Opicinus de Canistris : De la folie à la spiritualité

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Florence Hénaut

Résumé
Opicinus de Canistris est un prêtre italien du XIVe siècle, auteur de deux ouvrages particulièrement atypiques : le Palatinus latinus 1993 et le Vaticanus latinus 6435. Ces œuvres ont longtemps été considérées dans l’historiographie française et européenne comme les reflets symptomatiques d’une psychose délirante et prolifique de son auteur. Cet article propose au contraire d’apporter un éclairage nouveau sur le contenu du Vaticanus latinus 6435 et la portée de son message en s’intéressant à la dimension spirituelle qu’Opicinus a voulu lui conférer.

Florence Hénaut, responsable des résidences d’artistes et des actions culturelles pour une SMAC (Scène de Musiques Actuelles). Cet article est tiré du mémoire de Master 2 recherches intitulé « Le journal spirituel d’Opicinus de Canistris », sous la direction d’Etienne Anheim et de Bruno Laurioux, ESR, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, 2011 (mémoire non publié). florencehen@hotmail.com


La folie, de par la richesse et l’ambivalence de ses significations, constitue de fait un objet d’étude problématique. Sa multiplicité sémantique a conduit de nombreux chercheurs à s’intéresser de manière privilégiée à une acception restreinte selon leur discipline et leur sensibilité. Alors que les médecins et plus particulièrement les psychologues et les psychiatres se sont naturellement attachés à la dimension pathologique de la folie, les philosophes, les sociologues, les anthropologues et les historiens ont étudié cet objet en tant que négatif de la raison et figure littéraire ou dans la perspective plus large du rapport entre la maladie et la société propre aux sciences sociales.

Malgré les efforts menés depuis les travaux du philosophe Michel Foucault[1], l’étude de la folie continue d’être majoritairement traitée selon une perspective médicale et psychiatrique. Cette tendance historiographique se perçoit encore aujourd’hui dans de nombreuses monographies, ce que déplorent des historiens comme André Vernet[2] ou Aaron Gourevitch[3] qui rappelle que « Malheureusement, les impulsions de certains historiens imbus de freudisme sont aujourd’hui courantes ». Le cas du prêtre italien Opicinus de Canistris (1296-1355) est particulièrement révélateur de cette prépondérance accordée à une approche psychanalytique. En effet, les travaux de certains chercheurs comme le psychiatre Ernst Kris[4], l’historienne Muriel Laharie[5] et le docteur Guy Roux[6] ont instauré une tendance historiographique dont il est difficile de se défaire aujourd’hui; tendance qui présente le prêtre comme l’exemple caractéristique du psychotique médiéval.

 Né en 1296 à Lomello près de Pavie, Opicinus de Canistris devient prêtre en 1320 et obtient en 1323 la charge de la paroisse de Sainte-Marie la Chapelle. En 1324 il est excommunié par l’évêque de Pavie pour cause de délit simoniaque[7]. Le prêtre fuit alors à Valenza et s’installe définitivement à Avignon en septembre 1329 où il reçoit deux ans plus tard un office de scribe à la Pénitencerie apostolique à la cour pontificale d’Avignon[8]. Cependant, en janvier 1331 les accusations de délit simoniaque qui pesaient sur lui voient à nouveau le jour et un procès lui est intenté à Avignon.

 Alors qu’en janvier 1334 le prêtre tente d’obtenir une audience du pape afin de résoudre ses problèmes judiciaires, son état de santé s’aggrave et le 31 mars il tombe dans le coma[9] pendant quinze jours. À plusieurs reprises, Opicinus nous fait part de cet événement dans son journal, notamment au folio 23 v°, p. 227: Je me réveillais d’un sommeil éternel, muet, frappé de léthargie et privé de l’usage de ma main droite au mois d’avril. Comme nous le verrons, cette crise est interprétée par le prêtre comme une mort et une renaissance[10] et celui-ci se considère désormais investi d’une mission divine[11]: la rédaction d’une œuvre prophétique sous la dictée de Dieu[12].

Il entame donc dès 1336 la rédaction de deux codices particulièrement complexes et atypiques : le Palatinus latinus 1993[13]composé de 52 planches de dessins et de cartes puis, en 1337, le Vaticanus latinus 6435[14] dans lequel le prêtre nous livre un grand nombre d’éléments autobiographiques et de réflexions personnelles autour de sa conception de la foi, de la spiritualité et de l’institution ecclésiastique.

 Le 24 janvier 1337, son procès devant la Rote connaît finalement une issue favorable[15]. Opicinus se détache alors de plus en plus de son travail à la Pénitencerie pour se consacrer presque exclusivement à la rédaction de son ouvrage personnel :

Pendant l’année de l’attente [1335], j’ai travaillé à chacune de ces deux œuvres [mon travail à la Pénitencerie et mon œuvre spirituelle], mais seulement en partie pour la première. Et l’année de la récompense [1336], j’ai peu à peu délaissé mon office initial, jusqu’à y renoncer complètement. À présent, l’année du renouvellement [1337], que je le veuille ou non, je m’estime délivré des travaux de la servitude et entièrement confié aux travaux du Seigneur. [fol. 23 v°, p. 229]

 Après l’année 1337, les informations concernant le prêtre se font rares, mis à part le fait qu’il relit et complète son manuscrit Vaticanus latinus 6435 jusqu’en 1352[16]. Il semble qu’Opicinus décède aux alentours de 1355 puisqu’une supplique datée du 10 août 13558 fait part de la vacance de la charge de la paroisse Sainte-Marie la Chapelle à Pavie, jusqu’alors placée sous sa responsabilité.

Le Vaticanus latinus 6435 sur lequel nous allons nous appuyer pour cet article[17] est un ouvrage sans titre qui contient 468 paragraphes nommés capitula, le plus souvent titrés, datés et agrémentés de 47 planches de dessins et de cartes anthropomorphes représentant les continents européens et africains sous des traits humains. L’agencement de ces capitula et la structure globale de l’ouvrage laissent apparaître une grande spontanéité dans sa rédaction.

Le Vaticanus latinus 6435 qui fait part d’éléments intimes sur la vie de son auteur et sur sa conception de la spiritualité est à considérer avant tout comme un outil personnel principalement destiné à un travail de réflexion, d’autant que ces cahiers n’ont, d’après les dires de leur auteur, jamais été montrés à quiconque.

Ce codex, aujourd’hui conservé à la bibliothèque apostolique vaticane, est probablement passé par le droit de dépouille[18] à la mort de son auteur et classé parmi les archives pontificales. Sa présence dans les archives du palais d’Avignon n’est attestée qu’à la fin du XVIe siècle dans un inventaire le mentionnant sous l’intitulé « Livre rempli de dessins variés qu’on peut difficilement interpréter; il concerne la ville de Pavie et d’autres thèmes ecclésiastiques, et comprennent de nombreux éléments mystérieux »[19].

Le contenu parfois déviant du Vaticanus latinus 6435 et les propos critiques d’Opicinus vis-à-vis de l’Église nous laissent penser que le prêtre avait probablement tout intérêt à garder ce manuscrit secret et que, conscient du caractère hétérodoxe de ses écrits, il s’est employé à exprimer ses idées sous la forme de métaphores et d’analogies parfois difficiles à appréhender.

 Ce sont justement ces éléments symboliques, métaphoriques et quelques fois confus qui ont amené certains chercheurs à étudier cet ouvrage selon l’angle de la psychanalyse pour parvenir à des diagnostics rétrospectifs de paraphrénie[20] selon Ernst Kris ou de « bruyante psychose aiguë »[21] selon Guy Roux.

Bien qu’Opicinus n’ait pas fait l’objet de nombreuses monographies, les manuscrits du prêtre ont pourtant suscité l’intérêt des chercheurs et constitué des objets de recherche en constante évolution. Celles-ci ont été menées suivant plusieurs logiques, notamment à travers le prisme de l’histoire de l’art et de la psychiatrie dès les années 1930-1950, mais aussi à travers celui de l’histoire culturelle, de l’histoire des mentalités ou de l’histoire scientifique dès les années 1980. Les œuvres d’Opicinus se sont ainsi retrouvées au centre d’un débat à deux niveaux : d’une part entre les psychiatres qui tentent de distinguer la pathologie dont souffre le prêtre, d’autre part entre les chercheurs qui rejettent une analyse purement psychologique de ses œuvres au profit d’une recherche historique et culturelle.

 Dans les années 1930, Richard Salomon est le premier chercheur à s’être consacré aux travaux d’Opicinus de Canistris[22] en proposant une présentation et une analyse préliminaire du manuscrit sans toutefois définir de ligne interprétative ferme.

Suite à ces travaux, une seconde logique historiographique apparaît avec l’introduction de la psychanalyse en histoire dont le psychiatre Ernst Kris fait figure de précurseur dès les années 1950. En 1953 dans son article intitulé « Un artiste psychotique du Moyen Âge »[23],Ernst Kris tente de montrer que les ouvrages d’Opicinus constituent une certaine déviance vis-à-vis des modèles littéraires de son époque et qu’ils peuvent être assimilés à la production d’autres schizophrènes contemporains, de par leur volonté commune d’organiser le monde ou encore la peur de la destruction et de l’anéantissement. Selon lui, la « symptomatologie obsessionnelle et compulsive de ces premières années a joué apparemment le rôle d’une barrière défensive », le déclenchement de sa maladie en 1334 serait ainsi à l’origine d’une « impulsion créatrice » et son œuvre constituerait en quelque sorte une protection et une atténuation de son fantasme de destruction totale.

