Florence Bret
Résumé : Les scènes de conflit entre le héros et ses parents sont fréquentes dans les Vies de saint latines écrites entre le IVe et le VIe siècle. Elles jouent un rôle de transition entre le récit de l’enfance sainte et celui de la vie consacrée du protagoniste, marquant ainsi son entrée dans l’âge adulte et son rejet des projets mondains envisagés pour lui par ses parents. Plus topique qu’historique, ce motif narratif sert surtout à représenter l’opposition entre deux systèmes de valeurs : celui de la société traditionnelle romaine, puis chrétienne, et celui, plus radical, du mouvement monastique que les Vies présentent comme le moyen le plus sûr d’accéder à la sainteté.
Mots-clés : Hagiographie, conflit, monachisme, mariage, Antiquité tardive.
Florence Bret (11/10/1993) est actuellement Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université d’Angers. Elle a soutenu en 2023 une thèse intitulée : « Écrire une Vie de saint entre le IVe et le VIe siècle. Étude de la formation d’un genre littéraire dans l’Antiquité tardive latine », préparée à l’Université Lyon 3 sous la direction de Bruno Bureau. Elle est également l’auteur, avec Marie-Céline Isaïa, du volume 610 de la collection « Sources Chrétiennes » Vie de sainte Geneviève.
Florence Bret, CIRPaLL, Université d’Angers // HiSoMA, Université Lyon 3
Introduction
Dans la mesure où les saints doivent pratiquer l’imitatio Christi[1], c’est-à-dire non seulement suivre les préceptes des Écritures, mais également reproduire par leurs actes ceux de Jésus, le conflit familial ne semble pas avoir sa place dans le genre littéraire de la Vie de saint. En effet, si le Nouveau Testament incite tout disciple du Christ à rompre avec sa famille humaine (Mt 19, 29[2]), la Bible prône plutôt l’obéissance des enfants à leurs parents, que ce soit dans le quatrième commandement (Ex 20, 12 ; Dt 5, 16) : « Honore ton père et ta mère » ou à travers le modèle fourni par le Christ lui-même dans l’Évangile de Luc (Lc 2, 51) : « Et il était soumis [à ses parents] ». C’est d’ailleurs ce dernier verset que cite la Vie de Fulgence de Ruspe, au milieu du VIe siècle, pour décrire l’attitude du jeune saint vis-à-vis de sa mère après le décès de son père :
Il se soumettait tant aux volontés de sa mère que, en cela aussi, il se montrait imitateur du Christ dont les saints Évangiles rendent ce témoignage : Et il leur était soumis, c’est-à-dire, il était soumis à ses parents.[3]
Ce comportement correspond à la fonction du topos[4] de l’enfance dans l’éloge et la biographie de l’époque classique[5] : le jeune protagoniste doit faire preuve, dès cette étape de son existence, des vertus qu’il possédera durant sa vie adulte[6]. Les saints, dès lors, sont sages et pieux avant l’heure, de véritables pueri senes[7], qui font montre en particulier de la qualité la plus notable des saints plus âgés : la constance de caractère[8]. Le topos biographique, repris et christianisé par les Vies de l’Antiquité tardive, devient ainsi un topos hagiographique, celui de l’infantia sacra[9]. Cette perfection et cette obéissance du saint à son père et à sa mère préparent le lecteur à percevoir la valeur symbolique du conflit familial, pourtant moralement critiquable, qui se produit parfois juste après, au moment où, entrant dans l’âge adulte, le saint est amené à s’opposer aux projets d’avenir parentaux pour choisir la vie consacrée.
Cette dispute entre parents et enfant n’est pas une composante essentielle des Vies latines de la fin de l’Antiquité et du tout début du Haut Moyen-Âge. En effet, elle peut être absente soit parce que les Vies s’ouvrent sur l’âge adulte du saint[10], soit parce que l’hagiographe évite la question[11], soit parce que les parents approuvent le choix de vie de leur enfant, voire organisent son entrée dans le clergé ou au monastère[12]. Néanmoins, le thème est présent dans 11 Vies[13] écrites entre le IVe et le VIe siècle.
La présence assez récurrente, donc, de ces scènes de conflit générationnel nous amène donc à nous interroger sur les raisons de leur présence dans des textes qui ont l’ambition de proposer des modèles de vie parfaite. Il s’agira donc de se demander quels sont les enjeux de ces oppositions et quelles sont les valeurs incarnées par les deux partis, afin de déterminer dans quelle mesure il est possible de proposer une lecture symbolique de ces passages. Pour cela, nous aborderons deux situations qui correspondent à la progression historique et idéologique du christianisme dans l’Occident latin : tout d’abord, le conflit entre un saint converti et ses parents païens, puis celui qui oppose un saint qui a choisi la radicalité de la vie monastique, hors du monde, à ses parents chrétiens mais insérés dans la société.
Le saint et ses parents non chrétiens
Cette situation est la première à apparaître dans notre corpus puisque, historiquement, elle correspond à des saints qui ont vécu avant que le processus de christianisation de l’ouest méditerranéen ne soit achevé[14]. Le conflit naît de la volonté de conversion de l’enfant de parents non chrétiens, conversion qui s’accompagne toujours du choix du monachisme.
