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Représentation des lesbiennes et autocensure au cinéma: quelle visibilité pour l’homosexualité féminine dans les films de l’ère du Code Hays aux États-Unis (1930-1968) ?

Emilie MAROLLEAU

 

Résumé

L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de1930 à 1966. A cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité féminine (comme l’homosexualité masculine) était socialement visible à l’époque et que, par conséquent, les scénaristes, réalisateurs et producteurs de films étaient conscients de l’existence d’un public homosexuel. Ces derniers ont su développer des stratégies de contournement afin de faire passer le sens, sans que les censeurs ne s’en saisissent et les obligent à couper certaines scènes ou interdisent la sortie du film. Parallèlement, les spectateurs et spectatrices ont su développer des stratégies de « lecture entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont les lesbiennes étaient malgré tout visibles à l’écran, tout en prenant en considération le contexte historique et sociopolitique au sein duquel ces représentations ont été construites.

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Emilie Marolleau

Doctorante à l’Université François Rabelais à Tours, sous la direction de Georges-Claude Guilbert. Ma thèse, intitulée L’homosexualité féminine à l’écran : quelle visibilité pour les lesbiennes au cinéma américain dans les séries télévisées et les web-séries américaines aujourd’hui ?, porte sur la question de la représentabilité des lesbiennes : quelle(s) image(s) ces médias construisent-ils et comment ces images sont-elles reçues ?

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L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de 1930 à 1968. À cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’expression « perversion sexuelle » faisait en fait référence à toute pratique sexuelle considérée comme inacceptable, immorale et anormale telle que l’inceste, la promiscuité et l’homosexualité. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité était socialement visible à l’époque, toutefois sa représentation à l’écran était problématique. Les films de l’époque devaient respecter ce code de « bonne conduite », et ne pouvaient donc pas comporter de scène représentant l’homosexualité. Si cela était le cas, les censeurs s’en saisissaient et les obligeaient à couper certaines scènes, ou interdisaient la sortie du film. Cependant, il existe quelques exemples de représentations de l’homosexualité qui semblent être passées à travers le filet, parce que les artistes ont réussi à contourner le Code, et, parallèlement, parce que certains spectateurs et spectatrices ont appris à lire « entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont, malgré un régime de censure visant à rendre les lesbiennes[1] invisibles, elles avaient tout de même une certaine visibilité lors de cette période de censure.

1. Le Code Hays et son contexte socio historique

Le code Hays comporte un certain nombre d’injonctions et d’interdictions qui reflètent les inquiétudes de l’époque quant à l’influence que pouvaient avoir les images véhiculées par le cinéma sur le public. En effet, cette industrie s’étant développée très rapidement et ayant une place essentielle dans la culture américaine ainsi que dans la production d’images et de représentations, elle a vite été considérée comme un instrument potentiellement dangereux.

Dès le tout début du xxe siècle, les films ont été accusés d’avoir servi d’inspiration, pour des enfants et pour certains adultes, à de mauvais comportements ou même à des crimes.[2] Par conséquent, l’industrie cinématographique a été confrontée à de nombreuses reprises à la censure, avec l’interdiction de montrer certains films dans les cinémas et parfois la fermeture forcée des cinémas qui ne respectaient pas ces interdictions.[3] En effet, comme l’explique Olivier Caïra, avant 1915 la censure était exercée par les forces de police, sous les ordres des maires des villes où siégeait un bureau de censure. Ce n’est qu’en 1915, suite à l’arrêt Mutual Film Corporation v. Industrial Commission of Ohio que la censure a été institutionnalisée, sous la responsabilité de la Cour Suprême des États-Unis. Le cinéma, considéré comme une activité mercantile comme tous les autres types de spectacles ne pouvait donc pas bénéficier de la protection du Premier Amendement.[4] Cette décision a entrainé la création de bureaux de censure à travers tout le pays, dans le but de protéger le public, que les censeurs considéraient comme fragile, notamment parce que le cinéma est un médium qui s’adresse à la totalité des couches sociales : « Deux arguments sont avancés : celui de l’intensité de l’expérience cinématographique, et celui, plus déterminant, du mélange des publics. »[5]

Dans les années 1920, les studios majeurs ont décidé de s’organiser pour faire face à la censure exercée par le gouvernement, et ont rédigé en 1921 une liste de 13 points pour faire l’ « Inventaire de l’inacceptable », c’est-à-dire, des sujets sensibles qui ne devaient pas paraître à l’écran.[6] Puis, ils ont créé en 1922 la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA) et engagé William Hays, auparavant président du bureau national du Parti Républicain (de 1918 à 1921), pour en être le directeur. La MPPDA avait pour objectif de défendre les intérêts des studios face aux censeurs extérieurs en imposant un code d’autocensure visant à contrôler le contenu des films, afin de protéger le public, en particulier le public « non averti », qui est considéré comme influençable et donc fragile.[7] Ce code a été rédigé en plusieurs étapes, avec tout d’abord une liste intitulée « Don’ts and Be Carefuls », indiquant ce qui étaient totalement proscrites et les choses qui devaient être traitées d’une manière convenable. Parmi la liste des « Don’ts » figurait en numéro 4 la référence à la « perversion sexuelle », un terme qui était alors utilisé pour désigner, de manière général, l’homosexualité.[8]

En 1930, Martin Quigley et le Père Daniel A. Lord ont rédigé un texte dictant des règles d’éthique et de morale à suivre par les producteurs et scénaristes, texte qui deviendra ensuite le Motion Picture Production Code, ou Code Hays. Une section entière du Code concerne la sexualité, et proscrit toute référence à la « perversion sexuelle ».

Olivier Caïra souligne la différence de traitement qui est faite entre l’interdiction de la violence et l’interdiction de la sexualité dans le texte du code, la seconde étant justifiée par les auteurs par l’aspect particulièrement dangereux de thèmes comme la transgression sexuelle, qui sont « suspects car jugés séduisants pour le public ».[9] Cette attitude face à la sexualité semble refléter la réponse de la société américaine face à la propagation des différents discours des sexologues et autres spécialistes depuis la fin du xixe siècle. En effet, à cette époque émergeaient les premières théories scientifiques sur l’homosexualité et ses causes.

L’un des scientifiques les plus influents dans ce domaine était le psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing, dont l’étude principale, publiée en 1886 sous le nom de Psychopathia Sexualis, a ensuite été traduite dans de nombreuses langues, permettant la diffusion de ses idées à travers le monde. Dans cet ouvrage, l’auteur fait l’étude de plusieurs cas de « perversions sexuelles », à travers l’observation du comportement d’hommes et de femmes dont le désir sexuel ne correspond pas aux normes de la sexualité procréative. Les travaux de Krafft-Ebing ont grandement contribué à la construction du discours sur l’homosexualité comme « inversion sexuelle congénitale». Il distinguait ainsi chez les femmes observées quatre types d’ « inversion », selon leur degré de masculinité :

On trouve, dans les limites de l’inversion sexuelle, des gradations diverses du phénomène, gradations qui correspondent presque complètement au degré de tare héréditaire de l’individu, de sorte que, dans les cas peu prononcés, on ne trouve qu’un hermaphroditisme psychique; dans les cas un peu plus graves, les sentiments et les penchants homosexuels sont limités à la vita sexualis; dans les cas plus graves, toute la personnalité morale, et même les sensations physiques sont transformées dans le sens de la perversion sexuelle; enfin, dans les cas tout à fait graves, l’habitus physique même paraît transformé conformément à la perversion.[10]

Ses idées ont par la suite influencé de nombreux auteurs, comme le britannique Havelock Ellis. La prolifération des discours des sexologues a eu pour effet la création de nouvelles catégories, de nouvelles classifications pour parler du lesbianisme, un sujet qui est resté majoritairement tu aux États-Unis jusqu’à la fin du xixe siècle.[11]

Lillian Faderman observe, dans son ouvrage intitulé Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, comment les idées des sexologues européens ont été reprises par les scientifiques américains pour analyser les comportements des femmes au sein d’espaces homosociaux tels que les universités. Selon leurs théories, ces espaces étaient dangereux car ils mettaient les femmes dans un environnement qui favorisait le développement de forts liens amicaux et les incitaient à exprimer leur affection pour d’autres femmes.[12] Ces nouveaux discours sur l’inversion sexuelle ont alors changé radicalement la façon dont étaient vues les amitiés entre femmes. Faderman mentionne également l’abondance de journaux médicaux qui abordaient les relations sexuelles entre les femmes de la classe ouvrière de manière sensationnaliste, en utilisant souvent un langage plus proche du roman érotique que de la terminologie scientifique.[13]

Les scientifiques dénonçaient également dans leurs discours les New Women, des femmes (généralement issues des classes les plus aisées) qui aspiraient à l’indépendance et se battaient pour les droits des femmes. Les New Women ont progressivement réussi à avoir accès à l’éducation supérieure et à obtenir des postes qualifiés[14]. Leur « combat » se concentrait tout d’abord sur l’obtention de l’indépendance économique des femmes, ainsi que des droits normalement réservés aux hommes blancs de la classe moyenne.[15] Selon certains médecins, ces femmes étaient en fait des inverties qui cherchaient à imiter les hommes, et devaient donc être suivies médicalement.[16] Ce type de discours fait l’amalgame entre volonté d’indépendance, lesbianisme et perversion, ce qui a eu pour effet de rendre menaçantes la lutte féministe des New Women et les relations entre femmes (quelle que soit leur nature).

La prolifération de ces discours sur les relations lesbiennes a ainsi contribué à l’inquiétude quant à une éventuelle propagation de ces pratiques et à un relâchement des mœurs de la société américaine, à un moment où le pays était dans une situation économique difficile et où les normes de genre étaient en pleine redéfinition. En effet, l’époque de la Grande Dépression, qui s’est étalée sur une période allant de 1929 jusqu’aux années précédant la Seconde Guerre Mondiale, a été marquée par une crise de la masculinité, à une époque où les hommes étaient souvent confrontés à une perte d’emploi et voyaient alors leur statut de chef de famille remis en cause.[17] Les lesbiennes, qui étaient encore considérées dans les années 1930 comme des inverties souhaitant prendre la place de l’homme, étaient alors perçues comme une menace puisque, étant économiquement indépendantes et travaillant (souvent) autant que les hommes, elles étaient vues comme des  usurpatrices  des privilèges masculins.

Le lesbianisme était alors considéré comme une des perversions desquelles la société américaine devait être protégée, ce qui impliquait, selon les censeurs, de contrôler les images véhiculées par le cinéma.

2. L’application du Code, de 1934 à 1968

Bien que le Code ait été adopté en 1930, il n’a été systématiquement appliqué qu’à partir de 1934. À la fin de l’année 1933, les représentants de l’Église Catholique Romaine ont créé la National Legion of Decency, une ligue de vertu dont le but était de défendre la morale américaine et de protéger le public de la mauvaise influence du cinéma. Entre fin 1933 et début 1934, le groupe s’est lancé dans une véritable « croisade contre l’immoralité d’Hollywood »[18]. Quand, suite à la pression effectuée par les représentants de l’Église catholique, le gouvernement a évoqué la possibilité d’instaurer un régime de censure géré par l’état fédéral, les studios ont à nouveau décidé de reprendre les choses en main et de mettre scrupuleusement en application le Code. Ils ont alors créé la Production Code Administration (PCA), dirigée par Joseph Breen, qui a par la suite assuré le rôle de censeur pendant les 30 années à suivre, durant lesquelles « l’espace filmique était un territoire surveillé au périmètre sécurisé et aux frontières bien définies »[19].

À partir de 1934 les films étaient scrupuleusement scrutés et ne pouvaient « avoir accès aux chaînes de salles des majors » que s’ils recevaient le sceau d’approbation de la part de la PCA.[20] En d’autres termes, les films devaient impérativement obtenir l’accord des censeurs afin d’être rentables. Tous les points évoqués dans le Code devaient alors être respectés à la lettre et, par conséquent, il était impossible de faire référence à l’homosexualité. Le cas échéant, des coupures étaient souvent faites afin de rendre les films convenables et moralement acceptables, au prix parfois de certaines incohérences.[21]

Dans le cadre d’adaptations d’œuvres littéraires, l’homosexualité des personnages est effacée. Ainsi, la pièce de théâtre de Lillian Hellman, The Children’s Hour, dont l’histoire se déroule dans un internat pour filles et est entièrement centrée sur une rumeur concernant la relation entre les deux directrices, a été radicalement transformée afin d’être adaptée au cinéma en 1936. En effet, la rumeur de la relation lesbienne a été remplacée par la rumeur d’une liaison entre l’une des directrices et le petit ami de l’autre. En remplaçant le lesbianisme par l’adultère, les créateurs et producteurs de l’adaptation, intitulée These Three (Ils étaient trois), ont pu obtenir le sceau d’approbation et sortir leur film dans une version toutefois très éloignée de l’original. La pièce de Lillian Hellman a toutefois été adaptée une deuxième fois à l’écran en 1961, dans une version plus fidèle, que nous évoquerons plus bas.

En ce qui concerne l’import de films étrangers, qui devaient eux aussi obtenir le même sceau d’approbation pour accéder aux salles des majors, les censeurs étaient souvent confrontés à des scènes dont le ton et le contenu n’étaient pas en adéquation avec les règles du Code Hays. Il était donc nécessaire, avant la sortie des films, de faire quelques coupes pour les rendre convenables. Le film allemand Mädchen in Uniform (Jeunes filles en uniforme), réalisé par Leontine Sagan en 1931, a ainsi été censuré pour sa sortie aux États-Unis. Le film contenait en effet des scènes où l’expression du désir lesbien était jugée trop explicite de la part des censeurs : l’histoire se passe dans une pension pour jeunes filles (topos emblématique des récits lesbiens), où une élève déclare devant toute l’école son amour pour une des enseignantes, qui va ensuite la défendre devant la principale en faisant une sorte de plaidoyer pour le lesbianisme. Tout d’abord rejeté, Mädchen a finalement été approuvé par la PCA en août 1932, suite à la suppression des scènes où les regards sont trop explicites et où les personnages font référence au désir lesbien. [22] Une autre stratégie utilisée par les censeurs a été de supprimer les sous-titres de certaines scènes, afin de masquer ces références.[23] Par la suite, de nombreux films étrangers ayant un « contenu lesbien » ont été censurés de la même manière. [24]

Toutefois, le Code a commencé à être remis en question dès les années 1950. En effet, à cette période, les productions indépendantes (c’est-à-dire produites par des studios autres que les majors hollywoodiens et par conséquent non concernés par l’application du Production Code) étaient en plein essor et leur concurrence sur le marché de l’industrie cinématographique représentait une véritable menace pour Hollywood.[25] En parallèle à cela, un autre média audiovisuel se développait et gagnait rapidement en audience : la télévision. [26]

Cette dernière a progressivement pris la place du cinéma en tant que média familial et populaire, ce qui a donc poussé le cinéma à innover, mais aussi à revenir sur ses règles de contrôle de contenu pour présenter des films « pour public averti » : « La compétition avec le petit écran elle-même poussait le cinéma à abandonner sa vocation “tout public” : il est tout à fait significatif que les films des années 50 s’attachent de plus en plus à proposer ce que la télévision ne peut pas se permettre, à commencer par la couleur, le cinémascope et même le relief, mais aussi la liberté d’un nouvel érotisme, les audaces d’un discours qui […] s’adresse de plus en plus à un public “adulte”, “averti” […]. »[27]

En outre, le départ à la retraite en 1954 de Joseph Breen, qui avait mené le rôle de censeur avec beaucoup de rigidité pendant 20 ans, a également marqué un tournant dans l’histoire du Motion Picture Production Code.[28]

La position des censeurs concernant la représentation du lesbianisme à l’écran a par ailleurs changé entre le début de l’ère du Code Hays et sa fin. En effet, en 1961, « le Code de Production est amendé permettre l’évocation des “aberrations sexuelles”, tant qu’elles sont “traitées avec circonspection, discrétion et retenue”.» [29] Cet amendement a ainsi permis la distribution d’une nouvelle adaptation de la pièce The Children’s Hour de Lillian Hellman, cette fois-ci beaucoup plus fidèle au texte de l’original que l’adaptation de 1936 These Three. Dans la version de 1961, réalisée par William Wyler, il n’y a aucun doute sur la nature de la rumeur au sujet de la relation entre les deux directrices de l’internat : bien que le lesbianisme ne soit pas cité comme tel, la référence est tout à fait explicite.

Face au développement de l’industrie du cinéma indépendant et de la télévision, les États ont peu à peu commencé à établir des classifications par âge, afin d’orienter les (télé)spectateurs quant au contenu potentiellement inadapté pour les enfants, en particulier. En octobre 1968, les studios décident d’abolir le Production Code et de le remplacer par un système de classification s’inspirant de ceux déjà établis à travers le pays.

3. Les représentations des lesbiennes

Bien que le Code ait eu une influence indéniable sur l’esthétique et les récits des films produits pendant toute la période de son application, il était pour certains réalisateurs et scénaristes une contrainte devenue un élément moteur de créativité, les forçant à trouver des stratégies pour dire les choses sans que les censeurs ne puissent s’en rendre compte : « […] peu de cinéastes américains ont ressenti le Code comme une réelle entrave à leur liberté d’expression. La plupart se sont au contraire amusés à le contourner, et ont élaboré ainsi, par exemple, un véritable érotisme hollywoodien […]. »[30] Les films qui « contournaient » le Code était d’ailleurs un succès auprès du public, ce qui incitait à redoubler d’inventivité : « Les producteurs eux-mêmes étaient souvent complices de ces esquives, sachant que le succès au box-office dépendait autant du respect de la lettre du Code que de la trahison de son esprit. »[31] Il était donc possible de représenter l’homosexualité sans la dire directement. Comme l’affirme Patricia White dans son étude sur la représentabilité des lesbiennes dans le cinéma hollywoodien de l’époque du Production Code, «  si l’homosexualité n’ose pas dire son nom dans le cinéma classique, le média visuel accorde d’autres stratégies signifiantes.»[32] Dans les films des années 1930, en particulier, une des stratégies était de présenter l’homosexualité d’un personnage à travers des performances de genre.[33] Ainsi, un personnage féminin qui se réappropriait des attributs, des gestes ou des attitudes normalement réservés aux hommes était alors systématiquement connoté comme étant une lesbienne, sans pour autant que la trame du récit ne le confirme. Ces représentations de masculinité faisaient bien sûr écho à des codes qui étaient déjà mis en place dans les communautés lesbiennes en Europe et aux États-Unis. Que ce soit dans les films ou dans la vie en société, ces performances de genre étaient souvent nécessaires pour se rendre visibles les unes aux autres. Dans les films, les performances de genre permettent souvent de troubler les normes, en particulier en ce qui concerne la sexualité des personnages. Par exemple, dans Sylvia Scarlett, réalisé par George Cukor en 1935, Katharine Hepburn incarne le personnage éponyme, une jeune femme qui, pour des raisons intrinsèques à l’intrigue du film, n’a d’autre choix que de se faire passer pour un homme et devient alors Sylvester. Au cours du film, Sylvia/Sylvester rencontre plusieurs personnages, dont une femme qui, pensant qu’elle est un jeune homme, flirte avec elle et l’embrasse. Toutefois, visiblement choquée, Sylvia la repousse, sans quoi la scène n’aurait probablement pas été approuvée par les censeurs. Tout de même, le travestissement de Sylvia en Sylvester permet au moins de troubler les limites imposées par le Code. En effet, même si les deux personnages ne sont pas des lesbiennes (d’une part parce que la femme pense que Sylvia est un homme, et d’autre part parce que Sylvia affirme son hétérosexualité en la repoussant), lors de la scène du baiser les spectateurs n’oublient pas que ce sont deux femmes et qu’il s’agit donc d’un baiser lesbien. Le fait que spectateurs n’oublient pas, malgré le travestissement, que le personnage est une femme est probablement dû au choix de l’actrice Katharine Hepburn, qui était déjà connue du public, pour incarner ce personnage. C’est la raison pour laquelle on peut donc supposer que, pour le public, cette scène représente Katharine Hepburn embrassant une autre femme. Patricia White souligne à l’image des actrices, des stars hollywoodiennes auxquelles les fans vouaient et vouent un culte, était une condition propice à des lectures lesbiennes de certaines scènes dans certains films.[34] En outre, le travestissement d’Hepburn dans Sylvia Scarlett, fait écho au travestissement de Marlene Dietrich dans Morocco (Cœurs Brûlés), ainsi qu’à celui de Greta Garbo dans Queen Christina (La Reine Christine).[35] Dans les trois films, les actrices, toutes connues du public, incarnent des personnages qui, pour des raisons différentes, se travestissent et qui, à un moment donné du film, embrassent une femme. White explique également dans son ouvrage que l’intertextualité contribue également à favoriser la possibilité de lectures lesbiennes, même si les films en question ne représentent pas explicitement de personnages lesbiens.[36]

Par ailleurs, selon Judith Halberstam, la figure de la butch prédatrice était fréquente à l’ère du Code Hays car, à défaut de représenter l’homosexualité de manière explicite, elle permettait de créer un sous-texte à partir duquel l’homosexualité du personnage est parfois connotée.[37] Même si le terme butch représente, au sein des communautés lesbiennes notamment, une catégorie identitaire complexe, la butch des films hollywoodiens de l’époque était elle très souvent réduite à sa masculinité, à laquelle étaient associées agressivité et dangerosité. La butch prédatrice est un stéréotype qui a été utilisé pour représenter le lesbianisme dans plusieurs films (sous le régime du Production Code et ultérieurement). Les censeurs laissaient très probablement passer ces images parce qu’elles étaient négatives : ces personnages étaient le plus souvent représentées comme pathétiques ou grotesques. De cette manière, il pouvait être supposé qu’il n’y avait aucune ambiguïté quant à l’aspect immoral de ces personnages et de leurs actes. Le film Caged (Femmes en cage), réalisé en 1950 par John Cromwell, met par exemple en scène une butch prédatrice. L’intrigue du film se passe dans une prison, où la matrone, Evelyn Harper est une butch sadique qui « brutalise les femmes ».[38] La prison est un lieu bien spécifique, à la marge de la société, et les personnages du film sont en majorité des femmes de mauvaise vie. Les connotations de lesbianisme servent en fait à souligner leurs vices. Le personnage d’Evelyn Harper est par ailleurs un exemple de réappropriation par l’industrie du cinéma des théories sur l’inversion citées plus haut. En effet, la figure de la butch, telle qu’elle est construite dans de nombreux films hollywoodiens notamment, représente le plus haut degré de l’inversion : elle est immorale et perverse, et donc dangereuse. Sa présence dans un film est souvent prétexte à une leçon de morale, puisqu’elle permet de définir par la négative ce qu’une femme vertueuse doit être : féminine et hétérosexuelle.

Selon Patricia White, les connotations de lesbianisme pouvaient parfois reposer sur des éléments plus difficiles à discerner: des points de vue, la composition de la scène, des subtilités dans le jeu des acteurs.[39] Elle explique notamment comment la figure du spectre connote le lesbianisme dans des films comme Rebecca, réalisé par Hitchcock en 1940, ou encore dans The Uninvited, réalisé par Lewis Allen en 1944. Selon elle, notamment, les films d’horreur manipulent les codes du cinéma et permettent – à travers la lumière, les angles, les regards des personnages ou, pour le cinéma parlant, des bruits – de mettre l’emphase sur ce qui n’est pas visible à l’écran.[40] Par conséquent, « [l]’impossibilité de rendre le lesbianisme visible, le manque de termes pour l’appréhender, résulte dans le texte en une dispersion d’éléments perturbants, terrifiants et inattendus.»[41] Au fond, en littérature comme au cinéma, les genres du gothique et de l’horreur, puisqu’ils sortent du monde normal pour mettre en scène le surnaturel, semblent permettre plus de liberté et autoriser plus de transgressions concernant la représentation de l’homosexualité.[42] Le désir lesbien a par exemple été montré de manière explicite à travers la figure du vampire dans le film Dracula’s Daughter, réalisé par Lambert Hillyer en 1936. Cependant, ce désir lesbien vampirique, motivé ici par une soif de sang, y est bien sûr représenté comme immoral et monstrueux, condition nécessaire à l’obtention du sceau d’approbation de la PCA. En dehors des genres de l’horreur et du gothique, les lesbiennes ont également été représentées comme des prédatrices qui prennent en général pour proies des femmes plus jeunes qu’elles.[43]

Les connotations disséminées dans les films devaient, au moment de la réception, être décodées par le public, qui, au fur et à mesure des années d’application du Code Hays, a développé ses stratégies de lecture et a appris à lire entre les lignes. David Lugowski affirme à ce sujet que « ces images […] étaient en effet lues par les spectateurs de l’époque comme queer »[44]. Ce décodage était aussi possible grâce à divers éléments extérieurs aux films eux-mêmes. En effet, les spectateurs et spectatrices étaient souvent, lors de leur « lecture » du film, influencés par les campagnes publicitaires (qui n’étaient pas soumises aux mêmes restrictions que les films), ou encore par les critiques de films qui paraissaient dans les journaux et les magazines.

En ce qui concerne les campagnes publicitaires, elles révèlent souvent un étonnant paradoxe : les distributeurs se sont retrouvés plusieurs fois dans la situation contradictoire de vouloir tirer profit du thème de l’homosexualité, à travers des accroches au ton sensationnaliste, afin de faire la publicité des films où toute référence explicite à l’homosexualité avait été censurée. Vito Russo souligne ce paradoxe dans The Celluloid Closet, en citant l’exemple de la sortie aux États-Unis du film français Olivia (Jaqueline Audry, 1951) en 1954. Tout le contenu lesbien explicite du film (notamment une scène de baiser) ayant été éliminé du film, il était difficile de le vendre comme un film lesbien.[45] Une des solutions utilisées par les distributeurs a été de changer le titre d’origine en Pit of Loneliness, qui fait écho au titre The Well of Loneliness (Le Puits de Solitude), roman lesbien de Radclyffe Hall. Russo évoque également les affiches publicitaires, qui parlent « [de] “l’amour qui n’ose pas dire son nom” et [du] “sujet dont on parle tout bas”.» [46] Le changement de titres et ces slogans publicitaires n’étaient évidemment pas des choix anodins car ils permettaient de réinscrire à la marge le contenu lesbien dans le film.

