Ulysse vu à travers les fragments d’Eschyle : visage et fonctions d’un héros épique dans une œuvre tragique

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Aurélien Dollard

 


Résumé : À notre connaissance, peu de héros épiques ont été traités de manière plus contrastée qu’Ulysse, tant dans les récits homériques, que dans ce que l’on a conservé de leurs reprises tragiques. Héros rusé mais respectable dans l’Iliade et personnage bifrons de roi vagabond dans l’Odyssée, il devient un antagoniste récurrent des pièces troyennes d’Euripide. Cette figure ambivalente dès les épopées semble avoir cristallisé une légende noire au cours de ses réécritures tragiques. Pourtant, un jalon important manque, Eschyle. Si aucune des tragédies que l’on a gardées de cet auteur n’a Ulysse pour personnage, celui-ci occupait une place centrale dans plusieurs pièces perdues, dont Le Jugement des armes, Palamède et Philoctète, mais également dans une tétralogie qui lui était consacrée (Les Évocateurs d’âmes, Pénélope, Ceux qui collectent les os et Circé). On tentera donc de dégager l’image qu’Eschyle a pu donner d’Ulysse, ainsi que la raison de ce traitement particulier de l’homme d’Ithaque.

Mot-clés : Ulysse, tragédie grecque, Eschyle, fragments, Homère.


Aurélien Dollard est né le 20 juin 1992. Après un cursus en classes préparatoires littéraires et un master de lettres classiques, à Sorbonne Université, il obtient l’agrégation de lettres classiques et le diplôme de l’École Normale Supérieure de Paris. Depuis septembre 2017, il est doctorant contractuel à l’Université de Franche-Comté, à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, sous la codirection de Michel Fartzoff (UFC, ISTA) et Christine Mauduit (ENS, CNRS). Sa thèse porte sur la matière troyenne dans l’œuvre perdue d’Eschyle (édition traduite et commentée d’un choix de fragments).

dollard.aurelien@orange.fr


Introduction

À notre connaissance, peu de héros épiques ont été traités de manière plus contrastée qu’Ulysse, tant au sein des récits homériques eux-mêmes, que dans leurs reprises dans ce que l’on a conservé de l’œuvre des poètes tragiques. Ainsi, dans l’Iliade, il apparaît déjà comme une figure extrêmement rusée, mais celle-ci participe d’un ethos positif de héros épique. En tant que personnage principal de l’Odyssée, il apparaît comme une figure bien plus ambivalente, puisque, durant la majeure partie du poème, il est un vagabond errant de Charybde et Scylla, forcé de dissimuler son identité et faisant parfois l’objet de traitements dégradants. Bien plus que lors du siège de Troie, il y est présenté sous les traits d’un personnage picaresque avant l’heure. Dans les tragédies grecques classiques conservées, ses apparitions sont dans l’ensemble peu glorieuses et souvent dans un rôle d’antagoniste, que ce soit dans Philoctète de Sophocle, ou dans Les Troyennes ou Iphigénie à Aulis d’Euripide. Cela dit, il ne faut pas oublier le jour bien plus flatteur sous lequel il est mis en scène dans Ajax de Sophocle, qui apparaît, à cet, égard, comme une forme d’exception.

La figure, ambivalente dès les récits épiques, d’Ulysse, semble donc avoir cristallisé une légende noire au cours de ses réécritures tragiques, comme l’a montré Stanford[1]. Cependant, un jalon important manque : Eschyle. Si aucune des tragédies que l’on a gardées de lui ne met Ulysse en scène comme personnage, l’homme d’Ithaque occupait une place prépondérante dans un certain nombre de ses pièces désormais perdues, à commencer par Le Jugement des armes, Palamède et Philoctète, mais également dans une tétralogie qui lui était entièrement consacrée (Les Évocateurs d’âmes, Pénélope, Ceux qui collectent les os et Circé).

Pour Stanford[2], il ne fait aucun doute qu’Ulysse ait eu un rôle d’antagoniste chez Eschyle : la franchise du poète ne pouvait, selon lui, que lui rendre l’homme d’Ithaque antipathique. Ce jugement psychologisant à l’emporte-pièce ne va pas sans poser problème, d’autant qu’il s’appuie sur des arguments faibles, voire suspects. L’objectif de cet article est donc de tenter de faire émerger la figure d’Ulysse telle qu’Eschyle a pu la mettre en scène à travers le corpus fragmentaire que l’on vient d’évoquer.

