Laura COUSIN
Résumé
Depuis les années 1960, les historiens se sont emparés de la question du genre et du rôle des femmes dans la société, et l’Assyriologie ne s’est pas montrée en reste grâce à la publication de Averil Cameron et Amelie Kuhrt en 1983, qui élargissait la question de la condition féminine au Proche-Orient antique, et plus récemment celle de Sophie Lafont en 1999 et de Zainab Bahrani en 2001. Dans les sociétés patriarcales du Proche-Orient, le mariage se définit du point de vue de l’époux ou du père de la jeune fille. La finalité première de l’union est d’assurer une descendance aux époux, mais les contrats de mariage, qui furent établis dès le début du deuxième millénaire, mentionnent dans de nombreux cas une dot apportée par la jeune fille. Son établissement et sa réception sont au cœur de nombreux documents de la pratique, et au moyen d’exemples concrets des deuxième et premier millénaires, il est possible d’étudier la marge de manœuvre laissée aux femmes quant à la gestion de leur dot.
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Laura COUSIN
Mail : laura.cousin2@wanadoo.fr
Doctorante de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne (sujet de thèse : « Babylone, ville du roi, au premier millénaire av. J-C. »).
A.T.E.R. à l’Université Paris-I.
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Introduction
Depuis les années 1960, les historiens se sont emparés de la question du genre et du rôle des femmes dans la société, et l’Assyriologie ne s’est pas montrée en reste grâce aux publications de Images of Women in Antiquity par A. Cameron et A. Kuhrt en 1983[1], qui élargissait la question de la condition féminine au Proche-Orient antique, et plus récemment de Femmes, Droit et Justice dans l’Antiquité orientale de S. Lafont en 1999[2], ainsi que de Women of Babylon de Z. Bahrani en 2001[3]. La question de la dot des femmes a elle-même fait l’objet de nombreuses publications. La dot au deuxième millénaire av. J-C. a été bien étudiée par S. Dalley[4], C. Wilcke[5], R. Westbrook[6], ainsi que par L. Barberon[7], tandis que pour le premier millénaire av. J-C., plusieurs études ont été menées par M.T. Roth[8].
La dot est un ensemble de biens que, généralement, un père attribue à sa fille lorsqu’elle quitte le foyer familial, soit parce qu’elle se marie, soit parce qu’elle est consacrée à une divinité, cas que l’on retrouve au deuxième millénaire. Dans le Code de Hammurabi[9], il est mis en exergue que les filles doivent recevoir une part d’héritage sous la forme d’une dot. Les termes employés pour la désigner diffèrent entre les deuxième et premier millénaires. Au deuxième millénaire, cohabitent šeriktum (forgé sur la racine ŠRK signifiant « offrir ») et nudunnum (d’après la racine NDN signifiant « donner »). Dans le Code de Hammurabi, le terme « dot » est rendu par šeriktum, tandis que nudunnum est plutôt utilisé dans les documents de la pratique. Cette différence de désignation tient au fait que šeriktum renvoie très précisément à ce qui est donné par le père à sa fille, tandis que nudunnum relève de ce qui est donné à la jeune fille, aussi bien par son père que par son mari[10]. La dot peut faire l’objet d’un contrat : la clause se compose alors de deux parties, la liste des éléments composant la dot et sa donation par l’agent de la mariée au nouveau couple. Mais dans quelles mesures les femmes sont-elles amenées à gérer leur dot et à la faire fructifier ? Et quelles sont les limites à cette gestion ? On peut rappeler au préalable qu’il ne pourra être question d’établir un modèle général, et que l’on ne pourra présenter que des cas spécifiques.
1. La dot : aspects généraux
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La composition d’une dot
En Mésopotamie, une femme qui se marie part vivre dans un nouveau foyer, soit dans la maison indépendante que possède son époux, soit dans la demeure de sa belle-famille. Si la jeune mariée se place ainsi sous l’autorité de son beau-père, il en va de même pour les biens qui l’accompagnent, c’est pourquoi l’on rencontre la formule « faire entrer » les biens dans la maison du beau-père. En effet, même si l’épouse en est la titulaire, c’est son mari qui en a la jouissance[11], et la dot subit elle aussi un changement d’autorité.
