Narcissisme et prolifération de signes dans les films de super-héros américains contemporains

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Vu Cong Minh

Résumé
Suite au simple constat d’une profusion de films de super-héros américains au cinéma ces dix dernières années, nous avons voulu interroger davantage ce phénomène à travers la notion de signe. Or du fait qu’un signe n’a jamais de cause ni de signification en lui-même, c’est-à-dire qu’il est toujours soumis à des interprétations extérieures, nous nous sommes donc attachés à étudier les signes super-héroïques non seulement dans leur forme esthétique mais également en fonction des significations sociales dont ils sont porteurs. Nous sommes ainsi parvenus à découvrir le caractère narcissique qui systématiquement structure et ordonne la composition des signes et des images super-héroïques. Ce caractère ne révèle pas simplement la tendance générale suivant laquelle l’homme moderne se renferme sur son petit moi étriqué mais plus encore, il est l’indice de l’introduction massive des signes dans tous les rapports humains si bien que chaque homme est devenu purement signalétique aux yeux aussi bien des autres que de lui-même.

Vu Cong Minh, Doctorant en histoire du cinéma à l’Université de Caen sous la direction de M. Christian VIVIANI. Ma thèse cherche à interroger la construction des super-héros en tant que signes à la fois dans leur dimension médiatique et artistique, ainsi que le problème de leur interprétation. J’ai participé au colloque international Généalogie de l’Acteur tenu à Nice Juin 2011 sur le sujet La figure du Joker, de Jack Nicholson (Batman, Tim Burton, 1989) à Heath Ledger (The Dark Knight, Christopher Nolan, 2008) et également rédigé un article intitulé : « Hayao Miyazaki et la question d’habiter ». In. Annales de Géographie, n°687, éd. Armand Colin (à paraître).


La multiplication des films de super-héros depuis un peu plus d’une dizaine d’années n’est pas un simple fait anodin mais relève d’un phénomène important dans le cadre des sociétés occidentales. Outre l’aspect sociologique, ce phénomène possède une particularité à savoir que ces films ne cessent de mettre en scène le processus même de multiplication et de prolifération des images de super-héros. Clairement, apparaît là une dimension autoréflexive propre à ces films qui nous permet, par leur analyse, d’y trouver divers reflets de la société.

Un film est constitué d’un ensemble d’images qui à son tour, est constitué d’un ensemble de signes. Tout signe est signe de quelque chose, mais tout signe ne possède pas toujours un « vouloir-dire » qui soit exprimé avec le signe : il n’a donc pas de signification ni de cause en lui-même. D’où son caractère associatif, équivoque et accidentel [1], ce qui fait qu’il demeure toujours soumis à l’interprétation d’une puissance extérieure. Ainsi, une image est formée par une association de signes et une signification donnée extérieurement. Cette signification, dans le cas des images super-héroïques, est prescrite par des instances sociales. Par conséquent, c’est tout un type de personnalité défini socialement dans son rapport avec le signe qui nous est montré grâce aux films de super-héros. Et ce type de personnalité nous apparaît comme fondamentalement narcissique.

Ainsi dans cette étude, nous tenterons d’articuler la prolifération de signes super-héroïques avec le caractère narcissique de l’individu moderne. Dans quelles conditions est-il issu (produit) de la prolifération des signes ? À quelle condition participent-ils eux-mêmes à la prolifération de ces signes qui les transforment et les asservissent ? Nous analyserons en détail trois formes de proliférations qui sont constitutif au développement de la personnalité narcissique à travers trois films : Superman Returns réalisé par Bryan Singer en 2006, Captain America par Joe Johnston en 2011 et Green Hornet par Michel Gondry en 2011 également.

I/ Superman Returns ou la reconquête médiatique du super-héros

Le retour de Superman sur Terre correspond également à celui de Clark Kent au Daily Planet. Après quelques années d’absence, Clark a du mal à retrouver ses marques. Son corps malmené dans un espace saturé, tournoyant, suffoquant d’humains nous fait sentir que sa présence en ces lieux reste toujours quelque chose de trop, quasiment indésirable. Ce caractère maladroit du double du super-héros a toujours été employé jusque-là comme un masque, une ruse pour cacher sa puissance réelle. Il en est tout autrement dans ce film.

Du fait de sa réinsertion difficile dans l’espace urbain (son impossibilité de trouver un logement par exemple) ou dans son milieu professionnel, il y a comme une nécessité à la fois narrative et psychologique, mais non avouée, pour Clark de « faire un scoop ». Ce vœu, seul Superman et son image dans les couvertures de presses peuvent le lui accorder. Ce double invoqué correspond dès lors au phantasme d’un super-ego qui permettrait au faible Clark Kent d’imposer sa présence. Sous le signe de l’ego, la reconquête médiatique et sentimentale se met en marche. Cependant, un tel désir ne peut nullement être déclaré de façon directe sans que l’on ne le prenne pour une volonté tyrannique, ce qui est tout le contraire de l’image courant du super-héros. Le film essaie par conséquent de le gommer au maximum en vue de conserver l’image d’un super-héros intègre et loyal jusqu’à la naïveté. Il y a clairement un double refoulement de ce désir de reconnaissance : d’abord, de la part de Clark Kent puis au niveau du film lui-même.