 Dans la même lignée, les récents travaux de l’historienne Muriel Laharie, qui s’est longtemps consacrée à l’étude de la folie au Moyen Âge et du neuropsychiatre Guy Roux, spécialiste de « l’art brut »[24], réactualisent le débat autour d’une approche psychanalytique des œuvres d’Opicinus. À travers ses différents ouvrages[25], Guy Roux répond directement à l’hypothèse émise par Ernst Kris et tente de montrer, à travers l’étude des stratégies sociales d’Opicinus et de la crise de 1334, que le scribe souffre non pas de schizophrénie mais de paraphrénie[26] qui, au-delà des délires et des hallucinations, laisse place à une certaine rationalité et une sociabilité dans son comportement ; qualités qui selon lui sont incompatibles avec la psychose décrite par Ernst Kris.

De son côté, l’historienne Muriel Laharie, qui s’attela pendant de nombreuses années à la transcription, la traduction et à l’analyse du manuscrit Vaticanus latinus 6435, a publié plusieurs articles qui soulèvent les questions intéressantes du rapport qu’Opicinus entretenait avec la mystique[27] et de l’usage de ses connaissances scientifiques dans la rédaction de ses ouvrages[28].

En analysant l’œuvre du prêtre uniquement à travers le prisme de la folie, Muriel Laharie aboutit à la conclusion qu’Opicinus n’est pas à placer dans la catégorie des mystiques mais davantage dans celle des psychotiques puisque selon elle les éléments spirituels qui se dégagent de son ouvrage ne sont en réalité que le fruit de sa mégalomanie et de ses délires. Ainsi, ce « grand malade mental » ne souhaite, à travers son œuvre, qu’« exprimer sa prétention à être Dieu, à se mettre au centre du temps et du monde […] et toute sa culture est mise au service de ce délire mystique grandiose ».

Mais une telle démarche ne permet pas de saisir la portée de certains éléments qui, comme l’ont rappelé André Vernet et Aaron Gourevitch, relèvent également des mentalités de son temps et de sa propre personnalité.

 André Vernet[29] est l’un des premiers chercheurs à proposer une analyse moins axée sur l’aspect psychanalytique des œuvres d’Opicinus pour se concentrer davantage sur « tout ce qui, dans la mentalité d’un clerc du Moyen Âge, est étranger à nos façons de penser modernes. »

Il rappelle, avec le développement de la psychiatrie et de son utilisation en histoire, notamment pour les autobiographies, la nécessité de faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de déclarer qu’une pensée ou une manière de raisonner est anormale ou pathologique, comme ce fut le cas pour Opicinus.Il démontre avec finesse que ces ouvrages doivent être avant tout étudiés à travers le prisme de l’histoire des idées et des mentalités et rappelle « combien en réalité a été, au cours des âges, fluctuante et incertaine la ligne de démarcation entre ce qu’il nous plaît de considérer aujourd’hui comme normal et ce qu’il nous faut par conséquent tenir pour anormal. »

Dans une démarche analogue, Denis Hüe[30]s’est attaché à mettre en évidence l’intérêt que représente l’œuvre d’Opicinus pour la cartographie. Selon l’auteur, la démarche d’Opicinus est double : ce dernier constitue des sommes scientifiques et utilise l’ensemble de sa connaissance au service d’un enseignement moral et spirituel, à la manière d’une encyclopédie moralisée, proche du Reductorium morale de Pierre Bersuire. À partir d’une expérience personnelle, le prêtre attribue un nouveau sens au monde sous la forme d’un combat eschatologique entre le bien et le mal et propose « une approche complexe certes, mais cohérente de la nature humaine ».

En adoptant une perspective morale, l’auteur parvient ainsi à mettre en lumière « une certaine cohérence dans ce qui a été généralement perçu comme délirant ».

L’historien Aaron Gourevich[31]s’est quant à lui employé à montrer que l’œuvre d’Opicinus constitue en réalité un reflet des mentalités et de la culture de son temps. Alors que son obsession du péché et du salut a conduit de nombreux chercheurs à considérer le prêtre comme psychotique, l’auteur considère qu’Opicinus « intéresse l’historien moins comme individu malade et anormal que comme phénomène de son temps ; son malaise intérieur reflète, en effet, les tendances et les conditions bien précises et historiquement déterminées de la formation de l’individualité ».

Selon lui, le Vaticanus latinus 6435 constitue une autobiographie d’un genre unique qui permet au scribe de plonger à travers son « moi intérieur » et de créer un univers intime et personnel centré autour de sa conscience. Aussi, « Opicinus fait preuve d’invention et d’une certaine logique » puisque, contrairement à l’idée de « carte moralisée » proposée par Richard Salomon et Denis Hüe, ces représentations constituent une topographie de son univers intérieur et traduisent une volonté d’introspection.

Bien que de nombreux historiens se soient penchés sur les ouvrages d’Opicinus en adoptant des problématiques nouvelles et diversifiées, personne ne s’est encore attaché à rendre intelligibles l’intentionnalité et le contenu de l’ouvrage en procédant à une lecture qui tienne compte de l’aspect symbolique et métaphorique du message opicinien.

Cet article propose donc d’étudier le Vaticanus latinus 6435 à travers une analyse du contenu spirituel et ecclésiologique que l’auteur a voulu lui conférer. L’œuvre d’Opicinus se présente alors comme le support d’une réflexion exégétique, ecclésiologique et prophétique aboutissant à la conception d’un idéal religieux dont la clé de voûte réside dans ce qu’il appelle « l’Église du miroir ». Cette métaphore, omniprésente dans l’œuvre d’Opicinus, désigne l’étape fondamentale d’un processus ascétique assimilé à trois dimensions de l’Église : l’Église actuelle, l’Église du miroir et l’Église universelle qui constituent autant de degrés d’une élévation spirituelle allant du terrestre vers le divin.

I. Le Vaticanus latinus 6435 : un journal personnel

La singularité stylistique du Vaticanus latinus 6435 relevée par de nombreux chercheurs semble avant tout liée à l’intentionnalité rédactionnelle et à l’usage qu’en fait son auteur. Cet ouvrage, inclassable dans un style littéraire déterminé, apparaît davantage comme un journal personnel que l’on pourrait qualifier de « carnet de réflexions » dans lequel Opicinus analyse sa vie, ses actes et son rapport à la spiritualité.

A. Le support d’un travail d’introspection

Dans le cadre de cette réflexion sur soi, Opicinus accorde une importance particulière à la notion d’examen de conscience et rappelle à plusieurs reprises l’importance du libre arbitre.

Chacun doit analyser sa vie sur le plan spirituel, d’après les souvenirs qu’il a de ses actions passées. Il doit également analyser ce que symbolise sa lignée avec toutes ses œuvres. Et de la même manière, pour tous les rêves qui pourront lui revenir à l’esprit. Et qu’il confronte tout cela avec sa conscience. Lorsqu’il aura tout examiné, s’il trouve dans une telle confrontation le bien-fondé du mensonge ou de la foi, il obtiendra alors, par la grâce de Dieu, le don de juger sa propre personne (et non une autre), comme c’est le cas pour moi-même. [fol. 77 v°, p. 803]

Cette démarche introspective s’effectue non seulement par le biais de l’écrit mais aussi à travers l’art de l’enluminure que le prêtre affirme avoir appris lors de son périple à Gênes dans les années 1315 à 1318, grâce à la révélation du Seigneur[32].

La symbolique de la lumière employée fréquemment par Opicinus prend ainsi tout son sens puisque selon lui l’enluminure – illuminatio – correspond de façon symbolique à la lumière apportée aux consciences :

J’ai appris l’art de l’enluminure des livres quand j’habitais à Gênes, la porte de la barbarie, en étant pauvre ; il symbolise la lumière apportée aux consciences. En effet, la conscience est libre d’adopter comme elle veut le bien ou le mal. C’est là que j’ai appris à connaître ma conscience, grâce à ce que j’écoutais et qui pénétrait dans mon cœur. [fol. 65, p. 663]

Cette démarche d’introspection fait apparaitre chez Opicinus deux personnalités antagonistes qui ne sont pas à comprendre comme les symptômes d’une psychose mais comme une métaphore traduisant sa difficulté à concilier d’une part un modèle d’idéal religieux qui prône la charité et le désintérêt et de l’autre un modèle de vie tourné vers la facilité et l’élévation sociale. Alors que le prêtre tente chaque jour de perfectionner et d’élever sa personne, ses attaches corruptibles à la Curie romaine et à la gloire constituent une véritable entrave à son ascèse spirituelle. Le mal-être qui en résulte, souvent exprimé par Opicinus, est particulièrement explicité au folio 35 à travers la métaphore de l’écureuil :