On divise en deux catégories les biens composant les dots : d’une part, ceux que la femme apporte pour elle-même, c’est-à-dire les udê bīti (les « biens de la maison »), comprenant les meubles, les éléments de joaillerie, voire des esclaves femmes qui peuvent lui servir de domestiques ou de dames de compagnie ; et d’autre part, ceux destinés à l’établissement du nouveau couple et à son bien-être financier, soit de l’argent, des terres, et des esclaves à vendre. Les listes de dot peuvent dans l’ensemble paraître disparates, leurs établissements dépendant des circonstances particulières et inhérentes au mariage prévu entre les familles des deux protagonistes : si la mariée vient d’une famille aisée ou non, si elle rejoint la maison sa belle-famille, donc déjà équipée, ou si le nouveau couple occupe une résidence indépendante. Mais les sources que nous possédons doivent être étudiées avec précaution. En effet, aucun contrat de mariage n’évoque les dispositions que les deux familles avaient préalablement prises concernant l’utilisation de la dot.
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Cas de restitution de la dot
La dot peut être restituée à l’épouse si cette dernière est répudiée ou calomniée. Si elle décède, il existe différents cas de figure : si elle meurt sans descendance, c’est son père qui récupère la dot ; à rebours si elle a eu des enfants, c’est le mari qui garde la dot pour la leur transmettre. Cette dernière disposition est également utilisée si l’épouse est à l’origine de la demande de divorce. La dot a pour vocation à rester dans le cercle familial, comme le préconise l’article 167 du Code de Hammurabi :
« Si un homme épouse une femme, qu’elle lui donne des enfants, et qu’elle décède, et qu’après son décès, il épouse une autre femme et qu’elle lui donne des enfants, quand il mourra, les enfants ne partageront pas ses biens selon les mères ; ils prendront les dots de leur mère respective et alors diviseront la propriété paternelle »[12].
Le veuvage est un autre cas de restitution de la dot. La situation de Tappaššar au premier millénaire av. J-C. illustre bien la condition des veuves en Mésopotamie[13]. Cette femme est mariée à Gimillu de la famille Nappahu (famille du « Forgeron », implantée à Babylone), et aucun enfant vivant n’est issu de cette union. Ainsi Gimillu adopte-t-il, vers 527 av. J-C (pendant le règne de Cyrus le Grand, premier souverain perse en Babylonie, qui y régna de 539 à 530, soit au début de la période dite « perse-achéménide »), un homme déjà adulte dont le père biologique est décédé depuis une quinzaine d’années. Dans le contrat d’adoption, il est stipulé que Gimillu cèdera ses actifs par écrit à son fils adoptif en échange de soin, lorsqu’il deviendra vieux. Néanmoins, à la mort de son mari, Tappaššar vit dans des conditions très difficiles. Selon M.T. Roth[14], Gimillu a laissé sa veuve insuffisamment protégée et le fils adoptif semble la spolier de ses biens. Cependant, la situation de Tappaššar serait, selon H.D. Baker[15], moins désespérée. Une tablette publiée récemment révèle qu’elle aurait gardé sa dot, et vivrait dans une aile de la maison de son défunt époux, sans toutefois jouir d’une situation des plus enviables.
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Eléments additionnels à la dot : terhatum, biblum et quppum
Au deuxième millénaire av. J-C., une autre dotation apparaît aux côtés de la dot, il s’agit de la terhatum (« contre-don »). Elle se traduit sous la forme d’un cadeau donné par le marié à sa belle-famille, qui sert à garantir la bonne foi du futur époux envers son beau-père, lorsque celui-ci doit engager des dépenses en vue du mariage. Ce contre-don est mentionné dans les articles 159 à 161 du Code de Hammurabi :
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CH § 159 : « Si un homme, qui a apporté le cadeau-biblum dans la maison de son beau-père et qui lui a donné le contre-don (terhatum), jette son dévolu sur une autre femme et déclare à son beau-père : “Je ne vais pas épouser ta fille”, le père de la fille peut prendre légalement possession de tout ce qui a été déposé chez lui ».
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CH § 160 : « Si un homme apporte le cadeau-biblum dans la maison de son beau-père et donne le contre-don (terhatum), mais que le père de la fille lui dit : “Je ne vais pas te donner ma fille », le père devra rendre tout ce que l’homme lui aura apporté ».
