Nathanel Amar
Résumé
Apparu en Chine au moment du lancement des réformes économiques des années 1980, le rock s’est imposé durant cette décennie comme la musique de la contestation étudiante et de l’inspiration démocratique de toute une génération de jeunes chinois. La répression du mouvement démocratique en 1989 a également signifié un reflux de la musique rock contestataire, remplacé par une pop commerciale considérée comme inoffensive. Cet article examine comment le mouvement punk a réussi à s’implanter en Chine sur les vestiges du rock à partir des années 1990, tout en s’appropriant les nouvelles problématiques de la Chine contemporaine. A travers l’histoire du rock et du punk chinois, c’est également celle d’une Chine en mutation qu’il nous est donnée de voir, ainsi que des armes de la contre-culture.
Doctorant en science politique au CERI-Sciences Po, Nathanel Amar travaille sur les espaces de la contre-culture en Chine contemporaine. Diplômé d’un master de science politique à Science Po ainsi que d’un master de philosophie à Paris 1, il a également travaillé sur les contestations face aux expropriations dans les quartiers traditionnels pékinois ainsi que sur les rapports entre messianisme juif et engagement révolutionnaire.
L’histoire du rock chinois, et celle du punk qui lui succéda, trouve ses racines dans la Chine des réformes, après la mort de Mao et la fin officielle de la Révolution culturelle en 1976. Le rock est intimement lié à l’histoire politique du pays, puisqu’il fleurit, à l’instar d’autres mouvements culturels contestataires, lors du relatif relâchement du contrôle étatique à l’orée des années 1980. Mais le rock connaît également une période de répression politique à partir de 1989, avec l’échec du mouvement démocratique et la reprise en main du domaine culturel par le pouvoir chinois. Inséparable du mouvement de protestation étudiant de la fin des années 1980, le rock chinois se retrouve relégué dans l’underground, interdit de se produire en public, et d’aucun prédisent sa disparition progressive, remplacé par une canto-pop[1] compatible avec les options politiques et économiques du Parti communiste. Cependant, le milieu des années 1990 voit apparaître un renouveau du rock, à travers la constitution de groupes de punk dans la capitale et à Wuhan, grande ville industrielle du centre de la Chine. A la différence de leurs aînés, les groupes de punk n’ont pas de formation musicale classique, et la majorité de ces jeunes Chinois sont en rupture avec le système scolaire. Une jeunesse souvent pauvre qui conteste les inégalités sociales grandissantes et la censure politique. Aujourd’hui encore, bien que cette musique reste minoritaire, le punk reste un espace de liberté et de contestation, face à un pouvoir qui, régulièrement, réaffirme son hégémonie culturelle théorisée par Mao en 1942 lors de son Discours à Yan’an sur la littérature et l’art, que le Parti communiste a récemment remis à l’honneur, en le faisant signer par une centaine d’écrivains chinois, dont Mo Yan, prix Nobel de littérature 2012[2]. L’histoire du punk en Chine est avant tout celle de la révolte de la jeunesse post-Tian’anmen, qui vit dans une société dont le statu quo garantit la croissance économique mais contrôle l’expression populaire. Retracer l’évolution du rock et du punk nous permet également de mieux apprécier l’évolution du pouvoir chinois et de la contestation. En effet, le passage du rock au punk signifie également un changement dans les revendications d’une jeunesse confrontée à la croissance des injustices sociales et du pouvoir étatique.
Les prémisses du rock chinois, de la fin de la Révolution culturelle au massacre de la place Tian’anmen.