Chaque jour, nous pouvons voir une petite bête du genre que nous appelons communément écureuil, enfermée dans une cage tournante et qui, cherchant à monter, gênée par les rotations de la cage, ne peut parvenir à ses fins; ses mouvements donnent l’impression de faire bouger deux figurines humaines placées à l’extérieur de la cage, mais elles bougent davantage de son fait à elle. […] Il s’agit encore d’un plus grand témoignage de la réalité: la cage girouette, c’est le labyrinthe inextricable qui peut être dessiné sur mer et sur terre entre l’Afrique et l’Europe; la bête curieuse, c’est la Sicile qui veut dire « laborieuse », semblable au cœur de la mer au milieu de ce labyrinthe ; les figures humaines, ce sont l’Afrique et l’Europe. La réalité symbolisée est la suivante: la bête ou la Sicile, c’est ma personne qui se préoccupe et s’inquiète à longueur de journée des soucis, des tracas et des tâches de la curie romaine. Avec quel objectif ? Celui de vouloir m’élever, afin d’obtenir quelque charge. Je me donne de la peine à longueur de journée et jamais je n’avance. La cage ou le labyrinthe, c’est le fracas des affaires d’autrui dont je m’occupe volontiers, par amour de l’argent et pour plaire. Les figures humaines, qu’elles soient sculptées avec art ou façonnées par une inspiration divine, ce sont les deux parties qui se chamaillent, se réconcilient, font du commerce entre eux et se donnent des faveurs mutuelles ; et entre ces parties, tantôt je suis le défenseur ou l’avocat de l’un ou de l’autre, tantôt je sers de médiateur entre les deux. [fol. 35, p. 337]

Dans cette logique, la représentation anthropomorphe dumonde constitue le labyrinthe inextricable du moi intérieur d’Opicinus dans lequel ses deux personnalités antagonistes, représentées par l’Europe et l’Afrique, se lient ou s’affrontent perpétuellement. L’auteur, conscient de cette double personnalité, fait d’ailleurs mention à plusieurs reprises de son « adversaire» conçu avec lui dans le sein de sa mère[33] :

Le pronom « moi » est né à une époque donnée, un jour de malice maudite, issu de la lignée du monde corruptible. Mais Opicinus est aujourd’hui régénéré à partir de la lignée incorruptible du Christ et de l’Église, et ce serviteur perfide et mauvais appelé « moi » lui est assujetti. […] Que mon serviteur perfide soit donc maudit, à moins qu’il ne se mette entièrement à mon service, et que toute sa parenté corruptible soit maudite avec lui. [fol. 46 v°, p. 451]

C’est précisément ce « mauvais moi », que le prêtre désigne comme étant son « serviteur perfide », qui est à l’origine de ses actions ou de ses pensées malsaines et qu’il désire assujettir à la raison voire anéantir.

B. Un outil de domestication

Dans cette perspective, le Vaticanus latinus 6435apparaît comme une sorte d’outil thérapeutique dans lequel le prêtre collecte des éléments empiriques et autobiographiques, des témoignages, des confessions et des prescriptions destinés à perfectionner sa personne et à s’élever spirituellement.

En se libérant de sa personnalité néfaste, attachée aux idoles et à la gloire, Opicinus pourra ainsi atteindre la véritable spiritualité qui réside selon lui en-dehors du monde matériel.

Je m’adresse aux faibles qui sont sur le chemin de la perfection. Que tous fassent comme moi. En effet, je rends un jugement sur mon adversaire pour ses comportements dépravés, comportements qui montrent ce qu’il a au fond du cœur. Et si je ne l’avais pas maîtrisé, il m’aurait englouti dans l’abîme tout entier. Or moi qui porte le Christ dans mon cœur/ma poitrine, je suis son maître. Ce que je dis pour moi, je le dis pour tous ceux qui me ressemblent, afin qu’après nous être mis en route, nous pressions le pas vers la condition et l’ordre des parfaits. [fol. 81, p. 845]

Ce travail de perfectionnement entrepris par Opicinus selon une constante « domestication » de sa pensée a été souligné par Sylvain Piron dans son compte rendu de l’édition critique de Muriel Laharie[34].  L’historien y affirme que « le caractère psychotique de ses troubles est indiscutable. Mais plutôt que de pointer les traces de folie que révèle son œuvre, il importe de souligner son effort pour l’inscrire, par une écriture domestiquée, dans une théologie personnelle qui cherche à demeurer dans les limites de l’orthodoxie ». Sylvain Piron construit son argumentation en s’appuyant sur le paragraphe intitulé « Comment a été réalisé cet ouvrage » au folio 53, p. 523 dans lequel Opicinus est tout à fait explicite quant à cette démarche de domestication :

Au milieu des travaux incessants à la Pénitencerie, sans être handicapé par l’infirmité de ma main droite, j’ai conçu et écrit d’assez nombreux témoignages sur de petites feuilles de papier et de parchemin, bien qu’ils puissent paraître très sauvages (valde silvestria) car j’étais accablé dans mon cœur par d’intenses et épouvantables tentations. […] J’ai rempli en cachette et dans la hâte, sur ce sujet et sur tous les autres dont j’ai parlé, une infinité de petites feuilles tant de papier que de parchemin, présentant des témoignages très sauvages mais très riches d’idées, et ne s’écartant en rien de la foi catholique, sous la dictée de ma conscience, en suivant mon opinion et non celle d’autrui, sauf pour certains points concernant la malice universelle qui ne nécessite aucun avis.

Cette même année de l’attente et la suivante, celle de la récompense [1336], et jusqu’à cette année qui est celle du renouvellement [1337], travaillent jour et nuit, en partie aux écritures de la Pénitencerie que j’ai eu envie d’abandonner, en partie à cette œuvre, j’ai rempli beaucoup d’autres feuilles, grandes et petites, de papier et de parchemin, avec d’innombrables témoignages sur des sujets en partie sauvages, et en partie domestiques (partim silvestrium et partim domesticorum complevi).

 Ce travail d’assujettissement a une incidence directe sur le Vaticanus latinus 6435. Concernant la forme et la structure de l’ouvrage, il apparaît à de nombreuses reprises qu’Opicinus ne parvient pas toujours à contenir sa pensée, ce qui entraîne parfois ce que l’on peut qualifier « d’envolées stylistiques » qui se traduisent par l’emploi de métaphores, de propos sexuels et de digressions au sein de paragraphes qui semblaient jusque-là orthodoxes, cohérents et structurés. De même, l’aspect désordonné de la composition ainsi que les nombreux addita postérieurs traduisent un certain empressement de la part de l’auteur voire même une certaine confusion lors de la rédaction de son ouvrage.

 Le Vaticanus latinus 6435 ne se réduit toutefois pas à un simple journal intime destiné à une analyse introspective et un travail sur soi car au-delà de l’aspect autobiographique cet ouvrage contient également de nombreux éléments spirituels, religieux et théologiques. À bien des égards, le manuscrit apparaît en effet comme le support de la pensée spirituelle prolifique d’Opicinus ; pensée qui, comme nous le verrons, frôle parfois l’hétérodoxie.

II. Le Vaticanus latinus 6435 : support de la révélation du mystère

La « révélation du mystère » est un épisode qui intervient après la crise de 1334[35] et qui marque incontestablement une étape dans la vie d’Opicinus. C’est à la suite de cette crise, interprétée comme une mort et une renaissance[36], que le prêtre se voit investi d’une mission divine[37] : la rédaction de son ouvrage, permise par la guérison miraculeuse de la léthargie qui avait frappé sa main droite[38]. Opicinus entretient depuis une relation toute particulière avec Dieu dont il fait fréquemment mention dans son œuvre.

A. Opicinus, un mystique ?

Muriel Laharie a justement soulevé la question intéressante du rapport qu’Opicinus entretient avec le divin dans un article publié en 1996 et intitulé « Opicinus de Canistris était-il un mystique ?[39]». L’historienne relève que « dans cette œuvre au total considérable et très énigmatique, les thèmes religieux et mystiques sont omniprésents » et que « la pathologie mentale d’Opicinus laisse supposer d’emblée bien des dérives ». Après avoir exposé les principales caractéristiques du mysticisme au cours des âges – à savoirla formulation d’un itinéraire spirituel, l’identification au Christ, les révélations et les visions – l’auteur conclut qu’Opicinus, malgré tous les éléments qui le relient au mysticisme, n’est pas à classer dans cette catégorie mais dans celle des psychotiques car, selon elle, « Alors que les mystiques mènent en général une existence marquée par l’action et le rayonnement, Opicinus a vécu enfermé pendant vingt ans dans son délire à portée cosmique, écrivant et dessinant à l’insu de tous une œuvre très originale, où il a exprimé de manière obscure à être Dieu, le diable, le pape et bien d’autres ; bref, son rêve de toute puissance et d’éternité – un rêve archaïque, globalisant et démesuré. »

 Pourtant, lorsque l’on reprend la définition proposée au début de son article : « Quant à la mystique, comprise dans son acception stricte de recherche passionnée de dialogue, d’intimité et d’union entre l’homme et Dieu », Opicinus s’inscrit à bien des égards dans ce type de relation. Cette définition n’est certes pas exhaustive et complète, toutefois elle a l’avantage de ne pas exclure a priori et d’après des critères trop stricts les écrits d’Opicinus du champ de ces recherches.