Dans mes articles susmentionnés du Code de Hammurabi, est évoqué le biblum, traduit par « cadeau de mariage », donné par la famille du marié. Si cette disposition est bien attestée au deuxième millénaire av. J-C. aussi bien dans le Code de Hammurabi, que dans les lois médio-assyriennes (collections de lois retrouvées dans la ville d’Aššur et datant des 12e-11e siècles av. J-C.), c’est moins le cas au premier millénaire. On ne connaît, en effet, que deux contrats de mariage datant du 4e siècle provenant de Suse, ville du Sud de l’actuel Iran, ainsi qu’une tablette de la ville de Sippar, située en Basse-Mésopotamie au Nord-Ouest de Babylone, (BM 64195+) qui le mentionnent[16]. La tablette BM 64195+ date des années 530-520 av. J-C., et fait partie de l’archive de Marduk-remanni de Sippar, la plus grande archive privée de cette ville au 6e siècle av. J-C. L’un des personnages principaux de ce texte est la sœur de Marduk-remanni, Ina-Esagil-râmat :
« Cinq mines (2,5 kg) d’argent, les esclaves Nanaya-lummir et Nanaya-keširat, des biens mobiliers, (qui forment) la dot que Bel-uballiṭ, fils de Iqiša, descendant de Ṣahit-ginê (famille du « Presseur d’huile »), a promis de donner à Mušezib-Marduk, fils de Ṣillaya, descendant de Suhaya, avec sa fille Ina-Esagil-râmat. Les jeunes époux ont reçu les cinq mines (2,5 kg) d’argent, Nanaya-lummir et Nanaya-keširat, et les biens mobiliers, de la part de Bel-uballiṭ […]. A propos du bijou d’une mine et dix sicles (580 g) d’argent que Burašu, mère de Mušezib-Marduk, a donné à Ina-Esagil-râmat comme biblum, Mušezib-Marduk et Ina-Esagil-râmat ont reçu le bijou pesant une mine et dix sicles (580 g) d’argent de la part de Bel-uballiṭ, en plus des cinq mines (2,5 kg) d’argent de la dot »[17].
On remarque ici que le biblum est donné par la mère du marié au père de la mariée, à l’issue du mariage. Cette situation diffère du contexte paléo-babylonien (1900-1595 av. J-C.), pendant lequel le biblum était alors offert pendant les négociations du mariage, sûrement pour mettre en commun les dépenses en vue des noces. Il était alors vraisemblablement constitué de produits alimentaires. Il est probable que le biblum n’était pas mentionné dans les contrats datés du premier millénaire, non pas parce qu’il n’existait plus, mais plutôt parce qu’il était fréquent et que l’on ne considérait pas sa mention comme nécessaire. Si celui de notre texte est mis en exergue, c’est sûrement à cause de sa nature atypique.
A l’époque néo-babylonienne (625-539 av. J-C.) apparaît un autre élément constitutif de la dot, il s’agit du quppum, un terme difficilement traduisible. On peut le rendre par « cassette », quppum désignant littéralement une boîte, mais il renvoie dans ce contexte à un élément particulier de la dot, à une catégorie subsidiaire de biens qui lui est associée[18]. C’est souvent une quantité d’argent ou d’or donnée par le père, mais qui ne fait pas proprement partie de la dot. Le quppum est généralement destiné à l’épouse, mais son mari peut également l’utiliser. Dans ce cas, s’il le dépense intégralement, il lui incombe de le convertir en autres biens pour son épouse, en terre par exemple.
2. Femmes et gestion de la dot : études de cas
Comment une femme richement dotée est-elle incluse dans la gestion de sa propre dot ? Quels sont les éléments qui nous permettent de le savoir ?
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La dot des femmes consacrées au deuxième millénaire
Plusieurs catégories de femmes consacrées sont attestées au deuxième millénaire, parmi lesquelles les nadîtum et qadištum. La dot de Dulluqtum est des plus intéressantes à cet égard :
« Un terrain de 36 m² de terre, sur lequel est bâtie une maison, sur le domaine de […], la part héritée de Tarâm-Esagil, sa mère, située à côté de la maison de Belessunu, fille de […], et de la maison de […]. Une esclave, Adad-dumqi, un chaudron d’une capacité de trente litres, dix sicles (80 g) d’argent, un sicle (8 g) d’or en bracelet, un sicle (8 g) d’or en boucle d’oreille, cinq vêtements-enû, dix bandeaux, les deux robes qu’elle porte, deux carpettes, un sac en cuir, une meule pour farine ordinaire, une meule pour farine-tappinnum, un autre sac en cuir, deux anneaux, quatre grattoirs en bronze, un lit en bois, sept chaises, un(e)[…] chaise, cinq coffres, cinq […] en bois […]., une meule pour farine, une meule pour farine-tappinnum. C’est ce qu’Asqûdum son père et Tarâm-Esagil sa mère ont donné à Dulluqtum leur fille. Elle pourra donner son héritage à qui lui plaît. Iškur-mansum est son “père”. Témoins (parmi lesquels une princesse). An 39 du règne de Hammurabi (1753 av. J-C.) »[19].