Le motif accompagne la naissance du genre littéraire de la Vie de saint en monde latin puisqu’il apparaît dès la Vie de Martin de Sulpice Sévère, à la toute fin du IVe siècle, première vie écrite dans l’ouest de l’empire romain[15]. Le jeune saint, déplore son hagiographe, est en effet né de parents païens :
Martin, donc, était originaire de la ville de Sabaria, en Pannonie, mais il fut élevé à Pavie en Italie, par ses parents qui n’étaient pas de petites gens, selon l’ordre de ce monde, mais qui étaient païens. Son père fut d’abord soldat avant de devenir tribun militaire. Lui-même, après avoir suivi la carrière des armes dans ses jeunes années, servit dans la cavalerie de la garde sous l’empereur Constance, puis sous le César Julien. Ce n’était cependant pas de son plein gré, parce que, presque dès ses premières années, l’enfance sainte de ce noble garçon aspirait plutôt au service de Dieu. En effet, alors qu’il avait dix ans, à l’insu de ses parents, il se réfugia dans une église et demanda à devenir catéchumène. Bientôt, fait extraordinaire, il se convertit entièrement à l’œuvre de Dieu et, alors qu’il avait douze ans, il désira le désert et il aurait satisfait ces vœux si la faiblesse de son jeune âge n’avait constitué un obstacle. Son âme était pourtant sans cesse tournée vers les ermitages et les églises, il songeait, à cet âge encore enfantin, à ce qu’il accomplit religieusement par la suite[16].
L’hagiographe ouvre son texte en exposant les désirs divers des membres de la famille : alors que les parents sont bien insérés dans la société romaine, le jeune Martin s’intéresse dans le même temps au christianisme et à la vie monastique. Cette attirance est toutefois décrite non de manière réaliste mais pas le biais d’une stylisation hagiographique : il est historiquement peu probable que Martin, élevé en Italie, ait entendu parler des tout premiers moines du désert égyptien et, plus encore, les âges choisis par Sulpice Sévère sont symboliques[17]. L’âge de douze ans, en particulier, correspond à l’âge auquel le Christ reste seul au temple de Jérusalem (Lc 2, 41-51), sans ses parents précisément.
Le conflit intervient immédiatement après, quand Martin est enrôlé dans l’armée sur les traces de son père :
Mais, comme les princes avaient édicté que les fils des vétérans devaient être enrôlés dans l’armée, son père, qui était hostile à son heureuse conduite, le livra : à quinze ans, il fut arrêté, enchaîné, lié par les serments militaires[18].
La scène est fortement dramatisée par Sulpice Sévère. De fait, cet événement normal de la vie militaire romaine puisqu’il est habituel que les fils de vétérans soient intégrés à l’armée est transformé par l’hagiographe en acte de bourreau, ainsi qu’en témoigne le vocabulaire choisi : prodente patre, captus, catenatus, inplicatus. L’attitude violente du père de Martin fait de la scène une petite Passion non sanglante qui hisse d’ores et déjà le saint au rang des martyrs, la première d’une longue liste qui vise à faire du moine l’égal de ceux qui sont morts pour leur foi, donc un nouveau modèle de sainteté[19].
Paulin de Périgueux, quand il réécrit la Vie de Martin en vers quelques décennies plus tard, accentue encore plus la cruauté du père pour son fils et l’opposition des deux hommes :
Comme Martin entreprenait cette lourde tâche [aller au désert], à l’âge d’à peine deux fois six ans, la gloire sublime d’une si grande action lui fut interdite, mais son mérite fut récompensé par Dieu qui approuva son projet. L’empereur ordonne, en préparant une levée de soldats pour la guerre, que soient équipée toute la descendance de la race des vétérans. Que ne ferait pas le dépit ? Le père livre son fils et lui impose les armes. Hélas ! L’amour paternel oublie un si grand danger ! Plus encore, si ton cœur de pierre s’ouvre à quelque sentiment, ajoute à tes titres : en effet, ta louange sera plus grande si tu te laisses vaincre[20].
La dramatisation encore plus forte fait uniquement de Martin la victime des agissements de son père, hostile à sa conversion, et confirme ce que l’hagiographe a annoncé quelques vers plus tôt quand il a présenté les parents du saint : […] tam clarus, qui patre Christo // spreuit sacrilegos bene degener in patre ritus[21].
L’apparent paradoxe de l’expression bene degener montre que c’est parce que le saint s’écarte de la lignée paternelle qu’il peut accomplir sa vocation et, donc, que le conflit avec son père est nécessaire. Plus loin dans le texte, d’ailleurs, Paulin précisera que Martin, revenu visiter ses parents, parviendra à convertir sa mère et non son père[22], définitivement remplacé dans la narration par Hilaire de Poitiers, protecteur et mentor du saint. Le père de Martin représente ainsi la vie dans le monde, dont le héros doit se détacher pour vivre en chrétien.
Ce déchirement entre la vie dans le monde et un autre mode de vie, la vie consacrée, est plus explicite dans le conflit qui oppose Honorat d’Arles à son propre père dans la Vita Honorati, écrite en 430, par son successeur et parent Hilaire d’Arles et prononcée, tout d’abord, comme une laudatio funebris à l’occasion du premier anniversaire de la mort du saint.
La dispute entre le père et le fils est annoncée dès le début de la Vie quand l’hagiographe revient sur les règles de composition d’un éloge. Il note que tout bon discours de ce type doit commencer par les origines du personnage central et se refuse à célébrer l’ascendance de son héros, glorieuse d’un point de vue terrestre[23]. Ainsi, bien qu’il use de la prétérition pour nous laisser entendre à quel point la lignée d’Honorat est noble, il ne nomme jamais son père, ni sa mère, et ne dit pas quelles fonctions ils occupent dans la société mondaine.
Cela conduit Hilaire à décaler le récit de la naissance d’Honorat de sa naissance humaine à son baptême, présenté comme sa vraie naissance :
Mais mon discours se hâte plutôt vers ces points : avec quelle foi, pendant ses années de jeunesse, il désira personnellement le baptême ; grâce à quelle maturité de jugement, alors qu’il était en bonne santé, il craignit la mort ; comment il constata qu’avant le baptême il resterait privé de la vie ; avec quelle soif il désira voir sa vie renouvelée par la source de vie[24].
