Représentation des lesbiennes et autocensure au cinéma: quelle visibilité pour l’homosexualité féminine dans les films de l’ère du Code Hays aux États-Unis (1930-1968) ?

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Emilie MAROLLEAU

 

Résumé

L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de1930 à 1966. A cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité féminine (comme l’homosexualité masculine) était socialement visible à l’époque et que, par conséquent, les scénaristes, réalisateurs et producteurs de films étaient conscients de l’existence d’un public homosexuel. Ces derniers ont su développer des stratégies de contournement afin de faire passer le sens, sans que les censeurs ne s’en saisissent et les obligent à couper certaines scènes ou interdisent la sortie du film. Parallèlement, les spectateurs et spectatrices ont su développer des stratégies de « lecture entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont les lesbiennes étaient malgré tout visibles à l’écran, tout en prenant en considération le contexte historique et sociopolitique au sein duquel ces représentations ont été construites.

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Emilie Marolleau

Doctorante à l’Université François Rabelais à Tours, sous la direction de Georges-Claude Guilbert. Ma thèse, intitulée L’homosexualité féminine à l’écran : quelle visibilité pour les lesbiennes au cinéma américain dans les séries télévisées et les web-séries américaines aujourd’hui ?, porte sur la question de la représentabilité des lesbiennes : quelle(s) image(s) ces médias construisent-ils et comment ces images sont-elles reçues ?

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L’histoire des représentations des lesbiennes au cinéma américain est loin d’être un parcours linéaire au cours duquel les lesbiennes seraient passées d’une invisibilité à une visibilité totales. En effet, ces représentations étaient déjà existantes dans le passé, même dans le contexte peu propice qui a marqué la production de films de 1930 à 1968. À cette époque, le cinéma américain a connu une longue période d’autocensure où les films, afin de pouvoir sortir en salle, devaient être approuvés par les censeurs qui s’assuraient du respect des règles dictées par le Code Hays, déterminant ce qui pouvait ou non intégrer un scénario et être montré à l’écran. Parmi les différentes règles qui composaient ce code de censure, une concernait la représentation de la « perversion sexuelle », laquelle était strictement interdite sauf si elle était traitée de manière convenable, c’est-à-dire, si elle était montrée comme quelque chose de monstrueux ou encore comme une pathologie. L’expression « perversion sexuelle » faisait en fait référence à toute pratique sexuelle considérée comme inacceptable, immorale et anormale telle que l’inceste, la promiscuité et l’homosexualité. L’existence même de cette interdiction montre que l’homosexualité était socialement visible à l’époque, toutefois sa représentation à l’écran était problématique. Les films de l’époque devaient respecter ce code de « bonne conduite », et ne pouvaient donc pas comporter de scène représentant l’homosexualité. Si cela était le cas, les censeurs s’en saisissaient et les obligeaient à couper certaines scènes, ou interdisaient la sortie du film. Cependant, il existe quelques exemples de représentations de l’homosexualité qui semblent être passées à travers le filet, parce que les artistes ont réussi à contourner le Code, et, parallèlement, parce que certains spectateurs et spectatrices ont appris à lire « entre les lignes ». Dans cet article, nous aborderons tout d’abord le contexte de la mise en place du code d’autocensure, ainsi que son application de 1934 à 1966. Nous analyserons également la façon dont, malgré un régime de censure visant à rendre les lesbiennes[1] invisibles, elles avaient tout de même une certaine visibilité lors de cette période de censure.

1. Le Code Hays et son contexte socio historique

Le code Hays comporte un certain nombre d’injonctions et d’interdictions qui reflètent les inquiétudes de l’époque quant à l’influence que pouvaient avoir les images véhiculées par le cinéma sur le public. En effet, cette industrie s’étant développée très rapidement et ayant une place essentielle dans la culture américaine ainsi que dans la production d’images et de représentations, elle a vite été considérée comme un instrument potentiellement dangereux.