On observe clairement que Dulluqtum est issue de l’élite de la ville de Sippar, d’une part par la richesse des biens qui lui sont donnés, et d’autre part, par la présence d’une princesse parmi les témoins. D’après l’étude de L. Barberon, il est vraisemblable que Dulluqtum était une femme consacrée qadištum[20], et que ses deux parents participèrent à sa dotation au moment de sa consécration[21]. En outre, le texte présente le dénommé Iškur-mansum comme étant le père de Dulluqtum. Il est possible que ce personnage soit en fait le grand-père de la jeune fille, et L. Barberon suppose qu’elle lui fut confiée dans le cadre d’un culte rendu à Adad, le dieu de l’Orage[22]. Un élément est particulièrement intéressant dans le cas de Dulluqtum : sa mère, Tarâm-Esagil, est une nadîtum du dieu Marduk (dieu poliade de Babylone). Ces dernières avaient un statut spécifique: elles sont certes des femmes consacrées, mais non recluses, qui peuvent se marier mais ne peuvent avoir d’enfant naturel[23]. A l’inverse, les nadîtum du dieu Šamaš (dieu Soleil et dieu de la justice) à Sippar ne peuvent ni se marier, ni avoir d’enfants. D’ailleurs, le terme nadîtum aurait été forgé sur le verbe nadûm, signifiant « laisser une terre sans culture, en friche ». Si l’on ne possède aucune attestation de nadîtum ayant donné naissance dans les documents de la pratique, l’article 144 du Code de Hammurabi met en évidence les cas intéressants de nadîtum qui ont donné des enfants à leur mari par une autre voie :
« Si un homme se marie avec une nadîtum et que cette nadîtum donne à son époux une servante, que cette dernière lui fait avoir des enfants, mais que cet homme décide d’épouser une šugîtum, cet homme ne sera pas autorisé à épouser une šugîtum »[24].
Cet article n’est pas sans rappeler plusieurs épisodes de la Genèse, dans lesquels les matriarches stériles Sarah et Rachel donnent leurs servantes à leurs époux, Abraham et Jacob, afin qu’elles leur procurent une descendance[25]. Dans l’article 144, une différence est établie entre la servante (amtum), et la šugîtum qui désigne l’épouse secondaire, dont le rang n’est par conséquent pas égal à celui de la première épouse, en l’occurrence la nadîtum dans l’article du Code.
Si l’on reprend le contrat de la dot de Dulluqtum, il est intéressant de noter, en premier lieu, qu’elle peut disposer librement de sa dot, comme en témoigne la clause « elle pourra donner son héritage à qui lui plaît », ce qui fait écho à l’article 179 du Code de Hammurabi :
« Si le père d’une ugbabtum, d’une nadîtum ou d’une sekretum (trois types de femmes consacrées), lui octroie une dot, la note sur un document scellé, que sur cette tablette, il lui confère par écrit l’autorité de donner ses biens à qui lui plait – après que son père est allé à son destin, elle pourra donner ses biens à qui bon lui semble ; ses frères ne porteront pas plainte contre elle »[26].
En deuxième lieu, grâce à cette dot, on remarque que la mère de Dulluqtum, Tarâm-Esagil, a la possibilité de lui transmettre un bien foncier important. Ainsi le patrimoine immobilier reste, pour l’instant, dans le giron familial. C’est néanmoins un cas très exceptionnel de gestion de sa dot par une femme consacrée[27].
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La dot d’Ina-Esagil-ramât : l’attrait de la terre au premier millénaire av. J-C.
Le texte BM 77600 présente la dot d’une jeune femme prénommée Ina-Esagil-râmat, à l’occasion de son mariage avec Iddin-Nabû de la famille Nappahu (famille du « Forgeron ») :
« Balaṭu, fils de Ibnaya, descendant de Egibi, a donné volontairement comme dot avec Ina-Esagil-ramât, sa fille, à Iddin-Nabû, fils de Nabû-ban-zeri, descendant de Nappahu : 0.4 kur (10 800 m²) de terre plantée de palmiers-dattiers, issue de son domaine à Kar-Tašmetu, qui se situe à côté de la propriété de Marduk-naṣir, fils de […] et à côté de celle de Nabû-nadin-šumi et de Bel-ereš, fils de Mušezib-Marduk, descendant de Gahal […] l’esclave Ninlil-Silim […], un tabouret, une chaise […], une lampe, un pied de lampe en bronze, une lanterne en bronze, deux tasses, un bol, un braséro et une grille. Non inclus : 0.1 kur (2700 m²) de terre plantée de palmiers-dattiers que Iddin-Nabû a achetée à Balatu pour la somme de […si]cles d’argent. Témoins ; fait à Babylone, le 26e jour de Nisanu (premier mois de l’année) de l’année [x] »[28].