Chon Noriega s’intéresse quant à lui aux critiques de films dans son article « “Something’s missing here !” : Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » et explique à quel point leur contenu pouvait aller en contradiction avec le passage sous silence de l’homosexualité dans les films. Il y démontre notamment comment, malgré la volonté des censeurs d’empêcher que l’on parle explicitement d’homosexualité, les critiques identifiaient ces connotations et faisaient allusion à l’homosexualité des personnages de manière explicite. [47] Il aborde également les références que faisaient certaines critiques aux spectateurs et spectatrices homosexuels (un public parfois visé par les films), soulignant les dangers potentiels de leur lecture des films, car selon eux ces spectateurs ne voyaient pas l’immoralité des personnages homosexuels.[48] Bien qu’émanant de postures homophobes, ces commentaires mettaient tout de même en avant l’existence des spectateurs et spectatrices homosexuels, qui avaient alors conscience d’une communauté et du fait qu’ils n’étaient pas les seuls à percevoir les connotations présentes dans les films.

Il est évident que le Code Hays a non seulement profondément marqué le paysage cinématographique des années 1930 aux années 1960, mais il a aussi eu un impact conséquent sur la représentabilité des lesbiennes dans les médias audiovisuels. Cette période de censure a en effet joué un rôle important dans la « mise en discours » (pour reprendre les termes de Michel Foucault) du lesbianisme, dans ces médias ainsi qu’au sein de la société en général. Foucault explique, dans son ouvrage Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, comment la censure et la répression participent aussi à la construction de discours sur ces choses mêmes qu’elles cherchent à taire : « Tous ces éléments négatifs – défenses, refus, censures, dénégations – que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme central destiné à dire non, ne sont sans doute que des pièces qui ont un rôle local et tactique à jouer dans une mise en discours, dans une technique de pouvoir, dans une volonté de savoir qui sont loin de se réduire à eux. »[49] Il est clair que la représentation des lesbiennes à l’ère du Code Hays est composée de stéréotypes négatifs. Cependant, ces stéréotypes révèlent le rôle du cinéma Hollywoodien dans la construction de l’image de la féminité « normale » et montrent comment la représentation de l’homosexualité comme anormale et monstrueuse sert à légitimer l’hétérosexualité comme naturelle et normale.

Ainsi, même si ces années de censure étaient peu propices à la visibilité des lesbiennes sur le grand écran, où elles étaient le plus souvent rendues invisibles ou bien représentées comme monstrueuses ou immorales, il est essentiel de les prendre en considération dans le processus de construction des images qui composent cette visibilité au cinéma et à la télévision aux États-Unis. Ces images ont également influencé la relation entre les spectatrices lesbiennes et le cinéma, et la façon dont ces dernières perçoivent les représentations du lesbianisme sur le grand écran.

[1] Bien que les mesures de censure aient aussi affecté la représentation de l’homosexualité masculine, nous choisissons ici de nous concentrer sur les représentations des lesbiennes afin de délimiter plus précisément le champ d’analyse.

[2] Franck MILLER, Censored Hollywood: Sex, Sin, & Violence on Screen, Atlanta, Turner, 1994, p.24.

[3] Ibidem, p.25

[4] Olivier CAÏRA, Hollywood face à la censure : Discipline industrielle et innovation cinématographique 1915-2004, Paris, C.N.R.S. Éditions, 2005, p.28

[5] Ibidem, p.29

[6] Ibidem, p.37

[7] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire. N°15, juillet-septembre 2007, p.10

[8] Id.

[9] Ibidem, p.49

[10] Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis, avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle, Paris, Carré (traduction française de la 8e édition allemande), 1895, pp. 246-247

[11] Lillian FADERMAN (1991), Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, New York, Penguin, 1991, p.49

[12] Id.

[13] Ibidem., p.50

[14] Carroll SMITH-ROSENBERG « Discourses of sexuality and subjectivity: The New Woman 1870-1936 », Hidden From History: Reclaiming the Gay and Lesbian Past, ed. Martin Bauml Duberman, Martha Vicinus et George Chauncey, Jr., New York, Penguin Books, pp.264-280, p.265

[15] Ibidem., p.264

[16] Id.

[17] David M. LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal: Lesbian and Gay Representation and the Depression-Era Cultural Politics of Hollywood’s Production Code », Cinema Journal 38, No.2, Winter 1999, p.3

[18] DOHERTY, Pre-Code Hollywood: Sex, Immorality, and Insurrection in American Cinema 1930-1934, New-York, Columbia University Press, 1995, p.8 « a crusade against Hollywood immorality » (Traduction de notre fait)

[19] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p.1 « […] cinematic space was a patrolled landscape with secure perimeters and well-defined borders » (traduction de notre fait).

[20] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 84

[21] Chon NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”: Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » Cinema Journal 30, No.1, Fall 1990, p.20

[22] Vito RUSSO, The Celluloid Closet: Homosexuality in the Movies (Revised Edition), New York, Harper and Row, 1987, p.57.

[23] Andrea WEISS (1992), Vampires and Violets, Lesbians in Film, New York, Penguin Books, 1993, p.10-11.

[24] Ibidem., p.11.

[25] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p. 343.

[26] Id.

[27] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.13.

[28] Id.

[29] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 154

[30] BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.15

[31] Id.

[32] Patricia WHITE, unInvited: Classical Hollywood Cinema and Lesbian Representability, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. xviii. « If homosexuality dares not speak its name in the classical cinema, the visual medium allows for other signifying strategies » (traduction de notre fait)

[33] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.5.

[34] WHITE, unInvited, p.xvii.

[35] Morocco, (Coeurs Brûlés) est un film de Joseph von Sternberg, sorti en 1930. Queen Christina (La Reine Christine) est un film de Rouben Mamoulian, sorti en 1933.

[36] WHITE, unInvited, p. 17

[37] HALBERSTAM, Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998, p.193

[38] RUSSO, The Celluloid Closet, p.102 « […] brutalizes women […]. » (traduction de notre fait)

[39] WHITE, unInvited, p.16

[40] Ibidem, p.63

[41] Ibidem., p. 75 « The impossibility of lesbianism’s coming into view, the lack of terms with which to grasp it, results in the textual dispersion of terrifying and unexpected disturbances. » (traduction de notre fait)

[42] WHITE, uninvited et WEISS, Vampires and Violets.

[43] RUSSO, The Celluloid Closet, p.49

[44] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.8. Dans son article Lugowski utilise dans son article le mot « queer » pour signifier « gay et lesbien ».

[45] Ibidem., p.102

[46] Id. «“the love that dares not speak its name” and “the subject talked about in whispers.”»

[47] NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”», p.22

[48] Ibidem., p.29

[49] Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 21

Pour une histoire du genre et des différences sociales au Moyen Âge

Didier LETT

Résumé

Depuis 2013 et les violentes polémiques autour de la notion de genre qui ont traversé la société française, il s’avère encore plus urgent qu’auparavant d’expliquer l’importance heuristique de ce concept en sciences sociales et, en particulier, en histoire car, hier comme aujourd’hui, les rapports de sexe ou les assignations masculines ou féminines, n’ont rien de naturel : chaque société construit et produit des rapports de genre différents.

Cet article cherche donc à retracer brièvement l’histoire d’un mot et d’un concept et à montrer les spécificités des « régimes de genre » à l’époque médiévale. Le genre est un « outil utile d’analyse » à condition de ne jamais extraire les rapports de sexe des rapports sociaux dont ils font partie et d’articuler le genre à toutes les autres catégories sociales. Ainsi conçu, il participe du renouvellement d’une histoire des distinctions sociales et nous autorise à repenser historicité et pluralité des régimes d’action, au sein d’une reconfiguration épistémologique à l’œuvre aujourd’hui en histoire et dans l’ensemble des sciences sociales.

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Didier LETT
30 / 04/ 1959
Professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Paris Diderot (Paris 7)
Membre de l’IUF Senior

Objets de recherche :
Histoire de l’enfance, de la famille, de la parenté, du genre et de la société marchésane (Italie) à la fin du Moyen Âge. Les principaux thèmes développés : les catégories sociales, l’identité, les relations intrafamiliales (en particulier la paternité, les frères et les sœurs), les violences sexuelles.

Publications récentes (en lien avec l’article) :
Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle, Paris, Armand Colin (Collection Cursus), 2013.
Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle, Annales HSS, n° 67-3, 2012.

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Lorsqu’à la rentrée universitaire 2001, avec trois collègues (Isabelle Briand, Violaine Sebillotte Cuchet et Geneviève Verdo), je créais un séminaire transpériode à l’Université de Paris 1 Pantheon-Sorbonne, « Hommes, femmes, masculin, féminin. Utiliser le genre en histoire »[1], le mot « genre », en français, qui apparaissait dans le titre, était d’un usage très rare aussi bien parmi le grand public que dans la communauté scientifique française, en particulier en histoire. Puis il s’est rapidement imposé dans la décennie suivante, d’une part, parce que l’histoire des femmes, à laquelle cette notion s’est accolée, a obtenu une légitimité intellectuelle et institutionnelle et, d’autre part, parce que le genre est devenu une notion essentielle et indispensable dans la classe politique et la société civile attentives à la parité ou à l’homoparentalité et ayant souci de lutter contre les inégalités de sexes. Mais depuis 2013[2] et la mobilisation d’une partie de la population française contre le « mariage pour tous »[3], il est devenu un terme très controversé, utilisé par ses détracteurs souvent sous la locution « théorie du genre »[4]. Sa diffusion massive et très rapide, son utilisation polémique, tant dans la société et les média que dans la communauté scientifique et universitaire, entrainent une utilisation polysémique du terme. Sous un même signifiant (genre) se cache une multitude de signifiés, nous obligeant, en tant qu’historien et en tant que citoyen, à tenter de clarifier l’usage de cette notion. J’aimerais donc montrer comment se sont progressivement imposés à la fois le mot et le concept de genre dans le paysage historiographique national[5] puis résumer les principaux usages de cette notion en histoire aujourd’hui en France pour ensuite dégager quelques spécificités de la période médiévale et enfin, proposer et défendre, comme je l’ai fait dans un numéro récent des Annales HSS, l’utilisation de la notion de « régime de genre »[6].

Histoire d’un mot : d’une timide utilisation à un usage polysémique

Le terme de gender est né au début des années 1960 aux Etats-Unis. D’abord utilisé en psychiatrie et en psychanalyse (Robert Stoller)[7], il migre ensuite vers la sociologie (Ann Oakley)[8] avant d’arriver en France en 1988 avec l’article de l’historienne Joan Scott qui tente d’en faire « une catégorie utile d’analyse historique »[9]. Il faut donc toujours garder à l’esprit que le concept de gender, comme beaucoup d’autres concepts, est un produit d’importation fabriqué et modifié dans des contextes historiques, géographiques, scientifiques et disciplinaires spécifiques. Pour éviter de l’employer de manière sauvage, il faut, par conséquent, non seulement connaître les conditions dans lequel il est né[10], mais également avoir conscience de l’usage que nous en faisons aujourd’hui dans d’autres contextes.

Avant le tout début du XXIe siècle, les historiens et historiennes des femmes et du genre utilisaient très peu le vocable « genre ». Suivant les sociologues et les philosophes, conscients que ce concept émanait des Etats Unis, ils lui préféraient encore souvent le terme de gender ou des locutions comme « rapports sociaux de sexe » ou « différence sociale des sexes », expressions qui insistent sur le fait que le genre résulte d’une construction sociale et qui invitent à assimiler les rapports entre les deux sexes à d’autres rapports sociaux (de production par exemple). La résistance de ces expressions est révélatrice en France de la forte persistance de modèles marxistes au sein des sciences humaines. Il faut donc attendre l’extrême fin des années 1980 pour que le mot « genre » apparaisse, d’abord dans deux numéros de revue[11] et dans un colloque interdisciplinaire tenu en 1989 et publié deux ans plus tard[12]. Il est adopté en 2000 par Mnémosyne (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre) et en septembre 2002 dans le colloque organisé à l’université de Rennes 2 (Le Genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen Âge à nos jours, Luc Capdevila et alii, dir., Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2003). En 2003, la revue 20e siècle publie, sous la direction de Raphaëlle Branche et de Danièle Voldman, un numéro spécial intitulé Histoire des femmes, histoire des genres. Depuis, il n’a cessé de progresser. En 2011 et en 2013, il apparaît sur la couverture de deux manuels publiés chez Armand Colin, dans la collection universitaire Cursus (Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre : méthode et documents, Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte dir., et Didier Lett, hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle). En 2013, la revue Clio, Histoire, femmes et sociétés, crée en 1995, change de titre et se nomme Clio Femmes, Genre, Histoire[13]. En 2014, Payot publie, dans le contexte social très polémique évoqué plus haut, un petit ouvrage pluridisciplinaire intitulé Qu’est-ce que le genre ? sous la direction de Laurie Laufer et Florence Rochefort. En histoire médiévale, le terme de genre demeure d’une utilisation rare, comme en témoigne le nombre très faible d’articles portant le mot dans les titres des publications répertoriés sur le site de la SHMESP (Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public) : http://shmesp.ish-lyon.cnrs.fr/biblio/ ; en mars 2011, on ne rencontrait en effet que huit titres où le mot « genre » (avec le sens de « sexe social ») apparaissait[14].

Histoire d’un concept : de l’histoire des femmes à l’histoire du genre

L’histoire du genre est un mouvement, étroitement et historiquement lié à l’histoire des femmes. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, elles sont souvent confondues. Sans doute, l’expression devenue désormais canonique, « histoire des femmes et du genre », entretient-elle cette confusion surtout auprès de chercheurs (et il y en a encore beaucoup) peu sensibles à ce champ historiographique[15]. Pourtant, ces deux champs de recherche se distinguent. L’objectif de l’histoire des femmes est de reconstituer les expériences de vie des femmes dans le passé, de tenter de comprendre ce qui est féminin à telle ou telle période et d’étudier les relations entre les hommes et les femmes. Dans les années 1970-1980, l’histoire des femmes a d’abord mis l’accent sur la domination masculine, l’oppression de la femme, éternelle victime, et la misogynie « atemporelle » des hommes. Dans cette optique, certains travaux ont eu tendance à simplifier les rapports hommes-femmes, négligeant les phénomènes de consentement, d’acceptation, de séduction ou de désir, oubliant que la domination (et donc la hiérarchie) se situe aussi à l’intérieur même du groupe des femmes ou du groupe des hommes (hiérarchies sociales, ethniques, orientations sexuelles, etc). Dans un second temps, l’histoire des femmes s’est orientée davantage vers l’étude des lieux de rencontre entre hommes et femmes, la répartition, la hiérarchie et la complémentarité des rôles féminins et masculins. La question centrale qui est alors posée est celle qui va finalement orienter la genèse de l’histoire du genre : quel intérêt a-t-on à isoler une catégorie de sexe, à écrire l’histoire des femmes, comme un objet autonome de l’histoire ? Sans qu’il y ait une unanimité sur ce point, on assiste dans les années 1990-2000 à l’essor de l’idée qu’il est nécessaire de confronter le masculin et le féminin.

L’histoire du genre se distingue donc de l’histoire des femmes en ce qu’il traite de la création, de la diffusion et de la transformation des systèmes symboliques fondés sur les distinctions homme/femme. Le genre exprime le « sexe social » ou la « construction culturelle du sexe ». C’est donc une autre ambition qui naît, celle d’incorporer l’histoire des femmes à une histoire plus générale, à une histoire totale qui prendrait en compte tous les acteurs de l’histoire, à la fois dans leur spécificité mais aussi dans leurs relations et dans leurs comportements communs. Cette manière de voir permet de transformer radicalement l’histoire générale, de la modifier en introduisant une nouvelle manière de la lire et de l’écrire[16]. Le genre permet de critiquer l’identité sexuée, acceptée comme un fait social et nous invite à nous interroger, en tant qu’historiens, sur ce qui peut encore apparaître comme des « évidences naturelles », comme des catégories stables, celles d’homme, de femme, de féminin ou de masculin. Car le genre n’est pas seulement un outil qui servirait à démontrer la distinction des sexes et, partant, la domination masculine, mais il représente aussi un moyen de participer à l’élaboration d’une histoire des catégories sociales. Il est un critère de distinction parmi d’autres, aux côtés d’autres types de relations socioculturelles. Il convient donc, dans toute analyse, de ne jamais oublier les autres critères opératoires (âge, génération, ordre, classe, condition sociale, appartenance urbaine ou rurale, statut marital, parenté, etc.) et surtout de prendre en compte les articulations du genre à ces autres formes de distinction, de voir en quoi l’une domine les autres, éviter le piège qui consisterait, à chaque fois, à affirmer que la notion de genre est déterminante pour appréhender les relations sociales (une tendance que l’on retrouve parfois, exacerbée, chez certain(e)s de nos collègues américain(e)s) et donc à essentialiser les rapports de genre. Les écarts de comportements homme/femme ne doivent donc pas nécessairement être analysés par rapport à une identité féminine et masculine : ils peuvent relever d’autres principes de différenciation.

Le genre en histoire médiévale

Aujourd’hui, la majeure partie de la production sur le genre concerne le monde contemporain. Joan W. Scott, à qui l’on doit non seulement la diffusion du concept de genre mais également la plupart des débats sur l’utilité ou non de cette catégorie d’analyse, sur son rejet éventuel et sur sa défense, est une spécialiste d’histoire contemporaine. En France, les deux « manuels » dont les historiens universitaires ont disposé pour enseigner l’histoire du genre, ont été réalisées par des contemporanéistes[17]. La très forte domination des études de genre pour l’époque contemporaine se perçoit aussi, logiquement, au sein de la très jeune génération. Parmi les 175 étudiants qui, entre 2003 et 2011, ont déposé leur mémoire de maîtrise ou de DEA puis de Master 1 et de Master 2 en vue de l’obtention du Prix Mnémosyne, 108 (près de 62 %) sont des étudiants d’histoire contemporaine ou de sociologie[18]. Les études de genre couvrant les périodes antérieures au XVIIe siècle sont donc souvent ignorées ou simplifiées. De plus, le poids très grand des problématiques des sociologues a tendance à poser des questions biaisées aux périodes anciennes en plaquant des catégories contemporaines non pertinentes sur des réalités passées bien différentes : privé/public ; égalité/parité ; homosexualité/hétérosexualité, etc. Partant, on assiste à une généralisation des conceptions contemporaines du genre à l’ensemble des périodes de l’histoire. Au mieux, oppose-t-on, de manière linéaire, un régime de genre « du temps présent » (fin XXe siècle et début du XXIe siècle) à celui du XIXe siècle, époque où la polarité entre deux sexes pensés comme radicalement opposés n’a jamais été aussi forte et qui devient, pour beaucoup d’historiens contemporanéistes et dans le sens commun, le modèle de ce qu’étaient les régimes de genre dans les sociétés du passé. Or, avant le XVIIsiècle, l’opposition entre deux sexes pensés comme complémentaires au sein d’une polarité bien identifiée, et qui serait structurante à la fois pour la société entière et pour chacun des individus dans leur totalité somatique et psychique, ne constitue que rarement la grille d’analyse la plus pertinente. Ainsi, pour l’époque médiévale, surtout à partir de la Réforme dite grégorienne, le discours ecclésiastique met davantage l’accent sur le découpage clercs/laïcs que hommes/femmes. Les premiers, qui ne peuvent être que des hommes, sont les membres de l’ordre supérieur de la société car ils n’entretiennent aucun lien charnel, surtout à partir du moment où, devenus prêtres, ils doivent respecter leurs vœux de chasteté. Les seconds englobent hommes et femmes, également, dans un rapport d’infériorité face aux clercs. Dans les sociétés occidentales antérieures au XVIII siècle, l’opposition des sexes n’est donc qu’une manière, souvent minoritaire, de classer les personnes et il convient donc de se défaire d’une conception qui pour nous, Occidentaux, est devenu « naturelle » : l’opposition entre hommes et femmes ne repose pas toujours et partout sur un aspect biologique, avant même que chaque individu s’inscrive dans une société. Pour Thomas Laqueur, il faut attendre le XVIIIsiècle pour assister à une biologisation de l’opposition masculin-féminin, c’est-à-dire pour que les genres s’inscrivent vraiment dans les corps sexués[19]. Il évoque un modèle « unisexe », hérité de Galien, dans lequel les femmes sont l’envers des hommes mais à l’intérieur d’une structure corporelle identique. Ce modèle se repère par une série d’analogies : entre les testicules et les ovaires, le scrotum et l’utérus, le pénis et le vagin. Les fluides circulant à l’intérieur du corps de l’homme et de la femme sont identiques. Selon lui, ce n’est qu’entre la fin du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle que ce schéma de représentation et d’explication est remis en cause pour laisser place au « modèle des deux sexes » dans lequel la femme se distingue radicalement de l’homme par des spécificités qui touchent autant à la qualité de ses tissus et de ses fluides corporels qu’aux formes de son anatomie[20]. Ce changement de paradigme conduit Laqueur à affirmer : « Historiquement, les différenciations de genres précédèrent les différenciations de sexe »[21]. Si l’on admet ses conclusions, il devient nécessaire aujourd’hui, pour reprendre les mots de Sylvie Steinberg, « d’inverser la certitude la plus spontanée », celle qui nous fait dire que « le sexe est, toujours et partout, un substrat à partir duquel s’élabore une expérience existentielle et se construisent des affects, des comportements privés et publics, des représentations, des symboles, des rapports de pouvoir qui dessinent, eux, les contours du genre (social et culturel) »[22].

Les régimes de genre

Comment faire, ou comment mieux faire, un usage historien du concept de genre ? Autrement dit, de quelle manière profiter pleinement de ce formidable outil pour lire le social dans le passé ? Peut-être (et c’est une proposition) en adoptant la notion de « régime de genre » qui permet de contextualiser les rapports de sexe au ras des sources et au plus près des acteurs. Un régime de genre peut être défini comme un agencement particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique[23]. Plusieurs régimes peuvent coexister dans une même période historique. Dépendant d’une série d’opérations de contextualisation, ils sont instables, sujets à variations lorsque l’historien change de documentation, déplace son regard vers d’autres acteurs ou dès que les relations entre les acteurs observés se modifient.

Le premier contexte à prendre en compte va de soi. Il est historique car à partir du moment où l’on considère que les rapports de sexes sont une construction culturelle, ils varient au gré des différentes périodes et séquences de l’histoire. Le second contexte est documentaire : dans la mesure où le document est la trace écrite dont dispose l’historien pour reconstruire le passé, ce n’est qu’en opérant une déconstruction intégrale d’une documentation, de sa production à sa diffusion en passant par ses modes de conservation et de transmission, que l’on peut restituer la logique des actions du passé car, pour l’historien, les pratiques sociales sont liées aux pratiques documentaires. Ce travail permet de ne pas confondre pratiques discursives et rapports sociaux – de sexe – et de ne pas considérer le social comme une réalité figée une fois pour toute, préexistant à l’historien et que ce dernier devrait décrire. La société et les groupes sociaux ne sont pas des choses fixes et délimitées ; le social n’est pas un état mais un processus. Le régime de genre que l’on observe n’est jamais que le résultat final écrit d’échanges verbaux, de tensions, de conflits entre un ensemble de protagonistes.

Enfin, il convient de ne jamais étudier la distinction de sexe en dehors des relations sociales, en dehors de son contexte relationnel. Nous avons encore beaucoup de difficultés à penser le genre comme une relation car les premières études de genre ont proposé une approche identitaire[24], essentialisant fortement les rapports de sexe. Or, comme l’écrit Irène Théry, il convient d’adopter « une conception relationnelle de la différence des sexes »[25]. Dans chaque contexte relationnel, un acteur ou une actrice, fait appel, met en scène, active, des bribes de son identité qui, à ce moment précis, lui sont possibles, utiles, indispensables, face à l’autre. Dans cette optique, il convient d’être attentif davantage aux manières d’agir, aux actions et aux situations qu’aux identités. Dans l’interaction, l’identité sexuée peut intervenir plus ou moins. Elle est parfois déterminante. Elle est parfois insignifiante. On ne peut pas isoler les êtres des relations sociales qui les constituent, dont ils sont à la fois les auteurs et les récepteurs. La question des sexes ne peut donc pas être traitée à part.

Pour le médiéviste, le genre est (ou devrait être) un « outil utile d’analyse » à condition de contextualiser au plus près des documents et des acteurs-actrices, de ne jamais extraire les rapports de sexe des rapports sociaux dont ils font partie et d’articuler le genre à toutes les autres catégories sociales. Ainsi conçu, le genre participe du renouvellement d’une histoire des distinctions sociales et nous autorise à repenser historicité et pluralité des régimes d’action, au sein d’une reconfiguration épistémologique à l’œuvre aujourd’hui en histoire et dans l’ensemble des sciences sociales. Dans la même perspective que la micro-histoire, l’anthropologie critique ou la sociologie de l’interaction, le genre nous permet de considérer la société comme la combinaison complexe de processus interactifs où les acteurs et les actrices, s’inscrivent dans une multiplicité d’appartenances identitaires et relationnelles. C’est de cette manière que la notion peut participer au renouvellement de l’histoire sociale dans une perspective pragmatiste et éviter d’être réduit à un instrument permettant seulement de déconstruire la cohérence supposée du social.

Depuis 2013 et les violentes polémiques autour du genre, il est sans doute encore plus urgent qu’auparavant d’expliquer l’intérêt heuristique de ce concept et son utilité en histoire. Nous devons, encore plus qu’avant, continuer à lutter pour démontrer, qu’hier comme aujourd’hui, les rapports de sexe ou les assignations masculines ou féminines, n’ont rien de naturel et que chaque société construit et produit des rapports de genre différents. Faire l’histoire du genre est donc bien un acte militant puisqu’il vise à lutter contre les inégalités et à en expliquer les fondements culturels et historiques.