Lorsque l’on s’intéresse aux expériences mystiques relatées dans le Vaticanus latinus 6435, il convient tout d’abord d’étudier la façon dont Opicinus exprime la relation qu’il entretient avec le divin. Ce lien s’établit dans un premier temps au travers de songes et de visions que le prêtre affirme avoir depuis son enfance : Car j’ai vu à plusieurs reprises en songe, entre autres prodiges, des fantômes et des démons, et ce depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui ; le Seigneur m’en a toujours délivré, alors que j’ignorais le secret du mystère. [fol. 75 v°, p. 781]

Toutes ces visions ne succèdent pas à la crise de 1334 mais semblent au contraire habiter le prêtre depuis toujours. Ce dernier considère ces phénomènes comme des messages envoyés par Dieu et dont il doit interpréter la signification. Toutefois, le sens de ces visions et de ces expériences mystiques est longtemps resté flou pour Opicinus. Il explique d’ailleurs que son « aveuglement » et son ignorance ne lui permettaient pas de saisir la portée réelle du mystère dont il était le témoin privilégié.

Je n’ai jamais vu dessiner de cartes de la mer et je ne m’en suis jamais soucié, parce que mon ignorance ne me permettait pas de connaître de telles choses. Et c’est Dieu seul qui a ouvert mon intelligence pour que, prenant l’original d’un autre, je le recopie ici, sans que personne ne l’apprenne ; cependant j’ai ignoré le mystère en question tant que je n’ai pas été remis de ma terrible maladie, c’est-à-dire l’année de l’attente [1335]. [fol. 77 v°, p. 805]

Ce n’est qu’à partir de l’année 1334, et plus particulièrement depuis le réveil de son coma, qu’Opicinus affirme être en mesure de comprendre et d’expliquer les signes envoyés par Dieu. La « révélation du mystère », au-delà de lui donner les capacités nécessaires à l’appréhension du message divin, l’élève à un rang supérieur par rapport au commun des hommes : celui des parfaits. La perfection qui caractérise ces hommes ne se situe pas à un niveau moral et social mais porte au contraire sur leur connaissance de Dieu et de ses mystères. Ils constituent en cela un groupe antinomique à celui des « faibles » qui ne disposent que d’une connaissance littérale et limitée de la véritable spiritualité. Dans l’extrait qui suit, Opicinus nous fait justement part de la supériorité de ses connaissances et de sa perception du divin : Et aujourd’hui, grâce à la miséricorde divine, je crois avoir été élevé à une perception très élevée de la vérité, au point d’égaler les connaissances de ces vénérables pères. Si Pavie la folle, qui se croit sage, voyait que je m’attache à mettre en œuvre la sagesse de Dieu, elle me prendrait alors pour un insensé et un fou. [fol. 51 v°, p. 509]

 Cette « révélation du mystère » est symbolisée dans le Vaticanus latinus 6435 par la métaphore de « l’ouverture des yeux intérieurs ». Opicinus aime à employer le champ lexical de la vue et du regard, de la clairvoyance ou encore de l’aveuglement pour exprimer cette idée :

Après que j’aie beaucoup appris en menant ma recherche ou en réfléchissant sur mon œuvre, les yeux de ma raison et de mon intelligence s’étant ouverts, je n’ai jamais éprouvé de plus grand désir d’apprendre auprès de gens plus savants que maintenant. En effet, lorsque j’étais aveugle, il m’arrivait de me considérer comme un maître dans de nombreux domaines; maintenant que mes yeux intérieurs se sont ouverts, je suis incité à être le disciple des autres. [fol. 73, p. 755]

Au vu de ces éléments, il ne semble donc pas inapproprié de parler de mystique pour désigner le cas d’Opicinus de Canistris puisque le prêtre affirme entretenir une relation étroite et privilégiée avec l’Absolu. Cette union avec Dieu s’établit par le biais de songes et de visions mais aussi et surtout grâce à la « révélation du mystère » et à l’acquisition de connaissances qui confèrent au prêtre une sagesse spirituelle supérieure qu’il estime devoir transmettre et partager.

 

B. Opicinus, un prophète ?

Dans cette perspective, Opicinus apparaît non-seulement comme un individu possédant les aptitudes spirituelles nécessaires à la compréhension de ce qu’il appelle le « mystère » mais il se présente également comme un prophète. Ici la notion de « prophétisme » ne renvoie pas au millénarisme ou aux injonctions eschatologiques mais à la médiation entre le divin et les fidèles.

La démarche d’Opicinus telle qu’elle apparaît dans le Vaticanus latinus 6435 peut ainsi être comparée au prophétisme défini par Hildegarde de Bingen, Abélard ou Saint Augustin[40] dans la mesure où les écrits du scribe ont une fonction exégétique qui consiste à transformer les signes et les symboles invisibles, qu’ils soient bibliques ou sacramentels, en images intelligibles par tous[41]. À travers son ouvrage Opicinus affirme d’ailleurs être le porte-parole de Dieu, le « ministre de l’Église »[42] ou encore la « bouche du seigneur Jésus Christ »[43].

Lorsqu’il fait référence à la compréhension du mystère divin, Opicinus se présente comme étant chargé d’une mission pastorale conforme à son statut de prêtre. Bien qu’il ait gardé le silence sur son ouvrage et sa conception particulière de la théologie, il exprime en effet à plusieurs reprises sa volonté de partager et d’enseigner les connaissances dont il a percé les secrets :

La véritable charité consiste en ceci: celui qui détient la connaissance des mystères doit instruire de tout son cœur celui qui est son frère et son prochain, non par la chair et le sang, mais par l’intelligence et la valeur. À cause du Verbe. […] De la même manière je dois instruire chacun de mes frères appartenant à l’ordre de la prêtrise ou aux âmes que je gouverne, afin qu’en nous trouvant instruits l’un par l’autre, moi par lui et lui par moi, en fonction de la variété des dons que la charité mutuelle unit dans le même esprit de Dieu, nous instruisions solidement nos ouailles. [fol. 4 v°, p. 43]

Mais cette mission d’enseignement et d’élévation spirituelle n’est pas assumée par Opicinus seul. Il appartient en réalité à l’ordre des parfaits – dont le prêtre estime faire partie – de secourir les faibles en prenant en charge leurs âmes :

Nous qui appartenons à l’ordre des parfaits, nous devons suivre les traces de notre Seigneur pour secourir le peuple des faibles, afin que chacun de nous adresse ses prières à Dieu pour l’âme de son peuple, non pas tant par ses paroles et ses pensées que par sa vie et ses actes, selon l’opinion indiquée plus haut. […] Tout ce qui a un caractère allégorique dans les œuvres de l’Église universelle doit être donné aux faibles pour qu’ils fassent ainsi des progrès ; alors que toute la puissance et l’intelligence de ces œuvres doivent être attribuées aux parfaits, pour qu’ils soient mieux disposés à aider les faibles. [fol. 13 v°, p. 135]

On trouve là une des caractéristiques essentielles des parfaits puisque ce qui les distingue avant tout se situe dans leur capacité à comprendre la dimension spirituelle et allégorique de la foi, des dogmes ou de la religion chrétienne. Dans cette optique, leur rôle envers les faibles est de donner à ces derniers les moyens de ne pas en rester à une interprétation obtuse de la Lettre.

Dans le paragraphe suivant, le prêtre attribue en effet une dimension morale à l’enseignement spirituel que les parfaits se doivent de dispenser car c’est pour éviter qu’ils ne soient éternellement damnés que les faibles doivent s’élever vers une foi véritable et une pratique authentique de la religion :

Désormais, l’Antichrist a été exclu et éliminé de l’Église des parfaits. Il n’y a plus qu’à sevrer les enfants (c’est-à-dire à élever spirituellement les faibles). Il ne reste que peu de temps aux pécheurs pour faire pénitence, et nous ne savons pas avec certitude quand s’achèvera ce temps. Nous devons nous préoccuper des faibles, non pas par la chair mais par les vertus, pour éviter que, si nous ne nous sommes pas préoccupés des soucis du monde, ce jour inopiné du jugement n’arrive sur nous soudainement, tel un piège imprévu. [fol. 35, p. 335]

Nous avons vu l’intérêt que représente le Vaticanus latinus 6435 dans le domaine de la spiritualité et du mysticisme mais au-delà de ces deux aspects, celui-ci est également le support d’une conception théologique et ecclésiologique novatrice.

III. Le Vaticanus latinus 6435, le support d’une réflexion ecclésiologique

Opicinus ne se contente pas de relever et d’analyser ses propres expériences mystiques en vue de leur attribuer une valeur spirituelle ; le prêtre va plus loin encore en proposant une réflexion générale sur la foi, la théologie, l’Église catholique et la façon dont celle-ci est administrée. Le manuscrit contient ainsi de nombreuses observations sur l’institution ecclésiale, sur ses rouages et son fonctionnement, sur les dogmes qui l’animent, les membres qui la composent mais aussi, et c’est là le plus point intéressant de sa démarche, les différents éléments qui constituent ses qualités ou au contraires ses imperfections.

L’approche du scribe s’apparente alors clairement à celle d’un observateur critique qui, suffisamment bien inséré dans le monde de la Curie romaine de par son office et ses qualités d’écrivain, soulève avec finesse et prudence plusieurs problèmes d’ordre théologique ou ecclésiologique.

A. Une critique de l’institution ecclésiale et des pratiques religieuses de son temps

Ce qui ressort de cette analyse de l’Église est que celle-ci est décrite comme une institution corrompue et imparfaite. En effet, contrairement à ce que Sylvain Piron a pu affirmer dans son compte rendu[44], la théologie personnelle d’Opicinus ne cherche visiblement pas à demeurer dans les limites de l’orthodoxie puisque le prêtre adresse dans son ouvrage de vives critiques à l’égard de l’Église et de ses représentants. Néanmoins, si cette critique dénonce avec virulence les aspects négatifs de l’Ecclesia, elle n’en est pas moins formulée avec discrétion et prudence.