Le mariage entre les deux individus semble avoir eu lieu à la fin du règne de Nabonide (dernier roi de la dynastie néo-babylonienne qui a régné de 555 à 539), voire au début de celui de Cyrus le Grand, soit aux alentours de 537[29]. D’après le texte BM 77600, on peut également reconstituer l’origine de certains biens de la dot d’Ina-Esagil-râmat. Ses parents sont Kaššaya, fille de Šuma-iddin, issue de la famille Kutimmu (famille de l’« Orfèvre »), et Balatu, fils de Ibnaya, descendant de Egibi. Kaššaya – dont le véritable nom semble être Tašmetum-damqat[30] – lègue certains biens à ses filles, Ina-Esagil-râmat et à sa sœur Amat-Ninlil, qu’elle avait elle-même reçus en dot. La dot de Ina-Esagil-râmat peut être complétée par les documents VS 3 94 et VS 3 95 qui font mention d’une autre terre composant la dot de la jeune fille :
« Huit gur (1440 litres) de dattes, la redevance du champ de Kar-Nabû-ša-ina-muhhi-nari-ša-ahhe-šullim, appartenant à la dot de Saggil-ramât (sic) »[31].
Ce domaine est situé dans le voisinage de Babylone, et constitue sûrement une donation personnelle de son père. Parmi les nombreux biens qu’Ina-Esagil-râmat apporte avec elle, le plus précieux aux yeux de la famille Nappahu est sans conteste la terre. La possession de domaines agricoles manque en effet dans le patrimoine de la famille. Après examen de la dot d’Ina-Esagil-râmat, il semble que le fait qu’elle soit une jeune fille apparemment issue d’une famille aisée, apportant un bien précieux avec elle, va déterminer sa condition d’épouse et ses agissements futurs au sein de la famille Nappahu. Les familles des jeunes mariés vont trouver une contrepartie dans ce mariage et des avantages réciproques. La famille de Ina-Esagil-râmat possède un patrimoine foncier plutôt conséquent, tandis que la famille Nappahu possède à son actif un prestige certain, grâce à ses nombreuses possessions de prébendes à Babylone, et entretient par conséquent des liens avec le pouvoir religieux.
Le domaine de Kar-Tašmetu, vraisemblablement une palmeraie située dans les environs de Babylone, d’une superficie de 0.4.0 kur (10 800 m²) produit des dattes de très bonne qualité. A cette possession s’ajoute 0.1.0 kur (2700 m²) de terre qu’Iddin-Nabû a achetée au préalable à son beau-père, le tout formant un terrain de 1 kur (13 500 m²). Ina-Esagil-râmat va exploiter avec sa sœur le terrain de Kar-Tašmetu : en témoignent les nombreux contrats au profit des deux femmes[32]. Elle exploite également le terrain de Kar-Nabû (non loin de Babylone) mais cette fois avec son frère qui possède également une partie de cette terre. Grâce à ces différentes exploitations, Ina-Esagil-râmat obtient certaines liquidités, ce qui peut être confirmé par le fait qu’elle agisse à plusieurs reprises comme prêteuse d’argent.
Les activités d’Ina-Esagil-râmat ne se concentrent donc pas seulement autour de l’agriculture. En effet, elle apparaît comme créditeur dans un contrat de reconnaissance de dette d’argent, et elle prend en 531 av. J-C. une maison comme gage antichrétique de cette dette pendant deux années[33]. Mais aucune information complémentaire n’est connue sur la personne qui occupe potentiellement la maison lorsque Ina-Esagil-râmat en est la propriétaire, et si elle l’a gardée pour que la famille l’utilise, ou l’a sous-louée. Enfin, en 520 av. J-C., elle prend un terrain comme garantie dans une dette qui lui est due par les fils de Nabû-balassu-iqbi, de la famille Nappahu[34].
