses de la vie […] », car, depuis leurs terres d’asile, les deux ressortissants palestiniens « découvre[nt] le paysage dans son ensemble » [12]. Mahmoud Darwich trouve refuge à Paris où il compose son texte et Liana Badr adopte la capitale tunisienne comme terre d’accueil.

Pendant ce temps de « cure » ou de « méditation », ils revisitent leur parcours personnel et militant, avec les différentes étapes de leur vie errante comme repères. Ils racontent l’« introspection douloureuse des personnages » et se concentrent sur « le sujet et ses perceptions, [sur] l’individu vivant un certain moment historique » [13] : pour Mahmoud Darwich, les bombardements massifs sur Beyrouth en 1982, pour Liana Badr, narratrice-héroïne, sa nostalgie profonde. Dans cette introspection, ils se révèlent à eux-mêmes ainsi qu’au lecteur.

A. L’inconscient : quête de soi

Le début et la fin des deux récits permettent de suivre la quête de soi et de mettre au jour la part individuelle des deux auteurs. Au début de Ḏâkirat li al-nisyân et de Nuǧûm ’arîḥâ, deux faits marquants déterminent la structure et la narration des textes : le siège de Beyrouth, du moins les premières heures qui précèdent l’assaut final chez Mahmoud Darwich et le profond sentiment de nostalgie pour la patrie chez Liana Badr. Cela les oblige tous deux à se plonger dans leur monde intérieur et à s’interroger sur leur vie en tant qu’individu et citoyen. Leur moi profond est ainsi donné à voir aux lecteurs.

Ḏâkirat li al–nisyân et Nuǧûm arîḥâ débutent et se terminent par un « discours intérieur » exprimant la pensée et les sentiments de l’auteur au moment de l’écriture. Le récit de Mahmoud Darwich s’ouvre et se clôt sur un dialogue intérieur (il s’agit d’un manâm, un sommeil dans lequel est plongé le narrateur-personnage principal). Il s’y met en scène avec un interlocuteur inconnu, une femme, sans doute la ville de Beyrouth [14]. Ils parlent de leur rencontre, de leur relation et des événements de l’époque (août 1982) :

Du rêve naît un autre :

– Tu vas bien ? Je veux dire : tu es vivant ?

– Comment savais-tu qu’à l’instant je dormais, la tête sur tes genoux ?

– Parce que tu m’as réveillée en bougeant dans mon ventre. J’ai compris que j’étais ton cercueil. Es-tu vivant ? M’entends-tu bien ?

– Est-ce que cela arrive souvent que je sois tiré d’un rêve par un autre rêve, qui explique le premier ?

– C’est ce qui nous arrive, à toi et à moi. Es-tu vivant ?

– A peu près.

– Les démons t’ont fait du mal ?

– Je ne sais pas, mais il reste du temps pour mourir.

– Ne meurs pas tout à fait !

– J’essaierai.

– Ne meurs jamais !

– J’essaierai.

– Dis-moi : quand est-ce arrivé ? Je veux dire : quand nous sommes-nous rencontrés ? Quand nous sommes-nous séparés ?

– Il y a treize ans [15].

À la fin du récit, le dialogue se termine sur un adieu. Le narrateur prend conscience de l’imminence de son départ vers l’inconnu. Il redoute la séparation, tel un amant, forcé de quitter sa bien-aimée malgré lui :

– Tu es vivant ?

– Quelque part entre la vie et la mort.

– Tu es vivant ?

– Comment savais-tu qu’à l’instant je dormais la tête sur tes genoux ?

– Parce que tu m’as réveillée en bougeant dans mon ventre. Tu es vivant ?

– Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Mais est-ce que cela arrive souvent que nous soyons tirés d’un rêve par un autre rêve, qui explique le premier ?

– C’est ce qui arrive maintenant. Tu es vivant ?

– Tant que je rêve c’est que je suis vivant. Les morts ne rêvent pas.

– Tu rêves beaucoup ?

– Quand je m’approche de la mort.

– Tu es vivant ?

– À peu près, mais il reste du temps pour mourir.

– Ne meurs pas.

– J’essaierai.

– M’as-tu aimée ?

– Je ne sais pas.

– M’aimes-tu maintenant ?

– Non.

– Les hommes ne comprennent rien aux femmes.

– Ni les femmes aux hommes.

– Personne ne comprend personne.

– Personne ne comprend personne.

– Personne ne comprend…

– Personne.

– Personne [16].

Le récit de Liana Badr s’ouvre par un « discours intérieur », récit narratif ou descriptif de l’état psychologique de la narratrice-personnage principal. Celle-ci apparaît au lecteur, émergeant de son sommeil. Elle éprouve donc des difficultés à se concentrer, à avoir les idées claires pour écrire son roman (Nuǧûm arîḥâ). Le manque d’inspiration la conduit à se remémorer le passé : son séjour au Liban, la mort d’une connaissance (une certaine Oum Souad) lors du massacre de Sabra et Chatila, la Palestine et l’instabilité politique, son départ de Jéricho en 1967. À l’image du système narratif retenu par Mahmoud Darwich, la narratrice retrouve sa voix intérieure pour évoquer, à la fin du récit, sa nostalgie de sa terre natale, de la ville qui l’a vue grandir, Jéricho. Ainsi s’ouvre le récit :

Aujourd’hui, c’est vendredi. Les yeux fermés, je vois la poussière partout dans la maison, sur le carrelage, les meubles en bois, le cadre d’aluminium des fenêtres. […] Non, me dis-je. Il faut que je me lève et que j’écrive. Tant pis si mes yeux me font mal, si la douleur se réveille dans mes jambes couvertes d’ecchymoses lorsque je me cogne aux malles et aux valises entassées entre le lit et le mur. Je n’ai pas encore défait mes bagages. J’ai préféré garder mes affaires emballées pour ne pas avoir à les laisser là en cas de départ impromptu, pour ne pas être prise au dépourvu comme l’ont été la plupart des Palestiniens en 1948, 1956, 1967, 1970, 1982. […]. Non, me dis-je. Il vaut mieux que je reste ici à écrire un roman [17].

À la fin du récit, la narratrice, dans une chambre d’hôpital en compagnie de son père malade, rêve de son pays, de la ville de Jéricho qu’elle a quittée depuis de longues années. Elle s’évade alors dans un songe :

Sur le canapé, face à la fenêtre, mon père s’efforce de bouger ses membres. Lui qui ne peut tenir sur ses jambes, le voilà qui se soulève et se redresse. Le dos, les épaules, le cou, peu à peu. Il se tient debout, à la fenêtre, devant Jéricho, cette part de nous-mêmes. Je le vois, claudiquant devant le tourne-disque, ragaillardi par ces chansons que le temps ne peut user. Mon père, me voici ! C’est moi, ta fille. Je suis l’enfant qui a instruit son père. Ici, sur cette plage de sable imprégné de sel, le soleil décline peu à peu. Que viennent les étoiles ! Au seuil de ce matin, les étoiles sur Jéricho [18].

Sous forme de dialogue fictif et de récit narratif, au début et à la fin des récits de Mahmoud Darwich et de Liana Badr, on trouve par conséquent l’emploi d’un « discours intérieur » qui fait écho au cadre général, celui d’un univers bouleversé par les guerres et l’exil. Dans Ḏâkirat li al–nisyân, le lecteur rencontre un narrateur troublé par les bombardements de la ville où il se trouve, trouble qui subsiste jusque dans son plus profond sommeil. Dans Nuǧûm arîḥâ, le statut d’exilée pèse sur la conscience de la narratrice. Elle se sent étrangère à la société tunisienne qui l’a accueillie. Son malaise psychologique la ramène à son passé, à travers le parcours de son exil ; elle a la nostalgie du pays perdu.

B. Réminiscences : quête d’un passé perdu

Au « discours intérieur » qui anime les deux auteurs, se mêlent des souvenirs [ḏikrayât] d’enfance et d’adolescence, exprimés dans un style fragmentaire, fortement influencé par l’état psychologique des narrateurs-personnages principaux. Chez Mahmoud Darwich par exemple, l’enfance tient une place mineure. Elle surgit de temps à autre sous forme d’analepses brèves et concises à l’accompli [al-mâḍî]. En général, ces analepses ne renseignent pas le lecteur sur les antécédents du personnage [19]. Elles expriment, par des repères de temps tels que « munḏu arbaʿa wa ṯalâṯîn sana » [depuis près de trente-quatre ans] (p. 80) ou « qabla ʿašari sinîn » [il y a dix ans] (p. 90), la quête d’un passé perdu que l’auteur cherche à retrouver sans y parvenir, comme dans cette phrase :

J’étais devenu un poète à la recherche d’un enfant qui était en lui, qu’il avait laissé quelque part et oublié [20].

Avec le souvenir de ses jeunes années, le narrateur-personnage principal évoque son premier contact avec le Liban, en particulier son voyage avec son grand-père à Damour, puis à Beyrouth et son retour avec sa famille en Galilée dans la clandestinité (p. 90).

Quant à Liana Badr, elle relate longuement ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Pourtant, on ne peut les comparer aux récits d’enfance d’autres écrivains palestiniens, par exemple celui de Jabra Ibrahim Jabra dans al-Bi’r al-ûlâ (Le premier puits, 1987) ni celui de Fadwa Touqan dans Riḥla ǧabaliyya riḥla ṣaʿba (Le rocher et la peine, 1988). Ce retour dans le passé se caractérise par une chronologie discontinue mêlant le présent, le passé et le futur. Dans le premier chapitre, la narratrice-personnage principal se remémore ses premières années à Jéricho bouleversées tantôt par le contexte politique (l’exil avec sa famille en Jordanie pour fuir la guerre, p. 9-10), tantôt par les conditions sociales (la poursuite de ses études en Egypte par exemple, p. 70), où Liana Badr se plaît à raconter ce passé lointain. Cependant, un fait bouleverse le récit de ses souvenirs lorsque, au quatrième chapitre, la narratrice perd sa mère (p. 67).