[1] Ce séminaire se poursuit, animé aujourd’hui par Violaine Sebillote Cuchet et Anne Hugon.

[2] Cette critique a déjà été amorcée au moins depuis 2011, année au cours de laquelle les catholiques traditionalistes partent en guerre contre l’introduction du concept de genre dans les manuels scolaires de SVT.

[3] Avec la loi du 18 mai 2013 sur le mariage pour tous, la France devient le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel.

[4] Voir en particulier le récent livre très polémique de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014.

[5] Même s’il existe des points communs avec de nombreuses traditions historiographiques européennes non anglo-saxonnes. Rappelons, pour mesurer l’ « avance » de l’historiographie anglaise, tournée vers les Etats-Unis, que la revue Gender & History est née en 1989.

[6] Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle, Annales HSS, n° 67-3, 2012.

[7] Robert Stoller, Sex and gender: the development of masculinity and femininity, New York, Science House, 1968, traduit par Monique Novodorsqui sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1978.

[8] Ann Oakley, Sex, gender and society, Londres, Maurice Temple Smith Ltd., 1972.

[9] Joan Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, vol. 91, n°5, décembre 1986, inclus dans J. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988, et traduit en français par Eleni Varikas sous le titre « Genre, une catégorie utile d’analyse historique », numéro spécial des Cahiers du GRIF intitulé Le Genre de l’histoire, n°37-38, 1988, p. 125-153.

[10] Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en Sciences humaines, Paris, Métailié, 2010 et Joseph Morsel, « De l’usage des concepts en histoire médiévale », « De l’usage de ». Collections Ménestrel, 2011, édité en ligne : http://www.menestrel.fr … ubrique1551&lang=fr

[11] Le Genre de l’histoire, Cahiers du Grif, 1988 et Femmes, genre, histoire, Genèses, 1991.

[12] M-C. Hurtig, M. Kail et H. Rouch (dir.), Sexe et genre. De le hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 1991.

[13] Voir l’éditorial « A nos lectrices et lecteurs » du numéro 37, 2013.

[14] Même si deux ou trois articles, sans faire apparaître le mot « genre » dans le titre, proposaient une approche genrée. A titre de comparaison En histoire ancienne, le relevé effectué à partir de la base de données en ligne réalisée par L’Année Philologique (Bibliographie critique et analytique de l’antiquité gréco-latine) ne donne que treize titres d’articles ou d’ouvrages comportant, en français, le terme de genre dans le sens de gender. Il s’agit de travaux publiés entre 1991 et 2008 (les publications postérieures ne sont pas encore indexées). A part une publication datée de 1991, toutes les autres s’échelonnent entre 2003 et 2008.

[15] Voir Michelle Zancarini-Fournel, « Histoire des femmes, histoire du genre » dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.) Historiographies, Paris, Folio Gallimard, 2010), t. 1, p. 208-219.

[16] Nous avons tenté, dans le cadre de l’Association Mnémosyne, d’appliquer cette manière de faire de l’histoire du genre (sans hélas pouvoir apposer le mot « genre » en titre de l’ouvrage) à l’ensemble des programmes scolaires (de la 6e à la Terminale) dans La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte, Paris, Belin, 2010.

[17] Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Paris, ENS Editions, 1998 et réédité en 2007 avec pour titre : Ecrire l’histoire des femmes et du genre (Paris, ENS Editions). Le livre de Laura Lee Downs, Writing Gender History, Londres, Hodder Arnold, 2004 en est le complément indispensable car il offre une utile comparaison entre l’historiographie française et anglo-saxone.

[18] Le Prix Mnémosyne couronne un mémoire de Master d’histoire des femmes et du genre. Il est décerné chaque année par l’Association Mnémosyne. Parmi les 67 mémoires restant, on en compte 33 en histoire moderne (19 %), 20 en histoire ancienne (11, 5 %) et 14 en histoire médiévale (8 %).

[19] Thomas Laqueur, Making sex : body and gender from the Greeks to Freud, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1990, traduit par Michel Gautier sous le titre : La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

[20] Pour les critiques et débats qu’a suscité la thèse de Thomas Laqueur, voir Sylvie Steinberg, « Sexe et genre au XVIIIe siècle. Quelques remarques sur l’hypothèse d’une fabrique du sexe », dans Irène Théry et Pascale Bonnemère (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Enquêtes, Ed de l’EHESS, 2008, p. 197-212, Annick Jaulin, « La Fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio HFS 14, 2001, p. 195-205 et Joan Cadden Meanings of sex difference in the Middle Ages. Medicine, science, and culture, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

[21] Thomas Laqueur, La Fabriqueop. cit., p. 86.

[22] Sylvie Steinberg, « Sexe et genre… loc. cit., p. 201.

[23] Voir, pour davantage de développement, Les régimes de genre dans les sociétés occidentales…op. cit.

[24] On peut rappeler que le premier à employer le terme de gender, au début des années 1960, le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller, accole immédiatement le mot « genre » au mot « identité » puisqu’il utilise l’expression de gender identity, Robert Stoller, Sex and gender…op. cit.

[25] Irène Théry, La distinction des sexes. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.

L’identité ethnique au service de la définition d’un ensemble territorial : Doriens et Dryopes en Argolide

Clémence Weber-Pallez

Résumé
L’Argolide, cet espace grec organisé autour d’un pôle argien dominant, se caractérise aux époques archaïque et classique par la coexistence de deux identités ethniques déclarées, volontairement distincte l’une de l’autre. Aux Doriens de l’Argeia (la plaine entourant Argos) font face dans les textes les Dryopes de l’Akté (nom donné à l’Argolide du sud-est). Une grande partie des cités d’Argolide (Halieis, Hermionè, Asinè) ont ainsi développé le mythe d’une origine qui leur est propre, afin d’affirmer leur autonomie face à Argos, polis aux velléités hégémoniques  et au prosélytisme dorien proclamés. Le but de notre exposé sera donc de montrer comment une division ethnique et identitaire peut témoigner d’une réalité historico-politique, à savoir la prédominance d’une cité sur une région grecque et les réactions que suscite cette domination. 

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Clémence Weber-Pallez est doctorante en histoire ancienne à l’ENS de Lyon, membre du laboratoire HISOMA et du laboratoire junior ERAMA. Agrégée d’histoire, elle prépare une thèse sur les dynamiques, structures et interactions des cités en Argolide aux époques archaïque et classique sous la direction de Nicolas Richer.

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carte Argolide Circe
Figure 1 : L ‘Argolide et ses divisions aux époques archaïque et classique ©Weber-Pallez

 Étudier la région grecque de l’Argolide aux époques archaïque et classique, c’est être avant tout confronté à un problème de définition spatiale : le substantif désignant cet espace du nord-est du Péloponnèse n’apparaît pas avant l’époque romaine, même si un adjectif argolis, idos est attesté dès l’époque classique[1]. La question primordiale est donc de savoir s’il préexistait un découpage territorial de l’Argolide à cette expression, dont le substantif ne serait finalement que l’aboutissement : les habitants de cet espace avaient-ils conscience d’appartenir à une semblable unité ? Les autres Grecs reconnaissaient-ils une aire centrée autour d’Argos, mais qui aurait excédé le territoire purement politique de cette dernière ? Ou l’Argolide n’est-elle finalement, aux époques archaïque et classique, qu’un ensemble disparate de cités, indépendantes les unes des autres ? L’évolution de la perception de ce territoire, contenue dans les sources littéraires contemporaines, nous permettra de nous interroger sur la réalité de cet ensemble spatial et sur ses caractéristiques.

L’analyse des prétentions ethniques des cités de la péninsule argolique et de leurs matérialisations concrètes dans l’espace contribue à la tentative de définition d’un territoire spécifique à ces identités. L’Argolide telle qu’on l’entend habituellement est un ensemble hétérogène de populations se revendiquant doriennes, dryopes, voire d’une autre ethnie encore. Cette répartition des identités ethniques n’a-t-elle rien à nous apprendre sur la perception territoriale des Grecs de l’époque ? Une division ethnique et identitaire peut témoigner d’une réalité historico-politique, perçue et revendiquée par les populations locales. Enfin les velléités d’affirmation ethnique, en particulier d’une Argos dorienne qui n’aura de cesse d’essayer d’affirmer son autorité dans la péninsule argolique, et les combats symboliques qu’elles apportent, ne peuvent-ils pas manifester un sentiment d’unité propre à un ensemble spatial ?

La géographie historique est une discipline complexe : définir ce qu’est un territoire dans l’Antiquité, l’espace qu’il recouvre et la conscience qu’ont les Grecs d’habiter cet espace, est une tâche malaisée. Toutefois, l’historien possède des outils, des méthodes pour approcher une réalité spatiale difficilement appréhendable. L’archéologie est évidemment une des approches privilégiées, mais ne permet pas toujours d’appréhender les représentations mentales[2]. L’analyse sémantique des notions servant à désigner ce territoire et l’étude de l’évolution de celles-ci nous permettent dans un premier temps de concevoir les représentations spatiales diffusées dans l’Antiquité : des représentations homériques à la classification d’époque classique, la définition spatiale de l’Argolide a ainsi varié et s’est précisée, relevant peu à peu une dualité au sein d’un espace autrefois perçu comme unifié. Mais, si l’on rajoute à cette première analyse celle des identités ethniques présentes sur cet espace, on obtient un autre aperçu d’une même réalité, à savoir l’idée d’une division qui existait au sein de l’Akté entre cités dryopes et Épidaure. Les deux études, menées de front, mettent donc en valeur deux réalités spatiales, distinctes mais associées. Enfin, l’étude des faits religieux permet de comprendre comment s’emboîtaient ces deux réalités, révélant ainsi la complexité d’un territoire, ici, celui de l’Argolide.

I) L’Argolide et sa représentation territoriale : d’Homère à Xénophon

a) L’Argolide dans l’épopée homérique

Pour comprendre la représentation que les Grecs se faisaient de ce territoire, on peut remonter à Homère et rechercher si une unité se dégage déjà chez cet auteur. Le Catalogue des Vaisseaux, contenu dans l’Iliade, nous livre une description de deux royaumes limitrophes du nord-est du Péloponnèse :

  • le premier, placé sous le commandement (hégémonia) de Diomède, mais réparti entre ce dernier, Sthénélos et Euryale, comprend les cités d’Argos, de Tirynthe, d’Hermionè, d’Asinè, de Trézène, d’Eiones, d’Épidaure, d’Égine et de Masès (II, v.559-568).
  • le second, situé plus au nord et dont le roi (basileus) est Agamemnon, contient les cités de Mycènes, Corinthe, Cléonai, Ornéai, Araithyrée, Sicyone, Hyperésie, Gonoessa, Pellène, Égion, Égiale et Hélice (II, v. 569-580).

Cette répartition a fait couler beaucoup d’encre et les hypothèses, allant de l’erreur de traduction à l’erreur homérique, se sont multipliées. Une des questions des savants était la suivante : pourquoi Homère a-t-il séparé en deux royaumes une région d’Argolide qui apparaît pourtant comme unie morphologiquement aux yeux des savants[3] ? Or c’est partir d’un postulat discutable que de considérer l’Argolide comme une unité à cette époque, comme nous l’avons vu en introduction. L’autre question était de savoir pourquoi Agamemnon avait un royaume si limité, lui qui est « le plus roi » (basileutatos : Iliade, IX, v. 69) : cette répartition lui ôte de plus tout accès à la mer Égée. Pour expliquer ce phénomène, P. Wathelet a proposé de diviser le Catalogue des Vaisseaux en deux sources différentes : l’une serait une liste de villes, présentant de nombreux archaïsmes et relevant peut-être d’un cadastre d’époque mycénienne, l’autre serait une liste des commandants qui se serait superposée à la première au moment de l’achèvement de l’écriture de l’épopée homérique. Cette double temporalité serait à l’origine de ces deux domaines, attribués tardivement aux deux héros homériques. Il y aurait donc eu une volonté de donner un territoire à Agamemnon, centré autour de sa ville natale, Mycènes (Iliade, VII, v. 180), tout en attribuant à Diomède, l’un des Épigones argiens, une région centrée autour de la cité d’Argos qu’il dirigeait, du fait de son mariage avec la fille du roi Adraste (Iliade, V, v. 412-5).

Du fait du manque de sources, il nous faut actuellement renoncer à une interprétation purement politico-historique de ce passage[4]. Ce qui toutefois doit retenir notre attention est le fait que cette répartition géographique, étant donnée l’importance qu’eut la diffusion des œuvres homériques, créa une certaine représentation de la péninsule argolique aux époques archaïque et classique, représentation qui fut reprise entre autres par les Argiens pour justifier leur hégémonie sur la plaine qu’il dominait et, de manière plus générale, sur le nord-est du Péloponnèse : le tyran Clisthène chassa ainsi de sa cité les rhapsodes, parce que les vers d’Homère célébraient excessivement une cité argienne qui avait des velléités hégémoniques sur Sicyone (Hérodote, V, 67). Or, on sait actuellement que le terme d’Argos dans l’Iliade ne désigne que par trois fois la cité elle-même et qu’il désigne bien le plus souvent le Péloponnèse, comme l’affirmait déjà Strabon (VIII, 6, 5). Ce passage de l’auteur des Histoires rend perceptible l’appropriation par la cité argienne de la référence même à Argos chez Homère : il y a donc peu de doute qu’elle s’attribuât aussi le domaine de Diomède, figure largement présente dans la topographie de la ville[5]. Le domaine d’Agamemnon, comprenant toute une partie de la région située au nord-ouest de Corinthe, s’attache selon nous à une autre réalité, bien que Mycènes, Cléones et Ornéai passèrent sous contrôle argien et intégrèrent son territoire. Une première représentation spatiale d’une unité de l’Argolide apparaît donc chez Homère, à travers le domaine de Diomède, associant Argos aux cités du sud-est de la péninsule.

b) L’Argolide dans le corpus hésiodique

Une évolution de cette représentation est visible à travers la comparaison des cités évoquées par le Catalogue des Vaisseaux avec les Éhées du Pseudo-Hésiode[6], catalogue évoquant les femmes des illustres héros homériques. Selon la majorité des traductions, un royaume quasiment équivalent à celui de Diomède est attribué au héros Ajax, fils de Télamon et roi de Salamine (fr. 204). Toutefois quelques différences existent entre les listes homérique et hésiodique. Ajax est lié à Trézène, Épidaure, Égine, Masès, Mégare, Corinthe, Hermionè et Asinè. Ont disparues Argos, Tirynthe et Eiones et d’autres cités se sont rajoutées. Certains commentateurs[7], face à ce revirement de situation (Ajax comme dirigeant et non plus Diomède), ont revendiqué une primauté hésiodique, à la suite d’analyses textuelles (des formules archaïsantes manifestant une plus grande ancienneté). Toutefois, E. Cingano[8] a démontré que la traduction traditionnelle n’était pas valide : selon lui, Ajax ne gouverne pas les cités énumérées, mais s’apprête à les envahir, afin de les offrir en cadeau de noces à sa femme. Ainsi se trouve réglé le problème de la double attribution de l’Argolide entre Diomède et Ajax. Que faut-il alors retenir de ces informations ? L’absence d’Argos et de Tirynthe dans une liste dont les vers reprennent exactement ceux du Catalogue des Vaisseaux[9]. Alors que la région de la péninsule argolique était perçue comme une unité politique à l’époque homérique, le catalogue hésiodique témoignerait d’un second état, où Argos et Tirynthe sont, dans les représentations, séparées des autres cités du sud de la péninsule. Le fait que les dates de rédaction des deux catalogues soient sujettes à caution ne nous facilite guère la tâche, mais il est au final certain que la diffusion des Éhées a été postérieure à celle du catalogue homérique. Il semble que l’on soit passé de la représentation d’un domaine de Diomède uni autour d’Argos à la reconnaissance de deux entités régionales distinctes : d’une part Argos et Tirynthe, de l’autre les cités de Trézène, Hermionè, Épidaure, Masès et Égine. Une dualité symbolique s’installe donc dans la péninsule.

c) L’Argolide à l’époque classique. La naissance d’une séparation territoriale entre Argeia et Aktè.

Qu’en est-il de la représentation de cet espace à l’époque classique ? Nos sources, athéno-centrées, ne nous livrent que peu d’informations le concernant. Toutefois, une dichotomie, semblable à celle évoquée précédemment, apparaît dans les textes littéraires. Thucydide (II, 27) nous apprend que le territoire politique dominé par Argos se nommait l’Argeia (substantif dérivé de l’adjectif argeios, a, on : « d’Argos ») et s’étendait, comme l’avait déjà signalé Hérodote (I, 82), jusqu’à la Thyréatide au sud-ouest à l’époque archaïque. Cette Argeia avait, peu à peu au cours de l’époque archaïque et au début du Ve siècle, absorbé les différentes villes limitrophes de la cité de Diomède : Asinè fut prise dès la fin du VIIe siècle (Strabon, VIII, 6, 11), Mycènes et Tirynthe, encore indépendantes en 479[10], furent soumises peu après. La plaine argienne, dans laquelle Argos devenait un véritable pôle dès les VIIe et VIe siècles, s’unifia donc peu à peu et prit la dénomination d’Argeia. Unité politique sous domination argienne, ce territoire jouxtait ceux des cités indépendantes du sud de la péninsule[11] et s’est affirmé dès l’époque archaïque, puisqu’ une loi sacrée argienne, des environs de 575/550, menace de la malédiction d’Héra et d’exil hors de l’Argeia toute personne portant atteinte à son support (IG IV 506).

Les autres grandes cités d’Argolide (Épidaure, Trézène et Hermionè) continuèrent à évoluer indépendamment de la formation progressive du territoire de cette Argeia, sans pour autant constituer un territoire commun. Toutefois, des regroupements de ces cités dans des listes plus larges apparaissent chez les auteurs : Hérodote (VIII, 43) énumère ainsi de suite les contingents navals des Épidauriens, des Trézéniens et des Hermionéens. Cet exemple pourrait être fortuit si on ne le retrouvait pas chez Thucydide (I, 27). L’association est encore plus frappante chez Xénophon, qui, par trois fois[12], liste ensemble ces trois peuples en rajoutant celui des habitants d’Halieis (cité qui n’aurait obtenu son indépendance, peut-être vis-à-vis de Sparte, que tardivement[13]). Éphore[14] nous apprend qu’une périphrase fut attribuée à cet ensemble de cités indépendantes de l’est de l’Argolide, à savoir « ceux qui habitent l’Aktè [la côte] » : cette expression fut condensée par la suite dans le simple substantif Aktè, qui, comme l’affirme Diodore (XII, 43), correspondrait au territoire (chôra) de la péninsule situé à proximité de la mer. Toutefois, il n’existe aucune définition précise de ce terme : en toute logique, nous y intégrons l’ensemble des cités toujours mentionnées ensemble chez les auteurs d’époque classique : Épidaure, Trézène, Hermionè et Halieis. Cette double dénomination, entre une Argeia dominée par une seule cité et une Aktè polynucléaire, se trouve renforcée par la mise en place de tout un système mythologique, propre à justifier cette bipartition.

d) L’explication mythologique de cette dualité : le partage des Héraclides

Chez Éphore apparaît déjà une dichotomie entre une Argos fondée par l’Héraclide Téménos et une Aktè occupée par Agraios et Déiphontès[15]. Fondateurs différents, mais fortement liés les uns aux autres, puisqu’Agraios était fils et Déiphontès gendre de Téménos. Deux territoires distincts semblent se dessiner. Cependant, si l’on en croit Éphore, la constitution de l’Aktè par les deux héros est postérieure à celle d’Argos, ce qui place les cités du sud de l’Argolide dans une position d’affiliation vis-à-vis de cette dernière. Le discours argien entendu par Pausanias (II, 26, 2) insiste quant à lui sur l’unité de la région sous Téménos et Déiphontès : une division serait apparue entre le gendre et les enfants de l’Héraclide à la mort de ce dernier, ce qui aurait eu pour conséquence une division territoriale entre Aktè et Argeia, la digne Hyrnétho et son mari Déiphontès restant à Épidaure. La proximité de la structure mythologique de ces deux entités reflète aux yeux des auteurs la dichotomie territoriale de la péninsule argolique, déjà observée précédemment. Toutefois, il est à noter que, chez ces auteurs qui véhiculent une certaine représentation de cet espace pour les Grecs et qui s’appuient probablement sur des sources locales, cette division repose avant tout sur un partage de territoire opéré par les Héraclides.

Depuis le VIIe siècle et tout au long de l’époque classique[16], les Grecs mêlaient dans un même schéma historique Héraclides et Doriens qui auraient envahi ensemble le Péloponnèse quatre vingt ans après la chute de Troie (Thucydide, I, 12). Postuler un partage territorial comme un fait des Héraclides revient à lier l’Argeia et l’Akté à une identité dorienne. Pourtant, les origines ethniques des populations de ces deux entités spatiales sont plus complexes et reflètent d’ailleurs assez bien la division territoriale déjà en germe chez le Ps. Hésiode.

II) L’identité ethnique et sa spatialisation en Argolide

a) Argos, une cité dorienne et son influence

Argos, pôle dominant du nord-est du Péloponnèse[17], est une cité dorienne revendiquée comme telle. Une grande partie de son système mythologique est basée sur le Retour des Héraclides[18] et l’utilisation de cette légende par les orateurs attiques du IVe siècle pour dénigrer ou au contraire encenser Argos et Sparte atteste du large développement de la légende hors de l’Argolide[19] : les Héraclides auraient fondé les trois principales cités du Péloponnèse (Argos, Messène et Sparte), qui, respectivement, leur étaient dues par droit de succession, droit de conquête et donation[20]. Les Argiens étaient si fiers de cette ascendance que leurs rois furent les seuls à se nommer, d’après cette légende, Héraclides[21] : cette singularité amena J. Hall à postuler la paternité argienne de ce mythe du Retour[22].

Le fonctionnement interne de la cité confirme son identité dorienne : le corps civique, comme l’a montré l’épigraphie, est divisé entre Dymanes, Hylleis et Pamphyloi, traditionnelles phylai doriennes, auxquelles se rajoute plus tardivement celle des Hyrnathioi[23], et est subdivisé en phratries, dont certaines reprennent le nom de héros héraclides[24]. Cette répartition civique[25] était si bien associée à Argos, que le tyran Clisthène de Sicyone changea le nom des phylai doriennes de sa cité, afin que les Sicyoniens ne portent pas les mêmes phylétiques que les Argiens (Hérodote, V, 68). L’organisation de la vie temporelle d’Argos est aussi révélatrice de cette identité : un mois Karneios y est attesté[26]. De même, le dialecte de la cité est un dialecte dorien. Argos est donc une cité à l’identité dorienne affirmée et ce depuis l’époque archaïque, puisque cette identité est attestée pour la première fois dans le Catalogue des Femmes du Pseudo Hésiode.

Mais au-delà d’une simple revendication, c’est une véritable tentative d’expansion de cette identité que les sources attribuent aux Argiens. De fait, dès le tout début de l’époque archaïque, les Argiens auraient « dorianisé » les Cynouriens[27] (Hérodote, VIII, 73). Cette tradition de la dorianisation entreprise par Argos sur les cités alentours eut une longue postérité, puisque Pausanias (II, 34, 5) rapporte encore au IIe siècle de notre ère avoir entendu dire que les Argiens doriens s’établirent aux origines à Hermionè. L’information n’est pas claire, puisque le Périégète est incapable, selon ses propres mots, de dire s’il y eut pour cela une guerre entre Argos et cette cité. Toutefois, si l’on en croit la formulation de la phrase, la source semble argienne[28] : les Argiens auraient ainsi développé tout un système identitaire de l’Argolide afin de s’approprier la primauté de ses origines[29]. Cette extension de l’identité dorienne trouverait sa matérialisation dans la diffusion du dialecte dans le sud de l’Argolide au cours de l’époque classique[30].

L’étude des cités contenues dans le royaume de Diomède révèle en effet leurs substrats doriens. Les phylai doriennes sont attestées dans les inscriptions de Trézène à l’époque hellénistique[31], mais la cité possédait déjà une telle identité ethnique au début du Ve siècle, puisque, selon Hérodote (VII, 99), les habitants d’Halicarnasse de Carie, doriens, sont originaires de Trézène. Stéphane de Byzance (s.v. Halicarnasse), citant Callimaque, explique d’ailleurs qu’Anthès (un des rois mythiques de Trézène), migra à Halicarnasse « emportant avec lui la phylè Dymaina ». L’identité dorienne d’Hermionè n’est attestée que chez Pausanias[32]. Épidaure, cité dorienne selon Hérodote (I, 146), possédait un système politique basé sur la division du corps civique en quatre phylai, dont deux portaient aux époques classique et hellénistique des noms doriens : les Dymanes et les Hylleis[33]. M. Piérart, en étudiant les colonies épidauriennes (comme Calymna et Cos), a proposé d’attribuer à Épidaure les trois phylai traditionnelles doriennes, qui auraient été le fruit d’un « remaniement »[34].