Toutefois, au lieu de passer directement au récit des débuts ascétiques du saint qui voyage vers l’Orient avec son frère Venance avant de fonder le monastère de Lérins, Hilaire choisit de s’attarder assez longuement sur la tristesse des siens et sur les tentatives du père d’Honorat pour le retenir dans le monde.
Après une question qui suscite la curiosité de son auditeur (« Il est instruit [dans la foi] sans l’incitation des siens ; avec le secours de Dieu, il reste fidèle à son baptême, sans la vigilance de personne ; plus encore, dans l’éclat tout frais et encore intact de la fontaine baptismale, sans que personne l’y pousse, il se convertit. ‘Sans que personne l’y pousse’, ai-je dit, et que faire des obstacles de sa patrie, de l’opposition de son père, de ses proches qui le retenaient ?[25] »), Hilaire embraie sur un portrait de l’incompréhension de sa famille. Au sein de ce tableau, c’est surtout le père d’Honorat qui n’accepte pas le choix de son fils :
C’est ainsi que, par ces pratiques et d’autres de même nature, sa foi robuste de catéchumène se rua vers le baptême. À partir de là, son père, homme prévoyant et alarmé par les soupçons de sa tendresse terrestre, cherchait à l’entraîner grâce à des divertissements variés, à l’appâter par les passions de la jeunesse, à l’attirer dans les filets des diverses jouissances du monde et à se faire lui-même jeune comme pour devenir le compagnon de son fils adolescent, il voulait occuper son temps par des chasses et une foule de jeux et il s’armait de la douceur de ce siècle pour subjuguer sa jeunesse. Ce n’était pas sans raison que ce père du siècle craignait que ne lui soit arraché par le Christ celui que, parmi tous les autres jeunes gens très doués, il chérissait comme unique au monde[26].
L’attitude du père semble motivée par l’amour parental, mais cette affection est immédiatement classée comme « terrestre », ce qui prépare une gradation avec un autre amour, celui de Dieu. Le père mène un combat perdu d’avance, en faveur des conventions sociales. Son comportement, compréhensible d’un point de vue pragmatique – il est effrayé par l’ascétisme extrême que se met à pratiquer son fils –, est peint de sorte à paraître paradoxal vis-à-vis de la morale romaine traditionnelle : au lieu d’inciter son enfant à l’étude et de le détourner des excès, il l’y pousse, pour tenter de le faire se conformer au cliché littéraire du jeune homme de la bonne société. En procédant ainsi, le père se trouve lui-même ridiculisé par l’hagiographe qui, en précisant qu’il va jusqu’à se comporter comme un adolescent alors qu’il est d’âge mûr, le fait ressembler aux barbons de la comédie latine ou de la satire qui tombent amoureux d’une jeune fille et se mettent à agir comme leurs fils[27].
Le processus est sans succès ici, puisqu’Honorat se fait tout de même baptiser et commence à pratiquer l’ascèse à tel point que, comme Martin, il se détache totalement de sa lignée familiale :
Il se montra soudain tout entier si différent de lui-même que celui qui l’avait engendré se lamentait comme un père qui aurait perdu son fils. Et en vérité, il était mort pleinement à lui-même selon le corps mais sa vie était celle de l’esprit[28].
Hilaire joue ainsi sur le sens du baptême : renaissant à la vie de Dieu, Honorat est mort au monde et mort à son père. La scène s’achève par le remplacement total de la figure paternelle :
Cette attitude suscita une totale opposition de ses parents. Alors pour la première et seule fois, il fut rebelle à son père quand il affirma être fils de Dieu Père, ayant ordonné dès lors, comme Salomon l’énonça, ses affections en Dieu[29].
Il y a donc un déplacement de l’identité du père du père biologique à Dieu Père, ce qui permet de résoudre l’apparent paradoxe entre l’obéissance qu’un chrétien doit à ses parents et l’attitude d’Honorat. Son Père étant Dieu, il obéit à son Père.
En s’opposant à son père humain, Honorat s’oppose symboliquement au monde et choisit la patrie à laquelle il appartient vraiment, celle du ciel, où Dieu est père, et au sein de laquelle il peut vivre en avance tant qu’il est sur la terre grâce à l’ascèse monastique.
Le saint moine et ses parents du monde
Le motif du conflit familial continue d’être présent dans le genre de la Vita au VIe siècle, mais il subit un décalage majeur. De fait, l’opposition entre le saint et ses parents qui était jusqu’alors double – entre paganisme et christianisme, entre vie monastique et vie dans le monde – se resserre sur ce dernier point, les parents du saint étant désormais toujours chrétiens eux-mêmes. Cela correspond à l’évolution de la société latine non seulement convertie au christianisme, mais aussi suffisamment christianisée pour avoir vu se développer une forme de pratique religieuse que les hagiographes qualifient de mondaine et à laquelle la radicalité du mouvement monastique s’oppose. Il ne s’agit donc plus de représenter, par le conflit familial, une opposition entre l’ancien monde païen, incarné par les parents, et un nouveau monde chrétien, celui du saint, mais de se dresser contre un christianisme trop inséré dans la société, qui s’éloignerait de ses valeurs originelles auxquelles la vie monastique permet de revenir.
Cette opposition entre parents et enfant qui cristallise l’opposition entre monde et monastère se voit particulièrement bien dans la Vie de Fulgence de Ruspe, écrite peu après mort du saint par un de ses proches, au milieu du VIe siècle.
Contrairement à Martin ou Honorat, Fulgence est plus avancé dans sa vie d’adulte quand il entre en conflit avec sa mère. Le saint, en effet, est percepteur d’impôt et a la charge des biens familiaux depuis le décès de son père, responsabilité qu’il répugne de laisser à son jeune frère qu’il juge irresponsable. Fulgence est donc parfaitement inséré dans la société au moment de sa conversion au monachisme qu’il accomplit pour cette raison tout d’abord en cachette, dans le secret de sa maison, avant d’estimer que son exemple serait plus profitable s’il allait vivre dans un monastère. C’est alors que sa mère découvre son choix de vie :
Elle se trouble, s’effraie et, se laissant entraîner par un amour excessif du fils qui l’a quittée, comme si Fulgence était déjà mort – bien que ce soit une belle mort pour qui meurt ainsi –, elle fait monter jusqu’au ciel des plaintes interminables et, comme les mères ont l’habitude de faire aux funérailles de leurs fils, elle ne sait pas mettre un terme à ses larmes[30].