Si c’est au milieu des années 1980 que le rock chinois prend véritablement de l’ampleur[3], on peut considérer qu’il naît en 1979, avec la constitution du premier groupe de rock, Wan Li Ma Wang, composé d’étudiants du deuxième Institut de langues étrangères de Pékin, qui reprennent les chansons des Beatles ou des Bee Gees[4]. Wan Li Ma Wang est suivi de près par un deuxième groupe de rock, Bu Dao Weng, qui reprend également les classiques occidentaux et japonais. Les musiciens de Bu Dao Weng, par leur affiliation à une Danwei (unité de travail) musicale, permettent au petit milieu du rock d’essayer de nouveaux instruments. L’éclosion d’un petit nombre de groupes de rock est permise par la politique d’ouverture initiée par Deng Xiaoping. C’est tout naturellement au sein d’universités en contact avec les étudiants étrangers que se forment les premiers groupes de rock. En 1982, un groupe composé d’étrangers, Dalu Yuedui, est créé à Pékin, et commence à jouer dans les hôtels internationaux (le « Club International »), qui deviendront l’espace de prédilection des concerts de rock chinois, ces lieux étant moins contrôlés par les autorités locales, ces « party » privées n’ayant pas besoin d’autorisations officielles. Mais c’est avec Cui Jian, le « parrain » du rock chinois, que cette musique va sortir de l’underground des soirées privées. En 1984, Cui Jian publie sa première cassette audio, Lang Zi Gui [Le retour du vagabond] qui aborde le problème du retour des jeunes instruits envoyés à la campagne durant la Révolution culturelle. Mais c’est en 1986, lorsque Cui Jian chante pour la première fois sa chanson « Yi wu suo you » [« Je ne possède rien »] que le rock débute sa popularisation croissante, et qui atteint son acmé lors des manifestations étudiantes de 1989. « Yi wu suo you » devient l’hymne de toute une génération de jeunes Chinois, qui se reconnaissent dans cette chanson qui exprime les sentiments de Cui Jian et aborde de façon à peine voilée les problèmes sociaux et politiques de la Chine des années 1980 :
« Je ne possède rien »
« Je t’ai demandé sans fin, quand viendras-tu avec moi ?
Mais tu me ris toujours au nez, je ne possède rien.
Je veux te donner mes rêves, je veux te donner ma liberté,
Mais tu me ris toujours au nez, je ne possède rien
Oh, quand viendras-tu avec moi ?La terre sous mes pieds est en train de bouger,
La rivière en dessous de moi est en train de couler,
Mais tu me ris toujours au nez, je ne possède rien.
Pourquoi est-ce que tu te moques toujours de moi ?
Pourquoi je n’abandonne pas ?
Pourquoi est-ce que tu me vois toujours comme ne possédant jamais rien ?Oh, viens avec moi maintenant !
La terre sous mes pieds est en train de bouger,
La rivière en dessous de moi est en train de couler,
Écoute, j’ai attendu trop longtemps,
Alors je vais te faire ma demande finale,
Je veux te prendre par la main, et t’emmener avec moi.
Maintenant ta main tremble, tes larmes coulent,
Peut-être que tu te dis que tu m’aimes même si je ne possède rien.
Oh, viens avec moi maintenant ! »[5]
La chanson de Cui Jian peut être interprétée de différentes façons, car sous couvert d’une chanson d’amour, Cui Jian exprime l’état d’une jeunesse libérée de l’idéologie maoïste, mais qui n’arrive pas à s’insérer dans la nouvelle société capitaliste, en reprenant de façon ironique le couplet de l’Internationale « nous ne sommes rien[6], soyons tout »[7]. Cette chanson propulse le rock sur le devant de la scène musicale chinoise, et fait de Cui Jian une icône du rock chinois. Cui Jian, comme le reste de la scène rock chinoise, vient d’une famille de musiciens. Ses parents, d’origine coréenne, travaillaient tous deux dans des Danwei musicales, sa mère était danseuse dans une compagnie de danse folklorique d’État, et son père jouait de la trompette dans un orchestre militaire[8]. Cui Jian lui-même apprit la trompette et intégra un ensemble musical pékinois (le Beijing gewutuan). Une autre figure du rock chinois, He Yong, était également influencée par l’héritage parental, son père étant un joueur de sanxian (luth à trois cordes) renommé. Accompagné de son groupe Mayday (Wuyue Tian), He Yong participa aux manifestations de la place Tian’anmen et joua sur la place pour les étudiants en 1989. Parti se réfugier à la campagne après la répression du mouvement étudiant, He Yong sombra dans la dépression, et la publication de son unique album en 1994, Laji chang [Benne à ordures], sombre et pessimiste, s’accompagna d’une hospitalisation psychiatrique. La vie même de He Yong est paradigmatique de la situation du rock chinois post-1989, la répression du mouvement étudiant a signifié le coup d’arrêt de l’expansion du rock, et son retour dans un underground de plus en plus surveillé. Mais He Yong est également le point de jonction entre rock et punk, tant dans ses compositions musicales que dans les thèmes abordés. Beaucoup plus directes que Cui Jian, les critiques de He Yong sont directement adressées à l’individualisme et la marchandisation des sentiments (dans « Guniang piaoliang » [« Jolie jeune fille »]) ou encore la destruction du quartier traditionnel pékinois de Gulou sous l’impulsion des pouvoirs publics qui y voient l’occasion de spéculer sur les terrains du centre-ville (dans « Zhonggulou », du nom du quartier de la cloche et du tambour à Pékin). L’implication du rock chinois lors des manifestations de 1989 l’a rendu indésirable pour le Parti communiste, le rock chinois fonctionnant comme « une dague idéologique qui poignarde l’hypocrisie de la société pour faire surgir la vérité »[9].