La plupart des cités d’Argolide incorporent donc à leur vie politique des éléments doriens. Si l’on ne peut douter que les Doriens forment un groupe ethnique comme l’affirme J. Hall, c’est-à-dire :

« a self-ascribing and self-nominating social collectivity that constitutes itself in opposition to other groups of a similar order » et dont « the definitional criteria (…) are a putative subscription to a myth of common descent and kinship, an association with a specific territory and a sense of shared history »[35]

La domination de ce groupe ethnique n’est pas si évidente dans les autres cités d’Argolide. Dès le IVe siècle, Aristote affirme que les Doriens d’Épidaure cohabitent avec des Cariens et des Ioniens[36]. La présence d’entités doriennes dans les cités de l’Akté n’est pas toujours la preuve d’une identité dorienne revendiquée par ces dernières. Si la structure politique de Trézène semble bien avoir eu des caractéristiques doriennes, une tradition locale relative aux origines de la cité précise qu’après le Retour des Héraclides, les Trézèniens acceptèrent parmi eux des Doriens d’origine argienne, mais seulement en tant que sunoikoi (« qui habitent ensemble »), Doriens qui durent partager l’espace urbain avec d’autres populations[37]. Parmi les Doriens d’Argolide, seuls les Argiens semblent avoir voulu faire de leur origine ethnique un véritable statut identitaire. De quelle origine ethnique se revendiquaient alors les cités du sud de la péninsule argolique ?

b) Les Dryopes et l’Argolide du sud

Hérodote (VIII, 43), en dénombrant les effectifs de la flotte grecque, fait une parenthèse sur l’origine ethnique des Hermionéens : ils seraient Dryopes, « chassés autrefois par Héraclès et les Méliens, du territoire que l’on nomme aujourd’hui Doride ». Plus loin (VIII, 73), l’historien précise que les Dryopes, outre Hermionè, possèdent également Asinè. La même analogie est faite par Aristote dans ses œuvres (on sait qu’il écrivit, entre autres, une Constitution de Trézène), si l’on en croit une citation de Strabon (VIII, 6, 13) [38]. Les cités d’Halieis et d’Asiné sont également liées aux Dryopes dans un péan de Bacchylide[39]. Plus tardivement, Diodore (IV, 37) rajoute à cette liste le nom d’Eiones et Nicolas de Damas celui de Trézène[40].

Plusieurs mythes concernant les Dryopes ont coexisté dans l’Antiquité[41], mais celui d’une origine en Grèce centrale semble avoir été dominant. Diodore (IV, 37), qui reprend des sources antérieures[42], en donne la version la plus complète : les Dryopes, gouvernés par Phylas, auraient profané le temple de Delphes. Héraclès et les Méliens auraient alors expulsé les Dryopes, qui trouvèrent refuge en Eubée, à Chypre ; la majorité alla chez Eurysthée, roi de Mycènes et ennemi juré du fils d’Alcmène. Aidés par ce roi, ils occupèrent trois cités dans le Péloponnèse : Asinè, Hermionè et Eiones. Les Dryopes se seraient ensuite disséminés en Messénie, à la suite de la destruction d’Asinè par le roi argien Ératos. L’archéologie du site a révélé des traces d’incendie datées de la fin du VIIIe siècle qui pourraient correspondre à cet évènement[43]. Les Asinèens, chassés d’Argolide, fondèrent en Messénie une nouvelle cité, éponyme de leur patrie d’origine, dont l’identité dryope perdura jusque Pausanias (IV, 8, 1 et 34, 9-12).

L’Argolide du sud apparaît dans les sources hellénistiques et romaines comme une région à part entière, caractérisée par son identité dryope. Callimaque (fr. 705)[44] y inscrit Asinè, Halieis et Hermionè. Au Ier siècle avant notre ère, Nicolas de Damas (fr. 30) énumère les cités vers lesquelles Deiphontès aurait envoyé des émissaires pour lutter contre les Téménides : « il les envoya en secret à Trézène, à Asinè, à Hermionè et à tous les dryopes qui habitaient la région, les détacha des Argiens ». Par ailleurs, une inscription du IIIe siècle avant J.-C. (IG IV 679) renouvelle le lien de parenté (syngeneia) et d’amitié (philia) existant entre Asinè (probablement de Messénie) et Hermionè. Elle réglemente les modalités de participation au culte hermionéen de Déméter Chthonia, ce qui a été souvent perçu comme un lien dryope maintenu entre les deux cités[45]. Ainsi, « d’Asinè à Hermionè et Trézène, toute la côte de la péninsule et par conséquent une grande partie de l’arrière pays était ou se disait dryope, bien que parlant un dialecte dorien (argien) »[46]. Si l’idée d’une véritable « région dryope » unifiée n’apparaît qu’à l’époque hellénistique, l’identité dryope de ces cités semble affirmée dès l’époque classique si l’on en croit Hérodote. Comment des Doriens d’Argos aux velléités dominatrices acceptèrent-ils les Dryopes d’Argolide du sud ?

c) La tentative argienne de maîtriser l’identité dryope

Un fragment d’un péan de Bacchylide, rédigé dans la première moitié du Ve siècle, restitue partiellement l’arrivée dryope en Argolide par le récit étiologique de la fondation du sanctuaire d’Apollon Pythaieus à Asinè : l’oracle de Delphes ordonna à Héraclès d’aller dans cette région, probablement pour y conduire les Dryopes. Sont évoqués les habitants d’Asinè et ceux d’Halieis. Ce péan, qui chante par la suite les fêtes organisées dans ce sanctuaire, a été écrit à la gloire de la cité qui a financé cet auteur. Des débats ont eu lieu pour savoir de quelle cité il s’agissait, mais la majorité des auteurs s’accordent pour attribuer ce rôle à Argos[47], en raison de la présence du devin Mélampous, héros qui reçut en partage une partie du territoire de cette cité. Les Argiens auraient pris l’initiative de faire composer un mythe étiologique qui rappelait leur ascendant sur le sanctuaire d’Asinè, seul monument qu’ils ont conservé au moment de la destruction de celle-ci[48].

Au Ve siècle, les Argiens perdent une partie de leur influence sur le reste de l’Argolide, notamment du fait d’une division politique des cités entre faction pro-spartiate et faction pro-athénienne. Les cités de l’Akté ne cachent pas leurs sympathies envers Sparte, intégrant pour la plupart la « ligue du Péloponnèse »[49]. Argos aurait tenté, par le renouvellement de son autorité sur un sanctuaire d’Apollon Pythaieus commun à toute l’Argolide, de renforcer sa position sur la péninsule et aurait en conséquence commandité Bacchylide pour chanter cette souveraineté[50]. Ainsi s’expliquerait les opérations militaires qu’elle mena contre Épidaure, qui n’aurait pas respecté les conditions du culte sur lequel les Argiens étaient kuriôtatoi, c’est-à-dire littéralement « les plus maîtres »[51]. Le péan rappellerait aux Dryopes de la région le rôle civilisateur d’Héraclès, qui, selon B. Kowalzig[52], représente ici le Dorien par excellence. La civilisation de ces cités serait donc passée par leur dorianisation[53]. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse ici tant d’une volonté d’intégrer les différentes populations par l’intermédiaire du sanctuaire d’Apollon que de rappeler la prédominance des Doriens sur les Dryopes. La même volonté se retrouve dans le mythe de la généalogie du héros Dryops, rapporté par Phérécyde, qui en fait un petit-fils du roi argien Danaos[54].

Les versions postérieures de l’occupation du territoire par les Dryopes reposent sur l’idée d’une faute originelle de ces derniers, qui auraient profané le temple d’Apollon à Delphes (Diodore, IV, 37). Il n’est pas invraisemblable de penser que les Argiens sont à l’origine d’une telle tradition, afin de discréditer l’ethnie dominante d’un territoire qu’ils tendaient à dominer.

d) La lutte symbolique entre Doriens et Dryope

La prédominance du système dorien sur l’Argolide a conduit des cités comme Hermionè, Trézène ou Halieis à développer leur propre système identitaire sur leur base ethnique dryope. S’affirmer Dryope fut alors un moyen de se distinguer d’Argos et de rejeter ses intentions d’expansion. Une première manière d’exprimer cette identité fut de marquer matériellement une frontière entre les Doriens et les Dryopes. Le péan de Bacchylide (fr. 4, l. 6) évoque un olivier tordu par Héraclès lors de son arrivée dans ce territoire (chôra). Il s’agit probablement de l’olivier vu par Pausanias (II, 28, 2) sur le mont Coryphon : cet arbre aurait été destiné à marquer la frontière d’Asinè, qui aurait été le sanctuaire par excellence des Dryopes avant d’être récupéré par Argos. L’olivier serait alors devenu une véritable matérialisation de cette dualité ethnique.

Les sources locales manquent pour percevoir clairement les systèmes identitaires de ces cités. Toutefois, les habitants d’Asiné de Messénie, sur laquelle nous sommes plus renseignés, se proclamaient dès l’époque hellénistique les descendants des Asinéens d’Argolide chassés par les Argiens au VIIIe siècle[55]. Ce lien entre les deux cités semble avoir été affirmé au moins dès le IIIe siècle avant notre ère, l’accord cultuel entre Hermionè et Asiné de Messénie témoignant des liens ethniques forts qui unissaient cette cité de Messénie aux cités de l’Aktè. Certains auteurs pensent que cette relation était encore plus ancienne, remontant jusqu’au Ve siècle[56].

Les Asinéens de Messénie admettent avoir été vaincus par Héraclès lors d’une guerre (sans qu’aucun motif ne soit donné), mais affirment être allés d’eux-mêmes en Argolide. Ainsi, « les Dryopes auraient, selon la version asinèenne des choses, occupé légitimement une partie du Péloponnèse bien avant les Héraclides »[57]. J. Hall, à raison, prend ses distances par rapport à cette version : rien, si ce n’est l’attachement d’Asinè de Messénie à l’Argolide, ne peut confirmer l’existence d’un mythe semblable à l’Argolide aux époques plus anciennes. L’historien en conclut une « identité sociale négative » [58] des Dryopes, qui auraient honte de leur origine. Toutefois, l’histoire de Déiphontès rapportée par Nicolas de Damas (fr. 30) implique l’existence d’une certaine fierté des Dryopes de la péninsule argolique au Ier siècle avant notre ère : ces Dryopes se rallièrent au couple parfait que formaient cet homme et sa femme Hyrnétho et chassèrent avec leur aide les Doriens de leur territoire. Comme l’ont souligné certains commentateurs[59], nous avons affaire ici à un mythe anti-argien, probablement de tradition pro-spartiate, en réaction contre la propagande argienne. On serait tenté d’aller jusqu’à supposer une influence épidaurienne ou d’une autre cité de l’Akté sur cette version.

Les stratégies de distinction semblent donc émaner des deux côtés, pour des raisons évidemment différentes, Argos tendant à rappeler son hégémonie symbolique sur l’Argolide, les cités de l’Aktè se démarquant d’une origine dorienne imposée et du coup revendiquée par la cité argienne. Ces velléités trouvèrent une inscription concrète dans l’espace même de la péninsule.

e) Une dualité géographique, une dualité ethnique

Nicolas de Damas (fr. 30), reprenant une tradition d’époque classique[60], insiste sur la distinction faite par Deiphontès entre un espace habité (ôikoun) par les Dryopes et celui des Argiens : le héros serait alors à l’origine d’une séparation ethnique avant tout, mais également géographique (par conséquent) au sein de ce royaume de Diomède. Ne pourrait-on pas alors aller jusqu’à postuler une identité entre la division Doriens/Dryopes et celle déjà étudiée entre Argeia et Aktè ? L’étiologie identitaire mise en place par les cités de la péninsule argolique justifierait ainsi une bipartition symbolique et géographique du territoire. La dualité ethnique préexiste-t-elle à la dualité géographique, qui n’en serait qu’une conséquence ? Inversement, serait-ce la perception d’un territoire coupé en deux qui aurait amené les cités à privilégier des identités distinctes ? Il est probable, comme l’a noté M. Piérart[61], que la topographie même de l’Argolide, constituée de montagnes séparant au nord-ouest l’Argeia des cités du sud de la péninsule, soit à l’origine d’une division en deux aires, chacune possédant son propre système mythologique et cultuel. Cette dualité n’empêche cependant pas les contacts et l’interpénétration. Mais, au vu de ce que nous avons étudié précédemment, il n’est pas impossible que les populations aient profité de cette configuration topographique, en attachant à chacune de ces entités géographiques une identité ethnique propre.

Si l’on accepte qu’une correspondance existe entre ces deux divisions (Aktè/Argeia ; Dryopes/Doriens), on peut alors tenter de comparer leur date de création. Nous avions vu que la première attestation du nom d’Akté pour désigner les cités du sud de la péninsule argolique apparaissait sous la plume d’Éphore (IVe siècle), ce qui constituera donc notre terminus ante quem. L’existence d’une opposition entre Dryopes et Doriens dans la péninsule se profile pour la première fois chez Bacchylide et Hérodote, donc à partir de la première moitié du Ve siècle. Il est tentant de penser que la péninsule argolique est l’objet, aux Ve et IVe siècles, d’une division dans les représentations mentales grecques, entre une Aktè dryope et une Argeia dorienne, ce qui expliquerait les velléités argiennes de réaffirmer sa présence ethnique et politique dans une zone qui lui échappe, comme l’a montré le péan de Bacchylide.

Une cité échappe à cette bipartition : contrairement au regroupement de cités présenté dans les Éhées du Ps. Hésiode et de celles que nous avons définies comme appartenant à l’Akté, du « territoire dryope » (Nicolas de Damas), Épidaure est absente, puisqu’elle se distingue de ses voisines de l’Akté par un système politique et une origine doriens affirmés et qu’elle n’est jamais qualifiée de dryope par les sources. Elle forme, à ce niveau, une cité à part du territoire de l’Akté, mais qui s’y rattache par l’intermédiaire du mythe de Deiphontès, qui se serait installé à Épidaure, et de là aurait gouverné les peuples dryopes. Comme les cités de l’Akté, Épidaure tente de se détacher par le mythe de l’influence argienne, tout en préservant son identité dorienne. Andocide rappelle au début du IVe siècle que des cités comme Épidaure, Corinthe et Phlionte, toutes voisines directes d’Argos, n’ont pas « d’autre préoccupation que leur propre survie » (Sur la paix, 26). Face à cette cité expansionniste, une cohésion se créa au sein du sud de la péninsule argolique, cohésion qui unissait les Dryopes et les Doriens d’Épidaure.

Cette répartition spatiale est donc le résultat d’une évolution de l’image territoriale de cette péninsule, qui, d’une région unie sous le commandement de Diomède, mais qui se séparait déjà du reste du nord-est du Péloponnèse, fut peu à peu comprise comme constituée de deux domaines (comme cela apparait déjà dans les Éhées). Ces deux domaines prirent leurs noms définitifs à l’époque classique, mais une des plus grandes cités de la péninsule (Épidaure) en forma un troisième, qui se distinguait par une identité ethnique semblable à Argos, mais dont les mythes affirmaient une origine différente.

III) Un territoire cultuellement uni malgré les différences ethniques

Cette unité du sud de l’Argolide actuelle était, comme on l’a vu, intimement liée, par les mythes et par la vie politique, à la cité argienne, par le rejet ou l’adhésion, formant ainsi une entité spatiale globale, polycentrique, mais aux caractéristiques communes. Une telle association de cités à l’identité ethnique propre est entre autres visible dans des regroupements cultuels, auxquels toutes participent. Une amphictyonie autour du culte de Poséidon, sur l’île de Calaurie, avait pour membres Hermionè, Épidaure, Égine, Athènes, Prasiai (remplacée par Sparte), Nauplie (remplacée par Argos) et Orchomène la Mynienne (selon Strabon, VIII, 6, 14). Si le cadre géographique excède la simple péninsule argolique, l’association d’Hermionè, Épidaure, Égine et Argos n’est pas fortuite et mériterait une étude plus approfondie que cet article.

L’exemple le plus remarquable d’un réseau cultuel commun aux cités de la péninsule argolique est celui du culte d’Apollon Pythaieus et plus particulièrement de son sanctuaire à Asinè[62], dont le péan de Bacchylide fait l’étiologie. Nous avons vu qu’Argos eut la mainmise sur ce culte dès l’époque archaïque et qu’elle le maintint sous son autorité au moins jusqu’à l’époque classique. Or il semble que toutes les cités de l’Aktè aient participé à ce culte. Épidaure était redevable de victimes à ce sanctuaire (selon le passage de Thucydide déjà étudié) ; Hermionè possédait un temple d’Apollon à la même épiclèse et une bataille mythologique l’opposait à Argos pour savoir qui, des Argiens ou des Hermionéens, Pythaeus, fils d’Apollon, avait visité le premier (Pausanias, II, 35, 2). Trézène organisait des concours nommés Pythia, institués selon Pausanias (II, 32, 2) par Diomède et qui sont attestés dans une inscription du IIIe siècle (IG IV 750, l. 39). Halieis apparaît aux côtés d’Asinè dans le péan de Bacchylide. Le culte d’Apollon Pythaieus, comme il a été déjà largement démontré, confirme l’existence d’une communauté cultuelle propre à la péninsule argolique, associant Argeia et Aktè, sous tutelle divine, avec prédominance d’Argos aux époques archaïque et classique. Trois territoires identitaires, deux ensembles géographiques reconnus à l’époque classique, mais une unité spatiale cohérente, correspondant au domaine homérique de Diomède[63] : voici l’Argolide des époques archaïque et classique.


[1] Hérodote, I, 82 et 6, 92 ; Eschyle, Suppliantes, v. 236 ; Euripide, Héraclès furieux, v. 1016.

[2] J. M. Hall, Hellenicity…, p. 23: « there can be no archaelogy of ideas ». Jugement un peu radical, mais qui montre la difficulté qui persiste aujourd’hui à associer l’archéologie à l’analyse sémantique.

[3] Par exemple, A. Yasur-Landau , s.v. “Argolid”, in Margalit Finkelberg, The Homer Encyclopedia, vol. 1, Wiley-Blackwell, 2011, p. 84.

[4] Pour A. Giovannini, Étude historique sur les origines du Catalogue des Vaisseaux, Berne, Francke Berne, 1969, le Catalogue des Vaisseaux reflète la réalité géographique du VIIe siècle ; contra R. Hope Simpson et J.-F. Lazenby, The Catalogue of the Ships in Homer’s Iliad, Oxford, Clarendon Press, 1970, qui privilégient l’époque mycénienne. L’absence de Lerne et de Midéa, cités mycénienne d’importance, pourrait nous amener à renoncer à cette thèse.

[5] Outre les monuments évoqués par Pausanias dans le livre II (groupe des Épigones sur l’agora, les différentes consécrations faites par le héros comme le sanctuaire d’Athéna Oxyderkès, la tombe de Sthénélos), nous avons connaissance d’un hérôon consacré aux Sept contre Thèbes et d’une procession contenant un bouclier de Diomède (Callimaque, Hymne V, 34).

[6] L’attribution de cette œuvre au poète de la Théogonie est remise en cause dès l’Antiquité (cf : Pausanias, IX, 34, 4-5).

[7] Notamment M. Finkelberg, « Ajax’s Entry in the Hesiodic Catalogue of Women », CQ 38 (1988), p. 31-41.

[8] E. Cingano, « The Catalogue of Helen’s suitors » in Richard L. Hunter (dir.), The Hesiodic Catalogue of Women, Cambridge University Press, 2005, p. 118-152.

[9] Si l’hypothèse d’E. Cingano est exacte, alors l’ajout de Corinthe et de Mégare s’explique par la proximité géographique de ces cités avec l’île de Salamine.

[10] Le nom de leurs habitants apparaît sur la colonne dite serpentine alors placée à Delphes, dans un texte qui énumère les cités victorieuses contre les Mèdes.

[11] Thucydide (V, 75) nous présente ainsi les Épidauriens envahissant l’Argeia.

[12] Xénophon, Hell., IV, 2, 16 ; VI, 2, 3 ; VII, 2,2.

[13] M. H.. Jameson, C. Runnels et T. van Andel, A Greek Countryside, Stanford University Press, 1994, p. 73.

[14] FGrH. 70F 18b (d’après Strabon, VIII, 8, 5).

[15] Ibidem.

[16] Tyrtée, fr. 2 (Diehl) : les Héraclides viendraient d’ Érinéos en Doride. Pour consulter les autres références, voir la listes chez J. M. Hall, Hellenicity, University of Chicago Press, 2005, p. 74-76.

[17] Avec Corinthe, bien que cette dernière soit passée sous son autorité lors de la guerre de Corinthe (voir, par exemple, Andocide, Sur la Paix, 27).

[18] La première attestation littéraire d’un lien entre l’Héraclide Téménos et Argos se trouve chez Thucydide, II, 99 (les Macédoniens se revendiquent d’origine argienne via les Téménides, ce qui n’a de valeur que si Argos elle-même se reconnaît un lien avec Téménos). Pour les cultes argiens liés à ce Retour, voir notamment le rite du bouclier de Diomède, protégé par un certain Eumèdés lors du conflit entre Orestides et Héraclides (Callimaque, Hymnes, V) : la fête d’Athéna Pallas célébrerait le retour du bouclier et donc l’avènement des Héraclides à Argos selon W. Burkert, « La cité d’Argos entre la tradition mycénienne, dorienne et homérique », in Les Panthéons des cités grecques, Kernos Suppl. 8, 1998, p. 51-53.

[19] La confusion, le plus souvent volontaire, entre Héraclides et Doriens, est à noter. Le mythe s’adapte : quand Isocrate veut se rapprocher de Sparte ou joue sur le laconisme ambiant, il parle d’Héraclides (Archidamos, 17), quand il veut décrier Sparte, de Doriens (Panathénaïque, 177).

[20] Isocrate, Archidamos, 18.

[21] Pausanias, II, 19, 1-2.

[22] J. Hall, Hellenicity…, p. 81.

[23] Voir IG IV 600, 601 et 602. Dans la tradition héraclide, Hyrnétho est la fille de Téménos.

[24] Daïphontès (IG IV 529), Téménos (IG IV 530) : voir F. Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 251.

[25] Pour plus de précisions, voir P. Charneux, « Phratries et kômai d’Argos », BCH 108 (1984), p. 207-227 ; M. Ch. Kritzas, « Nouvelles inscriptions d’Argos : les archives des comptes du trésor sacré (IVe s avt JC) », CRAI, 2006, p. 397-434.

[26] Thucydide, V, 54, fait un lien direct entre la fête dorienne des Karneia et le calendrier argien. Voir aussi IG IV 620.

[27] Territoire qu’ils perdent peu après au profit de Sparte.

[28] Voir M. H. Jameson et alii, A Greek… , p. 62.

[29] L’hypothèse de W. Hutton (Describing Greece. Landscape and Literature in the Periegesis of Pausania, Cambridge University Press, 2005, p. 299), qui voudrait que la « dorification » des cités du nord-est du Péloponnèse « qui émane d’Argos » (« which emanates from Argos ») permette à Pausanias de donner une structure commune au livre II, est particulièrement convaincante.

[30] M. H. Jameson et alii, A Greek… , p. 373.

[31] IG IV 750, l.8 : toutefois il faut noter que la quasi absence de décrets d’époque classique à Trézène ne permet pas aujourd’hui de faire remonter à plus haut l’existence épigraphique de ces phylai.

[32] Pausanias, II, 34, 5.

[33] IG IV² 1. 106, l.1 et 37 (IVe siècle).

[34] M. Piérart, « Deux voisins : Argos et Epidaure (mythes, société, histoire) », in Paola Angeli Bernardini, La Città di Argo. Mito, storia, tradizioni poetiche, Rome, Dell’Ateneo, 2004, p. 26.

[35] J. Hall, Hellenicity…, p. 9.

[36] Aristote, fr. 491 Rose (apud Strabon, VIII, 6, 15).

[37] Pausanias, II, 30, 10. La source de Pausanias semble être ici non une tradition entendue de vive voix, mais une tradition littéraire d’une figure d’autorité sur l’Argolide, puisqu’elle est introduite non par φασιν (« on dit que »), mais par δεῖ δέ μετοσόνδε ἔτι δηλῶσαι (« il me faut encore rajouter cela »). Peut-être s’agit-il d’Aristote dans sa Constitution de Trézène ?

[38] Fr. 99 (Rose).

[39] Bacchylide, Péan 1, fr. 4 (Belles Lettres).

[40] Nicolas de Damas, fr. 30 (Belles Lettres).

[41] Aristote, fr. 99, évoque la possibilité d’une origine arcadienne avec un Dryops éponyme.

[42] Notamment Hérodote, VIII, 43.

[43] B. Wells, « The Asine Sima », Hesperia 59 (1990), p. 147.

[44] La liste de Callimaque ne se rapporte pas directement à une identité dryope, du fait même de sa fragmentation, mais W. S. Barrett, « Bacchylides, Asine and Apollon Pythaieus », Hermes 82 (1954), p. 427 : « it is a fair guess that it belongs to Kallimachos’ account of the Dryopian migration ».

[45] M. H. Jameson et alii, A Greek… , p. 63, note 10.

[46] M.-F. Billot, « Apollon Pythéen et l’Argolide Archaïque », Archaiognosia 6 (1989-90), p. 35-100, p. 40.

[47] Voir W. S. Barrett, « Bacchylides… » ou B. Kowalzig, Singing for the Gods, Oxford University Press, 2007, p. 130 sqq. Contra I. Ratinaud-Lachkar (« Insoumise Asinè », OAth 29 (2004), p.73-88, 2004, p. 80) qui l’attribue à Hermionè.

[48] Pausanias, II, 36, 5. Toutefois les fouilles ont montré que le sanctuaire avait été détruit, mais reconstruit aussitôt après. Pausanias précise que les Argiens marquèrent symboliquement le lieu en y enterrant l’un de leurs chefs, mort à la bataille, Lysistratos. Voir B. Wells, « Evidence for cult of the acropolis of Asine from Late Geometric through Archaic and classical times », in B. Wells (éd.), New Research on Old Material from Asine and Berbati, Stockholm, 2002, p. 95-97.

[49] Thucydide, II, 56 : les Athéniens ravagent en punition Épidaure, Halieis, Trézène et Hermionè.

[50] B. Kowalzig, Singing…, p. 169-176.

[51] Thucydide, V, 53. Un passage de Diodore (XII, 78), concernant une guerre qui aurait eu lieu en même temps et pour les mêmes raisons avec non pas les Épidauriens, mais avec les Lacédémoniens, est actuellement encore objet de discussion. B. Kowalzig, Singing…, p. 144, interprète ce passage comme relevant d’une guerre entre Trézène et Argos.

[52] Ibidem, p. 133.

[53] Ibidem, p. 138.

[54] FGrHist 3 F8 (apud Schol. ad Apollonios, I, 1213). On peut soit penser que Phérécyde reprend directement un mythe argien, soit que la tradition la plus véhiculée en Grèce de ce mythe était celle d’Argos.

[55] Pausanias, IV, 34, 9-10, fournit les informations les plus importantes sur les circonstances de cette expulsion, mais ne fait que reprendre des traditions plus anciennes, comme le prouve une monnaie du IIe siècle avant notre ère de cette cité d’Asinè de Messénie qui figure le héros Dryops au revers (Head², p. 432).