Pour ce faire, on tâchera tour d’abord de montrer que l’Ulysse d’Eschyle était plus odysséen que tragique. On s’intéressera ensuite à la structure de la tétralogie que le poète a consacrée à ce personnage. Enfin, on essaiera de mettre en évidence que l’homme d’Ithaque constituait pour Eschyle une forme de cheval de Troie littéraire.

Un Ulysse plus odysséen que tragique ?

Dans les fragments conservés, l’Ulysse d’Eschyle apparaît comme un héros rusé en butte à la haine de ses ennemis mais n’apparaissant jamais sous un jour négatif, ni tragique.

Un héros rusé…

            Dans ce que l’on a conservé des œuvres d’Eschyle où Ulysse apparaît, le héros se distingue par son intelligence rusée, sa mètis. Ce caractère de l’homme d’Ithaque est ainsi particulièrement sensible dans le fragment suivant, tiré de Pénélope :

fr. 187 (dans Etymologicum Genuinum AB (IXe siècle p. C.)) :

<ΟΔ.>

ἐγὼ γένος μέν εἰμι Κρὴς ἀρχέστατον

<Ulysse :>

Moi, je suis un Crétois, du lignage le plus noble[3].

Ce bref fragment semble aller dans le sens d’un suivi fidèle de la version homérique de la conversation d’Ulysse déguisé en mendiant et de Pénélope au chant XIX de l’Odyssée[4]. En effet, si, dans les fables qu’il invente, Ulysse se prétend systématiquement crétois[5], la seule fois où il se présente comme étant de noble lignée est lorsqu’il parle avec sa femme.

On peut également noter la dimension hautement ironique de ce vers qui résume parfaitement le personnage d’Ulysse et lui permet de se présenter de manière cryptée. En effet, la réputation de menteurs invétérés des Crétois[6] a de fortes chances de remonter au moins jusqu’à Homère. Par ailleurs, en tant que roi d’Ithaque, Ulysse est, de fait, de la plus haute noblesse. Ainsi, il paraît à la fois comme un personnage rusé et facétieux : il ment encore de manière éhontée sur son identité et son origine géographique, tout en exhibant par ce dernier aspect la possibilité qu’il mente. Cependant, il donne, pour une fois, sa véritable position sociale, sur laquelle il n’a cessé de mentir jusqu’alors.

Cela dit, c’est à cette ruse qu’il doit un certain nombre de violentes inimitiés.

… en butte à la haine de ses ennemis…

Parmi les ennemis de l’homme d’Ithaque, l’un des plus farouches est Ajax dans le Jugement des armes, épisode qui voit s’opposer les deux héros pour savoir à qui les armes d’Achille, récemment mort, doivent revenir. On y entendait ainsi les deux vers suivants :

fr. 175 (dans Σ LFG Sophocle, Ajax, 190d) :

(à Ulysse)

ἀλλ’ Ἀντικλείας ἆσσον ἦλθε Σίσυφος, τῆς σῆς λέγω τοι μητρός, ἥ σ’ ἐγείνατο

(à Ulysse)

Mais d’Anticlée approcha Sisyphe – je parle de ta mère, oui, la tienne, celle qui t’a enfanté

Ces deux vers constituent une allusion fielleuse, émanant probablement d’Ajax, à une version alternative des origines d’Ulysse, rapportée par Hygin[7] : pour se venger des vols de bétail répétés perpétrés par Autolycos, Sisyphe aurait violé la fille de celui-ci, Anticlée, avant qu’elle n’épouse Laërte. De la sorte, Ulysse aurait tout à la fois eu Autolycos comme grand-père maternel et Sisyphe comme père. Cette double ascendance le place symboliquement sous le signe de l’intelligence rusée dans ce qu’elle a de plus négatif.

Ce mépris pour la ruse d’Ulysse est professé par un héros reconnu comme indiscutablement épique : Ajax. Néanmoins, ce dédain d’un personnage, quelle que soit sa noblesse, pour l’homme d’Ithaque ne semble pas déteindre sur l’image qu’en donne Eschyle.

… mais n’apparaissant jamais sous un jour négatif, ni tragique

Eschyle ne semble en effet pas donner une image du personnage d’Ulysse qui serait conforme au canon tragique tel que le définira Aristote dans la Poétique[8], celle d’un héros médian entre le vertueux et le méchant, qui serait pris dans une intrigue susceptible de susciter la terreur et la pitié en le montrant passer du bonheur au malheur.