Ce « drame » personnel va influencer le cours de la narration et introduire une certaine distance entre la narratrice adulte (l’auteure) et le personnage principal qui n’est autre que la jeune fille qu’elle fût. La romancière adopte alors un point de vue externe pour parler d’elle-même, en utilisant la troisième personne du singulier (hiya/elle), en se désignant par al-ṭifla, l’enfant ou la petite fille (p. 113-118). Cette stratégie narrative a déjà été employée par d’autres écrivains dans leurs récits autobiographiques, comme Taha Hussein (1889-1973), un des chantres de la littérature moderne du monde arabe. Objet de controverse de la critique littéraire, son Kitâb al-ayyâm (Le livre des Jours, publié en trois volumes : 1929, 1939 et 1955) est un récit autobiographique dans lequel l’écrivain égyptien relate sa propre histoire tout en jouant sur l’ambiguïté et l’artifice par l’utilisation de la troisième personne du singulier et le recours à un personnage imaginaire, al-ṣabî (l’enfant). Cela permet à Taha Hussein de se distancier et de parler de lui-même comme s’il s’agissait d’un autre et de rester caché [21]. Le choix de Liana Badr est, semble-t-il, différent puisque cette narration à la troisième personne y est marginale (elle n’apparaît que sur cinq pages). Il s’agit davantage d’une sorte de lapsus calamae, qui renvoie à un emploi involontaire d’un terme ou bien d’un personnage à la place d’un autre. Elle passe en effet de la première à la troisième personne du singulier pour se saisir de son « moi » en imbriquant ses souvenirs et son état psychologique.

La réalité historique influe sur l’écriture de ces récits et oblige leurs auteurs à se remettre en cause, à sonder leur conscience et leur inconscient pour accéder non sans difficulté au passé et à se placer dans un contexte historique prégnant.

II. L’écrivain et l’Histoire : gardien de la mémoire collective

Appelé à s’engager et à prendre position à la demande de la classe dirigeante, au moment du lancement des premières réformes sociales et politiques dans un monde arabe en pleine mutation au cours des XIXe et XXe siècles, l’écrivain arabe est aussi sollicité par les mouvements populaires enracinés dans des idéologies nationalistes pour la défense du droit des peuples, de la souveraineté des pays, de l’émancipation de la femme et de l’éducation pour tous, ou encore pour lutter contre la pauvreté [22]. L’écrivain arabe s’engage aussi sur les questions de société, reste attentif à leur évolution et leur mutation, adapte son discours poétique et romanesque. Il déploie tout l’arsenal de la fiction romanesque au service de la cause nationale. Il exprime aussi son mal-être que partagent les peuples arabes qui assistent aux défaites de leurs pays. Ainsi, on verra Naguib Mahfouz dans ses entretiens revenir sur la défaite de juin 1967 [23] et reposer cette question du rapport de l’écrivain à sa société :

« […] Comme un coup de tonnerre, la radio a annoncé le retrait de nos troupes. Puis, j’ai appris que Nasser allait s’adresser, l’après-midi, à la nation. Au café Riche, avec quelques-uns de mes amis, nous avons écouté dans un silence effrayant la déclaration solennelle de Nasser. Lorsqu’il a fini de parler, j’ai ressenti une fissure intérieure. Sans un mot, je suis rentré chez moi [24]. »

Et, plus loin, il ajoute ces quelques mots :

« Je me suis senti, comme des millions d’Egyptiens, dans la position de celui qui a donné tous pouvoirs à un avocat pour plaider une cause, vitale pour lui, mais cet avocat a perdu le procès et renoncé à lui donner une suite. Moi, ce client qui ne savait rien des pièces du dossier, je n’avais d’autres choix que de retenir l’avocat et de le solliciter de faire appel [25]. »

A. L’écrivain au regard de la société : l’engagement, un choix ou un devoir ?

L’étude de l’autobiographie nécessite une approche sociologique de la société dans laquelle l’écrivain évolue, des interactions et des rapports entre les individus et lui-même. C’est une donnée certes extratextuelle mais importante pour comprendre la représentation de soi dans le champ fictionnel, ou la « fictionnalisation » des faits historiques. Philippe Lejeune a fondé sur cette donnée sociologique ses travaux théoriques sur l’autobiographie. Pour délimiter son champ d’action et avertir le lecteur, le poéticien français affirme dès le début de son premier essai que « l’autobiographie n’a rien d’éternel : c’est un phénomène propre à l’Europe occidentale, qui a à peine deux siècles d’existence […] » [26]. Ces propos permettent de relativiser la compréhension que l’on peut avoir des données historiques et d’éviter de tomber dans un certain ethnocentrisme. Ainsi, c’est parce que la société française, et occidentale de manière générale, ont bénéficié de réformes sociales, religieuses, politiques et économiques que l’individu s’est retrouvé à occuper le devant de la scène. Il est devenu le point de départ et l’aboutissement de toute mutation sociale, centre de gravitation et acteur de la société. Le dernier essai de Philippe Lejeune amène à penser que l’autobiographie serait le signe de l’émancipation de l’individu occidental, initiée par Jean-Jacques Rousseau [27]. En effet, ses Confessions illustrent la prise de parole de l’individu occidental dans la fiction littéraire : il s’agit d’un « dévoilement total de la vie d’un homme qui, paradoxe apparent, se déclare différent de tous les autres, et même unique, au moment même où il se donne pour représentatif » [28]. Dans son rapport avec la société, l’écrivain arabe et palestinien en particulier s’inscrit souvent dans une autre perspective pour plusieurs raisons. La première tient à la nature des sociétés arabes qui, même aujourd’hui, répondent encore, à certains égards, aux critères des sociétés dites « holistes » [29]. Contrairement à la société individualiste, la société holiste s’appréhende, non pas par l’individu (ou par la singularité d’un fait), mais par un ensemble d’individus ou de faits sociopolitiques. C’est une société dans laquelle les membres sont unis par un lien communautaire fort, s’identifient dans et à travers des valeurs fondatrices où la religion, la tradition, la croyance en des mythes fondateurs et unificateurs tiennent une place prépondérante. En d’autres termes, c’est une société où l’esprit collectif et la solidarité sont présents et façonnent le paysage social et politique à certaines périodes de l’histoire. Presque un siècle après la nahḍa, la Renaissance arabe du XIXe siècle, ce mécanisme social, hérité de la civilisation arabo-musulmane, existe encore aujourd’hui dans cette région du monde, par exemple dans le système tribal (al-qabâ’il ou al-‘ašâ’ir) toujours présent dans certaines de ses sociétés [30]. La seconde raison tient au contexte dans lequel évolue la littérature palestinienne, c’est-à-dire l’après Seconde Guerre mondiale, une époque charnière durant laquelle le discours nationaliste pour l’Indépendance va embraser l’ensemble des sociétés arabes et être au centre des réflexions, politiques et littéraires. À la fois spectateur et acteur des évènements, l’écrivain met évidemment sa plume au service de la cause commune, pour ne pas voir son œuvre marginalisée par la critique littéraire [31]. Le souffle de l’engagement littéraire s’estompe avec la fin des hostilités dans quelques pays arabes, avec l’avènement des États-nations, par exemple en Egypte, au Maghreb ou au Soudan alors que dans d’autres contrées du Proche-Orient, l’engagement littéraire se renforce, en particulier chez les écrivains palestiniens. Ainsi, des années plus tard, Mahmoud Darwich commentera son engagement littéraire dans un entretien :

« Je n’ai pas retrouvé ma patrie personnelle. Ni mon lieu personnel. Mon lieu premier a été dès le départ supprimé. C’est pourquoi, lorsque je raconte mon histoire, je dis forcément une histoire collective, celle de toute la Palestine. Mais arrêtons avec ces considérations sur le personnel et le collectif, le ‘‘moi’’ et le ‘‘groupe’’. Le destin a voulu que mon histoire individuelle se confonde avec une histoire collective, et que mon peuple se reconnaisse dans ma voix [32]. »

En effet, après la défaite de 1967, la Palestine devient la cause principale des Arabes et supplante tous les discours sur le panarabisme et le panislamisme. Dans la littérature, la cause nationale devient un leitmotiv et une source d’inspiration de toute la production poétique et romanesque. L’écrivain est à nouveau sollicité et occupe le devant de la scène. On lui demande de « créer pour son peuple une patrie dans les mots, préparant ainsi les retrouvailles avec une mère-patrie dont l’éloignement est vécu comme une douloureuse absence. » [33]. C’est la langue, comme le dit Liana Badr : « Je nagerai dans ma langue, en quête d’une patrie d’accueil. Et dire que lorsque je vivais à Jéricho, je ne savais pas ce que c’était là, la patrie. [34] », qui est la patrie. Et c’est la mémoire individuelle, comme le dit Mahmoud Darwich : « Personne ne souhaite oublier, ou plus exactement personne ne souhaite être oublié. Plus pacifiquement, on fait des enfants pour qu’ils portent un nom, pour qu’ils reprennent, de leurs pères, le fardeau d’un nom, ou sa gloire [35] », qui fait la Mémoire collective et assure la transmission d’une génération à l’autre.