[56] N. Deshours, « Les Messéniens, le règlement des mystères et la consultation de l’oracle d’Apollon Pythéen à Argos », REG 112 (1999), p. 472, qui considère le péan de Bacchylide comme un témoignage de cette relation.

[57] D. Fourgous, « Les Dryopes : peuple sauvage ou divin », Mètis 4 (1989), p. 25.

[58] J. M. Hall, Ethnic Identity in Greek antiquity, Cambridge University Press, 1997, p. 75: « a negative social identity ».

[59] Voir note 91 d’E. Parmentier et F. Prometea Barone, dans Nicolas de Damas, Histoires, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 68.

[60] Peut-être d’Éphore, FGrH. 70F 18b (d’après Strabon, VIII, 8, 5).

[61] M. Piérart, in M. H. Hansen (éd), An Inventory of Archaic and Classical Poleis, Oxford University Press, 2004, p. 600.

[62] Voir en particulier M.-F. Billot, « Apollon… », M. Piérart, « Un oracle d’Apollon à Argos », Kernos 3 (1990), p. 319-333 et le chapitre qui est réservé à ce culte dans B. Kowalzig, Singing…, p. 129-159.

[63] Avec toutefois élargissement du territoire de la cité d’Argos (Mycènes, Tirynthe).

La Danse de David et la figure de Saül dans le théâtre florentin (XVe-XVIe siècle)*

Ludmila Acone

Résumé :

Genre dramatique à la finalité pédagogique le Sacre rappresentazioni florentines du XVe siècle évoluent, se transforment et se complexifient à mesure qu’au XVIe siècle le pouvoir politique évolue lui, vers la forme du Principat. Dans le théâtre de la Renaissance florentine, la danse joue également un rôle éducatif important, tant à travers sa mise en scène et sa chorographie que comme vecteur d’un discours politique émanant des élites politiques et religieuses. Si la danse fait l’objet de nombreuses condamnations morales, la figure de David représente traditionnellement une danse sainte et licite en l’honneur de Dieu.

À travers David, et en particulier dans son opposition à Saül, c’est le comportement licite du citoyen et du chrétien qui est donné en exemple à suivre pour le salut politique et moral de toute la ville.

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Ludmila Acone :

Docteure  en Histoire médiévale, Ludmila Acone a soutenu une thèse intitulée « Théorie et pratique sociale de la danse noble en Italie centro-septentrionale au XVe siècle » à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction de M. Jean-Philippe Genet, en co-tutelle avec l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan, sous la direction de Mme. Paola Ventrone. Elle a publié plusieurs articles sur la danse médiévale et du xvie siècle et sur le corps dansant et le genre. Elle est actuellement chercheuse associée au Lamop de Paris  1 (Page personnelle : http://lamop.univ-paris1.fr/spip.php?rubrique6&nom=ACONE) et professeur d’Histoire-Géographie en français et en anglais en Lycée.

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Dans un prêche de 1305, le prédicateur Fra Giordano da Rivalta[1] accuse la danse d’être l’oeuvre du démon[2]. Cependant, et malgré les conciles qui la condamnent régulièrement depuis 375[3], nombreux sont les exemples de danse des anges en l’honneur du Christ et de la Vierge,[4] tant dans la littérature que dans l’iconographie médiévale. Ces exemples s’appuient en particulier sur plusieurs citations de danses licites issues de l’Ancien Testament [5] et dont la plus connue est sans doute celle de David dansant devant l’Arche d’Alliance[1], proposée à travers les siècles comme un exemple d’humilité devant Dieu. Cette danse constitue même un exemple qui inspire les nombreuses rondes de bienheureux au paradis qu’on trouve chez Dante[6], dans les représentations et les laudes de Feo Belcari (Florence, 1410- 1484)[7], mais également chez Beato Angelico. À travers la figure de David, émerge le topos de la danse licite, masculine et biblique, souvent opposée au modèle de la danse féminine et pécheresse de Salomé, tant dans les textes littéraires, que dans les représentations théâtrales et iconographiques[8]. Dans ces mêmes sources David se distingue également par ses vertus militaires, ses victoires donnant lieux à des danses, cette fois-ci féminines.

Si nous élargissons notre vision aux rapports entre David et Saül, nous voyons comment depuis la tradition biblique jusqu’aux sacre rappresentazioni florentines et aux comédies sacrées du XVIe siècle, la danse assume également un rôle positif et même de guérison[9]. Dans le premier livre de Samuel, le Roi Saül est frappé par la folie après avoir désobéi a dieu. Saül est guéri par David, à travers les vertus apaisantes de sa musique. Apparaît ainsi un contraste entre la figure du roi guerrier frappé de folie et celle d’un jeune, lui aussi guerrier, musicien et dansant, capable de guérir les âmes par son art. On retrouve ces figures dans deux œuvres au XVe siècle[10] La Resurrezione di Gesù Cristo de Castellano Castellani, et La Distruzione di Saül ed il Pianto di David  par Antonia Pulci[11] et au siècle suivant dans deux œuvres de Giovan Maria Cecchi : La Coronazione del Re Saül et L’ Esaltazione della Croce, où les figures de David et Saül assument un relief particulier en fonction de l’évolution politique et spirituelle de la ville de Florence.

I. Les figures de David et de Saul dans les sacre rappresentazioni

A. Fonction édifiante des sacre rappresentazioni

La Sacra rapprentazione[12], théâtre sacré florentin du quattrocento, se développe comme une forme d’ars predicandi[13], visant à transmettre le contenu des sermons par une forme de communication verbale et visuelle, suggestive et efficace. Dans le théâtre, l’usage de la voix, la posture du corps, les gestes et la mimique, sont des vecteurs puissants du message religieux[14]. Selon Paola Ventrone, « la sacra rappresentazione est un genre dramatique à la finalité pédagogique, créée initialement pour l’éducation des jeunes réunis dans des compagnies dévotionnelles[15], et spécifiquement pour leur éducation religieuse[16] ». Ainsi, l’archevêque de Florence Antonino Pierozzi (nommé en 1446 par le pape Eugène IV) attribue-t-il un grand rôle à la prédication et recommande l’usage des exempla qui, par l’émotion, rendent plus facile l’apprentissage des enseignements reçus, tout comme l’emploi de la rime et du vers, dont la musicalité favorise également la mémorisation. Antonino Pierozzi ne considérait pas le spectacle comme un péché mais au contraire comme une œuvre pastorale. Il approuvait la mise en scène d’histoires pieuses, réalisées par les compagnies de jeunes, dans la mesure où celles-ci étaient conformes aux prédications[17].

Dans ce but, les confréries dévotionnelles jouent au XVe et au XVIe siècle un rôle de premier plan, tant dans l’organisation et l’exécution, que dans le processus même de création des textes représentés. Marina Grazzini décrit les confréries comme : « un groupe composé de façon diverse par des laïcs, et des clercs, hommes et femmes, s’associant dans les villes comme dans les campagnes pour des objectifs d’édification religieuse, de solidarité dévote, d’engagement liturgique, de pratique pénitentielle et caritative, de socialisation, d’épanouissement pédagogique, de soutien réciproque. » [18]

La biographie même des auteurs de ces pièces témoigne de leur profond enracinement dans la vie spirituelle et politique de Florence. Castellano Castellani, l’auteur de La Resurrezione di Gesù Cristo  cité ci-dessus est né à Florence en 1461. Il est deux fois prieur et écrivain auprès de l’ospedale di S. Maria Nuova. En 1482, il devient lecteur en droit canonique à Pise. Il est lié à Giovanni de Médicis, puis après la mort de Laurent il envoie à Pierre de Médicis une lettre exaltant le rôle de mécène de Laurent qu’il considère comme son bienfaiteur, ainsi que celui de la ville, intitulée Meditatio mortis. Lorsque Pise s’oppose à Florence et accueille Charles VIII, il se transfère à Prato où il se lie à Savonarole qu’il soutient durant son exercice du pouvoir. Il semble que sa « passion » pour Savonarole fut brève, à l’image des néoplatoniciens réunis autour de Marsile Ficin dont il était également proche. Après la chute de Savonarole, il témoigne contre lui lors de son procès, cherchant à rentrer dans les grâces des Médicis et espérant retrouver le prestige dont il jouissait auprès de la hiérarchie ecclésiastique. Castellani fut également gouverneur et procureur de la compagnie de piété de San Gerolamo delle Costa. De 1497 à 1503, il enseigne à Florence durant la période du pouvoir de Soderini, qu’il soutient. Lors de la restauration des Médicis, il renoue des rapports très étroits avec Giovanni de Médicis, devenu Léon X en 1513, grâce à l’appui duquel, il exerce le droit canonique à Pise. Il meurt probablement à la fin de 1519. Il est l’auteur de nombreuses œuvres : sonnets, laudes et œuvres religieuses.

B. La danse comme forme de dévotion

Dans les sacre rappresentazioni, la musique et la danse assument une fonction particulièrement spectaculaire dans les inframesse[19] (intermèdes) « qui servaient certainement à divertir les spectateurs, les soulageant temporairement de la matière grave des représentations[20]». Celles-ci s’inspirent avant tout des sources bibliques et de la prédication, leurs sources se trouvent également dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, dans les textes patristiques et les sermons, qui se développent considérablement au cours de cette période. Les légendes des saints, du Christ et de la Vierge, qui s’y mélangeaient habilement avec des récits de la vie quotidienne, proches de la population, permettant de rendre ainsi présent et accessible le message édifiant qu’ils voulaient délivrer. Il s’agissait en effet de la rencontre entre une dévotion populaire et l’exigence du contrôle social et politique exercé par les élites politiques et religieuses. Celles-ci surveillaient scrupuleusement la formation théorique des jeunes qui y participaient, l’organisation matérielle et les lieux où se déroulaient les représentations, conformément à l’évolution spirituelle souhaitée pour la ville.[21]

La danse est également évoquée dans les textes mêmes des représentations dans un but éducatif, qu’il s’agisse d’une fête ou d’un banquet se déroulant au sein de la narration, ou bien de l’exemple d’un comportement lascif à condamner. C’est le cas de la Conversione di Santa Maria Maddalena de Castellano Castellani [22] où la danse est parfois un exemple de célébration chaste et licite ou un signe de décadence morale, comme dans la danse de Salomé : basée sur la tradition biblique, cette danse devient prétexte à condamner la danse en général. Dans un mystère pérugin anonyme du XIVe siècle, la Festa di San Giovanni Battista[23], ou bien dans le mystère florentin du XVe siècle de La rappresentazione di San Giovanni Battista quando fu decollato[24], l’évocation de Salomé met en évidence la capacité de la danse à pervertir les âmes et les corps. C’est d’ailleurs un motif récurrent chez les prédicateurs du XVe siècle ; pour Bernardino da Feltre (1439-1494) « Chaque fois qu’on danse, on coupe la tête de Jean-Baptiste. » [25]

À l’opposé de la danse de Salomé, la danse sainte et masculine de David est faite, avec joie, en l’honneur de Dieu. Le son des instruments, les habits misérables de David expriment le dépouillement et l’humilité devant Yahvé. L’ancien testament rapporte ainsi cet épisode :

David revêtu d’un manteau de byssus, dansait en tournoyant ainsi que tous les lévites porteurs de l’arche, les chantres et Kenanya l’officier chargé du transport[26].

David dansait de toute sa force devant l’Éternel, et il était ceint d’un éphod de lin.

David et toute la maison d’Israël firent monter l’arche de l’Éternel avec des cris de joie et au son des trompettes[27].

 Cet épisode est repris dans La rappresentazione della resurrezione di Gesù Cristo[28] de Castellano Castellani[29] où David incarne les vertus et l’équilibre qui sied à un bon roi :

DAVID avec son psaltérion[30] dit :
Ce psaltérion égaye mon cœur
En jouant je chanterai des laudes à Dieu
DAVID chante « Misericordias domini in aeternum cantabo » ; et tous vont en chantant vers le paradis terrestre au sommet de la montagne ; L’ANGE, une épée dans sa main dit :
Béni soit le seigneur fort de son autorité
Portant l’étendard du triomphe et de la gloire
LE CHRIST répond :
Laisse entrer cette compagnie,
Avec le trophée de ma victoire
Ils ont fait ma volonté
Selon l’histoire des Ecritures[31].

Mais David se distingue également par ses vertus militaires. Ainsi, lorsqu’il revient à Jérusalem victorieux, les femmes le fêtent en dansant :

À leur retour, quand David revint d’avoir tué le Philistin, les femmes sortirent de toutes les villes d’Israël au devant du roi Saul pour chanter en dansant au son des tambourins, des cris d’allégresse et des sistres.[32]

Le caractère licite de la danse ne serait donc pas tant lié au genre du danseur qu’à la licéité de l’occasion, ici elle est exécutée par des femmes, mais en l’honneur d’une victoire militaire et religieuse, sa fonction est donc autant spirituelle que politique.

 C. Danse sainte, danse lascive

Toujours au XVe siècle, Antonia Pucci écrit La rappresentazione della distruzione di Saul e il pianto di David  où l’on fête la victoire par la musique et la danse, malgré la douleur de David devant la mort de Saül, et dont la faute est soulignée ainsi :

Pour désobéir à son devoir Saül n’a pas obéi au commandement du Seigneur ce qui l’a mené à sa perte[33].

Dans le Livre II de Samuel, Saül est frappé de folie pour avoir refusé le sacrifice des Amalécites ordonné par dieu et « un mauvais esprit s’empare de lui » ; Saül, devenu fou, va à sa perte.

Si les figures de David et de Saul depuis la Bible et dans le théâtre florentin des XVe et XVIe siècles représentent les vertus du bon roi, elles représentent également ses vices. On peut se demander si la désobéissance est plutôt le signe de la maladie ou sa conséquence[34]. En tout état de cause il s’agit d’une perte de la raison et de la capacité de jugement, qualités essentielles pour un roi qui doit allier en lui la capacité de jugement politique et juridique, et non seulement militaire. Saül fait la guerre à David et également à son peuple ainsi qu’il la fait à Dieu. En ce sens si Saül s’oppose à David, il s’oppose également à Salomon, incarnation de la sagesse et de l’équilibre.

Apparaît alors un contraste entre la figure du roi guerrier, frappé de folie et celle d’un jeune, lui aussi guerrier, musicien et dansant, capable de guérir les âmes par son art, et c’est par la musique et la danse que David guérit Saul et conquiert les faveurs de Dieu. La danse assume un rôle positif et de guérison[35] comme dans le premier livre de Samuel[36] :

L’esprit de Yahvé s’était retiré de Saül et un mauvais esprit, venant de Yahvé, lui causait des terreurs. Alors les serviteurs de Saül lui dirent : « (…) Que notre seigneur en donne l’ordre et les serviteurs qui t’assistent chercheront un homme qui sache jouer de la cithare : quand un mauvais esprit de Dieu t’assaillira, il en jouera et tu iras mieux[37].

 David, entre au service de Saül :

Chaque fois que l’esprit de Dieu assaillait Saül, David prenait la cithare et il en jouait ; alors Saul se calmait, il allait mieux et le mauvais esprit s’écartait de lui.[38]

Au XVe siècle, le maître à danser Guglielmo Ebreo da Pesaro cite également, dans son traité[39] la figure biblique de David, afin d’illustrer le pouvoir apaisant de sa musique et de la danse :

Et comme encore le fit le glorieux roi David, lequel souvent, par son aimable psautier, dansant avec son peuple troublé de façon festive et honnête, par l’harmonie de son doux chant émouvait Dieu tout puissant lorsqu’il était en colère et le conduisait ainsi à une paix suave et pieuse. [40]

L’irruption de la folie (la maladie de l’âme) est une rupture de l’état d’équilibre et de l’harmonie, le retour à l’état de santé coïncide avec le retour de la foi mais également avec l’obéissance à l’autorité politique, émanation de Dieu. Par l’exemple de David et Saül nous voyons que la folie, la désobéissance et le désordre règnent en terre d’Israël. Si la désobéissance spirituelle et politique conduisent à la folie, le message délivré aux fidèles comme aux citoyens florentins est celui d’une unité du corps social, qui doit obéir aux autorités pour assurer son salut terrestre et céleste. La question de l’obéissance, très présente au XVe siècle assume un caractère particulier au XVIe siècle, après l’abolition de la République et l’Instauration du Principat.

II. La Coronazione del Re Saül de Giovan Maria Cecchi [41]

A. L’évolution du contexte

Au XVIe siècle, la ville de Florence subit une profonde mutation historique, tant dans les formes de l’exercice de son pouvoir politique[42] que dans son évolution théâtrale, du point de vue morphologique et des contenus. Le passage de la République au Principat après sa défaite de 1530 influence l’évolution spirituelle de la ville tout comme les formes de son théâtre. Comme l’explique Lorenzo Polizzotto[43], avec le Principat se dessine un changement important même dans la gestion des confréries et des compagnies de jeunes, considérées comme potentiellement séditieuses pour leur soutien passé à Savonarole[44]. Un programme d’éducation et de purification est mis en place par les autorités et prévoit un contrôle plus étroit tant sur les contenus que sur les lieux et les modalités d’exécutions des comédies et des intermèdes. Les décrets du Concile de Trente sur les confréries[45] accentuent le contrôle déjà exercé par le pouvoir politique sur les représentations. Dans la Coronazione del Re Saül l’Esaltazione della Croce de Giovan Maria Cecchi, l’exemple du couple de David et Saül permet de réfléchir à la perception et au rôle de la danse dans le théâtre et à sa fonction en tant qu’expression du pouvoir politique et religieux. Cela dans le contexte de la Florence du XVIe siècle qui tranche avec la Florence formellement républicaine du XVIe siècle[46]. Il faut préciser que les œuvres sacrées de Cecchi ne sont pas à proprement parler des sacre rappresentazioni (bien que D’Ancona les ait incluses dans les volumes qui leur sont consacrés) mais des comédies sacrées[47]. Cela nous permet également d’esquisser quelques éléments sur l’évolution du théâtre religieux à Florence, et aussi sur l’évolution de la place de la danse dans celui-ci, notamment avec l’apparition d’intermèdes structurés comportant des mentions très précises sur la danse.

B. Le théâtre sacré de Giovan Maria Cecchi

Giovan Maria Cecchi est né à Florence en 1518 d’une famille de notaires ; il est mort à Signa en 1587. C’est un homme connu pour sa dévotion, qui donnait généreusement aux œuvres locales et aux églises. Dans un premier temps Cecchi poursuit avec succès une carrière de dramaturge comique : il écrit vingt et une pièces de théâtre d’imitation latine, la plupart du temps inspirées de Plaute et Terence, à l’exception pièces plus originales inspirées d’événements contemporains. À partir de 1559, il commence à produire des drames spirituels : La morte del Re Acaab (1559), La Coronazione del Re Saül (1565) Il figliol prodigo (1570) et l’Esaltazione della Croce (1580-89). Il passe ainsi d’une production érudite et séculière à une production populaire et religieuse dont nous connaissons en particulier les Ragionamenti Spirituali[48]. Si Cecchi, à travers ses drames, peut sembler soutenir le pouvoir de Cosme Ier de Médicis, après l’accession du duc François Ier de Médicis, dans certaines de ses œuvres émergent des aspirations contrastant avec la politique et la moralité du nouveau duc. Néanmoins, tout en maintenant une forte exigence spirituelle, Cecchi ne critique jamais le pouvoir politique de façon ouverte. Nous pouvons rappeler l’épisode de l’assassinat du père de Cecchi en 1530, précisément au moment de la crise finale de la république. On ignore s’il est lié directement au contexte politique, cependant le meurtrier, Fabrino del Grilla da Castagno, resta impuni malgré une action en justice de Gian Maria et une pétition introduite auprès de Cosme en 1537-1538[49]. Cecchi devant assurer la charge matérielle de la famille après la mort de son père et ne pouvant obtenir justice, n’était probablement pas enclin à s’opposer au pouvoir Médicéen. Konrad Eisenbichler fait remarquer que : « face au siège et à la chute de la République, à la restauration du principat médicéen, à la mort du duc Alexandre, à la prise du pouvoir par Cosme et au contrôle rigide du duché florentin exercé par ce dernier, Giovan Maria préféra rester loin des troubles de son siècle[50]».  Par ailleurs, les années cinquante et soixante correspondent à une période où, sous le pontificat de Jules III et Paul IV, Cosme Ier se rapproche du pouvoir pontifical[51]. En 1551, arrivent à Florence le tribunal de l’Inquisition et la Compagnie de Jésus. À partir de 1559, les bûchers réapparaissent à Florence, « cette fois ci alimentés non pas par des vanités en tout genre, mais par des livres hérétiques. Et après une cinquantaine d’année où les nombreuses confréries religieuses florentines avaient subi de longues périodes de fermetures et de déclin, le climat politique et sociale permet et encourage le renouveau des activités des confréries, particulièrement si elles suivent les voies indiquées par le Pape et le grand duc[52] ». C’est à ce moment que s’opère un tournant dans l’œuvre de Cecchi, qui d’érudite et séculière devient populaire et religieuse s’adressant particulièrement aux confréries.

Cecchi écrit de nombreuses œuvres pour la Compagnie de l’Evangéliste. Fondée au début du XVe siècle,  c’est une des plus anciennes confréries de Florence[53] ; ses statuts sont approuvés par le vicaire général de l’Archevêque de Florence le 1er juillet 1427. La compagnie s’y définissait comme une école, fondée pour permettre aux jeunes florentins âgé de treize à quatorze ans de s’initier à la vie contemplative par des prières, à la vie active en secourant autrui, cela dans un esprit de charité et de vie morale, en parlant en en agissant honnêtement et vertueusement[54]. À la fin du siècle, elle comptait parmi ses membres les deux fils de Laurent et de Julien de Médicis qui ont pris part à la Représentation de saint Jean et Paul écrite par le Magnifique, représentée par la Compagnie, lors du carnaval de 1491. L’engagement de Cecchi dans cette confrérie est autant spirituel que politique. Ses œuvres sont des sermons ou des drames spirituels qui font directement référence à la vie civile et religieuse florentine. Il y exprime les nouvelles formes de théâtre religieux que sont les comédies sacrées, en particuliers les deux œuvres dont nous parlons ici. Ces œuvres théâtrales s’inséraient dans les pratiques liturgiques et de dévotions des fanciulli.

 C. La Coronazione del Re Saül

De la Coronazione del Re Saül, composée pour la Compagnie de l’Evangéliste, nous connaissons deux versions : l’une de 1565, sous le règne de Cosme Ier, la seconde de 1585, à la fin du règne de François Ier de Médicis. Selon Michel Plaisance : « l’œuvre montre l’instauration d’un système monarchique et de droit divin représenté comme le meilleurs des régimes, capable tant de combattre contre l’ennemi extérieur que de fonder un équilibre interne fondé sur la paix, la justice et la religion[55] ». Mais quand, en 1585, Cecchi revient sur l’œuvre nous pouvons remarquer un détachement entre le prince et ses sujets. François[56], né en 1541, succède en 1574 à son père Cosme. Il est un souverain impopulaire, qui impose fortement ses sujets et fait preuve des mêmes tendances despotiques que son prédécesseur, mais contrairement à celui-ci, elles ne sont pas tempérées par le paternalisme. Il parait s’intéresser d’ailleurs plus aux sciences et aux arts qu’à la conduite du gouvernement. Après la mort de sa première femme Jeanne d’Autriche (1578), il a épousé sa maîtresse Bianca Capello, ce qui, d’après les chroniqueurs, aurait scandalisé le peuple florentin et suscité des accusations de débauche. Le couple meurt, peut être empoisonné, en 1587. Ainsi, le duc François, dont la légende noire a laissé le portrait d’un souverain « suspicieux, fuyant, rapace et dépensier, incapable de garantir la paix du duché, pouvait apparaître comme un anti-Saül[57] ». Rappelons que le Saül du texte biblique perd la raison personnelle et politique pour avoir désobéi à Dieu[58]. David le guérit moralement et le ramène vers la foi. Néanmoins dans la Coronazione [59], le triomphe de David n’amoindrit pas la stature de Saül. Au contraire, comme nous le savons par la Bible, rendu jaloux par les succès du jeune David, il décide de le chasser et tente même de le tuer. Dans le quatrième intermède est célébrée la victoire de David :

Que les trompettes commencent à jouer : une partie de la perspective s’élargit. Sortent de nombreux soldats armés et puis David triomphant, la tête du géant Goliath dans ses mains, chante[60].

Puis les femmes juives fêtent la victoire de David :

De l’autre côté sortent les jeunes filles juives et vont à la rencontre de David en chantant :
Saül, notre roi
Seul il en a frappé mille
Il ne trouva aucun homme qui lui fut égal
Mais celui-ci (par sa grande bonté)
Nous a toutes rachetées
Et sauvées de l’angoisse et des larmes amères.
Quel miracle nouveau et rare !
Par une main si jeune
La valeur du Philistin est aujourd’hui vaincue !

Les chanteurs qui sont parmi les soldats :

 Rendons grâce au Seigneur,
Qui nous a tous sauvé,
Grâce à ce jeune berger. Il rend son honneur
Au grand peuple élu
Qui soit béni dans sa semence[61].

Saül est donc un grand roi, digne du peuple juif, David et Saül sont célébrés ensemble comme des guides et des sauveurs dont la force réside dans l’unité, ils sont entourés et acclamés par leur peuple. C’est un peuple élu qui pour Cecchi représente évidemment le peuple chrétien[62]. Dans l’œuvre, contrairement à l’épisode biblique déjà cité, les jeunes filles juives fêtent en chantant mais la danse n’est pas mentionnée. Cela ne veut pas dire que dans la représentation les jeunes filles ne dansaient pas. Une lacune fréquente dans les sources du XVIe siècle[63] consiste à ne mentionner que rarement les danses qui caractérisent dans de nombreuses occasions les fête ou les spectacles. Or, dans l’histoire, la danse a toujours accompagné les chœurs sacrés, les fêtes, et aussi de nombreuses formes de processions, car elle incitait les présents à mouvoir leur corps en rythme. 