Ainsi, quand il fait d’Ulysse le protagoniste d’une de ses tragédies, Eschyle ne s’inspire jamais d’un épisode intrinsèquement tragique. En effet, ni l’évocation de l’âme de Tirésias à l’occasion de la nekuia[9], ni les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope[10], ni les suites du meurtre des prétendants[11] ne présentent semblable renversement dans le sort d’Ulysse. C’est au contraire le cas lorsque Sophocle compose Euryalos : dans l’épisode épique initial comme dans son adaptation tragique, Euryalos, fils illégitime d’Ulysse et d’Evippe, est tué par son père qui ne le reconnaît pas suite aux accusations mensongères de Pénélope.

Par ailleurs, quand l’homme d’Ithaque n’est pas protagoniste, il n’est pas nécessairement présenté d’une manière négative, pour autant que l’on sache. C’est du moins ce qu’affirme Dion de Pruse lorsqu’il compare les trois Philoctète, composés respectivement par Eschyle, Sophocle et Euripide[12] :

[5] …ἐπεί τοι καὶ τὸν Ὀδυσσέα εἰσῆγε δριμὺν καὶ δόλιον, ὡς ἐν τοῖς τότε, πολὺ δὲ ἀπέχοντα τῆς νῦν κακοηθείας […] καὶ οὐδέν γε ἀλλαττούσης τῆς Ἀθηνᾶς προσεδεήθη πρὸς τὸ μὴ γνωσθῆναι ὅστις ἐστὶν ὑπὸ τοῦ Φιλοκτήτου, καθάπερ Ὅμηρος κἀκείνῳ δὴ ἑπόμενος Εὐριπίδης ἐποίησεν : [5] …puisqu’il représentait même Ulysse comme pénétrant et rusé, selon la façon du temps, mais bien loin de la méchanceté actuelle […] Et il n’avait assurément aucun besoin qu’Ulysse fût transformé par Athéna pour éviter que Philoctète ne découvrît son identité, comme ce qu’Homère et, à sa suite, Euripide ont représenté ;

Chez Eschyle, Ulysse s’avançait en personne, contrairement à ce qu’a mis en scène Sophocle, et à visage découvert, à l’inverse de ce que montrait Euripide : l’homme d’Ithaque y apparaissait comme rusé mais ni méchant, ni lâche. Dans cette pièce au moins, Eschyle semble donc avoir présenté un Ulysse bien éloigné de la légende noire qui s’est attachée à ses pas au cours de l’Antiquité classique[13].

Bien plus, non seulement Eschyle ne le présentait pas sous jour trop défavorable dans Philoctète, mais il lui a même consacré une tétralogie entière, dont on va maintenant tenter d’analyser la structure.

La tétralogie eschyléenne d’Ulysse : trois pièces pour un drame satyrique ?

On va d’abord présenter les fragments qui ont conduit à cet état de fait paradoxal avant de s’intéresser à leur vocabulaire et de se livrer à un raisonnement par l’absurde partant de l’Orestie.

Les fragments de la discorde

On rattache habituellement à la figure d’Ulysse quatre pièces perdues eschyléennes[14] : Les Évocateurs d’âmes, qui semble avoir traité de la nekuia homérique, Pénélope, qui a pu porter sur les retrouvailles d’Ulysse grimé en mendiant et de sa femme, Ceux qui collectent les os, où il était manifestement question du sort des prétendants après le retour de l’homme d’Ithaque, et Circé, tiré du séjour d’Ulysse chez la magicienne. La composition de cette tétralogie, si elle en était bien une, pose pour principal problème que, sur les quatre pièces qui la constituent, bien que l’une soit communément admise comme étant un drame satyrique, deux autres ont parfois été considérées comme en étant également. Or, une tétralogie classique ne peut être formée que de trois tragédies et un drame satyrique. Ainsi, des témoins des fragments 113a et 115 de Circé en font sans équivoque un drame satyrique :

témoin de 113a (Aelius Herodianus, Sur la prosodie générale, Codex Vindobonensis Historici Graeci, 10, fol. 7r, 35[15]) :

] γὰρ καὶ μάνοι εἰσῆλθε με[σ. . . . . . .]χος εἰς τὴν οἰκίαν ». Καὶ παρ’ Αἰσχύλῳ δὲ ἐν Κίρκῃ σατυρικῇ ἐν τῇ συνθέσει· (113a) : Car rares (sic) il est allé… à la maison. Également chez Eschyle dans le drame satyriqueCircé au moment du pacte : (113a)

témoin de 115 (Hésychios, Lexique, ζ 200) :