B. Des histoires singulières dans l’écriture historique

Selon Amina Rachid, « le récit fictif dit également sans doute mieux que l’histoire et le discours officiels l’occupation de la Palestine, sous forme d’histoires de gens simples, expulsés de leurs terres, errant d’exil en exil ou forcés de vivre en territoire occupé dans le pays qui a changé de nom » [36]. Constitués d’histoires singulières auxquelles se mêlent les histoires personnelles de leurs auteurs, Ḏâkirat li al–nisyân et Nuǧûm arîḥâ s’inscrivent ainsi dans cette perspective et contribuent eux aussi à l’écriture d’une Mémoire commune. Les deux récits abandonnent progressivement la narration intradiégétique [37] (où l’auteur est à la fois sujet et auteur de l’histoire) pour mettre en scène les personnages secondaires qui prennent, au même titre que le protagoniste, la parole pour s’exprimer. Diverses techniques narratives sont alors mises à contribution pour faire évoluer les récits, en l’occurrence l’adoption du point de vue externe, l’usage fréquent des dialogues et l’apparition de nombreuses voix narratives qui se partagent la narration intradiégétique.

Dans un premier temps, les auteurs se contentent tout simplement et objectivement de rapporter les propos des personnages secondaires ou de narrer leur vécu. Dans Ḏâkirat li al-nisyân, Mahmoud Darwich consacrent, par exemple, plusieurs passages aux militants de l’OLP. Ces militants, connus sous le terme de « feddayins », sont évoqués à la troisième personne du pluriel (hum/ils, eux). Basés au sud de Beyrouth, leur présence sur le sol libanais est controversée parce qu’ils représentent une force militaire étrangère et combattent sur plusieurs fronts. Pour certains, ce sont de valeureux combattants qui tiennent tête à l’armée israélienne lors du conflit de 1982 et défendent la souveraineté du Liban. Pour d’autres, ils ne sont que des éléments étrangers et gênants, ou bien encore les responsables du drame qui s’abat sur le pays, comme en témoigne le vif débat dans lequel l’auteur-narrateur est pris à partie par une Libanaise : Cramponnée à ses convictions, elle prenait plaisir à la polémique. […] Malgré tout ce qui remontait en moi, j’évitais d’envenimer les choses, protestant :
– Ce n’est pas mon problème.
– C’est quoi, alors, ton problème ? reprenait-elle pour me harceler. Je tergiversais :
– Mon problème, c’est de savoir quel est mon problème. Au fait, est-ce que le propriétaire a ouvert les vannes ?
– Ne détourne pas la conversation. Tu sais bien qu’il n’y a pas de problème entre les maronites et les juifs.
– Non, je ne le savais pas.
– Tu sais bien que ce sont nos alliés.
– Non.
– Mais alors, tu ne sais donc rien ?
– Je sais que l’eau n’est pas inodore, incolore et sans saveur.
– Pourquoi vous ne retournez pas chez vous et qu’on en finisse une fois pour toutes ?
– Comme ça, tout simplement, on retournerait chez nous et ce serait fini ?
– Mais oui ! [38]

Par cette métaphore, le poète révèle qu’il a compris que l’attaque s’adresse à la fois aux Feddayins et à l’ensemble des Palestiniens présents sur le sol libanais. Il nous montre aussi que leur identité se limite à l’emploi des pronoms personnels : « hum/ils » dans la narration descriptive, « antum/vous » et « naḥnu/nous » dans les dialogues, un anonymat que Mahmoud Darwich s’emploie à briser. Il consacre donc quelques pages à Samir, jeune feddayin gravement blessé au combat et qui décédera après un long coma. Il décrit son parcours personnel qui le hisse au rang de martyr (p. 32-35). Pourtant, sa tentative reste lettre morte puisque l’histoire s’acharne sur les Palestiniens et les condamne à l’oubli. Sur ce point, Yves Gonzalez-Quijano écrit : « Il convient de remarquer que la métaphore analytique se redouble, dans cette expérience de l’été 1982, d’une métaphore politique. En effet, au moment où les Palestiniens, enfin, ‘‘accèdent à la mémoire’’, c’est-à-dire au moment où la communauté internationale finit par reconnaître leur existence – il faut rappeler qu’on parle en 1982, pour la première fois, d’une guerre israélo-palestinienne et non plus d’un conflit israélo-arabe -, cette existence ne leur est accordée que dans la mesure où ils vont disparaître, où ils vont quitter la ville pour gagner d’hypothétiques camps d’accueils dans différents pays arabes [39]. » Néanmoins, leur consacrer une place dans un récit introspectif est pour le poète une victoire car, dit-il, « Personne ne souhaite être oublié ! » [40]. Dans Nuǧûm arîḥâ, Liana Badr évoque des histoires singulières des hommes et des femmes dans une société frappée par la pauvreté, tant dans les zones rurales qu’urbaines (p. 229-203). Elle raconte la vie quotidienne des camps de réfugiés palestiniens (p. 116). Mais l’élément le plus révélateur du destin des Palestiniens est sans doute l’expérience de l’exil tel que Liana Badr nous la raconte à travers un de ses personnages, Hussein, exilé au Koweït. L’histoire de son exil, nous l’apprenons par la voix de la mère de ce dernier. Hussein, enfant d’une famille modeste, souhaite épouser une jeune fille de la classe moyenne. Comme tant de Palestiniens, il se rend dans le Golfe, pour travailler et économiser suffisamment d’argent afin de se marier. Malheureusement pour lui, son séjour se prolonge jusqu’au début de l’invasion irakienne. Une lettre envoyée par Hussein à sa mère nous en apprend davantage sur sa situation au Koweït : Je passe presque tout mon temps, jusque tard dans la nuit, au volant d’une fourgonnette, à transporter des types aussi misérables que moi. Le vent chaud me crève. J’ai toujours un mouchoir imbibé d’eau sur le cou ou sur la tête. Ah ! Si tu voyais les humiliations et les mauvais traitements que je subis ! […] Les gens que je côtoie ignorent que je suis un être humain, et moi-même j’en viens à douter de l’humanité. On vient ici pour amasser de l’argent et s’en aller. Mais c’est difficile, car le coût de la vie est élevé, et l’on dilapide l’argent pour le strict nécessaire [41]. L’histoire de Hussein est symbolique de celle des Palestiniens émigrés, parfois clandestinement, aux pays du Golfe, l’eldorado oriental des années 1970. La réalité qu’ils découvrent est bien différente de celle qu’ils ont imaginée tant la vie est chère et leur existence est faite de précarité et d’humiliations. Le rêve d’une vie meilleure se transforme très vite en drame social. Ce thème est largement traité par les premiers romanciers palestiniens, en particulier le nouvelliste Ghassan Kanafani, auteur de Riǧâl fî al-šams (Des hommes sous le soleil, 1963) et Mâ tabaqqâ lakum (« Ce qu’il vous reste », 1966).

Dans un second temps, les auteurs s’effacent de la narration et laissent la parole aux personnages secondaires pour s’exprimer à la première personne [42]. Ces derniers parlent de leur expérience, partagent leur avis sur les évènements historiques et apportent des informations supplémentaires sur des faits ou personnages évoqués par le narrateur-personnage principal. On observe ce type de narration dans les dialogues entre ces personnages et le narrateur-personnage principal, ou entre les personnages secondaires eux-mêmes. Dans Ḏâkirat li al–nisyân, l’auteur-narrateur s’entretient avec plusieurs personnages secondaires qui donnent leur avis sur les événements en cours, par exemple la femme libanaise citée précédemment (p. 42-44), ou un écrivain et journaliste américain interrogeant l’auteur-narrateur sur son écriture et le rôle qu’il joue dans le conflit (p. 65-66), ou un Pakistanais (Fayez Ahmad Fayez) qui s’insurge contre la passivité et le silence des intellectuels libanais dans la lutte contre l’invasion israélienne (p. 68-69), ou un collègue journaliste nommé « Z » qui souhaite continuer à publier des articles appelant à la résistance (p. 70-73), ou encore un certain « S » avec qui l’auteur-narrateur évoque le départ imminent des combattants de l’OLP et de leurs dirigeants vers une destination inconnue (p. 134-136 et p. 143-145), ou enfin une femme (probablement libanaise) désignée par la lettre « H » qui voit dans le départ des Palestiniens l’unique solution pour mettre fin au conflit (p. 153-156). Dans Nuǧûm arîḥâ, les dialogues sont rares et dispersés dans l’œuvre. Pourtant, il y a une parole essentielle : celle d’Abou Samir, artiste calligraphe. Il intrigue les enfants de Jéricho, dont la jeune narratrice, parce qu’il cache dans son atelier un tableau que personne, pas même sa famille, n’a le droit de voir. Passionné par l’histoire de la Palestine, Abou Samir organise des expéditions pour que les enfants de Jéricho découvrent les vestiges du passé, comme le palais d’Hicham Ibn Abd al-Malik.