Dans un premier temps, Opicinus s’interroge sur la vocation et la réelle nécessité de l’église en tant que lieu de prière et de réunion des fidèles, dans la mesure où les offices et les prières sont des entreprises vaines étant donné l’aspect littéral que les fidèles accordent aux rituels religieux : La synagogue juive ou l’on entend le murmure de la barbarie des mots hébreux dépourvus de sens indique le bâtiment d’église où l’on entend les accents dérisoires des cantiques et les sermons dépourvus de valeur et d’intelligence. Je le dis, cela arrive dans notre ville de Pavie. En effet, elle n’a pas besoin de l’exemple ni du témoignage de la synagogue, dont elle garde le contenu. [fol. 22, p. 215]

Pour Opicinus, les croyants habitués à des paroles dépourvues de valeur et d’intelligence pensent également que la foi consiste en une relation à sens unique dans laquelle ils peuvent adresser des demandes personnelles à Dieu et aux différents saints lorsqu’ils estiment en avoir besoin. Dans l’extrait qui suit, le prêtre déplore ces demandes purement individualistes et souligne la nécessité de rendre honneur au Royaume de Dieu sans nécessairement recourir aux bâtiments d’église ou aux choses superficielles et imparfaites fabriquées de la main de l’homme :

Les cavernes des rochers et des montagnes ne sont pas autre chose que des maisons et des bâtiments d’église répandus çà et là. Au temps de la malice actuelle, les hommes, pour fuir la colère de l’Agneau, se rendent souvent successivement dans ces édifices pour implorer les saints et les saintes de Dieu contre la colère qui les menace […]. Or cela ne fait que susciter davantage la colère de Dieu à notre égard, surtout si elle nous exauce manifestement dans les biens temporels ou corporels que nous demandons. […] Mais en ces temps de malice où l’on possède aujourd’hui une expérience du bien et du mal que jamais les temps passés n’ont pu connaître, toutes ces demandes purement matérielles -au sujet de la peste, de la famine, de la prison et de toutes les faiblesses du corps, qui doivent disparaître par la volonté divine ; au sujet également des récoltes, de la paix dans le monde, des bienfaiteurs sur le plan temporel et de la prospérité de tel royaume corruptible, qui doivent être accordés à la volonté divine- ne sont pas des demandes efficientes. […] Notre aveuglement est si excessif que nous ne savons que faire. Par conséquent, après avoir ouvert nos yeux, demandons d’abord, non par des paroles mais par des actes, le Royaume de Dieu, non pas des bâtiments d’églises ou des possessions trompeuses, mais en rendant tout honneur et toute gloire à ce temple de Dieu actuel qui vivifie, qui n’a pas été fait de la main de l’homme et où se trouve le royaume de Dieu. [fol. 12, p. 121]

Opicinus s’éloigne également de l’orthodoxie lorsqu’il analyse les sacrements administrés par l’Église. Ces derniers sont considérés comme des signes visibles uniquement destinés à aider les faibles dans leur appréhension du divin puisqu’ils s’avèrent incapables de saisir les subtilités contenues dans l’invisible. Aussi le prêtre considère que les sacrements n’ont qu’une valeur purement symbolique et que seule compte la foi dans l’invisible.

Néanmoins les parfaits, de par leur rôle de pasteurs et de prophètes, ne sont pas dispensés d’administrer et de recevoir les sacrements dont ils perçoivent déjà la dimension spirituelle puisqu’ils se doivent tout de même de montrer l’exemple aux faibles.

Il est indispensable que les non parfaits observent les dix commandements à la lettre. Pour les parfaits, en revanche, ils seront envisagés comme un symbole, une apparence et une image des commandements spirituels; de même, tous les signes sacramentels ne sont que des symboles et des apparences, qu’il faut quitter pour accéder au corps divin, à la vérité et à la lumière. Mais l’homme extérieur et ancien, celui qui est charnel, s’attarde dans les apparences, et ne veut jamais passer des signes visibles que représentent les sacrements à la réalité invisible qui se trouve dans chaque sacrement. Les signes que représentent les sacrements sont indispensables aux faibles; alors que la réalité invisible qui n’a pas besoin de signes suffit aux parfaits. [fol. 51, p. 503]

D’autre part, Opicinus s’interroge sur la légitimité de l’Église à condamner et absoudre les fautes des fidèles. Selon lui, l’opinion de l’Église et de ses représentants ne reflète pas la réelle pureté morale d’une personne qui se situe uniquement sur le plan spirituel. Aussi dans l’extrait suivant, le prêtre prend l’exemple de la virginité pour montrer qu’il ne faut pas s’en remettre au jugement de l’Église mais bien à celui de Dieu :

Une moniale déclarée vierge dans sa chair, grâce au témoignage de qualité que donne sa vie, est capable d’obtenir une dignité ecclésiastique; même au cas où, tentée charnellement, il lui arriverait d’être séduite sans qu’on sache qui est l’homme, puisque le sceau de la chair est intact, est tout de même considérée comme vierge dans sa chair et donc apte à la charge en question: voici sa gloire auprès de l’Église. Mais auprès de Dieu, comme son péché persiste sans qu’il y ait repentir elle passe pour une courtisane. En revanche, si elle se repent de son péché en étant pleine de contrition, elle redevient vierge comme avant, sur le plan spirituel aussi bien que charnel. […] c’est ainsi que celle qui cherche la gloire charnelle auprès de l’Église et non auprès de Dieu est mise au nombre des vierges folles; alors que celle qui cherche la gloire auprès de Dieu est comptée parmi les vierges sages. [fol. 2, p. 13 – 15]

Pour finir, le regard critique d’Opicinus se porte plus largement sur la question de la théologie et de la connaissance de la Lettre. Au regard de l’idéal religieux mis en avant par le prêtre, la connaissance livresque n’est pas le moyen le plus efficace pour parvenir à appréhender Dieu, puisque l’accès au Divin s’effectue à travers le caractère rationnel de la foi. Ainsi, la démarche du prêtre s’attaque directement au fondement de la foi et des dogmes :

La véritable théologie, par les temps qui courent, s’apprend dans les rudiments d’une connaissance livresque limitée, pour éviter que l’ivresse de la culture ne plonge l’homme dans l’ignorance spirituelle: celle-ci ne cesse de tourner en rond dans un tourbillon de discussions et sa pratique régulière étouffe généralement la foi intelligible. En revanche, une connaissance limitée de la lettre inculque à l’homme la loi de la conscience qui instruit l’homme sur tout: aucun sujet n’y demeure plus obscur, il faut se dispenser de citer les textes faisant autorité, dont seuls les petits enfants ont besoin pour leur foi simple, et non les hommes parfaits qui connaissent le caractère rationnel de la foi. [fol. 36, p. 349]

Cependant le caractère virulent et acerbe des critiques qui viennent d’être présentées n’apparaît pas de façon aussi évidente lors d’une première lecture linéaire du Vaticanus latinus 6435. En effet, le repérage de paragraphes aussi explicites au sein d’un ouvrage dense et chaotique nécessite une lecture minutieuse et approfondie.

 

B. Un ouvrage à la limite de l’hétérodoxie

Opicinus semble conscient du caractère hétérodoxe de sa pensée et du danger qu’elle pouvait représenter, d’autant que celui-ci a été poursuivi pendant plusieurs années par le système judiciaire catholique et travaillait à la Pénitencerie apostolique sous le pontificat de Jacques Fournier. Opicinus est d’ailleurs tout à fait explicite sur les motifs de cette dissimulation. Dans les exemples suivants, il craint en effet que la découverte de son ouvrage n’entraîne la perte de son office et le fasse passer pour un fou aux yeux de ses contemporains : J’ai écrit toutes ces lignes ces jours-ci, comme un voleur ou en secret, pour éviter que, si quelqu’un les étudie avec soin, il ne me considère comme un bandit ou un voleur, et que je ne perde cette charge. [fol. 35, p. 337].

Si Pavie la folle, qui se croit sage, voyait que je m’attache à mettre en œuvre la sagesse de Dieu, elle me prendrait alors pour un insensé et un fou. [fol. 51 v°, p. 509]

Par ailleurs, sa décision de dissimuler ses écrits se voit également confortée par le fait que ses contemporains sont incapables de saisir la portée et la signification d’un tel ouvrage. Dans l’extrait qui suit, Opicinus exprime en effet son refus de livrer son œuvre aux hommes, de crainte que ces derniers n’en fassent un mauvais usage en le glorifiant, en le condamnant ou, au contraire, en ignorant son message :

Mais d’autres, redoutant la faiblesse personnelle qui consiste à glisser dans la gloire mondaine, dissimulaient leurs œuvres, afin d’éviter que quelqu’un ne soit ainsi rongé par la jalousie ou qu’il y en ait un pour l’exalter lui-même. Aujourd’hui où la malice règne de façon démesurée, si un seul expose en public les œuvres du Seigneur sans les autres, tout tourne au désastre, tantôt à cause de la jalousie, tantôt à cause d’une renommée éphémère qui ne sert à rien, tantôt à cause d’une calomnie sans fondement accusant l’œuvre de la foi d’avoir franchi la barre de l’hérésie, tantôt à cause d’une trop grande indifférence de ceux qui ne se soucient pas de travailler à la vigne du Seigneur. [fol. 9, p. 93]

Néanmoins le prêtre ne se limite pas aux aspects négatifs de l’Église telle qu’il la perçoit ; il fait également part, à travers ses écrits, de l’idéal religieux et spirituel qui l’anime et vers lequel il tend. Cette vision parfaite de l’Église et de la foi semble ainsi constituer l’élément moteur qui a conduit Opicinus à la rédaction de son œuvre puisque ici encore, la volonté de partager un idéal apparaît comme l’enjeu principal de sa démarche.