Pour Clark, nier ce désir c’est nier sa faiblesse, c’est refuser sa part humaine pour ne plus faire apparaître que la pure puissance du super-héros. Il exprime une fois de plus le même désir de pouvoir que nous avons analysé dans l’Action Comics 1, simplement il apparaît ici sous un mode négatif. Au niveau du film, en masquant son désir de pouvoir, on tente de conserver le pieux mensonge selon lequel Superman est la bonté incarnée elle-même. Mais comme d’habitude, plus l’homme (et même le super-homme) essaie de refouler ses passions, plus elles reviennent au grand galop. La volonté mal dissimulée d’être enfin reconnu trahit le pudenda origo du super-héros : l’image du rêve suprême de la domination absolue. Dans l’élaboration de sa reconquête, Superman vient à la rencontre de Loïs Lane sur le toit du Daily Planet pour un « entretien exclusif ». Par cela même, il dénonce sa propre tentative pour dissimuler son désir de reconnaissance.

L’interview rassemble dans le même geste la réconciliation sentimentale et médiatique. Superman veut donner sa réponse publiquement mais aussi personnellement à l’article de Loïs : « Pourquoi le monde n’a pas besoin de Superman ! » La reprise des sentiments passe donc par la voie du journalisme et de la médiatisation du super-héros comme indique la place du magnétophone entre les deux personnages.

Ainsi, les médias apparaissent comme le support et les armes de la reconquête du cœur de Loïs, et plus largement du public. C’est donc dans les sentiments que Superman va concentrer sa principale offensive. Les signes produits par le super-héros sont de nature médiatique et doivent essentiellement frapper les affects. Son but : provoquer « l’enthousiasme qui se trouve au fond de tous les affects intenses [2] » pour, à partir de là, garantir et rendre légitime son existence sur Terre. L’affirmation de l’ego passe pour ainsi dire désormais subtilement par la conquête des signes et des affects intenses [3]. Elle ne revêt donc plus la forme primaire de l’épanchement brutal et grossier de la puissance virile. Pour pouvoir dire « je » aujourd’hui, pour pouvoir se considérer comme « quelqu’un » aujourd’hui, il faut séduire par ses signes. Le rapport entre « je » et « moi » est constamment médiatisé par le regard d’un tiers si bien qu’aimer soi même revient à s’aimer par procuration.

Double démarche donc dans cette affirmation moderne de l’ego : se constituer en un ensemble de signes (c’est-à-dire une image) et exciter les affects intenses pour narcissiquement apprécier soi même. Du fait que les affects sont tarissables et fluctuants, le renouvellement incessant des signes est la clef du constant maintien des excitations affectives. La prolifération des signes demeure ainsi un élément essentiel dans le culte de l’amour narcissique de soi. Dans le cas précis de Superman, aimer soi même passe principalement par l’identification stricte avec l’image du Sauveur. Le fait qu’il est envoyé par un père bienveillant depuis un monde transcendant mais qui n’existe plus confirme pleinement cette identification. Le christianisme convoqué ici n’est que la justification idéologique et morale du narcissisme qui aime les autres en vue d’aimer soi même. Et cette idéologie fonctionne de manière extrêmement efficace dès lors qu’elle s’attèle au désir inconscient de la masse de se rassurer face à la mort.

Elle apparaît de manière frappante dans la scène du sauvetage d’un avion en chute libre. Il n’est absolument pas anodin dans le cadre de l’après 11 Septembre que Superman empêche un avion en perte de contrôle de percuter un bâtiment. L’utilisation de son pouvoir ne prend plus source dans les pulsions sexuelles ni dans la volonté de maîtrise comme dans les années 1930. Au contraire, elle est ici motivée par un désir de revanche symbolique. On fantasme encore sur la possibilité de changer le passé, d’éviter l’événement déchirant. Mais ce qu’il y a de remarquable et d’inédit dans la manière de le faire, c’est que désormais le pouvoir du super-héros est inscrit dans un réseau de signes, et ce, à l’intérieur même d’un autre réseau de signes qu’est le film. Le pouvoir n’est plus le trait par lequel le super-héros est défini mais son image et sa capacité de proliférer.

Superman sur l’écran géant du stade. Premier pas de la conversion : de l’homme en signe numérique

La propagation du signe super-héroïque dans le réseau médiatique pour être constitué en un événement. Second pas de la conversion : du signe numérique en icône médiatique.

L’ensemble de signes de Superman à la télévision le fait donc apparaître sou sous l’image d’un sauveur. Cette image assemble à la fois l’idéal bourgeois de sécurité, la puissance médiatique et l’assurance salvatrice de la religion. C’est en devenant signe à l’intérieur d’un réseau de signes que Superman produit cette plurivocité. Sa figure perd ainsi son univocité et son caractère de modèle unique de l’humanité et de virilité à ses débuts. Ceci reflète, au niveau social, la tendance à la fragmentation de chaque individu initialisée avec la mise en place de la division du travail. L’éclatement de la personnalité en fragments signalétiques dont l’unité n’est qu’imaginaire reste le prix à payer pour affirmer son ego aujourd’hui. Mais un danger surgit : la fragmentation rend l’humain plus perméable à domination. Du fait que l’unité des signes ne dépend plus de la personne mais d’une instance extérieure (les médias, l’idéologie religieuse et politique…), l’être humain transformé en signes n’est plus capable d’autonomie ni d’autoréflexion. Par suite, l’auto-érotisation narcissique de soi ne libère absolument pas le sujet de toutes les souffrances causées par le monde extérieur. Au contraire, elle l’enchaîne de plus en plus solidement au besoin mensonger de toujours suivre des signes à la traces, de toujours se constituer en tant que signes. Les signes sont devenus à la fois la nourriture et la chair des âmes affamées qui, dans leur dénuement, réclament toujours plus de signes. La douleur extérieure se retrouve désormais intériorisée à cause précisément de ce besoin constant de produire et d’être affecté par les signes.