L’objectif de ces expéditions est d’ordre pédagogique : apprendre l’histoire de la Palestine à la nouvelle génération. Un jour, un drame survient dans la demeure d’Abou Samir : son fils Mounir, après avoir été mordu par un serpent venimeux, demande à son père – comme dernier volonté – de lui dévoiler la précieuse toile. C’est une toile qui représente la ville d’Acre. […] Franchement, dit-il, je ne souhaite montrer mon tableau à personne, parce que si je me considère comme un éminent calligraphe, je n’ai pas envie de passer pour un piètre peintre. Mais Mounir l’a exigé, et je rends grâce à Dieu pour sa guérison. C’était un paysage marin où l’on distinguait des pêcheurs tendant leurs filets. Voici la porte est d’Acre, expliqua-t-il. Dès le lever du jour, les pêcheurs transportent des filets en chantant. Regardez le mur qui surplombe la mer. Vous croyez que la mer est toujours la même sur le rivage d’Acre. Eh bien non. Là, le sable est rouge, ailleurs il est blanc, d’un blanc de calicot. Une plage de sable, une autre de rocher. Et une infinité de poissons. Chaque nuit, les yeux fermés, je rêve de ce paysage et me demande pourquoi Ahmad Pacha Al Jazzâr a construit cette ville. Regardez, ici on distingue l’usine de halwa dont nous respirions l’odeur à plus de mille kilomètres à la ronde. À l’est du port, l’école des religieuses où nous venions attendre les filles à la sortie des classes. Acre est une ville unique au monde, Dieu n’en a pas créé deux pareilles… [43] Nous apprenons ainsi qu’Abou Samir est né à Acre (‘Akkâ), qu’il a été forcé de quitter lors de la guerre de 1948. Cette ville riche de ses plages et des activités liées à la mer est restée à jamais dans sa mémoire. Le tableau, qu’il a peint, est le seul lien à sa terre natale, le seul qui lui permette de renouer avec son passé, sa ville, son enfance, sa mémoire, son histoire, son identité en somme (p. 136). Ce tableau, un peu comme la madeleine de Proust, fait le lien entre Abou Samir et son passé. On voit, en fin de compte, que ces histoires singulières, au-delà de la narration intradiégétique, jouent un rôle essentiel dans le développement du récit. Cette stratégie narrative montre comment le personnel se confond avec le collectif. Ces histoires singulières forment un tout qui est l’histoire collective. Cette stratégie narrative est portée chez Mahmoud Darwich et Liana Badr par une écriture fragmentaire et aléatoire qui a recours parfois à l’intertextualité des textes historiques, religieux et mythiques, pour transmettre leur vision de l’histoire, une vision humaniste et universaliste.

III. Une histoire dans l’Histoire : un regard universaliste

Depuis les événements politiques de 1967, un mouvement littéraire tente de diffuser le message palestinien. Ce mouvement a eu pour chef de file l’écrivain Ghassan Kanafani (1936-1972), qui s’interroge sur la manière de transmettre le message et sur le rôle de l’écrivain dans cette entreprise. Le « monde » est son public et il choisit d’adopter la technique d’écriture qu’il maîtrise peut-être le mieux, le style journalistique qui privilégie l’information et non pas l’esthétique littéraire, comme le note Khadim Jihad Hassan [44]. Si leur démarche est semblable, nos deux auteurs vont plus loin par les stratégies narratives qu’ils utilisent. Ils ont recours, d’une part, à la comparaison de faits sociopolitiques avec d’autres peuples [45] et, d’autre part, à l’intertextualité relative aux mythes fondateurs des trois grandes civilisations, à leurs textes religieux, voire encore à l’Histoire pour illustrer, démontrer, compléter et fonder leurs propos. En effet, Mahmoud Darwich et Liana Badr ne prétendent pas proposer leurs récits comme des ouvrages historiques, mais comme des œuvres offrant une autre vision de l’histoire [46]. À partir de la fiction romanesque, ils tentent de placer le débat palestinien au-delà de ses frontières locales. Il ne s’agit pas de présenter cette cause comme une exclusivité palestinienne, ni même arabe, mais il s’agit plutôt de l’« universaliser » afin de la mettre en parallèle avec d’autres drames humains survenus en d’autres lieux et d’autres temps. C’est d’autant plus flagrant lorsque nous comparons des événements survenus en Palestine avec ceux survenus par le passé en Arménie ou au Japon. Cela l’est également dans le récit de Mahmoud Darwich, par la place prépondérante donnée à l’intertextualité relative aux mythes, à l’histoire et aux textes religieux. Pour reprendre les termes de Gérard Genette, ces « métatextuels » parsèment le récit et l’orientent.

A. Écho du drame palestinien dans l’Histoire

Dans le parallèle dressé entre la destinée du peuple palestinien et celle d’autres peuples sur terre, Mahmoud Darwich et Liana Badr s’arrêtent sur deux faits majeurs, intrinsèquement liés : le premier étant les bombardements de l’aviation israélienne sur Jéricho en 1967 et ceux qui ont précédé le siège de Beyrouth en 1982 ; quant au second, c’est l’exil de leur peuple à la fin des années 1940.

1. Bombardements à Jéricho, Beyrouth et Hiroshima

Dans son récit, Liana Badr consacre un chapitre « Ḥaǧar raṣṣâṣ 1967 » (Pierres de plomb, 1967) à « la Guerre des six jours » et à l’occupation de Jéricho. Elle décrit l’angoisse dans l’attente de l’inéluctable, les premiers exodes de la population fuyant la guerre, l’avance des troupes israéliennes décimant les villages, la panique de la population, l’assaut de la ville, les premières victimes (p. 173-174). Si la jeune narratrice et sa famille trouvent refuge en Jordanie durant l’assaut, comme on l’apprend dès la fin du premier chapitre (p. 18), ce n’est pas le cas pour son amie Marmara et ses grands-parents. Leur histoire permet à l’auteure de dénoncer l’atrocité de cette guerre et son absurdité. Des missiles lancés depuis le ciel ne font pas de distinction entre les résistants et les civils, ils ne laissent derrière eux qu’un paysage de désolation et d’horreur, jonché de corps calcinés (p. 175). C’est en voulant échapper à ces bombardements que Marmara et ses grands-parents trouvent la mort à bord de la voiture qui les conduit en Jordanie. L’armée les a pris pour cible et a fait exploser leur véhicule (p. 177). La lecture de ce chapitre permet, de manière introspective, de déceler l’un des sens métaphoriques alloués au titre du récit, Nuǧûm arîḥâ, « Etoiles sur Jéricho » ou « missiles sur Jéricho ». Dans son récit, Mahmoud Darwich situe son récit dans un temps et un espace déterminés. Le titre Ḏâkirat li al–nisyân (Une mémoire pour l’oubli) est suivi d’un sous-titre plus qu’évocateur : al–zamân. bayrût. al–makân. yawm min ayyâm âb 1982, ce que nous pouvons rendre en français par « Le temps : Beyrouth. Le lieu : un jour d’août 1982 ». Le ton est dès l’abord donné et précise au lecteur le contexte politico-historique, il s’agit du « siège de Beyrouth, en 1982 ». Dès juin, les troupes israéliennes envahissent le sud du Liban puis remontent vers la capitale, Beyrouth, où elles rencontrent la forte résistance, les feddayins palestiniens rattachés au mouvement politique palestinien, l’OLP, et qui luttent pour sauver Beyrouth [47]]. Mahmoud Darwich revient sur ce conflit que certains auteurs nomment « guerre israélo-palestinienne » ou « résistance palestino-progressiste » [48] en raison de la participation active des combattants palestiniens. Il nous dit le quotidien du narrateur-personnage principal, poète et journaliste, qui subit cette guerre : les incessantes coupures d’eau, la destruction des infrastructures et l’insécurité. Mais, l’auteur dénonce aussi les méthodes employées par l’armée israélienne provoquant dégâts et pertes afin de mettre l’ennemi hors d’état de nuire. L’emploi, par exemple, des voitures piégées pour supprimer des personnalités intellectuelles et politiques palestiniennes (p. 80-81). En plus de la destruction des immeubles, les Israéliens bloquent et détruisent tous les moyens de communication, enfermant ainsi la capitale libanaise sur elle-même (p. 71). La ville de Jéricho est bombardée, la capitale libanaise est attaquée de tous côtés : depuis le sol, le ciel et la mer, laissant les Beyrouthins à la merci de leur agresseur, comme l’écrit Mahmoud Darwich : L’obscurité est blanche, d’une sombre blancheur. Me voici assis sur ce fauteuil de cuir confortable attentif aux mélodies du trio de la mort : les avions, l’artillerie de marine, les batteries de campagne. J’ai allumé la lampe à gaz pour le rituel de la fin. Il n’est que dix heures du soir [49]. Liana Badr et Mahmoud Darwich s’insurgent avec force contre ces pratiques guerrières qui causent de nombreux dommages collatéraux. L’auteure de Nuǧûm arîḥâ écrit : Pareil à des oiseaux de proie, les avions au nez crochu tournoyaient au-dessus des gens qui courraient en tous sens. Des voitures entières avec leurs passagers carbonisées par le napalm. Des corps déchiquetés par des bombes au phosphore, des bombes incendiaires, perforantes, des explosifs en tous genres, jusqu’ici totalement inconnus […] [50]. Et à Mahmoud Darwich d’écrire, à son tour : Sous un ciel portant toutes les nuances de la cendre, l’accablement lourd comme une chape. Nous nous frayons un passage au milieu de la foule pour essayer d’apercevoir quelque chose derrière la lisière des épaules, derrière la barrière humaine, autour de la peur et de la colère, et nous voyons… Un immeuble que la terre a englouti. L’universelle barbarie s’en est emparée. Il y a un nom pour cette chose ? Une bombe à implosion ; elle creuse un énorme vide sous son objectif qui perd ses fondations, qui se trouve avalé, transformé en cimetière enfoui, sans modification ni changement [51]. Plus loin, il ajoute : Aujourd’hui, jour anniversaire de l’attaque d’Hiroshima, ils osent expérimenter, sur notre chair, la bombe à implosion. Essai concluant. D’Hiroshima, je me rappelle comment les Américains ont voulu faire oublier à la ville jusqu’à son nom [52]. Ils comparent les bombes au phosphore (qunbula fûsfûriyya) et à implosion (qunbula firâġiyya) larguées par les Israéliens lors du siège de Jéricho et de Beyrouth à la bombe d’Hiroshima larguée par les Américains sur le Japon. C’est un tableau « apocalyptique », une vision de fin du monde et de leur propre mort.