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Le cas d’Amat-Baba : l’attrait d’une dot riche
Amat-Baba apparaît pour la première fois dans le contrat de vente d’un terrain (Dar 26)[35]. Son futur mari, Marduk-naṣir-apli en est l’acheteur, et son père Kalbaya le vendeur. Le terrain mentionné dans ce contrat est voisin de celui prévu pour la dot d’Amat-Baba. La dot de cette dernière est des plus élevées (BM 34241 et duplicata BM 35 492):
« Kalbaya, fils de Ṣillaya, descendant de Nabaya, a donné dans la joie de son cœur comme dot avec Amat-Baba, sa fille, d’un acte scellé, à Marduk-naṣir-apli, fils de Itti-Marduk-balaṭu de la famille Egibi, fils de Iddin-Marduk et Ina-Esagil-ramât : 30 mines d’argent (15 kg), deux kur (27 000 m²) de terres arables et plantées d’arbres, provenant de son domaine, voisin du canal d’irrigation de la famille Ilu-tillati qui se trouve à Litamu (dans le voisinage de Babylone), cinq esclaves et des biens pour la maison. Ces trente mines d’argent, Iddin-Marduk, fils de Iqišaya et descendant de Nur-Sîn les a reçues des mains de Kalbaya, fils de Ṣillaya, descendant de Nabaya. Ils ont pris un exemplaire chacun […]. A Amat-Baba […] cinq esclaves…[…] Marduk-naṣir-apli »[36].
Dans cette dot, il est à noter que Marduk-naṣir-apli est présenté comme le descendant d’Iddin-Marduk et de Ina-Esagil-râmat, qui sont en fait ses grands-parents paternels. D’autre part, c’est Iddin-Marduk, le grand-père, qui reçoit la dot. On peut alors en conclure qu’Itti-Marduk-balaṭu, le père de Marduk-naṣir-apli, est mort subitement, et que sa succession a manifestement tardé à se réaliser. Cette situation explique sûrement en partie le comportement de Marduk-naṣir-apli à l’égard de la dot de son épouse. En outre, on ne peut que s’étonner devant une dotation aussi considérable. Par ce mariage, Amat-Baba entre dans une famille influente et déjà riche : les Egibi sont implantés à Babylone au moins depuis le règne de Nabuchodonosor II (604-562 av. J-C.), et entretiennent des liens privilégiés avec la Couronne dès le règne de Nériglissar (560-556 av. J-C.). Ainsi les Egibi doivent sûrement demander des dots colossales afin que les jeunes filles puissent se marier avec l’un d’entre eux. Inversement, les dots sont moins conséquentes lorsqu’une jeune fille Egibi se marie dans une autre famille, car le prestige de la famille Egibi rejaillit sur eux.
La conversion de la dot de Amat-Baba est relatée dans un contrat daté de 506 av. J-C. :
« Marduk-naṣir-apli, fils de Itti-Marduk-balaṭu et descendant de Egibi, a donné dans la joie de son cœur à Amat-Baba, fille de Kalbaya, descendante de Nabaya, une terre arable, plantée d’arbres, cultivée, située à Bit-rab-kaṣir, sur la rivière Ṭupašu (non loin de Babylone), son domaine, qu’il “a scellé” avec ses esclaves Madanu-bel-uṣur, Nannaya-bel-uṣur, Zababa-iddin, Madanu-iddin, Bel-gabbi-belumma, Nabû-rehti-uṣur, Ahušunu, Hašdayitu, ses filles et Ahassunu. A la place des trente mines d’argent blanc (15 kg), des deux mines d’or (1 kg), de cinq mines d’argent raffiné (2,5 kg) et d’un anneau, à la place de Nabû-ittiya et Nana-killili-aha les esclaves, représentant la dot de Amat-Baba. Témoins. Fait à Babylone, le 5 de Simanu (troisième mois de l’année), année 16 de Darius Ier (506 av. J-C.) »[37].
Le phénomène de conversion de la dot à l’époque néo-babylonienne a fait l’objet d’une étude de M.T. Roth[38]. Lorsque le mari ou le beau-père souhaite utiliser une partie de la dot de la jeune femme, en particulier de l’argent ou un autre bien précieux, il doit lui substituer un bien de valeur égale. Dans le cas de la conversion de dot de Amat-Baba, il est évident que Marduk-naṣir-apli en est le principal bénéficiaire. En effet, il capte une partie des biens de son épouse, et le domaine qu’il lui donne en échange demeure largement sous son contrôle, eu égard aux nombreux contrats des archives de Marduk-naṣir-apli qui furent établis à Bit-rab-kaṣir.