Dès le tout début du xxe siècle, les films ont été accusés d’avoir servi d’inspiration, pour des enfants et pour certains adultes, à de mauvais comportements ou même à des crimes.[2] Par conséquent, l’industrie cinématographique a été confrontée à de nombreuses reprises à la censure, avec l’interdiction de montrer certains films dans les cinémas et parfois la fermeture forcée des cinémas qui ne respectaient pas ces interdictions.[3] En effet, comme l’explique Olivier Caïra, avant 1915 la censure était exercée par les forces de police, sous les ordres des maires des villes où siégeait un bureau de censure. Ce n’est qu’en 1915, suite à l’arrêt Mutual Film Corporation v. Industrial Commission of Ohio que la censure a été institutionnalisée, sous la responsabilité de la Cour Suprême des États-Unis. Le cinéma, considéré comme une activité mercantile comme tous les autres types de spectacles ne pouvait donc pas bénéficier de la protection du Premier Amendement.[4] Cette décision a entrainé la création de bureaux de censure à travers tout le pays, dans le but de protéger le public, que les censeurs considéraient comme fragile, notamment parce que le cinéma est un médium qui s’adresse à la totalité des couches sociales : « Deux arguments sont avancés : celui de l’intensité de l’expérience cinématographique, et celui, plus déterminant, du mélange des publics. »[5]

Dans les années 1920, les studios majeurs ont décidé de s’organiser pour faire face à la censure exercée par le gouvernement, et ont rédigé en 1921 une liste de 13 points pour faire l’ « Inventaire de l’inacceptable », c’est-à-dire, des sujets sensibles qui ne devaient pas paraître à l’écran.[6] Puis, ils ont créé en 1922 la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA) et engagé William Hays, auparavant président du bureau national du Parti Républicain (de 1918 à 1921), pour en être le directeur. La MPPDA avait pour objectif de défendre les intérêts des studios face aux censeurs extérieurs en imposant un code d’autocensure visant à contrôler le contenu des films, afin de protéger le public, en particulier le public « non averti », qui est considéré comme influençable et donc fragile.[7] Ce code a été rédigé en plusieurs étapes, avec tout d’abord une liste intitulée « Don’ts and Be Carefuls », indiquant ce qui étaient totalement proscrites et les choses qui devaient être traitées d’une manière convenable. Parmi la liste des « Don’ts » figurait en numéro 4 la référence à la « perversion sexuelle », un terme qui était alors utilisé pour désigner, de manière général, l’homosexualité.[8]

En 1930, Martin Quigley et le Père Daniel A. Lord ont rédigé un texte dictant des règles d’éthique et de morale à suivre par les producteurs et scénaristes, texte qui deviendra ensuite le Motion Picture Production Code, ou Code Hays. Une section entière du Code concerne la sexualité, et proscrit toute référence à la « perversion sexuelle ».

Olivier Caïra souligne la différence de traitement qui est faite entre l’interdiction de la violence et l’interdiction de la sexualité dans le texte du code, la seconde étant justifiée par les auteurs par l’aspect particulièrement dangereux de thèmes comme la transgression sexuelle, qui sont « suspects car jugés séduisants pour le public ».[9] Cette attitude face à la sexualité semble refléter la réponse de la société américaine face à la propagation des différents discours des sexologues et autres spécialistes depuis la fin du xixe siècle. En effet, à cette époque émergeaient les premières théories scientifiques sur l’homosexualité et ses causes.

L’un des scientifiques les plus influents dans ce domaine était le psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing, dont l’étude principale, publiée en 1886 sous le nom de Psychopathia Sexualis, a ensuite été traduite dans de nombreuses langues, permettant la diffusion de ses idées à travers le monde. Dans cet ouvrage, l’auteur fait l’étude de plusieurs cas de « perversions sexuelles », à travers l’observation du comportement d’hommes et de femmes dont le désir sexuel ne correspond pas aux normes de la sexualité procréative. Les travaux de Krafft-Ebing ont grandement contribué à la construction du discours sur l’homosexualité comme « inversion sexuelle congénitale». Il distinguait ainsi chez les femmes observées quatre types d’ « inversion », selon leur degré de masculinité :

On trouve, dans les limites de l’inversion sexuelle, des gradations diverses du phénomène, gradations qui correspondent presque complètement au degré de tare héréditaire de l’individu, de sorte que, dans les cas peu prononcés, on ne trouve qu’un hermaphroditisme psychique; dans les cas un peu plus graves, les sentiments et les penchants homosexuels sont limités à la vita sexualis; dans les cas plus graves, toute la personnalité morale, et même les sensations physiques sont transformées dans le sens de la perversion sexuelle; enfin, dans les cas tout à fait graves, l’habitus physique même paraît transformé conformément à la perversion.[10]