Le reflux du rock, la naissance du punk.
Le rock chinois, comme toutes les formes d’art contestataire, est fragilisé après la répression du mouvement démocratique de 1989, mais reste toujours populaire au sein d’une jeunesse qui vient de vivre le traumatisme de Tian’anmen. Interdiction de concert pour Cui Jian dans la capitale, exil de certains rockers loin de Pékin, les groupes qui se forment au début des années 1990 se produisent devant un public très restreint. Les groupes de rock fonctionnent comme un « Cercle » informel, selon Catherine Capdeville-Zheng, qui permet durant les concerts de se retrouver pour discuter, et non pas seulement pour écouter de la musique[10]. Pour certains chercheurs, on assiste ici au lent déclin du rock chinois, dont le destin est lié à la contestation étudiante de 1989, « l’engouement pour le rock a commencé dans l’euphorique et carnavalesque printemps de 1989, durant lequel il devint populaire dans la sphère publique la plus large. L’intensification de cet engouement durant le début des années 1990 était une continuation de ce processus qui avait commencé avant et pendant le mouvement, mais c’était aussi une réaction négative, une expression populaire de colère et de défiance, peut-être une sorte de compensation pour la faillite du mouvement »[11]. Le « voyage dans le sud » de Deng Xiaoping en 1992 a initié un nouveau mouvement d’ouverture économique, mais en perpétuant le contrôle du Parti communiste sur la société, et bien entendu la culture. Le nouveau « contrat social » chinois mis en place par Deng Xiaoping accorde une plus grande liberté de mouvement et d’entreprendre aux Chinois, et fait en sorte d’affaiblir le mouvement contestataire en promouvant la richesse individuelle. Pour les jeunes Chinois qui n’ont pas connu le mouvement de 1989, et toute la génération née dans les années 1980, « le projet de l’État capitaliste chinois est la création de subjectivités néolibérales »[12] qui ne sont pas censées remettre en cause l’autorité de l’État, garant de l’expansion du marché. Dès lors, la création de subjectivités dissidentes entre en conflit avec le projet étatique de neutralisation de la politique à travers la promotion d’une culture inoffensive. En 1997, le « renouveau » du rock chinois, à travers notamment la création du label de rock « Modern Sky » dirigé par Shen Lihui, chanteur du groupe inspiré de la brit-pop Sober, résulte principalement en sa commercialisation et son adaptation aux lois du marché. C’est dans ce contexte de marchandisation du rock et de relégation de la contestation musicale à l’underground qu’apparaît progressivement la musique punk. L’émergence du punk est, à l’instar du rock, liée à l’ouverture économique de la Chine, qui permet aux influences occidentales de pénétrer le territoire chinois. Mais, au contraire du rock des années 1980, les jeunes qui se mettent au punk n’ont pas le capital culturel et social des rockers de la génération précédente, qui avaient tous étudié la musique à l’université et provenaient d’une famille de musiciens professionnels. La génération qui se met au punk au milieu des années 1990 est influencée par la musique ramenée illégalement d’Occident et par le phénomène du dakou. Le terme « dakou » (coupé, cassé) désigne le surplus de CD occidentaux envoyé en Chine pour y être recyclé. Afin d’éviter son utilisation, le CD était cassé sur le bord supérieur, cependant il pouvait être lu sur une platine CD, à l’exception de la dernière chanson. Au lieu d’être envoyés à la casse, ces disques se retrouvaient revendus sur le marché noir, et acheté par la jeunesse chinoise qui ne pouvaient autrement y avoir accès. Il faut préciser que ces dakou n’étaient pas exclusivement des produits de la musique alternative, on pouvait ainsi trouver des disques de Céline Dion en format dakou, mais tous ces disques avaient l’avantage de ne pas être soumis à la censure officielle.
illustration 1 : Un CD dakou des Pet Shop Boys, in Jeroen DE KLOET, « Popular Music and Urban China : The Dakou Generation », in The China Quarterly, n°183, septembre 2005, p. 616.