Le récit est particulièrement pathétique. La conclusion, donnée dès le début car le départ de Fulgence est définitif, rend d’autant plus touchante la réaction de sa mère qui, alors même qu’elle est une pieuse chrétienne, considère, comme le père d’Honorat avant elle, que son fils est mort pour elle, ce qui symboliquement montre qu’il est mort à la vie du monde.
Après une réponse négative de l’évêque dirigeant le monastère qui lui interdit de voir son fils, la mère continue de l’appeler à grands cris touchants en clamant son nom. Mais Fulgence réagit ainsi, ce qui prouve qu’il a vraiment changé d’état de vie :
Une mère si sainte, qu’il avait toujours aimée, dont il avait accepté les ordres avec le plus grand respect, ses oreilles l’entendaient pleurer, mais, élevant son cœur vers le ciel, Fulgence l’entendait et il ne l’entendait pas : il estimait indigne de se laisser toucher par ses prières, une sainte cruauté triomphait de sa piété filiale habituelle. Dans cette circonstance, il montrait à beaucoup, d’une manière très fidèle, quelle serait un jour sa patience, et, comme enivré par la grâce de l’Esprit Saint, il ignorait d’une certaine manière qu’elle était sa mère[31].
Ce passage fait directement écho à la citation de l’Évangile de Luc (Lc 2, 51) qui décrivait l’attitude de Fulgence dans son enfance en soulignant son obéissance christique à ses parents. À partir du moment de la conversion s’opère une rupture avec la filiation humaine qui passe par l’oubli de ce lien, ce qui constitue une allusion évangélique à Mt 10, 37 (« Tout homme qui préfère à moi son père ou sa mère n’est pas digne de moi »). Le choix des mots de l’hagiographe, avec l’apparent oxymore religiosa crudelitate et la comparaison avec un buveur d’alcool (similis ebrio), marque la violence de la conversion et la radicalité de la vie monastique, cependant valorisées dans le texte.
Mais, si la question n’est pas évoquée dans la Vie de Fulgence, c’est essentiellement autour de la question du mariage que s’articulent les conflits familiaux dans les Vies de saint latines du VIe siècle. Cet enjeu cristallise plus que tout les différences entre les parents et les enfants car il touche le nœud du problème, la volonté (et le besoin) qu’ont les parents que leur enfant assure une continuité sociale, celle de leur famille, en ayant lui-même, par la suite, ses propres enfants et ainsi de suite. La question est d’autant plus épineuse et cause de conflits que les saints sont, parfois, des fils aînés, prédisposés à suivre les traces de leur père, ou plus encore, des fils uniques, seul espoir de leurs parents pour avoir des petits-enfants.
Bien qu’elle soit motivée par des raisons spirituelles, cette opposition entre parent et enfant sur la question du mariage rappelle aussi le roman grec où le mariage organisé par les parents, avec quelqu’un d’autre que la personne que le héros ou l’héroïne aime, constitue l’élément déclencheur des péripéties du récit[32].
Ce motif du conflit familial autour de la question du mariage est particulièrement développé dans la Vie des Pères de Grégoire de Tours qui en présente des variantes dans cinq des vingt petites Vies qui constituent son œuvre et propose un panorama des cas de figure possible, qui est presque un mode d’emploi pour qui voudrait éviter le mariage.
La première situation se trouve dans la Vie de Lupicin et Romain du Jura :
Lupicin, donc, depuis sa petite enfance, cherchait Dieu de tout son cœur ; il apprit les lettres et, comme il était parvenu à l’âge légal, il fut, sous la contrainte de son père, bien qu’en son âme il n’y consentit point, enchaîné dans les liens du mariage. Romain, cependant, plus jeune encore et lui-même désireux faire tendre son âme vers l’œuvre de Dieu, refusa le mariage[33].
Le fils aîné, Lupicin, subit donc un mariage forcé imposé par ses parents, mariage auquel son jeune frère échappe probablement car il n’est pas l’héritier. Il faut alors la mort des parents pour libérer totalement la fratrie de la contrainte matrimoniale et leur permettre d’entrer dans la vie monastique, sans que le devenir de la femme de Lupicin soit mentionné.
Le conflit est, en effet, la marque d’un récit plus topique qu’historique. La narration de Grégoire ne correspond pas du tout à l’autre Vie de Romain et Lupicin rédigée au VIe siècle, la Vie des Pères du Jura. Dans cette autre Vie, Romain est l’aîné et, célibataire encore, il choisit de partir vivre en ascète dans les forêts du Jura à l’âge de 35 ans. Sa mère ne meurt pas, puisqu’elle s’installe dans un monastère de femmes non loin de l’établissement que son fils fondera. Chez Grégoire, la mort des parents apparaît comme le signe que l’influence du monde est terminée et semble briser le mariage en libérant les frères. Il s’agit, parmi les cinq cas présentés dans la Vie des Pères, de la situation la moins imitable par le lecteur.