Ses idées ont par la suite influencé de nombreux auteurs, comme le britannique Havelock Ellis. La prolifération des discours des sexologues a eu pour effet la création de nouvelles catégories, de nouvelles classifications pour parler du lesbianisme, un sujet qui est resté majoritairement tu aux États-Unis jusqu’à la fin du xixe siècle.[11]

Lillian Faderman observe, dans son ouvrage intitulé Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, comment les idées des sexologues européens ont été reprises par les scientifiques américains pour analyser les comportements des femmes au sein d’espaces homosociaux tels que les universités. Selon leurs théories, ces espaces étaient dangereux car ils mettaient les femmes dans un environnement qui favorisait le développement de forts liens amicaux et les incitaient à exprimer leur affection pour d’autres femmes.[12] Ces nouveaux discours sur l’inversion sexuelle ont alors changé radicalement la façon dont étaient vues les amitiés entre femmes. Faderman mentionne également l’abondance de journaux médicaux qui abordaient les relations sexuelles entre les femmes de la classe ouvrière de manière sensationnaliste, en utilisant souvent un langage plus proche du roman érotique que de la terminologie scientifique.[13]

Les scientifiques dénonçaient également dans leurs discours les New Women, des femmes (généralement issues des classes les plus aisées) qui aspiraient à l’indépendance et se battaient pour les droits des femmes. Les New Women ont progressivement réussi à avoir accès à l’éducation supérieure et à obtenir des postes qualifiés[14]. Leur « combat » se concentrait tout d’abord sur l’obtention de l’indépendance économique des femmes, ainsi que des droits normalement réservés aux hommes blancs de la classe moyenne.[15] Selon certains médecins, ces femmes étaient en fait des inverties qui cherchaient à imiter les hommes, et devaient donc être suivies médicalement.[16] Ce type de discours fait l’amalgame entre volonté d’indépendance, lesbianisme et perversion, ce qui a eu pour effet de rendre menaçantes la lutte féministe des New Women et les relations entre femmes (quelle que soit leur nature).

La prolifération de ces discours sur les relations lesbiennes a ainsi contribué à l’inquiétude quant à une éventuelle propagation de ces pratiques et à un relâchement des mœurs de la société américaine, à un moment où le pays était dans une situation économique difficile et où les normes de genre étaient en pleine redéfinition. En effet, l’époque de la Grande Dépression, qui s’est étalée sur une période allant de 1929 jusqu’aux années précédant la Seconde Guerre Mondiale, a été marquée par une crise de la masculinité, à une époque où les hommes étaient souvent confrontés à une perte d’emploi et voyaient alors leur statut de chef de famille remis en cause.[17] Les lesbiennes, qui étaient encore considérées dans les années 1930 comme des inverties souhaitant prendre la place de l’homme, étaient alors perçues comme une menace puisque, étant économiquement indépendantes et travaillant (souvent) autant que les hommes, elles étaient vues comme des  usurpatrices  des privilèges masculins.

Le lesbianisme était alors considéré comme une des perversions desquelles la société américaine devait être protégée, ce qui impliquait, selon les censeurs, de contrôler les images véhiculées par le cinéma.

2. L’application du Code, de 1934 à 1968

Bien que le Code ait été adopté en 1930, il n’a été systématiquement appliqué qu’à partir de 1934. À la fin de l’année 1933, les représentants de l’Église Catholique Romaine ont créé la National Legion of Decency, une ligue de vertu dont le but était de défendre la morale américaine et de protéger le public de la mauvaise influence du cinéma. Entre fin 1933 et début 1934, le groupe s’est lancé dans une véritable « croisade contre l’immoralité d’Hollywood »[18]. Quand, suite à la pression effectuée par les représentants de l’Église catholique, le gouvernement a évoqué la possibilité d’instaurer un régime de censure géré par l’état fédéral, les studios ont à nouveau décidé de reprendre les choses en main et de mettre scrupuleusement en application le Code. Ils ont alors créé la Production Code Administration (PCA), dirigée par Joseph Breen, qui a par la suite assuré le rôle de censeur pendant les 30 années à suivre, durant lesquelles « l’espace filmique était un territoire surveillé au périmètre sécurisé et aux frontières bien définies »[19].