Mais la musique alternative empruntait bien d’autres voies pour investir l’espace chinois. Wu Wei, chanteur du groupe de punk de Wuhan SMZB, se rappelle que sa découverte de la musique punk au début des années 1990 n’était pas due aux dakou, mais à des amis étudiants Chinois, partis en Occident, et revenus avec des cassettes audio de groupes de rock[13]. Le punk-rock naissant du milieu des années 1990 est en relation permanente avec l’étranger, sous des formes variées. Cassettes ou dakou importés illégalement, étudiants étrangers qui arrivent avec de la musique contestataire occidentale, autant de moyens de rentrer par effraction dans la modernité musicale. Un jeune étudiant américain, David O’Dell, rencontre en 1995 un des premiers groupes punk de la capitale, Dixia ying’er [Underbaby], et prête au chanteur une mix-tape de punk underground américain. « Les groupes sur cette mix-tape était inconnus du mainstream américain en 1995, et n’importe où ailleurs. Il y avait Operation Ivy, Green Day, Screeching Weasel, Superchunk, Fugazi, Xray Specs, Samiam, Bad Brains, ainsi que d’autres groupes. Je n’étais pas le premier à introduire de la nouvelle musique. Beaucoup d’autres personnes avant moi avaient laissés des cassettes et des CD aux musiciens et artistes pékinois, mais personne avant n’avait ramené une telle quantité de musique underground occidentale. C’était la première fois que les punks de Pékin écoutaient du punk de Chicago ou de DC. Je leur ai laissé emprunter cette cassettes et d’autres encore, sans savoir que chaque personne du groupe allait copier la cassette, leurs amis également, et en deux semaines les punks étaient capables de jouer la plupart de ces chansons »[14]. De ces influences étrangères va cependant naître un punk véritablement chinois, qui, en intégrant les mécanismes et les codes du punk occidental, cherche à traiter de la situation contemporaine de la jeunesse chinoise. En 1999, quatre jeunes groupes de punk, Brain Failure, 69, Anarchy Jerks (aujourd’hui Anarchy Boys) et Reflector, publient un double CD sous le nom collectif de « L’armée de l’ennui » [« Wuliao Jundui »]. Les chansons enregistrées représentent à ce titre tout l’esprit du punk chinois en cette fin de XXe siècle. Jeunesse pauvre et déscolarisée, en rupture avec une société de plus en plus inégalitaire qui n’accorde que de très rares moyens d’expressions. La chanson de Reflector « Wo xiang shuo de hua » [« Ce que j’ai envie de dire »] prend justement à partie le l’ouverture économique voulue par les dirigeants chinois, en tant qu’il a approfondi les inégalités économiques et séparé la jeunesse entre ceux qui peuvent se payer des études, de plus en plus chères, et une jeunesse reléguée au chômage et à la misère, qui ne peut que contempler la profusion de biens qu’une partie de la population peut acquérir :
« Putain !
Ne pense pas que je suis en train de rigoler
C’est le contrecoup du développement économique
S’ils sont malades ils peuvent se payer le meilleur docteur
Moi je ne peux qu’attendre la mort chez moi
Ne me dis pas que tu es occupé
Moi je suis resté chez moi toute la journée à m’ennuyer
Ton petit ami est très riche
Parce qu’il a un bon travail
Moi je traîne dans la rue à fumer des mégots de cigarettes
Parce que je suis un jeune chômeur »[15]
Il s’agit bien pour les groupes de punk chinois de critiquer les options économiques et sociales prises par le gouvernement, mais également de mettre la censure au défi. S’ils tentent, grâce aux armes fournies par l’écoute du punk occidental, de requalifier ces influences au sein de problématiques locales, les punks chinois réutilisent les valeurs du punk occidental, comme l’antifascisme, qui est d’ordinaire absent du contexte chinois. Comme le remarque Jeroen De Kloet dans le cadre du rock chinois, « les musiciens chinois doivent constamment négocier différents courants culturels (différents à la fois dans le temps et dans l’espace), la musique reflétant et réinterprétant le processus de créolisation »[16]. Dans « Chinese Oi », le groupe Anarchy Jerks, en utilisant l’anglais, essaye de s’intégrer dans le courant punk mondial en expliquant son appartenance au mouvement skinhead, et au sous-genre punk du « oi ! », qui revendique traditionnellement une appartenance à la classe ouvrière et à un punk proche de la rue (« street punk ») et de la culture skinhead :