Le deuxième cas de figure se trouve dans la Vie de Gall. Fils aîné d’un homme de la haute société, alors que son père envisage déjà pour lui des fiançailles, Gall s’enfuit du domicile familial et gagne un monastère :
Comme son père voulait rechercher pour lui la fille de quelque sénateur, lui, accompagné d’un seul petit esclave, gagna le monastère de Crononense, situé à six milles de la ville de Clermont, et supplia humblement l’abbé de daigner tondre ses cheveux. Mais ce dernier, constatant la sagesse et la distinction du garçon, lui demande son nom, l’interroge sur sa famille et sa patrie. Celui-ci déclare qu’il s’appelle Gall, citoyen arverne, fils du sénateur Georges. Quand il apprit qu’il était issu d’une si haute lignée, l’abbé dit : « Ton intention est bonne, mon fils, mais il faut d’abord qu’elle soit portée à la connaissance de ton père ; et, si celui-ci le veut bien, je ferai ce que tu demandes ». Alors, l’abbé envoie des messagers demander au père ce qu’il ordonnait de faire au sujet de son enfant. Celui-ci, attristé sur le moment, répondit : « Il était mon aîné et c’est pourquoi je voulais qu’il se marie ; mais si le Seigneur daigne le prendre à son service, que sa volonté soit faite plutôt que la nôtre. » Et il ajouta : « Tout ce que l’enfant vous a demandé sous l’inspiration de Dieu, accomplissez-le »[34].
Gall échappe au mariage grâce à l’autorité que représente son abbé pour son père. Grégoire joue ici sur le sens étymologique du mot abba qui signifie « père » et se trouve ainsi en position de décider par-dessus le père pour qui il est aussi un père. Le père humain, de ce fait, cède rapidement, probablement car il a un deuxième fils pour prolonger sa lignée (qui se trouve être le propre père de Grégoire).
La troisième situation, dans la Vie de Patrocle, est plus compliquée au niveau social. En effet, le saint est l’unique enfant de sa mère veuve qui joue sur ses sentiments, cherche à le persuader avec des mots affectueux et en insistant sur le pathétique de sa situation : « Voici, mon très doux enfant, que ton père est mort et que moi je suis privée de toute consolation. Je vais te chercher une belle jeune fille de condition libre pour qu’en t’unissant à elle, tu offres une consolation à ta mère veuve.[35] » À cela, il répond en exposant son choix strictement, rompant catégoriquement avec le siècle et sa famille : « Je refuse de m’unir à une épouse de ce monde, mais j’accomplirai, avec la volonté du Seigneur, ce que mon âme a décidé.[36] » Son départ dans le clergé, immédiatement après, marque le caractère définitif du choix de la vie consacré, qui implique de se séparer des sentiments familiaux.
Quelques chapitres plus loin, Libert se trouve plus engagé sur la voie du mariage. Il est fiancé à la jeune fille choisie par ses parents et lui a donné, sur leurs conseils, les gages d’union traditionnels à son époque : des arrhes (arram), un anneau (anulo), un baiser (osculum) et un soulier (calciamentum) Sa situation est beaucoup plus compliquée que celle des deux saints précédents et la menace sur sa possibilité de vivre une vie de moine beaucoup plus dramatisée par Grégoire. Il est littéralement contraint par ses parents (cogentibus […] parentibus), et cette exigence particulière apparaît totalement injustifiée puisque Grégoire souligne que ces gens ont un autre fils (licet haberet alium filium). L’hagiographe met, dans la bouche du père de Libert, un argument tiré des épitres pauliniennes (Ep 6, 1 ; Col 3, 20) : « Les enfants doivent obéir à leurs parents, c’est là ce qu’attestent les divines Écritures[37] », ce qui justifie encore plus l’obéissance forcée du saint. La condensation du récit, qui met côte à côte les fiançailles forcées et la mort des parents (« Il célèbre la fête des fiançailles. Puis son père et sa mère, s’endormant du sommeil de la mort, quittèrent ce monde[38] »), dresse presque ce dernier événement comme une punition pour leur comportement. Dans tous les cas, cela rend sa liberté à Libert, qui est, de plus, « accidentellement » (ou par action de la Providence ?) rejeté par son frère et qui peut ainsi devenir moine.
Grégoire s’intéresse à un dernier cas de rejet du mariage, dans la Vie de Venance. La situation est cependant légèrement différente puisque les noces prévues ne sont pas qu’une simple décision parentale. Venance est sincèrement attaché à la jeune fille : « Il se montra enclin à aimer la jeune fille[39] ». L’hagiographe prend cependant le temps de préciser que cela est lié à son extrême jeunesse[40]. Les fiançailles ont lieu selon les règles, avec des échanges de présents très similaires à la Vie de Libert, ce qui atteste d’une tradition locale[41] : le don d’une chaussure[42]. Le tournant de la Vita vient juste après. Se rendant à Tours, Venance découvre le modèle martinien et change totalement d’avis. Voici les mots que Grégoire lui met dans la bouche :
Quand j’y réfléchis, il vaut mieux servir le Christ, sans souillure, que d’être, au travers d’une union matrimoniale, gagné par la contamination du monde. Je vais abandonner ma fiancée du territoire de Bourges et m’attacher par la foi à l’Église catholique, afin que ce que je crois dans mon cœur, je mérite aussi de l’effectuer par mon œuvre[43].
Cette tirade définit clairement la vision du mariage à en retirer pour les lecteurs. Il s’agit d’un élément « du monde », pas foncièrement mauvais en soi, mais hiérarchiquement inférieur à la vie consacrée pour qui veut suivre le Christ.
Grégoire, par cette variatio autour d’un même motif, semble chercher à envisager toutes les possibilités qui peuvent se présenter dans la société de son temps, prenant en compte les différentes situations familiales possibles (présence ou non d’un autre héritier, père vivant ou non) et les différents degrés d’engagement déjà effectués vis-à-vis de la fiancée. Dans l’optique de la dimension exemplaire de la Vie, il est possible de considérer que l’hagiographe fournit un argumentaire, à coloration juridique, pour qui voudrait se faire l’émule des saints dans le choix du célibat et, dans ce processus, entrer en conflit avec ses parents.