À partir de 1934 les films étaient scrupuleusement scrutés et ne pouvaient « avoir accès aux chaînes de salles des majors » que s’ils recevaient le sceau d’approbation de la part de la PCA.[20] En d’autres termes, les films devaient impérativement obtenir l’accord des censeurs afin d’être rentables. Tous les points évoqués dans le Code devaient alors être respectés à la lettre et, par conséquent, il était impossible de faire référence à l’homosexualité. Le cas échéant, des coupures étaient souvent faites afin de rendre les films convenables et moralement acceptables, au prix parfois de certaines incohérences.[21]

Dans le cadre d’adaptations d’œuvres littéraires, l’homosexualité des personnages est effacée. Ainsi, la pièce de théâtre de Lillian Hellman, The Children’s Hour, dont l’histoire se déroule dans un internat pour filles et est entièrement centrée sur une rumeur concernant la relation entre les deux directrices, a été radicalement transformée afin d’être adaptée au cinéma en 1936. En effet, la rumeur de la relation lesbienne a été remplacée par la rumeur d’une liaison entre l’une des directrices et le petit ami de l’autre. En remplaçant le lesbianisme par l’adultère, les créateurs et producteurs de l’adaptation, intitulée These Three (Ils étaient trois), ont pu obtenir le sceau d’approbation et sortir leur film dans une version toutefois très éloignée de l’original. La pièce de Lillian Hellman a toutefois été adaptée une deuxième fois à l’écran en 1961, dans une version plus fidèle, que nous évoquerons plus bas.

En ce qui concerne l’import de films étrangers, qui devaient eux aussi obtenir le même sceau d’approbation pour accéder aux salles des majors, les censeurs étaient souvent confrontés à des scènes dont le ton et le contenu n’étaient pas en adéquation avec les règles du Code Hays. Il était donc nécessaire, avant la sortie des films, de faire quelques coupes pour les rendre convenables. Le film allemand Mädchen in Uniform (Jeunes filles en uniforme), réalisé par Leontine Sagan en 1931, a ainsi été censuré pour sa sortie aux États-Unis. Le film contenait en effet des scènes où l’expression du désir lesbien était jugée trop explicite de la part des censeurs : l’histoire se passe dans une pension pour jeunes filles (topos emblématique des récits lesbiens), où une élève déclare devant toute l’école son amour pour une des enseignantes, qui va ensuite la défendre devant la principale en faisant une sorte de plaidoyer pour le lesbianisme. Tout d’abord rejeté, Mädchen a finalement été approuvé par la PCA en août 1932, suite à la suppression des scènes où les regards sont trop explicites et où les personnages font référence au désir lesbien. [22] Une autre stratégie utilisée par les censeurs a été de supprimer les sous-titres de certaines scènes, afin de masquer ces références.[23] Par la suite, de nombreux films étrangers ayant un « contenu lesbien » ont été censurés de la même manière. [24]

Toutefois, le Code a commencé à être remis en question dès les années 1950. En effet, à cette période, les productions indépendantes (c’est-à-dire produites par des studios autres que les majors hollywoodiens et par conséquent non concernés par l’application du Production Code) étaient en plein essor et leur concurrence sur le marché de l’industrie cinématographique représentait une véritable menace pour Hollywood.[25] En parallèle à cela, un autre média audiovisuel se développait et gagnait rapidement en audience : la télévision. [26]

Cette dernière a progressivement pris la place du cinéma en tant que média familial et populaire, ce qui a donc poussé le cinéma à innover, mais aussi à revenir sur ses règles de contrôle de contenu pour présenter des films « pour public averti » : « La compétition avec le petit écran elle-même poussait le cinéma à abandonner sa vocation “tout public” : il est tout à fait significatif que les films des années 50 s’attachent de plus en plus à proposer ce que la télévision ne peut pas se permettre, à commencer par la couleur, le cinémascope et même le relief, mais aussi la liberté d’un nouvel érotisme, les audaces d’un discours qui […] s’adresse de plus en plus à un public “adulte”, “averti” […]. »[27]

En outre, le départ à la retraite en 1954 de Joseph Breen, qui avait mené le rôle de censeur avec beaucoup de rigidité pendant 20 ans, a également marqué un tournant dans l’histoire du Motion Picture Production Code.[28]

La position des censeurs concernant la représentation du lesbianisme à l’écran a par ailleurs changé entre le début de l’ère du Code Hays et sa fin. En effet, en 1961, « le Code de Production est amendé permettre l’évocation des “aberrations sexuelles”, tant qu’elles sont “traitées avec circonspection, discrétion et retenue”.» [29] Cet amendement a ainsi permis la distribution d’une nouvelle adaptation de la pièce The Children’s Hour de Lillian Hellman, cette fois-ci beaucoup plus fidèle au texte de l’original que l’adaptation de 1936 These Three. Dans la version de 1961, réalisée par William Wyler, il n’y a aucun doute sur la nature de la rumeur au sujet de la relation entre les deux directrices de l’internat : bien que le lesbianisme ne soit pas cité comme tel, la référence est tout à fait explicite.