2. Destin croisé : exil des Palestiniens et Arméniens

Mahmoud Darwich confie dans l’un de ses entretiens : « […] je suis convaincu que l’exil est profondément ancré en moi, à un point tel que je ne peux écrire sans lui, et que je le porterai partout où j’irai, et le ramènerai à ma première maison » [53] [Darwich, 1997, 94]. Ces propos font écho au destin de la diaspora palestinienne, civile, intellectuelle, et politique. Les événements survenus depuis le conflit israélo-arabe de 1948, surnommé al–nakba (la grande défaite), donnent une dimension politique à l’exil des Palestiniens. Mahmoud Darwich et Liana Badr font partie de cette vague d’exilés politiques parcourant les pays arabes et occidentaux en quête d’une terre d’asile. Leurs errances les conduisent tous deux à Beyrouth devenue la destination d’une grande partie de la diaspora palestinienne, celle de l’élite politique (tels que les membres de l’OLP.) et de nombreux écrivains engagés célèbres. Après quelques années passées en Jordanie, Liana Badr se rend à Beyrouth avant de regagner la Tunisie la même année, où elle écrit et publie ce récit (p. 7). Mahmoud Darwich, assigné à résidence pendant trois longues années à Haïfa (entre 1967 et 1970), décide de quitter définitivement sa patrie. Après un bref séjour à Moscou, il gagne la capitale égyptienne, Le Caire, puis Beyrouth en 1972 (p. 93). C’est dans cette ville qu’il va séjourner jusqu’à son invasion par l’armée israélienne, en août 1982. Au fil de leur parcours d’exil, les deux auteurs décrivent la condition des exilés politiques et relancent ainsi la question palestinienne et l’exil comme « destin » des Palestiniens. Comme les combattants palestiniens, Mahmoud Darwich « poète de l’exil » doit, lui aussi, quitter le Liban et s’interroge : « Où ? Où nous emportera la mer dans la mer ? [54] Liana Badr met en parallèle le destin des Palestiniens et celui des Arméniens, condamnés à l’exil, à la quête incessante d’une terre d’accueil et à la nostalgie d’un possible retour à la terre natale à travers l’histoire du personnage secondaire Lucie, nommée « al–armaniyya », en référence à ses origines, l’Arménie. Lucie est une vieille femme qui travaille pour sa famille comme femme de ménage. Elle s’occupe aussi de la jeune Liana en l’absence des parents (p. 11-15). Elle est exilée au camp de réfugiés d’al–Qanṭârî, à Beyrouth (p. 182-183), pour échapper au « génocide » survenu en 1915/16 et pour lequel les historiens estiment à « près de deux millions le nombre d’Arméniens disparus au cours de la Première Guerre mondiale » [55]. Sans entrer dans les détails de l’histoire des Arméniens, faut-il rappeler qu’ils ont connu l’exil avant les Palestiniens ? Liana Badr écrit à ce sujet : C’est ce que, dans son accablement, répétait Lucie, la vieille Arménienne. Des tremblements agitaient le châle de laine crocheté de ses mains. Le visage blême, elle claquait des dents et, comme s’il y avait là quelqu’un, tout prêt à l’agresser, elle répétait : ‘‘ Tout, mon chérrri [sic], et nous… rien.’’ Elle tente de m’expliquer, dans son arabe vacillant : ‘‘ Mon chérrri… Nous… Ils ont massagré [sic] les Arméniens…’’ » […] Lucie continue ses explications, et moi, je ne comprends pas. Qui sont les Arméniens ? Sûrement pas les boutiquiers du quartier chrétien, ni le dentiste de Jérusalem qui modèle des poupées avec de la pâte dentaire ou son invisible sœur, reine de prairies brodées. Qui sont-ils alors ? Lucie représenterait-elle à elle seule tous les Arméniens ? [56]

La suite du récit de cette vieille femme accentue la comparaison : ces peuples, ayant perdu patrie et les leurs, perdent peu à peu, semble-t-il, leur humanité. Et à Lucie de dire : J’ai beaucoup d’enfants, disait l’Arménienne d’El-Kantari. Je leur donne des noms qui les protègent du mauvais œil. Je reconnais leurs voix au milieu des sifflements des bombes. Ils sont ma famille et ma patrie. Des blancs et des noirs, des blancs tigrés, des roux moirés, des fauves, des bruns foncés. Ils ne s’entre-déchirent pas pour une religion, ils ignorent la propriété pour laquelle on se bat à mort [57].

B. Inscription de l’histoire palestinienne dans l’Universel

Mahmoud Darwich et Liana Badr veulent donner une dimension humaniste et universaliste à leur histoire et à l’histoire de leur peuple. Pour atteindre cette dimension, ils utilisent une écriture fragmentée, soutenue par une intertextualité qui vient « casser » la narration chronologique et linéaire et met en relief le contexte historique. Philippe Gasparini voit dans ce choix stratégique un « refus de la mise en récit linéaire » [58] qui conduit l’histoire individuelle/collective vers l’universel. Dans Ḏâkirat li al-nisyân, les récits mythiques, historiques et religieux (extraits de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament et du Coran) s’entremêlent. Le vécu et l’histoire spécifique au peuple palestinien se mêlent à l’histoire [59], comme le dit Mahmoud Darwich : « L’essentiel est que j’ai trouvé ainsi une plus grande capacité lyrique, et un passage du relatif vers l’absolu. Une ouverture, pour que j’inscrive le national dans l’universel, pour que la Palestine ne se limite pas à la Palestine, mais qu’elle fonde sa légitimité esthétique dans un espace humain plus vaste [60]. » La fonction essentielle du mythe, de la religion et de l’Histoire est en effet de relier des peuples de cultures différentes pour leur donner une référence commune, afin qu’ils partagent leurs « mythes fondateurs ou symboliques » [61]. Mahmoud Darwich cite Ibn al-Athir (1160-1233) dans un extrait d’al-Kâmil fî tarîẖ (« La Somme de l’histoire ») qui porte sur les origines de la création du monde à partir du commentaire d’un verset coranique (p. 45-48). Il cite aussi un texte du Nouveau Testament, Mathieu (XIII, 1-28), sur l’avènement d’un nouveau monde, dans lequel il voit l’aboutissement de cette guerre « apocalyptique » (p. 64-65). Il cite enfin un extrait de l’Ancien Testament, Josué (VI, 16-26), qui porte sur la prise de Jéricho par les « enfants d’Israël ». Cet extrait, qui vient dans le récit après la dénonciation de l’utilisation de la bombe à implosion par l’armée israélienne à Beyrouth, annoncerait la chute inéluctable de la ville (p. 82-83) et l’avènement de ce « nouveau monde ». Mahmoud Darwich élargit ainsi la dimension « symbolique et universelle », dans laquelle tout lecteur, tout homme peut se reconnaître.

Conclusion

Dans Ḏâkirat li al-nisyân (Une mémoire pour l’oubli) et Nuǧûm ’arîḥâ (Étoiles sur Jéricho), Mahmoud Darwich et Liana Badr traitent bien de la question de la représentation de l’individu et de la société dans laquelle ils vivent, mais à travers un projet autobiographique et en fonction de leur propre regard sur l’histoire. Une histoire dont ils sont à la fois acteurs et témoins quand ils reviennent sur leur parcours personnel et sur les événements vécus. Leur vécu et leur parcours personnels recouvrent le vécu et le parcours d’autres personnes qui ont traversé les mêmes drames (invasion de Jéricho et de Beyrouth). Le témoignage nourrit la Mémoire collective dans laquelle chaque homme, qu’il soit ou non Palestinien, peut se reconnaître et partager un sentiment d’injustice. En outre, le projet collectif va au-delà de leur vécu et des frontières arabes locales. C’est dans cette perspective humaniste et universaliste que Mahmoud Darwich et Liana Badr inscrivent leur projet littéraire. Ils œuvrent pour un « récit transcendant » dans lequel la voix humaine embrasse le temps et l’espace. Ils adoptent une écriture polyphonique et fragmentée par l’intertextualité (chez Mahmoud Darwich, des voix et des textes historiques, littéraires, religieux et mythiques s’entremêlent). La parole individuelle se mêle au discours de l’Histoire, de la religion et des mythes, et veut s’inscrire au patrimoine de l’humanité. Le caractère universaliste de l’histoire personnelle-collective prend ici toute sa dimension, comme le souligne Elisabeth Arend dans son article : « Ces textes (in)novateurs dont l’écriture historique est tout à fait différente des modes de la représentation de l’histoire des romans historiques classiques. En effet, cette écriture est insérée dans l’autobiographique : le fictionnel et la subjectivité de la construction du passé sont soulignés, la chronologie et la linéarité y sont brisées et l’intertextualité est quasi omniprésente. L’analyse de l’écriture historique de ces textes n’est plus possible à partir de la catégorie traditionnelle du roman historique ; elle demande d’autres catégories et des méthodes de recherche actuelles. Un premier pas dans ce vaste contexte de recherche sera de discuter la thèse selon laquelle la représentation littéraire du passé d’une part, et les chemins actuels de la théorie de l’histoire de l’autre, sont en relation les uns avec les autres, ceci apparaissant le plus clairement d’ailleurs dans ces textes littéraires (dits (in)novateurs) qui présentent leur discours historique sous forme expérimentale [62]. » Élisabeth Arend fait ici état de la représentation de l’histoire dans la littérature française et particulièrement dans la littérature francophone d’écrivains maghrébins de langue française, telles que Maïssa Bey et Assia Djebar. Néanmoins, et c’est ce que nous avons voulu montrer en analysant la question de l’« autobiographie engagée » dans les œuvres de Mahmoud Darwich et Liana Badr, cette problématique se pose aussi dans la production romanesque de la langue arabe.

Notes

[1] Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004.