Or cette douleur se trouve pour quelques temps nier, au moment où l’ego s’adonne à l’illusion de son unité au sein du réseau de signes puisque tout signe lui renvoie son propre image. De ce fait, ce réseau de signes prend perpétuellement la forme d’un spectacle, d’une célébration, d’un culte au sein duquel le super-héros en tant qu’image de la surpuissance de l’ego occupe la place centrale.

Un tel réseau complexe se révèle dans le film à travers le choix de faire atterrir l’avion en plein milieu d’un stade de base-ball. L’image du super-héros ainsi produite existe dans et pour un spectacle de divertissement. Par cela même, l’image de la catastrophe du 11 Septembre s’y trouve altérée, détournée de sa signification première, à savoir les affres du réel. Désormais, une image ne peut plus apparaître sans le réseau d’images de divertissement qui l’appuie et qui lui donne un sens, une valeur. Cela fait longtemps qu’une image vient chasser une autre pour s’affirmer comme la seule légitime. Mais à l’âge moderne, c’est tout un réseau d’images qui vient, non pas obscurcir, mais réemployer et déplacer la même image en lui donnant une toute autre signification. C’est dire qu’une image doit être lue aujourd’hui avec une autre et en fonction d’une autre. L’effet de la démocratie des images : leurs sens deviennent immanents et multiples, et non plus transcendants et univoques. Ainsi, on se défait du traumatisme du 11 Septembre en le noyant sous ce réseau d’images plurivoques. Changer le passé revient alors à construire un régime d’images où la destruction réelle n’aurait plus aucune possibilité d’existence : précisément le spectacle d’un sauvetage.

L’image quasi divine de l’ego reflète dès lors un double désir de l’absolu : celui de l’individu et celui de la société qui le produit. Leur rencontre a lieu dans le spectacle où d’un côté, l’individu retrouve la satisfaction issue de son désir primaire de fusionner son Moi avec son objet de désir qui est lui-même [4] ; et de l’autre, la société qui célèbre dans ce culte de l’individu « souverain » le résultat de son processus de dressage. L’idéologie de la fête sert ainsi de mascarade pour dissimuler à la fois l’insatisfaction chronique dont est victime l’individu narcissique et l’insidieuse domination sociale qui métamorphose l’homme en un signe aisé à manipuler. Le narcissique demeure donc doublement dupé, aussi bien par lui-même que par les instances sociales qui cherchent à répondre faussement à son désir d’unité et d’identité originaire.

C’est de cette manière que toute la construction du réseau de signes se passe hors de la conscience de Superman, trop préoccupé à jouer au sauveur. C’est en cela qu’il méconnaît sa nature de signe. Contrairement à Superman, Captain America, une autre figure super-héroïque extrêmement liée à la nation américaine, parvient à une connaissance plus élevée quant à sa propre nature de signe. Il apprend qu’il n’est qu’un signe parmi d’autres, que le pouvoir des images est toujours trop grand pour lui.

II/ Captain America ou la vaine conquête du signe :

Le spectacle joue dans ce film un rôle non moins essentiel par rapport au précédent. Il correspond au processus de transformation d’un « gringalet de Brooklyn », Steve Rogers, en Captain America, le super-soldat américain. Mais à la différence de Superman Returns, le spectacle ne représente pas la confirmation ni la célébration de la puissance d’un ego narcissique. Au contraire, il opère plutôt une négation de la personnalité humaine au profit du signe super-héroïque dans un but lucratif : au lieu d’envoyer Steve au front, on l’emploie à vendre des bons pour la Défense Nationale.

Dans une formule expéditive, un assistant du Ministre de la Défense résume ainsi toute l’opération : « Sell a few bonds, bonds buy bullets, bullets kill Nazis. Bing, bang, boom… you are an American Hero. [5] » Simple, direct et efficace sauf que, avec la distance historique, cette explication introduit une ironie dévastatrice pour l’image du super-héros : il n’est qu’un rouage d’un système vaste et terrible, il n’est qu’un signe auquel on assigne un sens, il n’est qu’une attraction dans un spectacle de masse.

On retire toute son humanité pour le rendre conforme à une image destinée à proliférer dans tout l’espace médiatique. Cette image est dès lors présente dans toutes les formes de médias de masse : la presse, la scène de théâtre, les comics, le cinéma.

La notion de héros est ainsi clairement indexée à la culture de masse de même qu’au pouvoir médiatique, puisque construite et façonnée comme un produit culturel à but lucratif. Le fait que l’assistant encourage Steve Rogers à devenir le Captain America en commençant par le verbe « vendre » à l’impératif, pour terminer par « tu es un héros américain » nous énonce par là une double ironie. D’une part, en insistant sur la vente comme étant la cause première et le fait d’être un héros une conséquence, on indique cyniquement que l’héroïsme, même s’il est mis au centre du spectacle, n’est qu’un effet latéral et non l’origine ni la finalité primordiale. D’autre part, cette déclaration demeure imprégnée d’idéologie du libéralisme américain : le héros américain est celui qui sait vendre et qui sait se vendre.

Ainsi, le désir simple et ingénu d’un honnête homme de servir son pays et d’aller combattre les méchants, sans même parler du rêve de gloire et d’héroïques exploits, n’a donc aucune chance d’aboutir. Face au mur infranchissable de signes et des appareils politico-médiatiques, il n’y a pas d’autres solutions que de jouer le jeu sans quoi l’on succomberait à la blessure narcissique infligée par le monde dans lequel on se trouve. Si dans la suite du film, le Captain America parvient effectivement à participer au conflit mondial, ce n’est plus désormais en tant qu’être humain mais en tant que signe dont les attributs (le bouclier, son costume, son casque) nous rappellent sans cesse la fonction et la nature. Il doit donc à jamais rester un signe : tel est le prix de la réalisation de son désir. Preuve que la société moderne transforme dialectiquement le Moi en un non-Moi dans lequel l’homme est convié à se reconnaître et à s’identifier pleinement.