III. L’Esaltazione della Croce de Giovanmaria Cecchi

A. Le culte des reliques

 Nous retrouvons la figure de David dans L’Exaltation de la Croix[64], également composée à la demande de la Compagnie de l’Evangéliste. Nous en connaissons trois versions : celles de 1580, de 1586 et celle de 1589. Cette dernière est mise en scène par le fils de Giovan Maria Cecchi, Baccio, pour le mariage du Grand-duc de Toscane, Ferdinand, qui a succédé à François, avec Christine de Lorraine. Nous sommes dans un climat de contre-réforme, où se développe le culte des reliques et des miracles. A l’occasion de ses noces, la duchesse aurait reçu comme présents des fragments de la vraie croix. L’œuvre, inspirée de la Légende Dorée, représente l’invasion de l’empire d’Héraclius par le roi perse Chosroès, au VIIe siècle après Jésus Christ. Baccio Cecchi y a transcrit avec précision les intermèdes[65]. Le roi perse pénètre en Judée et s’empare de la relique de la Croix. Il se fait construire un trône avec, d’un côté un coq d’or qui représente le Saint Esprit, de l’autre, la relique de la Croix. Par ces deux symboles, il s’attribue un rôle divin faisant ainsi coïncider le pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel. Au quatrième acte qui représente: « la victoire obtenue par l’empereur Héraclius contre les sacrilège Chosroes, superbe roi, avec le retour de la Croix[66]», succède le cinquième intermède où la scénographie représente la ville de Jérusalem et où apparaît David :

Dans cette seconde scène est représentée la ville de David vers laquelle le Grand roi fit revenir la Sainte Arche d’Alliance avec beaucoup d’humilité, arrachée des mains impies des Philistins comme cela est écrit dans Le livre des rois[67].

Il représente le bon roi qui a su reconquérir l’Arche, tout comme Héraclius a su reconquérir la Vraie Croix et comme tout bon Prince doit défendre la foi chrétienne :

Dans l’Arche il nous indique la croix […] mais encore son glorieux retour à Jérusalem[68].

Suit le sixième intermède où David représente la figure de l’Empereur Héraclius, qui avec les prêtres juifs célèbrent la victoire en musiques et danses :

Sur la première scène arrivent les joueurs de flûte habillés en prêtres juifs, toujours en jouant : derrière eux arrivent d’autres prêtres et au milieu le grand prêtre habillé comme nous l’avons déjà dit. Après cela apparaît David qui avec une grande harpe en guise de psalterion, vient en chantant et en jouant doucement autour de l’Arche portée sur les épaules des prêtres[69].

Le roi David, par ses chants et ses prophéties, fait allusion aux fêtes pour la victoire d’Héraclius et invite les spectateurs faire de même :

Une plus noble arche, avec un sort plus favorable
Pour la gloire du Christ
Fera ici retour,
Car un homme sage et fort
Après l’avoir conquise,
L’exaltera orné d’une très haute humilité.
Et ainsi chacun danse et chante
Humblement devant elle,
Car il est grand de s’humilier pour Dieu[70].

B. Héraclius, le nouveau David

Ainsi comme David se dépouilla de ses ornements royaux devant l’Arche en signe d’humilité, Héraclius, dans la Légende Dorée, se montra pieds nus et dépourvus de ses habits royaux, pour ramener la croix du Christ à Jérusalem. Ici, dans la Comédie, seul David orné uniquement d’alta umiltade, invite tous les personnages présents à fêter, chanter, et danser avec lui. Comme dans le deuxième livre de Samuel ; la danse devant l’Arche représente un signe ultérieur d’humilité et de dévotion :

Puisque le roi par une musique agréable, par une danse très gracieuse et un chant suave a montré ouvertement l’allégresse qu’il avait dans son Cœur et montré sa révérence envers l’Arche, suivant son exemple tous les prêtres et le peuple, joyeux fêtent avec un son de cornes [cornetti chiari, cornetti muti], luths de toutes dimensions, orgues et violes et chantent: et qu’en chantant eux aussi ils dansent pour la grande joie de ceux qui les entourent[71].

Le pouvoir de la musique est tel qu’il exalte les personnages, et peut être aussi le public à se mouvoir au son des instruments comme transporté par leur force pour ensuite parcourir la ville :

La musique de cet intermède fut si gaie et où la danse le demandait si finement composée, que l’on vit qu’elle était la valeur dans cette science du musicien expérimenté qui avait si bien imité les paroles, que les chanteurs n’étant pas seulement invités, mais entrainés violemment par ce chant à danser et à festoyer comme ils le firent.

On joua de nouveau des trompettes et les prêtres en procession entrèrent en festoyant par la porte, dans la ville apparue là haut, et en jouant : en passant donc de la première à la seconde scène ils firent un long et merveilleux spectacle[72].

Dans le sixième intermède, l’Église Universelle, représentée par la Sainte Croix, triomphe. Les chevaliers des ordres militaire (chevaliers de l’ordre de Maltes, Teutoniques, de Saint Jacques d’Espagne, de Calatrava, d’Alcantara, de Saint Maurice et de Saint Lazare, de Saint Etienne) défilent en armes et doivent :

Être prêts et appareillés pour défendre par les armes, si nécessaire, par la mer ou sur terre, la foi catholique et risquer comme souvent ils le font, leur vie même et leur sang pour l’honneur du Christ, se surpassant eux-mêmes en gloire dans cette vie présente, et de toute éternelle gloire au ciel[73].

 C. La musique et la danse, images de la foi

Mais les armes s‘apaisent face à l’apparition dans le ciel de la Croix resplendissante surmontée par le symbole du Souverain Pontife, avec les clés croisées et soutenues par des anges. L’apparition est saluée par des chants et des danses des présents :

En dansant tous ensemble, ils faisaient un amusant entrelacement[74]. A l’apparition de la Croix, les yeux de tous les chevaliers levés vers le ciel, le genou à terre, ils firent une révérence en l’adorant pendant qu’on jouait et qu’on chantait doucement[75].

Michel Plaisance[76] fait remarquer que le thème de la défense de la foi chrétienne et de la croisade contre les Turcs était de grande actualité, car le Grand-duc avait proposé au nouveau Pape Sixte V une expédition militaire contre Alger, mais qui ne fut jamais réalisée.[77] Il remarque également que dans la comédie, l’empereur, qui dans un premier temps participe à l’action militaire, ne quitte pas Jérusalem pendant le déroulement de l’action : il ne remplit donc pas le rôle de sauveur que Saül assume dans la Coronazione. Le rachat vient des Perses eux-mêmes car le jeune héritier perse Siroé reconquiert le royaume, puis se convertit grâce à l’apparition de la Sainte Croix, devenant ainsi : « un prince conforme aux vœux de Cecchi, prince croyant et aimé de ses sujets[78] ».

Si la figure du bon prince représenté par David accomplit donc une danse sainte devant Dieu, Cecchi nous donne une vision opposée de la danse qui se déroule à la cour de Chosroes et dans les prisons de Jérusalem. En effets, dans l’Esaltazione della Croce existent plusieurs cours : celle de l’empereur de Constantinople, temporairement transférée à Jérusalem, celle du gouverneur de Jérusalem, celle de Chosroes et celle de Siroé, son héritier. Dans le cinquième acte le roi perse, trônant, est entouré par des bouffons, des courtisans, et de vulgaires danseurs [vili danzatori][79]. Dans la comédie, les prisons de Jérusalem de la comédie, où le prince se trouve emprisonné constitueraient une métaphore de la cour florentine[80]. Les intimidations, les flatteries et les trafics d’influence constituent une prison dans laquelle le prince assiste à une danse de paysans à la forte connotation négative et qui rend plus âpre sa critique envers la cour:

A vrai dire j’ai bu et mangé
Royalement, et j’ai fait boire et manger de même
Trois paysans qui ont dansé et chanté
Et le fils du roi a beaucoup ri[81].

Les caractères de danse licite ou illicite, dans les intermèdes de Cecchi, coïncident avec ceux qui sont énoncés dans la prédication et dans de nombreux écrits à caractère moral sur la danse[82] . Ici, la guérison du corps et celle de l’esprit se trouvent métaphorisées dans l’acte de la conversion dont le sens étymologique est, du latin convertere, celui de « tourner, changer de direction ». Il s’agit donc d’un changement d’état, d’un mouvement de l’âme dont le mouvement du corps et à la fois synonyme et parallèlement résultat ou cause.

La danse et ses modalités d’exécution ne constituent jamais un élément neutre, ils reflètent au contraire une vision tant esthétique que politique. Giovan Maria Cecchi exprime sa vision spirituelle et du pouvoir politique tant dans ses compositions à caractère purement religieux que dans les comédies. Dans la Coronazione di Saül, il représente l’installation d’un pouvoir politique, mais ses aspirations sont déçues par la cour du duc François. Sa foi et sa proximité avec le cardinal Borromée confirment sa profonde dévotion. Dévotion qu’il montre dans son soutien aux confréries pour lesquelles il écrit, et dans l’expression du culte des reliques, très répandu dans le cadre du renouvellement spirituel de la fin du XVIe siècle. En opposition avec Saül frappé par une folie individuelle et politique, David assume l’aspect du bon roi qui guérit par la musique et rend hommage à dieu à travers la danse. La danse licite est donc bien celle, très sainte de David devant l’Arche. Mais c’est aussi celle des fêtes pour les victoires militaires, aux connotations tant religieuses que politiques, comme on peut le remarquer dans l’Esaltazione della Croce. Contrairement aux idées reçues, l’élément féminin dans la danse n’est donc pas toujours associé au vice et à la luxure mais il est même sanctifié lors de la victoire. C’est donc la fonction politique et pas seulement religieuse qui rend la danse acceptable et digne, même lorsque ce sont des femmes qui dansent. La danse est donc un signe de bonne santé physique et morale, particulièrement dans la mesure où il s’agit d’une célébration du bon gouvernement et d’une affirmation de la foi chrétienne face à la menace extérieure de désagrégation du pouvoir politique et la décadence spirituelle, face aux menaces extérieures contre le peuple chrétien.

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* Cet article est issu d’un travail effectué pour la communication Davide e Saul e la danza nel teatro italiano del Rinascimento, in Danza e teatro. Storie, poetiche, pratiche e prospettive di ricerca : Bologne, 24-25 septembre 2009.

[1] Giordano da Pisa, également appelé da Rivalta est un dominicain. – Domenicano (mort en 1311), il a prêché en Toscane et en plusieurs autres villes italiennes, mais également en France, Allemagne et Angleterre.

[2] DA RIVALTA, F-G., Prediche, Florence, 1831, p. 319. Voir Aussi ACONE, L., « Danser et être femme dans L’Italie du XVe siècle à travers la danse » ; in Etudes anciennes, 45, ADRA-NANCY 2010, Actes du colloque Femmes, culture et société dans les civilisations méditerranéennes et proches orientales d’hier à aujourd’hui, Lyon, 2007.

[3] Voir aussi ACONE, L., « Danser et être femme … », art. cit., et ACONE, L., Théorie et pratique de la danse noble dans l’Italie Centre-septentrionale au XVe siècle, Thèse de doctorat en Histoire médiévale, Université de Paris I, en Co-tutelle avec l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan, soutenue à Paris le 23 mars 2013. Chapitre III.

[4] Cfr, SCMITT, J-C., La raison des gestes dans l‘Occident médiéval, p124-26.

[5] Par exemple Exode 15 :20 ; Voir aussi SCHMITT, J-C., La raison des gestes… op. cit. pp. 86-90.

[6] Cfr. ACONE, L., Les âmes dansantes dans la Divine Comédie de Dante  in Texte et Contexte : Littérature et Histoire de l’Europe médiévale, sous la direction de ALAMICHEL, M-F. et de BRAID, R., Paris, Michel Houdiard Editeur, 2011.

[7] Feo Belcari est un auteur profondément inséré dans la vie culturelle, spirituelle et politique de Florence. Après avoir exercé l’activité d’administrateur auprès de l’église de S. Lorenzo al Monte, il se consacre à l’activité littéraire et produit une œuvre empreinte d’un fort sentiment religieux populaire, notamment des laudes et des mystères.

Cet aspect a été étudié par Sandra PIETRINI (Pietrini, S., La santa danza di David e il ballo peccaminoso di Salomé, in Quaderni medievali, n°50 dicembre 2000, Bari, Edizioni Devolo) et par Alessandro ARCANGELI (ARCANGELI, A., Davide o Salomè? Il dibattito europeo sulla danza nella prima età moderna. Roma, Edizioni Fondazione Benetton Studi Ricerche/Viella Treviso, 2000).

[9] Cet aspect est également présent dans la Resurrezione di Cristo de Castellano Castellani :  David col Salterio dice : Questo saltèr letifica il cor mio ; Sonando io cantero’ le laude a Dio.

[10] Dans « La Resurrezione di Gesù Cristo », attribué à par Giovanni Ponte à Castellano Castellani. In D’ANCONA, Sacre rappresentazioni… vol. I, op. cit., pp. 329-356; La Distruzione di Saül ed il Pianto di David  est attribué à Antonia Pulci par Giovanni Ponte.

[11] La Distruzione di Saül ed il Pianto di David est attribué à Antonia Pulci par Giovanni Ponte.

[12] Nous employons le terme Sacra rappresentazione en italien s’agissant d’une forme théâtrale originale née dans le contexte florentin et non traduisible par le terme mystère. Cfr. Ventrone, P., Lo spettacolo religioso a Firenze nel quattrocento, Università Cattolica del sacro Cuore, Milan, 2008. Voir aussi, NEWBIGIN, N., Nuovo corpus di sacre rappresentazioni, et STALLINI, Sophie, Le théâtre sacré à Florence au XVe siècle. Une histoire sociale des formes, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011

[13]  Letteratura in forma di sermone : I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI, Atti del Seminario di studi (Bologna, 15-17 novembre 2001), A cura di AUZZAS, G., Baffetti, G., Delcorno, C., Bologna, Leo S. Olschki, 2001.

[14] Schmitt, J-C., La raison des gestes dans l’Occident médieval, Paris, Gallimard, 1990.

[15] Cfr EISENBICHLER, K., Il ruolo delle contraternite nell’ educazione dei fanciulli ; il caso di Firenze , in L’educazione e la formazione intellettuale nell’ età dell’ umanesimo, a cura di L. R. S. Taruggi, Atti del Convegno, Chianciano, Montepulciano, 1990, Milano:1992, pp. 109-119.

[16] Ventrone, P., La sacra rappresentazione fiorentina, aspetti e problemi, in Letteratura in forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI, Firenze, L.S. Olschki, 2003, pp. 255-280.

[17] Dans Ventrone. La sacra rappresentazione fiorentina op. cit. p. 17-18. (Traduit et résumé ici par Ludmila Acone).

[18] Gazzini, M. (dir.), Studi confraternali: orientamenti, problemi, testimonianze ; Florence : Firenze University Press, 2009, p. 4.

[19] Ibid.

[20] Ventrone, Paola, op ; cit. page 9.

[21] Cfr. NEWBIGIN, N., Feste d’Oltrarno, Firenze, L.S. Olschki, 1996.

[22] D’Ancona, A., Sacre rappresentazioni dei secoli XIV, XV, XVI, Firenze, Le Monnier, 1872, Vol I, op. cit., p. 255-302.

[23] Transcrit par BONFANTINI, M. (dir), Sacre rappresentazioni italiane, Milano, Bompiani, 1942, p.88-97.

[24] Transcrit du manuscrit de 1464, Conv.Soppr. F. 3488, Biblioteca Nazionale Centrale Florence. Par NEWBIGIN, N., (ed. by). Nuovo corpus di sacre rappresentazioni fiorentine dele quattrocento. edite e inedite tratte da manoscritti coevi e ricontrollate su di essi. Bologna : commissione per i testi di lingua, 1983, p. 109-133.

[25]    Sermoni del beato Bernardinus Tomatino da Feltre nella redazione di fra Bernardino Bulgarino da Brescia, minore osservante, 3 Vols, ed Carlo Varischi, Milan, 1964, p.119.

[26] Chroniques, 15 : 26.

[27] Samuel 2, 6.13 à 16.

[28] « La Resurrezione di Gesù Cristo », attribuée par Giovanni Ponte à Castellano Castellani. In D’ANCONA, Sacre rappresentazioni…, vol. I, op. cit., pp. 329-356.

[29] Cf. : PONTE, G., Attorno al Savonarola. Castelano Castellani e la sacra Rappresentazione in Firenze tra 400 et 500, Gênes,: 1969; voir encore la biographie toujours utile de Avonto, F., La vita di Castellano Castellani  secondo nuovi documenti. In Rivista delle biblioteche e degli archivi, n. s., II (1924), pp. 92 -116.

[30] Le terme, repris du nom de la harpe grecque de forme triangulaire,  est employé au IVe siècle av. J.-C. dans le Septante, version grecque de l’Ancien Testament, comme dénomination de la harpe biblique triangulaire. Cette assimilation se perpétue jusqu’au Moyen Âge, en particulier dans la Vulgate en latin, et se retrouve dans toute la littérature chrétienne du Moyen Âge ;  d’après l’article « Psaltérion » in Dictionnaire de la musique Nouvelle éd.]. sous la direction de VIGNAL, M., Paris: Larousse, 2005, p. 807.

[31] Ibid., p. 334: DAVID col Salterio dice / Questo saltèr letifica il cor mio ;/ Sonando io cantero’ le laude a Dio./ DAVID canta misericordias domini in aeternum cantabo ; e Vanno tutti santando al Paradiso terrestre posto in monte ; e all’entrata l’ANGELO con la spada in mano, dice :/ Ben venga il Signor forte di balia,/ Con lo stendardo di trionfo e gloria./ Risponde Cristo:/ Lascia entrar dentro questa compagnia,/ Pero’ che l’ è il trofeo di mia vittoria:/ Questi hanno fatto la volontà mia ;/ Come della Scrittura pon l’istoria.

[32] Ibid. 18, 6, p. 332.

[33] Biblioteca Riccadiana, Firenze, fl, 1471.

[34] Dans le Livre de Samuel II, 15,1 Yahvé, par l’intermédiaire de Samuel, dit à Saul de «  punir ce qu’Amaleq à fait à Israël » (…) et de le «  vouer à l’anathème avec tout ce qu’il possède, sois sans pitié pour lui, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes ». Mais après avoir battu les Amalecites, Saul et son armé épargna le roi Agag et une bonne partie du bétail et «  tout ce qu’il y avait de bon » (Sam. II, 15, 7) et ne voua à l’anathème que le troupeau vil et sans valeur. Ainsi Yahvé s’adressa à Saul ainsi ; Je me repens d’avoir donné la royauté à Saul, car il s’est détourné de moi et n’a pas exécutés mes ordres » Sam. II, 15,10.

[35] Cet aspect est également présent dans la Resurrezione di Cristo de Castellano Castellani : David col Salterio dice : Questo saltèr letifica il cor mio ; Sonando io cantero’ le laude a Dio.

[36] Dans le premier livre de Samuel (15, 2), le Roi Saul refuse de détruire les Amalécites, contrevenant ainsi à Yahvé qui le rejette : « Je me repens d’avoir donné la royauté à Saul, car il s’est détourné de moi et n’a pas exécuté mes ordres » Premier livre de Samuel, 15.10, la Bible de Jérusalem, Les éditions di cerf, 1978, p.328.

[37] Samuel I 16 14, La Bible de Jerusalem, op. cit. p.330

[38] Ibid.

[39] EBREO DA PESARO, G.. De pratica seu arte tripudi volgare opusculum incipit. Manuscrit Ital 476, Paris Bibliothèque Nationale de France.

[40] EBREO, op cit. fol. 3 r.

[41] Cecchi, Giovan Maria. « La Coronazione del Re Saül ». In Drammi spirituali inediti, a cura di Raffaello Rocchi, Vol.2, Florence : Le Monnier, 1900.

[42] Cf. Rouchon, O., « L’invention du principat médicéen (1512-1609) ». In BOUTIER, LANDI ROUCHON, op. cit., pp. 65-90.

[43] Polizzotto, L., Adaptation and Change in an Age of Political and Religoius Absolutism, 1530-1625, in Children of the promise. Oxford: University Press, 2004.

[44] La prédication de Savonarole s’est appuyée sur les jeunes des confréries religieuses, les Fanciulli qui ont fortement contribué à répandre sa parole et ont logiquement été remis au pas après la chute du prédicateur. Cela ne fut pas sans avoir des conséquences dans le théâtre, cfr Weaver E., Convent Theatre in early Modern Italy, Cambridge : Cambridge University Press, 2002.

[45] Canons VIII et XVIII du Concile de Trente.

[46] Cfr. EISENBICHLER, K. (ed.). The Cultural Politics of Duke Cosimo I de’ Medici. ldershot : Ashgate, 2001.

[47] La comédie sacrée apparaît au xvie siècle. La Sacra rappresentazione qui est structurellement proche des mystères médiévaux, s’inspire des prêches et fait directement référence aux textes sacrés, les mouvements et la mise en scène sont décrits dans les didascalies entrecoupant le texte, les comédies sacrées sont constituées d’actes et d’intermèdes structurés et riches en détail sur la mise en scène. Il s’agit d’un genre plus tardif mais nous l’évoquons ici afin de souligner la continuité de la thématique de David et Saül entre le xve et le xvie siècle

[48] Cecchi, Giovan Maria. Ragionamenti spirituali (1558), édité par EISENBICHLER, K., Ottawa : Dovenhouse Edition, 1986.

[49] Rocchi, R., (a cura di). Drammi sprituali inediti di Giovanmaria Cecchi, I, IX, Florence : Successori Le Monnier, 1895.

[50] CECCHI, Ragionamenti spirituali, op. cit., p. 5.

[51] Cfr. CASTAGNETTI, Ph.,  Le prince et les institutions ecclésiastiques sous les grand-ducs Médicis  in BOUTIER, LANDI, ROUCHON, op.cit., pp. 303-320.

[52] Ibid., p. 8.

[53] Malheureusement la plupart des documents d’archives de la compagnie ont été détruits lors de l’inondation de l’Arno en 1966.

[54] Voir à ce propos Plaisance, M., Histoire de la compagnie de l’Evangéliste, In Les voies de la création théâtrale. Cultural Politics of Duke Cosimo I de’ Medici, VIII. Paris : Edition du CNRS, 1980, pp. 13-41.

[55] Plaisance, M., Histoire de la compagnie de l’Evangéliste, op. cit., p. 21.

[56] Cfr. Rouchon, O., L’invention du principat médicéen (1512-1609),  in BOUTIER, LANDI ROUCHON, op. cit., pp. 65-90.

[57] Ibid.

[58] Cecchi affirme la nécessité d’une obéissance absolue aux autorités ecclésiastique et civile comme dans sa tragédie Datan e Abiron (1580) où il condamne la sédition de Datan contre Moïse et Aaron.

[59] Cf. Cecchi. Drammi spirituali inediti, op. cit., et PadoVan, G., L’avventura della commedia rinascimentale. Padoue : Vallardi, 1996.

[60] Cecchi. Drammi spirituali inediti, op. cit., p. 74 :  Comincino a suonar le trombe : allarghisi un pezzo di prospettiva. Eschino assai soldati armati, e di poi, David in sur un trionfo, con la testa del gigante Golia in mano, e dica cantando. La figure de Goliat assume un rôle important à Florence comme symbole de la lutte de la république contre la tyrannie.

[61] Ibid. : Eschin dall’altra banda le fanciulle delli Ebrei, e venghino incontro a David Cantando:/ Saül, re nostro già,/Solo mille percosse,/ Né trovo’ uom che li regesse paro./ Ma questo (oh gran bontà !)/ N’ha tutte oggi riscosse,/ E tratte fuor d’angoscia e pianto amaro./ Miracol nuovo e raro !/ Che si giovine mano/ Il filisteo valor rende oggi vano ! E cantori che sieno tra’ soldati:/ Rendiamo lode al Signore,/ Che n’ha campati tutti,/ Merzé di questo giovine pastore./ Questo rende l’onore : Al gran popolo eletto,/ Che nel seme di lui sia benedetto. 

[62] Polizzotto, op. cit.

[63] Dans les transcriptions du XVIe siècle de mystères et comédies du siècle précédent (reprises notamment par Alessandro D’Ancona) les mentions de danses présentes dans les manuscrits originaux disparaissent parfois, soit qu’on les considère comme évidentes soit que la danse n’a que peu d’intérêt pour les transcripteurs.

[64] Pour la présentation de cette œuvre Cf. Plaisance, M., « Histoire de la compagnie de l’Evangéliste », op. cit., pp. 23-41.

[65] Nous prenons en considération la dernière version telle que transcrite dans d’Ancona, Sacre rappresentazioni…, vol. III, op. cit., pp. 1-138.

[66] d’Ancona, Sacre rappresentazioni…, vol. III, op. cit., p. 134.

[67] Ibid. : Ci fu per questa seconda prospettiva figurata la città di Davitte, entro a cui lo stesso gran re ritorno’con molta umiltà l’arca santa del patto, ricoverata dall’empir ne mani de’ Filistei, com’è scritto ne’ libri de’ Re

[68] Ibid. : Ci significa nell’arca la Croce semplicemente […] ma ancora il glorioso ritorno della medesima in Gierusalemme.  

[69] Ibid. : Arrivarono su la prima scena li sonatori delle trombe in abito di sacerdoti ebrei, tuttavia sonandole : e dietro a loro successivamente venivano altri sacerdoti, i quali avevano nel mezzo il sommo sacerdote, vestito come s’è detto altrove. Doppo questi comparve Davitte, il quale con una grand’arpa a guisa del salterio, veniva cantando e gentilmente sonando d’intorno all’arca, portata in su le spalle da’ sacerdoti.

[70] Ibid., p. 135 : Più nobil Arca, e con più licita sorte/ Sol per gloria di Cristo,/Quinci farà ritorno,/Allor ch’un saggio e forte/ Di lei fatto racquisto,/L’esalterà, d’alta umiltade adorno./Pero’ meco ogniun balli, e meco canti/A questa avanti umile,/Che grandezza è per Dio farsi più vile.