IV. Le Vaticanus latinus 6435 : support d’un idéal religieux

Opicinus poursuit son raisonnement en affirmant que l’Église « corrompue » et « charnelle » doit, tout comme les faibles, se perfectionner pour correspondre en tous points à l’« Église des parfaits ». C’est donc dans le cadre de cette réflexion que le scribe est amené à concevoir ce qu’on peut qualifier « d’ascèse ecclésiale », une démarche en trois étapes, assimilés à trois dimensions de l’Église et qui constituent autant de degrés d’une élévation spirituelle allant du terrestre vers le divin.

A. Les trois dimensions de l’Église ou les trois étapes d’une ascèse spirituelle

Il convient dans un premier temps de présenter brièvement les différentes dimensions de l’Église distinguées par Opicinus dans son ouvrage : l’« Église actuelle », l’« Église du miroir » et l’« Église universelle ». Malgré son caractère quelque peu schématique, cette présentation permet de saisir dans son ensemble la façon dont est conçu l’idéal religieux vers lequel le Vaticanus latinus 6435 tend à conduire.

La première dimension de l’Église, désignée par les termes d’« Église actuelle » ou « charnelle », constitue le point de départ de la démarche ascendante d’Opicinus. Situé au niveau le plus bas de la hiérarchie établie par le prêtre, ce premier degré est systématiquement dévalorisé puisqu’il apparaît comme le symbole de la faiblesse des hommes.

Notons dans un premier temps que la notion d’actualité renvoie à l’état présent de l’institution du XIVe siècle dans laquelle le scribe évolue au quotidien. Le second qualificatif fait quant à lui référence à la corruption qui caractérise cette institution. En mobilisant le champ lexical de la corporéité et de la matérialité, Opicinus fait allusion à l’attachement aux choses terrestres, aux charges ecclésiastiques et à la valorisation individuelle dont les représentants de l’Église et les fidèles doivent définitivement se débarrasser pour atteindre la seconde étape ou seconde dimension de l’Église.

Le second degré de cette ascèse, désigné sous les termes d’« Église du miroir », est conçu comme une étape intermédiaire permettant d’accéder à la véritable spiritualité. De par sa place et sa fonction au sein du système opicinien, cette dimension de l’Église qui apparaît comme une transition indispensable à la progression de l’institution et des fidèles, s’apparente à la notion de « révélation du mystère » que nous avons présentée précédemment puisqu’il s’agit dans les deux cas de percevoir un degré supérieur de la réalité et des mystères de Dieu grâce à une compréhension qui dépasse celle de l’expérience religieuse traditionnelle. Ainsi la métaphore du miroir et de la réflexion fait écho, de par son symbolisme, au champ lexical de la vue et du regard.

Étant donnée la richesse des symboles et des significations de cette métaphore, nous consacrerons une partie entière à son analyse.

Pour finir, la troisième et dernière étape, c’est-à-dire l’« Église universelle » ou l’« Église des parfaits », représente l’aboutissement de la démarche d’Opicinus et de son idéal religieux. Ici l’emploi du terme « universel » renvoie non seulement à la dimension œcuménique de l’Église administrée par le Pape mais aussi à l’Église céleste et au royaume de Dieu. La démarche ascétique proposée par le prêtre trouve ainsi son aboutissement dans une contemplation béatifique de l’« Église universelle ».

La réalité invisible indiquée par les réalités visibles sera le salaire et la récompense des élus qui avaient conçu le Christ associé au peuple chrétien dans cette vie. Et ils passeront alors de l’image du miroir – c’est-à-dire des pensées bonnes et saines dans cette vie – à la vision de la béatitude dans la vie éternelle, là où aucune imagination ne sera nécessaire. En effet, toutes les images passeront; et seule demeurera la béatitude divine éternelle dont on peut jouir sans image. [fol. 51, p. 503]

 L’« Église universelle » constitue donc pour le prêtre une étape ultime. Elle se présente comme la dimension invisible de toute réalité et toute chose mais possède néanmoins une valeur et une authenticité qui transcendent les préoccupations, les attentes et la foi littérale des faibles.

Celle-ci est présentée comme un idéal de spiritualité et de sagesse qui permet d’atteindre une conception plus profonde et entièrement symbolique de la religion et des vérités délivrées par les Écritures. Ce modèle d’élévation spirituelle conçu comme le passage d’une étape à l’autre, est illustré par le paragraphe intitulé « Regard sur le miroir dans son ensemble » :

À toi Eugène III, pape, qui est aujourd’hui Benoît XII […] À tes pieds, les foules faibles sont, d’un côté, séduites par les pseudo-prophètes et les faux apôtres déguisés en anges de lumière, et, d’un autre côté, opprimés par la tyrannie des méchants. Autour de toi, le clergé ambitieux se démène hypocritement pour être élevé aux honneurs suprêmes, avec tout le talent, tout le zèle et toutes les découvertes de la connaissance à la mode que l’on voudra. Regarde au-dessus de toi notre mère, la sainte Jérusalem, délivrée de tous les tracas: c’est elle l’Église actuelle des parfaits qui est entièrement organisée par la hiérarchie des anges. C’est elle la vierge très pure, sans souillure ni rides, vivant dans la chair tout en échappant à la chair, régnant sur le monde sans être du monde -sans distinction d’âge ou de sexe, de condition ou de position sociale, de profession ou d’ordre religieux- et dans laquelle on ne trouve de contamination par aucun péché. […] La foi d’en-bas, c’est la foi des sacrements: les faibles y croient avec simplicité; cette foi d’en-bas n’a pas de place dans l’Église des parfaits d’en-haut, dont l’argumentation visible est saisie par les parfaits. […] De ce fait, c’est en regardant ce miroir que l’on comprend Dieu (c’est-à-dire qu’on y croit fermement); c’est avec les arguments visibles que constituent les effets des causes que l’on comprend indubitablement; c’est au moyen de la Trinité du miroir que l’on comprendra la Trinité fondamentale; c’est par le Christ mystique que l’on comprend le véritable Christ. Ainsi on ne peut comprendre en aucune manière la patrie éternelle sinon par l’intermédiaire de l’Église du miroir. Regarder l’Église du miroir avec des arguments visibles, c’est contempler la béatitude éternelle avec la foi invisible. [fol. 27 – 27v°, p 261 – 263]

Pour contempler cette « Église universelle », il convient donc de se débarrasser de la « philosophie du monde » c’est-à-dire d’une foi simpliste du « visible » et de saisir la portée idéelle de la religion qui se situe au contraire dans l’invisible, les symboles et la subtilité des allégories.

Au centre de ce schéma antagoniste qui oppose la faiblesse de l’« Église actuelle » de Benoît XII à la perfection de l’« Église universelle », Opicinus accorde une place de premier ordre à la figure du miroir, étape incontournable pour qui souhaite dépasser le sens littéral des mystères. La fonction révélatrice du miroir possède ici un sens didactique puisqu’il s’agit véritablement de « comprendre » les messages cachés derrière le sens premier des Écritures, des sacrements ou des dogmes.

B. La métaphore du miroir

L’analyse du schéma de perfectionnement spirituel formulé par Opicinus a révélé le rôle transitoire que le prêtre confère à la métaphore du miroir. Le choix de cet objet comme symbole de médiation n’est pas un hasard puisque le miroir est par excellence ce qui représente l’entre-deux, la relation ou le passage d’un état à l’autre.

Toutefois la figure du miroir telle qu’elle est employée dans le Vaticanus latinus 6435 ne se réduit pas à une simple étape intermédiaire entre un ici-bas corrompu et l’idéal de l’« Église universelle ». La présentation de l’historienne Fabienne Pomel[45] consacrée à la réflexion sur la symbolique du miroir médiéval sera ici d’une aide précieuse car ce n’est qu’en interrogeant les différents sens de cette image que l’on pourra saisir toute la portée du message opicinien et du concept qui en constitue la clé de voûte.

L’historienne rappelle dans un premier temps la nécessité de prendre en compte la matérialité de l’objet puisque son symbolisme est étroitement lié à sa fonction technique et pratique.

Dans le contexte de l’essor que connaît l’optique au XIIIe siècle, le miroir se voit attribué de nombreuses qualités qui traduisent un déplacement de sa fonction d’objet du quotidien vers un symbole de la connaissance, de la création et de la médiation entre le visible et l’invisible.

Le miroir – qui donne à voir le monde dans un espace réduit – acquiert des qualités de synthèse, de totalisation et, par extension, d’ordonnancement. C’est d’ailleurs pour cette raison que plusieurs traités encyclopédiques ayant pour but l’édification de sommes de connaissances ont été intitulés speculum. De la même façon, la figure du miroir apparaît comme un moyen pour Opicinus de rassembler et synthétiser les connaissances spirituelles qu’il a pu acquérir grâce à Dieu afin de les révéler aux faibles lors de la transition du miroir et de leur offrir ainsi l’accès à la condition des parfaits.