En se résignant à être un signe, le sujet tente de conserver désespérément une identité, même si celle-ci lui est prescrite et contingente. Par la satisfaction immédiate de son désir, il se donne l’illusion d’une certaine liberté qui le rassure de son unité et de son identité : je suis un pour autant que je suis uni à mon objet du désir. Cependant, il perd par là son caractère absolu puisqu’il est forcé de reconnaître une séparation antérieure entre le Moi et son objet. Seul le spectacle permet dès lors l’unification fictive de ces deux éléments pourtant hétérogènes.

De cette manière, l’unité imaginaire du « je » narcissique dans Superman Returns s’efface complètement ici en faveur de l’unité du spectacle. Mais cette unité n’est ni spatiale, ni temporelle ni narrative car le spectacle ne cesse d’être fragmenté par un montage discontinu et par des intertitres. Elle consiste plutôt en une inlassable répétition : soir après soir, le spectacle se réitère pour se mettre à exister tout seul, c’est-à-dire en lui-même, pour lui-même. Il constitue progressivement un univers de signes qui ne cessent de se renvoyer les uns aux autres si bien qu’il existe entre eux une forme d’entrelacement inextricable. Désormais, on ne peut plus savoir si c’est du spectacle de music-hall que sont nés les comics et le film Captain America ou réciproquement, et à la limite, cela importe peu. D’ailleurs, les images du Captain America à travers différents médiums défilent devant nos yeux sans aucun lien de cause à effet. On se contente de nous procurer l’impression d’un foisonnement en parallèle, sans ordre ni suite de tous ces médiums. L’unité de cet univers se tient donc de manière artificielle à travers une structure de renvoi. Le signe médiatique est fondamentalement associatif.

La puissance du sujet se révèle dès lors n’être qu’une fiction totale puisqu’en tant que signe dans un spectacle, il est soumis à la loi de l’association qui non seulement le soustrait à sa supposée autonomie mais aussi le réduit à une fonction suivant la cohérence du spectacle. L’unité du sujet dépend pleinement de cette façon de l’unité du spectacle. Par là, la résignation de l’homme à un signe permet d’entretenir l’illusion du monde et de la société comme spectacle. Par sa puissance associative, le spectacle attire, à l’instar des sirènes vis-à-vis des marins d’Ulysse, tous ceux qui le regardent jusqu’à ce qu’ils succombent à son jeu et se transforment progressivement en signes, c’est-à-dire en éléments du spectacle.

Le spectacle est ajusté de telle sorte que les signes entrent en résonnance et produisent une juste harmonie. Peu à peu, Steve Rogers est aspiré par cet univers pour en devenir le signe central. Le plan de grand ensemble nous indique une intégration totale du spectateur comme élément du spectacle.

Tout spectacle n’a qu’un impératif : amuser. Ainsi, le divertissement est devenu le moyen par lequel le spectacle issu de l’industrie culturelle exerce le pouvoir sur son public. Ce pouvoir l’asservit précisément grâce à la résignation engendrée par les frustrations narcissiques infligées à l’homme par cette même industrie culturelle. Même l’espoir d’un monde meilleur que représente le super-héros dans toutes ses formes médiatiques n’échappe nullement à la résignation infinie.

Etant donné que l’industrie culturelle n’agit pas comme un impératif transcendant, c’est toujours avec la demande et le consentement des salariés qui, pour mieux affronter le travail du lendemain, cherchent à échapper du processus de travail quotidien, si bien que le contenu du divertissement est déterminé d’avance par ce processus lui-même. On évite ainsi soigneusement toute exigence intellectuelle dans le divertissement, en cherchant à produire simplement des signaux pour détourner le public de leur souffrance réelle. L’industrie culturelle fait donc consentir et intégrer mentalement au sujet un système réducteur et fabricatrice de résignation. Par là donc l’homme se rapetisse puisqu’il admet, de manière a priori, sans chercher à se révolter, le pouvoir économico-culturel qui le domine.

Le divertissement possède alors le goût de la cruauté. Outre la tendance croissante de la violence aussi bien au cinéma qu’à la télévision en passant par les jeux vidéo, il existe une toute autre dimension de la cruauté dans l’industrie culturelle. Il s’agit de la perversion selon laquelle l’homme doit désormais rire de sa propre impuissance. Accepter la violence à l’écran, c’est accepter que « la vie n’est qu’une usure incessante, écrasement de toute résistance individuelle [6] ».