La question du mariage recoupe donc nettement celle de la vie consacrée, mais elle pose nettement le problème de la succession familiale, point central d’un conflit qui se termine toujours par la victoire du saint, quitte à ce qu’un décès providentiel soit nécessaire.
Conclusion :
Le conflit familial entre le saint et ses parents est un motif narratif fréquent des Vies de saint des IVe, Ve et VIe siècles qui, quand il est présent, s’intercale entre le récit de l’enfance sainte et celui de sa vie consacrée. Du fait de son éloignement temporel par rapport au moment de la rédaction et de sa place identique d’un texte à l’autre, il n’a aucune réelle valeur historique, mais il possède une dimension symbolique forte. En effet, il sert à signifier une rupture entre les valeurs incarnées par les parents et celles que représentent le saint, c’est-à-dire tout d’abord entre l’ancien monde païen et le nouveau monde chrétien, puis entre un christianisme intégré à la société, où l’on se marie notamment, et une pratique radicale de la religion telle que le propose le mouvement monastique. Rejetant ses parents, c’est le monde que le saint rejette et le monde auquel il meurt pour vivre une autre vie, la vie consacrée. Les scènes de conflit familial sont donc cruciales pour promouvoir la vie religieuse. Présentant des situations auxquelles les lecteurs peuvent se trouver confrontés, elles les encouragent à faire le même choix radical et à imiter le modèle de sainteté proposé par le saint.
Bibliographie :
Éditions des textes anciens :
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Étienne, Vita S. Amatoris episcopi Autissiodorensis, éd. par G. Henskens, AASS, Mai. I, Anvers, 1680, p. 52-60.
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Paulin de Périgueux, Vie de saint Martin. Prologue. Livres I-III, éd. par S. Labarre, Paris, Les éditions du Cerf, « Sources chrétiennes 581 », 2016.
Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, éd. par J. Fontaine, Paris, Les éditions du Cerf, « Sources chrétiennes 133 », 2004.
Venance Fortunat, Œuvres de Venance Fortunat, 4 : Vie de saint Martin, éd. par S. Quesnel, Paris, 1996.
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Études modernes :
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Florence Bret, Écrire une Vie de saint entre le IVe et le VIe siècle. Étude de la formation d’un genre littéraire dans l’Antiquité tardive latine, sous la direction de Bruno Bureau, Université Lyon 3, 2023, p. 361-372 (thèse de doctorat non publiée).
Teresa C. Carp, « « Puer senex » in Roman and Medieval Thought », Latomus, 39, 3, 1980, p. 736-739.
Florence Dupont, Le théâtre romain, Paris, Armand Colin, 2017.
Jacques Fontaine, « Vérité et fiction dans la chronologie de la Vita Martini », Saint Martin et son temps : mémorial du XVIe centenaire des débuts du monachisme en Gaule, 361-1961, Rome, Herder, 1961, p. 189-236.
Françoise Létoublon, Les lieux communs du roman: stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leiden, Brill, 1993.
Elizabeth de Loos-Dietz, « Le monosandalos dans l’Antiquité », Babesch: Bulletin Antieke Beschaving = Annual Papers on Classical Archaeology, 69, 1994, p. 175-197.
Pierre Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, Paris, Presses Universitaires de France, 2015.
Laurent Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-latin, I, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 1993, P. 163-165.
Laurent Pernot, « Lieu et lieu commun dans la rhétorique antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 3, 1986, p. 253-284.
Isabelle Réal, Vies de saints, vie de famille: représentation et système de la parenté dans le royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, Brepols, 2001.
Koen de Temmerman (dir.), The Oxford Handbook of ancient Biography, Oxford, Oxford University Press, 2020.
Marc van uytfanghe, « L’origine et les ingrédients du discours hagiographique », Sacris Erudiri, 50, 2011, p. 35-70.
[1] Marc van uytfanghe, « L’origine et les ingrédients du discours hagiographique », Sacris Erudiri, 50, 2011, p. 40-41.
[2] Mt 19, 29 : Et celui qui aura quitté, à cause de mon nom, des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou une terre, recevra le centuple, et il aura en héritage la vie éternelle.
[3] Vie de Fulgence de Ruspe, 5 : […] ita se maternis subdens imperiis, ut ibi quoque Christi existeret imitator, de quo sacra euangelia contestantur: et erat subditus illis, id est, parentibus. (Les traductions sont toutes personnelles ; les éditions citées des textes anciens sont exposées dans la bibliographie de cet article).
[4] Nous nous appuyons sur la définition de topos rhétorique de l’éloge et de la biographie telle que la formule entre autres Laurent Pernot (Laurent Pernot, « Lieu et lieu commun dans la rhétorique antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 3, 1986, p. 253-284).
[5] Nous désignons par ces termes tous les textes panégyriques et biographiques écrits dans le monde méditerranéen avant l’Antiquité tardive. Pour une définition étendue et un panorama de la biographie classique, voir Koen de Temmerman (dir.), The Oxford Handbook of ancient Biography, Oxford, Oxford University Press, 2020.
[6] Laurent Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-latin, I, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 1993, P. 163-165.
[7] Le thème classique du puer senex (ou de la puella senex), commun pour décrire les héros épiques et moraux, est repris par le genre de la Vita chrétienne. Cf. Teresa C. Carp, « « Puer senex » in Roman and Medieval Thought », Latomus, 39, 3, 1980, p. 736-739.
[8] Jacques Fontaine dresse un panorama de la constance des saints dans Jacques Fontaine, Vie de saint Martin III, Paris, Les éditions du Cerf, « Sources Chrétiennes 135 », 1969, p. 1107-1111.
[9] István P. Bejczy, « The sacra infantia in Medieval Hagiography », Studies in Church History, 31, 1994, p. 143-151.
[10] Par exemple, la Vie d’Aignan d’Orléans (milieu du VIe siècle) [BHL 473] commence lorsque le saint est déjà évêque.