« We aren’t Nazi
We aren’t S.H.A.R.P.s[17]
We are just losers in the PRC [People Republic of China]
No, no Nazi
We love Oi
Just like you
We are fucking Chinese skins »[18]
Ces premiers punks opèrent un véritable travail d’introduction de la musique et de la culture punk en Chine. Mais ils doivent également lutter contre la censure et l’impossibilité de se produire sur scène sans être cooptés par les autorités locales[19]. Les punks se produisent alors dans des bars de karaoké, peu regardant sur les licences officielles, puisqu’ils s’adonnent à la prostitution. Wu Wei se souvient de cette recherche de lieux de concerts qui a marqué le début du punk à Wuhan : « Dans les années 1990, on cherchait des endroits où se produire. On allait voir des patrons de bar ou de disco et on leur demandait si on pouvait jouer chez eux. On devait apporter nous-mêmes notre matériel, même la batterie ! Mais on ne pouvait jouer qu’une seule fois dans un bar, car après le concert, le patron refusait que l’on se reproduise ! »[20]. L’ouverture progressive de lieux exclusivement destinés à la culture rock et punk va permettre aux groupes, au début des années 2000, de pouvoir se produire plus régulièrement, tout en maintenant la police à distance. Il est désormais rare d’assister à une descente de police lors d’un concert de punk, mais la police ne garde pas moins un œil sur les concerts. En 2011, la police avait tenté d’interdire le concert de SMZB à Wuhan, alors que 700 personnes attendaient l’ouverture des portes du Vox Club. Après une longue discussion avec la police, Wu Wei obtint le droit de se produire, mais devant seulement 300 spectateurs[21]. L’histoire du punk à ses débuts est très fortement lié à l’illégalité et la recherche de nouveaux espaces à investir, en dehors de l’influence de l’État. Ces premiers punks permettent également à cette scène relativement restreinte de s’ouvrir à l’international, voire un peu trop. David O’Dell se souvient que chaque représentation de Brain Failure était inlassablement suivit par de nombreux journalistes étrangers, intrigués par la naissance d’un punk « made in China ». Si cela permettait aux concerts de ne pas être interrompus par les forces de l’ordre, cette sur-médiatisation constante a probablement précipité certains groupes dans une spectacularisation croissante (Brain Failure, Reflector ou Hang on the Box)[22]. Mais cette ouverture à l’international a permis à la nouvelle génération de punk de partir en tournée à l’étranger et d’expérimenter directement les modes de vie punk dans d’autres pays.
Le punk chinois dans l’horizon international
A partir des années 2000, de nombreux groupes de punk ont l’occasion de partir en tournée à l’étranger. Brain Failure, après avoir été invité au Japon, part en tournée aux États-Unis, où le groupe produit un disque en anglais (American Dreamer en 2005) et un split[23] avec le groupe de ska-punk originaire de Boston, Big D and the Kid Table[24]. Fort de leur succès international, Brain Failure produit même une chanson avec Chuck D, membre de Public Enemy, lors de son passage à Pékin en 2008[25]. Pour certains punks, la propension de Brain Failure à tourner à l’étranger et à y produire ses albums a signifié un reniement de l’éthique punk et une complaisance trop marquée vis-à-vis de la célébrité, à travers l’ajout de sonorités plus « pop » dans la musique de Brain Failure. La plupart des groupes punks préfèrent se produire en Europe de l’Est, et particulièrement en Allemagne, où de nombreux labels undergrounds accueillent les groupes chinois[26]. Ces tournées en Europe sont l’occasion pour les groupes chinois de découvrir les scènes punks européennes, et d’échanger des expériences avec les Occidentaux. Ainsi, le groupe punk de Wuhan SMZB a tiré de sa tournée en Europe de 2007 une chanson, « Tour for Freedom » :
« Driving on the highway in Europe,
We are on the 50 days tour.
I feel like a prisoner,
I get the freedom suddenly.
I feel so great, I like this feeling.
I tell them we are the punx from China !
We get a long tour
We get short freedom
Tour for freedom !