[2] Darouèche Hilali Bacar, « Autobiographie et engagement politique dans la littérature palestinienne moderne. Étude comparative sur al-Bi’r al-ûlâ de Ǧabrâ Ibrâhîm Ǧabrâ, Ḏâkirat li al-nisyân de Maḥmûd Darwîš et Nuǧûm arîḥâ de Liyâna Badr », sous la direction d’Yves Gonzalez-Quijano, Université Lumière Lyon 2, 2007 (mémoire de Master 2 Recherche non publié)

[3] Afin d’assurer une meilleure lecture de cet article, nous avons pris le soin de transcrire tous les expressions ou passages arabes en ayant recours aux codes de transcription d’Arabica : ’, b, t, ṯ, ǧ, ḥ, ẖ, d, ḏ, r, z, s, š, ṣ, ḍ, ṭ, ẓ, ʿ, ġ, f, q, k, l, m, n, h, w, y. À l’exception de b, t, d, z, s, k, l, m, n, w, y, h qui se prononcent comme en français, les autres sons nécessitent quelques éclaircissements : le ṯ correspond légèrement au (th) anglais, le ǧ se prononce comme un (dj) français, le ḥ est une spirante laryngale sourde, le ẖ correspond à la jota espagnole et généralement rendu en français par le (kh), le ḏ renvoie au son (dh), le r est roulé, le š se prononce comme un (ch ou sh), le ʿ est une prononciation laryngale spirante sonore, le ġ est grasseyé et correspond au son (gh) en français, le q est une prononciation arrière vélaire sourde et correspond approximativement au son k et, enfin, les ṣ, ḍ, ṭ et ẓ sont des consonnes emphatiques. Les voyelles courtes étant a, i, u et les voyelles longues, â, î et û.

[4] Pour ces auteurs et tous les autres qui figurent au catalogue de la librairie française, nous avons fait le choix de l’orthographe en usage dans cette langue.

[5] Pour cette étude, nous utiliserons les éditions arabes Mahmoud Darwich, Ḏâkirat li al-nisyân, Beyrouth, Riyad El-Rayyes Books, 2007 et Liana Badr, Nuǧûm arîḥâ, Égypte, al-Hilâl, 1993. Sauf mention contraire, nous nous référerons aux traductions françaises proposées respectivement par Yves Gonzalez-Quijano et Farouk Mardam-Bey, Une mémoire pour l’oubli, Actes Sud, 1994 et Anne-Marie Luginbuhl, Étoiles sur Jéricho, Paris, L’esprit des péninsules, 2001.

[6] Il conviendrait de noter que l’œuvre poétique de Mahmoud Darwich contient de nombreux textes autobiographiques, parmi lesquels nous pouvons citer ceux écrits durant les premières années du poète qui ont fortement été marquées par son engagement sociopolitique. Nous citerons ici le poème adressé à sa mère : Ilâ ummî [À ma mère], ou celui faisant l’éloge d’une femme qu’il a aimée, Rita : Rittâ wa al-bunduqiyya [Rita et le fusil], ou encore son célèbre poème, Saǧǧil anâ ʿarabî [Inscris ! je suis arabe], un texte écrit du premier jet par le poète à la sortie du bureau israélien où il s’était rendu pour faire établir son passeport. Ce sont des poèmes qui sont, à tort ou à raison, repris pour le compte de la cause palestinienne, tant par les hommes politiques et la critique littéraire que par le public palestinien et de manière générale arabe (voir François Xavier, Mahmoud Darwich dans l’exil de sa langue, Autres temps, 2004). Cependant, le projet autobiographique apparaît de manière explicite dans d’autres poèmes postérieurs, notamment dans le recueil portant le titre : Limâḏâ tarakta al-ḥiṣân waḥîdan [Pourquoi as-tu laissé le cheval tout seul ?], comme le fait remarquer Khalil Al-Cheikh dans son ouvrage (voire Khalil Al-Cheikh, al-Sîra wa al-mutaẖayyal. Qirâ’ât fî namâḏiǧ ‘arabiyya mu’âṣira [L’autobiographie et la fiction : étude critique sur des extraits contemporains], Amman, Dar Azmina, 2005, 173-222).

[7] Yves Gonzalez-Quijano, « A propos d’Une mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwich », in Rabia Bekkar, Hannah Davis (dir.), Espaces publics, paroles publiques au Maghreb et au Machreq, Paris, L’Harmattan, 1977, p. 239.

[8] Voir Boutros Hallaq, « Autobiography and Polyphony » in Ostle, R., De Moor, E., Wild, S. (edited by), Writing the Self. Autobiographical Writing in Modern Arabic Literature, Londres, Saqi Books, 1998, p. 192-206 et Hafida Zoghlami, « L’écriture fragmentaire dans Une Mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwich. Essai d’une analyse littéraire », sous la direction d’Yves Gonzalez-Quijano, Université Lumière Lyon 2 (mémoire de Maîtrise non publié).

[9] Il s’agit de « Fadwa : une poétesse de la Palestine », sorti en salle en 1999.

[10] Nabîh Al-Qâsim, « Liyâna Badr, naǧma fî samâ’ arîḥâ » [Liana Badr, une étoile sur Jéricho], entretien accordé par l’auteure [mis en ligne en 1994], http://www.nabih-alkasem.com/print/… [consulté le 20/09/2012].

[11] Muḥammad Ayyûb, « Nuǧûm arîḥâ, qirâ’a naqdiyya » [Etoiles sur Jéricho : lecture critique], [mis en ligne en 2004], http://pulpit.alwatanvoice.com/arti… [consulté le 18/09/2012

[12] Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, trad. Farouk Mardam-Bey, Paris, Actes Sud, 2006, p. 88.

[13] Élisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture de l’histoire », in Élisabeth Arend, Dagmar Reichardt, Elk Richter (dir.), Histoires inventées. La représentation du passé et de l’histoire dans les littératures françaises et francophones, Francfort, Peter Lang, p. 23.

[14] Dans son article, Yves Gonzalez-Quijano note que Beyrouth est « féminisée en arabe » et, ce faisant, elle partage avec le narrateur le rôle du « personnage principal dans le texte que ce récit est en réalité la narration d’une histoire d’amour entre la ville et le poète […] » (voir Yves Gonzalez-Quijano, « À propos d’Une mémoire … », p. 242). De son côté, François Xavier parle de « chronique amoureuse d’une ville » pour qualifier ce texte (voir François Xavier, Mahmoud Darwich dans l’exil …, p. 130).

[15] « min al-manâm yaẖruǧ manâm âẖar : hal anta fî ẖayr, aʿnî hal anta ḥayy ?

kayfa ʿarifti annanî kuntu aḍaʿu al-ân ra’sî ʿalâ rukbatayki wa anâm ?
li annaka ayqaẓtanî ḥîna taḥarrakta fî baṭnî. adraktu annî tâbûtak. hal anta ḥayy ? hal tasmaʿnî ǧayyidan ?
hal yaḥduṯu ḏâlika kaṯîran : an yûqiẓunî min al-manâm manâm âẖar huwa tafsîr al-manâm ?
hâ huwa yaḥduṯ lî wa lak… hal anta hayy ?
taqrîban.
wa hal aṣâbatka al-šayâṭîn bi sû’ ?
lâ aʿrif. wa lâkin fi al-waqt muttasiʿan li al-mawt.
lâ tamut tamâman
sa’uḥâwil.
lâ tamut abadan
sa’uḥâwil
qul lî : matâ ḥadaṯa ḏâlika ? aʿnî matâ iltaqaynâ, matâ iftaraqnâ ?
munḏu ṯalâṯat ʿašara ʿâman. » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 7-8)

[16]« – hal antaḥayy ?

fî manṭiqat wusṭâ bayna al-ḥayâ wa al-mawt
hal anta al-ḥayy ?
kayfa ʿarifti annî aḍaʿu al-ân ra’sî ʿalâ rukabtayka wa anâm ?
li annaka ayqaẓtanî al-ân ḥîna taḥarrakta fî baṭnî. hal anta ḥayy ?
lâ aʿrif. lâ urîdu an aʿrif. wa lâkin hal yaḥduṯ kaṯîran an yûqiẓunâ mina al-manâm manâm âẖar huwa tafsîr al-manâm ?
haḏâ mâ yaḥduṯ al-ân… hal anta ḥayy ?
mâ dumtu aḥlum. fa anâ ḥayy li anna al-mawtâ lâ yaḥlumûn.
hal taḥlum kaṯîran ?
hîna aqtarib min al-mawt…
hal anta ḥayy
taqrîban. wa lâkin fi al-waqt muttasiʿan li al-mawt.
lâ tamut.
sa’uḥâwil.
hal aḥbabtanî ?
lâ aʿrif.
hal tuḥibbuni al-ân ?
lâ.
al-raǧul lâ yafham al-mar’a
wa al-mar’a lâ tafham al-raǧul
lâ aḥad yafham aḥadan
wa lâ aḥad yafham aḥadan
lâ aḥad yafham…
lâ aḥad…
lâ aḥda… » (Ibid., p. 187-189)

[17] « al-yawm yawm ǧumʿa. min ẖalf ʿaynayya al-muġlaqatayn astaṭîʿu an ara al-ġubâr yuǧallilu al-balâṭ, ẖašab aṯâṯ al-bayt, wa maʿdan al-aluminiyûm al-laḏî yu’ṭiru al-nawâfid […]. lâ. aqûlu li nafsî. yaǧib an aqûma al-âna kay aktub, raġma ʿaynayya al-mutawaǧǧiʿatayn, wa alâm al-kadamât al-zarqâ’ ʿalâ sâqayya tataǧaddad bi sabab izdiḥâm al-šunaṭ wa al-ḥaqâ’ib bayna al-sarîr wa al-ḥâ’iṭ. lam aftaḥhâ ḥattâ al-ân. âṯartu an abqîhâ maḥzûma istiʿdâdan li al-muġâdara. wa-stibʿâdan li ṭâri’ yamnaʿu ḥamluhâ kamâ ḥadaṯa maʿa muʿẓam al-filasṭîniyyîn ʿâm 47, 52, 67, 70, ṯumma 1982 […]. lâ. aqûlu li nafsî. yuḥsin bî an abqâ kay aktuba riwâya. » (Nuǧûm arîḥâ, p. 7-9)