L’amusement poussé dans l’extrême logique de la culture industrielle ne vise qu’à faire l’apologie de la société commerciale et consumériste. S’amuser désormais c’est donner son consentement de manière masochiste à la souffrance dont on est quotidiennement victime. C’est une fuite mais « pas devant la triste réalité ; c’est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun [7] ». Le divertissement est l’arme grâce à laquelle l’industrie culturelle nous décharge de notre humanité c’est-à-dire notre possibilité de résister et de conserver notre individualité. Et « le plaisir favorise la résignation qu’il est censé aider à oublier. [8] »

Pourtant, une certaine inauthenticité surgit curieusement au sein du film de manière simultanée avec la montée en puissance et la confirmation de l’autosuffisance de l’univers du spectacle. Elle stimule dès lors en nous le sentiment d’une incertitude, d’un malaise qui trahit le caractère mensonger du spectacle. Le spectacle contient ainsi en lui-même la possibilité de sa propre dénonciation. De fait, le film cherche à nous montrer sans cesse des artifices à la base de différents spectacles. Par exemple, pour sa première représentation sur scène, le Captain America, ne connaissant pas bien son texte, doit lire son antisèche collé derrière son bouclier. Ou bien encore le tournage d’un film avec le Capitaine flaqué de quelques soldats américains marchant dans la forêt. Soudain la caméra recule et nous découvrons que la forêt n’est qu’une projection en arrière plan et que la bande de soldats n’a fait que marcher sur un tapis roulant.

Mais de tels aveux n’ont qu’un effet ironique, incapable de faire tomber complètement les travestissements du réel par le spectacle. Comme tout désir, (car le spectacle ne relève rien d’autres que du désir de la masse) c’est en se butant sur le principe de réalité que s’annihilent ses illusions.

Le spectacle auquel participe le Captain America est organisée suivant un crescendo : de la maladresse de Steve Rogers à sa conformation au rôle, depuis les coulisses du spectacle jusqu’à son point culminant avec ses habituels points d’orgue de l’orchestre, d’explosions et d’applaudissements. Puis soudain, changement brutal d’ambiance : tout est plus sombre, sale, lourd et silencieux. Le réel arrive de plein fouet avec ses affres et sa crudité infinie.

Venu en Sicile pour remonter le moral des troupes, le Captain America se rend compte par lui-même du décalage entre le spectacle dans lequel il était baigné et la réalité de la guerre. Elle est sale, désespérée et sans enthousiasme. Les soldats accueillent mal le discours galvanisant d’un type qui « joue » au soldat sans jamais affronter le danger ni se tremper dans la boue. L’univers du spectacle n’est complet, nous avons déjà fait la remarque, que s’il parvient à créer l’adhésion totale des spectateurs. Et ce monde est fragilisé dès lors que le spectateur refuse la représentation que l’on lui offre. Il y a comme une fêlure ontologique au sein du spectacle qui contamine l’être et la subjectivité même de Steve Rogers. De ce décalage entre le monde réel et le monde du spectacle, le Captain America se rend compte qu’il n’est qu’un signe parmi les signes. Il n’existe que par rapport à ce réseau de signes et à sa structure de renvoi.

S’il se représente en singe dansant, cela signifie deux choses : d’abord, qu’il n’existe que pour et par le divertissement, puis qu’il n’est pas vu ni apprécié pour ce qu’il est mais pour le signe qu’il est sommé de produire. L’inhumanité du signe demeure en ceci qu’il nous empêche d’authentiquement être.

Ainsi, l’héroïsme auquel aspire Steve Rogers comme moyen d’affirmation de son être devient une notion totalement disqualifiée et discréditée. Tout désir doit désormais rester indexé à un régime de signes qui non seulement dicte les règles mais fabrique à partir de celles-ci des individus résignés. Les signes médiatiques et spectaculaires intègrent et flattent les individualités narcissiques en faisant d’eux le centre du spectacle mais faussent par la même occasion le rapport à la réalité des personnalités plus altruistes. Ils font croire aux hommes à une fiction qui va dans le sens de leur désir, mais qui les frustre à chacune de leur rencontre avec la réalité. Aujourd’hui, il fait partie du processus normal d’apprentissage de la vie que de subir des désillusions de manière quotidienne sans pouvoir parvenir à une sagesse et à un détachement nécessaire de nos désirs. Si de plus en plus, on justifie n’importe où cette souffrance psychique par la simple formule « C’est comme ça ! », à grand renfort du préjugé selon lequel la virilité consiste à supporter toute douleur [9], il s’agit là de l’indice que la résignation s’est bien implantée à la fois subjectivement et socialement.

Au-delà de cette résignation, il existe un processus d’intégration psychique qui, pour se parer contre toutes les souffrances, fait du narcissique un ensemble de signes. Ce processus lui apparaît comme la voie idéale aussi bien pour échapper au principe de réalité que pour augmenter son sentiment de puissance. Le Moi narcissique reproduit ainsi à son échelle les signes et les rapports de pouvoir que l’industrie culturelle lui a inculqué. C’est donc de ce point de vue que nous allons examiner le cas de Green Hornet qui montre clairement l’intégration au niveau de sa subjectivité des signes médiatiques.

III/ The Green Hornet, une construction consciente du signe

À la différence de Superman qui devient un signe de manière inconsciente et du Captain America qui prend conscient de sa condition de manière brutale, The Green Hornet (le Frelon Vert) s’affiche avec franchise sa construction artificielle et assume pleinement son statut de signe.

Plus qu’aucun autre super-héros, The Green Hornet est profondément liée aux signes médiatiques puisqu’il est lui-même patron de presse. Sa légende est non seulement née de la presse mais surtout elle reste sous le contrôle quasi-complet du héros masqué. Le super-héros comme signe est pris en charge totalement dans son processus de fabrication dans lequel l’ego de Britt Reid est complètement investi de l’intérieur.

Contrairement à Superman Returns où nous avons un double refoulement du narcissisme au niveau du personnage aussi bien qu’au niveau du film, Green Hornet dessine sans embarras le portrait du Narcisse moderne. Britt Reid hérite après la mort de son père, James Reid, du quotidien Daily Sentinel à Los Angeles. Et ce jeune homme fêtard et peu soucieux des conséquences de ses actes n’a pas trouvé mieux à faire que de couper la tête à la statue de son père érigée par la ville en guise de geste de rébellion et de vengeance après la mort de celui-ci.