ζυγώσω : δαμάσω, κλείσω, καθέξω. Αἰσχύλος Κίρκῃ σατυρικῇ : je subjuguerai : je soumettrai au joug, j’entraverai, je retiendrai. Eschyle, dans le drame satyrique Circé

Pourtant, certains chercheurs[16] ont voulu voir dans le fragment *180 de Ceux qui collectent les os une preuve que cette pièce était en réalité un drame satyrique du fait de l’épisode trivial qui y est décrit :

fr. *180 (dans Athénée, Deipnosophistes, I, 17C-E (IIe – IIIe siècles p. C.)) :

 

1.

 

 

 

5.

<ΟΔ.>

 ˟  ˉ  ὅδ’ ἔστιν, ὅς ποτ’ ἀμφ’ ἐμοὶ βέλος γελωτοποιόν τὴν κάκοσμον οὑράνην ἔρριψεν οὐδ’ ἥμαρτε· περὶ δ’ ἐμῷ κάρᾳ πληγεῖσ’ ἐναυάγησεν ὀστρακουμένη

χωρὶς μυρηγῶν τευχέων πνέουσ’ ἐμοί

<Ulysse :>

et voici celui qui, prenant naguère contre moi un projectile ridicule, le malodorant vase de nuit, l’a lancé et ne m’a pas manqué : c’est contre ma tête que celui-ci est venu frapper et se briser en morceaux,

exhalant une odeur bien éloignée de celle d’un flacon de parfum autour de moi

De même, le fragment 275 des Évocateurs d’âmes a pu être considéré comme preuve que cette pièce était un drame satyrique et que le traitement de la nekuia homérique par Eschyle était parodique, de même que celui de l’épisode de Polyphème dans Le Cyclope d’Euripide[17] :

fr. 275 (dans Σ vulg. Homère Odyssée, XI, 134) :

<ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ (à Ulysse)>

ἐρωδιὸς γὰρ ὑψόθεν ποτώμενος ὄνθῳ σε πλήξει νηδύος χαλώμασιν· ἐκ τοῦδ’ ἄκανθα ποντίου βοσκήματος σήψει παλαιὸν δέρμα καὶ τριχορρύες

<Tirésias (à Ulysse) :>

Car un héron, du haut de son vol, te frappera de sa fiente en soulageant son ventre : à cause de cela, l’arête d’une créature marine gangrènera ton crâne dégarni par l’âge.

Même si cette argumentation s’entend, elle repose sur le caractère jugé trop trivial pour être tragique d’un fragment, ce qui reste très faible comme preuve. En outre, le vocabulaire de ces fragments ne plaide pas si franchement qu’il y paraît en faveur de leur attribution à des drames satyriques.

Questions de vocabulaire

Ainsi, lorsque l’on analyse les emplois des termes problématiques du fragment *180, ceux de l’adjectif κάκοσμος (malodorant) ne sont pas d’une grande aide, tant ce mot est rare : il n’est guère attesté que dans ce fragment d’Eschyle, dans un fragment de Sophocle le reprenant textuellement[18] et dans un passage d’Aristophane[19]. Le substantif ὀσμή (odeur), dont il dérive, est en revanche bien attesté dans le vocabulaire tragique[20]. Quant au substantif οὑράνη (vase de nuit), il est présenté par Pollux[21] comme l’équivalent tragique de ἀμίς (pot de chambre), terme comique : ἡ δὲ τραγῳδία τὴν ἀμίδα οὐράνην ἐκάλεσεν (La tragédie appelait l’amida ouranè).De même, le terme ὄνθος (fiente) que l’on trouve au fragment 275 est présent à plusieurs reprises dans l’épopée[22].

Dès lors, si les réalités décrites sont triviales, la façon dont elles le sont est bien loin de l’être, et cette apparente incohérence s’explique sans peine pour le fragment *180 : cet épisode burlesque a été subi par Ulysse lorsqu’il était déguisé en mendiant. Or, c’est sous cet avatar que le caractère picaresque avant l’heure du héros atteint son apogée dans l’Odyssée[23]. Cela dit, dans Ceux qui ramassent les os, il semble qu’il ait raconté cette déconvenue en tant que roi d’Ithaque qui vient de massacrer les prétendants et cherche à s’en justifier auprès de leurs familles. Dès lors, faire le récit de ces événements triviaux en recourant à des termes tragiques a pu être un moyen pour Eschyle de rendre à Ulysse la grandeur héroïque dont il s’est longtemps départi au cours de ses errances.