Marduk-naṣir-apli va également chercher au fil des années à accaparer ce qu’il reste des biens de son épouse. Ainsi, après la conversion de sa dot, Amat-Baba essaie de reprendre la main sur son capital en vendant sept des neuf esclaves que son mari lui avait donnés en contrepartie. Le contrat Dar 429 met en lumière les crispations latentes entre mari et femme à ce sujet : Amat-Baba veut les vendre à Marduk-belšunu, fils de Arad-Marduk de la famille Šangû-Ea pour 24 mines d’argent (12 kg), mais la vente est ensuite annulée, sans raison apparente. On suppose que c’est en fait Marduk-naṣir-apli qui souhaitait effectuer cette transaction et non pas son épouse, et que cette dernière a tenté de l’annuler lorsqu’elle en a eu connaissance. Amat-Baba aurait ensuite repris possession de la famille d’esclaves pour en faire la donation à ses trois filles (BM 33997[39]), avec un champ. Mais ce cadeau est ensuite également annulé (DT 233[40]), sans que l’on sache clairement par qui. Cependant, C. Waerzeggers a pointé que ce document ressemblait à un contrat de vente dans lequel les trois filles agiraient fictivement comme acheteuses au profit de leur père[41]. Ainsi Marduk-naṣir-apli met la main sur la possession de son épouse, peut-être après la mort de cette dernière.
Conclusion
Somme toute, les cas présentés au sein de cette étude ne sauraient être généralisés : dans l’Orient ancien, le mariage était très souvent conclu entre les deux parties de façon orale, et aucun contrat ne venait sceller par écrit l’alliance des deux familles. Ainsi les documents qui nous sont parvenus, et plus particulièrement ceux mentionnant une dot, sont sûrement les témoignages d’un état de fait extraordinaire. En outre, la gestion de dot ne peut faire l’objet de stéréotypes, tant elle est laissée à l’appréciation des maris et de leur famille, et très peu à celle des femmes. Celles-ci ne semblent prendre une part active à la gestion de leurs biens seulement si elles jouissent, avant leur mariage, d’une situation supérieure à celle de leur mari, ou par la transmission d’un bien précieux à leur nouvelle famille. La dot apparaît, enfin, comme un véritable vecteur de transmission patrimoniale, qui peut octroyer une certaine autonomie pour les femmes qui en bénéficient.
* Ma reconnaissance s’adresse à Baptiste Fiette pour sa précieuse relecture.
[1] A. Cameron et A. Kuhrt, Images of Women in Antiquity, Londres, 1983.
[2] S. Lafont, Femmes, Droit et Justice dans l’Antiquité orientale, OBO 165, Fribourg et Göttingen, 1999.
[3] Z. Bahrani, Women of Babylon, Londres et New-York, 2001.
[4] S. Dalley, « Old Baylonian Dowries », Iraq 42, 1980, p. 53-74.
[5] C. Wilcke, « Zwei spät-babylonischen Kaufverträge aus Kiš », in. G. Van Driel, T.J.H. Krispijn, M. Stol et K.R. Veenhof (éds.), Zikir šumim, Assyriological Studies presented to F.R. Kraus on the occasion of his seventieth birthday, Leyde, 1982, p. 426-483.
[6] R. Westbrook, Old Babylonian Marriage Laws, AfO Beih. 23, Horn, 1988; et «Mitgift », RlA 8, 1994, p. 273-283.
[7] L. Barberon, « Le mari, sa femme et leurs biens : une approche sur la dot dans les rapports patrimoniaux du couple en Mésopotamie d’après la documentation paléo-babylonienne », Revue historique du droit français et étranger 81/1, 2003, p. 1-14.
[8] La bibliographie de M.T. Roth est abondante sur le sujet des femmes. Pour la question de la dot, voir :
- T. Roth, Babylonian Marriage Agreements 7th-3rd Centuries B.C., AOAT 222, Neukirchen-Vluyn, 1989.
- T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36/37, 1989/1990, p. 1-55.
- T. Roth, « The Dowries of the Women of the Itti-Marduk-Balaṭu Family », JAOS 111, 1991, p. 19-37.
[9] Hammurabi, bien connu pour son fameux « Code de Lois » conservé au Musée du Louvre, a régné en Babylonie de 1792 à 1750 av. J-C.
[10] R. Westbrook, Old Babylonian Marriage Laws, AfO Beih. 23, Horn, 1988, p. 24.
[11] L. Barberon, « Le mari, sa femme et leurs biens : une approche sur la dot dans les rapports patrimoniaux du couple en Mésopotamie d’après la documentation paléo-babylonienne », Revue historique du droit français et étranger 81/1, 2003, p. 3.