Photographié par une caméra de surveillance durant son vandalisme, il décide avec son compère Kato de se faire passer pour des méchants aux yeux de tous, afin de jouer aux super-héros « différents des autres super-héros ». En faisant pression sur son journal, il imprime en première page le nom du Green Hornet et sa légende criminelle et terrorisante.

Ainsi, la presse devient le moyen pour assouvir le désir enfantin de Britt d’incarner un super-héros, désir contraint et interdit par son père dans la séquence d’ouverture du film. Le meurtre du père est doublement consommé par la suite puisque Britt coupe symboliquement la tête à la statue de son père et qu’il ose braver l’interdiction initiale du père en devenant un super-héros par le biais du propre journal du défunt James Reid. Dès lors, la prolifération du signe médiatiquement est d’une certaine manière la réponse du narcissique à son désir frustré : l’ego accède au désir interdit en déployant un ensemble de signes et en se déployant dans un ensemble de signes. Au premier abord, son geste s’apparente à une simple compensation du désir de reconnaissance depuis trop longtemps refoulé qui saisit l’occasion pour s’extérioriser avec une verve sans précédent. Toutefois, on passe dans ce cas à côté de l’importance essentielle du signe.

Loin d’être un simple outil pour l’expression de la toute-puissance du Moi narcissique, le signe est au contraire ce qui la lui confère. Cette puissance qu’il ressent et identifie comme appartenir à son Moi au moment de la levée de l’interdiction dépend en réalité de la capacité d’expansion propre au signe. La puissance véritable de Green Hornet n’est donc pas celle du corps, à l’instar des autres super-héros, mais se réduit plutôt à celle du signe. Le narcissisme n’a d’autre puissance que celle du signe.

De ce fait même, la construction du Green Hornet en tant que signe médiatique reste ontologiquement le centre de la construction de l’identité et de l’ego de Britt. La fabrication d’une image publique correspond chez lui à une image de soi. Il est comme un récipient vide qui ne cherche qu’à se remplir de signes venant de l’extérieur pour ensuite faire retour au réel en imposant partout son image dans l’espace public. Ce caractère apparaît clairement lorsqu’il emploie Leonore Case, sa secrétaire experte en criminologie, pour définir la personnalité du Green Hornet et à partir de là, prévoir, c’est-à-dire planifier sans le savoir, les prochaines actions criminelles du super-héros masqué.

En apposant un masque vert sur son image de playboy fêtard dans un magazine people, il y a une volonté d’effacer et de remplacer cette image publique par une autre. Mais en même temps, il s’agit aussi là de l’expression d’un désir profond de soi d’être cette image, d’être reconnu socialement en tant que cette image.

Le super-héros est ainsi défini purement par l’image et les signes qu’il produit et nullement par sa psychologie ni par un principe éthique qui le pousserait à combattre le crime. C’est une image et seulement une image : elle est comme telle plate et sans profondeur. C’est un signe qui se reflète dans d’autres signes.

Le moi vidé de sa substance humaine pour devenir un moi-signe a une conséquence pratique à savoir qu’il se prend continuellement pour un signe à déchiffrer. Or le signe n’a pas de sens en soi, d’où sa perpétuelle prolifération. Le narcissique est alors quelqu’un qui n’en finit avec rien car il est pris dans la structure de renvoi du monde des signes. Ainsi « avec la désintégration du moi, le narcissisme […] fait place au plaisir masochiste de n’être plus un moi ; et il y a peu de choses sur lesquelles la génération montante veille aussi jalousement que sur son absence de moi, qui est bien pour elle un acquis commun et durable [10] ».

Par là donc, le problème du double et de l’identité se déplace totalement par rapport au traitement classique. Si auparavant la question de déterminer quel est le « je » véritable entre le super-héros et son identité humaine est systématiquement posé, ce film, en assumant ontologiquement le statut de signe du super-héros, fait de cette question une question désuète. En effet, en aplatissant et en réduisant la personnalité aux signes que l’individu envoie socialement, le film fait de la crise d’identité et du passage à l’âge adulte une crise globale du régime de signes. Il introduit par là donc un problème plus général que tout adolescent de la société moderne doit affronter : à travers quels signes me reconnaîtra-t-on et m’aimera-t-on ? [11]

Si cette question s’apparente à un défi lancé au monde de la part de l’adolescent d’accepter son apparence, son corps, ses signes ; en réalité, elle relève d’un mal être plus profond. Bien que certains identifient le narcissisme à une pathologie ou encore à une décadence morale, nous pensons qu’il est en premier lieu un remède. S’entourer narcissiquement de signes relève d’une stratégie de protection de soi afin de ne pas souffrir, de ne pas se sentir piégé que ce soit dans sa carrière ou que ce soit dans les relations humaines (d’amitié, d’amour, familiale etc.). Mais cette distanciation affective débouche trop souvent malheureusement sur l’incapacité de s’identifier avec une communauté, ce qui augmente le sentiment d’isolement, de frustration, de rage envers le monde extérieur. Le narcissique se détourne du monde en le méprisant mais son désintéressement dans ses rapports aux autres l’appauvrit et augmente son sentiment de vide intérieur.

Cette protection par les signes poussée jusqu’à son extrémité la plus radicale renverse la question de l’identité et de la reconnaissance de soi pour arriver à une interrogation nouvelle : est-ce que le monde existe bel et bien puisque je ne me reconnais pas en lui ? À force de voir le Moi absolument partout à travers les images et les signes dont nous consommons tous les jours sans pouvoir retrouver une plénitude et un apaisement, le risque de perdre le monde ne relève plus d’un jeu théorique mais devient un enjeu crucial pour la subsistance de notre propre subjectivité.