Hey Ho ! Let’s go, get in the car »[27]
L’autre nouveauté est bien entendu l’utilisation quasi-exclusive de l’anglais dans les chansons punks. Afin d’atteindre un public plus large, certains groupes écrivent leurs paroles dans un anglais grammaticalement déficient, mais qui leur permet d’exprimer dans la langue natale du punk des problèmes liés à la situation ou chinoise, ou tenter d’établir des connexions avec les autres pays. Le groupe Demerit, bien qu’utilisant l’anglais, s’adresse à une audience chinoise en leur demandant de « sortir de leurs rêves »[28] et de ne pas accepter les mensonges véhiculés par l’État, ou encore fait l’éloge de la banlieue pauvre de Tongzhou[29], où de nombreux punks habitent. Un autre groupe, comme Gum Bleed, préfère dans ses paroles traiter de la situation internationale et critiquer le capitalisme dans le style classique du punk. Misandao, groupe de oi ! typiquement pékinois, utilise l’anglais également comme outil de contournement de la censure. Ils peuvent ainsi dans un anglais approximatif s’en prendre aux forces de l’ordre :
« You are dog
You are fucking machine
You are working for the fucking government
You take money
You send people to the fucking jail
We never affraid
Your fucking gun
We will fight untill dead
We don’t care you Fucking cops
We don’t need you Fucking cops
We wanna kill you Fucking cops »[30]
L’utilisation de l’anglais comme méthode destinée à contourner la censure et les pressions gouvernementales permet également d’évoquer une mémoire interdite, comme celle de la répression du mouvement démocratique de 1989. C’est en anglais que SMZB peut évoquer dans « Mother T.A.M. » la douleur des mères qui ont perdu leur enfant durant le massacre du 4 juin 1989. C’est également aux Mères de Tian’anmen (association illégale créée par Ding Zilin, la mère d’une victime de la répression, qui tente de dénombrer les victimes étudiantes) qu’est dédié le dernier EP de Junxiesuo, « Chengwei yige gongmin » [« Devenir un citoyen »].
« You suffering mothers ! Nobody knows your feeling.
In nineteen eighty-nine, your sons do not come back again.
When they meet the army, when they are facing the guns,
Your sons feel the fear, but they still go forward.They want to realize their dreams in the Tian’anmen Square,
They want to see the hope in the Tian’anmen Square,
But they never know,
It’s the death they are waiting for
It’s the bullet they are waiting for
It’s the bleeding they are waiting for ».[31]
Tous ces groupes partent régulièrement en tournée à l’étranger, réintégrant le punk chinois dans l’horizon mondial de la contestation musicale, tandis que certains préfèrent produire un punk exclusivement en chinois, s’en prenant avec virulence à la société sous toutes ses formes, tout en réactualisant des attitudes occidentales. Le groupe Shaojiu Juntuan perpétue la tradition violente et provocatrice du punk, en arborant une croix gammée tatouée sur leur torse, et s’en prenant à toute forme d’autorité, comme l’État (« Sha zhengfu », « Tuer le gouvernement), l’école (la chanson « Cao ni ma », « Nique ta mère » est adressée à leurs anciens professeurs), ou encore la famille (avec la chanson au nom évocateur « Ni ba cao ni ma, nashi yinggai de », « Ton père nique ta mère, c’est bien obligé »). Une attitude et des poses qui ne sont pas sans évoquer la figure de Sid Vicious, mais qui sont avant tout destinées à un public chinois.