[12] L’ouvrage de M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, est utilisé pour les traductions du Code d’Hammurabi.
[13] Les documents dans lesquels apparaissent Tappaššar sont édités dans l’article de M.T. Roth, « The Neo-Babylonian Widow », JCS 43-45, 1991-1993, p. 11-13 et 19 ; et dans l’ouvrage de H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, n°32-35.
[14] M.T. Roth, « The Neo-Babylonian Widow », JCS 43-45, 1991-1993, p. 11-13.
[15] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, p. 31-33.
[16] C. Waerzeggers, « A Note on the Marriage Gift biblu in the Neo-Babylonian Period », Akkadica 122, 2001, p. 65-70.
[17]C. Waerzeggers, « A Note on the Marriage Gift biblu in the Neo-Babylonian Period », Akkadica 122, 2001, p. 65-66.
[18] A propos du quppum, voir M.T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36/37, 1989/1990, p. 6-9.
[19] Texte BAP 7 : voir S. Dalley, « Old Baylonian Dowries », Iraq 42, 1980, p. 59-60 et L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 186-187.
[20] La prêtresse-qadištu apparaît aux deuxième et premier millénaires. Son champ d’activité est peu connu. Certaines avaient néanmoins un rôle déterminant lors des grossesses. Voir notamment M. Stol, Birth in Babylonia and the Bible, CM 14, Groningue, 2000, p. 172-173.
[21] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 186-187.
[22] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 156.
[23] Ibidem, p. 111: « Cet interdit ne reposait pas sur l’acte sexuel mais sur sa possible conséquence, la maternité. Les femmes consacrées étaient investies d’un rôle de régulatrices démographiques, garantissant l’équilibre de l’humanité et sa préservation par l’humanité ».
[24] M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, p.108.
[25] Genèse 16, 1-2 : « Saraï, femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant. Elle avait une servante égyptienne qui avait pour nom Hagar. Saraï dit à Abram : “Voici que Iahvé m’a empêchée d’enfanter. Viens donc vers ma servante : peut-être que par elle j’aurai un fils” » (Edition La Pléiade).
Genèse 30,1-6 : « Rachel vit qu’elle n’avait pas donné d’enfant à Jacob et Rachel fut jalouse de sa sœur. Elle dit à Jacob : “Donne-moi des fils, sinon je vais mourir !”. La colère de Jacob s’enflamma contre Rachel et il dit : “Suis-je à la place d’Elohim qui t’a refusé le fruit du ventre ?”. Elle dit : “Voici ma servante Bilhah, viens vers elle pour qu’elle enfante sur mes genoux et que, moi aussi, j’aie un fils par elle !”. Elle lui donna donc Bilhah, sa servante, pour femme et Jacob vint vers elle. Bilhah conçut et enfanta un fils à Jacob. Rachel dit : “Elohim m’a fait justice et il a en plus écouté ma voix, il m’a donné un fils” » (Edition La Pléiade).
[26] M.T. Roth, Law Collections from Mesopotamia and Asia Minor, SBL WAW 6, Atlanta, 1995, p. 117.
[27] L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk dans le royaume de Babylone, Mémoires de N.A.B.U. 14, Archibab 1, Paris, 2012, p. 224.
[28] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih. 30, Vienne, 2004, p. 98-99.
[29] Ibidem, p. 20.
[30] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih. 30, Vienne, 2004, p. 28.
[31] Ibidem, p. 216-217.
[32] Ibidem, p. 63-66.
[33] H.D. Baker, The Archive of the Nappahu Family, AfO Beih.30, Vienne, 2004, texte VS 4 66.
[34] Ibidem, texte VS 4 90.
[35] C. Wunsch, Das Egibi Archive 1. Die Felder und Gärten, CM 20b, Groningue, 2000, texte 177.
[36] C. Wunsch, « Die Frauen der Familie Egibi » AfO 42/43, 1995/1996, p. 54.
[37] T. Pinches, « A Babylonian Dower-Contract », BOR 2, 1887, texte 3.
[38]M.T. Roth, « The Material Composition of the Neo-Babylonian Dowry », AfO 36-37, 1989-1990, p. 5-6.
[39] C. Wunsch, « Die Frauen der Familie Egibi », AfO 42/43, 1995/1996, p. 58.
[40] Ibidem, p. 59.
[41] C. Waerzeggers, « The records of Inṣabtu from the Naggaru family », AfO 46/47, 1999/2000, p. 195.