En ce sens, l’historienne fait également remarquer que le miroir apparaît comme un objet herméneutique par excellence puisque la contemplation du reflet exige une interprétation.

Si l’on applique cette idée aux écrits d’Opicinus, la symbolique du miroir mobilisée par ce dernier souligne la nécessité d’interpréter le sens littéral des Écritures et de percevoir derrière la matérialité du monde les signes de la présence divine. Cette prééminence donnée à une analyse interprétative semble conforter l’hypothèse présentée plus haut d’une pensée prophétique et exégétique.

En faisant du miroir un outil d’analyse, de synthèse et d’interprétation, la portée métaphorique de l’« Église du miroir » acquiert une qualité de révélation. Néanmoins ce concept revêt d’autres significations, comme le souligne le passage qui suit dans lequel le prêtre explique la façon dont il convient d’utiliser le miroir :

Prenons donc deux miroirs: mettons-en un devant le visage d’un homme et l’autre derrière sa tête, de façon cependant que ces miroirs soient en vis-à-vis sans que l’homme ne fasse obstacle. L’homme doit d’abord regarder le miroir de derrière dont le reflet brille dans le miroir de devant, si bien que, si l’homme ne peut pas voir le miroir de derrière directement, il le voit au moins dans le miroir de devant. Et dans ce miroir, à l’intérieur du miroir, il peut facilement voir au grand jour tout ce qui est derrière lui, à savoir le sommet de la tête, l’occiput, le cou, les épaule et peut-être jusqu’aux reins. J’en ai fait moi-même l’expérience. Par conséquent, de même que ce qui est derrière l’homme se reflète dans le miroir de devant à l’aide du miroir de derrière, de même le Christ faible et mort, comme s’il se manifestait seulement dans ce qui est derrière, nous a montré le peuple chrétien faible et pour ainsi dire mort jusqu’à aujourd’hui. Une fois le miroir de derrière enlevé, l’homme verra son visage dans le miroir de devant sans être gêné; de même, une fois que nous avons abandonné notre attachement à ce qui est mortel, nous pouvons contempler notre seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme immortel qui resplendit dans le peuple chrétien parfait et immortel, comme le visage de l’homme dans le miroir. Si l’homme s’écarte du centre des miroirs, on ne verra rien dans les miroirs; de même, s’il n’y a pas au centre le fondement de la foi qu’est Jésus-Christ, Dieu et homme, rien n’apparaîtra dans les miroirs; c’est-à-dire qu’avec l’imagination animale, on ne verra qu’un homme ordinaire, dépourvu de divinité, crucifié et mort, et ce peuple qu’on appelle chrétien, du fait de son apparence charnelle, ne paraîtra pas différent des autres qui sont infidèles. De même que l’homme placé au centre des miroirs donne la possibilité de voir ce qui est derrière lui dans le miroir, de même la foi qui vient de notre seigneur Jésus-Christ nous permet de mettre notre condition mortelle en lui, avec la condition mortelle de ce peuple chrétien caché. Et de mêmequ’une fois le miroir de derrière enlevé, le visage de l’homme apparaît dans le miroir, de même, notre condition mortelle n’étant pas prise en compte, nous pouvons contempler Jésus-Christ dans la poitrine du peuple chrétien. [fol 18 v°, p. 179 – 181]

Cet extrait particulièrement intéressant permet de comprendre, à travers une mise en situation à la fois physique et fictive, les différents sens qu’Opicinus attribue à la métaphore du miroir et à ses usages. Tout d’abord, l’installation composée de deux miroirs est présentée comme un moyen de voir ce qui se trouve derrière soi. Cette partie du monde, habituellement inaccessible, est ici caractérisée comme la dimension matérielle et mortelle des choses qui nous entourent. Le jeu de réflexion possède donc une fonction de révélation mais ce qui se présente au regard n’est qu’un reflet trompeur de la réalité. En effet, comme le souligne Fabienne Pomel, si le miroir est souvent considéré comme un outil de connaissance il constitue également une source de méfiance dans la mesure où son reflet est associé à la duperie et à l’illusion.

Dans ce passage, Opicinus fait intervenir le miroir comme un moyen d’interroger la réalité et la part de vérité qu’elle contient puisque le système de réfraction qu’il décrit semble symboliser la situation dans laquelle se trouve la plupart des fidèles et des « faibles ». Ces derniers se représentent en effet le Christ comme un homme ordinaire, dépourvu de divinité, crucifié et mort et ne parviennent pas à percevoir la dimension symbolique cachée derrière une telle figure. Cette conception littérale de la religion, ici symbolisée par ce qui se trouve derrière chaque individu, peut toutefois être saisie grâce au miroir et à l’examen indirect qu’il permet.

À travers cet exemple, Opicinus pose donc la question de la valeur que l’on peut accorder à la réalité puisqu’il fait du miroir un instrument qui permet d’examiner l’adéquation entre une chose – la figure symbolique du Christ – et sa représentation – un homme mort sur la Croix -. Le miroir est en effet un objet qui propose, de par son reflet, « à la fois une identité et une différence », révélant ainsi « une inadéquation entre l’être et sa représentation ». Aussi, en employant la métaphore du miroir, Opicinus fait apparaître un écart considérable entre la foi des fidèles qu’il a pu observer et la réalité divine qui lui a été révélée.

En présentant le réel de façon indirecte, le miroir permet également de suppléer aux imperfections du regard et de révéler le divin. Cette idée est exprimée lorsque Opicinus décrit ce qui apparaît une fois le miroir de derrière retiré. Alors que l’homme au centre du dispositif ne pouvait voir que son dos, il se retrouve face à un seul reflet : celui par lequel il se voit directement de face, sans que s’interpose l’aspect sensible et matériel de sa personne. Dans cette dernière partie de l’extrait, Opicinus procède donc à une distinction entre deux types de regards. Le premier, qui est piégé par les reflets trompeurs du monde, n’accède à la réalité que de manière imparfaite et indirecte. Le second quant à lui, en contemplant le miroir avec une foi véritable, se débarrasse du filtre apposé par le sensible et perçoit le divin de façon immédiate et authentique.

À la fois outil herméneutique et prisme révélateur, le miroir désigne l’étape fondamentale par laquelle la spiritualité parfaite devient accessible.

La métaphore du miroir constitue, comme nous l’avons vu, la clé de voûte du message opicinien. Son appréhension permet non seulement de saisir toute la richesse du Vaticanus latinus 6435 mais elle apporte également une nouvelle perspective de lecture et d’interprétation qui permet de passer outre les difficultés herméneutiques bien souvent assimilées à la folie et de changer de regard sur Opicinus de Canistris.

Cette métaphore du miroir s’avère représentative de ce que permet une étude centrée sur l’analyse du contenu intellectuel et idéologique d’une source historique jusqu’alors assimilée à une production délirante et pathologique. Une telle démarche permet de passer d’une vision réductrice, qui détourne la pensée de l’auteur pour la faire correspondre à des symptômes caractéristiques de troubles mentaux, à celle d’un ouvrage à portée didactique contenant un programme spirituel non seulement cohérent mais aussi critique et novateur.

En soulignant la grande lucidité avec laquelle Opicinus reconnaît l’aspect marginal de ses propos – qu’il qualifie lui-même « d’obscurs » -, cette étude rejette fondamentalement l’idée si souvent formulée dans les articles consacrés aux écrits du prêtre d’une pensée délirante dans laquelle ce dernier serait resté enfermé jusqu’à sa mort.

Au contraire, Opicinus a entrepris de domestiquer sa pensée afin de ne pas se laisser submerger par le caractère exceptionnel de la révélation qui lui a été accordée et s’emploie à perdre volontairement son lecteur pour des raisons purement pragmatiques.

Au terme de cette étude, nous espérons avoir suffisamment souligné la richesse du contenu spirituel et intellectuel du Vaticanus latinus 6435 pour encourager des pistes de recherche qui appréhendent cet ouvrage sous l’angle de l’histoire des idées, des mentalités, de la théologie, du mysticisme ou du prophétisme.

En effet, Opicinus ne peut être réduit à un simple exemple caractéristique d’un cas médiéval de psychose dans la mesure où son œuvre constitue un témoignage d’une grande rareté dans lequel le prêtre – un homme cultivé et bien inséré dans le monde de la Curie romaine – nous livre avec une grande sincérité et sans réserve son opinion sur Dieu, l’Église, le monde et la société dans laquelle il vit.

[1]     Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961 (réed. 1972).

[2]     André VERNET, « Discours », Annuaire-bulletin de la Société Française de l’Histoire de France, Paris, Klincksieck, 1976, p. 55-58.

[3]     Aaron GOUREVITCH, « L’individualité au Moyen Âge. Le cas d’Opicinus de Canistris », Les Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n°5, septembre-octobre 1993, p. 1267.

[4]     Ernst KRIS, « Un artiste psychotique du Moyen Âge » Psychanalyse de l’art, Paris, 1952 (réed. et trad. 1978), p. 145-155.

[5]        Muriel LAHARIE, « L’originalité d’un reflet globalisant: les connaissances scientifiques dans l’œuvre d’Opicinus de Canistris (1296-1351) », Ambroise Paré: Pratique et écriture de la science à la Renaissance, Paris, Champion, 2003, p. 33-48.