[18] « fa arâ wâlidî yataḥâmal ʿalâ šalalihi, yurammimu ǧumûd ǧasadihi, wa yuḥâwilu al-ḥaraka. yanhaḍ. yanhaḍ haḏâ al-laḏî mâ kâna bi imkânihi al-qiyâm ḥattâ min aǧli ġabbat mâ’. yarfaʿ ẓahrahu, katifahu, ruqbatahu, ruwaydan ruwaydan, wa yaqûm kay yataṭallaʿu ila al-manẓar fî mâ warâ’ al-nâfida. ilâ kulli mâ bi ḏarratihi fînâ arîḥâ min ʿanâṣir wa ḏarrât ḏâbat fî fayḍ aǧsâdinâ, wa ṣârat ǧuz’an minhâ. hâkaḏā ra’aytuhu hunâka, ḍâli‘an fî lamlamati al-usṭiwânât almûsîqiyya, wa mušaǧǧiʿan li al-uġniyyât al-latî lan yaǧrifahâ al-zaman. innanî ibnatuka yâ wâlidî. anâ al-walad al-laḏî ʿallama abâhu. aqifu hunâ ʿalâ hâḏâ al-šâṭi’ al-ramliyy al-mâliḥ wa anẓur ilâ ġurûb al-šams šay’an fa šay’an. ʿasânî antaẓir al-nuǧûm. nuǧûm arîḥâ ʿalâ ḥâfat hâḏa al-ṣabâḥ. » (Ibid., p. 237)

[19] Gérard Genette, Figure III, Paris, Seuil, 1972, p. 90-105.

[20] « ṣirtu šâʿiran yabḥaṯ ʿan walad kâna fîh, taraka-hu fî makân mâ wa nasiya-hu. » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 90)

[21] Voir Leïla Louca, « Le discours autobiographique de Ṭâhâ Ḥusayn selon la clôture du Livre des Jours », Arabica, tome 39, n°3, 1992, p. 346-357 et, Ed De Moor, « Autobiography, Theory and Practice : The Case of al-Ayyâm » in Robin Ostle, Ed De Moor & Stefan Wild (edited by), Writing the Self. Autobiographical Writing in Modern Arabic Literature, Londres, Saqi Books, 1998, p. 128-138.

[22] Boutros Hallaq et Heidi Toëlle (dir), Histoire de la littérature arabe moderne, Tome 1, 1800-1945, Pairs, Sindbad & Actes Sud, 2007.

[23] Il s’agit ici de la « guerre de Six Jours » qui opposa Israël à la coalition des pays arabes (Égypte, Jordanie, Syrie et Irak), du 5 au 10 juin 1967. C’est une guerre qui modifia considérablement le paysage politique du Moyen-Orient dans la mesure où elle entraîna la fin du nationalisme arabe (en particulier le nassérisme) mais aussi, elle permit à l’Etat hébreu d’étendre son territoire en annexant la bande de Gaza, la péninsule du Sinaï, le Golan et la Cisjordanie. Voir Georges Corm, Histoire du Moyen-Orient de l’antiquité à nos jours, Paris, La Découverte / Poche, 2007.

[24] Naguib Mahfouz, Pages de Mémoires, entretiens avec Raǧâ’ al-Naqqâch, trad. Marie Francis-Saad, Paris, Sindbad & Actes Sud, 2007, p. 203.

[25] Ibid., p. 205.

[26] Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971, p. 9.

[27] Philippe Lejeune, Signes de vie. Le pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005, p. 209.

[28] Ibid., p. 209-214.

[29] Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, QUADRIGE / PUF, 2006 : voir la notice consacrée au terme « holiste », p. 620-626.

[30] Certains chercheurs prennent en compte cette dimension sociale dans leurs études sur l’écriture autobiographique dans le monde arabe. Voir, par exemple, l’ouvrage de Fâyiz Ṣalâḥ Qâsim ‘Uṯmânah, al-Sîra al-ḏâtiyya fî al-urdun. al-Ḏât wa al-iṭâr al-iǧtimâʿî [L’autobiographie en Jordanie : le moi et le contexte social], Amman, al-Takwîn, 2007.

[31] Dans son article, Fayṣal Darrâǧ retrace l’évolution de la critique arabe à travers ses diverses orientations et s’arrête sur certaines querelles majeures ayant opposé les différents acteurs de cette discipline, à l’aube de la Renaissance arabe et surtout à l’aube de l’avènement du roman arabe. Entre autres, la critique dominante a largement favorisé le courant réaliste au détriment du romantisme, à l’image de la querelle entre al-Mâzinî et al-Manfalûṭî, pour ne citer que celle-là. Voir Fayṣal Darrâǧ, « La critique littéraire arabe moderne », in Boutros Hallaq et Heidi Toëlle (dir.), Histoire de la littérature…, p. 619-660.

[32] Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, trad. Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Paris, Actes Sud, 1997, p. 13.

[33] Kadhim Jihad Hassan, Le roman arabe (1834-2004). Bilan critique, Paris, Sindbad & Actes Sud, 2006, p. 181.

[34] « asbaḥu dâẖil al-luġa bahṯan ʿan waṭan yaqbilunâ. raġma annanî lam akun aʿrif annahu al-waṭan ʿindamâ kuntu aʿîšu fî arîḥâ. » (Nuǧûm arîḥâ, p. 9)

[35] « lâ aḥad yurîd an yansâ. wa bi šakl silmî : yunǧibûn al-aṭfâl li yaḥmilû asmâ’ahum, li yaḥmilû ʿanhum ʿib’ al-ism aw maǧdih ». (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 19)

[36] Élisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture … », p. 26.

[37] Gérard Genette, Figure III, p. 251-261.

[38] « wa hiya, hiya al-muḥṣana bi yaqînihâ al-nihâ’iyy, tuḥibbu al-munâqaša al-ʿaqîma […] fa ataǧannabuh al-istifzâz wa mâ qad taġdiquhu ʿalayya min bâṭin, qâ’ilan : laysat tilka muškilatî, fa taḥarraka al-mâ’ al-râkid : iḏan, mâ hiya muškilatuk ? unâwiru qâ’ilan : muškilatî hiya an aʿrifa mâ hiya muškilatî. wa fî al-munâsiba, hal afraǧ ṣâḥib al-binâya ʿani al-mâ’ ? taqûl : lâ tataharrab mimmâ naḥnu fîh. anta taʿrif an lâ muškila bayna al-mawârina wa al-yahûd. aqûl : lâ aʿrif ḏâlika taqûl : anta taʿrif annanâ ḥulafâ’. aqûl : lâ aʿrif. taqûl : iḏan, mâḏâ taʿrif ? aqûl : aʿrif anna li al-mâ’ lawnan wa ṭaʿman wa râ’iḥa. taqûl : li mâḏâ lâ taḏhabûn ilâ bilâdikum wa tantahî al-muškila ? aqûl : hâkaḏâ. bi basâṭa. naʿûd ilâ bilâdinâ. wa tantahî al-muškila ? taqûl : naʿm. » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 42)

[39] Yves Gonzalez-Quijano, « À propos d’Une mémoire… », p. 241-242.

[40] « lâ aḥad yurîd an yunsâ » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 19)

[41] « adûr muʿẓam al-nahâr wa ilâ mâ qabla munatṣif al-layl bi sayyâra ‘‘al-wânît’’ bâḥiṯan ʿan bu’asâ’ miṯlî lâ yastaṭîʿûn rukûb sayyârât al-uǧra. al-šûb yufaṭṭusunî fa uballilu al-maḥrama bi al-mâ’ wa arbiṭuhâ marra ʿalâ ruqbatî, wa marra ʿalâ ra’sî. yâ raytanî ẖâliṣ. al-ihânât wa sû’ al-muʿâmala […]. al-laḏîna arâhum lâ yaʿrifûn annî min al-bašar li ḏālika ašukku anâ ayḍan fî kawnihim bašaran. al-kullu ya’tî li ǧamîʿ al-fulûs wa yarǧiʿ. lâkinna hâḏâ ṣaʿb, fa al-fulûs tuṣarrif ʿalâ iḥtiyâǧât ḍarûriyya, wa kalfa al-maʿîša murtafiʿa. » (Nuǧûm arîḥâ, p.151)

[42] On se trouve, dans ce cas précis, face à une narration intra-homodiégétique et hétérodiégétique. Voir Gérard Genette, Figure III, p. 256.