Ainsi, même si les événements évoqués, et non mis en scène, dans ces deux fragments sont triviaux, leur évocation ne semble guère dans la veine de ce que l’on perçoit du drame satyrique. Par ailleurs, la trivialité du vocabulaire employé est loin d’être un critère décisif pour juger du genre d’une pièce antique.

L’Orestie avec des « si »

Imaginons ainsi que la trilogie dite de l’Orestie soit perdue et que, parmi les quatre pièces qui la composent, l’une, Protée, soit présentée par les contextes dans lesquels ses fragments sont cités comme étant un drame satyrique. Imaginons à présent qu’un des rares fragments conservés des Choéphores, pièce dont le statut tragique n’est jamais remis en cause, soit le passage où la nourrice évoque les langes du petit Oreste[24] :

οὐ γάρ τι φωνεῖ παῖς ἔτ’ ὢν ἐν σπαργάνοις, / εἰ λιμός, ἢ δίψη τις, ἢ λιψουρία / ἔχει· νέα δὲ νηδὺς αὐτάρκης τέκνων. / Τούτων πρόμαντις οὖσα, πολλὰ δ’, οἴομαι, / ψευσθεῖσα παιδὸς σπαργάνων φαιδρύντρια, / γναφεὺς τροφεύς τε ταὐτὸν εἰχέτην τέλος : car ça ne dit pas, un enfant encore dans les langes, / si ça a faim, soif ou envie / d’uriner : le jeune ventre des petits a ses propres lois. / Interprète en ces matières, et, comme, à mon avis, je me suis souvent / trompée, nettoyeuse de langes d’enfant, / j’étais à la fois blanchisseuse et nourrice !

Il se serait forcément trouvé des érudits pour vouloir voir dans cette pièce un drame satyrique en raison du caractère terre à terre de ce passage, à tort.

Certes, pareille démonstration par l’absurde n’est pas infaillible, mais elle montre assez en quoi vouloir faire des Évocateurs d’âmes et de Ceux qui ramassent les os des drames satyriques sur la seule foi de deux fragments rapportant, en des termes tout à fait tragiques ou épiques, des épisodes triviaux est risqué. En outre, si le fragment *180 avait été tiré d’un drame satyrique, on est fondé à se demander si Athénée[25] s’en serait offusqué comme il le fait ici :

Αἰσχύλος γοῦν ἀπρεπῶς που παράγει μεθύοντας τοὺς Ἕλληνας, ὡς καὶ τὰς ἀμίδας ἀλλήλοις περικαταγνύναι. Λέγει γοῦν· (*180). καὶ Σοφοκλῆς δὲ ἐν Ἀχαιῶν συνδείπνῳ· […] οὐδ’ ὅτε μνηστῆρας εἰσάγει μεθύοντας, οὐδὲ τότε τοιαύτην ἀκοσμίαν εἰσήγαγεν ὡς Σοφοκλῆς καὶ Αἰσχύλος πεποιήκασιν, ἀλλὰ πόδα βόειον ἐπὶ τὸν Ὀδυσσέα ῥιπτούμενον : Eschyle, par exemple, met en scène, de manière quelque peu inconvenante, les Grecs ivres au point de casser leurs pots de chambre les uns sur les autres. Il dit ainsi : (*180). Et Sophocle[26], dans Le Banquet des Grecs : […] [Homère, cependant,] même lorsqu’il représente les prétendants ivres, n’a jamais rien raconté de si inconvenant que Sophocle et Eschyle, hormis un pied de bœuf[27] lancé contre Ulysse.

Quoi qu’il en soit, et bien que rien ne permette de se prononcer de manière complètement définitive en faveur de l’une ou l’autre hypothèse, ces discussions ont le mérite d’attirer l’attention sur le statut d’Ulysse dans l’œuvre d’Eschyle et sur le genre de rapport qu’entretenait le poète avec la matière homérique

Ulysse, cheval de Troie d’Eschyle ?

De fait, il se peut en effet que l’Ulysse eschyléen, qui n’est donc pas tout à fait conforme à l’image homérique, traduise une réécriture subtilement irrévérencieuse du matériau épique, dont le héros met les principes en évidence à travers l’Iliade alternative qu’il a inventée dans Philoctète.

Un Ulysse tout à fait homérique ?