La réponse pratique du narcissique à cet enjeu s’annonce dès lors ainsi : imposer au monde mon image et mes signes par une prolifération radicale. Comme le montrent les photogrammes ci-dessous, la présence de trois images simultanées de Britt à l’écran cherche à refouler le doute métaphysique et le vide intérieur par une prolifération délirante des images et des signes. L’existence du super-héros n’est pas une existence réelle mais une subsistance strictement limitée au plan signalétique.

Cependant, ce mode de vie demeure contradictoire puisque même en imposant son image partout, le Moi a besoin de l’écho et du reflet que les autres lui adressent en retour pour accéder à la confirmation de son existence. La tentative de nier le monde en faisant de lui une partie du Moi se fracasse alors avec toute l’énergie du désespoir contre l’indestructible crudité du réel. En fin de compte, la protection que l’on s’est érigée s’avère être un mal plus qu’un remède puisqu’elle pousse dans une contradiction insoluble et par là redouble la souffrance à laquelle, initialement, on souhaitait échapper.

Le Narcisse moderne a besoin d’un public car son moi ne lui suffit pas. Et s’il encombre l’espace social de son image et de ses signes, c’est essentiellement pour se sentir exister grâce et à travers le regard des autres, si bien que Narcisse « considère le monde comme un miroir [12] » Mais un miroir qui ne sait montrer qu’une image de soi idéalisée dans sa jeunesse et à sa pleine puissance.

Mais dans notre monde moderne où la possibilité de produire soi même son image grâce aux divers appareils et de la diffuser immédiatement sur internet fait partie de l’expérience la plus courante, il existe une excitation et une invitation constante à promouvoir la personnalité narcissique. La vie ressemble dès lors à « un énorme chambre d’écho, un hall de miroirs [13] » pour reprendre la métaphore de Christopher Lasch. Il y a par là une altération quant à la qualité même de ce qu’est l’expérience et de ce qu’est le rapport à soi.

« La réalité ressemble de plus en plus à ce que les images nous montrent » disait Susan Sontag. Ce qui signifie, au-delà de cette métamorphose judicieusement remarquée, qu’il existe dans les ensembles de signes que sont les images une qualité propre aux signes transformant par la même occasion celle de l’expérience. Quelle est donc cette qualité transformatrice du réel propre aux signes ? Il s’agit de, outre leur reproductibilité, leur possibilité d’être enregistrés.

Du fait que les signes sont enregistrables, ils permettent de vérifier puis d’enlever certains doutes. Alors que jusque là on se méfie de nos perceptions, les images nous accordent la capacité de les confirmer. L’image et le signe sont ainsi devenus des preuves d’existence.

Dès lors la question qui suis-je se réduit à la recherche des preuves de l’existence du Moi dans les images. Les photographies, les vidéos de soi que l’on prend et que l’on diffuse sur internet ou dans d’autres médiums ne possèdent plus la même valeur que les portraits que l’on peignait auparavant. Ceux-ci n’étaient nullement destinés à prouver notre existence ou à inscrire pour l’éternité notre vie dans une histoire mais pour humblement nous rappeler que nous sommes destinés à mourir et que chacun de nous affrontera la mort dans la solitude la plus profonde.

Et c’est fuyant de manière résolue cette vérité que le narcissique et la société qui le produit s’évertuent à élaborer une barrière de signes qui empêche tout individu de regarder au-delà de son propre présent. Cette spécificité se vérifie sans ambiguïté dans la tendance actuelle de l’hédonisme du présent. Le Narcisse moderne obéit, avec une obstination sans cesse renouvelée, aux exigences de l’expérimentation de nouvelles sensations, de la suppression les inhibitions, de la bravade des interdictions, de la gratification immédiatement des pulsions. Le fait que Britt/Green Hornet soit défini comme un jeune fêtard invétéré menant une vie sans perspective et sans planification précise manifeste très exactement cette idéologie de la jouissance absolue, appuyée par la société de consommation et par toutes les sphères politico-économiques. Le Moi en tant qu’ensemble de signes narcissiques reste soumis aux plaisirs immédiats, aux excitations extérieures nécessaires aux signes pour se développer et se manifester.

Ainsi, la visée ultime de la protection dont s’entoure l’individu narcissique demeure le refus résolu de la temporalité propre à chaque subjectivité. Par delà donc de l’isolement affectif et de l’autarcie identitaire, le narcissique désire de toutes ses forces se conformer à une image éternelle de soi qu’il aura au préalable érigée, une image de jeunesse, de beauté et de puissance. Cependant, ce désir le ramène invariablement au désespoir pour la simple raison que la temporalité est inscrite ontologiquement en chacun de nous. Et ce désespoir se transforme rapidement en consternation, c’est-à-dire lorsque « le Désir d’éviter un mal futur est réduit par la Peur d’un autre mal, de façon qu’on ne sache plus ce qu’on veut, […] principalement quand l’un et l’autre maux dont on a peur sont parmi les plus grands [14] ». Dans le cas du narcissique, son désir d’échapper à la souffrance causée par tous les éléments extérieurs s’anéantit face à sa peur d’un plus grand mal : sa crainte de la mort. Il se sent plus perdu que jamais puisqu’il se sait plus vers quoi se tourner, pour finir par ne plus savoir de quoi il a peur, si ce n’est peut-être de cette peur elle-même.