Face au développement de l’industrie du cinéma indépendant et de la télévision, les États ont peu à peu commencé à établir des classifications par âge, afin d’orienter les (télé)spectateurs quant au contenu potentiellement inadapté pour les enfants, en particulier. En octobre 1968, les studios décident d’abolir le Production Code et de le remplacer par un système de classification s’inspirant de ceux déjà établis à travers le pays.

3. Les représentations des lesbiennes

Bien que le Code ait eu une influence indéniable sur l’esthétique et les récits des films produits pendant toute la période de son application, il était pour certains réalisateurs et scénaristes une contrainte devenue un élément moteur de créativité, les forçant à trouver des stratégies pour dire les choses sans que les censeurs ne puissent s’en rendre compte : « […] peu de cinéastes américains ont ressenti le Code comme une réelle entrave à leur liberté d’expression. La plupart se sont au contraire amusés à le contourner, et ont élaboré ainsi, par exemple, un véritable érotisme hollywoodien […]. »[30] Les films qui « contournaient » le Code était d’ailleurs un succès auprès du public, ce qui incitait à redoubler d’inventivité : « Les producteurs eux-mêmes étaient souvent complices de ces esquives, sachant que le succès au box-office dépendait autant du respect de la lettre du Code que de la trahison de son esprit. »[31] Il était donc possible de représenter l’homosexualité sans la dire directement. Comme l’affirme Patricia White dans son étude sur la représentabilité des lesbiennes dans le cinéma hollywoodien de l’époque du Production Code, «  si l’homosexualité n’ose pas dire son nom dans le cinéma classique, le média visuel accorde d’autres stratégies signifiantes.»[32] Dans les films des années 1930, en particulier, une des stratégies était de présenter l’homosexualité d’un personnage à travers des performances de genre.[33] Ainsi, un personnage féminin qui se réappropriait des attributs, des gestes ou des attitudes normalement réservés aux hommes était alors systématiquement connoté comme étant une lesbienne, sans pour autant que la trame du récit ne le confirme. Ces représentations de masculinité faisaient bien sûr écho à des codes qui étaient déjà mis en place dans les communautés lesbiennes en Europe et aux États-Unis. Que ce soit dans les films ou dans la vie en société, ces performances de genre étaient souvent nécessaires pour se rendre visibles les unes aux autres. Dans les films, les performances de genre permettent souvent de troubler les normes, en particulier en ce qui concerne la sexualité des personnages. Par exemple, dans Sylvia Scarlett, réalisé par George Cukor en 1935, Katharine Hepburn incarne le personnage éponyme, une jeune femme qui, pour des raisons intrinsèques à l’intrigue du film, n’a d’autre choix que de se faire passer pour un homme et devient alors Sylvester. Au cours du film, Sylvia/Sylvester rencontre plusieurs personnages, dont une femme qui, pensant qu’elle est un jeune homme, flirte avec elle et l’embrasse. Toutefois, visiblement choquée, Sylvia la repousse, sans quoi la scène n’aurait probablement pas été approuvée par les censeurs. Tout de même, le travestissement de Sylvia en Sylvester permet au moins de troubler les limites imposées par le Code. En effet, même si les deux personnages ne sont pas des lesbiennes (d’une part parce que la femme pense que Sylvia est un homme, et d’autre part parce que Sylvia affirme son hétérosexualité en la repoussant), lors de la scène du baiser les spectateurs n’oublient pas que ce sont deux femmes et qu’il s’agit donc d’un baiser lesbien. Le fait que spectateurs n’oublient pas, malgré le travestissement, que le personnage est une femme est probablement dû au choix de l’actrice Katharine Hepburn, qui était déjà connue du public, pour incarner ce personnage. C’est la raison pour laquelle on peut donc supposer que, pour le public, cette scène représente Katharine Hepburn embrassant une autre femme. Patricia White souligne à l’image des actrices, des stars hollywoodiennes auxquelles les fans vouaient et vouent un culte, était une condition propice à des lectures lesbiennes de certaines scènes dans certains films.[34] En outre, le travestissement d’Hepburn dans Sylvia Scarlett, fait écho au travestissement de Marlene Dietrich dans Morocco (Cœurs Brûlés), ainsi qu’à celui de Greta Garbo dans Queen Christina (La Reine Christine).[35] Dans les trois films, les actrices, toutes connues du public, incarnent des personnages qui, pour des raisons différentes, se travestissent et qui, à un moment donné du film, embrassent une femme. White explique également dans son ouvrage que l’intertextualité contribue également à favoriser la possibilité de lectures lesbiennes, même si les films en question ne représentent pas explicitement de personnages lesbiens.[36]