*
L’histoire du punk et du rock chinois est liée aux différents mouvements contestataires qui ont agité le pays depuis la mort de Mao en 1976. Le rock a fleurit sous l’impulsion du mouvement étudiant de 1989, mais a dû subir le traumatisme de sa répression. Face à la marchandisation de la culture rock au milieu des années 1990, et la disparition de la contestation politique dans les chansons rocks, le punk est apparu comme un exutoire pour toute une génération de jeunes Chinois, qui n’ont pas connu les mouvements protestataires dans années 1980 mais qui font preuve d’un esprit critique. Loin d’être une mode, le punk est l’un des canaux de la contestation populaire, et permet aux groupes comme aux auditeurs d’exprimer leur insatisfaction face à une société inégalitaire et contrôlée, sans avoir besoin de posséder une connaissance musicale approfondie, car selon Dick Hebdige, « c’est [le] côté uniformément basique et direct [du punk] qui fait tout son attrait, que cela soit intentionnel ou dû aux faibles compétences techniques des musiciens »[32]. Car à la différence de leurs aînés du rock chinois, de nombreux punks n’ont pas fait d’études supérieures et n’appartiennent pas d’une famille d’artistes, contrairement à Cui Jian, He Yong ou encore Xie Tian Xiao[33]. De l’insatisfaction personnelle, le punk est peu à peu devenu un véritable vecteur de contestation globale, à l’instar de Junxiesuo qui s’en prend au système du permis de résidence, qui permet au gouvernement de contrôler les flux de migration et aux entreprises d’utiliser une main d’œuvre précaire[34]. Les thèmes abordés par les punks chinois sont variés, et s’en prennent à tous les aspects possibles de la société chinoise, de l’inégalité socio-économique (comme dans « I don’t need your fucking rule » de Ouch !), à la police (« A.C.A.B. »[35] de Shajiu Juntuan) en passant par les mensonges de la propagande gouvernementale (« Voice of the People » de Demerit). Si le punk représente une des modalités de la parole contestataire, c’est également la seule expression populaire qui tient ce type de discours devant un public. Si la censure gouvernementale est toujours présente (le dernier album de SMZB, « Sin Harmony » n’a ainsi pas pu bénéficier de sortie officielle), le punk est également menacé par la reprise en main par le marché de certains groupes, qui à l’instar de Reflector, ont abandonné la critique sociale pour atteindre un public plus large.
[1] Nom générique donné à la pop sirupeuse issue de la région de Hong Kong, principalement chantée en cantonais, devenu extrêmement populaire en Chine continentale. On parlerait aujourd’hui plutôt de « Gang-tai pop », pour désigner un style musical produit aussi bien par Hong Kong (Xiang Gang en chinois) que Taïwan.
[2] Voir Brice PEDROLETTI, « Mo Yan et la dure loi du Nobel », in Le Monde, 12 octobre 2012.
[3] Le 9 mai 1986, Cui Jian, sans conteste le rocker le plus connu de Chine, organise un concert au Stade des Travailleurs à Pékin.
[4] XUE Ji, Yaogun mengxun – Zhongguo yaogunyue shilu [Les rêves cachés du Rock – Un catalogue du rock chinois], Zhongguo Dianying Chubanshe, 1993, p. 253.
[5] CUI Jian, « Yi wu suo you » [« Je ne possède rien »], in Xin changzheng lushang de yaogun [Rock and Roll sur la nouvelle longue marche], Jingwen Records, 1989.
[6] Traduit en chinois par l’expression « Yi wu suo you », titre de la chanson de Cui Jian.
[7] Voir les différentes interprétations d’Andreas STEEN, Der Lange Marsch des Rock’n’Roll, LIT Verlag, 1996.
[8] ZHAO Jianwei, Cui Jian zai yi wu suo you zhong nahan – Zhongguo yaogun beiwanglu [Cui Jian criant « Je ne possède rien » – Une note sur le rock chinois], Beijing Shifan daxue chubanshe, 1992, p. 106.
[9] Qian WANG, The crisis of Chinese Rock in the mid-1990’s : Weakness in Form or Weakness in Content ?, Thèse de doctorat de philosophie à l’Université de Liverpool, octobre 2007, p. 2.
[10] « Le Cercle du rock est là, dans son ensemble. L’assistance est divisée en groupuscules dont certains se scindent, chacun allant alors de son côté. D’autres restent soudés jusqu’au moment où des personnes extérieures viennent les solliciter. Une circulation intense a lieu. De vieilles connaissances se retrouvent et ont l’occasion de faire le point sur ce qui leur est arrivé dernièrement. Après un moment de discussion, le rocker va vers quelqu’un d’autre. Et ainsi de suite », Catherine CAPDEVILLE-ZENG, « Les spectacles de musique rock en Chine. Du yin et du yang », in L’Homme, Editions de l’EHESS, 2002, n°161, p. 125.
[11] Nimrod BARANOVITCH, China new voices : Popular music, Ethnicity, Gender and Politics 1978-1997, University of California Press, 2003, p. 36.
[12] Jeroen DE KLOET, China with a cut, Amsterdam University Press, 2009, p. 23.
[13] Entretien avec Wu Wei, le 12 octobre 2012 à Tianjin.
[14] David O’DELL, Inseparable. The Memoirs of an American and the Story of Chinese Punk Rock, Manao Books, 2011, p. 24.
[15] Reflector [Fanguangjing], « Wo xiang shuo de hua » [« Ce que j’ai envie de dire »] in Wuliao jundui, Scream Records, 1999.