[43] « […] bi ṣarâḥa, anâ mâ b-hibb aʿriḍ rasmî ʿalâ ḥadâ li annî baʿtabir ḥâlî ẖaṭṭâṭ daraǧa ûlâ, wa lâ aqbal an yuqâl bi annî rassâm min daraǧa adnâ. lâkin šû biddî aʿmil ? hâdâ Munîr amarnî wa al-ḥamdu lilâh ʿalâ salâmtuh. Kirmâl Munîr ruḥ tšûfû al-lawḥa yallî mâ ẖallaytu ḥadâ yišûfhâ. kânat manẓuran li šâṭi’ al-baḥr. al-ṣayyâdûn yalqawn bi šibâkihim wa huwa yašraḥ : hây al-bawwâba al-šarqiyya li ʿakkâ. al-ṣayyâdûn ḥâmilîn al-ǧârûfa wa hum yuġannûn wa yašuddûn fîhâ ṭîla al-faǧr. šûfû al-sûr al-muṭill ʿalâ al-baḥr. uʿkum tufakkirû innû al-baḥr wâḥid ʿalâ šawâṭi’ ʿakkâ. lâ’. maḥall lûn al-raml aḥmar, wa fî maḥall tânî lûnuh abyaḍ abyaḍ miṯl al-baft. šâṭi’ ramlî wa al-ṯânî ṣaẖrâ. wa anwâʿ al-samak taẖtalif ṭabʿan. qabla mâ uġammiḍ ʿaynayya kulli layla baḥlam bi hâḏâ al-manẓar. aqûl yâ tarâ lîš banâh Aḥmad Bâša al-Ǧazzâr ? kân raǧul lahu sayyi’âtuhu, wa ḥasanâtuh ayḍan. qâm bi ḥaflât iʿdâm yawmiyya li ẖuṣûmihi min al-mutamarridîn wa al-ġayrihim mimman lam yadẖulû mizâǧuhu. šûfû hûn bâyin maṣnaʿ ḥalâwa ṭaḥîniyya kunnâ našummu rîḥathâ min ʿalâ buʿd alf kîlû mitr. fî ǧiha al-šarqiyya min al-marfa’ madrasa banât al-râhibât yallî kunnâ nastannâhum baʿda al-dawâm. ʿakka madîna fardiyya min nawʿihâ. al-lâh lam yaẖluq miṯlahâ… » (Nuǧûm arîḥâ, p. 135-136.

[44] Kadhim Jihad Hassan, Le roman arabe…, p. 184.

[45] La comparaison du sort des Palestiniens avec d’autres peuples, d’autres cultures, est aussi abordée dans l’immense production poétique de Mahmoud Darwich, plus particulièrement dans le poème intitulé « H̱uṭbat al-hindî al-aḥmar » [Discours de l’indien rouge], mettant en scène l’indien d’Amérique face aux colons. Voir François Xavier, Mahmoud Darwich dans l’exil…

[46] Jean-François Chiantaretto (dir), Écriture de soi, écriture de l’histoire, Actes de colloque, Paris, In Press, Collection Réflexion du temps moderne, 1997, p. 13-16.

[47] Olivier Carré et Aude Signoles, « La guerre israélo-palestinienne au Liban (1978-1985) », [mis en ligne en 2008], Encyclopaedia universalis, http://universalis.bibliotheque-nom… [consulté le 10/06/2012

[48] Ibid.

[49] « al-ẓulâm al-kuḥliyy yatafattaḥ, yanfariǧ, yaṣîr abyaḍ. al-ẓulâm abyaḍ hâlaka al-bayâḍ. waǧadtu nafsî ǧâlisan ʿalâ maqʿad ǧildiyy murîḥ, astamiʿu ilâ ṯalâṯayi l-qatl al-mutanâġam : al-ṭayrân, al-baḥriyya, wa al-madfaʿiyya. ašʿaltu qindîl al-ġâz li uʿiddu ṭuqûs al-nihâya. mâzâlat al-sâʿa al-ʿâšira masâ’an. » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 182)

[50] « kânat al-ṭâ’irât al-maʿqûfa al-unûf tuḥawwim ka-l-ǧawâriḥ fawqa al-râkiḍîn. taṣṭâduhum bi šattâ anwâʿ al-ṣanânîr. fa min qanâbil al-nâbâlm al-latî aḥraqat sayyârât kâmila bi mâ fîhâ min ʿawâ’il madaniyya, ilâ al-qanâbil al-fûsfûriyya al-latî tahrî al-ǧild, al-ḥâriqa, wa al-ẖâriqa, wa ǧamîʿ anwâʿ al-mutafaǧǧirât al-latî lam nakun nadrî bi wuǧûdihâ qaṭṭ fi al-ʿâlam. » (Nuǧûm arîḥâ, p. 175)

[51] « al-wuǧûm yaḥmilu ṯiqal al-maʿâdin taḥta šams muḥaǧǧaba bi ǧamîʿ alwân al-ramâd. nandasu bayna al-ḥušûd li naǧida makânan li taṭalluʿ ẖalf al-aktâf al-mutazâḥima, ẖalf al-siyâǧ al-bašarî al-mašdûd ʿalâ ẖawf wa ġaḍab, fa narâ : binâya ibtalaʿahâ qâʿ al-arḍ. iẖtaṭafathâ aydî al-waḥš al-kawnî al-mutarabbiṣ bi al-ʿâlam al-laḏî yunši’uhu al-insân ʿalâ arḍin lâ taṭillu illâ ʿalâ šamsi wa qamar wa hâwiya… li yûqiʿahu fî ḥufra lâ qâʿa lahâ, ḥufra nudrik ʿalâ ḥâfatihâ annanâ lam natʿallam al-mašyi, wa al-qirâ’a wa istiʿmâl al-yadd, illâ li naṣila ilâ nihâya nansâhâ, nansâhâ li nutâbiʿa al-baḥṯ ʿan mubarrir li hâḏihi al-malhât, li naksir ẖayṭ al-ʿalâqa bayna al-bidâya wa al-nihâya, li natawahham annanâ istiṯnâ’ al-ḥaqîqa al-waḥîda. mâ ism hâḏâ al-šay’ ? qunbula farâġiyya, taḥfuru mâ taḥta al-hadaf farâġan hâ’ilan yuǧarridu al-hadaf min qâʿa yaǧlisu ʿalayhâ, fa yamtaṣṣuhu al-farâġ wa yuḥawwiluhu ilâ maqbara madfûna, bi lâ taʿdîl wa lâ taġyîr. » (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 79-80)

[52] « fî hâḏâ al-yawm, fî ḏikrâ qunbula hîrûšîmâ yuǧarribûn al-qunbula al-farâġiyya fî laḥminâ. Tanǧaḥ al-taǧarrub… ataḏakkar min hîrûšîmâ al-muḥâwalat al-amrîkiyya li dafʿ hîrûšîmâ ilâ nisyân ismihâ. » (Ibid., p. 87)

[53] Mahmoud Darwich, La Palestine comme…, p. 94.

[54] « ilâ ayna ?… ilâ ayna ya’ẖuḏunâ al-baḥr ? (Ḏâkirat li al-nisyân, p. 187)

[55] Michel Mourre (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’histoire du monde, éd. France Loisirs, volume 1, 2007 : voir notice consacrée à l’ « Arménie », p. 119.

[56] « kânat Lûsî al-armaniyya turaddiduhâ bi ḏuʿr, ʿaǧûz fi al-sabʿîniyyât. tartaǧif, wa tarǧuf fa yahtazzu al-šâl al-sûfiyy al-laḏî ḥâkathu yadahâ ʿalâ al-sinnâra. yuṣâb waǧhahâ bi al-iṣfirâr, taṣṭakku asnânahâ wa ka’anna hunâk man huwa ʿalâ wašak al-tamṯîl bihâ :
kullu šay’. ẖabîbî [sic]. iḥnâ.. lâ šay’. tuḥâwil an tašraḥa lî bi luġatihâ al-ʿarabiyya al-rakîka.
ẖabîbî [sic]… iḥnâ dabaḥû al-arman. […] wa Lûsî taṣirru ʿala al-šarḥ, wa anâ lâ afham. al-arman ? man hum ? innahum laysû aṣḥâb al-dakâkîn fî ḥayyi al-naṣârâ, kamâ annahum laysû al-ṭabîb al-maqadisiyy al-laḏî yaṣnaʿ dumâ min šamʿ al-asnân, wa uẖtuhu al-lâmar’iyya ṣâḥiba al-murûǧ al-muṭarraza ʿala al-aṯwâb. Man hum iḏan ? hal hiya Lûsî waḥdahâ taṣîr al-arman ǧamîʿan ? » (Nuǧûm arîḥâ, p. 11-12, 15)

[57] « awlâdî kuṯur, qâlat al-armaniyya al-latî tuqṭinu fi al-qanṭârâ. aʿṭîhim al-asmâ’ al-latî taḥmîhim, tabʿad ʿanhum ʿayn al-zaman, wa taqîhim saẖṭa al-aqdâr. aẖlaʿu ʿalayhim alqâbân tamayyʿizu aṣwâtahum ʿan faḥîḥ al-qanâ’if wa ǧunûn âlât al-ḥarb. laysa lî ahl, wa hum ahlî. aftaqid al-ahl, al-usra, wa al-waṭan, wa hum ʿašîratî, usratî, wa waṭanî. fîhim al-ašqar wa al-aswad, al-abyaḍ al-marqaṭ wa al-aḥmar al-mumawwaǧ, al-aṣhab wa al-dâkin al-samra. laysa ʿindahum dîn yatanâzaʿûn ʿalayhi, wa yuhâwilûn farḍahu ʿala al-âẖarîn, aw amlâk yataṣâraʿûn ʿalayhâ ilâ ḥîna halâk al-bašar ǧamîʿan » (Nuǧûm arîḥâ, p. 182-183)

[58] Philippe Gasparini, Est-il Je ?…, p. 72-73.

[59] Voir Yves Gonzalez-Quijano, « The Territory of Autobiography : Maḥmûd Darwîsh’s Memory for forgetfulness », in Robin Ostle, Ed De Moor, Stefan Wild (edited by), Writing the Self…, p. 183-191 et Boutros Hallaq, « Autobiography and Polyphony », in Robin Ostle, Ed De Moor, Stefan Wild (edited by), Writing the Self…, p. 192-206.

[60] Mahmoud Darwich, La Palestine comme…, p. 25-26

[61] Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Dictionnaire des sciences…voir la notice consacrée aux « Mythes », p. 807.

[62] Élisabeth Arend, « Histoire, littérature et écriture…. », p. 16.