Par ailleurs, selon Judith Halberstam, la figure de la butch prédatrice était fréquente à l’ère du Code Hays car, à défaut de représenter l’homosexualité de manière explicite, elle permettait de créer un sous-texte à partir duquel l’homosexualité du personnage est parfois connotée.[37] Même si le terme butch représente, au sein des communautés lesbiennes notamment, une catégorie identitaire complexe, la butch des films hollywoodiens de l’époque était elle très souvent réduite à sa masculinité, à laquelle étaient associées agressivité et dangerosité. La butch prédatrice est un stéréotype qui a été utilisé pour représenter le lesbianisme dans plusieurs films (sous le régime du Production Code et ultérieurement). Les censeurs laissaient très probablement passer ces images parce qu’elles étaient négatives : ces personnages étaient le plus souvent représentées comme pathétiques ou grotesques. De cette manière, il pouvait être supposé qu’il n’y avait aucune ambiguïté quant à l’aspect immoral de ces personnages et de leurs actes. Le film Caged (Femmes en cage), réalisé en 1950 par John Cromwell, met par exemple en scène une butch prédatrice. L’intrigue du film se passe dans une prison, où la matrone, Evelyn Harper est une butch sadique qui « brutalise les femmes ».[38] La prison est un lieu bien spécifique, à la marge de la société, et les personnages du film sont en majorité des femmes de mauvaise vie. Les connotations de lesbianisme servent en fait à souligner leurs vices. Le personnage d’Evelyn Harper est par ailleurs un exemple de réappropriation par l’industrie du cinéma des théories sur l’inversion citées plus haut. En effet, la figure de la butch, telle qu’elle est construite dans de nombreux films hollywoodiens notamment, représente le plus haut degré de l’inversion : elle est immorale et perverse, et donc dangereuse. Sa présence dans un film est souvent prétexte à une leçon de morale, puisqu’elle permet de définir par la négative ce qu’une femme vertueuse doit être : féminine et hétérosexuelle.

Selon Patricia White, les connotations de lesbianisme pouvaient parfois reposer sur des éléments plus difficiles à discerner: des points de vue, la composition de la scène, des subtilités dans le jeu des acteurs.[39] Elle explique notamment comment la figure du spectre connote le lesbianisme dans des films comme Rebecca, réalisé par Hitchcock en 1940, ou encore dans The Uninvited, réalisé par Lewis Allen en 1944. Selon elle, notamment, les films d’horreur manipulent les codes du cinéma et permettent – à travers la lumière, les angles, les regards des personnages ou, pour le cinéma parlant, des bruits – de mettre l’emphase sur ce qui n’est pas visible à l’écran.[40] Par conséquent, « [l]’impossibilité de rendre le lesbianisme visible, le manque de termes pour l’appréhender, résulte dans le texte en une dispersion d’éléments perturbants, terrifiants et inattendus.»[41] Au fond, en littérature comme au cinéma, les genres du gothique et de l’horreur, puisqu’ils sortent du monde normal pour mettre en scène le surnaturel, semblent permettre plus de liberté et autoriser plus de transgressions concernant la représentation de l’homosexualité.[42] Le désir lesbien a par exemple été montré de manière explicite à travers la figure du vampire dans le film Dracula’s Daughter, réalisé par Lambert Hillyer en 1936. Cependant, ce désir lesbien vampirique, motivé ici par une soif de sang, y est bien sûr représenté comme immoral et monstrueux, condition nécessaire à l’obtention du sceau d’approbation de la PCA. En dehors des genres de l’horreur et du gothique, les lesbiennes ont également été représentées comme des prédatrices qui prennent en général pour proies des femmes plus jeunes qu’elles.[43]

Les connotations disséminées dans les films devaient, au moment de la réception, être décodées par le public, qui, au fur et à mesure des années d’application du Code Hays, a développé ses stratégies de lecture et a appris à lire entre les lignes. David Lugowski affirme à ce sujet que « ces images […] étaient en effet lues par les spectateurs de l’époque comme queer »[44]. Ce décodage était aussi possible grâce à divers éléments extérieurs aux films eux-mêmes. En effet, les spectateurs et spectatrices étaient souvent, lors de leur « lecture » du film, influencés par les campagnes publicitaires (qui n’étaient pas soumises aux mêmes restrictions que les films), ou encore par les critiques de films qui paraissaient dans les journaux et les magazines.