[16] Jeroen DE KLOET, « Rock in a Hard Place: Commercial Fantasies in China’s Music Industry », in Stephanie Hemelyrk DONALD, Michael KEANE et Yin HONG (dir.) Media in China: Consumption, Content, and Crisis, 2002, Routledge Curzon, p. 34.
[17] Acronyme de « Skin Heads Against Racial Prejudice ».
[18] 69, « Chinese Oi! », in Wuliao jundui [L’armée de l’ennui], Scream Records, 1999.
[19] « En tant que musicien, il fallait être enregistré auprès du gouvernement central afin de se produire en public ou de jouer sur un album. C’était un autre moyen de savoir qui faisait quoi et où. Si vous parliez mal du gouvernement durant un concert, votre licence de représentation, ou yanchuzheng, pouvait être révoquée et les portes de votre avenir dans la musique fermées. Pas de yanchuzheng, pas de concert, pas de contrat d’enregistrement. Beaucoup de salles ne permettaient pas à des concerts de se tenir, car c’était un bon moyen pour la police de fermer les salles pour quelques semaines jusqu’à ce qu’elles graissent suffisamment les pattes des officiels du district pour permettre leur réouverture », David O’DELL, op. cit., p. 29.
[20] Entretien avec Wu Wei à Wuhan, 18/12/12.
[21] Entretien avec Wu Wei à Wuhan, 18/12/12.
[22] « Etant donné qu’aucun de nous n’était enregistré, tous les bars qui nous laissaient jouer prenaient un grand risque, mais pour eux ça valait le coup. Comme la scène punk devenait plus connue et plus flamboyante, les punks étaient toujours suivis par une armée de journalistes étrangers et de caméras vidéo. C’était un bon plan pour les salles, et cela empêchait de nombreux officiels de districts de fermer les salles durant les soirées punks : si un groupe d’étrangers appréciaient le show, les flics n’interviendraient pas », ibid., p. 29.
[23] Disque audio partagé par (au moins) deux groupes distincts.
[24] Brain Failure et Big D and The Kids Table, Beijing to Boston, Bad News Records, 2007.
[25] « A Box on The Brocken Ball », in Beijing Calling, Bad News Records, 2008.
[26] De nombreux groupes allemands viennent régulièrement se produire en Chine, voire y habitent, à l’instar de SS20, Sick Times ou Nothing.
[27] SMZB, « Tour for Freedom », in Ten Years Rebellion, Maybe Mars, 2008.
[28] « The newspaper never speak the truth / That people were killed in an accident / Will they be reborn like the bible says / You need to find the truth and the way / Because there is fear inside this place / Wake up from your dream / Voice of the people / We can’t find the reason », « Voice of the People », in Demerit, Bastards of the Nation, Maybe Mars, 2008.
[29] « Ici [Tongzhou] c’est loin et arriéré / Mais ici c’est le paradis des gens pauvres et des enfants qui aiment la guitare […] Dans la rue on boit de la bière Yanjing / Dans les petits appartements qu’on loue on écoute la musique qu’on aime », Demerit, « TZ [Tongzhou] Generation », in Bastards of the Nation, ibid.
[30] Misandao, « Soul of Chinese Cops » in Proud of the Way, 2005, auto-produit.
[31] SMZB, « Mother T.A.M. [Tian’anmen] », in Scream For Life, Auto-produit, 2006.
[32] Dick Hebdige, Sous-culture : le sens du style, Zones, Paris, 2008, p. 115.
[33] Un des premiers rockers à avoir introduit avec son groupe, Cold Blooded Animal, des sonorités raggae, avant de revenir à des instruments classiques de la musique chinoise, sur les conseils de son père, musicien traditionnel chinois.
[34] « Comment justifier cela ? / Faire irruption chez moi à minuit, pour contrôler mon certificat de résidence temporaire / Comment justifier cela ? / Que tu vives en ville / Mais que lui doive vivre à la campagne / Comment justifier cela ? / Que tu m’amènes à la station de train pour un rapatriement forcé », Junxiesuo, « Wo juebu zai ziji de zuguo li zanzhu » [« Je ne veux pas être un résident temporaire de mon propre pays »], Rock City, Dime Records, 2008.
[35] Acronyme de « All Cops Are Bastards ».
Une réflexion sur « Une histoire politique du punk-rock chinois »
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