En explorant la prolifération du signe super-héroïque en rapport avec la personnalité narcissique, nous avons pu voir combien le super-héros reflétait à la société qui le produit. Même si nous avons développé notre analyse à travers le prisme de l’individu et de la société, il ne faut pas maintenir cette division dans l’ordre du réel. L’individu entretient désormais un rapport trop médiatisé aussi bien avec lui-même qu’avec tout objet et toute personne pour que la séparation individu/société soit encore effective. La médiatisation introduite systématiquement par l’ensemble de la société dans tous les rapports de l’individu est le signe. Et tout signe frappe de manière implacable notre désir de sorte qu’il crée invariablement de la frustration et de l’insatisfaction, conséquence de ses promesses de plaisirs. Persister encore aujourd’hui à croire au libre arbitre relève du mythe et c’est un luxe dont nous ne voulons plus nous permettre. Y accorder de l’importance, c’est déjà prendre le risque de tomber dans le narcissisme.

Pour expliciter la médiatisation sociale, notre analyse s’est attaché à montrer trois formes de transformation d’un être (sur)humain en ensemble de signes. Ensemble qui dépouille justement cet être de tous ses attributs humains pour mieux l’intégrer dans un réseau particulier de signes, dans une image du narcissique tout-puissant. En mettant en scène le dépouillement et l’appauvrissement de l’humanité chez les super-héros, il s’agit également de montrer à nous, hommes modernes, notre propre pauvreté, notre propre dénuement spirituel dans notre monde saturé de signes.

Nous nous retrouvons une fois de plus ici le caractère autoréflexif du signe cinématographique : les super-héros au cinéma sont des signes qui nous montrent que nous sommes devenus nous-mêmes des signes. Et ce devenir signalétique ne consiste plus seulement aujourd’hui en un apparaître mondain comme cela pouvait encore être le cas au XVIIIe et au XIXe siècle, mais il est la tendance sociale majeure de notre vie la plus quotidienne. Nous nous sommes intériorisés le statut de signes. Nous sommes résignés à être des signes, telle est la maladie générale de notre existence contemporaine. Un signe a toujours sa cause et sa signification hors de soi si bien qu’il demeure à jamais agi par une puissance autre que lui-même. L’être humain en tant que signe n’agit plus, il est agi.

Par conséquent, le caractère autoréflexif des films de super-héros, et plus largement du cinéma dans son ensemble, nous met sur la voie d’un problème éthique face à notre existence corrompue et altérée par des signes. Comment résister aux signes, comment faire pour nous sortir du régime restrictif et contraignant du signe ?

Aussi curieux que cela semble être, le cinéma en tant que production poétique des signes nous a permis un diagnostique clair et distinct quant à notre actuelle maladie. Se pourrait-il aussi être un remède ?

Bibliographie :

NIETZSCHE, Friedrich, Généalogie de la Morale, trad. Eric Blondel, Ole Hansse-Love, Théo Leydenbach et Pierre Penisson. Paris : Garnier Flammarion, 2002.

GREEN, André. Narcissisme de vie narcissisme de mort. Paris : Minuit, coll. Reprise, 2007.

ADORNO, Theodore W. et HORKHEIMER, Max, La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz. Paris : Gallimard, coll. Tel, 2011.

DEJOURS, Christophe, Souffrance en France. Paris : Seuil, 1998.

ADORNO, Theodore W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral. Paris : Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2005.

Notes

[1] Dans le vocabulaire philosophique et logique traditionnelle, une chose est dite par accident quand elle est cause non pas par elle-même mais en fonction d’autres choses.

[2] NIETZSCHE, Friedrich, Généalogie de la Morale, trad. Eric Blondel, Ole Hansse-Love, Théo Leydenbach et Pierre Penisson. Paris : Garnier Flammarion, 2002, III, §19, p 155.

[3] Nous développerons dans le chapitre suivant de manière plus approfondie le rapport entre le signe et les affects. Pour l’heure, nous voulons simplement indiquer que les deux affects les plus fondamentaux dans les films de super-héros sont la crainte et l’espoir.

[4] Ce qui en psychanalyse correspond au narcissisme primaire, cf. GREEN, André. Narcissisme de vie narcissisme de mort. Paris, Minuit, coll. Reprise, 2007, pp. 38-39.

[5] Vend quelques bons, les bons achètent des balles, les balles tuent les Nazis. Bing, bang, boum… tu es un héros américain. (Traduit par nous)

[6] ADORNO, Theodore W. et HORKHEIMER, Max, La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz. Paris : Gallimard, coll. Tel, 2011, La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses, p. 147.

[7] Ibidem, p. 153.

[8] Ibidem, p. 151.

[9] Nous renvoyons, sur cette question du rapport entre virilité et souffrance, à l’étude très éclairante de DEJOURS, Christophe, Souffrance en France. Paris : Seuil, 1998.

[10] ADORNO, Theodore W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral. Paris : Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2005, § 40, En parler toujours, n‘y penser jamais, p. 88.

[11] Notons que le dernier film du même cinéaste Michel Gondry, The We and the I, sorti en Septembre 2012, continue à poser cette question et lui y réserve une place non négligeable.

[12] LASCH, Christopher. The Culture of Narcissism, American Life in An Age of Diminishing Expectations. New York : Warner Books Edition, 1re édition, Décembre 1979, p. 96. (Traduit par nous)

[13] Ibidem, p. 97. (Traduit par nous)

[14] SPINOZA, Baruch, Ethique, LivreIII, prop. 39, scolie, trad. Charles Appuhn. Paris : GF Flammarion, 2009, p.173.