[71] Ibid., p. 136 : Avendo il pio re con piacevol suono; col graziosissimo ballo, e col soave canto dimostrato palesemente l’allegrezza che aveva nel quore e la riverenza esteriore verso l’arca, al suo esempio tutti i sacerdoti e ‘l popolo giubillando sopra una armonia di cornetti chari, cornetti muti, liuti grossi e mezzani, organo e violone, cantarono : e in cantando ballarono anch’eglino, con grand’applauso d’intorno a quella. 

[72] Ibid. : Fù la musica di questo intermedio tanto allegra e, dove il ballo lo ricercava, tanto artifiziosamente composta, che bene si conobbe quanto valesse in questa scienza, l’esperto musico, avendo egli cosi accortamente imitato le parole, che erano i cantori non che invitati, violentati dallo stesso canto a ballare e far festa, come appunto feciono.

Ultimamente si diede nelle trombe di nuovo, e gli sacredoti messisi in ordinanza, se n’entrarono tutti festeggianti per la porta, dentro nella città lassuso apparita, e tuttavia sonando : e fatto di se’ per la prima e per la seconda in scena passando maraviglioso e lungo spettacolo. 

[73] Ibid., p. 137 : esser pronti ed apparecchiati di difendere con l’armi, sepre che occorra, o per mare o per terra, la fede cattolica, e di esporre, come con effetto molte volte espongono, la vita stessa e ‘l sangue per onor di Cristo, avanzando sé medesimi di gloriosa fama in questa presente vita, e di alta ed eternal gloria in cielo. 

[74] De la description des intermèdes nous n’avons pas d’indication ni ne connaissons l’exécution précise des danses. Dans ce passage est seulement citée une danse, par ailleurs bien connue l’intrecciata. Il s’agit sûrement de la danse déjà cité par Sachs, storia della danza, op.cit., p. 187. Il la présente comme une danse en cercle similaire à celle de la fresque du Buongoverno d’Ambrogio LORENZETTI en réalité elle ressemble plus à une farandole. Bianca Maria GALANTI la décrit come una danza dalle molteplici origini, dal ritmo incalzante, in cui i partecipanti utilizzano spade e mattarelli Galanti B-M., La danza della spada in Italia. Rome : Edizioni Italiane, 1942.

[75] D’ANCONA, Sacre appresentazioni…, Vol. 3, op. cit. p138 : « facevano ballando insieme, un vezzoso intrecciamento. All’apparire della Croce, avendo alzati gli occhi tutti i cavalieri al cielo, e abbassate le ginocchia in terra, s’inchinarono, adorandola, e in questo mentre sonando e dolcemente cantando. »

[76] Plaisance, M., Histoire de la compagnie de l’Evangéliste , op. cit. p. 26.

[77] Des intempéries et des dissensions au sein des croisés ont eu raison de cette expédition qui a été retardée considérablement.

[78] Ibid.

[79] D’ANCONA, Sacre appresentazioni…, Vol. 3, op. cit., p 74 : Ma che ferno i danzatori ?/ Fuggiro in qua e in là, che parvon proprio/ Una covata di starnotti in una Stoppia,

[80] Cfr. Plaisance, M., « Histoire de la compagnie de l’Evangéliste », op. cit., p. 28.

[81] D’ANCONA, Sacre appresentazioni…, op. cit., p. 78 : A dirvi il vero, io ho gonfiato l’otro/ Alla reale ; e fattolo gonfiare/ A tre villan ch’an ballato e cantato;/ E ha riso tanto quel figliol del re ». 

Théophile Gautier: a Cosmopolitan Writer?

Claire BITOUN

Résumé

Recent studies have analysed the relations between XIXth century literature and cultural cosmopolitanism, which has led scholars to envisage the fin-de-siècle in Europe as a cosmopolitan moment. If the circulation of literature out of its national frontiers takes part in the elaboration of a cosmopolitan literature, at the core of the question is the exportation of the aesthetic of a text outside of its national space. What is a cosmopolitan text? What form does it take? This article proposes an analysis of Théophile Gautier’s doctrine and works in the light of those crucial questions. It demonstrates how Gautier conceived Art as cosmopolitan announcing English and French fin-de-siècle writers.

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Claire Bitoun

After having done my undergraduate and master courses at Nanterre Université as an English Literature student, I came to teach French language at Oxford for three years, and decided to pursue in academia in England. I am a second-year DPhil student at Oxford University working on comparative literature. My project aims at re-evaluating the works of Théophile Gautier and Oscar Wilde, analysing Gautier’s influence on the English writer as well as proposing a new examination of their aesthetic doctrines suggesting that digression and « fantaisie » are the main consistent inconsistencies at the heart of their artistic project.

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Recent studies have demonstrated how the fin-de-siècle period could be seen as a cosmopolitan time.[1] For instance, Richard Hibbitt and Stefano Evangelista published a collection of essays in 2013 entitled ‘Fin-de-siècle Cosmopolitanism’ focusing on a cultural and artistic form of cosmopolitanism.[2] Considering the ever-growing and continuous exchanges between the different European capitals at the time it is no surprise that such an observation was made by several critics, leading Pascale Casanova to talk about « une République Mondiale des Lettres».[3] The fin-de-siècle relates both to the period between 1880 and 1900 as well as the spirit attached to the period, one of French ‘ennui’, pessimism and cynicism, in short: decadence.

Scholars have analysed nineteenth-century writers in the light of this cosmopolitan movement, focusing on their international influences therefore relating literary cosmopolitanism to artistic exchanges. [4] If the circulation of literature out of its national frontiers takes part in the elaboration of a cosmopolitan literature, it cannot be its main characteristic. At the core of the problem is the importation or exportation of the aesthetic of a work outside of its national space. What is a cosmopolitan text? What are its forms? What does being a cosmopolitan artist or writer mean during the nineteenth century, when the terminologies ‘barbarian’, ‘race’ were common and normal?

This article will propose an analysis of one nineteenth-century writer in the light of those crucial questions: Théophile Gautier. The starting-point of this demonstration is Gautier’s influence on the fin-de-siècle in France and in England, on the Symbolist, Decadent and Aesthetic movements. Gautier’s ‘art-for-art’s sake’ doctrine and the Aesthetic current can be seen as the real origins of the cosmopolitan movement of the fin-de-siècle. Most studies allude to Gautier’s doctrine but do not expand their analysis as far as proving how the seeds of what Cathrine Theodorsen called the « fifth moment in the history of cosmopolitanism» are to be found in his works.[5] For instance, Matthew Potolsky recognizes Gautier’s influence on the movement, regarding him as « the John the Baptist of the Decadent movement […] pointing to the true Messiah »: Baudelaire.[6] Potolsky argues that the cosmopolitan fin-de-siècle started with « a transatlantic encounter: Charles Baudelaire’s translations of and critical writings on Poe. »[7] It is not the first time that Gautier’s importance is under-shadowed by Baudelaire’s domination of the second half of the XIXth century,[8] however, the present analysis will analyse the extent to which Gautier had a cosmopolitan project as well as a cosmopolitan way of envisaging Art in all its forms, announcing the fin-de-siècle cosmopolitanism.

The first part of the article will examine possible definitions of a cosmopolitan writer during the nineteenth century and inspect how Gautier relates to these definitions: to what extent does the status of an artist takes precedence over a potential cosmopolitan project, as it does over national leanings? This will lead to the second part which analyses Gautier’s works, focusing on narratives portraying alterity to study whether a cosmopolitan aesthetic exists and what forms it could take.

1. What is a cosmopolitan writer in Nineteenth-Century France?

Art for Art’s Sake and An Ideal of Transnational Literature

The doctrine developed by Gautier in 1835 in the Preface of Mademoiselle de Maupin (1835) lies on the proclamation of the independence of art mainly from moral and political concerns affirming the uselessness of art outside of itself. Gautier opposes the utilitarian view of art with his doctrine, wondering first whether there are any useful things in the world then arguing that a useful thing is by definition ugly: « Il n’y a de vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien […] L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. »[9] He argues that art should not be judged by other criteria than aesthetic ones, implying that art is indeed useless outside of its own aesthetic value, if the word can be used in such a way.

The practical implication of Gautier’s doctrine is the effacement of political hence nationalistic concerns. To start with, this view was not common during the mid-century, and some writers revolted against Gautier’s passivity at the political events taking place in his country. Lamartine, a famous Romantic author, wondered how one could possibly write when national events were occurring: « Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle,/ […] S’il n’a l’âme et la lyre et les yeux de Néron! »[10] (1820) Gautier’s philosophy was seen as shocking for his contemporaries in part because of his apolitical stand. In the preface of Emaux et Camées, Gautier reaffirms his attachment to art for art’s sake, proving his distance with national concerns: « Pendant les guerres de l’empire,/Goethe, au bruit du canon brutal,/ Fit le divan occidental,/ Fraîche oasis où l’art respire./ Pour Nisami quittant Shakespeare, […] Sans prendre garde à l’ouragan/ Qui fouettait mes vitres fermées,/ Moi j’ai fait Emaux et Camées. »[11] (1852) This poem shows not merely a rejection of the idea of nation in art, but also a real movement towards other cultures and forms of art, proved by Gautier’s references to foreign artists, including Goethe and Shakespeare. Not only does Gautier place himself in an international literary tradition, he also refers to writers who themselves aspired towards a cosmopolitan ideal: Shakespeare often portrayed foreign characters, especially French, leading Deanne Williams to talk about a «French Fetish»;[12] and Goethe reflected on a potential universality in literature through the concept of ‘Weltliteratur’. If a writer must be judged on the universality of his influences to be called cosmopolitan, then Gautier was definitely a cosmopolitan writer. However, this definition is somehow reductive: even though it proves that Gautier was not attached simply to his national tradition, it does not demonstrate in itself that Gautier was a cosmopolitan writer or that he had a cosmopolitan conception of art.

Rejecting the idea of nation in art is a life-long concern for Gautier and he describes himself as having no political colour in the Preface of Albertus (1832): « Il n’a aucune couleur politique; il n’est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore. » [13] The English translation is actually quite revealing for the matter: «three-coloured» can also be translated as “French”, therefore Gautier affirms that his art is not French. Gautier’s use of the third person singular suggests a distance with his affirmation; it demonstrates how Gautier stages his statement. It shows how Gautier desires to be seen as an apolitical writer. Besides, Gautier shares with his influences the vision of a transnational art, and relates universalism with literature: «chaque année […] je lis un pays de ce vaste univers qui me paraît moins grand à mesure que je le parcours. »[14] Traveling abroad and discovering new cultures are necessary characteristics of an artist if he wishes to broaden his material: «ne faut-il pas parcourir un peu la planète sur laquelle nous gravitons […] jusqu’à ce que le mystérieux auteur nous transporte dans un monde nouveau pour nous faire lire une autre page de son oeuvre infinie? »[15] But this posture raises the following questions: can a cosmopolitan project be devoid of any political concept? Can one have a cosmopolitan ideal without being political? These problems join Lamartine’s statement and tend to turn Gautier into a naïve idealist, simply disengaged from political and social issues. Interestingly, the adjective ‘cosmopolitan’ has often been used to denigrate and designate a certain category of writers and intellectuals accused of betraying their ‘real’ nation in the name of universalism.

Cosmopolitanism and Elitism

Is Gautier’s apolitical stand intellectual elitism? His transnational vision of art comprises of a certain lifestyle in which traveling is both necessary and normal. However, not everyone can afford this lifestyle. In his study of cosmopolitanism in French literature, Nicola Di Méo explains how cosmopolitanism can be seen as an intellectual posture: « L’une des critiques les plus fréquemment addressées à l’idée de cosmopolitisme repose sur l’argument du détachement, de l’absence de participation au monde tel qu’il est, avec ses problèmes, ses difficultés et ses enjeux. »[16] Gautier would therefore become a cosmopolitan dandy, advocating universalism while neglecting social and political problems standing against this ideal. This intellectual vision of cosmopolitanism is reinforced by Gautier’s own expression: « désir de vagabondage cosmopolite. »[17] The ‘cosmopolitan wandering’ clearly relates Gautier’s desire with the figure of the dandy developed later during the fin-de-siècle. Gautier was indeed a great traveler, and his thirst for visiting the world only increased the more he traveled: «’Qui a voyagé voyagera’- la soif de voir, comme l’autre soif, s’irrite au lieu de s’éteindre en se satisfaisant. Me voici à Constantinople et déjà je songe au Caire et à l’Egypte. »[18] However, he was well aware of the difficulties one encounters when wanting to travel, as well as the impossibility for a large part of the population to do so: «Ils sont rares, ceux qui peuvent […] visiter les tableaux des grands maîtres dans les églises, les palais et les musées d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre et de France. »[19](1852) He adds: «Malgré la facilité de communication tous les jours augmentée, il n’est pas encore donné à tout le monde d’aller à Corinthe, Rome, Venise, Parme, Florence, Nâples, Gêne, Madrid, Séville, Londres, Anvers, Bruxelles, Dresde. »[20] The fact that those cities are mostly located in Europe proves that he knows how expensive traveling is. France being included in the list also proves that Gautier is well aware of the inaccessibility of leaving one’s home.

Gautier was not an elitist in that sense: he was conscious of the fact that his ideal of universalism could not be applied to the whole population. He praises museums, for instance, as a means to allow the whole population to ‘see’ foreign countries and foreign artists. He also celebrates the invention of print as a wonderful means to export art outside its national boundaries: «beaucoup d’esprits intelligents, sensibles aux pures jouissances de l’art qui, pour des raisons de fortune ou de position, par les occupations d’une vie forcément sédentaire, n’auraient jamais connu les chefs-d’oeuvre de Raphaël, de Titien, de Léonard de Vinci, de Paul Véronèse sans le secours de la gravure. »[21] His cosmopolitanism mainly applies to art, and is indeed disengaged from political concerns but, to some extent, not from social concerns. His vision of the artist as one bringing back the world from his travel to allow his vision to be shared with the widest audience is somehow an idealistic socialist vision of art and the role of the artist in society. For instance, he affirmed that Delacroix was the one who «pittoresquement, découvrit l’Afrique», [22] therefore portraying the artist as an explorer in charge of the diffusion of a pictorial vision of the world.

A Cosmopolitan Art?

Here, we arrive at the very heart of the problem: does Gautier develop a cosmopolitan ideal in his works? Does this ideal apply to most aspects of what universalism can be or it is simply advocating universal art? The word “cosmopolite” is used several times by the French author, in different contexts. One use of the word translates his desire to travel, as we have already seen. Another use is the same desire for travel coupled with an anti-national vision: «cosmopolite par goût, qui se soucie peu d’être national. »[23] This definition is close to the common meaning of cosmopolitan as defining oneself as a citizen of the world before being a citizen of one’s nation. He also uses the term ironically, to convey the idea of an odd eclectic crowd (1867): «la curiosité parisienne ou pour mieux dire cosmopolite, car il y a maintenant dans notre capitale, grâce à l’exposition universelle, autant d’étrangers que d’indigènes. »[24] Notwithstanding the racism comprised in the term “indigène”, Gautier’s play with the meaning of the word ‘cosmopolite’ shows a distance with its usual sense and proves that the word was used frequently during the nineteenth-century. The last use of the term is applied to art as its intrinsic quality: «de sa nature l’art est cosmopolite. »[25] Gautier does not explain why and how art is naturally cosmopolitan is this article, however, the idea of beauty found in art as being cosmopolitan is a concept which is discussed in his works.

In the article ‘Du Beau dans l’Art’, Gautier discusses Rodolphe Töpffer’s theories on art, especially the problem of the definition of beauty. He opposes a universalistic concept of beauty «qui fait résulter le beau de la conformité des intelligences humaines et lui assure un caractère universel»[26] to a protean kind of beauty, subjective to «le climat, le temps, le costume, les moeurs, et surtout par la manière de voir et le style de l’artiste. »[27] The latter concept is what Gautier calls the ‘microcosm’ of the artist. Developed mainly in his articles on Delacroix, Gautier envisages the ‘real’ artist as not reproducing nature but «la création au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspirent l’aspect du monde. »[28] Each artist has a subjective vision of the world, which he translates in a subjective way through a unique style in each one of his works. This is why, with the same model, artists will create very different artworks: «Prenez vingt-cinq peintres habiles et donnez-leur ce baudet pour modèle, vous obtiendrez vingt-cinq baudets complètement différents les uns des autres […] chacun aura fait ressortir le caractère le plus en harmonie avec son talent. »[29]

From this theory, Gautier proposes to see ‘types’ of beauty, subjective in art. For the visual arts, he divides the artworks according to the period, the nation, as well as the school the artist belongs to. For instance, he would use different expressions to refer to a common ideal in art in antiquity: «des idées de l’art antique», «la grâce et la perfection de l’antique», «les belles têtes grecques», [30] «la beauté Grecque des Olympiens».[31] For each artist, Gautier tries to classify his work inside a broader national tradition while pointing out the specificities of the style of the artist. However, it does not prevent overlaps between epochs, nations and artists: some of the expressions mentioned above about Greek art are actually attributed to Da Vinci. In an article on Goya, he refers to Michel-Angelo, Dante and Hoffmann. His theory of beauty is more a theory of associations than organized in strict schools of artists. At first, he tries to organize art in separate circles of subjective beauty but in the end it is the universal feeling of beauty that overcomes this attempt at classifying beauties. He even fails at talking strictly about one art medium: other media constantly appear, whether it is sculpture, literature, music or the decorative arts. In ‘Du Beau Dans l’Art’, Gautier stated clearly the difference between beauty in visual arts and beauty in literature: «Qu’est-ce que le beau? […] Cette question n’est déjà pas fort claire lorsqu’il s’agit du beau littéraire, elle l’est encore moins lorsqu’il s’agit du beau plastique. »[32] However, the associations between painters, sculptors or engravers are more frequent than literary associations which suggests that visual arts are more easily translated and transported out of their natural context.

Exporting Art: The Influence of the Medium

It is not surprising that Gautier exports paintings and sculptures with more ease than texts, since their national attachment is lesser than literature, for which language can be problematic. The foreign authors Gautier alludes to as influences on his works wrote in languages Gautier did not understand. Most of the English, German or Spanish writers he refers to were read in translations. In an article on Hoffmann, Gautier expresses his views on translation: «Le temps n’est plus des belles infidèles de d’Ablancourt, et un traducteur serait mal venu de dire qu’il a retranché, transposé ou modifié tous les passages qui ne se rapportent point au goût français; il faudrait plutôt suivre dans une traduction le procédé précisément inverse, car si l’on traduit, c’est pour enrichir la langue de pensées, de phrases et de tournures qui ne s’y trouvent pas. »[33] First, this passage highlights a major aspect of Gautier’s cosmopolitan doctrine, which is his belief in the enrichment of the national culture through international exchanges, which will be developed in the coming paragraph. Second, Gautier asserts that a translation needs to be as close to the original text as possible, in order to translate all the nuances, expressions and thoughts which are specific to the original language. It seems that it is therefore possible to know a text through a translation and to be able to point out the national specificities of this text. Indeed, Gautier affirms that thanks to his work being properly translated, Hoffmann can «reprendre sans danger son costume national. »[34] To some extent, his appreciation of Hoffmann, and on a broader scale of all foreign authors indicate that the beauty inherent to their artworks is independent from the language in which they were written, therefore that beauty does not necessarily depend on national characteristics. Here, Gautier questions the extent of cosmopolitanism in art, and wonders what is really universal, and what can or cannot be exported.

Translation as expanding language is part of Gautier’s vision of the enrichment of art through international exchanges. In the same way as he tried to classify beauty in art, he classifies ‘otherness’ in types. It is particularly visible when he describes feminine beauty as geographically specific: there are «les femmes anglaises»[35], «figures hindoues»[36] or «les dames turques. »[37] While he uses the terms race or «négresse» in his works, which is not surprising considering the context in which theories of race were established, [38] Gautier rarely establishes a hierarchy amongst races. [39] His project is closer to a review of diversity in which particularism is praised against uniformity. The word type is more frequently used than the word race, and the adjective barbarian has a positive meaning in his works. According to him, barbarian civilizations are to be admired for various reasons including their individualism, as well as their devotion for beauty above comfort and convenience in opposition with Western civilizations. He even denounces the racial hierarchy contained in the term while used to describe a Western superiority (1845): «au sein de cette civilisation orientale que nous appelons barbarie avec le charmant aplomb qui nous caractérise. »[40]When the term is used with its ideological negative connotation of an old, violent and primitive civilization as it is in the previous sentence, Gautier distances himself from this view exposing it as a western construction.

Gautier’s Cosmopolitan Ideal: for an Enhancement of Beauty

Indeed, his view of ‘otherness’ is not dictated by a desire to reaffirm a western superiority. On the contrary, he advocates a form of universalism in which cultural exchanges are beneficial for both parts. His ideal of cultural mixing is applied to all cultural aspects: as we have seen before, he praises artistic combination as well as architectural fusion: «dans ce temple hybride seraient concentrées toutes les architectures du passé, celles du présent et celles de l’avenir: on y retrouverait, sous des formes plus savantes, les vertiges granitiques d’Ellora et de Karnac, les aspirations désespérées des ogives de la cathédrale de Séville; l’aiguille gothique, le campanile roman, la coupole byzantine, le minaret oriental, formeraient d’harmonieux accords. »[41] His cosmopolitan ideal is a totalizing dream in which the best aesthetic features of every culture blend together. The citizenship of the world gives access to all the cultural wealth of each nation. Baudelaire understood perfectly Gautier’s cosmopolitan dream, which he translated into «son esprit est un miroir cosmopolite de beauté. »[42](1868) This totalizing vision of the beauty provided both by different cultures and cultural differences is summarized in an article published in La Presse in 1849 as a Salon review. Accompanying the facilitation of travels, Gautier sees the scope of art enlarged giving birth to a universal school: «Aux écoles Italienne, Flamande, Espagnole et Française doit succéder une seule école, l’école universelle. »[43] This universal school would not be an absorptive force: it would put forward «les types de l’humanité entière, et les aspects multiformes de la planète […] Les artistes ne se borneront plus à reproduire un idéal unique. »[44] As a result of this cosmopolitan school, art will get renewed and invigorated. It will become more diverse, as well as more contrasting, mirroring the reality of the world.

This article also proves Gautier’s social cosmopolitan ideal. The exposure to this kind of art will give birth to «rêves et des désirs», aspirations of travels, as well as a philosophical reflection on the meaning of human existence: «on concevra que l’homme n’est pas fait pour naître, vivre et mourir sur la même place».[45] As a result, mankind will appear united, standing as brothers: «visiter ses frères inconnus».[46] A new civilization would appear, one which does not force itself onto other cultures: «non cette civilization bête qui consiste à faire mettre des redingotes aux Turcs et à importer des étoffes imperméables dans des pays où il ne pleut jamais»,[47] but a civilization in which each culture exports its best features, namely science for the western world, and poetry and beauty for barbarian countries. Gautier’s cosmopolitan dream is obviously utopian, idealized and to some extent de-realised. His vision of otherness is seen through an aesthetic scope, and the establishment of the ‘types’ of beauty tends to immobilise the other in a role of illustration. While he praises barbarian culture for their preservation of beauty as an everyday life feature against western’s tendency to frame and freeze culture in museums, he performs the exact action he stands against when portraying the other. His depiction of Orient for instance, as a totalizing geographical space, and as an idealized place in which beauty, sensuality and languor are key-features, tends to turn it into a timeless museum-like culture.

It becomes clear that Gautier had a cosmopolitan vision of the world, which he advocated numerous times in various texts, which the versatility of the excerpts used in this first part accounts for. He constantly praises cultural exchange as one of the driving forces for the birth of a new and improved civilization. However, Gautier seems overwhelmed by the breadth of cultural differences and ends up categorizing everything he sees, which gives birth to a deformed portrayal in which some key-features define the whole, which was exactly what he was trying to avoid in the first place. Gautier’s cosmopolitan vision is therefore extremely idealized and aestheticized, which is also visible in his fictional work.

2. Gautier’s texts on Alterity: A Cosmopolitan Aesthetic ?

This second part looks at Gautier’s fictional works portraying alterity in order to decipher whether a cosmopolitan text and aesthetic are developed. I am focusing on two texts: Le Roman de la Momie (1857 as a serial then 1858 as a novel), Gautier’s longest work on Egypt, a life-long subject for the French author and Fortunio (1837 as a serial then 1838 as a novel), as centered around cultural differences. I will analyse the way in which otherness is presented, examining the signs of the difference and the way Gautier translates the difference into the structure of his texts. It will become clear that Gautier uses techniques of style and literary devices to suggest cultural assimilation, dealing with otherness through the prism of art.