En ce qui concerne les campagnes publicitaires, elles révèlent souvent un étonnant paradoxe : les distributeurs se sont retrouvés plusieurs fois dans la situation contradictoire de vouloir tirer profit du thème de l’homosexualité, à travers des accroches au ton sensationnaliste, afin de faire la publicité des films où toute référence explicite à l’homosexualité avait été censurée. Vito Russo souligne ce paradoxe dans The Celluloid Closet, en citant l’exemple de la sortie aux États-Unis du film français Olivia (Jaqueline Audry, 1951) en 1954. Tout le contenu lesbien explicite du film (notamment une scène de baiser) ayant été éliminé du film, il était difficile de le vendre comme un film lesbien.[45] Une des solutions utilisées par les distributeurs a été de changer le titre d’origine en Pit of Loneliness, qui fait écho au titre The Well of Loneliness (Le Puits de Solitude), roman lesbien de Radclyffe Hall. Russo évoque également les affiches publicitaires, qui parlent « [de] “l’amour qui n’ose pas dire son nom” et [du] “sujet dont on parle tout bas”.» [46] Le changement de titres et ces slogans publicitaires n’étaient évidemment pas des choix anodins car ils permettaient de réinscrire à la marge le contenu lesbien dans le film.

Chon Noriega s’intéresse quant à lui aux critiques de films dans son article « “Something’s missing here !” : Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » et explique à quel point leur contenu pouvait aller en contradiction avec le passage sous silence de l’homosexualité dans les films. Il y démontre notamment comment, malgré la volonté des censeurs d’empêcher que l’on parle explicitement d’homosexualité, les critiques identifiaient ces connotations et faisaient allusion à l’homosexualité des personnages de manière explicite. [47] Il aborde également les références que faisaient certaines critiques aux spectateurs et spectatrices homosexuels (un public parfois visé par les films), soulignant les dangers potentiels de leur lecture des films, car selon eux ces spectateurs ne voyaient pas l’immoralité des personnages homosexuels.[48] Bien qu’émanant de postures homophobes, ces commentaires mettaient tout de même en avant l’existence des spectateurs et spectatrices homosexuels, qui avaient alors conscience d’une communauté et du fait qu’ils n’étaient pas les seuls à percevoir les connotations présentes dans les films.

Il est évident que le Code Hays a non seulement profondément marqué le paysage cinématographique des années 1930 aux années 1960, mais il a aussi eu un impact conséquent sur la représentabilité des lesbiennes dans les médias audiovisuels. Cette période de censure a en effet joué un rôle important dans la « mise en discours » (pour reprendre les termes de Michel Foucault) du lesbianisme, dans ces médias ainsi qu’au sein de la société en général. Foucault explique, dans son ouvrage Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, comment la censure et la répression participent aussi à la construction de discours sur ces choses mêmes qu’elles cherchent à taire : « Tous ces éléments négatifs – défenses, refus, censures, dénégations – que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme central destiné à dire non, ne sont sans doute que des pièces qui ont un rôle local et tactique à jouer dans une mise en discours, dans une technique de pouvoir, dans une volonté de savoir qui sont loin de se réduire à eux. »[49] Il est clair que la représentation des lesbiennes à l’ère du Code Hays est composée de stéréotypes négatifs. Cependant, ces stéréotypes révèlent le rôle du cinéma Hollywoodien dans la construction de l’image de la féminité « normale » et montrent comment la représentation de l’homosexualité comme anormale et monstrueuse sert à légitimer l’hétérosexualité comme naturelle et normale.

Ainsi, même si ces années de censure étaient peu propices à la visibilité des lesbiennes sur le grand écran, où elles étaient le plus souvent rendues invisibles ou bien représentées comme monstrueuses ou immorales, il est essentiel de les prendre en considération dans le processus de construction des images qui composent cette visibilité au cinéma et à la télévision aux États-Unis. Ces images ont également influencé la relation entre les spectatrices lesbiennes et le cinéma, et la façon dont ces dernières perçoivent les représentations du lesbianisme sur le grand écran.