[6]     Guy ROUX et Muriel LAHARIE, Art et folie au Moyen Âge. Aventures et énigmes d’Opicinus de Canistris (1293-1351), Paris, Le Léopard d’Or, 1997.

[7]      Cette accusation de simonie est attestée par le compte-rendu de l’audience de la Rote du 24 janvier 1337. Voir la compilation de thomas fastolf, Decisiones Rotae Romanae, Paris, BNF, Réserve E706, fol. 264 v°-265.

[8] Jean XXII, Lettres communes, n°52180. Opicino de Canistris, presb. Papien., fit scriptor poenitentiariae apostolicae.

[9] Cinq jours après la [nuit de Pâques en l’année du Seigneur 1334], j’ai été frappé par une maladie qui, s’aggravant jour après jour, m’a

terrassé au point que j’ai failli mourir, et dont les séquelles ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. [fol. 81 v°, p. 849]

[10] Commençant donc à naître en l’an du seigneur 1334. [fol. 53, p. 523]

[11] Mon infirmité permanente m’a obligé à passer d’une œuvre servile à l’œuvre du Seigneur, si bien que je ne devais jamais me ménager,

même les jours de fête. Et plus j’étais faible dans mon œuvre antérieure, plus je me sentais fort dans l’œuvre du Seigneur. [fol. 23 v°, p.

227 – 228]

[12] Mais Dieu m’a exaucé davantage, en me rendant le bras droit avec la main, le langage et la mémoire beaucoup plus forts en esprit et en

puissance que s’ils m’avaient été rendus charnellement comme auparavant. […] D’un point de vue spirituel, mes membres sont beaucoup

plus habiles pour réaliser les œuvres du Seigneur. [fol. 7, p. 67]

[13] Cité du Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, Palatinus Latinus 1993.

[14] Cité du Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, Vaticanus Latinus 6435.

[15] Thomas Fastolf, Decisiones Rotae Romanae. Voir: le jugement de la rote du 24 janvier 1337, fol. 264v°-265.

[16] Comme le suggère l’ajout effectué par Opicinus à la figure 1 intitulée Colonne des papes et des empereurs qui mentionne le nom du pape Innocent VI élu en décembre 1352 [Figure 1, fol. 4, p. 39].

[17] Nous travaillerons ici à partir de l’édition scientifique et critique en français du Vaticanus latinus 6435 réalisée par

     Muriel Laharie : Muriel LAHARIE, Le journal singulier d’Opicinus de Canistris (1337 – vers 1341) Vaticanus latinus 6435, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2008, 2 vol. Les folios et les pages indiqués lors des citations font directement référence à cette édition critique.

[18]    « Faculté pour celui qui a, ou qui prétend avoir un droit sur une église, de revendiquer les biens meubles des clercs défunts ». Définition de François DE SAINT PALAIS D’AUSSAC, dans « Le droit de dépouille », Revue d’histoire de l’Église de France, 1931, Volume 17, n°77, p. 489-490.

[19]    Liber plenus variis figuris, quae vix intelligi possunt, pertinent vero ad civitatem Papiensem et ad alias partes Eclesiae, cum multis mysteriis. Archivio Segreto Vaticano, index 246, 1594, fol. 52.

[20]      Ernst KRIS, « Un artiste psychotique du Moyen Âge », p. 145-155.

[21]    Guy ROUX et Muriel LAHARIE, « Mort et renaissance d’Opicinus de Canistris en 1334 », Mort et Création, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 181-200.

[22]      Richard G. Salomon, « Opicinus de Canistris. Weltbild und Bekenntniss eines avignonesischen Klerikers des 14. Jahrunderts», Studies of the Warburg Insitute, Londres, 1936.

      Richard G. Salomon, « A newly discovered manuscript of Opicinus de Canistris », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 16, Londres, 1953, p. 45-57.

      Richard G. Salomon, « Aftermath to Opicinus de Canistris », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 25, Londres, 1962, p. 137-146.

[23]      Ernst Kris, « Un artiste psychotique du Moyen Âge », Psychanalyse de l’art, Paris, 1952 (réed. et trad. 1978), p. 145-155.

[24]   « Plus ou moins fondé sur la discrimination entre l’expression plastique dite -normale- et celle qui serait -pathologique-, l’art brut désigne surtout -l’art des fous- mais aussi celui des marginaux de toutes sortes, et serait caractérisé par la spontanéité et l’affranchissement par rapport à la société et à sa culture ». Muriel Laharie, Art et Folie au Moyen Âge, p. 16.

[25]      Guy Roux et Muriel Laharie, « Mort et renaissance d’Opicinus de Canistris en 1334 », p. 181-200.

      Guy Roux et Muriel Laharie, Art et folie au Moyen Âge. Aventures et énigmes d’Opicinus de Canistris (1293-1351), Paris, Le Léopard d’Or, 1997.

      Guy Roux, Opicinus de Canistris (1296-1352), prêtre, pape et Christ ressuscité, Paris, Le Léopard d’Or, 2005.

[26]      « Terme proposé par Kraeplin pour désigner des psychoses délirantes chroniques, qui comme la paranoïa, ne s’accompagnent pas d’affaiblissement intellectuel et n’évoluent pas vers la démence, mais se rapprochent de la schizophrénie par leurs constructions délirantes riches et mal systématisées à base d’hallucinations et de fabulations. », Vocabulaire de la psychanalyse, Daniel Lagache, Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis (dir.), Paris, PUF, 1967 (réed. 2004), p. 301.

[27]      Muriel Laharie, « Opicinus de Canistris (1296-1351) était-il un mystique? », Le Sacré et le Religieux: Expression dans la Psychose, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 57-58.

[28]      Muriel Laharie, « L’originalité d’un reflet globalisant: les connaissances scientifiques dans l’œuvre d’Opicinus de Canistris (1296-1351) »p. 33-48.

[29]   André Vernet, « Les visions cosmiques d’Opicinus de Canistris », Fin du monde et signes des temps: visionnaires et prophètes en France méridionale (fin XIIIe – début XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, n°27, 1992, p. 295-307.

      André Vernet, « Discours », p.55-58.

[30]    Denis Hüe, « Tracé, écart. Le sens de la carte chez Opicinus de Canistris », Terres médiévales, Orléans,Klincksieck, 1993, p. 129-158.

[31]    Aaron Gourevitch, « L’individualité au Moyen Âge. Le cas d’Opicinus de Canistris », p. 1263-1280.

      Aaron Gourevitch, « Il y a de la méthode dans cette folie », La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris, Le Seuil, 1997, p. 263-280

[32]      J’ai appris cet art du dessin non d’un homme ou grâce à un homme, mais parce que Jésus Christ me l’a révélé. [Note 20 du Dessin V31, fol. 85 v°, p. 899]

[33]      […] chaque fois que mon adversaire, conçu et façonné avec moi dans le sein de ma mère, et né le jour maudit de la naissance de l’Antichrist, brigue et convoite la fonction de pape, il est déjà considéré comme l’Antichrist. [fol. 72., p. 739]

[34]   Sylvain PIRON, « Muriel Laharie, Le Journal singulier d’Opicinus de Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435 », Revue de l’histoire des religions, n°3, 2010, 400-403.

[35] Cinq jours après la [nuit de Pâques en l’année du Seigneur 1334], j’ai été frappé par une maladie qui, s’aggravant jour après jour, m’a terrassé au point que j’ai failli mourir, et dont les séquelles ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. [fol. 81 v°, p. 849]

[36] Commençant donc à naître en l’an du seigneur 1334. [fol. 53, p. 523]

[37] Mon infirmité permanente m’a obligé à passer d’une œuvre servile à l’œuvre du Seigneur, si bien que je ne devais jamais me ménager, même les jours de fête. Et plus j’étais faible dans mon œuvre antérieure, plus je me sentais fort dans l’œuvre du Seigneur. [fol. 23 v°, p. 227 – 228]

[38] Mais Dieu m’a exaucé davantage, en me rendant le bras droit avec la main, le langage et la mémoire beaucoup plus forts en esprit et en puissance que s’ils m’avaient été rendus charnellement comme auparavant. […] D’un point de vue spirituel, mes membres sont beaucoup plus habiles pour réaliser les œuvres du Seigneur. [fol. 6 v°, p. 67]

[39]    Muriel Laharie, « Opicinus de Canistris (1296-1351) était-il un mystique ? », p. 57-58

[40]      André Vauchez, « Le prophétisme médiévale d’Hildegarde de Bingen à Savonarole », Public lectures séries n°20, Collegium Budapest, 1999, p. 1 à 17.

[41]    C’est une chose d’être prophète, c’est-à-dire de montrer que ce qui est visible dans le monde n’est que mystères, faute de quoi il serait impossible de traduire les symboles prophétiques; et c’en est une autre de prophétiser, c’est-à-dire de discerner ce qui est caché, de deviner ce qui manque comme si c’était sous nos yeux, et de prédire l’avenir, ce qui ne se fait plus du tout de nos jours. [fol. 51 v°, p. 511]

[42]    Note 7 du Dessin V22, fol. 78, p. 809.

[43]    Note 7 du Dessin V25, fol. 79 v°, p. 825.

[44] Sylvain PIRON, « Muriel Laharie, Le Journal singulier d’Opicinus de Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435 », p. 403.

[45] Fabienne POMEL (dir), « Présentation : Réflexions sur le miroir », Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 17 – 26.