[11] Par exemple, nous ne savons rien de la réaction des parents de Romain et Lupicin dans la première Vie des Pères du Jura (vers 520) [BHL 7309]. L’hagiographe mentionne seulement que l’aîné, Romain, issu d’une bonne famille, quitte les siens pour devenir le premier moine de la région à l’âge de 35 ans.
[12] Le père d’Oyend, le troisième héros de la Vie des Pères du Jura, approuve la vocation de son fils et le conduit lui-même au monastère alors qu’il est encore enfant (Vie des Pères du Jura, 125) Pour une étude plus détaillée de l’entrée au monastère à l’échelle du corpus, voir Florence Bret, Écrire une Vie de saint entre le IVe et le VIe siècle. Étude de la formation d’un genre littéraire dans l’Antiquité tardive latine, sous la direction de Bruno Bureau, Université Lyon 3, 2023, p. 361-372 (thèse de doctorat pas encore publiée).
[13] Sulpice Sévère, Vita Martini Turonensis (BHL 5610); Hilaire d’Arles, Sermo de uita S. Honorati Arelatensis episcopi (BHL 3975) ; Paulin de Périgueux, De uita S. Martini l. vi (BHL 5617) ; Vitae Abbatum Acaunensium (BHL 142. 6944) [Vie d’Achivus] ; Vita S. Genouefae (BHL 3335) ; Cyprien, Firmin, Vivence, Messien et Etienne, Vita S. Caesarii episcopi Arelatensis (BHL 1508-1509) ; Vita S. Fulgentii (BHL 3208) ; Venance Fortunat, Vita S. Martini (BHL 5624) ; Grégoire de Tours, Liber uitae patrum ; Étienne, Vita S. Amatoris episcopi Autissiodorensis (BHL 356) ; Vita Eptadii (BHL 2576). Si l’on compte séparément les différentes Vies de la Vie des Pères de Grégoire de Tours, le nombre monte à 15 Vies.
[14] Bien que Théodose fasse du christianisme la religion de l’Empire à la fin du IVe siècle, le phénomène de conversion n’est pas immédiat dans l’ensemble de la population. Cf. Pierre Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 109.
[15] Les premières Vies latines (Vies de Paul, Malchus et Hilarion) sont écrites par Jérôme dans le dernier tiers du IVe siècle.
[16] Sulpice Sévère, Vie de Martin, 2 : Igitur Martinus Sabaria Pannoniarum oppido oriundus fuit, sed intra Italiam Ticini altus est, parentibus secundum saeculi dignitatem non infimis, gentilibus tamen. Pater eius miles primum, post tribunus militum fuit. Ipse, armatam militiam in adulescentia secutus, inter scholares alas sub rege Constantio, deinde sub Iuliano Caesare militauit ; non tamen sponte, quia a primis fere annis diuinam potius seruitutem sacra inlustris pueri spirauit infantia. Nam cum esset annorum decem, inuitis parentibus ad ecclesiam confugit seque catechumenum fieri postulauit. Mox mirum in modum totus in Dei opere conuersus, cum esset annorum duodecim, eremum concupiuit, fecissetque uotis satis, si aetatis infirmitas non fuisset impedimento. Animus tamen, aut circa monasteria aut circa ecclesiam semper intentus, meditabatur adhuc in aetate puerili quod postea deuotus inpleuit.
[17] Jacques Fontaine, « Vérité et fiction dans la chronologie de la Vita Martini », Saint Martin et son temps : mémorial du XVIe centenaire des débuts du monachisme en Gaule, 361-1961, Rome, Herder, 1961, p. 189-236 ; Jacques Fontaine, Vie de saint Martin II, Paris, Les éditions du Cerf, « Sources Chrétiennes 134 », 1968, p. 444-460.
[18] Sulpice Sévère, Vie de Martin, 2 : Sed cum edictum esset a regibus ut ueteranorum filii ad militiam scriberentur, prodente patre qui felicibus eius actibus inuidebat, cum esset annorum quindecim, captus et catenatus sacramentis militaribus inplicatus est […].
[19] Cette contrainte permet aussi à Sulpice Sévère de justifier la jeunesse militaire de son héros face aux critiques que d’autres auteurs (notamment Jérôme dans sa lettre 60) formulent vis-à-vis de ceux qui poursuivent leur carrière dans l’armée après leur conversion.
[20] Paulin de Périgueux, Vie de Martin, I, 24-32 : Haec uix bis senis cum moliretur in annis,
praeclusa est tanti sublimis gloria facti,
sed meritum munerante Deo qui uelle probauit.
Praecipit Augustus dilectu ad bella parando
accingi cunctam ueterano e germine prolem.
Quid non liuor agat ? Prodit pater armaque nato
ingerit. Heu tanti pietas oblita pericli !
Quin potius, si quem recipit mens saxea sensum,
cresce tuis titulis : mage laus est nam tua uinci.
[21] Ibid. 14-15 : « […] ce saint si illustre qui, prenant le Christ pour père, a noblement dégénéré et rejeté les rites sacrilèges de son père. »
[22] Ibid. 228-237. Martin fait naître sa mère à la vie chrétienne en la baptisant, elle devient ainsi « la mère et l’enfant » (et mater et infans) de son fils, ce qui renverse le schéma familial.
[23] Hilaire d’Arles, Vie d’Honorat, 4.
[24] Ibid. 5 : Ad illud potius meus sermo festinat, qua fide baptismum in adolescentiae annis proprio concupierit arbitratu, quam maturo consilio sanus mortem expauerit, qualiter ante baptismum uita cariturum se esse perspexerit, qua siti uitam suam desiderauerit uitali fonte renouari […].