Lorsqu’il fait d’Ulysse la cible d’un pot de chambre lancé par un prétendant au fragment 180*, Eschyle est fort proche de son modèle homérique. En effet, dans l’Odyssée, l’homme d’Ithaque, lorsqu’il est déguisé en mendiant, est à plusieurs reprises victime de semblables abus de la part des prétendants, qui lui lancent tour à tour deux tabourets[28] puis un pied de bœuf[29]. En reprenant cette mécanique, sur laquelle l’épopée insiste, puisqu’elle revient à trois reprises en l’espace de quatre chants, et en remplaçant tabourets et pied de bœuf par un vase de nuit, Eschyle semble seulement pousser plus loin une logique déjà à l’œuvre chez Homère.

Cependant, quand on considère le fragment 275, les choses sont plus complexes : même si la trivialité de la mention d’une fiente dans le sort fatal d’Ulysse peut pour une part s’expliquer par le caractère ambivalent du héros, quelque chose de dérangeant persiste. En effet, le locuteur, dans ce passage, n’est autre que le célèbre devin Tirésias. Ce point pose problème puisque, même si l’épisode concerne Ulysse dans ses pérégrinations futures, il n’en reste pas moins que Tirésias n’est ni Ulysse, ni une nourrice. Dès lors, pareil langage semble en décalage dans sa bouche, dont on a plus l’habitude d’entendre sortir de graves et terribles prophéties.

On est donc amené à se demander si l’élément trivial n’est pas le moyen pour Eschyle d’atteindre un autre objectif.

Une réécriture subtilement irrévérencieuse des récits homériques

Ainsi, ces éléments triviaux, même quand on tâche de justifier leur présence, ont pu avoir pour vocation d’introduire un élément négatif, sinon burlesque[30] dans le cadre de la réécriture que propose Eschyle du matériau épique. De fait, il s’écarte de la version initiale du mythe de la mort d’Ulysse dans le fragment 275. En effet, il n’est pas ici question de meurtre involontaire du héros par Télégonos, un autre de ses enfants illégitimes, comme c’était manifestement le cas dans Ὀδυσσεὺς ἀκανθοπλήξ (Ulysse frappé par un dard) de Sophocle[31]. Il s’agit d’une mort accidentelle impliquant la pointe d’un animal marin tombant avec la fiente d’un oiseau sur le crâne de l’homme d’Ithaque dans les vieux jours de ce dernier. Une telle variante ne peut être anodine.

Il est intéressant d’envisager cette modification à la lumière du commentaire que fait Pierre Judet de la Combe au sujet d’Agamemnon d’Eschyle[32] : la référence épique apparaîtrait comme un moyen pour le poète de développer « une réflexion critique sur le bien-fondé du récit épique lui-même[33]. » En effet, Eschyle est un des premiers poètes tragiques. Il a donc pu tenter de montrer la valeur de son art face à la forme dominante de l’époque, l’épopée.

En tout état de cause, si la figure d’Ulysse semble attirer l’attention sur ce que fait Eschyle de la matière épique, il met également en évidence ce que celui-ci ne fait pas lorsqu’il la retravaille.

L’Iliade alternative d’Ulysse dans Philoctète

Au cours de sa comparaison des trois Philoctète, Dion de Pruse résume chacune des trois pièces et écrit notamment ceci à propos de la version d’Eschyle[34] :

καὶ τὸ ἀπαγγέλλειν δὲ τὰς τῶν Ἀχαιῶν συμφορὰς καὶ τὸν Ἀγαμέμνονα τεθνηκότα καὶ τὸν Ὀδυσσέα ἐπ’ αἰτίᾳ ὡς οἷόν τε αἰσχίστῃ καὶ καθόλου τὸ στράτευμα διεφθαρμένον οὐ μόνον χρήσιμον, ὥστε εὐφρᾶναι τὸν Φιλοκτήτην καὶ προσδέξασθαι μᾶλλον τὴν τοῦ Ὀδυσσέως ὁμιλίαν, ἀλλ’ οὐδ’ ἀπίθανα τρόπον τινὰ διὰ τὸ μῆκος τῆς στρατείας καὶ διὰ τὰ συμβεβηκότα οὐ πάλαι κατὰ τὴν ὀργὴν τοῦ Ἀχιλλέως, ὅθ’ Ἕκτωρ παρὰ σμικρὸν ἦλθεν ἐμπρῆσαι τὸν ναύσταθμον : Et l’annonce des malheurs des Achéens, de la mort d’Agamemnon, de la mise en accusation, pour le motif le plus honteux qui soit, d’Ulysse, ainsi que de la destruction complète de l’armée est non seulement utile afin d’enjôler Philoctète pour qu’il accepte mieux la visite d’Ulysse, mais pas invraisemblable du fait de la durée de l’expédition et des événements survenus peu avant, durant la colère d’Achille, lorsque Hector est passé à rien d’incendier le mouillage.