The Depiction of Cultural Differences

In his travel work, Constantinople, Gautier affirmed that «pour voyager dans un pays, il faut être étranger; la comparaison des différences produit les remarques. »[48] Does he apply the same remark to his fictional works? To begin with, his approach to foreign countries tries to be as scientific as possible: he has been to most of the countries he describes, and the ones he did not visit, he read extensively about, Egypt being the most striking example of his desire to render as precisely as possible the country he does not know.[49] In the Preface of Fortunio, he asserts that «selon notre habitude, nous avons copié sur nature les appartements, les meubles, les costumes, les femmes et les chevaux, avec curiosité, scrupule et conscience. »[50] Indeed, in the text itself, Gautier indulges in details to emphasize cultural differences. Once again, it is in his depiction of women that Gautier epitomizes those differences, referring to types according to their nationality. In the novel, two women represent opposite ideals, Musidora being the ideal of the occidental type, and Soudja-Sari standing for the Oriental ideal. In order to create a striking contrast between the two women, Gautier makes uses of metaphors to describe their skin, Musidora’s extreme paleness is established against Soudja-Sari’s warmer skin-tone. Gautier’s insistence on Musidora’s skin as «limpide et diaphane», «blancheur idéale», «pâleur divine» leads to a comparison between the young woman and an angel.[51] While Musidora stands as the ethereal, divine, almost immaterial creature, Soudja-Sari’s beauty is more material: Gautier insists on the soft aspect of her skin, and its colour is compared to amber. Musidora is also obsessed with keeping her skin as white as possible, developing the lexical field of purity as associated with the colour of her skin. Twice in the text, she expresses her fear at seeing her skin being tainted, once because of the temperature of her bath: «vous voulez donc me faire brûler toute vive et me rendre pour huit jours comme un homard? », [52] and the other because of the sun: « tu veux donc m’aveugler et me rendre plus noire que le museau d’un ours, ou les mains d’une danseuse de corde! […] Eteins bien vite cet affreux soleil. »[53]Her occidental discourse equating the whiteness of her skin with beauty and purity goes against what Gautier is trying to convey in the story: he wishes to prove that beauty can be found everywhere and in every form. Musidora’s request to turn the sun off echoes Fortunio’s last sentence of the novel daring Europe to find a replacement for the sun. It acts as a demonstration of the pertinence of Fortunio’s attack against Europe. From the beginning of the story, through these descriptions, not only does Gautier gathers together the cultural differences between occident and orient through the two woman, he also announces his and Fortunio’s preferences: Soudja-Sari’s materiality, warmth and sensuousness were bound to defeat Musidora’s evanescence and claims of beauty based on the colour of her skin.

An Aestheticised Orient

Gautier also points out the differences in character between oriental and occidental populations. Both women are depicted as rather cruel, Gautier comparing them to charming monsters: Musidora is a dragon, and Soudja-Sari a vampire. However, there is more grandeur to Soudja-Sari’s viciousness than Musidora’s. The latter poisons her cat while the oriental beauty is used to «planter des épingles dans la gorge de ses femmes lorsqu’elles ne s’acquittaient pas de leurs fonctions». [54] This brutality is mirrored in the landscape. In Le Roman de la Momie, Gautier takes great care of describing Egypt as an arid, desolated and inhospitable land. Gautier insists on the savagery of the sun, brutally carving the landscape: «des masses énormes de roches calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes, en pleine décomposition sous l’implacable soleil. Ces roches ressemblaient à des ossements de mort calcinés au bûcher. »[55] This passage also highlights Gautier’s stylistic approach: a profusion of adjectives, some rare words, as well as sound effects, with alliterations in ‘f’ and ‘r’ suggest the roughness of the landscape. The richness of his descriptions of those foreign countries accounts for the wealth of those same countries. The proliferation of attribute adjectives, relative or subordinate clauses create an almost suffocating space, its unfamiliarity rendered even more bizarre therefore translating the feeling of someone discovering this new foreign land. To partake of the atmosphere of bewilderment attributed to the immersion into a different culture, Gautier sprinkles foreign words in his text, not only to add to the ‘couleur locale’, picturesque aspect of the description, but also simply because of the enchanting sounds of these exotic words: «il pensait aux rives verdoyantes de l’Hoogly, à la grande pagode de Jaggernaut, aux danses des bibiaderi. »[56] Gautier calls in to the evocative power of those foreign places: the word in itself is considered a journey.

It could be argued that Gautier was more orientalist than cosmopolitan, and several studies analyse his love for southern countries. [57] Not only did he wrote more works taking place in southern countries than in Northern countries (among thirteen fictional works portraying foreign countries, only three are taking place in northern countries if Fortunio can be considered part of the Southern texts), he created a real oriental aesthetic in those texts. Gautier’s vision of those countries is aestheticized in his works. For instance, he sees the oriental way of life as rather slow-paced. In Le Roman de la Momie, he tried to translate this slowness in the rhythm of the novel. If we analyse the ratio of days described and the number of pages, it becomes clear that Gautier wanted to transmit the languor characteristic of the country described in the style and structure of his novel: the prologue for example, if we except the final ellipsis, stretches during thirty pages describing only one day. Then, one day lasts for forty-one pages, and another thirty-five. The ratio of descriptive passages against proper narrative action is inverted in the novel, since the status of the description is merely ornamental during the nineteenth century. The Littré for example, defines description as an «ornement du discours qui consiste à peindre sous les couleurs les plus vives ce que l’on croit être agréable au lecteur», and the Grand Dictionnaire Universel du XIXè siècle warns against the use of too many descriptive passages in literature: «quelquefois il a été poussé jusqu’à l’abus et appliqué à des ouvrages entiers n’ayant d’autre but que de décrire. […] il ne faut pas oublier en effet que la description, à moins qu’il ne s’agisse de récits de voyage, ne doit pas faire le fond d’une oeuvre, mais seulement en être l’ornement. »[58] According to this definition, Gautier would treat his fictional works as travel writings, accentuating the description and neglecting the narration, creating a hybrid text of fictional travel writing. Not only is this over-descriptive style meant to translate the way of life of oriental countries, it also reaffirms the importance of ornament, an oriental art, as a central component in his occidental art. Gautier also uses a rather occidental literary device, pathetic fallacy, and distorts it into an oriental characteristic. Pathetic fallacy is usually used by romantic writers to suggest harmony between the spirit of the poet and nature but Gautier equates infusing life in inanimate objects with the Egyptian religion of animism. In the following passage, he relocates the occidental device in an oriental approach: «les poumons embrasés de la montagne parurent pousser un soupir de satisfaction par cette bouche si longtemps fermée. »[59]

An Aesthetic of Fusion

Here, we arrive at something close to a cosmopolitan aesthetic. Texts describing otherness are rather common, however, attempting to transport the reader into this unknown country using literary stylistic devices is a clear endeavor to allow the reader to experiment an immersion into the unknown. As I have demonstrated, Gautier’s cosmopolitan ideal is an ideal of cultural exchange leading to the enrichment of each culture. Even though he does play with cultural differentiation, both as an aesthetically rich distinction as well as a creative narrative element, what comes to light most in his texts is the ideal of fusion. The perfect illustration of this tendency can be seen in Fortunio, when Gautier describes the décor of the dinner during which Fortunio meets Musidora: «des boiseries de chêne relevées d’arabesque d’or mat revêtent les parois du mur; […] le plafond est traversé par des poutres brodées d’ornements et de ciselures qui forment des caissons […] dans le goût gothique, mais avec un pinceau plus souple et plus libre. »[60] On the one hand, there are words relating to oriental art: ‘arabesque’, ‘ornement’ and ‘ciselure’ and on the other hand, terms referring to occidental art: ‘gothique’, ‘chêne’. The profusion of adjectives and qualifiers transmit the idea that the fusion of both styles brings an extreme display of wealth, occidental art being improved by the fanciful treatment characteristic of oriental art while oriental art is ennobled by the materials and style of occidental art.

But Gautier goes even further in his attempt at suggesting the synthesis of two cultures. The way in which he describes Fortunio as having both female and male characteristics «la pureté toute féminine des autres traits du visage […] lui donne quelque chose de fier et d’héroïque» [61] creates a parallel between the mixing of two sexes and cultural blending. The figure of the androgynous is a constant feature in Gautier’s writings representing the ideal being fusing the two sexes together, and it appears through a new light when associated with Gautier’s cosmopolitan ideal: the ideal androgynous being mirrors the paradigmatic cultural enrichment. The concepts of twinning, bisexuality, duality and androgyny are put forward through Gautier’s references to mythology. Musidora’s bathroom, for instance, portrays «des sujets mythologiques, tels que Diane et Callisto, Salmacis et Hermaphrodite, Hylas entraîné par les nymphes, Léda surprise par le cygne», [62] all related to those concepts. Callisto was seduced by Zeus who took Diane’s appearance, Hylas was Heracles’ lover, Léda gave birth to two pairs of twins, and Hermaphrodite is the perfect embodiment of the fusion of two opposite things. By suggesting the possibility of merging two different concepts, Gautier proposes to envisage not only the achievability of two cultures coming together but also its advantage.

Using Words to Deconstruct National Systems

Since cultural difference does not lead to cultural incompatibility, the words used to suggest a cultural hierarchy lose their meaning. The word barbarian was already used in a positive way in Gautier’s articles and travel writings. In his fictional works, he uses the term in both its negative and positive meanings. In Le Roman de la Momie, the word is used negatively twice by Egyptians to describe «cette race barbare d’Israêl», [63] once to refer to the foreign captives and once to describe the same captives portrayed by art: «quatre statuettes de prisonniers barbares asiatiques ou africains».[64] The last reference shows how blurry the meaning of the word barbarian is: the narrator does not even know whether they are African or Asiatic, each population being described as barbarian by the very culture who enslaved them, a culture which is, for occidental populations, also barbarian. The fact that the word is used loosely by many different characters to describe very different things or beings proves that the narrator consciously questions its true meaning. In Fortunio, the word is used in comparison with the word civilization as allegedly inferior to the latter: «un des plus grands plaisirs qu’il eût, c’était de mélanger la vie barbare et la vie civilisée. »[65] However, Fortunio tells his experience of Europe to a friend at the end of the novel and his conclusions show how superficial the distinction between the two words is: «l’Europe, le pays de la civilisation, comme on appelle cela; […] si j’avais su ce que c’était, je ne me serais pas derangé». [66] He goes on: «la civilisation consiste à avoir des journaux et des chemins de fer. »[67], «Adieu, vieille Europe, qui te crois jeune; tâche d’inventer une machine à vapeur pour confectioner de belles femmes, et trouve un nouveau gaz pour remplacer le soleil.- Je vais en Orient; c’est plus simple! »[68] The novel ends with this ironical statement in which Gautier, through his hero, inverts the presupposition that Europe is superior to Oriental countries for its advances in science, but in the end, this modernization does not create beauty. The subtle and gradual erosion of the meaning of the word barbarian brings to light the artificiality of our concepts of otherness. To emphasize even more this tendency, Gautier transforms French familiar words into alien and foreign words putting them in italics (underlined here): «sans les hors-d’oeuvre et les épisodes comment pourait-on faire un roman? »[69] When what is meant to be familiar becomes unfamiliar, the very concept of otherness is questioned.

The shift is reinforced by Gautier’s lucidity about his own works. In Le Roman de la Momie for example, Gautier demonstrates how a writer can give a voice to a foreign character, allowing a different perspective on what otherness is. The heroine of the novel is Egyptian and Gautier manages to convey the idea that her thoughts, behavior and language can be translated into French therefore can be understood by occidental readers. In the prologue, three different nationalities are given a voice (Lord Evandale, English, doctor Rumphus, German and Argyropoulos, Greek) but they all speak the same language: French. Obviously, it is a necessary device in literature but when analysed in the context of cosmopolitanism, the artificiality of its mechanism comes to light. Gautier even introduces the novel as the latin translation of the Egyptian papyrus done by the German doctor, translated again into French by the narrator. In Fortunio, the hero marvels at Soudja-Sari’s elocution and regrets that «elle ne sache pas le français, elle écrirait des romans et ferait un bas-bleu très agréable»[70]Fortunio’s remark on her possible future as a writer ironically refers to his creator’s skills, Soudja-Sari’s speech being obviously not a translation from indostani to French but simply Gautier’s making, turning the remark into the hero praising his writer’s style. The convolutions necessary to justify these translations prove how the depiction of otherness in literature is always fabricated. The way in which Gautier wrote the novel is particularly telling on that matter: he used archeologist plates in order to create his descriptions of the country he did not visit. The movement through art, from drawings to literature shows that Gautier’s imaginary creation of Egypt had already been processed by art before turning into the novel we now know. His depiction of Egypt, therefore, is only his vision: it is a pure creation of the mind. To some extent, Gautier seems aware of the artificiality of his approach, since in Fortunio, he ironically affirms that «rien n’y est peint de convention»[71] even though Fortunio’s Eldorado, his palace in the middle of Paris, is an imaginary oriental construction.

There is a double paradoxical approach to otherness in Gautier’s texts: on the one hand, Gautier denounces the superficiality of cultural hierarchy demonstrating how different cultures can indeed merge to create a new form of beauty; on the other hand, he depicts this approach as artificial since any description of otherness in literature is an artistic construction. Emphasizing this tendency, Gautier alludes to artworks or visual artists when he describes a foreign country. In Fortunio, the black servants make him think of a scene taken from Paul Véronèse’s paintings, [72] in Le Roman de la Momie, the mummy’s position is compared to «celle de la Vénus de Médicis»,[73] her smile reminds the narrator of «les bouches des têtes adorables surmontant les vases canopes au musée du Louvre. » [74] Notwithstanding, the anachronistic quality of those references, Gautier confesses that his vision of a foreign country is mainly distorted though the lense of painters and visual artists portraying this country. He even organizes the Egyptian setting as an artwork, dividing the space in pictorial terms: «le cadre était d’ailleurs digne du tableau».[75] Gautier’s irony towards his own vision is even more visible in the short story La Toison d’Or, in which his hero is looking for the perfect blond woman who would resemble Rubens’ Madeleine in Antwerp. The hero therefore decides to travel to Belgium in order to find that ‘northern type’ but only encounters «un nombre incalculable de négresses, de mulâtresses, de quarteronnes, de métisses, de griffes, de femmes jaunes, de femmes cuivrées, de femmes vertes, de femmes couleur de revers de botte, mais pas une seule blonde» [76](1838) which appears to be unexpected for the hero who considered Antwerp as «essentiellement blonde. »[77] The enumeration of ‘types’ of women, going from real ones actually used by Gautier in his travel writings to imagined unreal ones shows that Gautier mocks his own establishment of ‘types’ of women according to their nationality.

Gautier or the dream of being ‘Other’

Like most themes addressed by Gautier in his fictional works, cosmopolitanism is simultaneously mocked and cherished. The French writer always takes some distance with his material, and his irony transpires at almost every step of the narration but this approach does not lessen his interest and passion for the subject. Without adopting a peremptory tone, he questions his own presuppositions mirroring the concerns of his time. Twenty years after Fortunio’s definitive speech on civilization, Lord Evandale ponders on the same issues, proving its importance for the writer as a matter worth reflecting on: «peut-être, répondit Lord Evandale tout pensif, notre civilisation, que nous croyons culminante, n’est-elle qu’une décadence profonde, […] nous sommes stupidement fiers de quelques ingénieux mécanismes récemment inventés, et nous ne pensons pas aux colossales splendeurs, aux énormités irréalisables pour tout autre peuple, de l’antique terre des pharaons. »[78] Once again, he compares the new invention of steam with the splendours of oriental countries: «la vapeur est moins forte que la pensée qui élevait les pyramides».[79] What attracts the romantic writer to these civilizations is their obsession for eternity which forced them to envisage creation as a force running against time. If there is indeed a hierarchy to be established between occident and orient, the latter would be at the top for Gautier: «les Saint-Simoniens seraient bien maîtres d’y voir la réunion symbolique de l’orient et de l’occident, depuis longtemps préconisée; mais, comme dit Fortunio: “quel gaz remplacera le soleil? » [80] In a surprisingly political stand, Gautier denigrates the desire to expand occident into oriental countries with the creation of a railway, or the Suez canal. The way in which Gautier envisages the relations between the two civilizations is different from a conquering coloniser approach: his insistence on cultural specificities, which sometimes leads to an exaggeration and become cliché characteristics, shows that he was a strong believer in mutual enrichment against assimilation. Gautier himself embodies this cultural fusion, constantly referring to a nostalgia for countries he did not even visit. Like the obelisk in his poem, Gautier craves for «un ciel de feu», [81] and «pleure, ô ma vieille Egypte»[82] feeling out of place in a northern setting. He would tell his friend Maxime Du Camp «je me sens mourir d’une nostalgie d’Asie mineure. »[83] Always aspiring to see the world, longing for the lifestyle of southern countries and feeling somehow born in the wrong place, Gautier was nonetheless a French writer in love with his own language and artistic traditions. This constant tension mirrors his view on cosmopolitanism: on the one hand, he stands politically against the concept of cultural assimilation but on the other hand, his own vision of foreign countries is mainly imaginary and, to some extent, utopic or aesthetic. When he affirms that «Nous ne sommes pas Français, nous autres, nous tenons à d’autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis quand à la nostalgie d’un pays se joint la nostalgie d’un temps, oh ! alors, c’est complet ! »,[84] it becomes clear that Gautier’s attachment to foreign countries is shaped by an idealistic artistic perception. Gautier can therefore be seen as an Egyptian Turk, [85] «un enfant de l’Islam», [86] «un fils du soleil», [87] «un des maîtres écrivains, non seulement de la France, mais aussi de l’Europe», [88] «un peu français», [89] «un poète bien français» (1873), [90] representing «la lucidité antique, […] je ne sais quel écho socratique, familièrement apporté sur l’aile d’un vent oriental. »[91]: a cosmopolitan dreamer.


[1] Paris and London, Capitals of the XIXth century, Conference in Oslo, March 2008; David DAMROSCH, What is World Literature, Princeton, Princeton University Press, 2003; Matthew POTOLSKY, Decadent Republic of Letters: Taste, Politics and Cosmopolitan Community from Baudelaire to Beardsley, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2012; some scholars focus on one European capital in particular, and Paris especially, as a worldwide center for culture, see Walter BENJAMIN, Paris, Capitale du XIXe siècle: le livre des Passages, Paris, Editions du Cerf, 1993; Patrice HIGONNET, Paris, Capitale du Monde: des Lumières au Surréalisme, Paris, Tallandier, 2005.

[2] Stefano EVANGELISTA, Richard HIBBITT, «Fin-de Siècle Cosmopolitanism», Comparative Critical Studies, 10, 2, 2013.

[3] Pascale CASANOVA, La République Mondiale des Lettres, Paris, Editions du Seuil, 2008, she comments about Paris in the XIXth century: «la capitale littéraire Française a pour particularité d’être aussi patrimoine universel», p, 113.

[4] See for example Jacques COTNAM, ‘André Gide et le Cosmopolitisme Littéraire’, Revue d’Histoire Littéraire, n°2, Mar-Apr 1970, pp 267-285 ;Paul DELSEMME, Teodor de Wyzewa et le Cosmopolitisme Littéraire en France à l’Epoque du Symbolisme, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles, 1967.

[5] Cathrine THEODORSEN, «Cosmopolitan Figures, Forms and Practices in the Norwegian fin-de-siecle» in «Fin-de-Siecle Cosmopolitanism», p. 275.

[6] Matthew POTOLSKY, Decadent Republic of Letters, p. 48.

[7] Ibidem, p. 1.

[8] « Gautier qui avait été porté aux nues par ces Dieux de la poésie que sont Baudelaire et Mallarmé, n’apparaissait plus sous ce jour prestigieux précisément parce que entre Gide et lui, il y avait Baudelaire et Mallarmé. », Léon CELLIER, ‘Théophile Gautier’, Revue d’Histoire Littéraire de la France, n°4, Jul-Aug 1972, p. 578; « A comparison with Baudelaire’s writings on Delacroix only serves to underline the shortcomings of Gautier’s largely descriptive approach», Michael Clifford SPENCER, The Art Criticism of Théophile Gautier, Genève, Librairie Droz, 1969, p. 48; « As for the art-for-art theory, if Baudelaire borrowed it from Gautier, he also transformed it; for though in Baudelaire’s work it leads him to love of artifice, he sees the limits of Gautier’s theory», Gladys TURQUET-MILNES The Influence of Baudelaire in France and England, London, Constable and Company, 1913, p. 119.

[9] Théophile GAUTIER, Preface, Mademoiselle de Maupin, Romans, Contes et Nouvelles, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, t.1, p .230.

[10] Alphonse DE LAMARTINE, ‘A Némesis’, Méditations Poétiques, Paris, Gallimard, 1981, p. 339.

[11] Théophile GAUTIER, Emaux et Camées, Œuvres Poétiques Complètes, Paris, Bartillat, 2004, p. 443.

[12] Deanne WILLIAMS, The French Fetish from Chaucer to Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[13] Théophile GAUTIER, Preface, Albertus, Œuvres Poétiques Complètes, p. 809.

[14] Théophile GAUTIER, Constantinople, Paris, Michel Lévy Frères, 1853, p. 6.

[15] Id.

[16] Nicola DI MEO, Le Cosmopolitisme dans la Littérature Française, Genève, Librairie Droz, 2009, p. 226.

[17] Théophile GAUTIER, Constantinople, p. 5.

[18] Id.

[19] Théophile GAUTIER, Souvenirs de Théâtre, d’Art et de Critique, Paris, Charpentier, 1883, p. 205.

[20] GAUTIER, Souvenirs de Théâtre, p. 205.

[21] Id.

[22] Théophile GAUTIER, Critique Artistique et Littéraire, Paris, Larousse, 1929, p. 68

[23] Théophile GAUTIER, La Peau de Tigre, Paris, Hippolyte Souverain, 1852, p. 271.

[24] Théophile GAUTIER, L’Orient, Paris, Charpentier, 1882, Tome 1, p. 290.

[25] Théophile GAUTIER, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, Le Dentu, 1861, p. 263.

[26] Théophile GAUTIER, ‘Du Beau dans l’Art’, L’Art Moderne, Paris, Michel Lévy Frères, 1856, p. 149.

[27] Ibidem, p. 154.

[28] Théophile GAUTIER, Théophile Gautier, Critique Artistique et Littéraire, Paris, Larousse, 1929, p. 70.

[29] Théophile GAUTIER, ‘Du Beau dans l’Art’, p. 140.

[30] Théophile GAUTIER, Critique Artistique et Littéraire, p. 19.

[31] Ibidem, p. 36.

[32] Théophile GAUTIER, L’Art Moderne, pp 148-149.

[33] Théophile GAUTIER, Souvenirs de Théâtre, d’Art et de Critique, p. 49.

[34] Id.

[35] Théophile GAUTIER, Caprices et Zigzags, Paris, Hachette, 1856, p. 205.

[36] Ibidem, p. 415.

[37] Théophile GAUTIER, Constantinople, Paris, Michel Lévy Frères, 1853, p. 203.

[38] See for instance Joseph Arthur DE GOBINEAU, Essai sur l’Inégalité des Races Humaines, 1853-1855.

[39] Even though some references to a superiority or inferiority of races can be found: «de beaucoup inférieure, comme race, à l’ex-odalisque du sérail. » Constantinople, p. 204.

[40] GAUTIER, Voyage Pittoresque en Algérie, Paris, Librairie Droz, 1973, p. 178.

[41] GAUTIER, Caprices et Zigzags, pp 379-380.

[42] Charles BAUDELAIRE, L’Art Romantique, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 241.

[43] GAUTIER, ‘Salon de 1849’, La Presse, 9 Août 1849.

[44] Id.

[45] Id.

[46] Id.

[47] Id.

[48] GAUTIER, Constantinople, p. 6.

[49] Gautier only visited Egypt in 1869, after having written most of his Egyptian works. Le Roman de la Momie is dedicated to Ernest Feydeau as Gautier’s main scientific reference for his depiction of Egypt: both authors had worked together for the elaboration of the novel: «Nous nous voyions presque chaque jour, […] nous feuilletions ensemble les cartons de dessins que j’avais rassemblés depuis longtemps pour écrire mon ouvrage d’archéologie; je lui expliquais tout ce qui était demeuré obscure pour lui dans les arcanes de la vieille Egypte, et le roman se faisait ainsi», Ernest FEYDEAU, Théophile Gautier, Souvenirs Intimes, Paris, Plon, 1874, p. 91.

[50]GAUTIER, Fortunio, Romans, Contes et Nouvelles, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 606.

[51] Fortunio, p. 612.

[52] Ibidem, p. 640.

[53] Ibidem, p. 633.

[54] Ibidem, p. 719.

[55] GAUTIER, Le Roman de la Momie, p. 493.

[56] Fortunio, p. 650.

[57] See for example ‘L’Orient de Théophile Gautier’, Bulletin de la Société Théophile Gautier, Montpellier, Presses Universitaires de Montpellier, 1990, n°12, ‘La Maladie du Bleu: Art de Voyager et Art d’Ecrire chez Théophile Gautier’, Bulletin de la Société Théophile Gautier, 2007, n°29.

[58] Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire Universel du XIXè siècle, Paris, 1870, Tome 6, p. 540.

[59] Le Roman de la Momie, p. 497.

[60] Fortunio, p. 610.

[61] Fortunio, p. 622.

[62] Ibidem, p. 639.

[63] Le Roman de la Momie, p. 578.

[64] Ibidem, p. 549.

[65] Fortunio, p. 712.

[66] Ibidem, p. 725.

[67] Ibidem, p. 727.

[68] Ibidem, p. 728.

[69] Ibidem, p. 635.

[70] Ibidem, p. 722.

[71] Fortunio, p. 606.

[72] Ibidem, p. 611.

[73] Le Roman de la Momie, p. 514.

[74] Ibidem, p. 515.

[75] Ibidem, p. 534.

[76] GAUTIER, La Toison d’Or, Romans, Contes et Nouvelles, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, Tome 1, p. 779.

[77] Ibidem, p. 784.

[78] Le Roman de la Momie, p. 513.

[79] Id.

[80] Fortunio, p. 670.

[81] GAUTIER, ‘L’Obélisque de Paris’, Emaux et Camées, Paris, Bartillat, 2013, p. 480.

[82] Ibidem, p. 483.

[83] GAUTIER, Lettre à Du Camp, 13 Décembre 1850, Correspondance Générale, Genève-Paris, Droz, t IV, 1989, p. 273.

[84] Conversation with Emile Bergerat in Albert CASSAGNE, La Théorie de L’Art pour L’Art en France chez les Derniers Romantiques et les Premiers Idéalistes, Paris, Lucien Dorbon, 1959 p. 400.

[85] «moi je suis turc, non de Constantinople, mais d’Egypte. », ‘La Péri’, 25 Juillet 1843, Histoire de l’Art Dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Bruxelles, Hetzel, 1859, T 3, p. 77.

[86] Ibidem.

[87] GAUTIER quoted by FEYDEAU in Souvenirs Intimes, p 178.

[88] BAUDELAIRE, L’Art Romantique, p. 259.

[89] Id.

[90] Henry JAMES, “Gautier vu par Henry James”, Ouvres Poétiques Complètes, p. 860.

[91] BAUDELAIRE, L’Art Romantique, p. 242.