[1] Bien que les mesures de censure aient aussi affecté la représentation de l’homosexualité masculine, nous choisissons ici de nous concentrer sur les représentations des lesbiennes afin de délimiter plus précisément le champ d’analyse.

[2] Franck MILLER, Censored Hollywood: Sex, Sin, & Violence on Screen, Atlanta, Turner, 1994, p.24.

[3] Ibidem, p.25

[4] Olivier CAÏRA, Hollywood face à la censure : Discipline industrielle et innovation cinématographique 1915-2004, Paris, C.N.R.S. Éditions, 2005, p.28

[5] Ibidem, p.29

[6] Ibidem, p.37

[7] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire. N°15, juillet-septembre 2007, p.10

[8] Id.

[9] Ibidem, p.49

[10] Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis, avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle, Paris, Carré (traduction française de la 8e édition allemande), 1895, pp. 246-247

[11] Lillian FADERMAN (1991), Odd Girls and Twilight Lovers : A History of Lesbian Life in Twentieth Century America, New York, Penguin, 1991, p.49

[12] Id.

[13] Ibidem., p.50

[14] Carroll SMITH-ROSENBERG « Discourses of sexuality and subjectivity: The New Woman 1870-1936 », Hidden From History: Reclaiming the Gay and Lesbian Past, ed. Martin Bauml Duberman, Martha Vicinus et George Chauncey, Jr., New York, Penguin Books, pp.264-280, p.265

[15] Ibidem., p.264

[16] Id.

[17] David M. LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal: Lesbian and Gay Representation and the Depression-Era Cultural Politics of Hollywood’s Production Code », Cinema Journal 38, No.2, Winter 1999, p.3

[18] DOHERTY, Pre-Code Hollywood: Sex, Immorality, and Insurrection in American Cinema 1930-1934, New-York, Columbia University Press, 1995, p.8 « a crusade against Hollywood immorality » (Traduction de notre fait)

[19] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p.1 « […] cinematic space was a patrolled landscape with secure perimeters and well-defined borders » (traduction de notre fait).

[20] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 84

[21] Chon NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”: Homosexuality and Film Reviews during the Production Code Era, 1934-1962 » Cinema Journal 30, No.1, Fall 1990, p.20

[22] Vito RUSSO, The Celluloid Closet: Homosexuality in the Movies (Revised Edition), New York, Harper and Row, 1987, p.57.

[23] Andrea WEISS (1992), Vampires and Violets, Lesbians in Film, New York, Penguin Books, 1993, p.10-11.

[24] Ibidem., p.11.

[25] DOHERTY, Pre-Code Hollywood, p. 343.

[26] Id.

[27] Francis BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.13.

[28] Id.

[29] CAÏRA, Hollywood face à la censure, p. 154

[30] BORDAT, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », p.15

[31] Id.

[32] Patricia WHITE, unInvited: Classical Hollywood Cinema and Lesbian Representability, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. xviii. « If homosexuality dares not speak its name in the classical cinema, the visual medium allows for other signifying strategies » (traduction de notre fait)

[33] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.5.

[34] WHITE, unInvited, p.xvii.

[35] Morocco, (Coeurs Brûlés) est un film de Joseph von Sternberg, sorti en 1930. Queen Christina (La Reine Christine) est un film de Rouben Mamoulian, sorti en 1933.

[36] WHITE, unInvited, p. 17

[37] HALBERSTAM, Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998, p.193

[38] RUSSO, The Celluloid Closet, p.102 « […] brutalizes women […]. » (traduction de notre fait)

[39] WHITE, unInvited, p.16

[40] Ibidem, p.63

[41] Ibidem., p. 75 « The impossibility of lesbianism’s coming into view, the lack of terms with which to grasp it, results in the textual dispersion of terrifying and unexpected disturbances. » (traduction de notre fait)

[42] WHITE, uninvited et WEISS, Vampires and Violets.

[43] RUSSO, The Celluloid Closet, p.49

[44] LUGOWSKI, « Queering the (New) Deal », p.8. Dans son article Lugowski utilise dans son article le mot « queer » pour signifier « gay et lesbien ».

[45] Ibidem., p.102

[46] Id. «“the love that dares not speak its name” and “the subject talked about in whispers.”»

[47] NORIEGA, « “Something’s Missing Here !”», p.22

[48] Ibidem., p.29

[49] Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 21