Chez Sophocle, Ulysse fait raconter à Néoptolème un ensemble de mensonges fondé sur une base véridique, à savoir l’identité de Néoptolème[35], l’endroit d’où il vient[36], les raisons pour lesquelles Ulysse est allé le chercher[37], la mort d’Ajax[38] et le jugement des armes[39].

Eschyle, pour sa part, a privilégié un jeu avec le récit homérique dans la fable d’Ulysse, si l’on en croit Dion : il raconte que l’armée achéenne a été vaincue, ce qui n’est pas passé loin de se produire lors de l’attaque menée par Hector contre le camp grec[40], qu’Agamemnon a péri, ce qui est faux, mais aurait pu se produire si les Troyens n’avaient pas été repoussés par Patrocle puis Achille, tous deux morts désormais, et qu’Ulysse a été exécuté pour trahison, ce qui est, là encore, faux, mais qui ressemble fort au sort subi par Palamède à l’instigation d’Ulysse, justement. Eschyle met donc en scène Ulysse en train d’inventer une espèce d’Iliade alternative où tout a tourné au pire pour les Achéens, ce qui devait conférer à ce passage une très forte dimension métalittéraire.

Cependant, ce passage rappelle aussi que, si Eschyle retravaille la matière épique en en modifiant les inflexions et en accentuant différemment ses épisodes et ses caractères, il ne s’écarte guère, pour l’intrigue, du fonds épique. Les rares fois où il le fait, comme c’est le cas pour les circonstances de la mort d’Ulysse dans le fragment 275, ces écarts sont marginaux et semblent guidés par une intention précise relevant de l’affirmation du genre tragique face à l’épopée.

Conclusion

Il semble donc qu’Eschyle, dans ses pièces perdues, ait présenté un Ulysse plus odysséen qu’iliadique ou tragique. Ce procédé n’est pas anodin dans la mesure où il a pu lui permettre d’insister sur les pérégrinations que l’on pourrait qualifier de picaresques avant l’heure de l’homme d’Ithaque. Ce faisant, le poète, à travers l’ajout d’éléments triviaux, ou l’aggravation de ceux déjà présents, semble avoir développé une forme de discours critique sur son modèle épique. Cela dit, le caractère affabulateur d’Ulysse attire également l’attention sur le fait que, malgré cette subtile irrévérence dans sa réécriture des récits épiques, Eschyle ne s’écarte jamais beaucoup des trames narratives que ceux-ci lui fournissent, inscrivant ainsi le renouvellement de l’art oral grec dans et contre sa tradition la mieux établie.

Bibliographie

Édition de référence

Stefan Radt, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 3 : Aeschylus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985

Alan H. Sommerstein, Aeschylus, vol. 3 : Fragments, Londres – Cambridge (Massachusetts), Heinemann – Harvard University Press, 2008

Éditions citées

Wilhelm Dindorf, Tragoediae superstites et deperditarum fragmenta. Tomus I. Editio secunda emendatior, Oxford, Presses universitaires, 18512(1832)

Godfried Hermann, Aeschyli editio post mortem eius a Mauricio Hauptio curata : Aeschyli tragoediae, Leipzig, Weidmann, 1852

August Nauck, Tragicorum Graecorum Fragmenta, Editio secunda, Leipzig, Teubner, 18892(1856)

Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4 : Sophocles, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1977

Articles et ouvrages cités

Catherine Cousin, « La Nékyia homérique et les fragments des Évocateurs d’âmes d’Eschyle », GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, volume 9, 2005, pp. 137-152

Pierre Judet de la Combe, « Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Il « dialogo » fra testi nelle letterature classiche, Atti del convegno internazionale Intertestualità, Cagliari, 24-26 novembre 1994, Supplément de Lexis n° 13, 1995, pp. 129-144

Jan Van Leeuwen, « Quaestiones ad Historiam Scenicam pertinentes », in : Mnemosyne, volume 18, n° 1, 1890, pp. 68-75

William Bedell Stanford, The Ulysses theme : a study in the adaptability of a traditional hero, Oxford, B. Blackwell, 1954 (notamment la section « The Stage villain », pp. 102-117).