[25] Ibid. 5 : Eruditur sine aliqua suorum instantia, seruat iuuante Deo baptismum praeter ullam hominum sollicitudinem et, quod his maius est, recenti adhuc et illibato nitore fontis sine admonitore conuertitur. Sine admonitore, dixi, et ubi illud est quod patria obstabat, quod obluctabatur pater, quod propinquitas tota renitebatur ?
[26] Ibid. 6 : His itaque et talibus exercitiis ad baptismum se cathecumini fides robusta proripuit. Hinc iam prouidus pater et terrenae pietatis suspicione sollicitus, uariis eum oblectationibus prouocare, studiis iuuentutis illicere, diuersis mundi uoluptatibus irretire et quasi in collegium cum filio adolescente iuuenescere, uenatibus ludorumque uarietatibus occupari, et tota ad subiugandam illam aetatem saeculi huius dulcedine armari. Nec immerito eum saecularis pater sibi a Christo praeripi timebat, quem inter reliquos ornatissimos iuuenes uelut unicum complectebatur.
[27] Florence Dupont, Le théâtre romain, Paris, Armand Colin, 2017, p. 138.
[28] Hilaire d’Arles, Vie d’Honorat, 8 : Ita repente totus ex alio alius ostenditur, ut non aliter genitor ipsius quam orbatus filio pater lamentaretur. Et uere plena mortificatio corporis, sed uita illic spiritus erat.
[29] Ibid. 8 : Tota hinc parentum persecutio suscitatur. Tunc solum et primum patri contumax fuit, cum Dei patris filius esse contendit, ordinata iam tunc in Deo, sicut Salomon praecepit, caritate.
[30] Vie de Fulgence de Ruspe, 11 : Turbatur, expauescit et amoris nimii desiderio concitante, quasi iam Fulgentius moreretur, quamuis bene moreretur qui sic moriebatur, caelum nimiis lamentationibus pulsat et sicut solent matres in funeribus filiorum, modum nescit habere lacrimarum.
[31] Ibid. 12 : […] sanctissimam genitricem quam semper amauerat, cui maxima deuotione seruierat, audiret auribus suis flere. Sursum tamen corde positus, audiebat et non audiebat; nec illius preces aduertere dignum putabat, quia pietatem solitam religiosa crudelitate uincebat. Ibi iam futurae patientiae multis exemplum fidelissimum praebebat et, similis ebrio per spiritalem gratiam factus, utrum mater esset quodammodo ignorabat.
[32] Françoise Létoublon, Les lieux communs du roman: stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leiden, Brill, 1993.
[33] Grégoire de Tours, Vie des Pères, I, 1 : Igitur Lupicinus ab exordio aetatis suae Deum toto requirens corde, litteris institutus, cum ad legitimam transisset aetatem, genitore cogente, cum animi non praeberet consensum, sponsali uinculo nectitur. Romanus uero adhuc adolescentior, et ipse ad Dei opus animum extendere cupiens, nuptias refutauit.
[34] Ibid. VI, 1 : Cumque ei pater cuiusdam senatoris filiam quaerere uelit, ille, adsumpto secum uno puerulo, monasterium Crononensim expetiit, sexto situm ab Aruerna urbe miliario, suppliciter abbatem exorans, ut ei comam capitis tondere dignaretur. At ille uidens prudentiam atque elegantiam pueri, nomen inquaerit, interrogat genus et patriam. Ille uero Gallum se vocitare pronuntiat, ciuem Aruernum, Georgi filium senatoris. Quem abba ut cognouit de prima progenie esse progenitum, ait: « Bene desideras, fili, sed primum oportet haec in patris tui deferri notitiam; et si hoc ille uoluerit, faciam quae deposcis ». Denique abba pro hac causa nuntios mittit ad patrem, interrogantes, quid de puero obseruari iuberet. At ille parumper contristatus, ait: « Primogenitus », inquid, « erat mihi, et ideo eum uolui coniugio copulari; sed si eum Dominus ad suum dignatur adscire seruitium, illius magis quam nostra uoluntas fiat ». Et adiecit: « Quicquid uobis infans, Deo inspirante, suggesserit, adimplete ».
[35] Ibid. IX, 1 : Ecce genitor tuus, o dulcissime nate, obit; ego uero absque solatio degeo. Requiram puellam pulchram ingenuamque, cui copulates solatium paebeas maternae uiduitati.
[36] Ibid. XI, 1: Non coniungor mundanae coniugi, sed quae concepit animus cum Domini uoluntate perficiam.
[37] Ibid. XX, 1 : Oboedire filiis uoci parentum, Scripturae testantur diuinae.
[38] Ibid. XX, 1: Caelebrat sponsaliae diem festum. Interea genitor, genetrix mortis somno sopiti migrauerunt a saeculo.
[39] Ibid. XVI, 1 : amori se puellari praestaret affabilem.
[40] Ibid. XVI, 1 : dum esset iuuenili aetate florens (alors qu’il était dans la fleur de la jeunesse) et ut aetati huic conuenit (comme cela est normal à cet âge).
[41] Le fait de retirer une chaussure peut être lié à des rites de passage à la puberté dans tout le bassin méditerranéen (Elizabeth de Loos-Dietz, « Le monosandalos dans l’Antiquité », Babesch: Bulletin Antieke Beschaving = Annual Papers on Classical Archaeology, 69, 1994, p. 175-197), mais le rite du don des chaussures semble spécifiquement gaulois (Isabelle Réal, Vies de saints, vie de famille: représentation et système de la parenté dans le royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, Brepols, 2001, p. 174-175).
[42] Grégoire de Tours, Vie des Pères, XVI, 1 : etiam calciamenta deferret (il lui avait même offert les souliers).
[43] Ibid. XVI, 1 : Vt conitio, melius est seruire inpollutum Christo, quam per copulam nuptialem contagio inuolui mundano. Relinquam sponsam teriturii Biturigi et adnectar catholicae per fidem eclesiae, ut quae credo corde etiam opere merear effectui condonare.