Cet article est le résultat de la refonte d’une communication donnée le 17 janvier 2020 à Fribourg-en-Brisgau, à l’occasion des 41es Metageitnia.

[1]     William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme : a study in the adaptability of a traditional hero, Oxford, B. Blackwell, 1954, pp. 102-117.

[2]     Ibidem, p. 103.

[3]     L’ensemble des traductions présentées ici est le fait de l’auteur de l’article.

[4]     Homère, Odyssée, XIX, 165-307.

[5]     Voir notamment : Homère, Odyssée, XIV, 258-272 ; XVII, 419-444.

[6]     Voir à cet égard le célèbre début d’hexamètre du poète crétois Epiménide et le paradoxe qui en a été tiré : Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται (les Crétois toujours menteurs). Ce passage est notamment cité par Callimaque, (« Hymne à Zeus », 8) et dans l’Épître à Tite (I, 12).

[7]     Hygin, Fables, CCI.

[8]     Aristote, Poétique, XIII, 1453a7-17.

[9]     Les Évocateurs d’âmes.

[10]   Pénélope.

[11]   Ceux qui ramassent les os.

[12]   Dion de Pruse, Discours, LII, 5.

[13]   Voir l’introduction de cet article.

[14]   Pour les différents regroupements de pièces opérés autour de ce personnage, voir : Radt, 1985, pp. 112-113.

[15]   Herbert Hunger, « Palimpsest-Fragmente aus Herodians Καθολικὴ προσῳδία, Buch 5-7 », Jahrbuch der Österreichischen byzantinischen Gesellschaft, volume 16, 1967, p. 6 [fr. 12]. 26.

[16]   Godfried Hermann, Aeschyli editio post mortem eius a Mauricio Hauptio curata : Aeschyli tragoediae, Leipzig, Weidmann, 1852, I, 359 ; Wilhelm Dindorf, Tragoediae superstites et deperditarum fragmenta. Tomus I. Editio secunda emendatior, Oxford, Presses universitaires, 18512(1832) ; August Nauck, Tragicorum Graecorum Fragmenta, Editio secunda, Leipzig, Teubner, 18892(1856) ; William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme, p. 103 ; passim.

[17]   Jan Van Leeuwen, « Quaestiones ad Historiam Scenicam pertinentes », Mnemosyne, volume 18, n°1, 1890, pp. 68-75 ; William Bedell Stanford, « The Stage villain », The Ulysses theme, p. 103.

[18]   Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4 : Sophocles, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, fr. 565.

[19]   Aristophane, Paix, 38.

[20]   Eschyle, Euménides, 253 ; Sophocle, Philoctète, 891 ; Euripide, Électre, 498 ; passim.

[21]   Pollux, Onomasticon, II, 224.

[22]   Homère, Iliade, XXIII, 775 ; 777 ; passim.

[23]   Voir notamment à cet égard : Homère, Odyssée, XVII, 462-463 ; XVIII, 394-398 ; XX, 287-302.

[24]   Eschyle, Choéphores, 755-760.

[25]   Athénée, Deipnosophistes, I, 17C-E.

[26]   Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, fr. 565.

[27]   Cf. Homère, Odyssée, XX, 287-302.

[28]   Homère, Odyssée, XVII, 462-463 ; XVIII, 394-398.

[29]   Homère, Odyssée, XX, 287-302.

[30]   Catherine Cousin, « La Nékyia homérique et les fragments des Évocateurs d’âmes d’Eschyle », GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, volume 9, 2005, p. 150.

[31]   Cf. Stefan Radt et Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, 1977, fr. 453 à 458, 460 et 461.

[32]   Pierre Judet de la Combe, « Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Il « dialogo » fra testi nelle letterature classiche, Atti del convegno internazionale Intertestualità, Cagliari, 24-26 novembre 1994, Supplément de Lexis n° 13, 1995, p. 138-140.

[33]   Ibidem, p. 140.

[34]   Dion de Pruse, Discours, LII, 10.

[35]   Sophocle, Philoctète, 239-241.

[36]   Sophocle, Philoctète, 245.

[37]   Sophocle, Philoctète, 343-349.

[38]   Sophocle, Philoctète, 412-413.

[39]   Sophocle, Philoctète, 364-366.

[40]   Homère, Iliade, XII-XV.

 

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